Téléchargement au format PDF
Transcription
Téléchargement au format PDF
Le Mali, sa démocratisation et ses émigrés Dans le processus de décentralisation mis en place par le nouveau régime malien depuis 1991, les émigrés établis en France tiennent une place tout à fait originale. En lançant les associations intervillageoises de développement à l’époque de la dictature, ils ont autant contribué au mouvement de démocratisation du Mali qu’au changement social dans leurs régions d’origines. Aujourd’hui, leur expérience associative est précieuse pour la construction de la société civile malienne. Le 26 mars 1991 a marqué la chute de la dictature militaire qui tenait le pays d’une main de fer depuis 1968, date à laquelle un putsch avait renversé le premier président du Mali indépendant, Modibo Keïta. Les événements de 1991 ont également constitué le point de départ d’une expérience tout à fait originale de construction d’un État démocratique. Le renversement du régime de Moussa Traoré a été entraîné par un mouvement populaire, touchant surtout les grandes villes et s’attaquant aux symboles de la corruption et du népotisme. Ce soulèvement, porté à l’origine par la jeunesse scolaire malienne organisée dans l’Association des élèves et écoliers du Mali, a connu une répression féroce. À l’issue d’un ultime épisode dramatique (l’incendie, par la police, d’un cinéma de Bamako où s’étaient réfugiés des lycéens), les associations de quartier avaient décidé une manifestation de protestation, interdite par les autorités. Certains témoignages de militants associatifs, recueillis peu de temps après la chute de la dictature, disent la détermination qui régnait à l’époque : “La police de Moussa a assassiné nos enfants, qu’elle ose nous assassiner maintenant !” C’est à la veille de cette manifestation que Moussa Traoré, ainsi que les principaux responsables du régime, furent arrêtés par de jeunes officiers décidés à empêcher le bain de sang qui se préparait. Ces événements ont été suivis de très près par les Maliens de France. Dès les premières manifestations de rue, des cassettes vidéo ont circulé en France, commentées attentivement dans les foyers d’immigrés. Des militants de l’opposition malienne réfugiés en France avaient prévu une manifestation sur le parvis des Libertés et des Droits de l’Homme, au Trocadéro, à Paris, pour le 27 mars 1991, au lendemain donc du renversement de Moussa Traoré. Les mots d’ordre, qui avaient été décidés avant les événements du 26 mars, seront modifiés afin de saluer la chute de la dictature et de soutenir la démocratie. La manifestation, rassemblant plusieurs centaines de Maliens, permettra une rencontre imprévue, celle d’“intellectuels” opposants de longue date Les migrants et la démocratie dans les pays d’origine par Christophe Daum, université de Rouen, GRIS, Urmis (unité de recherche Migrations et société) et Céline Le Guay, doctorante à l’Urmis (unité de recherche Migrations et société), université Paris VII-CNRS 103 1)- Familièrement appelé ATT au Mali, ce militaire redevenu civil sera élu président du Mali en 2002, après les deux mandats de cinq ans d’Alpha Omar Konaré, premier président de la troisième République. © André Lejarre/Le bar Floréal. Paris, 1981. Foyer pour travailleurs immigrés. Les travailleurs maliens se sont regroupés en coopérative et préparent leur retour au village. au régime de Moussa Traoré, et éventuellement réfugiés politiques, avec des “ouvriers” responsables d’associations villageoises de ressortissants ou délégués de foyers, et émigrés pour des raisons économiques. Elle donnera lieu à un échange étonnant : “On vous croyait sans point de vue politique”, disaient les premiers, tandis que les seconds leur répondaient : “Vous auriez dû venir nous trouver plus tôt”. Les divisions instrumentées par le pouvoir militaire, notamment entre intellectuels et paysans, expliquent l’absence de contacts en émigration ; après mars 1991, les échanges vont d’autant plus se multiplier que les partis politiques, au nombre de quarante-trois en 2005, provoqueront maints débats au Mali comme en France. Dans la foulée de la destitution de Moussa Traoré, les militaires, commandés par le lieutenant-colonel Amadou Toumani Touré(1), vont constituer un Comité de transition pour le salut du peuple (CTSP), composé de militaires et de civils, qui assurera l’intérim du pouvoir pendant quatorze mois : le temps de la préparation d’une nouvelle Constitution, celle de la troisième République, devant conduire aux élections présidentielles puis législatives. Ce cas de figure unique en Afrique, qui voit des militaires prendre le pouvoir à d’autres militaires pour le remettre aux civils une fois les bases constitutionnelles acquises, donne une empreinte forte à l’histoire politique récente du Mali. La décennie suivante verra notamment le lancement d’une décentralisation permettant à 703 communes de voir le jour, là où l’héritage – tant de l’époque coloniale que des deux premières 104 N° 1256 - Juillet-août 2005 Républiques – n’en avait laissé que 19, puis l’organisation d’élections municipales en 1999. Les Maliens établis en France ont été partie prenante des processus qui ont conduit à ces événements, et ils y demeurent impliqués : c’est cette histoire que nous nous proposons de retracer ici. Les émigrés face aux pressions du parti unique Les immigrés maliens sont majoritairement originaires de la région de Kayes, située à l’ouest du pays(2). Leurs associations ont été fréquemment présentées dans les pages d’Hommes & Migrations(3), et l’on se contentera ici d’en rappeler les principales caractéristiques. Dès le début des années quatre-vingt, les immigrés vont commencer à créer des associations loi 1901, dites “pour le développement du village d’origine”. Rapidement, ces associations vont concerner la quasi-totalité des villages maliens comptant des immigrés en France, et l’on en compte plusieurs centaines dès le début des années quatrevingt-dix. Ils vont financer par centaines, souvent sur leurs seuls fonds propres, des réalisations à caractère social et d’intérêt collectif : dispensaires, maternités, adductions d’eau, magasins coopératifs, écoles, ou encore mosquées(4). Enfin, ils vont fréquemment regrouper leurs efforts entre villages voisins, en vue d’une réalisation intéressant plusieurs villages et parfois trop lourde financièrement pour un seul d’entre eux. Ces regroupements donneront généralement lieu à des associations intervillageoises disposant de moyens non négligeables. En 2005, il est de notoriété publique, pour les spécialistes de la coopération avec le Mali, que l’apport financier des immigrés (outre les envois d’argent pour les besoins de la famille) dépasse largement celui des aides de la coopération internationale dans la région de Kayes. Ces réalisations vont profondément améliorer les conditions de vie matérielles des populations. Elles auront également des répercussions importantes sur les formes d’organisation et de participation à la vie publique, et ceci, comme on le verra ensuite, concerne de près le processus de démocratisation au Mali. Pendant la dictature de parti unique, les responsables de ces associations auront souvent à faire face à bien des tracasseries, voire à des tentatives sérieuses d’ingérence, de la part du régime militaire. Celui-ci n’était quasiment pas intervenu dans le développement de la région de Kayes (ainsi que dans la plupart des régions du pays). Pourtant, lorsque les responsables d’associations réalisent leurs premiers projets, ils découvrent vite la nécessité d’obtenir des autorisations administratives parfois obligatoires, de mettre leurs infrastructures aux normes de la construction des bâtiments publics, ou encore de négocier avec les autorités en vue de se faire attribuer du personnel (instituteurs, infirmiers, sages-femmes…). Ils sont nombreux à Les migrants et la démocratie dans les pays d’origine 2)- Région dite des “trois frontières”, car voisine de la Mauritanie et du Sénégal. Précisons ici que les émigrés de ces deux derniers pays ont développé des associations villageoises similaires à celles des Maliens, mais insérées dans un contexte politique différent. 3)- Voir notamment les dossiers des numéros 1165 (mai 1993), “Migrants, acteurs du développement” ; 1206 (mars-avril 1997), “Citoyenneté sans frontières” ; 1214 (juilletaoût 1998), “Migrants et solidarités Nord-Sud”. 4)- Quiminal Catherine, Gens d’ici, gens d’ailleurs, migrations soninké et transformations villageoises, Christian Bourgeois, 1991, et Christophe Daum, Les associations de Maliens en France, Karthala, 1998. 105 témoigner des pressions diverses exercées alors par l’administration. Dans certains cas, les fonctionnaires tentent de monnayer leurs accords. D’autres fois, ils imposent de suivre directement les travaux, et les associations apprennent ensuite comment le béton (destiné à la fabrication des parpaings qui serviront à construire l’école du village) a été sous-dosé en ciment : une partie de celui-ci étant revendu en sous-main par le fonctionnaire chargé du suivi. L’expérience concrète de la prévarication érigée en système de gouvernance sera commentée au sein des associations : elle exigeait en effet de développer un certain savoir-faire politique afin de pouvoir déjouer ces différentes manœuvres. Les immigrés veulent faire face à la dégradation des conditions de vie dans les villages d’origine Dans d’autres cas, ce sont des pressions politiques qui seront exercées. De nombreux responsables d’associations se verront gardés à vue quelques jours et interrogés de façon musclée par la police spéciale à leur arrivée à l’aéroport de Bamako, car soupçonnés d’être des opposants au régime. D’autres témoigneront, enfin, de leurs difficultés à faire légitimer leur association par le gouvernement malien, celle-ci étant accusée de servir de couverture à une action militante antigouvernementale. Les autorités maliennes de l’époque, considérant les émigrés comme des analphabètes, leur déniaient en effet toute capacité d’initiative, et leur reprochaient d’être “manipulés depuis la France par des étudiants maliens révolutionnaires”. Cette confrontation entre les responsables d’associations à but non lucratif, apolitiques par définition, et les représentants de la dictature n’avait pas toujours été prévue par les émigrés. Ces derniers étaient simplement soucieux d’améliorer, pour leurs familles demeurées au village, les conditions d’accès à l’eau potable, à des structures de santé ou encore à la scolarisation. Ils étaient motivés en cela par le constat de l’ampleur de la dégradation des conditions de vie dans les villages, en particulier après les grandes sécheresses de la fin des années soixante-dix. Au regard de la logique du régime militaire, la suspicion constante envers une telle effervescence associative apparaît bel et bien liée à la nécessité de contrôler politiquement les populations. Dès lors, il lui faut interdire toute forme d’initiative mise en œuvre par la société civile et susceptible de lui échapper. Mais au fil du temps, ce contrôle va perdre de son efficacité, tandis que les émigrés, comme les villageois, vont expérimenter l’utilité de s’organiser collectivement. Dans les villages, en effet, de nouvelles formes d’organisation s’avèrent assez vite nécessaires pour gérer et prendre en charge les réalisations que les émigrés ne peuvent suivre au quotidien en raison de leur 106 N° 1256 - Juillet-août 2005 éloignement. Et l’on voit donc apparaître, là, une association de parents d’élèves, impliquant en particulier les mères de familles, ici, un comité de gestion du magasin coopératif ou de la pharmacie communautaire, ailleurs, une association de femmes pour la mise en culture d’un jardin maraîcher soutenu par les immigrés ou pour la gestion d’un moulin à mil (leur facilitant la préparation de l’alimentation quotidienne et permettant de générer un bénéfice commun), ou bien encore une association des jeunes du village… Ces formes d’organisation se multiplient, et permettent peu à peu à différents groupes sociaux, écartés a priori de la chose publique La création de ces associations dans la hiérarchie villageoise, de prendre des initiatives. intervillageoises indépendantes Le régime militaire tentera du régime s’inscrit dans d’encadrer ces associations en utiun mouvement plus vaste de démocratisation lisant l’article prévu par la loi de et d’émergence de la société civile. 1982, imposant notamment des représentants du parti unique dans la gestion des coopératives, les ton villageois (ton signifiant en bambara “regroupement” ou association). Le pouvoir sera assez vite dépassé par l’ampleur du mouvement associatif qui, avec parfois bien des difficultés, arrivera à échapper pour l’essentiel à son contrôle. Rétrospectivement, la création et la montée en puissance de ces associations indépendantes du régime s’inscrivent bien dans un mouvement plus vaste de démocratisation et d’émergence de la société civile. C’est, en effet, les associations démocratiques, de quartiers, d’écoliers et ici de villageois qui ont permis à la société malienne d’affirmer sa volonté de changement et ont conduit aux événements de mars 1991 décrits plus haut. Certains responsables associatifs immigrés le disent ouvertement en exprimant l’idée “d’avoir appris à faire sans l’État (militaire)” ou d’avoir fait de la politique sans le dire, “en participant à la construction de [leur] pays et en donnant aux populations les moyens de se prendre en charge”. Intervention des associations de ressortissants dans la décentralisation Dans la période qui suit 1991, diverses réformes de l’État vont progressivement voir le jour, dont la plus importante est certainement celle de la décentralisation. En effet, lors de l’indépendance du Mali, l’organisation territoriale de l’époque coloniale avait été globalement reprise. Le canton colonial devient arrondissement, les cercles sont créés. À l’échelon le plus large, les régions administratives prolongent aussi une subdivision existante au moment de la colonisation. Ce Les migrants et la démocratie dans les pays d’origine 107 modèle, fortement hiérarchisé, sera sous l’autorité directe, respectivement, des chefs d’arrondissements, des commandants de cercles puis des gouverneurs de régions. Au niveau local, les villages – formellement considérés comme l’unité administrative de base – sont censés être administrés par un conseil de village, lui-même dirigé par un chef de village en principe nommé par le ministère de l’Intérieur sur proposition des administrateurs territoriaux. Dans les faits, le chef de village est choisi parmi les plus âgés des hommes du lignage fondateur du village, et ce choix est rarement désavoué par l’administration : d’autant que son rôle administratif consiste essentiellement à relayer les directives des chefs d’arrondissement et à organiser la levée de l’impôt de capitation. Sur le plan du village lui-même, le rôle principal du chef de village demeure l’unité de la collectivité. Mais il s’agit alors d’une unité basée souvent sur des prérogatives anciennes, sans grandes compétences pour une sortie de crise de ces sociétés d’agriculture de subsistance. Dans ces conditions, les populations villageoises disposent de peu de capacité pour influer sur les choix les concernant au sujet du développement local en particulier. Entre l’État central plus prédateur qu’initiateur, et le pouvoir local structurellement immobile, un cadre d’initiative manquait. Dans une première étape, ce sont donc les associations des émigrés qui vont tenir ce rôle. Avec la démocratisation à partir de 1991, le nouveau gouvernement va pouvoir impulser des transformations tout à fait importantes. Dès 1993, en effet, la loi de décentralisation est votée à l’Assemblée nationale du Mali, et la longue procédure en vue de la constitution des communes rurales est entamée. Celle-ci est animée par la mission de décentralisation, placée assez rapidement sous l’autorité du Premier ministre. Une longue phase de concertation, conduite par les Groupes régionaux d’études et de mobilisation (Grem) s’ensuit, afin d’informer la population des objectifs de la décentralisation et de déterminer les consensus permettant le découpage du territoire en communes. La contrainte était en effet que les nouvelles communes soient suffisamment équilibrées, tant du point de vue démographique que du point de vue de la superficie de leur territoire ou de leurs potentiels en matière de développement. Au terme de cette procédure, 683 communes rurales voient le jour, alors qu’il n’y en avait aucune auparavant. Dans le même mouvement, l’arrondissement disparaît, tandis que les conseils de cercle et de région voient leurs prérogatives affirmées en tant que collectivités territoriales de plein exercice. Les émigrés de la région de Kayes vont s’avérer actifs sur plusieurs plans dans cette phase de définition des futures communes et vont parvenir à faire valoir une partie non-négligeable de leur propre bilan associatif dans le cadre de cette réforme. 108 N° 1256 - Juillet-août 2005 Nouvelles coopérations entre les associations intervillageoises et l’État Lors des concertations initiées par les Grem, la mission de décentralisation mesure assez vite la nécessité de prendre en compte l’un des acteurs incontournables de la région : les émigrés. Partout, les villageois lui montrent le dispensaire, l’école, le puits, financés par l’association des ressortissants. La mesure du rôle tenu par ces derniers dans le développement local incite rapidement les responsables de la mission de décentralisation à les rencontrer en France. De nombreuses réunions se tiendront à Paris, au consulat du Mali, ou en banlieue, dans les foyers importants de la communauté malienne. On le devine aisément, le regroupement de plusieurs villages au sein d’une collectivité communale unique, le choix du chef-lieu et de son nom, sont des processus complexes, au Mali comme ailleurs dans le monde. Ainsi, les anciennes – ou plus récentes – rivalités, le désir de voir privilégier son propre village, les querelles portant sur les territoires de culture, celles qui peuvent opposer des notables jaloux de leurs prérogatives constituent autant de problèmes qu’il s’agit de surmonter avec diplomatie. Les migrants, ayant eu l’expérience de négocier parfois longuement avec les conseillers et chefs de village pour faire admettre la construction de l’école ou le fonctionnement du magasin coopératif, mettront cette ressource en œuvre dans bien des médiations. Pour exemple, dans l’un des arrondissements de la région de Kayes, le chef-lieu du canton colonial avait été déplacé d’un village au profit d’un autre, lors de la création de l’arrondissement au moment de l’indépendance : les notables du premier village payant ainsi leur ralliement au candidat opposé à Modibo Keïta (premier président de la république du Mali) lors des premières élections présidentielles. Cette affaire, sanctionnant les nouveaux équilibres du Mali indépendant, entraînera en conséquence des rivalités et des tensions, toujours actuelles en 2005. Ce, d’autant plus que lors de la transformation de l’arrondissement en commune rurale, le chef-lieu reviendra au village qui en avait été privé à l’indépendance. En effet, les dixhuit villages – composant le canton, puis l’arrondissement et enfin la commune – avaient choisi de demeurer dans la même circonscription, au nom d’une histoire partagée remontant au début du XVIIIe siècle. Mais, outre l’histoire, un autre processus conduisit à ce choix, celui de l’expérience d’une association intervillageoise constituée par les émigrés de cet arrondissement, et ayant à son actif de nombreuses réalisations. De façon significative, plusieurs regroupements de villages de la région, aboutissant à la constitution d’une commune, se feront sur la base des associations intervillageoises créées par les émigrés. Parfois même, le nom de cette association sera retenu comme dénomination de la commune. C’est pour une bonne part le bilan positif de l’expérience d’initiatives conjointes, portées à l’origine par les émigrés Les migrants et la démocratie dans les pays d’origine 109 Noisy-le-Sec (93). Mouvement social à Vallourec. ments correspondants. Ce sont précisément ces savoir-faire qui, parmi d’autres, auront par la suite à s’éprouver dans la gestion d’une politique municipale. © André Lejarre/Le bar Floréal. 5)- Quiminal Catherine, in Koné, Yaouaga Félix, Claude Fay, Jean-Loup Amselle, Seydou Camara, Ba Diakité, Fatimata Maïga, Catherine Quiminal, Kamana Jean-Yves Traoré, et Lassana Traoré, Pouvoirs locaux, pouvoirs d’État, démocratie et décentralisation au Mali, Bamako : ISH-EHESS-MAE, 2002. regroupés dans ces associations larges, qui conduira en bonne logique les villages concernés à faire ces choix. En ce sens, il est certain que ces associations intervillageoises ont constitué “la préfiguration des communes”(5). Ainsi, la réussite de la décentralisation malienne, dans la région de Kayes tout du moins, est-elle assez fortement redevable des actions de l’émigration et du capital d’expérience accumulé par celle-ci depuis le début des années quatre-vingt. Les capacités des émigrés de conduire des négociations parfois complexes et d’organiser diverses médiations pour aboutir aux compromis et amener les prises de décisions font partie de ces ressources. De même qu’ils auront permis à leurs covillageois de se concerter en vue d’actions conjointes de développement local et de gérer de façon relativement transparente les budgets et finance- Implication des émigrés dans la mise en place des communes rurales 110 N° 1256 - Juillet-août 2005 Après 1999, les conseils communaux(6) vont prendre progressivement leurs fonctions et commencer à élaborer leurs programmes de développement. Cette nouvelle configuration politique contribuera, dans la région de Kayes, à renouveler de façon importante les rapports entre les associations des émigrés et les collectivités. En effet, la loi de décentralisation avait conféré aux communes, en particulier, les domaines de l’éducation de base, de la santé communautaire, de l’hydraulique villageoise ou encore des pistes rurales. Dès janvier 1997 par exemple, une importante table ronde sera organisée à Kayes par le gouvernement malien. Centrée sur le développement régional et réunissant, outre les autorités, des représentants de la coopération internationale, des organisations non-gouvernementales, des représentants de villes françaises, cette table ronde sera l’occasion pour les associations de ressortissants de présenter leur bilan. Ces derniers avaient fait sensation en indiquant combien ils avaient anticipé la décentralisation, en décloisonnant les villages qui “préparent et réalisent des projets communs avec les associations intervillageoises” et en prenant à leur charge tout un ensemble d’infrastructures “relevant dorénavant des attributions des communes rurales”(7). Les responsables des associations d’émigrés ne manqueront pas, par la suite, de faire part de leur souhait de régler juridiquement la situation complexe ouverte par la dualité des instances d’initiatives collectives : communes et associations de ressortissants. Cette situation apparaissait en effet comme susceptible de poser de nombreux problèmes dans la gestion et le suivi des infrastructures qu’ils avaient financées. L’une des formules généralement adoptées est celle de la délégation par le conseil communal de la gestion des infrastructures. Certaines d’entre elles passent sous la gestion directe de la commune, en particulier les centres de santé communautaires (Cescom) et, dans ce cas, c’est leur maintenance qui sera éventuellement déléguée à l’association. Pour d’autres situations, par exemple les adductions d’eau, l’association demeure contractuellement titulaire de la maintenance mais aussi de la gestion du réseau qu’elle avait financé. D’autres modalités de travail en commun seront trouvées, et une étude récente menée dans la région de Kayes(8) indique que, pour treize des vingt et un villages sur lesquels l’enquête a porté, il existe une association communale de ressortissants en France. Ces associations, regroupant les représentants des villages de la commune concernée, ont contribué à un tiers des projets de la commune, celleci en conservant la maîtrise d’ouvrage. Cette situation n’exclut pas, par ailleurs, que les associations villageoises continuent à financer des réalisations pour leurs villages. Il y a là d’éventuelles sources de contradictions entre intérêts locaux et enjeux plus collectifs, relevées dans cette même étude. Mais il n’en demeure pas moins que le cadre de concertation apparaît tracé. Les migrants et la démocratie dans les pays d’origine 6)- Élus pour cinq ans, ils en sont aujourd’hui à leur deuxième mandat. 7)- Introduction à la “Contribution des associations maliennes en France à la table ronde à Kayes, Mali”, décembre 1996. 8)- Voir Cauvrit Lisa, Le Bahers Goulven, “Pratiques associatives des migrants pour le développement de leur pays d’origine : le cas des migrants maliens de France originaires de la région de Kayes”, Service de coopération et d’action culturelle / FSP Codeveloppement Mali, Bamako, 2004. 111 De nouveaux partenariats entre associations intervillageoises et villes françaises De nouveaux acteurs trouveront également les formes de leur intervention, notamment les ONG ou les collectivités territoriales du Nord auprès desquelles les associations d’émigrés ont parfois su s’imposer comme des interlocuteurs incontournables. Par exemple, l’association Guidimakha Djikké, regroupant vingt-quatre villages d’un ancien arrondissement au nord du cercle de Kayes, mène depuis une dizaine d’années des projets de développement à l’échelle intervillageoise avec Saint-Denis, ville de la petite ceinture parisienne où résident un grand nombre de ses membres. Avec la décentralisation et le découpage de l’arrondissement en trois communes L’association intervillageoise a parfois distinctes, les accords de coopération se sont logiquement renouvelés de façon à été prolongée dans la constitution intégrer ces nouvelles instances que sont de la commune. Inversement, les communes dans le partenariat. là où il n’existait pas d’association intervillageoise, L’association intervillageoise des émic’est parfois la commune au Mali qui a suscité grés demeure maîtresse d’œuvre des projets décidés en commun, et le dispole regroupement des émigrés en France. sitif mis en place avec la coopération décentralisée de la ville de Saint-Denis offre un cadre favorable à l’articulation des initiatives associatives et communales. Ainsi, l’association intervillageoise a parfois été prolongée dans la constitution de la commune. Inversement, là où il n’existait pas d’association intervillageoise, c’est parfois la commune au Mali qui a suscité le regroupement des émigrés en France. Au final, l’étude citée plus haut constate que les dynamiques impulsées dans le cadre de la décentralisation ont entraîné “une contribution croissante des associations de migrants dans les actions de développement de la zone”(9). Enfin, dernier élément à indiquer ici, les élections municipales de 1999 verront souvent des anciens émigrés devenir maires ou conseillers municipaux. C’est l’implication dans les projets villageois et les respon9)- Gauvrit, Le Bahers, op. cit. sabilités associatives, expériences formatrices, qui leur auront permis d’acquérir une légitimité dans ces nouvelles responsabilités(10). Lors des secondes élections municipales, en 2004, ces anciens émigrés seront 10)- Quiminal Catherine, généralement confirmés dans leur mandat par les électeurs : ce qui laisse “Migrations et décentralisation au Mali, à penser que l’impulsion donnée perdure et que les bilans sont positifs. ou quand les migrants Ces processus s’inscrivent dans la durée : c’est au moins sur une deviennent maires de leur commune”, Colloque période de vingt-cinq ans que l’expérience entre ici et là-bas s’est accuinternational, in Perspectives mulée. Et tant la constance dans l’intervention des émigrés dans leurs comparées des migrations : France-Argentine, contextes d’origine que l’ampleur des transformations qu’a connues le 31 mai et 1er juin 2002, université de Paris 7. Mali incitent à quelques réflexions sur les ressorts du rôle des émigrés, 112 N° 1256 - Juillet-août 2005 rôle spécifique peut-être à cette région du monde. Dans la période de la dictature, tout d’abord, la contradiction entre le projet de contrôle de la population par les militaires et celui de développement des villages porté par les émigrés inaugure peut-être de nouvelles façons de faire de la politique, dans ce type de contexte au moins. À l’échelle locale, qui est au début celle de l’action des émigrés, faire de la politique consiste à prendre en main des enjeux collectifs et à permettre aux populations de s’y investir : c’est tout le sens de l’action des associations de ressortissants détaillée ici. Les tenants de la dictature ne s’y trompent d’ailleurs pas, qui cherchent d’abord à entraver ces dynamiques, puis à les contrôler. Résistant à ces pressions, les immigrés qui interviennent à distance dans leur pays d’origine se seront inscrits de façon fondamentale dans un processus qui dépasse le seul cadre de leurs associations mais relève des changements sociaux et politiques d’ensemble au Mali. Ce faisant, ils découvrent aussi que l’humanitaire rejoint le politique. De l’utilisation des ressources acquises en migration pour le pays d’origine D’autre part, si leurs initiatives et leurs propositions connaissent le succès et sont reprises par les populations villageoises, c’est sans doute parce qu’elles concernent des besoins vitaux et des réalités vécues quotidiennement par ces dernières. En d’autres termes, il n’y a pas importation dirigiste d’un type de développement et d’un modèle d’organisation, mais propositions de réponses à des problèmes concrets. Ces réponses seront ensuite adaptées et appropriées localement : c’est sans doute ainsi que l’on peut comprendre cette relative continuité entre les réalisations initiées d’abord par les émigrés et ce qui relèvera par la suite des attributions des communes rurales, ou, de même, entre les associations, notamment intervillageoises, et les regroupements de villages constitués en commune. Il ne s’agit pas de dire que les émigrés ont orienté les modalités de la décentralisation au Mali, mais bien plutôt qu’ils ont su s’insérer dans cette dynamique, plus générale et interne à leur pays. Le fait qu’ils en ont souvent été précurseurs et pionniers ne fait pas d’eux pour autant les acteurs exclusifs : les conseils municipaux sont maintenant en situation d’impulser des initiatives et le rôle des émigrés en ressort transformé. Enfin, la relation entre les trajets en migration et les savoir-faire acquis dans ces histoires puis réinvestis dans la conduite de tous ces projets pose également question. Est-ce à dire que les émigrés, ayant fait l’apprentissage de la démocratie en France, auraient été en mesure de l’exporter au Mali ? Il est certain que l’expérience du syndicalisme ouvrier, d’un mouvement social souvent confronté aux difficultés faites aux immigrés en France(11), de la vie associative aura été for- Les migrants et la démocratie dans les pays d’origine 113 11)- Les mouvements de grève dans les foyers, ou encore les mouvements de sans-papiers, auront notamment permis de dégager une expérience importante. matrice. Mais d’évidence aussi, la confrontation des émigrés à la dictature puis à la construction d’un État moderne donne sens aujourd’hui à leur action. Finalement, les militaires, qui accusaient les responsables d’association d’être “manipulés par les étudiants”, avaient tort sur ce point, mais certainement raison de voir dans ce foisonnement associatif un cadre d’expérience favorable à l’émergence de la société civile malienne, tant il est certain que le développement n’est envisageable qu’avec la démocratie. Dossier Africains, citoyens d’ici et de là-bas, n° 1239, septembre-octobre 2002 A PUBLIÉ Dossier Vie associative, action citoyenne, n°1229, janvier-février 2001 Dossier Migrants et solidarités Nord-Sud, n°1214, juillet-août 1998 Dossier Citoyenneté sans frontières, n° 1206, mars-avril 1997 Dossier Migrants d’Afrique de l’Ouest, n° 1160, décembre 1992 114 N° 1256 - Juillet-août 2005