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Le Mali, sa démocratisation
et ses émigrés
Dans le processus de décentralisation mis en place par le nouveau régime malien depuis 1991,
les émigrés établis en France tiennent une place tout à fait originale.
En lançant les associations intervillageoises de développement à l’époque de la dictature,
ils ont autant contribué au mouvement de démocratisation du Mali qu’au changement
social dans leurs régions d’origines. Aujourd’hui, leur expérience associative est précieuse
pour la construction de la société civile malienne.
Le 26 mars 1991 a marqué la chute de la dictature militaire qui tenait
le pays d’une main de fer depuis 1968, date à laquelle un putsch avait
renversé le premier président du Mali indépendant, Modibo Keïta. Les
événements de 1991 ont également constitué le point de départ d’une
expérience tout à fait originale de construction d’un État démocratique.
Le renversement du régime de Moussa Traoré a été entraîné par un
mouvement populaire, touchant surtout les grandes villes et s’attaquant aux symboles de la corruption et du népotisme. Ce soulèvement,
porté à l’origine par la jeunesse scolaire malienne organisée dans
l’Association des élèves et écoliers du Mali, a connu une répression
féroce. À l’issue d’un ultime épisode dramatique (l’incendie, par la
police, d’un cinéma de Bamako où s’étaient réfugiés des lycéens), les
associations de quartier avaient décidé une manifestation de protestation, interdite par les autorités. Certains témoignages de militants
associatifs, recueillis peu de temps après la chute de la dictature,
disent la détermination qui régnait à l’époque : “La police de Moussa
a assassiné nos enfants, qu’elle ose nous assassiner maintenant !”
C’est à la veille de cette manifestation que Moussa Traoré, ainsi que les
principaux responsables du régime, furent arrêtés par de jeunes officiers décidés à empêcher le bain de sang qui se préparait.
Ces événements ont été suivis de très près par les Maliens de
France. Dès les premières manifestations de rue, des cassettes vidéo
ont circulé en France, commentées attentivement dans les foyers d’immigrés. Des militants de l’opposition malienne réfugiés en France
avaient prévu une manifestation sur le parvis des Libertés et des Droits
de l’Homme, au Trocadéro, à Paris, pour le 27 mars 1991, au lendemain
donc du renversement de Moussa Traoré. Les mots d’ordre, qui avaient
été décidés avant les événements du 26 mars, seront modifiés afin de
saluer la chute de la dictature et de soutenir la démocratie. La manifestation, rassemblant plusieurs centaines de Maliens, permettra une
rencontre imprévue, celle d’“intellectuels” opposants de longue date
Les migrants et la démocratie dans les pays d’origine
par Christophe Daum,
université de Rouen,
GRIS, Urmis
(unité de recherche
Migrations et société)
et Céline Le Guay,
doctorante à l’Urmis
(unité de recherche
Migrations et société),
université Paris VII-CNRS
103
1)- Familièrement appelé
ATT au Mali, ce militaire
redevenu civil sera élu
président du Mali en 2002,
après les deux mandats
de cinq ans d’Alpha Omar
Konaré, premier président
de la troisième République.
© André Lejarre/Le bar Floréal.
Paris, 1981.
Foyer pour travailleurs
immigrés.
Les travailleurs maliens
se sont regroupés en
coopérative et préparent
leur retour au village.
au régime de Moussa Traoré, et éventuellement réfugiés politiques,
avec des “ouvriers” responsables d’associations villageoises de ressortissants ou délégués de foyers, et émigrés pour des raisons économiques. Elle donnera lieu à un échange étonnant : “On vous croyait
sans point de vue politique”, disaient les premiers, tandis que les
seconds leur répondaient : “Vous auriez dû venir nous trouver plus
tôt”. Les divisions instrumentées par le pouvoir militaire, notamment
entre intellectuels et paysans, expliquent l’absence de contacts en
émigration ; après mars 1991, les échanges vont d’autant plus se multiplier que les partis politiques, au nombre de quarante-trois en 2005,
provoqueront maints débats au Mali comme en France.
Dans la foulée de la destitution de Moussa Traoré, les militaires,
commandés par le lieutenant-colonel Amadou Toumani Touré(1), vont
constituer un Comité de transition pour le salut du peuple (CTSP),
composé de militaires et de civils, qui assurera l’intérim du pouvoir
pendant quatorze mois : le temps de la préparation d’une nouvelle
Constitution, celle de la troisième République, devant conduire aux
élections présidentielles puis législatives. Ce cas de figure unique en
Afrique, qui voit des militaires prendre le pouvoir à d’autres militaires pour le remettre aux civils une fois les bases constitutionnelles
acquises, donne une empreinte forte à l’histoire politique récente du
Mali. La décennie suivante verra notamment le lancement d’une
décentralisation permettant à 703 communes de voir le jour, là où
l’héritage – tant de l’époque coloniale que des deux premières
104
N° 1256 - Juillet-août 2005
Républiques – n’en avait laissé que 19, puis l’organisation d’élections
municipales en 1999.
Les Maliens établis en France ont été partie prenante des processus qui ont conduit à ces événements, et ils y demeurent impliqués :
c’est cette histoire que nous nous proposons de retracer ici.
Les émigrés face aux pressions du parti unique
Les immigrés maliens sont majoritairement originaires de la région de
Kayes, située à l’ouest du pays(2). Leurs associations ont été fréquemment présentées dans les pages d’Hommes & Migrations(3), et l’on se
contentera ici d’en rappeler les principales caractéristiques.
Dès le début des années quatre-vingt, les immigrés vont commencer à créer des associations loi 1901, dites “pour le développement du
village d’origine”. Rapidement, ces associations vont concerner la
quasi-totalité des villages maliens comptant des immigrés en France,
et l’on en compte plusieurs centaines dès le début des années quatrevingt-dix. Ils vont financer par centaines, souvent sur leurs seuls fonds
propres, des réalisations à caractère social et d’intérêt collectif : dispensaires, maternités, adductions d’eau, magasins coopératifs, écoles,
ou encore mosquées(4). Enfin, ils vont fréquemment regrouper leurs
efforts entre villages voisins, en vue d’une réalisation intéressant plusieurs villages et parfois trop lourde financièrement pour un seul
d’entre eux. Ces regroupements donneront généralement lieu à des
associations intervillageoises disposant de moyens non négligeables. En
2005, il est de notoriété publique, pour les spécialistes de la coopération
avec le Mali, que l’apport financier des immigrés (outre les envois d’argent pour les besoins de la famille) dépasse largement celui des aides
de la coopération internationale dans la région de Kayes.
Ces réalisations vont profondément améliorer les conditions de vie
matérielles des populations. Elles auront également des répercussions
importantes sur les formes d’organisation et de participation à la vie
publique, et ceci, comme on le verra ensuite, concerne de près le processus de démocratisation au Mali.
Pendant la dictature de parti unique, les responsables de ces
associations auront souvent à faire face à bien des tracasseries, voire
à des tentatives sérieuses d’ingérence, de la part du régime militaire.
Celui-ci n’était quasiment pas intervenu dans le développement de la
région de Kayes (ainsi que dans la plupart des régions du pays).
Pourtant, lorsque les responsables d’associations réalisent leurs premiers projets, ils découvrent vite la nécessité d’obtenir des autorisations administratives parfois obligatoires, de mettre leurs infrastructures aux normes de la construction des bâtiments publics, ou encore
de négocier avec les autorités en vue de se faire attribuer du personnel (instituteurs, infirmiers, sages-femmes…). Ils sont nombreux à
Les migrants et la démocratie dans les pays d’origine
2)- Région dite des “trois
frontières”, car voisine
de la Mauritanie
et du Sénégal. Précisons
ici que les émigrés de
ces deux derniers pays ont
développé des associations
villageoises similaires
à celles des Maliens, mais
insérées dans un contexte
politique différent.
3)- Voir notamment
les dossiers des numéros
1165 (mai 1993), “Migrants,
acteurs du développement” ;
1206 (mars-avril 1997),
“Citoyenneté sans
frontières” ; 1214 (juilletaoût 1998), “Migrants
et solidarités Nord-Sud”.
4)- Quiminal Catherine,
Gens d’ici, gens d’ailleurs,
migrations soninké
et transformations
villageoises, Christian
Bourgeois, 1991,
et Christophe Daum,
Les associations
de Maliens en France,
Karthala, 1998.
105
témoigner des pressions diverses exercées alors par l’administration.
Dans certains cas, les fonctionnaires tentent de monnayer leurs
accords. D’autres fois, ils imposent de suivre directement les travaux,
et les associations apprennent ensuite comment le béton (destiné à
la fabrication des parpaings qui serviront à construire l’école du village) a été sous-dosé en ciment : une partie de celui-ci étant revendu
en sous-main par le fonctionnaire chargé du suivi. L’expérience
concrète de la prévarication érigée en système de gouvernance sera
commentée au sein des associations : elle exigeait en effet de développer un certain savoir-faire politique afin de pouvoir déjouer ces
différentes manœuvres.
Les immigrés veulent faire face à la dégradation
des conditions de vie dans les villages d’origine
Dans d’autres cas, ce sont des pressions politiques qui seront exercées.
De nombreux responsables d’associations se verront gardés à vue
quelques jours et interrogés de façon musclée par la police spéciale à
leur arrivée à l’aéroport de Bamako, car soupçonnés d’être des opposants au régime. D’autres témoigneront, enfin, de leurs difficultés à
faire légitimer leur association par le gouvernement malien, celle-ci
étant accusée de servir de couverture à une action militante antigouvernementale. Les autorités maliennes de l’époque, considérant les
émigrés comme des analphabètes, leur déniaient en effet toute capacité d’initiative, et leur reprochaient d’être “manipulés depuis la
France par des étudiants maliens révolutionnaires”.
Cette confrontation entre les responsables d’associations à but
non lucratif, apolitiques par définition, et les représentants de la dictature n’avait pas toujours été prévue par les émigrés. Ces derniers
étaient simplement soucieux d’améliorer, pour leurs familles demeurées au village, les conditions d’accès à l’eau potable, à des structures
de santé ou encore à la scolarisation. Ils étaient motivés en cela par le
constat de l’ampleur de la dégradation des conditions de vie dans les
villages, en particulier après les grandes sécheresses de la fin des
années soixante-dix.
Au regard de la logique du régime militaire, la suspicion constante
envers une telle effervescence associative apparaît bel et bien liée à la
nécessité de contrôler politiquement les populations. Dès lors, il lui
faut interdire toute forme d’initiative mise en œuvre par la société
civile et susceptible de lui échapper. Mais au fil du temps, ce contrôle
va perdre de son efficacité, tandis que les émigrés, comme les villageois, vont expérimenter l’utilité de s’organiser collectivement.
Dans les villages, en effet, de nouvelles formes d’organisation s’avèrent assez vite nécessaires pour gérer et prendre en charge les réalisations que les émigrés ne peuvent suivre au quotidien en raison de leur
106
N° 1256 - Juillet-août 2005
éloignement. Et l’on voit donc apparaître, là, une association de parents
d’élèves, impliquant en particulier les mères de familles, ici, un comité
de gestion du magasin coopératif ou de la pharmacie communautaire,
ailleurs, une association de femmes pour la mise en culture d’un jardin
maraîcher soutenu par les immigrés ou pour la gestion d’un moulin
à mil (leur facilitant la préparation de l’alimentation quotidienne et
permettant de générer un bénéfice commun), ou bien encore une association des jeunes du village…
Ces formes d’organisation se multiplient, et permettent peu à peu
à différents groupes sociaux, écartés a priori de la chose publique
La création de ces associations
dans la hiérarchie villageoise, de
prendre des initiatives.
intervillageoises indépendantes
Le régime militaire tentera
du régime s’inscrit dans
d’encadrer ces associations en utiun mouvement plus vaste de démocratisation
lisant l’article prévu par la loi de
et d’émergence de la société civile.
1982, imposant notamment des
représentants du parti unique
dans la gestion des coopératives,
les ton villageois (ton signifiant en bambara “regroupement” ou association). Le pouvoir sera assez vite dépassé par l’ampleur du mouvement associatif qui, avec parfois bien des difficultés, arrivera à échapper pour l’essentiel à son contrôle.
Rétrospectivement, la création et la montée en puissance de ces
associations indépendantes du régime s’inscrivent bien dans un mouvement plus vaste de démocratisation et d’émergence de la société
civile. C’est, en effet, les associations démocratiques, de quartiers,
d’écoliers et ici de villageois qui ont permis à la société malienne d’affirmer sa volonté de changement et ont conduit aux événements de
mars 1991 décrits plus haut. Certains responsables associatifs immigrés le disent ouvertement en exprimant l’idée “d’avoir appris à faire
sans l’État (militaire)” ou d’avoir fait de la politique sans le dire, “en
participant à la construction de [leur] pays et en donnant aux populations les moyens de se prendre en charge”.
Intervention des associations
de ressortissants dans la décentralisation
Dans la période qui suit 1991, diverses réformes de l’État vont progressivement voir le jour, dont la plus importante est certainement
celle de la décentralisation. En effet, lors de l’indépendance du Mali,
l’organisation territoriale de l’époque coloniale avait été globalement
reprise. Le canton colonial devient arrondissement, les cercles sont
créés. À l’échelon le plus large, les régions administratives prolongent
aussi une subdivision existante au moment de la colonisation. Ce
Les migrants et la démocratie dans les pays d’origine
107
modèle, fortement hiérarchisé, sera sous l’autorité directe, respectivement, des chefs d’arrondissements, des commandants de cercles puis
des gouverneurs de régions. Au niveau local, les villages – formellement considérés comme l’unité administrative de base – sont censés
être administrés par un conseil de village, lui-même dirigé par un chef
de village en principe nommé par le ministère de l’Intérieur sur proposition des administrateurs territoriaux. Dans les faits, le chef de village est choisi parmi les plus âgés des hommes du lignage fondateur du
village, et ce choix est rarement désavoué par l’administration : d’autant que son rôle administratif consiste essentiellement à relayer les
directives des chefs d’arrondissement et à organiser la levée de l’impôt
de capitation. Sur le plan du village lui-même, le rôle principal du chef
de village demeure l’unité de la collectivité. Mais il s’agit alors d’une
unité basée souvent sur des prérogatives anciennes, sans grandes compétences pour une sortie de crise de ces sociétés d’agriculture de subsistance. Dans ces conditions, les populations villageoises disposent de
peu de capacité pour influer sur les choix les concernant au sujet du
développement local en particulier.
Entre l’État central plus prédateur qu’initiateur, et le pouvoir local
structurellement immobile, un cadre d’initiative manquait. Dans une
première étape, ce sont donc les associations des émigrés qui vont tenir
ce rôle. Avec la démocratisation à partir de 1991, le nouveau gouvernement va pouvoir impulser des transformations tout à fait importantes.
Dès 1993, en effet, la loi de décentralisation est votée à l’Assemblée
nationale du Mali, et la longue procédure en vue de la constitution des
communes rurales est entamée. Celle-ci est animée par la mission de
décentralisation, placée assez rapidement sous l’autorité du Premier
ministre. Une longue phase de concertation, conduite par les Groupes
régionaux d’études et de mobilisation (Grem) s’ensuit, afin d’informer
la population des objectifs de la décentralisation et de déterminer les
consensus permettant le découpage du territoire en communes. La
contrainte était en effet que les nouvelles communes soient suffisamment équilibrées, tant du point de vue démographique que du point de
vue de la superficie de leur territoire ou de leurs potentiels en matière
de développement. Au terme de cette procédure, 683 communes
rurales voient le jour, alors qu’il n’y en avait aucune auparavant. Dans
le même mouvement, l’arrondissement disparaît, tandis que les
conseils de cercle et de région voient leurs prérogatives affirmées en
tant que collectivités territoriales de plein exercice.
Les émigrés de la région de Kayes vont s’avérer actifs sur plusieurs
plans dans cette phase de définition des futures communes et vont parvenir à faire valoir une partie non-négligeable de leur propre bilan
associatif dans le cadre de cette réforme.
108
N° 1256 - Juillet-août 2005
Nouvelles coopérations entre les associations
intervillageoises et l’État
Lors des concertations initiées par les Grem, la mission de décentralisation mesure assez vite la nécessité de prendre en compte l’un des
acteurs incontournables de la région : les émigrés. Partout, les villageois lui montrent le dispensaire, l’école, le puits, financés par l’association des ressortissants. La mesure du rôle tenu par ces derniers
dans le développement local incite rapidement les responsables de la
mission de décentralisation à les rencontrer en France. De nombreuses réunions se tiendront à Paris, au consulat du Mali, ou en banlieue, dans les foyers importants de la communauté malienne. On le
devine aisément, le regroupement de plusieurs villages au sein d’une
collectivité communale unique, le choix du chef-lieu et de son nom,
sont des processus complexes, au Mali comme ailleurs dans le monde.
Ainsi, les anciennes – ou plus récentes – rivalités, le désir de voir privilégier son propre village, les querelles portant sur les territoires de
culture, celles qui peuvent opposer des notables jaloux de leurs prérogatives constituent autant de problèmes qu’il s’agit de surmonter avec
diplomatie. Les migrants, ayant eu l’expérience de négocier parfois
longuement avec les conseillers et chefs de village pour faire admettre
la construction de l’école ou le fonctionnement du magasin coopératif,
mettront cette ressource en œuvre dans bien des médiations.
Pour exemple, dans l’un des arrondissements de la région de
Kayes, le chef-lieu du canton colonial avait été déplacé d’un village au
profit d’un autre, lors de la création de l’arrondissement au moment
de l’indépendance : les notables du premier village payant ainsi leur
ralliement au candidat opposé à Modibo Keïta (premier président de
la république du Mali) lors des premières élections présidentielles.
Cette affaire, sanctionnant les nouveaux équilibres du Mali indépendant, entraînera en conséquence des rivalités et des tensions, toujours actuelles en 2005. Ce, d’autant plus que lors de la transformation de l’arrondissement en commune rurale, le chef-lieu reviendra
au village qui en avait été privé à l’indépendance. En effet, les dixhuit villages – composant le canton, puis l’arrondissement et enfin la
commune – avaient choisi de demeurer dans la même circonscription, au nom d’une histoire partagée remontant au début du
XVIIIe siècle. Mais, outre l’histoire, un autre processus conduisit à ce
choix, celui de l’expérience d’une association intervillageoise constituée par les émigrés de cet arrondissement, et ayant à son actif de
nombreuses réalisations.
De façon significative, plusieurs regroupements de villages de la
région, aboutissant à la constitution d’une commune, se feront sur la
base des associations intervillageoises créées par les émigrés. Parfois
même, le nom de cette association sera retenu comme dénomination
de la commune. C’est pour une bonne part le bilan positif de l’expérience d’initiatives conjointes, portées à l’origine par les émigrés
Les migrants et la démocratie dans les pays d’origine
109
Noisy-le-Sec (93).
Mouvement social
à Vallourec.
ments correspondants. Ce sont précisément ces savoir-faire qui, parmi
d’autres, auront par la suite à s’éprouver dans la gestion d’une politique municipale.
© André Lejarre/Le bar Floréal.
5)- Quiminal Catherine,
in Koné, Yaouaga Félix,
Claude Fay, Jean-Loup
Amselle, Seydou Camara,
Ba Diakité, Fatimata Maïga,
Catherine Quiminal,
Kamana Jean-Yves Traoré,
et Lassana Traoré,
Pouvoirs locaux, pouvoirs
d’État, démocratie
et décentralisation au Mali,
Bamako : ISH-EHESS-MAE,
2002.
regroupés dans ces associations larges, qui conduira en bonne logique
les villages concernés à faire ces choix. En ce sens, il est certain que
ces associations intervillageoises ont constitué “la préfiguration des
communes”(5).
Ainsi, la réussite de la décentralisation malienne, dans la région de
Kayes tout du moins, est-elle assez fortement redevable des actions de
l’émigration et du capital d’expérience accumulé par celle-ci depuis le
début des années quatre-vingt. Les capacités des émigrés de conduire
des négociations parfois complexes et d’organiser diverses médiations
pour aboutir aux compromis et amener les prises de décisions font partie de ces ressources. De même qu’ils auront permis à leurs covillageois
de se concerter en vue d’actions conjointes de développement local et
de gérer de façon relativement transparente les budgets et finance-
Implication des émigrés dans la mise en place
des communes rurales
110
N° 1256 - Juillet-août 2005
Après 1999, les conseils communaux(6) vont prendre progressivement
leurs fonctions et commencer à élaborer leurs programmes de développement. Cette nouvelle configuration politique contribuera, dans la
région de Kayes, à renouveler de façon importante les rapports entre
les associations des émigrés et les collectivités. En effet, la loi de
décentralisation avait conféré aux communes, en particulier, les
domaines de l’éducation de base, de la santé communautaire, de l’hydraulique villageoise ou encore des pistes rurales.
Dès janvier 1997 par exemple, une importante table ronde sera
organisée à Kayes par le gouvernement malien. Centrée sur le développement régional et réunissant, outre les autorités, des représentants de la coopération internationale, des organisations non-gouvernementales, des représentants de villes françaises, cette table ronde
sera l’occasion pour les associations de ressortissants de présenter
leur bilan. Ces derniers avaient fait sensation en indiquant combien
ils avaient anticipé la décentralisation, en décloisonnant les villages
qui “préparent et réalisent des projets communs avec les associations intervillageoises” et en prenant à leur charge tout un ensemble
d’infrastructures “relevant dorénavant des attributions des communes rurales”(7).
Les responsables des associations d’émigrés ne manqueront pas,
par la suite, de faire part de leur souhait de régler juridiquement la
situation complexe ouverte par la dualité des instances d’initiatives
collectives : communes et associations de ressortissants. Cette situation apparaissait en effet comme susceptible de poser de nombreux
problèmes dans la gestion et le suivi des infrastructures qu’ils avaient
financées. L’une des formules généralement adoptées est celle de la
délégation par le conseil communal de la gestion des infrastructures.
Certaines d’entre elles passent sous la gestion directe de la commune,
en particulier les centres de santé communautaires (Cescom) et, dans
ce cas, c’est leur maintenance qui sera éventuellement déléguée à
l’association. Pour d’autres situations, par exemple les adductions
d’eau, l’association demeure contractuellement titulaire de la maintenance mais aussi de la gestion du réseau qu’elle avait financé.
D’autres modalités de travail en commun seront trouvées, et une
étude récente menée dans la région de Kayes(8) indique que, pour
treize des vingt et un villages sur lesquels l’enquête a porté, il existe
une association communale de ressortissants en France. Ces associations, regroupant les représentants des villages de la commune
concernée, ont contribué à un tiers des projets de la commune, celleci en conservant la maîtrise d’ouvrage. Cette situation n’exclut pas,
par ailleurs, que les associations villageoises continuent à financer
des réalisations pour leurs villages. Il y a là d’éventuelles sources de
contradictions entre intérêts locaux et enjeux plus collectifs, relevées
dans cette même étude. Mais il n’en demeure pas moins que le cadre
de concertation apparaît tracé.
Les migrants et la démocratie dans les pays d’origine
6)- Élus pour cinq ans,
ils en sont aujourd’hui à
leur deuxième mandat.
7)- Introduction
à la “Contribution
des associations maliennes
en France à la table
ronde à Kayes, Mali”,
décembre 1996.
8)- Voir Cauvrit Lisa,
Le Bahers Goulven,
“Pratiques associatives
des migrants pour
le développement
de leur pays d’origine :
le cas des migrants maliens
de France originaires
de la région de Kayes”,
Service de coopération
et d’action culturelle / FSP
Codeveloppement Mali,
Bamako, 2004.
111
De nouveaux partenariats entre associations
intervillageoises et villes françaises
De nouveaux acteurs trouveront également les formes de leur intervention, notamment les ONG ou les collectivités territoriales du Nord auprès
desquelles les associations d’émigrés ont parfois su s’imposer comme
des interlocuteurs incontournables. Par exemple, l’association Guidimakha Djikké, regroupant vingt-quatre villages d’un ancien arrondissement au nord du cercle de Kayes, mène depuis une dizaine d’années des projets de développement à l’échelle intervillageoise avec Saint-Denis, ville de la
petite ceinture parisienne où résident un grand nombre de ses membres.
Avec la décentralisation et le découpage
de l’arrondissement en trois communes
L’association intervillageoise a parfois
distinctes, les accords de coopération se
sont logiquement renouvelés de façon à
été prolongée dans la constitution
intégrer ces nouvelles instances que sont
de la commune. Inversement,
les communes dans le partenariat.
là où il n’existait pas d’association intervillageoise,
L’association intervillageoise des émic’est parfois la commune au Mali qui a suscité
grés demeure maîtresse d’œuvre des
projets décidés en commun, et le dispole regroupement des émigrés en France.
sitif mis en place avec la coopération
décentralisée de la ville de Saint-Denis
offre un cadre favorable à l’articulation des initiatives associatives et communales.
Ainsi, l’association intervillageoise a parfois été prolongée dans la
constitution de la commune. Inversement, là où il n’existait pas d’association intervillageoise, c’est parfois la commune au Mali qui a suscité le regroupement des émigrés en France. Au final, l’étude citée plus
haut constate que les dynamiques impulsées dans le cadre de la décentralisation ont entraîné “une contribution croissante des associations
de migrants dans les actions de développement de la zone”(9).
Enfin, dernier élément à indiquer ici, les élections municipales de
1999 verront souvent des anciens émigrés devenir maires ou conseillers
municipaux. C’est l’implication dans les projets villageois et les respon9)- Gauvrit, Le Bahers,
op. cit.
sabilités associatives, expériences formatrices, qui leur auront permis
d’acquérir une légitimité dans ces nouvelles responsabilités(10). Lors des
secondes élections municipales, en 2004, ces anciens émigrés seront
10)- Quiminal Catherine,
généralement
confirmés dans leur mandat par les électeurs : ce qui laisse
“Migrations et
décentralisation au Mali,
à penser que l’impulsion donnée perdure et que les bilans sont positifs.
ou quand les migrants
Ces processus s’inscrivent dans la durée : c’est au moins sur une
deviennent maires
de leur commune”, Colloque
période
de vingt-cinq ans que l’expérience entre ici et là-bas s’est accuinternational, in Perspectives
mulée. Et tant la constance dans l’intervention des émigrés dans leurs
comparées des migrations :
France-Argentine,
contextes d’origine que l’ampleur des transformations qu’a connues le
31 mai et 1er juin 2002,
université de Paris 7.
Mali incitent à quelques réflexions sur les ressorts du rôle des émigrés,
112
N° 1256 - Juillet-août 2005
rôle spécifique peut-être à cette région du monde.
Dans la période de la dictature, tout d’abord, la contradiction entre
le projet de contrôle de la population par les militaires et celui de développement des villages porté par les émigrés inaugure peut-être de
nouvelles façons de faire de la politique, dans ce type de contexte au
moins. À l’échelle locale, qui est au début celle de l’action des émigrés,
faire de la politique consiste à prendre en main des enjeux collectifs et
à permettre aux populations de s’y investir : c’est tout le sens de l’action des associations de ressortissants détaillée ici. Les tenants de la
dictature ne s’y trompent d’ailleurs pas, qui cherchent d’abord à entraver ces dynamiques, puis à les contrôler. Résistant à ces pressions, les
immigrés qui interviennent à distance dans leur pays d’origine se
seront inscrits de façon fondamentale dans un processus qui dépasse
le seul cadre de leurs associations mais relève des changements
sociaux et politiques d’ensemble au Mali. Ce faisant, ils découvrent
aussi que l’humanitaire rejoint le politique.
De l’utilisation des ressources acquises
en migration pour le pays d’origine
D’autre part, si leurs initiatives et leurs propositions connaissent le
succès et sont reprises par les populations villageoises, c’est sans doute
parce qu’elles concernent des besoins vitaux et des réalités vécues
quotidiennement par ces dernières. En d’autres termes, il n’y a pas
importation dirigiste d’un type de développement et d’un modèle d’organisation, mais propositions de réponses à des problèmes concrets.
Ces réponses seront ensuite adaptées et appropriées localement : c’est
sans doute ainsi que l’on peut comprendre cette relative continuité
entre les réalisations initiées d’abord par les émigrés et ce qui relèvera
par la suite des attributions des communes rurales, ou, de même, entre
les associations, notamment intervillageoises, et les regroupements de
villages constitués en commune. Il ne s’agit pas de dire que les émigrés
ont orienté les modalités de la décentralisation au Mali, mais bien plutôt qu’ils ont su s’insérer dans cette dynamique, plus générale et
interne à leur pays. Le fait qu’ils en ont souvent été précurseurs et
pionniers ne fait pas d’eux pour autant les acteurs exclusifs : les
conseils municipaux sont maintenant en situation d’impulser des initiatives et le rôle des émigrés en ressort transformé.
Enfin, la relation entre les trajets en migration et les savoir-faire
acquis dans ces histoires puis réinvestis dans la conduite de tous ces
projets pose également question. Est-ce à dire que les émigrés, ayant
fait l’apprentissage de la démocratie en France, auraient été en
mesure de l’exporter au Mali ? Il est certain que l’expérience du syndicalisme ouvrier, d’un mouvement social souvent confronté aux difficultés faites aux immigrés en France(11), de la vie associative aura été for-
Les migrants et la démocratie dans les pays d’origine
113
11)- Les mouvements
de grève dans les foyers,
ou encore les mouvements
de sans-papiers,
auront notamment permis
de dégager une expérience
importante.
matrice. Mais d’évidence aussi, la confrontation des émigrés à la dictature puis à la construction d’un État moderne donne sens aujourd’hui
à leur action. Finalement, les militaires, qui accusaient les responsables d’association d’être “manipulés par les étudiants”, avaient tort
sur ce point, mais certainement raison de voir dans ce foisonnement
associatif un cadre d’expérience favorable à l’émergence de la société
civile malienne, tant il est certain que le développement n’est envisageable qu’avec la démocratie.
Dossier Africains, citoyens d’ici et de là-bas, n° 1239, septembre-octobre 2002
A PUBLIÉ
Dossier Vie associative, action citoyenne, n°1229, janvier-février 2001
Dossier Migrants et solidarités Nord-Sud, n°1214, juillet-août 1998
Dossier Citoyenneté sans frontières, n° 1206, mars-avril 1997
Dossier Migrants d’Afrique de l’Ouest, n° 1160, décembre 1992
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N° 1256 - Juillet-août 2005