le traître comme étranger radical

Transcription

le traître comme étranger radical
Sébastien Schehr
Maître de conférences
Université de Nancy 2
2L2S Laboratoire Lorrain en Sciences Sociales
(EA 3478)
<[email protected]>
Le traître comme
étranger radical
S
i le traître a toujours fait l’objet
– de l’Antiquité à nos jours – de
représentations négatives ; s’il a
de tous temps – en raison de son
action et des bouleversements qu’elle
implique – focalisé contre lui indignation, ressentiment collectif et désir de
vengeance, il n’en reste pas moins une
figure complexe, ambivalente, dont
le rôle dans la vie politique et sociale
ne saurait être oblitéré facilement.
Ainsi, même si toute trahison peut
être caractérisée sociologiquement
comme une violation des rapports de
confiance et de loyauté – c’est-à-dire
comme une transgression des normes et autres conventions qui organisent la « bonne » pratique du lien
social dans un ensemble donné – elle
peut être aussi un acte fondateur et
instituant, qui confronte son auteur
à une expérience singulière, proche
de celle de l’étranger chère à Simmel
ou du « marginal man » qu’évoque
R. E. Park. Au-delà du traitement
manichéen et quelque peu caricatural
réservé aux traîtres et autres renégats
dans nos représentations ou notre
imaginaire social, il s’agira dans cet
article de relever les accointances qui
existent entre ces diverses figures, en
nous penchant notamment sur certains aspects méconnus de la condition de « traître ».
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Le traître, vecteur
de discontinuité
n
Rappelons tout d’abord brièvement ce que nous apprend l’analyse
diachronique : comme le montre Thérive, les représentations sociales du
traître apparaissent au cours de l’histoire globalement homogènes. Pour le
dire brièvement, celles-ci font généralement du traître un être mauvais
et pervers, mû par « des sentiments
grossiers ». Celui-ci est ainsi presque
toujours dépeint comme « un vendu »
(Thérive 1951, p. 95), comme une
sorte de Judas-type, et cela, quelles
que soient ses motivations réelles ou
les contextes dans lesquels sa trahison s’inscrit. L’analyse sociologique
conforte cette perspective : les recherches portant sur les indicateurs de
police, les informateurs ou les espions
nous montrent que ni l’utilité du traître, ni son courage éventuel, ni sa
personnalité, ses qualités ou ses justifications a posteriori ne suffisent à
modifier cette représentation générale. En somme, si le traître en tant
qu’individu peut être respecté et/ou
considéré comme une personne respectable, le traître comme type ou
comme catégorie sociale reste une
figure méprisable, y compris aux
yeux de ceux à qui la trahison profite
(Åkerström 1991).
Néanmoins, on remarquera que
certaines périodes de l’histoire semblent plus favorables que d’autres
à l’émergence puis à la diffusion de
représentations dissonantes de la
trahison : les trahisons relatées dans
l’Ancien Testament ou dans certains
mythes fondateurs gréco-romains
sont à ce titre exemplaires, puisque
la trahison – en dépit de sa dimension sacrilège – y fût parfois associée
à l’idée d’ouverture et de création
(Schehr 2008). Il en va de même au
XVIIIe siècle où cette représentation
de la trahison fit plus globalement
écho aux diverses ruptures qui caractérisaient les Lumières (Fontany
1997). Cette association se comprend
aisément : toute trahison met en effet
à jour une tension entre deux temporalités, celle de la durée d’un côté et
celle de l’instant, du « moment » de
l’autre. La première renvoie à la tradition, aux obligations, au lignage, à
la loyauté, à l’ordre... la deuxième à la
singularité de l’événement disruptif,
à l’imprévisibilité de la trahison et à
l’inconnu sur lequel elle débouche.
Toute trahison est donc césure avec
un passé et/ou une continuité (Lisak
1999) : elle est autant menace pour
l’ordre social que promesse d’avenir
et de changement.
Sébastien Schehr
La trahison est par ailleurs prise
de distance face aux certitudes établies : Boveri fait remarquer que de
nombreuses trahisons sont bien des
évasions « de la logique en cours »
(Boveri 1971, p. 141). La trahison nous
montre qu’il n’existe pas de légitimité
incontestable : le traître n’est donc pas
seulement celui qui rompt le lien et
abuse notre confiance, c’est aussi celui
« qui permet à tous d’entrevoir que les
croyances les mieux partagées ne sont
pas fondées en nature » (Marienstras
1988, p. 127). À l’instar de la raison,
la trahison a un pouvoir corrosif, elle
dissout toute tradition, règle, lien ou
coutume. D’où l’affinité entre l’idée
de trahison et celle de progrès ou de
révolution, d’où sa résonance et son
traitement au XVIIIe siècle.
Le traître – comme l’étranger –
introduit une dynamique dans le cours
des choses. Son action ouvre l’horizon
et enclenche d’autres possibles : « la
trahison accompagne toute révolution,
toute évolution : toute traduction »
(Kaes 1999, p. 244). L’irruption de la
trahison nous rappelle finalement que
les jeux ne sont jamais complètement
faits : la trahison est un contre-pied au
sens de l’histoire, une parade contre
la monotonie et l’harmonie absolues.
Elle est une percée de la vie dans le
monde de la sécurité « …où nous pouvons être sûr de toute chose et où le
passé garantit le futur » (Hillman 2000,
p. 18). De par la rupture qu’il provoque, le traître est donc un vecteur de
discontinuité et de changement. Il n’y
aurait d’ailleurs peut être pas d’histoire
sans trahison : « …elle est toujours un
facteur essentiel qui bouscule l’ordre
établi, accélère les mutations, génère
les évolutions. Sur ce crible, l’histoire
apparaît donc comme une succession de
légitimités dont la remise en question
passe par des trahisons » (Jeambar &
Roucaute 1988, p. 49-50). S’il est abusif de faire de la trahison le « moteur »
de l’histoire, nous pouvons cependant
avancer – pour rester dans ce type
de métaphores – qu’elle en constitue
bien l’un des cylindres majeurs : « le
traître par la hardiesse de son acte est
un faiseur d’histoire (...) l’acte, dans sa
violence même, dans sa virulence, dans
sa fulgurance, est fondateur » (Prieur
2004, p. 152).
Le traître comme étranger radical
L’on ne peut donc faire l’impasse
sur la fonctionnalité sociale de la trahison. Les traîtres de ce point de vue,
joueraient un rôle bénéfique dans la vie
publique car ils permettraient à toute
organisation ou système d’évoluer et
d’éviter inertie et entropie. C’est bien
ce qu’affirme Friedrich lorsqu’il évoque
le rôle de ce qu’il nomme les « pathologies » du politique, visant notamment
la trahison : « aucun système ne peut
espérer s’adapter au changement aussi
bien dans l’ordre des croyances, des
intérêts et des valeurs si certains individus n’étaient disposés à trahir l’ordre
politique ancien au profit du nouveau
en voie d’émergence » (Friedrich 1972,
p. 86). En bousculant l’ordre social,
la trahison permet (voire favorise) la
continuation de la vie sociale. Dissidents, renégats, hérétiques et autres
espions – qui sont autant de figures
du traître et d’incarnation de la trahison – jouent en effet un rôle non
négligeable dans la transformation,
voire dans l’émergence de nouvelles
formes sociales (pensons aux dissidences politiques par exemple ou aux
hérésies religieuses). C’est ce que BenYehuda appelle le paradoxe culturel
de la trahison : la trahison nous donne
à la fois l’occasion de réaffirmer les
frontières sociales et morales (sanction
ou exclusion des traîtres) mais nous
permet aussi de créer de nouvelles
organisations et de fonder de nouvelles relations (Ben-Yehuda 2001).
Toute trahison a donc également
une valeur de lien. Celle-ci rappelonsle, est définie par Godbout et Caillé
comme « ce que vaut un objet, un service, un « geste » quelconque dans l’univers des liens, dans le renforcement des
liens » (Godbout & Caillé 1992, p. 245).
Or si une lecture rapide et nos représentations nous inclinent à ne voir en
elle qu’une « rupture » – à valeur de
lien strictement négative – il faut au
contraire rappeler que toute trahison
s’inscrit bien dans un cadre relationnel ternaire1 qui suppose toujours
une nouvelle affiliation : le traître se
détourne d’un ensemble social (dyade
ou groupe plus important) pour en
rejoindre un autre. La trahison n’est
pas simple abandon : c’est une rupture
et une affiliation. Se convertir, tourner
sa veste, révéler un secret…sont des
actes qui impliquent toujours l’institution d’un lien, même imaginaire.
L’oxymoron de « destruction créatrice » qualifierait d’ailleurs au plus juste
cet aspect bifide de toute trahison.
Le traître n’est donc pas à proprement parler un « destructeur » : il s’agit
plutôt d’un « passeur » qui instaure des
connexions inédites entre des ensembles sociaux hétérogènes et antagonistes (Pozzi 1999, p. 21). À l’instar du
traducteur – « écartelé entre une obligation de fidélité et une revendication
de liberté » (Durastanti 2002, p. 127)
– le traître « court-circuite » les univers
séparés, il y instaure une transitivité :
« de par sa trahison, il porte A dans B,
l’ennemi à l’intérieur du (faux) ami.
Hybride, il crée des hybrides. Il véhicule
le dehors dans le dedans, il réalise des
commixions innaturelles entre ce qui
devrait rester distinct, il produit des
entités abnormes (…) » (Pozzi 1999,
p. 22). Deleuze oppose à ce sujet la
figure du traître à celle du tricheur. La
puissance de la trahison résiderait dans
l’invention de lignes de fuites inédites :
le traître se confronte à l’inconnu, c’est
un découvreur contrairement au tricheur qui ne sait qu’imiter ou bégayer
ce que d’autres ont déjà faits, dits ou
accomplis. « Le vol créateur du traître
contre les plagiats du tricheur » préciset-il (Deleuze & Parnet 1977, p. 52-53).
Cette perspective est d’ailleurs reprise
par Kaes qui rajoute : « tout chercheur,
tout créateur, tout amoureux est un
traître en puissance, dès lors qu’il franchit les limites du convenu, du convenable ou du connu » (Kaes 1999, p. 235).
Le traître serait donc du côté de
l’expérimentation et de la dynamique,
de la mètis et du kairos, alors que le
tricheur serait du côté de l’appropriation, de la gestion et de la statique : « le
tricheur, lui, prétend s’emparer de propriétés fixes ou conquérir un territoire,
ou même instaurer un nouvel ordre. Le
tricheur a beaucoup d’avenir, mais pas
du tout de devenir. Le prêtre, le devin,
est un tricheur, mais l’expérimentateur est un traître. L’homme d’état ou
l’homme de cour est un tricheur, mais
l’homme de guerre (pas Maréchal ou
général) un traître » (Deleuze & Parnet
1977, p. 53). Être un traître est donc
une chose difficile selon Deleuze, car
trahir « c’est créer » et créer, à l’instar de
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tout geste instituant, c’est faire preuve
d’initiative et d’imagination.
Le traître comme
individu absolu
et étranger radical
n
Outsider, créateur, expérimentateur, passeur… les figures ne manquent
pas pour évoquer la part instituante de
toute trahison. Fontany ose un autre
rapprochement : pour l’auteur, c’est
peut être celle de Dionysos qui nous
permettrait de comprendre au mieux
l’action du traître. Dionysos représenterait en effet « l’intrusion soudaine au
cœur de la vie de ce qui nous dépayse du cours normal des choses et de
nous-même » (Fontany 1997, p. 338).
Comme ce dernier, le traître est « porteur d’ivresse, de folie, et d’une souillure
qu’il va infliger à celui qu’il trahit ».
Il est pareillement vecteur de dissonance, son mode d’action s’inscrivant
dans l’immédiateté et la spontanéité.
Comme l’extase dionysiaque, la trahison se révèle dissolution et instauration d’un ordre nouveau.
Un autre rapprochement s’impose
entre les deux figures, reposant sur
une certaine homologie de condition voire de dispositions : le traître,
comme Dionysos, est « mouvement »,
« changement », absence d’une forme
définie (est-il dedans ou dehors ? Avec
« Nous » ou avec « Eux » ?). Le traître –
être hybride selon Pozzi – est toujours
celui qui met en question les limites
d’une catégorie ou d’un genre. À sa
façon, il récuse toute assignation et
interroge les taxinomies établies : « un
désordre catégoriel lui est inhérent »
(Pozzi 1999, p. 21). Le traître rappelle
ainsi le « marginal man » de R.E. Park,
c’est-à-dire un individu qui se trouve
aux marges de deux cultures et qui
n’est adapté à aucune. On dira plutôt que, participant de deux cultures
incompatibles, l’identité du traître est
établie par deux identifications antagonistes (Pozzi 1999, p. 17). Sa condition
n’est autre que celle de l’étranger chère
à Simmel, mais un étranger radical
puisque, comme le remarque judicieusement Pozzi, le traître est étranger
aussi bien à son groupe d’appartenance qu’à son groupe de référence.
Son mode d’affiliation ne peut donc
qu’être paradoxal et ambivalent.
Le traître, cet « oxymoron vivant »,
partage avec la figure simmélienne une
disposition majeure : celle de l’objectivité qui résulte selon Simmel d’une
combinaison particulière de distance
et de proximité, d’attention et d’indifférence. Cette objectivité est définie comme « un type particulier de
participation, semblable à l’objectivité
de l’observation théorique ». Mais c’est
surtout en tant que liberté que doit se
comprendre cette objectivité : l’étranger « est plus libre pratiquement et
théoriquement, il examine les relations
avec moins de préjugés, il les soumet à
des modèles plus généraux, plus objectifs, il ne s’attache pas par ses actes à
respecter la tradition, la piété ou ses
prédécesseurs » (Simmel 1984, p. 56).
Son esprit opère ainsi « selon ses propres lois ».
Qu’en est-il du traître ? De par son
action, celui-ci se trouve pris dans une
configuration particulière : en rupture
de ban avec son cercle de référence et
objet de son courroux, membre récent
d’un nouvel ensemble sans être pleinement considéré comme membre à part
entière, il n’appartient finalement « à
aucun groupe et à tous les deux » (Pozzi
1999, p. 12-13). De ce fait, le traître
possède un stock de connaissance et de
typifications à nul autre pareil : à l’instar du « marginal secant » qu’évoquent
Jamous puis Crozier (Jamous 1968,
Crozier & Friedberg 1977) il est ainsi
porteur, en raison de son mode d’affiliation, d’une double connaissance de
membre. Celle-ci pourra être mise à
profit par le traître, du moins tant que
celui-ci n’est pas identifié ou démasqué. Cette « double connaissance » est
d’ailleurs la condition de nombreuses
manipulations2. Le traître, comme en
témoigne les récits d’anciens espions
ou d’informateurs, peut alors tirer de
sa position privilégiée un sentiment
de puissance voire d’omnipotence : il
est en effet le seul à savoir « ce qui est
vrai et ce qui est faux » (Pozzi 1999,
p. 23) et peut en jouer librement. Sur
la couverture de l’ouvrage consacré à
l’espion français Déricourt, Lartéguy
et Maloubier précisent à propos de ce
dernier « il a servi – et trahi – Hitler,
Churchill, Roosevelt …il n’a servi que
48 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »
lui-même, car il était le Diable » (Lartéguy & Maloubier 1992).
Cette « double intimité antinomique » (Pozzi) du traître – même si elle
n’est jamais totale – est donc profondément « différenciante » : puisque le
traître est le seul à pouvoir assumer
les perspectives des groupes auxquels
il a affaire, il est aussi, par conséquent,
le seul capable d’un savoir objectif sur
ces mêmes groupes. Le traître actualise
la figure de l’étranger en la radicalisant : il se voit contraint de concilier
en lui-même une « double distance et
une double identification vers ses deux
objets » (Pozzi 1999, p. 23). Condamné
à un point de vue relatif et à une tension psychique permanente, le traître
se révèle « un artisan et un forçat du
verstehen webérien » (idem, p. 24). On
pensera ici tout particulièrement aux
espions, dont la fonction suppose la
transformation de cette disposition en
compétence professionnelle. L’expérience de la trahison, du point de vue
du traître, comporte donc aussi son
lot de souffrances puisque sa position
précaire le confine à une « schizophrénie contrôlée »3 qu’il ne peut jamais
vraiment oublier sous peine d’être
démasqué : la duplicité et le mensonge
se paient toujours d’une grande anxiété et d’un fort sentiment de solitude
comme le montre le travail de Pincher sur les traîtres ayant œuvré dans
les milieux du renseignement (Pincher 1987). La biographie de Philby –
espion britannique qui trahit au profit
de l’Union soviétique – nous éclaire
particulièrement sur ce point : celui-ci
buvait beaucoup et vivait dans un état
permanent de surexcitation nerveuse.
Un témoin précise : « il ne parvenait
à se détendre qu’en se rabattant goulûment sur les plaisirs quotidiens, ce
qu’il appelait « profiter pleinement de
l’existence ». (Il fit sien) le comportement du permissionnaire, de l’homme
constamment en guerre » (cité par Cave
Brown 1997, p. 373). La souffrance
que ressent le traître n’est donc pas
du même type que celle du trahi. Elle
s’origine tout d’abord dans l’acte de
rupture qui est souvent l’occasion pour
le traître de révéler publiquement « le
secret d’un conflit de désir » (Kaes 1999,
p. 231). La duplicité du traître éclate au
grand jour : c’est bien évidemment une
Sébastien Schehr
surprise pour l’ensemble qui se trouve
trahi mais aussi paradoxalement pour
le traître lui-même qui – avant l’acte
proditoire – pouvait encore se voir ou
se présenter en tant que membre de cet
ensemble. À la distance intérieure (s’il
y en avait une) se substitue la rupture.
La trahison abolit donc ce clivage en
même temps qu’elle le « rappelle » en
l’exposant publiquement. Tout traître est de ce fait un homme divisé,
déchiré et sa trahison le renvoie à sa
division. On oublie généralement que
l’expérience de la trahison est aussi
souvent celle de la trahison de soi. En
effet, puisque divisé, clivé, déchiré…
le traître – en trahissant – trahit bien
une partie de lui-même ou l’une de ses
facettes : il se renie et, ce faisant, « voit
couler dans ses propres veines le sang
de celui qu’il trahit » (Fontany 1997, p.
437-438). Un militant du FLN passé
dans les rangs de l’armée française au
moment de la guerre d’Algérie témoigne : « je quittais pour toujours mes
habitudes et mes amis de cinq ans. On
s’attache, puis on s’arrache et la vie
continue. J’étais complètement désorienté » (Madoui 2004, p. 223). Nous
retrouvons ici l’expérience de l’effroi
et du malaise si caractéristique des
victimes d’une trahison (Schehr 2008) :
en trahissant, le traître se renie et se
découvre en même temps. L’expérience de la trahison – vue du traître – est
donc aussi celle de l’autodestruction.
Ces éléments nous permettent de
penser que le traître n’est pas un individu comme les autres. Lisak affirme
ainsi que l’histoire de la trahison peut
être ramenée à une « scène primordiale » rejouée en quelque sorte à l’infini : c’est celle de la désobéissance de
Lucifer qui a osé s’élever contre Dieu
lui-même (Lisak 1999, p. 16). Toute
trahison impliquerait ce moment
individualisant où l’affirmation de soi,
l’identité, se construiraient dans et par
la séparation. Autrement dit, l’identité
trouve ici sa source non principalement dans l’affiliation et la célébration
du lien, mais dans la rupture et la
dynamique qu’elle entraîne (la trahison comme rupture créatrice).
Nous avons souligné précédemment que le traître se trouvait « pris »
dans une configuration sociologique
paradoxale, à la fois participant de tous
Le traître comme étranger radical
les groupes et extérieurs à ceux-ci :
la distance – psychique, culturelle ou
sociologique – caractérise le traître et
son univers mental (il nous faut bien
évidemment rajouter que cette distance est aussi construite et renforcée
par la stigmatisation et le mépris dont
le traître est l’objet). L’abondance des
traîtres à la Renaissance a ainsi amené
Burckhardt à considérer cette figure
comme l’un des éléments symptomatiques du développement de l’individualisme moderne. La trahison n’est
que la suite logique d’un « détachement moral » à la fois constitutif de
l’individualité et renforçant celle-ci :
« l’individu commence par se détacher
moralement de l’État, qui la plupart
du temps est tyrannique et illégitime ;
dès lors tout ce qu’il veut et fait lui est
imputé, à tort ou à raison, comme trahison. À la vue de l’égoïsme triomphant,
il entreprend lui-même de défendre son
droit ; il se venge et devient la proie des
plus funestes passions, tandis qu’il croit
rendre la paix à son cœur ». L’autoréférence est son trait psychique majeur :
« en face des pouvoirs et des lois qui
tendent à l’arrêter, il a le sentiment
de sa propre supériorité personnelle ;
il ne consulte que lui-même en toute
circonstance et se décide à agir selon
que l’honneur et l’intérêt, la prudence et
la passion, la crainte et la vengeance se
concilient dans son âme » (Burckhardt
1906, p. 219).
Cette hypothèse mérite quelques
développements et un autre point
d’appui, en l’occurrence le travail
de Dumont sur la genèse de l’individualisme. Ce dernier, rappelons-le
brièvement, mobilise à titre de comparaison avec l’individu moderne,
la figure du renonçant indien qu’il
considère comme l’archétype originel
de l’individu autosuffisant. Il le décrit
ainsi : « …l’homme qui cherche la vérité
ultime abandonne la vie sociale et ses
contraintes pour se consacrer à son progrès et à sa destinée propres. Lorsqu’il
regarde derrière lui le monde social,
il le voit à distance, comme quelque
chose sans réalité, et la découverte de
soi se confond pour lui, non pas avec le
salut dans le sens chrétien, mais avec
la libération des entraves de la vie telle
qu’elle est vécue dans ce monde ». Et
de rajouter : « sa pensée est sembla-
ble à celle de l’individu moderne, avec
pourtant cette différence essentielle :
nous vivons dans le monde social, il vit
hors de lui » (Dumont 1983, p. 35-36).
Dumont défend l’idée que le même
type sociologique était également présent dans le christianisme primitif et
dans l’Antiquité. Il convoque ainsi
les figures du sage grec ou du stoïcien, qui à la différence du renonçant
indien, demeurent en proie à la vie
mondaine mais sous un rapport particulier : l’adaptation au monde est en
effet obtenue par une relativisation
des valeurs. Dumont parle donc d’un
« divorce originel » pour évoquer le
maintien d’un type sociologique d’une
société à l’autre : « l’individu se suffisant
à lui-même demeure le principe, même
lorsqu’il agit dans le monde » (idem,
p. 38). Ainsi par exemple, le stoïcien
« se définit toujours comme étranger
au monde ».
L’intuition de Burckhardt est donc
loin d’être infondée : il y a bien un lien
entre la trahison et l’affirmation de
l’individu comme type sociologique, et
donc entre l’extériorité, la distance et
l’affirmation de soi. En effet, le traître,
de par sa trahison, « renonce » d’une
certaine manière (car il n’est pas forcément conscient des conséquences
de son acte) aux mondes auxquels il
participe, dans le sens où il ne pourra
plus vivre son appartenance que sous
le mode de l’ambivalence et de la distance (a maxima son expérience sera
celle de l’exil, du bannissement quand
ce n’est pas celle de la mort). À l’instar
du sage grec, préfiguration de l’individu-dans-le-monde selon Dumont,
le traître sort des rangs et ne peut dès
lors inscrire son rapport au monde
que par une relativisation de celui-ci
(objectivité, « double connaissance de
membre », « détachement » chez Burckhardt…).
Pozzi propose d’ailleurs un autre
rapprochement : celui du traître et de
l’argent. Si cette association apparaît
commune dans nos représentations
– puisqu’il est souvent posé que l’argent serait au principe de nombreuses
trahisons : pensons à celle de Judas
par exemple – et ne va pas sans soulever quelques objections, elle a néanmoins l’avantage de souligner certains
aspects importants de la condition de
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« traître ». Ainsi, l’argent, comme le
traître, est « abstrait » et sans lien, ou
du moins, il n’appartient que provisoirement (Pozzi 1999, p. 19). Comme
le traître, l’argent ignore à sa façon
les frontières ou les normes sociales.
Jouant et se jouant des ensembles
sociaux, être de la distance et étranger
radical, le traître incarnerait en somme
l’utilitarisme si caractéristique de l’homo œconomicus : « là où les autres se
laissent impliquer et se passionnent, il
pèse, il évalue et il calcule » (idem, p.
19-20). Ce rapprochement pose bien
sûr question : tout d’abord parce que
la catégorie « trahison » et la figure du
traître n’auraient pas lieu d’être dans
un univers entièrement marchand,
peuplé d’homo œconomicus rationnels
et maximisateurs. Rappelons que, pour
qu’il y ait des traîtres, il faut aussi qu’il
y ait des frontières sociales et morales,
et donc des individus dont les manières d’être et d’agir ne se limitent pas à
la rationalité instrumentale. Ensuite,
si le traître peut effectivement être un
manipulateur, ou s’il peut orienter à
son profit les clivages entre cercles
sociaux, et donc apparaître et se vivre
comme un homo strategicus, il ne saurait être réduit à cet agir. L’isomorphisme de la trahison et de l’argent
bute en effet sur ce que Petitat appelle
le « cordon ombilical sémiotique » qui
relie le traître aux autres individus :
que le traître soit un créateur et/ou un
manipulateur ne fait pas pour autant
de lui une figure soustraite à toute
contrainte environnementale. Si l’on
peut donc considérer le traître comme
un homme libre, c’est en raison de sa
tentative d’être « maître des virtualités
du réversible » afin de « renforcer son
autonomie » (Petitat 1998, p. 184) et
non en raison de ses seules capacités
de calcul.
De plus, si son détachement était
aussi intégral, s’il était aussi désindexé
du réel qu’un homo œconomicus, on
ne comprendrait pas pourquoi il ressentirait de la culpabilité après avoir
trahi ou tenterait – comme le montre
les enquêtes sociologiques portant sur
l’expérience de la trahison – de requalifier son acte en s’appuyant sur des
« alliés » : toute personne accusée de
trahison essaye en effet d’imposer une
autre définition de la situation afin de
contrer la stigmatisation dont elle est
l’objet (Schehr 2008). Par contre, il
nous semble indéniable que l’acte de
trahison est bien vecteur de réflexivité
au sens de Beck : rappelons que celui-ci
emploie le terme d’individualisation
réflexive pour qualifier les capacités
de mise à distance critique dont les
individus feraient preuve vis-à-vis
des cadres sociaux préétablis. L’on ne
saurait donc considérer que la trahison confinerait systématiquement son
auteur au calcul et à la rationalité instrumentale : elle favoriserait plutôt une
certaine construction réflexive de soi.
Tous traîtres ?
n
Si toute trahison est « différenciante », il nous faut ajouter que toute
différenciation est peut être nécessairement trahison. Ne faudrait-il pas en
effet renverser notre proposition sur la
condition de traître et nous demander
si devenir, ce n’est pas obligatoirement trahir ? Ce qui revient finalement
à considérer la trahison comme une
nécessité psychique ou anthropologique : comment devenir soi-même
sans trahir ? Comment construire et
affirmer son autonomie sans sortir des
sentiers battus et trahir divers héritages ? Tel est bien le point de vue
du psychanalyste Scarfone pour qui
« sous un certain angle, tout travail
d’individuation est une « trahison » »
(Scarfone 1999, p. 108). S’appuyant
sur un extrait bien connu de la Genèse
(« l’homme abandonnera son père et sa
mère, il s’attachera à sa femme… »),
la psychologue Prieur rappelle quant
à elle que devenir passe toujours par
des ruptures et des abandons : « naître
à soi implique que l’on sorte du lieu qui
nous a fait » (Prieur 2004, p. 58). La
trahison – parce que libératrice – serait
ainsi au cœur des processus d’évolution individuels, familiaux et sociaux.
L’évolution psychosexuelle, par exemple, peut être décrite comme une série
de trahisons, le sujet en étant à la fois
ou successivement traître et trahi :
« une trahison en trois étapes : la séparation première (le désenchantement
de la dyade) ; la trahison oedipienne ;
la trahison finale, cette prime à la jeunesse : exogamie et abandon des vieux
50 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »
parents – des parents devenus vieux »
(Kapsambelis & al. 2008, p. 949-950).
Les trahisons seraient des « compagnes
utiles », constituant des leviers pour
toute émancipation : afin de briser les
fidélités psychiques au passé, il nous
faudrait donc les accepter, de même
que les conséquences qu’elles impliquent (« …cela suppose qu’on supporte
le fait que nos parents nous regardent
comme un parjure, qu’on soit perdu
comme enfant idéal… »). Etre soi suppose ainsi d’assumer (de choisir ?)
sa ou ses trahisons. Dans cette perspective, nous sommes donc tous des
traîtres et l’expérience de la trahison
se révèle plus commune, plus banale
que nous le croyons généralement. Le
couple, par exemple, peut être considéré comme « l’union de deux traîtres
en puissance qui s’aident respectivement à trahir une part de leur héritage,
pour accéder à une histoire renouvelée,
innovante et rafraîchie » (Prieur 2004,
p. 141). Mais ceci peut être compris
dans l’autre sens : vivre, devenir, ce
n’est pas seulement trahir et assumer
sa ou ses trahisons, c’est aussi accepter d’être trahi, c’est-à-dire prendre
le risque de la trahison. Comme le
rappelle Hillman, vivre et aimer seulement « là où nous trouvons sécurité
et monde clos, là où nous ne pouvons
être ni blessé ni abandonné, où toute
promesse verbale est un engagement
qui lie éternellement » revient bien à
rester en dehors de la vie réelle, dans
la négation de celle-ci (Hillman 2004,
p. 16). La capacité à se lier, le fait même
d’aimer suppose la trahison4.
Sébastien Schehr
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Notes
1. Il faut être trois pour trahir : toute trahison
suppose un traître, un trahi et un tiers
auquel celle-ci profite.
2. Évoquant la position du traître, un officier
du renseignement américain – McCargar – précise : « …votre connaissance de
ses intérêts en matière de renseignement et
de ses agissements politiques vous confère
une quasi-certitude sur ses intentions. Et,
par dessus tout, vous pouvez gouverner ses
faits et gestes en le renseignant de manière
à servir vos propres objectifs, en influençant ses évaluations pour mieux l’induire
en erreur, et pour lui faire traduire en actes
ses erreurs de décision » (cité par A. Cave
Brown, op. cit., p. 255).
3. Trevor-Roper, haut-fonctionnaire du
renseignement britannique pendant la
seconde guerre mondiale, dit de Philby
et de ses comparses « de tels sujets peuvent nous paraître côtoyer les confins de la
schizophrénie. Ils vivent dans deux mondes
différents, ils agissent simultanément sur
deux niveaux. En fait, une de leurs vies a
pris le pas sur l’autre, dévorant le cœur sans
toucher à la force des habitudes » (cité par
Cave Brown 1997, p. 309-310).
4. « Un homme qui ne peut pas trahir sa mère
(en tant que premier objet d’amour), une
femme qui ne peut pas trahir son père,
peuvent-ils vraiment aimer ? On voit d’où
vient la difficulté : l’origine, on ne peut que
lui être infidèle, même si son action récurrente révèle une étonnante fidélité, dans
la façon dont on s’écarte de ses origines »
(D. Sibony, « Le partage des eaux » dans :
C. Wajsbrot, La fidélité. Un horizon, un
échange, une mémoire, Paris, Autrement,
1990, p. 16).
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