le traître comme étranger radical
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le traître comme étranger radical
Sébastien Schehr Maître de conférences Université de Nancy 2 2L2S Laboratoire Lorrain en Sciences Sociales (EA 3478) <[email protected]> Le traître comme étranger radical S i le traître a toujours fait l’objet – de l’Antiquité à nos jours – de représentations négatives ; s’il a de tous temps – en raison de son action et des bouleversements qu’elle implique – focalisé contre lui indignation, ressentiment collectif et désir de vengeance, il n’en reste pas moins une figure complexe, ambivalente, dont le rôle dans la vie politique et sociale ne saurait être oblitéré facilement. Ainsi, même si toute trahison peut être caractérisée sociologiquement comme une violation des rapports de confiance et de loyauté – c’est-à-dire comme une transgression des normes et autres conventions qui organisent la « bonne » pratique du lien social dans un ensemble donné – elle peut être aussi un acte fondateur et instituant, qui confronte son auteur à une expérience singulière, proche de celle de l’étranger chère à Simmel ou du « marginal man » qu’évoque R. E. Park. Au-delà du traitement manichéen et quelque peu caricatural réservé aux traîtres et autres renégats dans nos représentations ou notre imaginaire social, il s’agira dans cet article de relever les accointances qui existent entre ces diverses figures, en nous penchant notamment sur certains aspects méconnus de la condition de « traître ». 46 Le traître, vecteur de discontinuité n Rappelons tout d’abord brièvement ce que nous apprend l’analyse diachronique : comme le montre Thérive, les représentations sociales du traître apparaissent au cours de l’histoire globalement homogènes. Pour le dire brièvement, celles-ci font généralement du traître un être mauvais et pervers, mû par « des sentiments grossiers ». Celui-ci est ainsi presque toujours dépeint comme « un vendu » (Thérive 1951, p. 95), comme une sorte de Judas-type, et cela, quelles que soient ses motivations réelles ou les contextes dans lesquels sa trahison s’inscrit. L’analyse sociologique conforte cette perspective : les recherches portant sur les indicateurs de police, les informateurs ou les espions nous montrent que ni l’utilité du traître, ni son courage éventuel, ni sa personnalité, ses qualités ou ses justifications a posteriori ne suffisent à modifier cette représentation générale. En somme, si le traître en tant qu’individu peut être respecté et/ou considéré comme une personne respectable, le traître comme type ou comme catégorie sociale reste une figure méprisable, y compris aux yeux de ceux à qui la trahison profite (Åkerström 1991). Néanmoins, on remarquera que certaines périodes de l’histoire semblent plus favorables que d’autres à l’émergence puis à la diffusion de représentations dissonantes de la trahison : les trahisons relatées dans l’Ancien Testament ou dans certains mythes fondateurs gréco-romains sont à ce titre exemplaires, puisque la trahison – en dépit de sa dimension sacrilège – y fût parfois associée à l’idée d’ouverture et de création (Schehr 2008). Il en va de même au XVIIIe siècle où cette représentation de la trahison fit plus globalement écho aux diverses ruptures qui caractérisaient les Lumières (Fontany 1997). Cette association se comprend aisément : toute trahison met en effet à jour une tension entre deux temporalités, celle de la durée d’un côté et celle de l’instant, du « moment » de l’autre. La première renvoie à la tradition, aux obligations, au lignage, à la loyauté, à l’ordre... la deuxième à la singularité de l’événement disruptif, à l’imprévisibilité de la trahison et à l’inconnu sur lequel elle débouche. Toute trahison est donc césure avec un passé et/ou une continuité (Lisak 1999) : elle est autant menace pour l’ordre social que promesse d’avenir et de changement. Sébastien Schehr La trahison est par ailleurs prise de distance face aux certitudes établies : Boveri fait remarquer que de nombreuses trahisons sont bien des évasions « de la logique en cours » (Boveri 1971, p. 141). La trahison nous montre qu’il n’existe pas de légitimité incontestable : le traître n’est donc pas seulement celui qui rompt le lien et abuse notre confiance, c’est aussi celui « qui permet à tous d’entrevoir que les croyances les mieux partagées ne sont pas fondées en nature » (Marienstras 1988, p. 127). À l’instar de la raison, la trahison a un pouvoir corrosif, elle dissout toute tradition, règle, lien ou coutume. D’où l’affinité entre l’idée de trahison et celle de progrès ou de révolution, d’où sa résonance et son traitement au XVIIIe siècle. Le traître – comme l’étranger – introduit une dynamique dans le cours des choses. Son action ouvre l’horizon et enclenche d’autres possibles : « la trahison accompagne toute révolution, toute évolution : toute traduction » (Kaes 1999, p. 244). L’irruption de la trahison nous rappelle finalement que les jeux ne sont jamais complètement faits : la trahison est un contre-pied au sens de l’histoire, une parade contre la monotonie et l’harmonie absolues. Elle est une percée de la vie dans le monde de la sécurité « …où nous pouvons être sûr de toute chose et où le passé garantit le futur » (Hillman 2000, p. 18). De par la rupture qu’il provoque, le traître est donc un vecteur de discontinuité et de changement. Il n’y aurait d’ailleurs peut être pas d’histoire sans trahison : « …elle est toujours un facteur essentiel qui bouscule l’ordre établi, accélère les mutations, génère les évolutions. Sur ce crible, l’histoire apparaît donc comme une succession de légitimités dont la remise en question passe par des trahisons » (Jeambar & Roucaute 1988, p. 49-50). S’il est abusif de faire de la trahison le « moteur » de l’histoire, nous pouvons cependant avancer – pour rester dans ce type de métaphores – qu’elle en constitue bien l’un des cylindres majeurs : « le traître par la hardiesse de son acte est un faiseur d’histoire (...) l’acte, dans sa violence même, dans sa virulence, dans sa fulgurance, est fondateur » (Prieur 2004, p. 152). Le traître comme étranger radical L’on ne peut donc faire l’impasse sur la fonctionnalité sociale de la trahison. Les traîtres de ce point de vue, joueraient un rôle bénéfique dans la vie publique car ils permettraient à toute organisation ou système d’évoluer et d’éviter inertie et entropie. C’est bien ce qu’affirme Friedrich lorsqu’il évoque le rôle de ce qu’il nomme les « pathologies » du politique, visant notamment la trahison : « aucun système ne peut espérer s’adapter au changement aussi bien dans l’ordre des croyances, des intérêts et des valeurs si certains individus n’étaient disposés à trahir l’ordre politique ancien au profit du nouveau en voie d’émergence » (Friedrich 1972, p. 86). En bousculant l’ordre social, la trahison permet (voire favorise) la continuation de la vie sociale. Dissidents, renégats, hérétiques et autres espions – qui sont autant de figures du traître et d’incarnation de la trahison – jouent en effet un rôle non négligeable dans la transformation, voire dans l’émergence de nouvelles formes sociales (pensons aux dissidences politiques par exemple ou aux hérésies religieuses). C’est ce que BenYehuda appelle le paradoxe culturel de la trahison : la trahison nous donne à la fois l’occasion de réaffirmer les frontières sociales et morales (sanction ou exclusion des traîtres) mais nous permet aussi de créer de nouvelles organisations et de fonder de nouvelles relations (Ben-Yehuda 2001). Toute trahison a donc également une valeur de lien. Celle-ci rappelonsle, est définie par Godbout et Caillé comme « ce que vaut un objet, un service, un « geste » quelconque dans l’univers des liens, dans le renforcement des liens » (Godbout & Caillé 1992, p. 245). Or si une lecture rapide et nos représentations nous inclinent à ne voir en elle qu’une « rupture » – à valeur de lien strictement négative – il faut au contraire rappeler que toute trahison s’inscrit bien dans un cadre relationnel ternaire1 qui suppose toujours une nouvelle affiliation : le traître se détourne d’un ensemble social (dyade ou groupe plus important) pour en rejoindre un autre. La trahison n’est pas simple abandon : c’est une rupture et une affiliation. Se convertir, tourner sa veste, révéler un secret…sont des actes qui impliquent toujours l’institution d’un lien, même imaginaire. L’oxymoron de « destruction créatrice » qualifierait d’ailleurs au plus juste cet aspect bifide de toute trahison. Le traître n’est donc pas à proprement parler un « destructeur » : il s’agit plutôt d’un « passeur » qui instaure des connexions inédites entre des ensembles sociaux hétérogènes et antagonistes (Pozzi 1999, p. 21). À l’instar du traducteur – « écartelé entre une obligation de fidélité et une revendication de liberté » (Durastanti 2002, p. 127) – le traître « court-circuite » les univers séparés, il y instaure une transitivité : « de par sa trahison, il porte A dans B, l’ennemi à l’intérieur du (faux) ami. Hybride, il crée des hybrides. Il véhicule le dehors dans le dedans, il réalise des commixions innaturelles entre ce qui devrait rester distinct, il produit des entités abnormes (…) » (Pozzi 1999, p. 22). Deleuze oppose à ce sujet la figure du traître à celle du tricheur. La puissance de la trahison résiderait dans l’invention de lignes de fuites inédites : le traître se confronte à l’inconnu, c’est un découvreur contrairement au tricheur qui ne sait qu’imiter ou bégayer ce que d’autres ont déjà faits, dits ou accomplis. « Le vol créateur du traître contre les plagiats du tricheur » préciset-il (Deleuze & Parnet 1977, p. 52-53). Cette perspective est d’ailleurs reprise par Kaes qui rajoute : « tout chercheur, tout créateur, tout amoureux est un traître en puissance, dès lors qu’il franchit les limites du convenu, du convenable ou du connu » (Kaes 1999, p. 235). Le traître serait donc du côté de l’expérimentation et de la dynamique, de la mètis et du kairos, alors que le tricheur serait du côté de l’appropriation, de la gestion et de la statique : « le tricheur, lui, prétend s’emparer de propriétés fixes ou conquérir un territoire, ou même instaurer un nouvel ordre. Le tricheur a beaucoup d’avenir, mais pas du tout de devenir. Le prêtre, le devin, est un tricheur, mais l’expérimentateur est un traître. L’homme d’état ou l’homme de cour est un tricheur, mais l’homme de guerre (pas Maréchal ou général) un traître » (Deleuze & Parnet 1977, p. 53). Être un traître est donc une chose difficile selon Deleuze, car trahir « c’est créer » et créer, à l’instar de 47 tout geste instituant, c’est faire preuve d’initiative et d’imagination. Le traître comme individu absolu et étranger radical n Outsider, créateur, expérimentateur, passeur… les figures ne manquent pas pour évoquer la part instituante de toute trahison. Fontany ose un autre rapprochement : pour l’auteur, c’est peut être celle de Dionysos qui nous permettrait de comprendre au mieux l’action du traître. Dionysos représenterait en effet « l’intrusion soudaine au cœur de la vie de ce qui nous dépayse du cours normal des choses et de nous-même » (Fontany 1997, p. 338). Comme ce dernier, le traître est « porteur d’ivresse, de folie, et d’une souillure qu’il va infliger à celui qu’il trahit ». Il est pareillement vecteur de dissonance, son mode d’action s’inscrivant dans l’immédiateté et la spontanéité. Comme l’extase dionysiaque, la trahison se révèle dissolution et instauration d’un ordre nouveau. Un autre rapprochement s’impose entre les deux figures, reposant sur une certaine homologie de condition voire de dispositions : le traître, comme Dionysos, est « mouvement », « changement », absence d’une forme définie (est-il dedans ou dehors ? Avec « Nous » ou avec « Eux » ?). Le traître – être hybride selon Pozzi – est toujours celui qui met en question les limites d’une catégorie ou d’un genre. À sa façon, il récuse toute assignation et interroge les taxinomies établies : « un désordre catégoriel lui est inhérent » (Pozzi 1999, p. 21). Le traître rappelle ainsi le « marginal man » de R.E. Park, c’est-à-dire un individu qui se trouve aux marges de deux cultures et qui n’est adapté à aucune. On dira plutôt que, participant de deux cultures incompatibles, l’identité du traître est établie par deux identifications antagonistes (Pozzi 1999, p. 17). Sa condition n’est autre que celle de l’étranger chère à Simmel, mais un étranger radical puisque, comme le remarque judicieusement Pozzi, le traître est étranger aussi bien à son groupe d’appartenance qu’à son groupe de référence. Son mode d’affiliation ne peut donc qu’être paradoxal et ambivalent. Le traître, cet « oxymoron vivant », partage avec la figure simmélienne une disposition majeure : celle de l’objectivité qui résulte selon Simmel d’une combinaison particulière de distance et de proximité, d’attention et d’indifférence. Cette objectivité est définie comme « un type particulier de participation, semblable à l’objectivité de l’observation théorique ». Mais c’est surtout en tant que liberté que doit se comprendre cette objectivité : l’étranger « est plus libre pratiquement et théoriquement, il examine les relations avec moins de préjugés, il les soumet à des modèles plus généraux, plus objectifs, il ne s’attache pas par ses actes à respecter la tradition, la piété ou ses prédécesseurs » (Simmel 1984, p. 56). Son esprit opère ainsi « selon ses propres lois ». Qu’en est-il du traître ? De par son action, celui-ci se trouve pris dans une configuration particulière : en rupture de ban avec son cercle de référence et objet de son courroux, membre récent d’un nouvel ensemble sans être pleinement considéré comme membre à part entière, il n’appartient finalement « à aucun groupe et à tous les deux » (Pozzi 1999, p. 12-13). De ce fait, le traître possède un stock de connaissance et de typifications à nul autre pareil : à l’instar du « marginal secant » qu’évoquent Jamous puis Crozier (Jamous 1968, Crozier & Friedberg 1977) il est ainsi porteur, en raison de son mode d’affiliation, d’une double connaissance de membre. Celle-ci pourra être mise à profit par le traître, du moins tant que celui-ci n’est pas identifié ou démasqué. Cette « double connaissance » est d’ailleurs la condition de nombreuses manipulations2. Le traître, comme en témoigne les récits d’anciens espions ou d’informateurs, peut alors tirer de sa position privilégiée un sentiment de puissance voire d’omnipotence : il est en effet le seul à savoir « ce qui est vrai et ce qui est faux » (Pozzi 1999, p. 23) et peut en jouer librement. Sur la couverture de l’ouvrage consacré à l’espion français Déricourt, Lartéguy et Maloubier précisent à propos de ce dernier « il a servi – et trahi – Hitler, Churchill, Roosevelt …il n’a servi que 48 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger » lui-même, car il était le Diable » (Lartéguy & Maloubier 1992). Cette « double intimité antinomique » (Pozzi) du traître – même si elle n’est jamais totale – est donc profondément « différenciante » : puisque le traître est le seul à pouvoir assumer les perspectives des groupes auxquels il a affaire, il est aussi, par conséquent, le seul capable d’un savoir objectif sur ces mêmes groupes. Le traître actualise la figure de l’étranger en la radicalisant : il se voit contraint de concilier en lui-même une « double distance et une double identification vers ses deux objets » (Pozzi 1999, p. 23). Condamné à un point de vue relatif et à une tension psychique permanente, le traître se révèle « un artisan et un forçat du verstehen webérien » (idem, p. 24). On pensera ici tout particulièrement aux espions, dont la fonction suppose la transformation de cette disposition en compétence professionnelle. L’expérience de la trahison, du point de vue du traître, comporte donc aussi son lot de souffrances puisque sa position précaire le confine à une « schizophrénie contrôlée »3 qu’il ne peut jamais vraiment oublier sous peine d’être démasqué : la duplicité et le mensonge se paient toujours d’une grande anxiété et d’un fort sentiment de solitude comme le montre le travail de Pincher sur les traîtres ayant œuvré dans les milieux du renseignement (Pincher 1987). La biographie de Philby – espion britannique qui trahit au profit de l’Union soviétique – nous éclaire particulièrement sur ce point : celui-ci buvait beaucoup et vivait dans un état permanent de surexcitation nerveuse. Un témoin précise : « il ne parvenait à se détendre qu’en se rabattant goulûment sur les plaisirs quotidiens, ce qu’il appelait « profiter pleinement de l’existence ». (Il fit sien) le comportement du permissionnaire, de l’homme constamment en guerre » (cité par Cave Brown 1997, p. 373). La souffrance que ressent le traître n’est donc pas du même type que celle du trahi. Elle s’origine tout d’abord dans l’acte de rupture qui est souvent l’occasion pour le traître de révéler publiquement « le secret d’un conflit de désir » (Kaes 1999, p. 231). La duplicité du traître éclate au grand jour : c’est bien évidemment une Sébastien Schehr surprise pour l’ensemble qui se trouve trahi mais aussi paradoxalement pour le traître lui-même qui – avant l’acte proditoire – pouvait encore se voir ou se présenter en tant que membre de cet ensemble. À la distance intérieure (s’il y en avait une) se substitue la rupture. La trahison abolit donc ce clivage en même temps qu’elle le « rappelle » en l’exposant publiquement. Tout traître est de ce fait un homme divisé, déchiré et sa trahison le renvoie à sa division. On oublie généralement que l’expérience de la trahison est aussi souvent celle de la trahison de soi. En effet, puisque divisé, clivé, déchiré… le traître – en trahissant – trahit bien une partie de lui-même ou l’une de ses facettes : il se renie et, ce faisant, « voit couler dans ses propres veines le sang de celui qu’il trahit » (Fontany 1997, p. 437-438). Un militant du FLN passé dans les rangs de l’armée française au moment de la guerre d’Algérie témoigne : « je quittais pour toujours mes habitudes et mes amis de cinq ans. On s’attache, puis on s’arrache et la vie continue. J’étais complètement désorienté » (Madoui 2004, p. 223). Nous retrouvons ici l’expérience de l’effroi et du malaise si caractéristique des victimes d’une trahison (Schehr 2008) : en trahissant, le traître se renie et se découvre en même temps. L’expérience de la trahison – vue du traître – est donc aussi celle de l’autodestruction. Ces éléments nous permettent de penser que le traître n’est pas un individu comme les autres. Lisak affirme ainsi que l’histoire de la trahison peut être ramenée à une « scène primordiale » rejouée en quelque sorte à l’infini : c’est celle de la désobéissance de Lucifer qui a osé s’élever contre Dieu lui-même (Lisak 1999, p. 16). Toute trahison impliquerait ce moment individualisant où l’affirmation de soi, l’identité, se construiraient dans et par la séparation. Autrement dit, l’identité trouve ici sa source non principalement dans l’affiliation et la célébration du lien, mais dans la rupture et la dynamique qu’elle entraîne (la trahison comme rupture créatrice). Nous avons souligné précédemment que le traître se trouvait « pris » dans une configuration sociologique paradoxale, à la fois participant de tous Le traître comme étranger radical les groupes et extérieurs à ceux-ci : la distance – psychique, culturelle ou sociologique – caractérise le traître et son univers mental (il nous faut bien évidemment rajouter que cette distance est aussi construite et renforcée par la stigmatisation et le mépris dont le traître est l’objet). L’abondance des traîtres à la Renaissance a ainsi amené Burckhardt à considérer cette figure comme l’un des éléments symptomatiques du développement de l’individualisme moderne. La trahison n’est que la suite logique d’un « détachement moral » à la fois constitutif de l’individualité et renforçant celle-ci : « l’individu commence par se détacher moralement de l’État, qui la plupart du temps est tyrannique et illégitime ; dès lors tout ce qu’il veut et fait lui est imputé, à tort ou à raison, comme trahison. À la vue de l’égoïsme triomphant, il entreprend lui-même de défendre son droit ; il se venge et devient la proie des plus funestes passions, tandis qu’il croit rendre la paix à son cœur ». L’autoréférence est son trait psychique majeur : « en face des pouvoirs et des lois qui tendent à l’arrêter, il a le sentiment de sa propre supériorité personnelle ; il ne consulte que lui-même en toute circonstance et se décide à agir selon que l’honneur et l’intérêt, la prudence et la passion, la crainte et la vengeance se concilient dans son âme » (Burckhardt 1906, p. 219). Cette hypothèse mérite quelques développements et un autre point d’appui, en l’occurrence le travail de Dumont sur la genèse de l’individualisme. Ce dernier, rappelons-le brièvement, mobilise à titre de comparaison avec l’individu moderne, la figure du renonçant indien qu’il considère comme l’archétype originel de l’individu autosuffisant. Il le décrit ainsi : « …l’homme qui cherche la vérité ultime abandonne la vie sociale et ses contraintes pour se consacrer à son progrès et à sa destinée propres. Lorsqu’il regarde derrière lui le monde social, il le voit à distance, comme quelque chose sans réalité, et la découverte de soi se confond pour lui, non pas avec le salut dans le sens chrétien, mais avec la libération des entraves de la vie telle qu’elle est vécue dans ce monde ». Et de rajouter : « sa pensée est sembla- ble à celle de l’individu moderne, avec pourtant cette différence essentielle : nous vivons dans le monde social, il vit hors de lui » (Dumont 1983, p. 35-36). Dumont défend l’idée que le même type sociologique était également présent dans le christianisme primitif et dans l’Antiquité. Il convoque ainsi les figures du sage grec ou du stoïcien, qui à la différence du renonçant indien, demeurent en proie à la vie mondaine mais sous un rapport particulier : l’adaptation au monde est en effet obtenue par une relativisation des valeurs. Dumont parle donc d’un « divorce originel » pour évoquer le maintien d’un type sociologique d’une société à l’autre : « l’individu se suffisant à lui-même demeure le principe, même lorsqu’il agit dans le monde » (idem, p. 38). Ainsi par exemple, le stoïcien « se définit toujours comme étranger au monde ». L’intuition de Burckhardt est donc loin d’être infondée : il y a bien un lien entre la trahison et l’affirmation de l’individu comme type sociologique, et donc entre l’extériorité, la distance et l’affirmation de soi. En effet, le traître, de par sa trahison, « renonce » d’une certaine manière (car il n’est pas forcément conscient des conséquences de son acte) aux mondes auxquels il participe, dans le sens où il ne pourra plus vivre son appartenance que sous le mode de l’ambivalence et de la distance (a maxima son expérience sera celle de l’exil, du bannissement quand ce n’est pas celle de la mort). À l’instar du sage grec, préfiguration de l’individu-dans-le-monde selon Dumont, le traître sort des rangs et ne peut dès lors inscrire son rapport au monde que par une relativisation de celui-ci (objectivité, « double connaissance de membre », « détachement » chez Burckhardt…). Pozzi propose d’ailleurs un autre rapprochement : celui du traître et de l’argent. Si cette association apparaît commune dans nos représentations – puisqu’il est souvent posé que l’argent serait au principe de nombreuses trahisons : pensons à celle de Judas par exemple – et ne va pas sans soulever quelques objections, elle a néanmoins l’avantage de souligner certains aspects importants de la condition de 49 « traître ». Ainsi, l’argent, comme le traître, est « abstrait » et sans lien, ou du moins, il n’appartient que provisoirement (Pozzi 1999, p. 19). Comme le traître, l’argent ignore à sa façon les frontières ou les normes sociales. Jouant et se jouant des ensembles sociaux, être de la distance et étranger radical, le traître incarnerait en somme l’utilitarisme si caractéristique de l’homo œconomicus : « là où les autres se laissent impliquer et se passionnent, il pèse, il évalue et il calcule » (idem, p. 19-20). Ce rapprochement pose bien sûr question : tout d’abord parce que la catégorie « trahison » et la figure du traître n’auraient pas lieu d’être dans un univers entièrement marchand, peuplé d’homo œconomicus rationnels et maximisateurs. Rappelons que, pour qu’il y ait des traîtres, il faut aussi qu’il y ait des frontières sociales et morales, et donc des individus dont les manières d’être et d’agir ne se limitent pas à la rationalité instrumentale. Ensuite, si le traître peut effectivement être un manipulateur, ou s’il peut orienter à son profit les clivages entre cercles sociaux, et donc apparaître et se vivre comme un homo strategicus, il ne saurait être réduit à cet agir. L’isomorphisme de la trahison et de l’argent bute en effet sur ce que Petitat appelle le « cordon ombilical sémiotique » qui relie le traître aux autres individus : que le traître soit un créateur et/ou un manipulateur ne fait pas pour autant de lui une figure soustraite à toute contrainte environnementale. Si l’on peut donc considérer le traître comme un homme libre, c’est en raison de sa tentative d’être « maître des virtualités du réversible » afin de « renforcer son autonomie » (Petitat 1998, p. 184) et non en raison de ses seules capacités de calcul. De plus, si son détachement était aussi intégral, s’il était aussi désindexé du réel qu’un homo œconomicus, on ne comprendrait pas pourquoi il ressentirait de la culpabilité après avoir trahi ou tenterait – comme le montre les enquêtes sociologiques portant sur l’expérience de la trahison – de requalifier son acte en s’appuyant sur des « alliés » : toute personne accusée de trahison essaye en effet d’imposer une autre définition de la situation afin de contrer la stigmatisation dont elle est l’objet (Schehr 2008). Par contre, il nous semble indéniable que l’acte de trahison est bien vecteur de réflexivité au sens de Beck : rappelons que celui-ci emploie le terme d’individualisation réflexive pour qualifier les capacités de mise à distance critique dont les individus feraient preuve vis-à-vis des cadres sociaux préétablis. L’on ne saurait donc considérer que la trahison confinerait systématiquement son auteur au calcul et à la rationalité instrumentale : elle favoriserait plutôt une certaine construction réflexive de soi. Tous traîtres ? n Si toute trahison est « différenciante », il nous faut ajouter que toute différenciation est peut être nécessairement trahison. Ne faudrait-il pas en effet renverser notre proposition sur la condition de traître et nous demander si devenir, ce n’est pas obligatoirement trahir ? Ce qui revient finalement à considérer la trahison comme une nécessité psychique ou anthropologique : comment devenir soi-même sans trahir ? Comment construire et affirmer son autonomie sans sortir des sentiers battus et trahir divers héritages ? Tel est bien le point de vue du psychanalyste Scarfone pour qui « sous un certain angle, tout travail d’individuation est une « trahison » » (Scarfone 1999, p. 108). S’appuyant sur un extrait bien connu de la Genèse (« l’homme abandonnera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme… »), la psychologue Prieur rappelle quant à elle que devenir passe toujours par des ruptures et des abandons : « naître à soi implique que l’on sorte du lieu qui nous a fait » (Prieur 2004, p. 58). La trahison – parce que libératrice – serait ainsi au cœur des processus d’évolution individuels, familiaux et sociaux. L’évolution psychosexuelle, par exemple, peut être décrite comme une série de trahisons, le sujet en étant à la fois ou successivement traître et trahi : « une trahison en trois étapes : la séparation première (le désenchantement de la dyade) ; la trahison oedipienne ; la trahison finale, cette prime à la jeunesse : exogamie et abandon des vieux 50 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger » parents – des parents devenus vieux » (Kapsambelis & al. 2008, p. 949-950). Les trahisons seraient des « compagnes utiles », constituant des leviers pour toute émancipation : afin de briser les fidélités psychiques au passé, il nous faudrait donc les accepter, de même que les conséquences qu’elles impliquent (« …cela suppose qu’on supporte le fait que nos parents nous regardent comme un parjure, qu’on soit perdu comme enfant idéal… »). Etre soi suppose ainsi d’assumer (de choisir ?) sa ou ses trahisons. Dans cette perspective, nous sommes donc tous des traîtres et l’expérience de la trahison se révèle plus commune, plus banale que nous le croyons généralement. Le couple, par exemple, peut être considéré comme « l’union de deux traîtres en puissance qui s’aident respectivement à trahir une part de leur héritage, pour accéder à une histoire renouvelée, innovante et rafraîchie » (Prieur 2004, p. 141). Mais ceci peut être compris dans l’autre sens : vivre, devenir, ce n’est pas seulement trahir et assumer sa ou ses trahisons, c’est aussi accepter d’être trahi, c’est-à-dire prendre le risque de la trahison. Comme le rappelle Hillman, vivre et aimer seulement « là où nous trouvons sécurité et monde clos, là où nous ne pouvons être ni blessé ni abandonné, où toute promesse verbale est un engagement qui lie éternellement » revient bien à rester en dehors de la vie réelle, dans la négation de celle-ci (Hillman 2004, p. 16). La capacité à se lier, le fait même d’aimer suppose la trahison4. Sébastien Schehr Bibliographie Åkerström M. (1991), Betrayal and Betrayers : The Sociology of Treachery, New Brunswick, Transaction Publishers. Beck, U. (2001), La société du risque, Paris, Alto Aubier. Ben-Yehuda N. (2001), Betrayal and Treason. Violations of Trust and Loyalty, Cambridge USA, Westview Press. Boveri M. (1971), La trahison au XXe siècle, Paris, Gallimard. Burckhardt J. (1906), La civilisation en Italie au temps de la Renaissance, Tome II, Plon, Paris. Cave Brown A. (1997), Philby père et fils, la trahison dans le sang, Paris, Éditions Pygmalion. Crozier M. & Friedberg E. (1977), L’acteur et le système, Paris, Le Seuil. Deleuze G. & Parnet C. (1977), Dialogues, Paris, Flammarion. Detienne M. & Vernant J. P. (1974), Les ruses de l’intelligence : la Mètis chez les grecs, Paris, Flammarion. Dumont L. (1983), Essais sur l’individualisme, Paris, Le Seuil. Durastanti S. (2002), Éloge de la trahison, Paris, Le passage. Fontany L. 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(1951), Essai sur les trahisons, Paris, Calmann-Lévy. Notes 1. Il faut être trois pour trahir : toute trahison suppose un traître, un trahi et un tiers auquel celle-ci profite. 2. Évoquant la position du traître, un officier du renseignement américain – McCargar – précise : « …votre connaissance de ses intérêts en matière de renseignement et de ses agissements politiques vous confère une quasi-certitude sur ses intentions. Et, par dessus tout, vous pouvez gouverner ses faits et gestes en le renseignant de manière à servir vos propres objectifs, en influençant ses évaluations pour mieux l’induire en erreur, et pour lui faire traduire en actes ses erreurs de décision » (cité par A. Cave Brown, op. cit., p. 255). 3. Trevor-Roper, haut-fonctionnaire du renseignement britannique pendant la seconde guerre mondiale, dit de Philby et de ses comparses « de tels sujets peuvent nous paraître côtoyer les confins de la schizophrénie. Ils vivent dans deux mondes différents, ils agissent simultanément sur deux niveaux. En fait, une de leurs vies a pris le pas sur l’autre, dévorant le cœur sans toucher à la force des habitudes » (cité par Cave Brown 1997, p. 309-310). 4. « Un homme qui ne peut pas trahir sa mère (en tant que premier objet d’amour), une femme qui ne peut pas trahir son père, peuvent-ils vraiment aimer ? On voit d’où vient la difficulté : l’origine, on ne peut que lui être infidèle, même si son action récurrente révèle une étonnante fidélité, dans la façon dont on s’écarte de ses origines » (D. Sibony, « Le partage des eaux » dans : C. Wajsbrot, La fidélité. Un horizon, un échange, une mémoire, Paris, Autrement, 1990, p. 16). 51