Du fait qu`il est déjà titulaire d`une autorisation de jeu, un

Transcription

Du fait qu`il est déjà titulaire d`une autorisation de jeu, un
DÉLÉGATIONS DE SERVICE PUBLIC
Du fait qu’il est déjà titulaire d’une autorisation
de jeu, un candidat à l’attribution de
la délégation d’un casino municipal tire-t-il
un avantage excessif de sa situation
Résumé
de délégataire sortant?
La pratique du ministère de l’Intérieur consistant à imposer une
période probatoire d’un an au
nouvel exploitant d’un casino
pour pouvoir exploiter des
machines à sous, confère un
avantage excessif au délégataire
sortant.
Passation ■ Casino municipal ■ Combinaison entre les règles de concurrence et celles de la police des jeux ■ Avantage excessif tiré par l’un des
candidats de sa situation de précédent délégataire.
CE (Section) 10 mars 2006, Commune d’Houlgate – Société d’exploitation du casino
d’Houlgate, req. nos 264098, 264123, 268524 – M. Jouguelet, Rapp. – M. Casas, C. du G.
– SCP Vier, Barthélemy, Matuchansky, SCP Peignot et Garreau, SCP Gatineau, Av.
CONCLUSIONS
Didier CASAS, commissaire du gouvernement
ment touristique des communes concernées. Du reste, les articles L. 2333-54 à
L. 2333-57 du code général des collectivités
territoriales qui organisent les conditions
dans lesquelles les personnes publiques
prélèvent certaines sommes sur les recettes
des casinos prévoient l’affectation d’une partie de ces sommes aux actions en faveur du
développement touristique.
En l’espèce, outre la SECH, délégataire
sortant, la société Émeraude a également
présenté une candidature. Saisie, la commission de délégation de service public de la ville
a toutefois proposé au maire de n’engager de
négociation qu’avec la SECH. Dans son avis,
qui reconnaissait que les offres étaient assez
proches sur le plan qualitatif, la commission
donnait toutefois clairement l’avantage à
l’offre déposée par la SECH. Le maire a suivi
cet avis. Finalement, par une délibération du
18 août 2000, le conseil municipal a autorisé
le maire à signer la convention avec la SECH
et a approuvé le cahier des charges.
La société Émeraude a contesté cette délibération devant le tribunal administratif de
Caen qui, par un jugement du 11 juillet 2001,
a rejeté sa requête. La cour administrative
d’appel de Nantes, dans l’arrêt du
21 novembre 2003 qui vous est déféré tant
par la commune que par la SECH, a annulé
le jugement du tribunal administratif ainsi
que la délibération du 18 août 2000. Sous un
troisième numéro, la commune présente
également des conclusions à fin de sursis à
exécution de l’arrêt.
Ces trois pourvois posent la question de la
combinaison entre les règles de concurrence et la police des jeux. La cour a, en
effet, estimé que la commune avait illégalement tenu compte d’un avantage qu’un des
candidats tenait de sa situation de précédent
délégataire. Or, cet avantage résulte directement de l’application, par le ministre de l’Intérieur, de ses pouvoirs de police.
BULLETIN JURIDIQUE DES CONTRATS PUBLICS N° 46
203
Le renouvellement de
la délégation de l’exploitation
du casino d’Houlgate
La commune d’Houlgate, station balnéaire, a confié en 1991 l’exploitation de son
casino municipal à la société d’exploitation
du casino d’Houlgate (SECH) pour une
durée de neuf ans à compter du 1er avril
1992. Au mois de février 2000, le conseil
municipal a pris les dispositions nécessaires
au renouvellement de l’exploitant. Elle a
donc décidé de lancer une procédure de
délégation de service public.
En effet, ainsi que vous en avez jugé dans
votre décision du 25 mars 1966, Ville de
Royan 1, le contrat portant sur la construction et l’exploitation d’un casino est une
concession de service public. La Section de
l’intérieur, dans un avis du 4 avril 1995 2, en
a déduit que depuis l’adoption de la loi
Sapin du 29 janvier 1993, les contrats
devaient être regardés comme des délégations de service public. Dans cet avis, la Section rappelle que le législateur, tout en soumettant à une surveillance particulière les
jeux autorisés dans les casinos, a entendu
que ces activités concourent au développe-
1
2
Rec., p. 237.
Req. n° 357274 : EDCE, p. 414.
Les principaux éléments
du régime juridique des jeux
Avant d’entrer plus en détail dans l’examen des moyens, il est nécessaire de vous
exposer ce que sont les éléments principaux
du régime juridique des jeux.
Le principe posé par l’article 410 du code
pénal est que les jeux sont interdits. Par
dérogation cependant, la loi du 15 juin 1907
modifiée admet que des autorisations de
jeux puissent être accordées aux casinos
des stations balnéaires, thermales et climatiques. C’est le décret du 22 décembre 1959
modifié 3 qui organise le régime de ces autorisations. Elles peuvent concerner deux
3
N° 59-1489.
DÉLÉGATIONS DE SERVICE PUBLIC
grandes catégories de jeux. D’une part, les
jeux dits « de table » (boule, vingt-trois, roulette, roulette américaine, roulette anglaise,
trente-et-quarante, Black-jack, craps, punto
y blanco, et les différentes sortes de baccara) et, d’autre part, les « jeux pratiqués
avec des appareils procurant un gain en
argent », appareils autrement connus sous le
nom de « machines à sous » et sous le surnom de « bandits manchots ».
Les autorisations de jeux sont accordées
par arrêté du ministre de l’Intérieur. Ainsi que
l’indique l’avis précité de la Section de l’intérieur, la législation sur les jeux et la loi Sapin se
combinent puisque l’autorisation d’exploiter
ne peut être demandée par le gestionnaire
qu’une fois désigné par la commune, donc
une fois la procédure de délégation de service
public parvenue à son terme. La demande est
adressée à l’autorité préfectorale qui diligente
une enquête de commodo et incommodo,
puis transmet son avis au ministre, lequel,
après avis de la commission supérieure des
jeux, prend sa décision. Le ministre a un très
large pouvoir d’appréciation. Vous exercez un
contrôle restreint sur cette décision 4.
L’interdiction faite aux nouveaux
exploitants, pendant
une période d’un an, d’exploiter
des machines à sous
Venons-en à présent à l’arrêt attaqué.
Pour annuler la délibération du conseil
municipal, la cour a estimé que la commune
avait tenu compte d’un avantage que la
SECH tenait de sa situation de précédent
délégataire de service public.
Quel était cet avantage ?
La cour s’appuie sur les conséquences de
ce qui était, selon elle, une pratique systématique du ministère de l’Intérieur en
matière de délivrance des autorisations d’exploitation de jeux. Selon l’arrêt, la pratique
du ministère consistait à traiter de façon différente l’ancien exploitant demandant le
renouvellement de son autorisation et l’exploitant nouveau demandant une première
autorisation. L’arrêt relève que, dans l’exercice de ses pouvoirs de police, le ministre de
l’Intérieur imposait au nouveau venu une
période probatoire d’au moins un an pendant laquelle il n’était autorisé à exploiter
que les seuls jeux de table, à l’exclusion des
machines à sous. À l’inverse, l’autorisation
demandée par l’exploitant sortant était
renouvelée sans délai pour l’ensemble des
jeux, y compris les machines à sous.
Notons d’emblée que cette différence de
traitement n’est neutre ni sur l’équilibre financier du casino, ni sur les ressources qu’en
retire la commune. En effet, contrairement à
ce que l’on pourrait croire, les machines à
sous rapportent beaucoup plus d’argent aux
casinos que les jeux de tables. Le rapport
public pour 2001 de la Cour des comptes
indique ainsi que les recettes des machines à
sous représentent environ 90 % des recettes
totales des casinos. Un établissement privé
de cette ressource pendant une année au
moins n’est donc pas dans la même situation
que celui qui en bénéficie immédiatement. En
outre, et ce point est évidemment important,
la différence de traitement entre les deux
catégories d’exploitants n’est pas sans incidence sur les finances communales. En
application de l’article L. 2333-54 du code
général des collectivités territoriales, les communes peuvent prélever jusqu’à 15 % du produit brut des jeux, ce qui constitue pour elles
une manne très importante. La commune est
donc nécessairement très sensible aux
conséquences financières de la rapidité avec
laquelle l’exploitant du casino municipal est
autorisé à exploiter des machines à sous.
De l’ensemble de ces constats, la cour tire
les conséquences dans l’arrêt. Elle relève
d’abord que la société Émeraude, pressentant
qu’elle devrait subir cette période probatoire,
en avait informé la commune dans son dossier de candidature et lui avait même indiqué
qu’elle était prête à compenser financièrement
le manque à gagner. Mais la cour constate
que la commune, considérant que le risque de
désaffection durable de son casino était trop
grand en cas d’absence des « machines à
sous », a estimé qu’elle ne pouvait choisir la
société Émeraude et a retenu, pour ce motif,
l’offre de la SECH, exploitant sortant.
Selon la cour, le fait d’avoir pris en considération cet avantage pour attribuer la délégation de service public a faussé le jeu de la
concurrence en limitant illégalement l’accès
au contrat.
tage aurait vicié la procédure de sélection du
délégataire. Mais, dans son considérant de
principe, après avoir précisé que les dispositions du code général des collectivités territoriales relatives aux délégations de service
public devaient se combiner avec les exigences de la police des jeux – ce qui est le
principe posé par l’avis précité de la Section
de l’intérieur – la cour a jugé que « l’application de ces règles relatives à la police spéciale des jeux ne doit pas avoir pour effet de
conduire à empêcher, restreindre ou fausser
le jeu de la concurrence sur un marché,
notamment en limitant […] le libre exercice
de la concurrence par d’autres entreprises ;
qu’il en va en particulier ainsi dans les secteurs où des entreprises sont candidates à
des délégations de service public ». Cette
motivation, qui constitue le cœur du raisonnement de l’arrêt attaqué, nous allons y
revenir, nous paraît non seulement suffisante
mais parfaitement claire. Du reste, elle est
directement reprise de celle que vous avez
vous-même retenue dans la décision de
Section du 30 avril 2003, Syndicat professionnel des exploitants indépendants des
réseaux d’eau et d’assainissement 5.
Le deuxième moyen des pourvois est tiré
de l’erreur de droit qu’aurait commise la cour
en jugeant que le délégataire sortant bénéficiait d’un avantage dont la commune aurait
illégalement tenu compte.
Ce moyen a deux branches. D’abord, la
cour aurait commis une erreur de droit en
estimant que le délégataire sortant bénéficiait d’un avantage du fait de la pratique
ministérielle ; ensuite, en supposant que ce
soit le cas, la cour aurait commis une autre
erreur de droit en jugeant que la commune
ne pouvait légalement tenir compte de cet
avantage.
Nous examinerons successivement ces
deux branches.
L’avantage découlant pour le
délégataire sortant de la pratique
du ministère de l’Intérieur
Un arrêt suffisamment motivé
La première implique que vous vous prononciez sur la légalité de la pratique imputée
aux services du ministère de l’Intérieur. Les
requérants soutiennent que la réglementation, prise en elle-même, ne crée aucun
avantage particulier pour le délégataire sortant. C’est parfaitement exact : de telles
modalités différenciées d’instruction des
demandes ne sont prévues par aucune disposition législative ou réglementaire. Tout
CE 3 mai 1993, Société d’exploitation d’industries touristiques : Rec., T., p. 1053.
Les requérantes présentent deux moyens.
Le premier est tiré de l’insuffisante motivation de l’arrêt. Nous ne le croyons fondé
dans aucune de ses deux branches.
Il est d’abord reproché à la cour de ne pas
avoir précisé les raisons pour lesquelles elle
considérait que la SECH, société sortante,
bénéficiait d’un avantage. Mais la cour
expose au contraire le mécanisme de façon
extrêmement claire et précise.
Dans une deuxième branche du moyen, il
est fait grief à la cour de ne pas avoir expliqué en quoi la prise en compte de cet avan-
204
BULLETIN JURIDIQUE DES CONTRATS PUBLICS N° 46
4
5
Rec., p. 189 ; AJDA 2003.1150, chron. ; BJDCP n° 32, janvier 2004, p. 39, concl. J.-H. Stahl.
DÉLÉGATIONS DE SERVICE PUBLIC
procède, observent les requérantes, de la
pratique ministérielle et des affirmations de
la société Émeraude sur ce point.
Il résulte, en effet, des pièces du dossier
soumis aux juges du fond que la société
Émeraude a sollicité par écrit le directeur
régional des renseignements généraux de
Basse-Normandie afin de lui demander
confirmation de l’existence de la pratique
administrative dont il est question. Contre
toute attente, le directeur régional des renseignements généraux, insuffisamment
prudent ou excessivement honnête, n’a pas
craint de répondre très officiellement à
cette demande empreinte de fausse naïveté. La lettre qu’il a adressée à la société
Émeraude est au dossier : elle confirme
l’existence de la pratique de la période probatoire et fait connaître à la société Émeraude que si elle est choisie par la commune, elle y sera soumise.
Pour trancher cette première branche du
moyen d’erreur de droit, qui est aussi mêlée
de dénaturation, il vous faut considérer successivement deux points : y avait-il vraiment
avantage et si oui était-il vraiment illégal ?
À vrai dire, les pièces du dossier ne laissent planer aucun doute sur le premier point.
Les observations produites par le ministre de
l’Intérieur sont très riches d’enseignements.
Le ministre admet en effet très explicitement
le caractère « général » et « délibéré » de la
pratique dite de « l’année probatoire ». Donc,
la SECH, en tant qu’elle était assurée de
bénéficier du renouvellement rapide de son
autorisation, bénéficiait bien d’un avantage
par rapport à la société Émeraude qui, elle,
aurait nécessairement dû attendre une
année. La cour n’a pas dénaturé les pièces
du dossier en constatant l’existence de cette
pratique ministérielle et en décrivant sa portée tout à fait générale.
Vos décisions de Section Fédération
française des sociétés d’assurance et
autres 6 et Million et Marais 7 ont marqué
une étape importante dans l’intégration
progressive du droit de la concurrence au
bloc de légalité. Depuis ces décisions,
vous donnez toute leur portée aux règles
de concurrence issues soit du traité, soit
de l’ordonnance du 1er décembre 1986,
aujourd’hui codifiée au code de commerce. D’autres ont suivi 8.
Puis, dans le prolongement de cette
ligne, votre jurisprudence a poursuivi son
évolution. Dans les années récentes, elle
est marquée, nous semble-t-il, par une
conception encore un peu plus large des
règles de concurrence dont vous assurez le
respect. Votre contrôle ne porte plus seulement sur le respect des dispositions communautaires ou nationales prohibant les
abus de position dominante ou les
ententes. Vous acceptez aussi de contrôler
des actes administratifs au motif qu’ils
auraient pour effet de restreindre excessivement l’accès à un marché en raison des
avantages qu’ils conféreraient à certains
opérateurs plutôt qu’à d’autres.
Cette conception élargie des règles de
concurrence n’est pas distincte de ce vous
jugez sur le fondement de la jurisprudence
inaugurée par vos décisions Fédération
française des sociétés d’assurance et Million et Marais. Elle en est un simple prolongement.
Concrètement, cela vous a conduit à
admettre l’existence d’un « principe d’égal
accès » à la commande publique 9. Puis,
dans la décision de Section précitée Syndicat professionnel des exploitants indépendants des réseaux d’eau et d’assainissement, vous avez annulé un arrêté
d’extension d’une convention collective au
motif qu’il avait pour effet de désavantager
excessivement certaines entreprises candidates à l’attribution de délégations de service public en rendant leurs offres moins
attractives.
Les motifs de cette décision de 2003, dont
la cour de Nantes s’est, en l’espèce, inspirée
directement, retiennent l’attention. Vous
avez jugé que « dans la mise en œuvre des
pouvoirs que le ministre du Travail tient du
code du travail, il lui appartient de veiller à ce
que l’extension d’une convention collective
[…] n’ait pas pour effet de conduire à empêcher, restreindre ou fausser le jeu de la
concurrence sur un marché, notamment en
limitant l’accès à ce marché ». Pour ce faire,
avez-vous ajouté, il incombe au ministre
d’opérer, sous le contrôle du juge de l’excès
de pouvoir, une conciliation entre, d’une
part, les objectifs d’ordre social de nature à
justifier l’extension d’une convention collective et, d’autre part, les impératifs tenant à la
préservation de la libre concurrence dans le
secteur en cause.
La présente affaire se situe très exactement dans le même cadre d’analyse.
La nécessaire conciliation
des objectifs de l’ordre public
et de la préservation de
la libre concurrence dans
le secteur des casinos
CE 8 novembre 1996 : Rec., p. 441, concl. pdt Bonichot,
chron. Chauvaux-Girardot ; AJDA 1997.142.
7 CE 3 novembre 1997 : Rec., p. 406, concl. J.-H. Stahl.
8 V. notamment : CE 17 décembre 1997, Ordre avocats à la
cour d’appel de Paris : Rec., p. 491 ; CE 1er avril 1998, Union
hospitalière privée : Rec., p. 114 ; CE S. 26 mars 1999,
Société EDA : Rec., p. 95 ; CE 7 juillet 2000, Fédération française des sociétés d’assurances : Rec., T., p. 873 ; CE
S. 22 novembre 2000, Société L&P Publicité : Rec., p. 525,
concl. Stéphane Austry ; CE 27 juillet 2001, CAMIF : Rec.,
p. 401.
9 CE Avis 8 novembre 2000, Jean-Louis Bernard Consultants : Rec., p. 492, concl. Catherine Bergeal.
Nous pensons, en premier lieu, qu’il n’y
a pas d’obstacle à ce que vous affirmiez
que, dans l’exercice de son pouvoir de
police, le ministre de l’Intérieur doit lui
aussi opérer une conciliation entre les
objectifs de l’ordre public et les impératifs
tenant à la préservation de la libre concurrence dans le secteur des casinos. Nous
voyons mal au nom de quelle considération vous vous refuseriez à une telle affirmation alors que vous l’avez admise en
matière de droit du travail. Du reste, la
question de principe a d’ores et déjà été
tranchée : l’avis de Section L&P Publicité
indique que la mise en œuvre des pouvoirs
de police doit pouvoir être discutée au
regard de ses effets sur la concurrence.
En deuxième lieu, nous pensons que la
pratique consistant, de la part du ministre de
l’Intérieur, à autoriser l’exploitation d’un
casino dans des conditions de délai très différentes selon que la société exploitante est
nouvelle ou non est effectivement de nature
à rompre l’égalité entre les différents candidats à l’attribution de la délégation de service public. Les entreprises, selon qu’elles
sont « sortantes » ou « entrantes », n’ont pas
les mêmes chances d’obtenir le contrat,
c’est une évidence. L’atteinte au libre jeu de
la concurrence est manifeste.
Mais cette atteinte est-elle suffisamment
grave pour condamner la pratique ?
La question doit être posée sérieusement
et la réponse que vous y apporterez nous
paraît devoir être pondérée. En effet, ce qui
est en jeu ici, ce n’est pas seulement le droit
de la concurrence. C’est aussi le maintien efficace de l’ordre public. La décision d’autoriser
BULLETIN JURIDIQUE DES CONTRATS PUBLICS N° 46
205
La question de la légalité de
cet avantage au regard du droit
de la concurrence
L’avantage ainsi concédé était-il pour
autant illégal ? C’est la deuxième question
que pose cette branche du moyen, question
qui a paru suffisamment délicate pour être
soumise à votre formation de jugement. La
cour a jugé que l’avantage était illégal car la
pratique ministérielle avait pour effet d’empêcher, restreindre ou fausser le jeu de la
concurrence en limitant l’accès de la société
Émeraude au contrat.
Cette affirmation est contestée par les
pourvois. L’appréciation de son bien-fondé à
laquelle il vous revient de procéder maintenant, implique d’abord un bref rappel du
cadre juridique dans lequel elle s’insère.
6
DÉLÉGATIONS DE SERVICE PUBLIC
l’exploitation d’un casino et notamment de
machines à sous n’est pas une décision anodine au plan de la sécurité et de l’ordre
publics. On sait bien que les machines à sous
déplacent des volumes considérables de
liquidités, auxquelles les services de police ne
peuvent évidemment manquer d’être attentifs. À cet égard, s’il n’y a pas de difficulté à
dire que le ministre doit combiner les préoccupations d’ordre public et les considérations
de concurrence, il y en aurait bien davantage
à affirmer que les premières doivent nécessairement céder devant les secondes.
L’atteinte excessive portée
au libre jeu de la concurrence
par la pratique du ministère
de l’Intérieur
Sans perdre de vue cette préoccupation
de la nécessaire préservation de l’ordre
public, nous sommes d’avis, néanmoins,
que la cour n’a pas commis d’erreur de droit
en jugeant que la mise en œuvre par le
ministre de l’Intérieur de ses pouvoirs de
police avait eu pour effet de limiter dans des
conditions excessives le libre jeu de la
concurrence.
Plusieurs éléments nous ont conduit à
cette conviction.
D’abord, la position du ministre de l’Intérieur lui-même. Dans les observations qu’il a
produites devant vous, le ministre indique
qu’il a désormais modifié sa façon de procéder car il considère que le traitement différent
imposé aux candidats selon qu’ils sont ou
non déjà en place « s’avérait à l’usage susceptible d’entraîner des distorsions de
concurrence ». Désormais, le ministre de l’Intérieur n’impose plus, a priori, de délai d’attente aux exploitants nouveaux, qui sont traités exactement comme les exploitants en
place. La seule hypothèse dans laquelle cette
année probatoire est maintenue est celle de
l’ouverture de nouveaux casinos, hypothèse
dans laquelle tous les candidats sont nécessairement à égalité. Ce changement de pratique ressort tout à fait des pièces du dossier :
le ministre a adressé une circulaire en ce sens
aux préfets et les communes concernées ont
été informées par des lettres leur exposant les
dispositions nouvellement prises.
Vous n’êtes bien sûr pas liés par l’appréciation que le ministre fait de sa propre pratique, mais ce qu’il vous en dit n’est tout de
même pas sans portée. Ajoutons qu’il paraîtrait assez curieux que vous reteniez aujourd’hui une position revenant sur l’évolution à
laquelle a consenti le ministère de l’Intérieur,
ministère pourtant bien placé pour mesurer
les effets de cette évolution sur sa capacité à
assurer et maintenir l’ordre public.
206
L’impact financier très lourd
résultant de cette pratique
En deuxième lieu, nous avons été frappés
par le caractère discriminatoire très marqué
de la pratique de l’année probatoire. Le nouveau venu n’est pas contraint d’attendre un
mois ou un trimestre, mais une année entière,
année qui doit être comparée à l’absence de
délai pour le « sortant ». La longueur du délai,
combinée avec l’impact financier qu’il génère
handicape très lourdement l’équilibre de l’exploitation du casino et l’attractivité de la candidature. La collectivité souhaitant changer
d’exploitant doit accepter de perdre 90 %
d’une ressource sur laquelle elle compte et la
société doit accepter de perdre la même proportion de son premier chiffre d’affaire
annuel. Quel acteur économique un tant soit
peu rationnel accepterait de sacrifier, non pas
5 ou 10 % de ses ressources mais 90 % ?
Nous n’en connaissons guère. Toutes choses
égales par ailleurs, il nous semble que l’avantage ainsi concédé à la société sortant est au
moins aussi important que celui que vous
avez censuré dans l’affaire de l’extension de
la convention collective.
Enfin, la solution que nous vous suggérons
n’implique évidemment pas que le ministre se
trouverait dans l’obligation de délivrer sans
délai une autorisation à tout nouvel exploitant
sans aucune considération pour les préoccupations d’ordre public. Dans notre esprit, le
ministre peut, évidemment, sous le contrôle
du juge de l’excès de pouvoir, refuser de délivrer une autorisation à tout exploitant, ancien
comme nouveau, pour des motifs tenant par
exemple à l’ordre public. En revanche, nous
pensons qu’il ne peut légalement prédéterminer le sens de la mesure de police en fonction
de la seule considération que le demandeur
est « sortant » ou « entrant ».
Pour toutes ces raisons, nous croyons
que la cour n’a pas commis d’erreur de droit
en jugeant que la pratique du ministère de
l’intérieur portait une atteinte excessive au
droit de la concurrence. La première
branche peut donc être écartée.
Un élément qui n’est pas
un aspect extérieur de l’offre
de la société
Reste alors à traiter de la deuxième
branche du moyen. Les requérantes soutiennent que la cour a commis une erreur de
droit en jugeant que la commune avait commis une illégalité en tenant compte de cet
avantage au moment de l’analyse des offres.
La commune et la société SECH vous
expliquent en substance que le handicap
dont souffrent les autres candidats que le
délégataire sortant, à supposer qu’il existe,
est le fait de la seule pratique du ministère
de l’Intérieur, élément extérieur à la commune et sur lequel elle n’a pas de prise. Or,
selon les requérantes, le choix entre les candidats ne peut se faire que sur les seules
caractéristiques intrinsèques de l’offre.
Au soutien de leur argumentation, les pourvois citent votre décision d’Assemblée du
18 décembre 1998 Société générale et
autres 10 concernant les opérations de privatisation. Vous y avez jugé que le choix entre les
différents candidats à l’acquisition ne peut
légalement être fondé que sur le seul contenu
des offres sans qu’il y ait lieu de tenir compte
de circonstances en quelque sorte extérieures comme par exemple le fait que l’un
des candidats bénéficie, du fait du groupe
auquel il est intégré, d’un monopole. Dans le
même ordre d’idée, les requérants en appellent à votre décision du 28 juillet 1999, SA
Bouygues et autres 11, qui concerne l’attribution d’une concession autoroutière. Vous
avez estimé que pour se prononcer sur
d’éventuels manquements aux obligations de
publicité et de mise en concurrence, le juge
du référé précontractuel n’a pas à tenir
compte des avantages qu’un des candidats à
l’attribution de la concession tirerait de l’application d’un autre contrat.
Mais nous ne pensons pas, toutefois, que
ces précédents soient transposables au cas
d’espèce.
D’abord, l’affaire Société Générale et
autres concerne une opération de privatisation et non une délégation de service public.
La portée de cette décision nous paraît donc
cantonnée à cette seule hypothèse. Ensuite,
et plus fondamentalement, l’espèce se présente dans une configuration juridique bien
différente de celle des deux précédents
cités. Il ne s’agit pas de savoir si l’un des
candidats bénéficie d’un avantage du fait
d’un autre contrat d’exploitation de casino
ou de son intégration dans un groupe, il
s’agit de savoir si la collectivité doit tenir
compte de la façon dont l’autorité de police
applique la législation sur les jeux. Or, votre
Section de l’intérieur l’a affirmé dans son
avis de 1995, la police des jeux et le régime
de la loi Sapin doivent être combinés. C’est
pourquoi nous pensons que la commune ne
peut pas ignorer la législation des jeux et
l’application qui en est faite par le ministre.
Du reste, et en tout état de cause, il résulte
clairement des pièces du dossier soumis
aux juges du fond que le fait que la seule
société SECH bénéficiait seule d’un avantage résultait clairement de l’offre de la
10
11
Rec., p. 500.
Rec., p. 265.
BULLETIN JURIDIQUE DES CONTRATS PUBLICS N° 46
DÉLÉGATIONS DE SERVICE PUBLIC
société Émeraude elle-même qui, on l’a dit,
avait ouvertement informé la commune de
ce qu’elle serait soumise à la période probatoire. Cet élément était donc bien, de toute
façon, partie intégrante de l’offre de la
société Émeraude puisqu’elle en faisait état.
Ce n’était en rien un aspect extérieur à cette
offre. La commune ne s’y est d’ailleurs pas
trompée. Pour écarter la société Émeraude,
la commune s’est fondée directement sur la
circonstance, révélée par l’offre de cette
société, qu’une période probatoire serait
imposée. Acceptant ainsi de déterminer son
choix en fonction d’une pratique ministérielle
illégale dont elle avait connaissance par une
des offres, la commune a fait de cette pratique un des motifs de sa propre décision. Il
n’y a donc pas d’erreur de droit à avoir jugé
que, ce faisant, la commune commettait ellemême une illégalité.
Si vous nous suivez, vous pourrez donc
écarter cette seconde branche, ce qui vous
conduira à rejeter le pourvoi.
Le rejet des autres moyens
soulevés devant le juge
Si, en revanche, vous ne nous suiviez pas,
il faudrait régler l’affaire au fond en application de l’article L. 821-2 du code de justice
administrative.
Concernant la légalité externe de la délibération, aucun élément n’est apporté au
soutien des allégations selon lesquelles les
membres du conseil municipal n’auraient
pas eu connaissance des documents sur
lesquels ils devaient se prononcer.
Selon le deuxième moyen, la commune
n’aurait pas justifié des conditions de l’élection de membres de la commission de délégation de service public. Mais le contentieux
de la désignation des membres de cette commission est un contentieux électoral avec les
règles de délai qui en découlent 12. Or, vous
jugez qu’on ne peut exciper de l’irrégularité
d’une élection devenue définitive à l’encontre
d’actes pris par l’organe ainsi élu 13. Il suffit
de constater que les deux délibérations n’ont
pas été contestées dans le délai de cinq jours
qui suit les élections comme le prévoit l’article
R. 119 du code électoral pour écarter le
moyen.
En ce qui concerne la légalité interne, était
invoqué un premier moyen tiré de ce que
l’offre de la SECH était irrecevable comme
ne respectant pas un article du règlement de
consultation. Émeraude soutient que la proposition présentée comme l’offre de base de
la SECH comprenait des éléments qui
auraient dû constituer, à côté de l’offre de
base, une offre optionnelle. Tout cela nous
paraît relever de la chicane. Comme l’a
relevé le tribunal administratif en substance,
il pouvait y avoir des suppléments sans que,
nécessairement, cela donne lieu à une offre
optionnelle.
Nous ne sommes pas davantage convaincus par le moyen suivant selon lequel il y
aurait eu rupture d’égalité entre les candidats parce que la commune n’aurait entamé
de négociation qu’avec un seul des candidats. Mais vous avez jugé que lorsque l’offre
d’un candidat a été écartée avec le commencement des discussions mentionnées à
l’article L. 1411-5 du code général des collectivités territoriales, l’engagement de
négociation avec un seul candidat ne
méconnaît pas le principe d’égalité 14.
Les moyens suivants portent sur les motifs
de rejet de l’offre de la société Émeraude.
Elle soutient d’abord que son offre optionnelle a été irrégulièrement écartée. Mais il
résulte très nettement du règlement de la
consultation que la commune souhaitait installer le casino dans des locaux précis dont
elle donne l’adresse et qui sont sa propriété.
L’offre optionnelle de la société Émeraude
qui aboutissait à laisser vide ces locaux et à
installer le casino dans l’ancienne gare
SNCF n’était donc pas recevable.
S’agissant de l’offre de base de la société
Émeraude, elle a été écartée au profit de
celle de la SECH pour deux motifs : d’une
part, celui dont nous avons parlé, lié au délai
d’indisponibilité des machines à sous pendant dix-huit mois ; d’autre part, le fait que
l’offre de la SECH était estimée globalement
meilleure.
Le premier de ces deux motifs était
contesté de la façon que l’on sait. Nous n’y
revenons pas. Quant au second, il fait l’objet, de la part du juge de l’excès de pouvoir,
d’un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation 15. En l’espèce, il ne ressort pas des
pièces du dossier que la commune aurait
commis une erreur manifeste d’appréciation.
Le dernier moyen est tiré du détournement de pouvoir. Si vous arriviez jusque-là,
vous pourriez sans doute ressentir un certain doute. En effet, le 24 juillet 1994, une
délibération du conseil municipal a
approuvé un avenant à la convention avec la
SECH qui venait de changer de propriétaire ;
cette délibération prenait l’engagement de
reconduire la concession pour une durée de
neuf ans lorsqu’elle viendrait à expiration. Ce
montage jette une lumière assez trouble sur
le dossier et nous n’avons guère de doute
quant à l’illégalité de cette délibération.
Nous croyons difficile, toutefois, de
déduire l’existence d’un détournement de
pouvoir de cette seule « promesse » intervenue six ans avant la délibération attaquée. La
« promesse » date de juillet 1994, un an seulement après la loi Sapin. Après l’intervention de la loi Sapin, beaucoup s’interrogeaient sur l’opportunité de l’appliquer à ces
concessions d’un genre un peu particulier
que sont les casinos. Il a fallu attendre l’avis
précité de votre Section de l’intérieur de
1995 pour que les choses soient claires. Or,
cet avis est postérieur à la « promesse » de
1994. On peut donc admettre que cette délibération, à la date où elle a été prise, ne
manifestait pas une volonté maligne. Il n’y
aurait pas, dans cette hypothèse, de détournement de pouvoir.
Mais si vous nous suivez, vous rejetterez
les pourvois en cassation de la société
SECH et de la commune de Houlgate. Il n’y
aura plus lieu, dans ces conditions, de statuer sur les conclusions de la société tendant à ce qu’il soit sursis à exécution de cet
arrêt.
Les parties présentaient toutes trois des
conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces dispositions y font obstacle s’agissant de la société SECH et de la commune.
Vous pourrez néanmoins mettre les 3 500 €
demandés par la société Émeraude à la
charge de la commune de Houlgate.
Par ces motifs, nous concluons :
– au rejet des requêtes n° 264098 et 264123
de la commune d’Houlgate et de la
SECH ;
– au non-lieu sur la requête n° 268524 ;
– à ce que vous mettiez à la charge de la
commune d’Houlgate les 3 500 € demandés par la société Émeraude en application de l’article L. 761-1 du code de justice
administrative ;
– au rejet des conclusions de la société
Émeraude tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de
justice administrative et au rejet du surplus des conclusions de la commune
d’Houlgate tendant à l’application des
mêmes dispositions. ■
12 CE 17 mars 1999, Moynier : Rec., T., p. ; CE 28 septembre
2001, Dabin : Rec., p. 440.
13 CE 18 février 1994, Assemblée générale des étudiants de
14
Sciences Politiques UNEF, aux tables sur un autre point ;
CE 10 décembre 1993, Communauté urbaine de Lyon : Rec.,
p. 549.
15 V., pour un marché, mais c’est un a fortiori pour une délé-
CE 14 mars 2003, Société Air Lib, req. n° 251610.
gation de service public : CE 14 janvier 1998, Société MartinFourquin : Rec., p. 12.
BULLETIN JURIDIQUE DES CONTRATS PUBLICS N° 46
207
DÉLÉGATIONS DE SERVICE PUBLIC
DÉCISION
Vu 1°), sous le n° 264098, la requête sommaire
et le mémoire complémentaire, enregistrés les
2 février et 2 juin 2004 au secrétariat du contentieux
du Conseil d’État, présentés pour la commune
d’Houlgate, représentée par son maire; la commune d’Houlgate demande au Conseil d’État:
1°) d’annuler l’arrêt du 21 novembre 2003 par
lequel la cour administrative d’appel de Nantes a,
faisant droit à la demande de la société anonyme
Groupe Émeraude, annulé le jugement du 11 juillet
2001 du tribunal administratif de Caen et la délibération du 18 août 2000 par laquelle le conseil municipal de la commune d’Houlgate a autorisé son
maire à signer la convention d’exploitation du
casino municipal avec la Société d’exploitation du
casino d’Houlgate (SECH) et a approuvé le cahier
des charges de la délégation;
2°) de rejeter les conclusions présentées par la
société anonyme Groupe Émeraude devant la
cour administrative d’appel de Nantes ;
3°) de mettre à la charge de la société anonyme
Groupe Émeraude la somme de 4 000 € au titre
de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ; […]
des conditions posées par la loi du 15 juin 1907 et
les textes pris pour son application, l’examen par
la commune des offres qui lui sont soumises doit
se faire au vu de ces exigences et de ces conditions, ainsi que des modalités d’instruction des
demandes d’autorisation d’exploitation définies
par le ministre de l’Intérieur ;
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier
soumis au juge du fond qu’à l’époque du renouvellement par la commune d’Houlgate de la délégation de l’exploitation du casino municipal, le
ministre de l’Intérieur, lorsqu’il était saisi d’une
demande d’autorisation de jeux par un nouvel
exploitant, avait comme pratique constante de lui
accorder d’abord une autorisation portant sur les
seuls jeux de tables, puis après une année d’exploitation du casino, une autorisation d’exploiter
des appareils de jeux automatiques dits machines
à sous tandis que l’ancien délégataire du casino
qui sollicitait, après avoir été de nouveau choisi
par la commune, le renouvellement de son autorisation obtenait, à l’issue du délai d’instruction de
sa demande, une autorisation portant sur l’ensemble de ces jeux ; que les services compétents
du ministère ont fait savoir à la société Groupe
Émeraude, dès le début de la procédure de passation de la délégation de service public, qu’elle
serait soumise à cette période « probatoire » d’un
an ; que la commune, au vu de cette information
reprise par la société dans son offre qui proposait
d’indemniser la collectivité de la perte de redevances, a estimé que l’interruption des jeux automatiques serait préjudiciable à l’avenir du service
public concédé et a retenu, pour ce motif qui était
déterminant, l’offre de la S.E.C.H. délégataire sortant ;
Considérant que l’application à la société
Groupe Émeraude d’une période « probatoire »
d’un an pour obtenir l’autorisation d’exploiter
des appareils de jeux automatiques n’était justifiée ni par les conditions d’exploitation du casino
d’Houlgate, ni par des considérations propres à
cette société, déjà exploitante d’autres casinos ;
qu’elle avait ainsi pour effet, sans justifications
suffisantes tirées des nécessités de l’ordre
public, de porter atteinte de façon excessive à
l’égalité des deux candidats dans la présentation
de leurs offres ; que, par suite, en jugeant que la
commune, en retenant l’offre de la SECH en raison de l’avantage illicite que lui procurait cette
pratique, avait méconnu le principe d’égal traitement des candidats, la cour administrative d’appel de Nantes n’a ni commis d’erreur de droit, ni
dénaturé les pièces du dossier ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que
les conclusions de la commune et de la SECH qui
tendent à l’annulation de l’arrêt attaqué, lequel est
suffisamment motivé, ne peuvent qu’être rejetées ;
Considérant que les requêtes de la commune
d’Houlgate et de la Société d’exploitation du
casino d’Houlgate (SECH) sont dirigées contre
un même arrêt ; qu’il y a lieu de les joindre pour
y statuer par une même décision ;
Considérant qu’il résulte des pièces du dossier
soumis aux juges du fond que la commune
d’Houlgate a confié en 1991 l’exploitation de son
casino municipal à la Société d’exploitation du
casino d’Houlgate (SECH) pour une durée de 9
ans à compter du 1er avril 1992 ; qu’après que, par
une délibération du 11 février 2000, le conseil
municipal a décidé de recourir à la procédure de
délégation de service public pour cette exploitation à compter du 1er avril 2001, le délégataire sortant et la société anonyme Groupe Émeraude ont
présenté leurs candidatures qui ont été acceptées, puis chacun a présenté une offre ; qu’après
l’avis du 9 juin 2000 de la commission de délégation de service public proposant de ne pas retenir
l’offre du Groupe Émeraude, le maire a engagé
des négociations avec le seul délégataire sortant,
et le conseil municipal a, par une délibération du
18 août 2000, autorisé le maire à signer la convention de délégation avec celui-ci et a approuvé le
cahier des charges de la délégation ;
Considérant que la demande de la société
Groupe Émeraude tendant à l’annulation de cette
délibération a été rejetée par un jugement du
11 juillet 2001 du tribunal administratif de Caen;
que la commune d’Houlgate et la SECH se pourvoient en cassation contre l’arrêt du 21 novembre
2003 par lequel la cour administrative d’appel de
Nantes a annulé le jugement et la délibération du
18 août 2000;
Considérant, d’une part, que l’article 1er de la
loi du 12 juillet 1983 relative aux jeux de hasard
punit de deux ans d’emprisonnement et 30 000 €
d’amende le fait de participer, y compris en tant
que banquier, à la tenue d’une maison de jeux
de hasard où le public est librement admis ; que
l’article 1er de la loi du 15 juin 1907 modifiée dispose toutefois que : « par dérogation à l’article 1er
de la loi […] du 12 juillet 1983 relative aux jeux de
hasard, il pourra être accordé aux casinos des
stations balnéaires, thermales ou climatiques
[…] l’autorisation temporaire d’ouvrir aux publics
des locaux spéciaux, distincts ou séparés où
seront pratiqués certains jeux de hasard sous les
conditions énoncées dans les articles suivants.
Cette autorisation détermine la durée d’exploitation des jeux en fonction de la ou des périodes
d’activité de la station » ; qu’aux termes de l’article 2 de la même loi : « Les autorisations sont
accordées par le ministre de l’intérieur, après
enquête et en considération d’un cahier des
charges établi par le conseil municipal. L’arrêté
d’autorisation fixe la durée de la concession » ;
qu’en vertu de l’article 4 de l’arrêté du
23 décembre 1959 portant réglementation des
jeux dans les casinos pris en application du
décret du 22 décembre 1959 modifié, la
demande d’autorisation doit être adressée par le
délégataire retenu par la commune ; que, si les
dispositions de la loi du 15 juin 1907 et de ses
règlements d’application n’édictent aucune
condition dont le respect par le délégataire ouvre
droit à l’obtention de l’autorisation d’exploiter
des jeux, il appartient au ministre de l’Intérieur,
dans la mise en œuvre des pouvoirs qu’il tient de
ces dispositions, de veiller à ce que les modalités d’instruction des demandes dont il est saisi
n’aient pas pour effet de conduire à empêcher,
restreindre ou fausser le jeu de la concurrence
sur un marché, notamment en limitant de façon
excessive l’accès à ce marché ; qu’il en va en
particulier ainsi lorsque dans ce secteur des
entreprises sont candidates à des délégations
de service public ; qu’à ce titre, il incombe au
ministre d’opérer une conciliation entre les
nécessités de la protection de l’ordre public et
les impératifs tenant à la préservation de l’égalité
d’accès dans le secteur en cause ;
Considérant, d’autre part, qu’aux termes de
l’article L. 1411-1 du code général des collectivités territoriales : « Les délégations de service
public des personnes morales de droit public relevant du présent code sont soumises par l’autorité
délégante à une procédure de publicité permettant la présentation de plusieurs offres concurrentes, dans des conditions prévues par un décret
en Conseil d’État […]. La commission mentionnée
à l’article L. 1411-5 dresse la liste des candidats
admis à présenter une offre après examen de
leurs garanties professionnelles et financières et
de leur aptitude à assurer la continuité du service
public et l’égalité des usagers devant le service
public. La collectivité adresse à chacun des candidats un document définissant les caractéristiques quantitatives et qualitatives des prestations
[…]. Les offres ainsi présentées sont librement
négociées par l’autorité responsable de la personne publique délégante qui, au terme de ces
négociations, choisit le délégataire » ; qu’il résulte
de ces dispositions que la collectivité délégante
est tenue d’assurer un traitement égal des candidats qu’elle a retenus au moment de l’examen de
leur offre ; que, dans le cas où la délégation de
service public porte sur l’exploitation d’un casino
et se trouve ainsi soumise également au respect
des exigences de la police spéciale des jeux et
208
BULLETIN JURIDIQUE DES CONTRATS PUBLICS N° 46
Sur les conclusions tendant au sursis à
exécution de l’arrêt attaqué :
Considérant que la présente décision rejette
les conclusions de la commune d’Houlgate et de
la SECH tendant à l’annulation de l’arrêt de la
cour administrative d’appel de Nantes ; qu’il n’y a
plus lieu, dès lors, de statuer sur la requête
n° 268524 de la commune tendant à ce qu’il en
soit prononcé le sursis à exécution ;
DÉLÉGATIONS DE SERVICE PUBLIC
Sur les conclusions tendant à l’application
des dispositions de l’article L. 761-1 du code
de justice administrative :
Considérant que ces dispositions font obstacle
à ce que soit mises à la charge de la société
groupe Émeraude, qui n’est pas la partie perdante
dans la présente instance, les sommes que
demandent la commune d’Houlgate et la SECH au
titre des frais exposés par elles et non compris
dans les dépens;
Considérant qu’il y a lieu dans les circonstances
de l’espèce de mettre à la charge de la commune
d’Houlgate le paiement à la société Groupe Émeraude de la somme de 3500 € au titre des frais
exposés par elle et non compris dans les dépens;
DÉCIDE :
Article 1er : Les requêtes n°s 264098 et
264123 de la commune d’Houlgate et de la
SECH sont rejetées.
Article 2: Il n’y a plus lieu de statuer sur
la requête n° 268524 de la commune d’Houlgate.
Article 3 : La commune d’Houlgate versera à
la société Groupe Émeraude la somme de
3 500 € en application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
[…] ■
OBSERVATIONS
La cause est entendue depuis l’arrêt du Conseil
d’État du 25 mars 1966, Ville de Royan 16 et l’avis du
Conseil d’État du 4 avril 1995 17 : les casinos sont
investis d’une mission de service public. En conséquence, le cahier des charges obligatoirement conclu
entre la commune d’implantation et l’établissement
construisant et gérant, ou gérant seulement, le casino
est donc une délégation de service public. Mais les
exploitants de casinos sont également soumis à une
autorisation de jeux du ministre de l’Intérieur. Les
textes ont organisé, au moins partiellement, les interférences entre le régime unilatéral et le régime contractuel des casinos.
La décision Commune d’Houlgate rendue par la Section du contentieux, sur les conclusions conformes du
commissaire du gouvernement Didier Casas, met parfaitement en lumière la dualité du régime juridique des casinos. Elle apporte ce faisant des éclaircissements intéressants sur la combinaison entre les règles de concurrence
et celles de la police des jeux à propos de l’attribution
d’une délégation de service public concernant un casino.
La question qui se posait était celle de savoir si l’un
des candidats à l’attribution de la délégation de service
public ne tirait pas un avantage excessif de sa situation
de précédent délégataire. En répondant par l’affirmative, le Conseil d’État a mis indirectement en cause la
pratique du ministre de l’Intérieur consistant à imposer
une période probatoire d’un an au nouveau candidat à
la délégation d’un casino municipal pour obtenir l’autorisation d’exploiter des machines à sous.
Cette pratique s’expliquait pourtant par de fortes
considérations liées à la protection de l’ordre public.
Les machines à sous déplacent des volumes considérables de liquidités et constituent, on le sait, un moyen
privilégié de recyclage d’argent sale. La décision d’autoriser des machines à sous n’est donc pas une décision anodine au plan de la sécurité et de l’ordre
publics. Néanmoins, le Conseil d’État a déjà jugé que la
mise en œuvre des pouvoirs de police doit pouvoir être
discutée au regard de ses effets sur la concurrence 18.
Il appartient donc au ministre de l’Intérieur d’opérer
une conciliation entre les objectifs de l’ordre public et
les impératifs tenant à la préservation de la libre
concurrence dans le secteur des casinos.
Or une telle mesure a un impact économique considérable, aussi bien pour les exploitants puisque, en régime
de croisière, les recettes des machines à sous représentent environ 90 % des recettes totales des casinos, que
pour les communes, ces dernières pouvant prélever jusqu’à 15 % du produit brut des jeux. La collectivité qui souhaite changer d’exploitant doit donc accepter de perdre
pendant un an 90 % d’une ressource sur laquelle elle
compte et le nouvel exploitant du casino doit accepter de
perdre la même proportion de son premier chiffre d’affaires annuel. Comme le soulignait Didier Casas dans
ses conclusions, on voit mal quel acteur économique un
tant soit peu rationnel accepterait de sacrifier un tel pourcentage de ses ressources !
L’avantage conféré au délégataire sortant était-il pour
autant excessif ? Il y avait certainement matière à hésitation, compte tenu du caractère éminent des objectifs
d’ordre public qui étaient en cause. La section du
Contentieux a estimé que l’avantage ainsi conféré aux
délégataires sortants portait une atteinte excessive à
l’égalité des candidats dans la présentation de leurs
offres en limitant de façon trop importante l’accès de
nouveaux exploitants au marché de l’exploitation des
casinos. Comme le montre la rédaction de la décision, le
Conseil d’État a été sensible au fait qu’il s’agissait d’une
pratique uniforme du ministère de l’Intérieur qui, comme
telle, n’était justifiée ni par les conditions d’exploitation
du casino d’Houlgate, ni par des considérations propres
aux sociétés candidates. Le Conseil d’État a sans doute
également tenu compte, comme le montrent les conclusions du commissaire du gouvernement, du fait que le
ministre de l’Intérieur a, de lui-même, modifié sa façon de
procéder et, sensible aux risques de distorsions de
concurrence qu’entraînait sa pratique, ne fait désormais
plus de différence entre exploitants en place et exploitants nouveaux : la seule hypothèse dans laquelle cette
année probatoire est maintenue est celle de l’ouverture
de nouveaux casinos, hypothèse dans laquelle, par définition, tous les candidats sont nécessairement à
égalité. ■
Ch. M.
16
17
Rec., p. 237.
Req. n° 357274 : EDCE, p. 414.
18
CE S. 22 novembre 2000, Société L&P Publicité : Rec., p. 525.
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