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Format de citation Exbalin, Arnaud: Rezension über: Serge Gruzinski, L’histoire, pour quoi faire?, Paris: Fayard, 2015, in: Mélanges de la Casa de Velázquez, 45 (2015), 2, heruntergeladen über recensio.net First published: http://mcv.revues.org/6698 copyright Cet article peut être téléchargé et/ou imprimé à des fins privées. Toute autre reproduction ou représentation, intégrale ou substantielle de son contenu, doit faire l'objet d'une autorisation (§§ 44a-63a UrhG / German Copyright Act). La photographie de Kader Attia qui illustre la couverture du dernier livre de Serge Gruzinski est l’un des nombreux points d’accroche qui jalonnent L’histoire, pour quoi faire ?, un ouvrage qui vient de paraître aux éditions Fayard. Ce cliché d’adolescents algériens jouant au foot dans les ruines romaines de Tazoult vient condenser près de deux mille ans d’histoire, une histoire des colonisations — romaine et française —, une histoire globale qui se manifeste par la pratique d’un sport d’origine européenne et l’une des manifestations les plus remarquables de l’occidentalisation du monde. Le texte est un mélange singulier d’égo-histoire, d’observations de terrain, d’essai d’histoire globale, de critiques artistiques et de divulgation des multiples questionnements soulevés par Serge Gruzinski dans ses publications antérieures. Le tout tient en 192 pages denses, limpides et problématisées qui se déclinent en huit chapitres à lire au fil du texte ou dans le désordre comme bon vous semble. Car la construction de l’ouvrage pourrait déconcerter ceux qui ne sont pas familiers de l’œuvre de Serge Gruzinski. Partir d’images et de situations actuelles diverses dans le premier chapitre — une partie de football en Algérie, des vendeurs de DVD pirates à Santarem, une classe d’histoire dans la campagne de Murcie —, les faire dialoguer en restituant les fragments de leur passé et remonter le temps pour s’attacher à comprendre de quoi est faite la mondialisation impulsée par les monarchies ibériques au xvie siècle. Les chapitres ii, iii et iv vont ensemble. Ils sont consacrés aux écritures non conventionnelles du passé diffusées dans les mass médias : documentaires, séries télévisées, commémorations, opéras, jeux vidéos, films. Spécialement centré sur les ressorts et les méthodes de l’histoire globale, le chapitre v constitue la clé de voûte de l’ouvrage tant il apparaît comme un manifeste. Les chapitres suivants nous plongent dans l’étape décisive de la première mondialisation, l’Amérique du xvie siècle. La construction d’identités européennes entre un Orient qui ne se laisse dominer et un Occident américain conquis et colonisé (chap. vi), la puissance et la complexité des métissages qui en découlent (chap. vii) et le rôle des acteurs dans l’émergence d’une « conscience-monde » (chap. viii) constituent les trois entrées de cette première mondialisation. L’Histoire, pour quoi faire ? Le titre est trompeur. A-t-il été imposé à l’auteur par la direction éditoriale ? En aucun cas il n’est ici question des usages pratiques de la discipline. À la lecture de l’ouvrage, nous répondrions plutôt : « l’Histoire pour qui ?» et « quelle histoire écrire dans un monde globalisé » ? La place de la littérature académique historique dans le paysage éditorial mondial est une question qui affleure dans l’ensemble des pages. D’un côté, il y a le constat d’un intérêt du public renouvelé pour le passé qui se traduit par une importante production d’images du passé (pour le meilleur et souvent pour le pire) et, de l’autre côté, des historiens, déconnectés du présent, pris dans le carcan de leurs spécialités et de leur période. « Les débats d’historiens […] visent souvent davantage à redéfinir des territoires et des fiefs écornés qu’à bousculer les routines académiques » (p. 16). Gruzinski entend précisément faire voler en éclat ces murs qui enserrent la discipline. Il s’évertue à saper les conventions de l’écriture classique de l’histoire ; il pratique des lézardes dans la vieille forteresse de l’eurocentrisme ; il chamboule la cohérence d’unité de lieu et de temps ; il renverse la logique positiviste d’un temps linéaire. Et de questionner : « Sur quels critères décider de l’authenticité du passé que l’on reconstitue sinon selon des règles qui sont elles-mêmes des constructions historiques et occidentales ? » (p. 78). Pour Gruzinski, les nouvelles formes d’écritures du passé se jouent clairement en dehors des cercles universitaires. Chemin faisant, il nous invite à suivre des formes de narration inédites qu’il va puiser dans l’œuvre du cinéaste russe Alexandre Sokorov ou dans les mangas japonais. Selon l’auteur, il n’y a pas de distinction franche entre les arts et les sciences sociales, car l’écriture du passé est toujours une construction, à condition d’en rendre visibles l’armature et les artifices. Là où Sokorov joue sur la compression du temps (arrêt, ralentis, accélération, plans fixe), Gruzinski propose de faire dialoguer présent et passé lointain, de multiplier les perspectives et les points de vue des acteurs, de partir du local pour élargir au global, de mettre en connexion des lieux, des moments ou des documents a priori sans lien mais qui s’éclairent mutuellement : « le principe d’un flux linéaire a beau faciliter la narration d’une période historique, ce n’est qu’une réduction commode » (p. 119). Il illustre son propos en prenant une foule d’exemples tirés de l’Amérique ibérique mais aussi de l’Asie et de l’Afrique. 1511 correspond à la fois à la conquête de Cuba et à la découverte de Malacca. Mondes arabomusulman et terres américaines, a priori lointains et déconnectés, sont en réalité liés dans leur sort et dans les représentations. D’autant qu’une vision planétaire des mises en contact et de l’occidentalisation des Amériques est elle-même partagée par les observateurs contemporains. Selon Bartolomé de Las Casas, on ne peut comprendre l’esclavage des Indiens — qu’il s’évertue à combattre — sans en référer au siècle précédant la Conquête, aux expéditions portugaises et castillanes en Afrique au xve siècle et à la mise en place de la traite atlantique. On l’aura compris, la lecture d’un tel ouvrage est vivifiante. On peut toutefois regretter quelques idées préconçues. Les historiens ne sont pas tous les rats de bibliothèque déconnectés des écrans — de télévision ou de cinéma — que l’auteur se complaît à décrire (p. 64). De même que l’expérience pédagogique de mise en scène de l’un de ses livres (L’Aigle et le Dragon) par un enseignant de Roubaix pour traiter un point du programme de seconde n’a rien d’unique, ni d’inédit. L’Éducation nationale compte dans ses rangs des centaines de professeurs qui lisent, réfléchissent et expérimentent tous les jours de nouvelles manières d’enseigner l’histoire. Quant à la réforme des programmes que l’auteur appelle de ses vœux, elle a bien eu lieu, depuis 2009, et pas uniquement en classe de seconde : ouverture à la Chine des Hans ou à l’Inde classique en sixième, études sur l’empire du Mali aux xii e et xive siècles en cinquième, question coloniale abordée en première, mémoires de la guerre d’Algérie en terminale, tandis que la mondialisation est au cœur du programme de géographie pour le baccalauréat, soit plus de 50 heures. Une ouverture des programmes scolaires passée sous silence par un auteur dont les ouvrages ont très certainement contribué à influencer les rédacteurs mêmes de ces programmes.