Conférence de Luc FERRY Sens et valeur à l`âge de la mondialisation

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Conférence de Luc FERRY Sens et valeur à l`âge de la mondialisation
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Résumé de la
Conférence de Luc FERRY
Sens et valeur à l’âge de la
mondialisation (*)
le 12 juin 2013
Vélodrome couvert de Roubaix
Jean-Pierre NACRY, Président de Lille Place Tertiaire, accueille Luc FERRY, ancien
Ministre de l’Education et de la Recherche. Il le remercie d’avoir répondu favorablement à
l’invitation de Lille Place Tertiaire. Dans un contexte de crise et de mutation, la nécessité
de redonner des perspectives de développement à la Région est souvent mise en avant.
Luc FERRY a écrit plusieurs ouvrages sur le sens. Il apportera ce soir son éclairage.
Sens et valeur à l’âge de la mondialisation
Luc FERRY
Luc FERRY explique que les crises sont des fractures brutales qui ne durent pas.
L’économie connaît ainsi une période mutation technologique, plutôt qu’une période de
crise. D’ailleurs, l’économie mondiale est en croissance. Pour que la France en profite, une
grande politique d’investissement et d’innovation est nécessaire.
Les grandes mutations technologiques ont toujours des incidences négatives. Quand
Gutenberg a inventé l’imprimerie, les copistes ont connu le chômage. De même,
l’introduction des ordinateurs dans les entreprises a engendré des coûts avant de produire
des richesses et de créer des emplois.
La société connaît actuellement une grande série de mutations multi-secteurs. Face à
l’Inde ou à la Chine, comment les entreprises européennes parviendront-elles à rayonner,
alors qu’elles appartiennent à des pays caractérisés par l’importance de l’Etat
Providence ? A moyen terme, le pessimisme ne serait pas justifié ; à court terme, la
situation semble hélas délicate.
Luc FERRY s’attachera ce soir à présenter le paysage moral de l’Europe. Le
20ème siècle et le début du 21ème ont connu trois évolutions majeures :



la déconstruction des valeurs traditionnelles ;
l’émergence de la mondialisation libérale (le mot mondialisation apparaît dans
les années 80) ;
l’invention de la famille moderne.
Ces trois évolutions, interdépendantes, ont bouleversé les modes de vie privés,
publics, professionnels et politiques.
(*) Reprise de la conférence de Luc Ferry - non revue par l'intéressé
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1) La déconstruction des valeurs traditionnelles
A la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle, l’Europe a connu une
déconstruction des valeurs traditionnelles d’une ampleur inédite dans l’histoire de
l’humanité.
Ont été déconstruites les règles traditionnelles de la musique, sous l’influence de
l’Ecole de Vienne, de la peinture, sous l’influence de Picasso et de Kandinsky, du théâtre,
de la danse ou encore du cinéma, avec l’émergence de la nouvelle vague. En mai 1968, la
société a essayé de déconstruire la morale traditionnelle. Les transformations de la vie
quotidienne sont particulièrement frappantes. Dans les années 50, la France comptait
6 millions de paysans ; elle compte désormais 312 000 exploitations agricoles. La forte
diminution du nombre de paysans a entraîné une modification du paysage géographique,
naturel, culturel, moral et politique de la France. Le métier même de paysan a
incroyablement changé dans les 10 à 30 dernières années et les historiens parlent
désormais de la fin des paysans. Le 20ème siècle a également connu la libération des
femmes. En Suisse, les femmes ont obtenu le droit de vote cantonal le 28 avril 1991. En
France, Valéry Giscard d’Estaing a changé le code de la famille dans les années 70, avec
l’aide de Françoise Giroud. A l’époque, la femme devait obtenir l’autorisation de son mari
pour ouvrir un compte en banque ou prendre la pilule. L’école a également connu de
grands bouleversements. Dans le film Topaze, Louis Jouvet joue un instituteur considéré
comme chahuté, alors que le silence règne dans sa classe. L’atmosphère est bien
différente dans les films tels que L’année de la jupe ou Entre les murs. Par ailleurs, début
des années 80, l’Assemblée débattait de la dépénalisation de l’homosexualité : le mariage
homosexuel était imaginable.
Pourquoi cette incroyable déconstruction des valeurs et des autorités traditionnelles a
eu lieu en Europe et au 20ème siècle ?
La première explication est à rechercher dans le Paris des années 1830 à 1850 où un
nouvel idéal de vie apparaît. Les jeunes romantiques tels que Gérard de Nerval, Théophile
Gautier, Alphonse Allais, Verlaine ou Rimbaud, disciples de Victor Hugo, inventent la vie
de bohème. Ce sont les soixante-huitards de l’époque. Ils pensent, selon les termes de
Rimbaud, que la vraie vie est ailleurs. Ils veulent inventer l’utopie aussi bien sur le plan
esthétique que sur le plan politique. Or, selon eux, le préalable à la vie moderne est la
déconstruction des valeurs traditionnelles. Ils inventent le personnage de Monsieur
Prudhomme, archétype du bourgeois, qui professe des inepties telles qu’il faut mettre la
ville à la campagne parce que l’air y est plus pur. Les bohèmes sont en fait les héritiers de
Descartes, qui met en doute les valeurs traditionnelles et les préjugés et soumet toutes les
idées au crible de l’examen critique, et de la révolution française. Rabaud de Saint-Etienne
a déclaré : « Notre histoire n’est pas notre code », ce qui signifie que les hommes ne sont
pas prisonniers de l’ancien régime. Leur devoir est de casser la tradition pour inventer un
monde neuf. Les bohèmes s’appelleront les je-m'en-foutismes, les fumistes (les fumistes
désignent à l’époque les ramoneurs, anti-bourgeois), ou encore les hirsutes, pour montrer
leur volonté de casser les valeurs traditionnelles. Ils adorent les calembours et créent le
groupe des incohérents. L’humour bohème, développé par Alphonse Allais, tourne en
dérision les bourgeois. Les bohèmes inventent l’art moderne : les expositions sans tableau,
les monochromes tels que le combat de nègres dans un tunnel la nuit ou la cueillette des
tomates au bord de la mer rouge par des cardinaux apoplectiques... Ils organisent des bals
des incohérents et inventent des objets absurdes, tels que des peignes pour chauves, en
vue de choquer les bourgeois.
La deuxième explication de la déconstruction des valeurs traditionnelles est la
mondialisation, qui n’est pas seulement économique.
(*) Reprise de la conférence de Luc Ferry - non revue par l'intéressé
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2) La mondialisation libérale
L’Europe a connu deux mouvements de mondialisation.
D’abord, un discours mondial est apparu aux 17ème et 18ème siècles avec la révolution
scientifique. La mise en évidence du principe d’inertie et du principe de gravitation
universelle marque la naissance du monde moderne. Les principes de la science sont
mondiaux et universels. Ils traversent les classes sociales et les frontières. La science est
révolutionnaire. Avant son émergence, tous les discours étaient locaux. La mythologie
grecque, par exemple, était locale. La révolution scientifique est portée par les Lumières.
Le terme Lumières est utilisé dans tous les pays européens comme métaphore de la lutte
de la raison contre l’obscurantisme. Cette période voit la naissance de l’Encyclopédie et
des grands musées : la science et la culture sont mises à la disposition du grand public.
Le mouvement des Lumières ne porte pas qu’un projet de connaissance ; il porte un
projet de civilisation. Jusqu’aux années 60 / 70, il est considéré que les progrès des
sciences et des techniques permettront de rendre l’humanité plus libre et plus heureuse. A
la suite du tremblement de terre qui a eu lieu à Lisbonne en 1755, les grands esprits tels
que Voltaire considéreront la nature comme une ennemie. L’heure n’est pas à l’écologie.
La première mondialisation est heureuse et optimiste.
La seconde mondialisation est intervenue dans les années 70 / 80 et s’est accélérée
avec l’arrivée d’internet. Cette mondialisation est une chute au sens biblique du terme. Le
projet hérité des Lumières et porté par l’Europe républicaine tombe dans la compétition
mondiale. L’histoire n’avance plus en étant animée par la représentation d’une fin
émancipatrice ; elle est poussée par l’obligation mécanique, automatique, anonyme et
aveugle d’innover en permanence. Un chef d’entreprise qui n’innove pas est voué à
disparaître. La société n’est plus portée par un idéal, mais par l’obligation d’innovation.
Cette seconde mondialisation a eu deux conséquences. D’abord, l’histoire de
l’humanité est devenue, pour la première fois, dénuée de sens. La société avance à toute
vitesse, poussée par l’obligation d’innover, sans connaître sa direction ni sa motivation.
Aucun des événements récents n’a été prévu. En effet, personne n’a prévu la crise des
surprimes, la crise des dettes souveraines, la chute du mur de Berlin ou encore les
révolutions arabes. Le futur est devenu imprévisible, car les moteurs de l’histoire sont les
entreprises. Personne n’est en mesure d’anticiper la résultante de ces petits moteurs.
La deuxième conséquence de la mondialisation est l’impuissance publique ou la
dépossession démocratique. La politique est encore nationale, tandis que le marché est
mondial. Les leviers des politiques nationales ne sont plus efficaces.
Dans le contexte actuel, deux grandes questions se posent. La première est celle du
pouvoir : comment reprendre la main sur le cours du monde ? La construction d’une
véritable union européenne monétaire est indispensable. Faute d’une politique monétaire,
sociale et économique commune, l’Europe ne perdurera pas.
La seconde question est celle du sens : quelle est la finalité de la société ? La
révolution de la famille moderne ou la révolution de l’amour, à travers le passage du
mariage arrangé au mariage choisi, aura des conséquences non seulement dans la vie
privée, mais aussi dans la vie publique et dans la vie des entreprises.
(*) Reprise de la conférence de Luc Ferry - non revue par l'intéressé
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3) La révolution de la famille moderne
Au Moyen-Age, les gens se marient d’abord pour le lignage, c’est-à-dire pour la
transmission du nom et du patrimoine à l’ainé. En outre, dans le régime féodal, les gens se
marient pour concevoir des enfants qui pourront travailler à la ferme.
C’est le capitalisme qui a donné naissance au mariage d’amour, car il a inventé le
salariat qui a arraché les individus à leur village d’origine. Par exemple, en 1850, des
jeunes femmes ont quitté leur village natal pour travailler en ville. Elles sont alors devenues
des individus et ont pris leur distance avec leur famille et avec le clocher du village (le
salariat sera aussi à l’origine de la laïcité). De plus, comme ces jeunes femmes étaient
rémunérées, elles ont pu refuser les mariages arrangés. Le mariage choisi, ainsi que le
divorce, reposent sur l’autonomie financière. Il apparaîtra d’abord dans la classe ouvrière,
avant de gagner la classe bourgeoise.
L’avènement du mariage choisi aura trois conséquences. D’abord, il entraînera
l’invention du divorce en 1884. 60 % des mariages d’amour se terminent par un divorce. La
famille bourgeoise a longtemps été idéalisée, car les couples ne divorçaient pas.
Néanmoins, les femmes sacrifiaient leur vie amoureuse et professionnelle à des maris qui
les trompaient dans des bordels.
La deuxième conséquence du mariage choisi est la croissance exceptionnelle de
l’amour porté aux enfants. Au Moyen-Age, dans les familles pauvres, la mort d’un enfant
était moins grave que celle d’un cochon. 30 % des petits français étaient abandonnés. La
mortalité infantile provoquée était très élevée.
La troisième conséquence est une révolution dans l’ordre du sacré, c’est-à-dire du
sens. Les valeurs sacrées sont les valeurs pour lesquelles les hommes sont prêts à se
sacrifier. Les trois grandes figures historiques du sacré, qui sont aussi les trois grands
motifs de guerre, sont la religion, la patrie et la révolution. Sous l’effet de la grande
déconstruction des valeurs traditionnelles, ces trois figures du sacré ont été liquidées dans
la vielle Europe. Cette dernière compte encore de nombreux chrétiens, mais elle ne
compte plus de fous de Dieu. Elle compte encore des patriotes, mais personne ne
supporterait que 360 000 jeunes hommes meurent en six semaines, comme ce fût le cas
lors de la première guerre mondiale. En outre, la vielle Europe ne compte plus de
révolutionnaires.
4) Conclusion
Pour qui ou pour quoi les hommes sont-ils désormais prêts à sacrifier leur vie ? C’est la
question du sens qui est en fait celle du sacré. Comme le dit Omar Sharif, dans Lawrence
d’Arabie, « un homme qui n’a jamais rencontré dans sa vie un motif de la perdre est un
pauvre homme ».
Ce n’est pas le désenchantement du monde qui est aujourd'hui à l’œuvre. Le fait que
les hommes ne soient plus prêts à mourir pour des abstractions telles que Dieu, la patrie
ou la révolution est une excellente nouvelle. Les hommes ne sont désormais prêts à mourir
que pour des personnes, notamment pour les enfants, sacralisés par l’amour. Une
nouvelle figure du sacré est en train d’émerger. Se pose alors la question des générations
futures, au regard non seulement de l’environnement, mais aussi de la protection sociale,
ou encore de la civilisation. Les grandes questions politiques ne sont plus appréhendées à
l’aune de la patrie ou de la révolution, mais à l’aune la jeunesse.
Le contexte actuel est caractérisé par le croisement entre la vie privée et la vie
publique. Dans les entreprises, la question des relations humaines montrera en puissance
dans les prochaines années. Dans la vie politique, c’est celle des générations futures qui
s’imposera.
(*) Reprise de la conférence de Luc Ferry - non revue par l'intéressé
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Questions de la salle
Un intervenant s’enquiert de l’avis de Luc FERRY sur la théorie du genre.
Luc FERRY explique que l’orientation sexuelle et le sexe biologique peuvent être
distincts. Ceci étant, la thèse défendue aux Etats-Unis dans les années 70 selon laquelle le
genre n’est absolument pas lié au sexe est absurde.
Un intervenant signale que des hommes politiques souhaitent créer un homme
nouveau, libéré de toutes contraintes.
Luc FERRY explique que les carcans traditionnels ont été cassés. Les vies ne sont
plus tracées. Les hommes sont désormais appelés à inventer leur vie professionnelle,
amoureuse et familiale, pour le meilleur et pour le pire. Une même personne vivra à
l’avenir quatre à cinq vies différentes. Le mariage gay est l’aboutissement de la révolution
de l’amour. Il deviendra inévitable dans toutes les démocraties. Par ailleurs, la famille
bourgeoise ne doit plus être sacralisée. Si les couples n’avaient pas d’enfants, 98 %
d’entre eux divorceraient. L’amour dure trois ans. Comment alors transformer la passion
amoureuse en une relation durable, sachant que l’espérance de vie s’est considérablement
accrue ? Inventer sa vie demande de l’intelligence et de la sagesse.
Un intervenant s’enquiert des forces et des faiblesses de l’Europe dans la
mondialisation.
Luc FERRY répond que l’Europe connaîtra un déclin considérable sur le plan
économique et social car elle entreprendra toujours avec retard les réformes nécessaires
pour concurrencer l’Inde et la Chine. Ceci étant, les valeurs européennes triomphent
partout dans le monde. Il y a encore quarante ans, la dictature régnait dans de nombreux
pays. La démocratie a depuis gagné les pays d’Europe et d’Amérique Latine et a
progressé en Chine. Seul l’Iran résiste encore à l’avènement de la démocratie.
Une intervenante souhaite savoir comment les problèmes des enfants qui souffrent de
vivre dans des familles recomposées peuvent être traités. Certains enfants se suicident
faute de soutien moral et intellectuel.
Luc FERRY indique que l’éduction chrétienne permet de transmettre aux enfants
l’amour ; l’éducation juive, la loi, et l’éducation grecque, les grandes œuvres. Les parents
actuels sont en capacité de transmettre leur amour à leurs enfants. Ceci étant, ils les
aiment tellement qu’ils ne sont pas en mesure de leur transmettre l’autorité de la loi. Ils ne
sont pas non plus capables de leur transmettre les grandes œuvres. Le savoir des enfants
d’aujourd'hui est peu étendu, car la capacité de travail a beaucoup diminué. Les chefs
d’entreprise, en partie responsables de cette diminution de la capacité de travail, sont un
peu schizophrènes. Ils souhaitent que leurs enfants soient bien élevés, mais comptent
aussi sur des enfants zappeurs et consommateurs pour vendre leurs produits.
Un intervenant demande si la montée des extrémistes nationalistes en Europe ne
remet pas en cause les valeurs démocratiques.
Luc FERRY estime que la montée des extrémistes nationalistes est catastrophique. Il
est d’ailleurs très regrettable sur le plan intellectuel que le Président Sarkozy ait mené sa
campagne autour de thématiques nationalistes. La problématique actuelle ne porte pas sur
les frontières, mais sur la civilisation européenne qui allie la liberté et l’autonomie.
L’infrastructure de cette civilisation est l’union européenne. La construction d’une Europe
fédérale sur le plan économique, social et monétaire est indispensable à la survie de la
civilisation européenne.
(*) Reprise de la conférence de Luc Ferry - non revue par l'intéressé