Autrui

Transcription

Autrui
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
AUTRUI
« Pourquoi avons-nous tant de peine à accepter que l’autre soit
différent de nous ? »
Occurrences en problématisation : « La conscience », « La
société », « Le devoir »
INTRODUCTION
Autrui se présente d’abord comme alter ego : comme moi, c'est un moi qui apparaît comme
une extension, un analogue de moi-même ; autrui est lui-même et pour lui-même un moi.
Pourtant, c'est un moi que je ne suis pas, un moi qui n'est pas moi; autrui, c’est l’autre, au même
titre que tout ce qui n’est pas moi, qui m’est extérieur. Comme le dit Sartre, « l’autre est un moi
qui n’est pas moi ».
L'expression alter ego apparaît comme contradictoire : bien que semblable à moi, l’autre est
différent de moi. Or si autrui est autre, il faut le situer du côté du monde, il cesse par là-même
d'être ego; mais si autrui est un ego, il se confond avec moi et ne comporte plus aucune altérité.
D'un côté, je ne peux, par principe, accéder à une autre conscience; si c'était le cas, ma
conscience et celle de l'autre n'en feraient qu'une, de sorte que parler d'autrui serait dépourvu de
sens. Mais, d'autre part, l'expérience d'autrui ne se réduit pas à une expérience parmi d'autres. Le
mode d'être d'autrui échappe autant à l'immanence de la conscience qu'à l'extériorité de la
chose.
Nous l’avons vu dans le cours sur la conscience : la conscience de soi passe nécessairement par
la médiation de nos semblables. Mais si autrui se révèle être l’allié le plus indispensable, il est
aussi mon plus implacable ennemi comme en témoigne la fréquence des relations conflictuelles
entre les sujets. Pourquoi donc avons-nous tant de peine à accepter que l’autre soit différent
de nous ?
C’est précisément parce que la notion d‘autrui est une notion contradictoire que la relation
avec l’autre est par essence problématique. Comment reconnaître, identifier, nommer, en effet, ce
qui est à la fois semblable et dissemblable de soi-même ? Comme l’autre est lui aussi un sujet qui
m’échappe et ne cesse de me transcender, je suis à mon tour, à ses yeux, un objet ; il peut me
jauger, me mépriser, voire me ravaler au rang de chose ou de moyen pour ses propres fins. La
confrontation avec l’altérité peut ainsi nous déstabiliser radicalement, ce qui explique pourquoi
nous recherchons de préférence la compagnie de ceux qui sont les plus à même de nous conforter
dans une image positive de nous-mêmes.
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Le conflit est-il dès lors l’essence du rapport à autrui ou ne figure-t-il qu’un aspect contingent,
passager de cette relation ? La violence et la méchanceté sont-elles naturelles à l’homme ou bien
un effet pervers de la civilisation qu’il serait possible de corriger ? L’homme est-il méchant
comme un loup ou est-il devenu un être plus méchant que le loup lui-même ? Des autres à autrui,
de l’étranger au prochain, la rencontre authentique avec autrui est-elle possible ?
I)
ETRANGE ETRANGER
Autrui se présente tout d’abord sous la figure de l’étranger, à la fois étrange, intrus et
menaçant. La différence de l’autre suscite un malaise ou, dans certains cas, un sentiment de
panique qui peuvent conduire tout droit au rejet de l’autre, à son exclusion, voire à son
élimination. Mais qu’y a-t-il de naturellement inquiétant chez l’autre ?
A)
L’INTRUS
L’intrus est celui qui fait naître le trouble, voire l’effroi, lorsque surgit la dissemblance du
semblable. La rencontre des altérités culturelles produit une blessure narcissique. La fragilité de
l’identité humaine, qui nous rive au regard des autres, transforme la société en un jeu de miroirs
et de cour où les acteurs sont placés dans une dépendance mutuelle et donc dans une situation de
rivalité. La rencontre avec autrui est l’expérience d’une troublante méprise.
A.1) Inquiétante étrangeté
L'étranger est d’abord celui qui ne me ressemble pas et que je ne perçois pas spontanément
comme un être humain avec lequel je partage une commune nature. La découverte de
l’Amérique, par exemple, fut un choc extraordinaire : la première réaction fut de dénier
l’humanité à ces drôles de créatures à figures presque humaines ; la seconde fut de se demander si
des peuples rétifs aux valeurs chrétiennes étaient rééducables. La rencontre avec l’autre me
renvoie ainsi à ma propre problématique identitaire : si cette créature douteuse est un homme,
que suis-je moi-même ? comment me pourrais-je reconnaître dans la méconnaissable image que
l’autre me renvoie de moi-même ? Où l’on voit que la confrontation à l’altérité culturelle signe
une perturbation narcissique qui signe elle-même notre entrée dans la modernité.
Les anciens ignoraient cette forme d’inquiétude identitaire qui nous est propre et qui est liée au
postulat de l’unité du genre humain C’est que l'idée d'humanité n'est pas une idée éternelle ;
elle est restée ignorée de la plupart des civilisations passées. Sa constitution a exigé le contact
avec d'autres peuples, ainsi qu'une problématisation explicite du rapport entre les peuples. C'est
aussi une idée qui n'est jamais garantie, comme en témoignent les génocides.
Cette difficulté de percevoir l’autre comme mon semblable témoigne de la force et de
l'universalité du préjugé ethnocentriste, lequel consiste à ériger les valeurs propres à la
société à laquelle j’appartiens en valeur universelle et à rejeter les normes et les valeurs d’une
société ou d’un groupe culturel en tant qu’elles sont différentes des siennes propres.
L’ethnocentriste croit que ses valeurs sont les valeurs. Selon Lévi-strauss (Race et histoire),
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chaque société a toujours tendu à confondre “sa” propre civilisation avec “la” civilisation, allant
jusqu’à rejeter en dehors de l’humanité les hommes qui relevaient d’autres cultures.
Cet ethnocentrisme est une attitude universelle qui n’est pas l’apanage des sociétés
occidentales. De nombreuses sociétés traditionnelles limitent le statut d’être humain aux seuls
membres du groupe et s’auto désignent par des termes qui signifient les « hommes », les
« bons », les « excellents », etc. Les tribus voisines seront désignées par des vocables péjoratifs,
voire exclues du genre humain. Lévi-Strauss évoque l’attitude symétrique des Espagnols et des
Indiens après la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb : les Espagnols désignaient
des commissions de religieux pour déterminer si les Indiens avaient ou non une âme, étaient
authentiquement des hommes ; de leur côté, les Indiens observaient longuement les cadavres de
leurs ennemis pour vérifier s’ils étaient soumis comme ceux des « hommes » à la putréfaction.
Cette constante tient sans doute à l’une des fonctions essentielles de la stigmatisation
d’autrui, où l’on rejette pour mieux définir et identifier son propre groupe, en posant la limite
entre soi et les autres. L'ethnocentrisme serait le prix à payer de l’identité. C’est ce qu’indique
Cornelius Castoriadis dans « Réflexions sur le racisme » (in Le monde morcelé. Les carrefours
du labyrinthe III) : « le racisme participe de quelque chose de beaucoup plus universel que l’on
ne veut bien l’admettre d’habitude […] Il s’agit de l’apparente incapacité de se constituer comme
soi sans exclure l’autre – et de l’apparente incapacité d’exclure l’autre sans le dévaloriser et,
finalement, le haïr. » Toutes les communiqués, explique Castoriadis, s’instituent en se fondant
sur un imaginaire singulier ; cette représentation collective auto-valorisante est couplée à une
certaine disqualification de l’autre ; c’est parce que les sociétés prétendent incarner le monde et la
vie cohérents, qu’elles sont en danger mortel dès que la preuve est administrée que d’autres
manières de rendre l’existence sensée existent. En ce sens, « l’infériorité des autres n’est que
l’autre face de l’affirmation de la vérité propre des institutions de la société-Ego. »
A.2) Une identité fragile : le moi haïssable
L’étrangeté de l’autre peut être radicalisée si on en fait un éternel rival et si l’on rattache cette
étrangeté à la nature humaine considérée comme intrinsèquement mauvaise. La thèse
misanthropique consiste à haïr, non particulièrement autrui, telle ou telle personne en particulier,
mais l’humanité tout entière. Il existe ainsi toute une tradition de « moralistes » pessimistes, de
La Rochefoucault à Cioran, qui ne cesse de répéter que l’homme est un être mauvais et ridicule.
Il existe une autre forme de misanthropie, plus commune, qui consiste à critiquer « les gens » à
tout propos : c’est l’attitude du « râleur » qui ne comprend pas comment « les gens » peuvent être
aussi bêtes mais qui oublie de s’inclure lui-même dans la critique. On reconnaît déjà les traits de
la xénophobie.
Dans ses Maximes et sentences (1664), La Rochefoucauld prétend que les actions
apparemment les plus vertueuses et désintéressées ne sont que le travestissement, souvent
inconscient, de l’amour-propre, du désir de gloire, de la vanité, de la cupidité. C'est l'intérêt qui
nous pousse à être sociables. D'où la méfiance nécessaire à l'égard d'autrui et de ses
motivations: l'apparence de l'autre dans ses actes et son langage n'est qu'un masque recouvrant
une réalité insondable et dangereuse. L’intérêt ne se réduit pas ici aux seuls biens matériels mais
inclut la recherche de la gloire et de l’estime des hommes, la défense de son propre honneur.
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Etre respecté, attirer l’attention à soi, l’admiration des autres, voilà ce que, plus que tout, les
hommes recherchent, et ce jusque dans leurs conduits les plus nobles ou généreuses.
La Rochefoucauld souligne l’extrême fragilité de l’identité humaine : l’homme est en
quelque sorte dépossédé de toute conscience originaire de soi, pour n’être plus que suspendu au
regard de l’autre ; le désir de reconnaissance est le théâtre où se constitue l’image de soi. Image
d’un être déchiré, aliéné, perdu dans son désir effréné d’être admiré et respecté. L’individu,
dénué de toute identité propre, soumis au jeu de passions et de déterminations secrètes, ne
peut avoir d’autre être qu’un être d’emprunt, le masque ou l’étui qui ne recouvre ou ne
dissimule rien, aucun sujet substantiel. Le moi n’existe que dans le miroir du regard des autres
où il se cherche en vain lui-même.
Conséquence : comme nous ne pouvons échapper à la loi de l’amour-propre, il reste seulement
à en réguler les effets nuisibles sous des formes socialement viables, à pacifier ce que Pascal
appelle le « moi haïssable ». La Rochefoucauld, contrairement à Pascal, ignore toute perspective
rédemptrice, s’en tenant à une morale purement mondaine de la régulation des égoïsmes – la
morale de « l’honnêteté ».
Derrière la problématique de l’intérêt se trouve donc la question de l’identité humaine. Si
nous avons tant de peine à accepter que l’autre soit différent de nous, s’il se présente à nous le
plus souvent sous les traits de l’étranger, c’est que l’altérité de l’autre m’amène à douter de
mon identité. Nous avons besoin de la confirmation de l’autre pour asseoir nos prétendues
certitudes et acquérir ce que Clément Rosset appelle une « identité d’emprunt ». Comme dans le
conte « Blanche-Neige » (« Suis-je la plus belle en ce royaume ? », s’inquiète la belle-mère de
Blanche-Neige), l’autre est le miroir dans lequel nous interrogeons notre propre image.
A.3) Un loup pour l’homme (occurrences en problématisation : « L’Etat », « La
justice et le droit »)
De là on glisse à l’idée éminemment pessimiste que l’homme est un loup pour l’homme. Selon
Hobbes, en effet, la guerre de tous contre tous est la condition naturelle de l'humanité
lorsque les hommes vivent sans maîtres reconnus et incontestés (état de nature). Hobbes se
demande pourquoi « l'homme est un loup pour l'homme » et s'efforce d'élaborer une genèse
psychologique de la compétition, du conflit, de la guerre.
L’homme est tiraillé entre deux passions contraires : d’une part, l’orgueil, la vanité,
l’aspiration à la gloire qui le poussent à entrer en conflit avec ses semblables et à se mettre en
danger pour satisfaire sa passion ; d’autre part, la crainte de la mort. Dans l’état de nature,
l’homme est entièrement libre au sens où sa liberté est strictement coextensive à sa force. Son
droit de propriété est sans limites dans la mesure où il parvient à s’approprier tout ce qu’il désire.
Liberté et propriété sont équivalentes pour tous : chacun ayant autant de droit sur tout que son
voisin. La liberté et la propriété sans bornes ont pour conséquence l’insécurité totale : chaque
individu craint pour sa vie. L’état de nature est un état de guerre perpétuelle de tous contre
tous.
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Le passage à l’état de société est alors le fruit d’un calcul rationnel : mieux vaut limiter sa
liberté si celle-ci, en retour, est protégée. C’est un contrat qui fonde la société : chaque
contractant abandonne sa liberté et son droit à la propriété de toute chose à un tiers, en échange
de la garantie par ce tiers de la sécurité de sa personne, si et seulement si tous le font en même
temps. Le tiers constitué est l’Etat dont le pouvoir coercitif rend la société possible. Chacun
s’engage ainsi à renoncer à toutes les prérogatives de sa liberté naturelle au profit d’un tiers – un
homme ou une assemblée – auquel il reconnaîtra une entière souveraineté, à condition que l‘autre
en fasse autant.
Le droit naît alors de la nécessité de fuir le mal. Le contrat qui, en idée et non pas à titre de
fait historique, est nécessaire pour instituer la société politique arrache les individus à leur
condition naturelle. Le contrat est conclu entre les hommes eux-mêmes et il s'opère en faveur
d'un tiers qui est l'autorité politique, laquelle est édifiée par ce désistement général auquel tous
consentent; la multitude est alors unie en un Etat ou une République.
Conclusion :
Pourquoi avons-nous tant de peine à accepter que l’autre soit différent de nous ? L’altérité du
visage étranger devient inquiétante lorsque l’autre cesse d’être celui que l’on croyait ou n’est pas
tel qu’on voudrait qu’il fût. Elle m’amène à douter de moi-même dont l’identité est si fragile et
jamais immuable. Comme les hommes n’ont pas d’identité substantielle, leur moi n’est que
l’expression d’une succession d’impulsions psychologiques et organiques qui tour à tour
prennent le dessus. Si le moi n’est pas maître dans sa propre maison, l’amour-propre se substitue
alors à l’ego et se pose comme le sujet véritable de nos actions
B)
L’EXCLU
De l’intrus à l’exclu il n’y a qu’un pas. Lorsque les différences sont transformées en structures
qui appellent jugement, condamnation, exclusion, autrui n’est plus seulement celui dont
l’étrangeté rebute ; il devient l’exclu, le paria, le pestiféré, l’objet de toutes les aversions qui
cristallisent le plus souvent une haine de soi inconsciente. Le rejet de l’autre se déploie le long
d’un large spectre qui va de l’agressivité à l’extermination.
B.1) Les avatars de la haine de soi
L’hostilité à l’égard de l’autre, l’aversion pour la différence revêtent de nombreuses figures et
sont la manifestation visible d’une souffrance beaucoup plus intime, souvent méconnue du sujet
lui-même. L’irruption de l’autre ne me met en danger que si elle réveille une animosité qui ne
vise d’abord que moi-même : la haine de l’autre est l’autre face d’une haine de soi
inconsciente, l’envers de l’amour de soi. Cette haine de soi, composante de tout être humain, se
décharge dans les formes les plus cruelles et les plus archaïques de la haine de l’autre. Elle
cherche un dérivatif qu’elle va trouver du côté de sa source présumée, apparentée
symboliquement à un élément pathogène. La xénophobie, le racisme, la misogynie, etc., seraient
autant de moyens de garder et même de stimuler une haine indéterminée en la détournant vers un
objet extérieur à qui l’on ne demande, pour constituer une tête de turc potentielle, qu’une seule
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chose : être apparemment différent de soi. Ainsi l’expression commune « j’ai la haine ». Haine de
qui au juste ?
La psychanalyse montre que le premier objet de haine est en fait une image de soi-même.
C’est le principe de l’agressivité : on n’agresse pas celui qui est radicalement autre, différent, on
le laisse tranquille. On s’agresse d'abord soi-même, parce qu’on est encombré de soi-même,
c’est-à-dire de sa propre image aimée et/ou haïe, image qui nous masque la réalité ; ensuite on
agresse l’autre qui nous ressemble, en tout cas c’est cette image que l’on agresse. L’agressivité
est ce coup de griffe, ce geste désespéré par lequel on tente de toucher quelque chose du réel, de
déchirer l’image. On n'agresserait jamais l'autre si l'on n'était pas capable, constitutivement,
de s'agresser soi-même.
La rivalité consiste à rester dans une impasse imaginaire, un jeu de "ping-pong" entre moi et
l’autre fondé sur l’assimilation de l’autre avec moi-même. Dans la rivalité je m’identifie sans le
savoir au frère ennemi. La rivalité a pour effet de nous river l’un à l’autre. Je ne peux pas me
détacher, voire me différencier de celui que je hais. On connaît ces scènes de ménage qui ne
peuvent en finir, car chacun accuse l’autre des méfaits ou des mauvaises paroles dont il est
manifestement l’auteur : “c’est bien toi qui as dit ça ! — Quoi ? c’est un comble, c’est plutôt toi
qui l’as dit !”, etc. Ces individus restent des rivaux, car ils sont rivés imaginairement l’un à
l’autre, et ils se haïssent d’autant plus qu’ils voient en l’autre une image de soi particulièrement
détestable. Il y a là un processus d’identification imaginaire.
La jalousie est un sentiment qui part de la reconnaissance de l’autre, mais qui la vit sous le
mode de la souffrance et de la violence. L’autre est un autre moi qui désire la même chose que
moi. On retrouve la même logique de l’auto-agressivité originelle : c’est parce que nous
sommes d'abord frères et que nous convoitons le même objet (une Mère s’il s‘agit de deux frères,
une terre s’il s’agit de deux peuples, ou pire encore un même Dieu...) que nous nous détestons
(dans la Bible, le premier meurtre est décrit comme un fratricide). Ce que l’autre a, je le veux.
Nous verrons, dans le cours sur le désir, que nous désirons le désir des autres. Mon
comportement à l’égard d’Autrui peut suivre dès lors deux voies contraires : soit accepter l’autre
(mais c’est aussi accepter de partager le même objet) ; soit refuser l’autre, le tuer ou l’ignorer et
c’est la quête éperdue et perpétuelle de l’objet auquel on ne veut pas renoncer. Seulement cette
quête est illusoire car cet objet n’a jamais vraiment été nôtre absolument.
Qu’en est-il de la xénophobie ? Si la présence des autres est parfois difficile à digérer, n’est-ce
pas précisément parce qu’on essaie d’assimiler l’autre comme un objet ? Spontanément, nous
l’avons vu à travers l’ethnocentrisme, toute communauté fonctionne comme une machine à
assimiler, à dévorer, à intégrer, pour parvenir à un ensemble le plus puissant possible. Dans la
mesure où Autrui se définit d’abord comme celui que l’on a assimilé, on pourrait penser que
l’étranger se définit comme l'inassimilable, celui qui ne se laisse pas assimiler.
Il y a cependant des manières de rejeter l’autre, de le tenir à l’écart tout en l’assimilant.
C’est la situation paradoxale des “ghettos”, où celui qui vient du dehors est convié à demeurer en
un lieu qui le maintienne à l’état d’”étranger”. Donc l’étranger est bien à l’intérieur du groupe,
tout en étant exclu. C’est bien ainsi que le voient les xénophobes, pour qui les étrangers ce sont
bien ceux qui vivent ici, chez nous, alors qu’ils devraient plutôt vivre là-bas, chez eux. Ainsi, ce
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qui lie une société, c’est d’abord ce contre quoi elle se ligue. Le principe du groupe, ce n’est
pas tant la réunion que l’exclusion interne. Alors quand ne sommes-nous plus étrangers ? Non
pas évidemment quand on est assimilé, mais quand on est mélangé — ce qui est totalement
différent. Le risque du mélange étant, à un moment donné, de conduire à une sorte de
conformisme généralisé, d’uniformisation des modes de vie.
B.2) Du racisme à la banalité du mal
Pourquoi ce qui aurait pu rester simple affirmation de l’infériorité des autres devient
discrimination, mépris, confinement pour s’exacerber finalement en rage, haine et folie
meurtrière ? Le racisme ne consiste pas seulement à exclure l’autre en tant qu'étranger
(xénophobie), il consiste à le nier dans sa différence même, à vouloir l'éliminer parce qu'il existe.
Le racisme est plus grave, plus violent que la simple xénophobie.
Le racisme est une théorie ou doctrine selon laquelle il existe une hiérarchie entre les “races”,
et la volonté de préserver la “race supérieure” de tout croisement. Il est fondé sur l'affirmation de
la supériorité d’une “race” ou d’un “peuple” et sur la justification, à partir de cet axiome, de son
droit à dominer les autres groupes, ou “races”, tenus pour inférieurs. Tzvetan Todorov, dans Nous
et les autres, propose de distinguer le racisme (comportement fait de haine et de mépris à l’égard
de personnes ayant des caractéristiques physiques bien définies, et différentes des nôtres) et le
racialisme (doctrine, idéologie concernant les races humaines). Racisme et racialisme ne se
trouvent pas nécessairement présents en même temps.
Selon Pierre-André Taguieff, l’emploi du mot racisme ne se justifie que pour caractériser un
phénomène idéologique et sociopolitique apparu en Europe et aux Amériques à l’âge moderne.
Dès lors, le racisme ne doit pas être considéré comme un rejeton de l’ethnocentrisme ou d’un
instinct primordial – instinct d’autoconservation ou d’autodéfense du groupe -, mais comme un
produit de la modernité. L’uniformisation des mœurs, les phénomènes de métissage culturel
ou d’acculturation sont des phénomènes porteurs d’une menace d’indifférenciation ;
l’entrecroisement et la confusion des modèles culturels suscitent un désarroi qui nourrit le
racisme. Et le racisme vulgaire est souvent une réaction de peur, voire de panique, devant tout ce
qui s’apparente à un mélange.
Mais - retour à l'hypothèse freudienne - l’origine et le principe d’un tel sentiment, bien au-delà
de la simple intolérance morale, consiste à ne pas tolérer l’autre en tant qu’il est en nous, en
tant qu’il est une part insupportable de nous-même. Ce n’est pas que tel peuple soit tel peuple,
avec sa différence, qui est insupportable, mais que ce peuple se prétende aussi civilisé, aussi
humain que nous. Ce qui motive la haine raciste est, par conséquent, plus la ressemblance
que la différence. Le raciste n'accepte pas l'autre parce qu'il a peur que l'autre lui ressemble, peur
de ressembler à l'autre, peur de se savoir parent ou frère avec lui. C'est pourquoi l'antisémitisme
reste la forme de racisme moderne la plus virulente : la figure du juif cristallise toutes les peurs
du raciste précisément parce qu’elle incarne forme de différence d’autant plus redoutable qu’elle
est imperceptible. D’où la thématique récurrente du complot, de l’ennemi, du renégat : « La haine
inexpiable, nous la réservons à celui qui a l’air d’être comme nous, et qui nous ressemble, et reste
néanmoins éternellement, irréductiblement, incurablement autre. Comme le coupable innocent, le
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semblable-différent appartient à l’ordre controversable de l’ambiguïté » (Vladimir Jankélévitch,
Quelque part dans l’inachevé).
B.3) Etrangers à nous-mêmes
Pour faire le lien entre la notion d’autrui et celles de conscience et d’inconscient, on pourrait
suivre la thèse de Julia Kristeva dans son livre Etrangers à nous-mêmes : « Désormais, l’étranger
n’est ni une race ni une nation […] Inquiétante, l’étrangeté est en nous : nous sommes nos
propres étrangers – nous sommes divisés. » Si l’autre est en moi, s’il constitue une figure de mon
propre inconscient, il n’est plus envisageable d’expulser cette part destructrice du moi que le
refoulement a précisément pour vocation de contenir. Mais nous ne sommes pas à proprement
parler devenus étrangers à nous-mêmes : nous l’avons toujours été, mais nous ne le savions pas,
ou plutôt nous ne tenions pas vraiment à intégrer cette affirmation, car elle nous impose de
regarder dans les yeux notre propre étrangeté.
Freud souligne, en effet, l’immanence de l’étrange dans le familier, en sorte que ce qui est
étrangement inquiétant serait ce qui a été familier. D’où la thèse de Freud : l’autre, c’est mon
propre inconscient. A l’origine, le moi archaïque baigne dans ce que Freud appelle le
narcissisme primaire : le moi n’est pas encore délimité par le monde extérieur ; il projette hors
de lui ce qu’il éprouve en lui-même comme dangereux ou déplaisant en soi, pour en faire un
double étranger, inquiétant. L’étranger apparaît comme une défense du moi désemparé. Le
constructeur de l’autre et de l’étrange est en définitive le refoulement lui-même. Dans certaines
conditions, le refoulé, qui aurait dû demeurer caché, refait surface (Freud parle de « retour du
refoulé ») et provoque l’inquiétante étrangeté. Cet étranger que je refuse et auquel je m’identifie à
la fois…
« Freud nous apprend à détecter l’étrangeté en nous. C’est peut-être la seule manière de ne pas
la traquer dehors » (Julia Kristeva, op.cit.). L’étranger est en nous. Lorsque nous fuyons ou
combattons l’étranger, nous luttons contre notre inconscient. Pour accueillir les étrangers dans
leur inquiétante étrangeté, il faut, dit Freud, avoir le courage d’accepter que cette étrangeté est
autant la leur que la nôtre. La psychanalyse est une invite à ne pas réifier l’étranger, à ne pas nous
fixer comme tel mais « à l’analyser en nous analysant ». Découvrir notre troublante altérité,
reconnaître notre inquiétante étrangeté afin d’en jouir du dedans. « L’étranger est en moi, donc
nous sommes tous des étrangers » (Kristeva, ibid.) – des Juifs allemands comme aimaient à le
dire Daniel Cohn-Bendit. Or si je suis étranger, il n’y a pas d’étrangers.
Julia Kristeva insiste, à la fin de son livre, sur le fait que l’éthique de la psychanalyse implique
une politique, c’est-à-dire un « cosmopolitisme de type nouveau » qui « œuvre pour une
humanité dont la solidarité est fondée sur la conscience de son inconscient – désirant, destructeur,
peureux, vide, impossible. » La rencontre harmonieuse d’autrui suppose d’installer la différence
en nous sous sa forme la plus désemparante et la plus humble. C’est à l’exploration de cet être
avec les autres que nous allons consacrer la deuxième partie de ce cours.
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Conclusion :
Pourquoi avons-nous tant de peine à accepter que l’autre soit différent de nous ? De l’intrus à
l’exclu, de la simple aversion à la haine d’autrui, la différence de l’autre fait écho à notre propre
incertitude identitaire. Le racisme n’est pas tant la peur de l’autre que la peur du même. C’est la
similitude de l’étranger qui nous met en danger. Mais autrui se réduit-il à la figure péjorative,
négative ou infamante de l’étranger ? L’étranger est-il un éternel ennemi ? Le conflit est-il
l’essence des relations intersubjectives ?
II)
DU PROCHAIN AU LOINTAIN
L’étranger ne reste pas un éternel ennemi. L’étrangeté finit par être domestiquée et la peur
vaincue, de sorte qu’on finit par se rassembler dans un monde commun. Entre, d’une part,
l’étranger perçu comme ennemi et comme objet de haine, et, d’autre part, le prochain ou le
lointain aimé, il y a une place pour le semblable - cet autrui qui nous ressemble pour le meilleur
et pour le pire, tantôt adversaire, tantôt partenaire, tantôt détesté, tantôt apprécié. Nous essaierons
donc de montrer que l’intersubjectivité constitue le tissu même des relations humaines. Non
plus les uns contre les autres mais, cette fois, les uns avec les autres.
A) UNE INTERSUBJECTIVITE ORIGINELLE
Nous ne pouvons vivre avec autrui que parce que nous bâtissons ensemble un même monde –
un monde objectif mais aussi social, culturel et historique - et que nous partageons les mêmes
facultés de penser, de percevoir et de concevoir. Comme nous allons le voir à travers l’expérience
du dialogue, la rencontre avec autrui m’ouvre en quelque sorte un univers infini et me permet
d’échapper à l’étroitesse de l’ego.
A.1) Intersubjectivité et intercorporéité
Comme l’a révélé Husserl dans ses Méditations cartésiennes, autrui est déjà impliqué
directement dans le « je pense ». Lorsque Descartes dit : « je pense donc je suis », il sous-entend
que n’importe qui peut le dire à son tour. Autrui est sous-entendu dans Ego parce qu’il s’agit d’un
Je universel. On peut ainsi affirmer, un peu paradoxalement, que la subjectivité est d’emblée
intersubjectivité.
Cette intersubjectivité n'est pas le produit d'une contrainte ou d'une inférence analogique, mais
la saisie pré-réflexive du corps de l'autre au milieu d'un monde commun et neutre. C’est au
niveau du corps et de la perception que se fondent l’intersubjectivité et la rencontre authentique
avec autrui. Selon Merleau-Ponty, l'incarnation est, en effet, la définition même de la subjectivité.
Etre un sujet, c'est s'ouvrir au monde par son corps, c'est littéralement être au monde. Je ne
suis pas dans mon corps comme « un pilote dans son navire » (Descartes), je suis mon corps.
Nos perceptions, nos gestes témoignent d'une connaissance du monde qui n'est pas de l'ordre de
la représentation intellectuelle mais de l'ouverture, de la connivence, de la présence. Le monde
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n'apparaît pas en face de la conscience mais s'offre latéralement au corps propre, l'entoure, le
circonvient.
C'est comme corps qu'autrui apparaît, l'intersubjectivité est « intercorporéité ». Autrui se
manifeste à moi comme comportement. Lorsqu'il fait un geste de colère, par exemple, je n'infère
pas le sentiment de la colère, par analogie avec le mien, d'un déplacement objectif : la colère se lit
sur son geste, elle n'est rien d'autre que lui. Le geste ne signifie pas la colère, il est colère. Le
geste d'autrui est saisi comme geste de l'autre parce qu'il fait écho à une possibilité corporelle qui,
anonyme, n'est pas seulement la mienne. Le geste d'autrui vient s'insérer dans mon propre
comportement comme une possibilité. Il n'y a pas un corps habité par une conscience et, face à
lui, le corps d'autrui, mais une corporéité générale, au sein de laquelle des comportements
peuvent se faire écho.
L'intersubjectivité désigne des expériences - comportements, expressions, habitudes - qui
renvoient à un niveau d’existence anonyme où le partage moi / autrui n’est pas encore fait.
Exemple du jeune enfant qui se met à rire quand il entend autour de lui des rires, alors qu’il ne
comprend pas pourquoi c’est drôle, manifestant ainsi ce fonds pré-personnel ; les éclats de rire
d’autrui ne sont pas ressentis comme la conduite extérieure de quelqu’un d’autre mais comme
une possibilité commune à mon corps et au sien, le rire de l’autre déclenchant le mien par
contagion, comme par effet d’écho. Autrui et moi-même participons d’une seule et même
dimension corporelle qui est comme l’espace commun de résonance, l’élément de complicité
anonyme à partir duquel je réponds à autrui et autrui me répond.
Merleau-Ponty précise que l'intersubjectivité ne peut être circonscrite au niveau de la relation
entre moi et autrui : elle advient au niveau du corps propre. Par exemple, lorsque je touche ma
main gauche avec la main droite, je découvre que cette main est sensible dans le moment même
où je la touche. La sensation dont ma main gauche est le sujet peut être conçue comme une petite
subjectivité incarnée : pour la main droite, elle est autre, puisqu'elle peut la toucher; cependant
elle n'est pas un pur objet, puisqu'elle même se sent touchée. La main gauche est à la fois mienne
et non mienne : c'est moi, comme sentir, que je découvre en elle, mais un moi qui est hors de luimême, qui, étant main, est déjà autre.
Autrui n'est donc pas une face, un objet en face de moi, il est présence d'une existence. Autrui
n'est pas devant moi, il ne se confond pas non plus avec ma conscience : il est de mon côté. Mon
rapport originel avec autrui est de l'ordre de l' « avec » : il n'y a pas moi et autrui face à face dans
le monde, mais un être-ensemble, inhérent au fait que chacun de nous est ouverture au monde.
A.2) Le monde social et la lutte pour la reconnaissance
Ce monde commun est aussi constitué par le milieu social. Ainsi que nous le rappelle Hegel, la
relation avec nos semblables dans le cadre social est toujours plus ou moins conflictuelle. La
société est le théâtre d’une lutte pour la reconnaissance. Dans cette lutte acharnée pour la
reconnaissance, comment rencontrer véritablement autrui, c’est-à-dire comment
passer déjà du semblable au prochain ? Pour cela, analysons la structure du regard et le passage
de l’image au regard.
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Le regard que nous portons sur autrui est ambigu : il est à la fois objectivant et subjectivant.
Objectivant d’abord, parce que le regard réduit autrui à cet objet particulier qu’est une image («
tu veux ma photo ? ») ; ce n’est jamais agréable d’être réduit à une image, même si cette image
est bonne (problématique à laquelle les gens célèbres – les people comme on dit aujourd’hui –
sont souvent confrontés) ; cette image est toujours peu ou prou réductrice et aliénante. C’est toute
l’ambiguïté de ce qu’on appelle le « semblable » : le semblable est lié au « semblant » de
l’image ; le semblable est d’abord celui qui me ressemble en termes d’image. Il s’agit moins
d’une ressemblance physique que d’une ressemblance sociale, une question d’appartenance ou de
voisinage. Nos relations avec « les autres » en société ne peuvent être que superficielles, voire
faussées par l’image qu’on donne ou qu’on nous renvoie. En même temps, la vie sociale consiste
à jouer un rôle, assumer une fonction, tenir une place. Mais c’est toujours en portant un masque :
celui du personnage qui cache la vraie personne. Comme le dit Pascal, on n’aime jamais
personne que pour des « qualités empruntées ».
Le regard, cependant, peut-être aussi un vecteur de reconnaissance. Car au-delà de l’image que
je forme d’autrui, je ne peux ignorer son regard. Autrement dit, je perçois forcément sa
subjectivité et son humanité. Lorsque le tortionnaire s’acharne sur sa victime, ce n’est pas
seulement le corps qu’il veut détruire, c’est le sujet lui-même, cette lueur accusatrice qui persiste
dans le regard de sa victime jusqu’à la fin. Donc on ne peut pas réduire le regard à une
relation d’objet. Le regard a toujours la signification d’une parole. Que trouve-t-on au fond
du regard ? Rien d’autre que l’ « âme » (les yeux sont les miroirs de l’âme !), l’humain, le
Prochain.
A.3) Le dialogue (analyse d’un texte de Merleau-Ponty) [occurrences en
problématisation : « Le langage »]
Autrui est certes un autre corps occupant un autre espace, mais il m'importe parce qu'il me
propose une collaboration profonde, la chance d'un échange se situant sur un fond commun,
dont la communauté possible ne se révèle que dans cet échange. Selon Merleau-Ponty, le
dialogue représente une expérience exemplaire de la relation à autrui. Dans un dialogue réussi, en
effet, « nos perspectives glissent les unes dans les autres » au point de ne former qu'un seul et
même tissu. Un tel échange nous libère de notre solitude en nous faisant prendre conscience de la
dimension interpersonnelle de la pensée. Le dialogue, qui ne se réduit pas au seul langage, est
un cadre favorable à la perception d'autrui.
Plan du texte :



" Il y a un objet culturel…créateur " : le dialogue comme création commune
" Nous sommes…même monde " : la constitution d'un même monde "
" Dans le dialogue présent…retour " : autrui dans la réciprocité
A.3.1) Le dialogue comme co-création (" Il y a un objet culturel…créateur ")
Question : comment percevoir la spécificité d'autrui ? Le langage joue un rôle essentiel dans la
perception d'autrui. Il s'agit ici plus précisément du langage oral tel qu'il suppose une certaine
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proximité entre le locuteur et l'auditeur. Cette oralité est d’ailleurs restreinte à l'expérience du
dialogue.
Deux choses ici sont à souligner : d'abord le langage est considéré comme favorable à la
perception d'autrui. Thème classique : le recours au langage suppose la suspension de toute
violence, si l'on entend par violence un comportement qui méconnaît le plus autrui et sa valeur.
L'interruption de cette violence ouvre la possibilité de percevoir autrui. Ensuite, cette possibilité
prend une acuité particulière avec le dialogue. La philosophie de Socrate définit déjà les principes
élémentaires du dialogue : tenir compte de ce qu'énonce l'interlocuteur, n'avancer ses propres
énoncés qu'après avoir vérifié que les deux partenaires les comprennent de la même façon.
L'expression importante ici est celle de « terrain commun » : la dialogue permet la
constitution d'un terrain commun entre autrui et moi. En arrière-fond, nous nous reconnaissons
comme capables de dialoguer (communauté du terrain); lorsque sont échangées nos répliques,
nous élaborons, comme l'écrit Merleau Ponty, un « seul tissu » à l'aide de nos deux pensées. En
effet, discuter authentiquement, échanger des arguments auxquels on adhère sincèrement, c'est
tenir compte de « l'état de la discussion » pour n'avancer que les propos qui s'y trouvent justifiés.
Cet état de la discussion dépend des deux interlocuteurs : nous en sommes co-auteurs;
dialoguer constitue, dans son déroulement, une opération commune. Elle est commune
puisqu'elle n'est possible que parce que nous sommes là tous les deux et que nos propos sont mis
en commun. Chacun participe à l'élaboration de la totalité, sans qu'aucun puisse s'en prétendre le
« créateur » : sans les répliques d'autrui, je n'aurais pas dit ce que j'ai dit – et réciproquement.
C'est donc la présence d'autrui qui me permet de participer à la construction progressive
des échanges.
La première partie du texte insiste donc sur le rôle fondamental que joue le dialogue en tant
qu'il constitue un échange authentique entre deux interlocuteurs qui participent d'une même
situation et d'une même intention. Mais ces échanges sont-ils seulement linguistiques ? Ne
concernent-ils pas également deux univers ?
A.2.2) La constitution d'un même monde (" Nous sommes…même monde ")
Ces échanges, mis en évidence dans la première partie du texte, ne sont pas, en effet,
seulement linguistiques : ils concernent aussi deux univers, deux « mondes ». Par « monde », il
faut entendre à la fois un univers de pensée et une relation à la même réalité. Pour qu'un dialogue
ait lieu, souligne l'auteur, il est nécessaire que deux perspectives se saisissent d'abord comme
différentes; le dialogue a alors pour but d'éprouver l'écart de ces deux perspectives pour tenter
de les faire fusionner ou plutôt dialoguer. M.Ponty parle du « glissement des perspectives l'une
dans l'autre » ; il évoque ici le travail en cours dans le dialogue, ainsi que son possible résultat :
les points de vue ne peuvent se contenter de constater leurs différences; pour dialoguer, il faut
s'efforcer de les rapprocher. Cet effort doit être accompli de part et d 'autre, faute de quoi on n'a
plus affaire à un dialogue, mais à un rapport de force au cours duquel un des interlocuteurs
impose son avis à l'autre.
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Le concept central est ici celui de réciprocité : le dialogue suppose une égalité initiale des
chances. Le dialogue est véritablement un travail en commun. Platon déjà soulignait que
l'élaboration de la vérité ne pouvait être faite qu'en commun : en l'absence d'autrui, ma pensée
perd ses chances de se transformer et de progresser. Cependant la notion de réciprocité implique
qu'autrui n'est pas pour autant un simple outil à mon service : il a à mon égard une attente
comparable, je le sers autant qu'il me sert. La coexistence est instauratrice du monde que nos
construisons ensemble et confirme à chaque échange que chacun est nécessaire au travail de
l'autre.
Cette deuxième partie du texte insiste donc sur la nécessaire réciprocité qu'instaure le dialogue
authentique par lequel se constitue un monde commun. Le dialogue instaure et présuppose une
égalité radicale qui confirme la nécessité de la relation et du travail en commun. La dernière
partie du texte approfondit cette idée d'égalité et de réciprocité.
A.2.3) Autrui dans la réciprocité (" Dans le dialogue présent…retour ")
Cette égalité instaurée par le dialogue se manifeste notamment dans l'alternance des positions
ou des rôles : « Nous sommes l'un pour l'autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite… ».
Je suis aussi bien questionneur que questionné, tantôt celui qui objecte, tantôt celui à qui autrui
objecte, maintenant persuadé, plus tard persuasif. Il en va de même pour autrui.
L'échange des rôles confirme la réalité de la réciprocité et implique une désappropriation
concernant le « mien » et le « sien ». Le dialogue me « libère de moi-même »: il m'ouvre à la
présence d'autrui, me rend accueillant à son altérité que je ressens comme nécessaire à mon
intériorité. Si je réagis aux pensées d'autrui, c'est parce qu'elles sont les siennes par leur origine
mais aussi les miennes puisque je les adopte, au moins momentanément. Les objections que me
fait autrui m'entraînent à trouver en moi des pensées ou des arguments dont j'ignorais l'existence.
Chacun amène l'autre à penser, à être autrement ou davantage. Sans autrui dialoguant avec
moi, je n'aurais pas l'occasion ou la chance d'explorer un pensable implicite, de déployer des
façons d'être inaperçues dans la solitude. Cette dernière partie du texte souligne avec force que la
présence d'autrui que manifeste le dialogue me le révèle comme nécessaire à ma propre existence
et à l'approfondissement de celle-ci.
La multiplication des dialogues avec différents interlocuteurs m'apporte la chance d'accéder à
une existence de plus en plus riche. L'analyse du dialogue permet d'éviter les considérations de
type hégélien sur la lutte qu'entraîne pour une conscience le besoin de faire reconnaître sa liberté
par une autre. La parole ne s'échange que dans un espace pacifié, dans le dialogue il n'y a ni
maître ni esclave, mais élaboration en commun, de sorte que la relation à autrui est ici envisagé
non par sur le mode du conflit ou de l'aliénation, mais sur celui d'une coexistence nécessaire qui
s'accompagne d'une reconnaissance d'autrui comme me libérant de mes penchants à la solitude et
au repli sur moi-même.
Le dialogue a donc une dimension éthique. D'abord, il permet la connaissance de soi, il me
contraint à la profondeur. L'autre renvoie, par son message, mon propre message à sa révision;
il le pénètre, le traite, le juge, l'interprète, me contraint à le défendre, le corriger, l'abandonner. Le
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dialogue est véritablement un exercice de pensée : « La pensée est un dialogue de l'âme avec ellemême » (Platon, le Sophiste).
Le dialogue est ensuite un outil de vérité. Notion de dialectique chez Platon : le souci du
dialogue est non pas la victoire sur l'autre mais l'âme de l'interlocuteur, l'éveil de l'esprit à la
vérité, la maîtrise de sa propre connaissance. « Le dialogue ne transmet pas un savoir tout fait,
une information, mais l'interlocuteur conquiert un savoir par son effort propre »(Pierre Hadot, in
Qu'est-ce que la philosophie antique ?). Dialoguer, c'est ainsi aider l'autre à se révéler :
Socrate nomme le dialogue maïeutique, il accouche les esprits et se contente de faire resurgir ce
qu'ils savaient déjà.
Dialoguer, c'est également s'entendre, c'est présupposer que l'on pourra se comprendre. Il y a
dans le dialogue une force de régulation entre les hommes qui les met en situation d'égalité ou
d'équivalence. Dialoguer, c'est ainsi supposer un seul et même monde. Le dialogue est alors
vecteur de respect : accepter le dialogue consiste à signifier à l'autre l'estime et le respect
fondamentaux dus à un alter ego; dialoguer, c'est reconnaître la dignité de l'autre. Lorsque la
dialogue apparaît, c'est une tolérance qui s'installe, c'est une espérance de paix : le dialogue crée
un espace de convivialité, il ouvre un espace d'apaisement qui est permis par la rationalité qui
s'y déploie; il implique l'intelligence et l'intelligibilité de l'autre.
Conclusion :
Le dialogue authentique que promeut Merleau-Ponty dans ce texte n'est pas une situation
exceptionnelle, un idéal rarement ou difficilement accessible : il constitue une expérience qui
s'esquisse dans la relation dialoguée la plus humble, laquelle, nous l’avons vu, s’enracine dans
l’expérience charnelle. Il est un élément fondateur de l'humanité elle-même : il confère à l'autre
sa dignité, libère l'homme de la violence, le forme à la raison, tout en permettant au sujet de vivre
mieux. Suffit-il néanmoins de dialoguer pour se connaître et s’accepter ?
B) DE L’AMOUR A LA SOLIDARITE
Si nous avons tant de peine à accepter que l’autre soit différent de nous, il faut, comme le dit
Nietzsche, apprendre à aimer, apprendre à s’aimer. Le dialogue est une composante nécessaire
mais non suffisante de la rencontre authentique avec autrui. L'amour représente un des meilleurs
accès dont nous disposions à la compréhension de nous-mêmes et d'autrui. Mais de quel amour
parlons-nous ? Qui devons-nous aimer au juste ? L’amour se commande-t-il vraiment ? Et
lorsque l’amour est inexistant ou insuffisant, n’avons-nous pas des devoirs à l’égard des autres ?
B.1) L’amour et l’amitié
Au commencement, il y a un commandement biblique : « tu aimeras ton prochain comme
toi-même ». La formule suppose d'abord que l'on s'aime soi-même. D'autre part, s'il s'agit de
l'amour narcissique que l'on sait égoïste et illusoire par définition, l'amour porté à autrui risque
de souffrir de la même ambiguïté. Il faut donc admettre qu'il s'agit plutôt de respect pour soimême. Dans l'absolu, un tel respect pour la personne porte d'abord sur l'existence même, c'est le
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respect de la vie qui nous a été donnée. Si bien qu'il est possible de relier ce principe au
commandement premier: « tu ne tueras point ». Mais il ne suffit pas de s’abstenir de tuer l’autre
pour l’aimer.
Notons au passage l’ambiguïté de la notion de Prochain. Le prochain m'est proche (il est une
déclinaison du semblable) - c'est l'autre homme et l'autre sujet ; il est aussi très éloigné, c'est
l'Autre absolu (Dieu, par exemple), voire l'Etranger en un sens inédit. Comme nous le verrons à
la fin, le prochain est aussi, et peut-être surtout, le lointain : la notion de prochain a la
signification temporelle d'un à-venir, d’une transcendance ; tenir en respect, comme on dit,
signifie, en effet, garder ses distances, ne pas toucher.
Le mot amour sert à traduire trois termes grecs différents qui définissent chacun une
orientation spécifique du sentiment d'amour. Eros : l'amour conçu comme désir ardent d'être uni
à une personne déterminée, amour passion, le plus violent, le plus riche en souffrances, en
échecs, en illusions, en désillusions, dont l’essence est le manque et la possessivité. Philia :
relation empreinte de réciprocité et d'estime mutuelle. Agapé : l'amour consacré à autrui dans
sa qualité fondamentale d'être un humain et un prochain; sentiment sans attente de réciprocité et
indépendant de ce qu'est l'être aimé (ex : la charité chrétienne).
Malgré leurs différences, ces trois sentiments ont en commun le désir de faire le bien d'un
objet aimé, ainsi que celui de se connaître ou de s'améliorer soi-même. Il y a aussi au fond de
l'amour le besoin de possession d'autrui qui peut être si absolu qu'il conduise à souhaiter
l'aliénation ou la disparition de l'être aimé. L'amour est donc un sentiment complexe, associant un
sentiment de bienveillance et une forme de concupiscence (désir vif des biens terrestres,
convoitise) à l'égard d'autrui. Il est à la fois généreux, oblatif (qui s'offre à satisfaire les besoins
d'autrui au détriment des siens propres) et captatif (qui cherche à accaparer quelqu'un, à prendre
pour soi).
L'amitié se présente comme une forme concrète et praticable de l'amour du prochain qu’on
considérait dans l’Antiquité comme une vertu, c’est-à-dire une disposition bénéfique qui
permet aux hommes de s'apprécier comme des individus égaux et libres. Il y a certes des
amitiés qui sont de simples « copinages », de la camaraderie : bien s'entendre, partager des
activités communes ou un sort commun. Il y a aussi des amitiés quasi-amoureuses, fusionnelles,
ou bien fondées sur la fascination réciproque.
Aristote définit l'amitié vraie comme étant sélective, rare et recherchée. Elle comporte trois
caractères spécifiques : elle est une vertu (elle n'est ni une puissance, c'est-à-dire une simple
disposition, ni une passion, mais une disposition permanente acquise par habitude et entretenue
activement); elle relève d'un choix libre et d'une décision partagée de bienveillance réciproque
(l'autre est aimé pour lui-même et non pour les bénéfices que je peux tirer de cette amitié.
Et puis il y a cette amitié plus profonde dont parle Montaigne, dans laquelle autrui est
reconnu à la fois comme prochain et comme lointain, comme familier et comme étranger, bref
comme un alter ego, associant subtilement affection et respect : l'affection qui attire, le
respect qui maintient la distance. Ainsi Montaigne lorsqu’il parle de son ami Etienne de La
Boétie : la formule célèbre « parce que c’était lui et parce que c’était moi » exprime une sorte de
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respect pour l'identité et pour la liberté de l'autre ; l’amitié me fait saisir autrui comme
infiniment proche de moi, car, comme moi, il est infiniment différent et unique. L’amitié consiste
justement à pouvoir choisir, chez quelqu’un, le trait qui nous plaît, et qui nous plaît justement
dans sa singularité.
Qu'est-ce, dès lors, distingue l'amitié de l'amour ? L'amitié est bien évidemment une forme
d'amour. On pourrait définir l’amitié comme un lien de sympathie et d'affection entre deux ou
plusieurs personnes, qui ne repose en principe ni sur l'attrait sexuel ni sur la parenté. Sentiment
défini par la tendresse, la générosité, la réciprocité, la vérité, la complicité, la fidélité, la
confiance, l’intimité, la gratitude, voire la sensualité, puisque le même Montaigne parle de
« l’amitié conjugale ». En tout cas, quelles que soient les formes que cet amour peut revêtir, le
désir, l'aspiration à la possession de l'autre, le besoin ardent de sa présence (Eros) n'appartiennent
pas à Philia : dans l'amitié, je souhaite du bien à celui que j'aime, indépendamment du bien que
je pourrai retirer de lui.
Il y a toutefois des traits communs entre Philia et Eros : le sentiment d'unicité de la personne
aimée, le caractère singulier de la relation qui unit les deux amis, le souhait de retrouver au
travers de l'amour éprouvé pour l'autre une forme d’amour de soi.
Au total, le sentiment amoureux présente une gamme de dispositions souvent contradictoires
qui en font la richesse, la complexité et l’ambiguïté. Quand l’amour repose uniquement ou
essentiellement sur l’attrait sexuel, la possessivité, le manque, voire la parenté, il devient difficile
de faire la part entre l’amour oblatif, qui donne la priorité à la satisfaction des besoins d’autrui,
et l’amour captatif, qui vise à la capture, à la possession de l’autre. Ainsi, au nom de l’amour, je
peux en toute bonne foi étouffer quelqu’un de ma sollicitude ou le priver de toute autonomie
(exemple de la jalousie). D’où la nécessité d’envisager une relation à autrui plus fiable et plus
authentique
B.2) La responsabilité pour autrui
Cependant, on ne peut pas bâtir toute une éthique, et encore moins une philosophie politique,
sur la seule amitié qui ne concerne que les relations interpersonnelles. Si autrui est celui avec
lequel j’ai la chance de pouvoir construire un dialogue authentique, ainsi qu’une vraie réciprocité,
n’est-il pas aussi celui qui m’oblige, m’impose des limites et m’ouvre l’horizon de l’universel, du
désintéressement, c’est-à-dire de la morale ?
Emmanuel Lévinas développe l’idée que c’est dans la simple saisie d’un visage que
s’exprime la dimension entièrement morale de la rencontre de l’autre. La rencontre de l’autre,
le simple face-à-face est d’emblée structuré par une dimension supérieure, une dimension morale.
Ce n’est pas la lutte, c’est l’éthique qui est le sens originel de l’être-pour-autrui. C’est à la
responsabilité et non au conflit qu’invite le face-à-face avec l’autre homme.
Avant d’être regard, autrui est visage : il n’est pas avant tout une puissance aliénante qui
menace, qui agresse, qui envoûte le moi; autrui est cette puissance éminente qui brise au contraire
l’enchaînement du moi à lui-même. Le visage est la manière dont se présente l’Autre. Il y a
toujours en l’Autre un surplus, un écart par rapport à ce que je sais de lui : « rencontrer un
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homme c’est être tenu en éveil par une énigme » (Lévinas). Le visage n’est pas tant une forme
sensible que la résistance opposée par le prochain à sa propre manifestation, le fait pour lui
« de ne me laisser entre les mains que sa dépouille quand c’est sa vérité que je crois détenir »
(Finkielkraut, La sagesse de l’amour).
Celui que la morale évangélique appelle le prochain, loin d'être le semblable que j'identifie à
moi est l’absolument autre, l’insaisissable dont la responsabilité m’incombe malgré l'absolue
contingence de sa présence: il ne m’est rien, et pourtant je me sens totalement responsable de lui.
En effet, il y a toujours en l’autre une part irréductible de mystère qui nous échappe, que nous
voudrions à la fois épuiser, réduire et vider (« à quoi tu penses ? »), et en même temps préserver :
plus moyen d‘aimer l’autre quand il n’y a plus de mystère, même si on voudrait pouvoir lire en
lui à livre ouvert ! En ce sens, le visage exprime et réprime : être capable de se regarder droit
dans les yeux constitue déjà certes une ébauche de franchise ; mais le visage d’autrui ne me
montre jamais tout, de sorte que je ne saurais démasquer un bon menteur même en l’obligeant à
me regarder dans les yeux. L’expression de l’autre ne nous donne pas son intériorité parce que
l’autre conserve toujours la possibilité de se cacher et de mentir.
L’amour du prochain est critiqué par Nietzsche comme la manifestation de natures dégénérées
ayant perdu tout instinct d’affirmation de soi et cherchant à compenser leurs insuffisances
individuelles dans la chaleur d'un rassemblement de semblables. C’est par inaptitude à
l’indépendance que ces natures se rassemblent. Derrière l’instinct de majorité se cache le refus
de tout ce qui est inhabituel, la peur de l’exception. C'est toute la morale judéo-chrétienne, la
vertu de pitié, ainsi que le culte de l’égalité, qui sont diagnostiqués comme réflexe grégaire de
bêtes dégénérées.
Contrairement à cette morale du troupeau, Nietzsche enseigne par la bouche de Zarathoustra
« l’amour du lointain ». Aimer l'autre, c'est aimer en lui le rival, celui dont le contact me
pousse à une plus vive réalisation de moi-même : « Soyons au moins ennemis mes amis ! ».
Dans l'amour du lointain, j’aime en l’autre tout ce que j'espère de moi à travers l'émulation dont
l'autre est à l'occasion : « Notre foi en autrui trahit ce que nous aimerions bien être, notre foi en
nous-mêmes. » Alors que l'homme réactif aime son prochain pour bénéficier de son secours et
oublier son insuffisance, les natures artistes et actives recherchent leur rival ; elles aiment celui
dont la différence appelle le dépassement de soi. La complicité passe alors toujours par
l'affrontement et non la complaisance à soi de toutes les « réunions de famille atones ».
Que ce soit chez Levinas ou chez Nietzsche, il s’agit de dépasser la logique de l'assimilation et
de la réduction par laquelle les semblables s'assemblent pour s’ouvrir, s'exposer au contact de
l’autre, pensé et vécu comme étrangeté.
B.3) La solidarité (occurrences en problématisation : « L’Etat », « La justice et le droit »)
La responsabilité pour autrui n’est pas seulement individuelle. Elle a aussi une dimension
collective sous la forme de la fraternité, de la solidarité et de la démocratie. - Etre ami avec soimême, être ami avec les autres et, au-delà, avec le monde ou l’univers. La fraternité désigne
justement une amitié plus sociale ou plus collective. Il s'agit d'un concept avant tout politique.
Ce n'est pas un état naturel, un fait biologique, mais un choix politique. Il se fonde d'abord sur
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une reconnaissance de l'égalité de droit entre les individus (Déclaration des Droits de l'Homme
et du Citoyen), mais également sur une promesse rarement tenue dans les faits : celle de la
solidarité. Nous voulons parler de l'entraide comme valeur sociale essentielle.
La reconnaissance d'autrui en tant qu'individu et en tant que peuple est la démocratie. Mais la
vraie démocratie est cosmopolitique, elle ne peut pas appartenir à une nation ou à un Etat, fût-il
républicain. En un sens, la démocratie est toujours « étrangère» aux Etats, au Pouvoir en général.
On a certainement tort de penser la démocratie exclusivement dans sa formulation républicaine :
on voudrait ramener la démocratie à une forme de gouvernement et de pouvoir du Peuple. Or ce
qui marque la démocratie est bien plutôt une forme d'impouvoir constitutive. Dans son essence,
la démocratie est d'abord une « démocratie des étrangers », l'étranger étant la forme concrète
et bien réelle du prochain. Autrui, en tant que Prochain, apparaît exemplairement aujourd'hui
sous les traits des immigrés clandestins - refoulés, piégés, en situation « irrégulière » pour la
République…
CONCLUSION GENERALE
Pourquoi donc avons-nous tant de peine à accepter que l’autre soit différent de nous ? La
différence de l’autre ne nous dérange que lorsqu’elle fait écho à notre propre incertitude
identitaire. Autrui se manifeste d'abord à nous sous la forme d'un étranger que l'on tarde souvent
à reconnaître comme une conscience ou comme un sujet à part entière et dont la similitude nous
met en danger, faute de reconnaître que nous sommes d’abord étrangers à nous-mêmes.
Ce que je perçois en l’autre, ce n’est pas seulement la dure loi du conflit, mais aussi
l’affirmation d’une humanité possible qui se dessine dans notre expérience la plus humble, dans
le dialogue, l’amour et la relation morale. La notion d’intersubjectivité désigne ainsi ce qu’il y a
entre les sujets : ce qui est premier, ce n’est ni moi, ni l’autre, mais ce qu’il y a entre nous.
Une société sans heurts, sans discordes, sans violence, n’est sans doute pas pensable. Mais
nous avons vu que l’humanité travaille en permanence en vue d’un règlement pacifique de ses
tensions. Il y va de sa survie. L'action politique, à travers la recherche d’une vie commune
fondée sur la justice, la solidarité et la fraternité, est la mise en commun d'actes et de paroles dans
un espace public; elle détermine les structures qui permettent aux hommes d'agir ensemble et de
garantir l'existence d'un monde humain. La morale est l’horizon ultime, l’au-delà du politique,
par quoi l’humanité réalise sa véritable destination. Ce qui est alors en jeu, c’est la capacité, pour
l’homme, d’affirmer son humanité, ou de parier sur sa possibilité.
L'amour du Prochain nous donne à voir et à entendre autrui, tout en maintenant la distance
spirituelle nécessaire au respect. L'ami est l'exemple type d'un prochain individué, à la fois aimé
et respecté. L’énigme, la distance de l’autre sont constitutives de la relation parce que déjà je ne
suis pas moi-même transparent à moi-même Qu'est-ce qu'une relation, en effet, sinon une tension
subtile entre l'identité et la différence, la ressemblance et la divergence, la présence de l'alter ego
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Cours Olivier Verdun
et son infinie distance – distance au sein même de la proximité et proximité dans l'être même de
la distance ? Mais pour ne pas rester théorique, le respect doit prendre la forme d'un engagement
social, l'altruisme doit se muer en solidarité réelle. Ne rien faire pour défendre autrui, ce n'est pas
vraiment le respecter mais l’ignorer !