Peinture américaine - Les Américains découvrent l`art moderne

Transcription

Peinture américaine - Les Américains découvrent l`art moderne
Peinture américaine - Les Américains découvrent l’art moderne
1La plus grande au monde des petites galeries-Alfred Stieglitz et la galerie 291 on Fifth Avenue, New York.
C'est le 26 novembre 1905 qu'ouvrit au 291, Fifth Avenue, New York, la petite galerie de la Photo-Secession dite aussi galerie 291. L'encre sur papier de Francis Picabia, Ici,
c'est ici Stieglitz, Foi et amour, 1915, New York, The Metropolitan Museum of Art, en dit long sur les qualités humaines du propriétaire des lieux, Alfred Stieglitz,
Autoportrait, 1907, Maliby, The Getty Center.
Alfred Stieglitz est né en 1884 à Hoboken, dans le New Jersey. Il a sept ans quand sa famille s'installe à New York, avant, dix ans plus tard, poussée par le souci paternel de
donner une éducation européenne aux cinq enfants, de regagner Berlin. Après des études à l'Ecole Polytechnique et à l'Université de Berlin, Stieglitz se passionne pour la
photographie. En 1890, il revient à New York.
En 1891, il devient membre de la Société des photographes amateurs ; en 1893, il travaille au journal American Amateur Photographer, puis, de 1897 à 1902, il est rédacteur
de la revue Camera Notes, et organise de nombreuses expositions de photographies, y compris les siennes. En 1899, il devient vice-président du Camera Club. L'influence
des courants photographiques européens se fait sentir dans ses premiers travaux, relevant du pictorialisme anglais, par le goût des demi-teintes, la délicatesse, la
volonté d'égaler la peinture en photographie. Notons, dès à présent, que l'homme est un artiste dans tous les sens du terme : il n'a aucun sens des réalités et ne veut pas
mêler art et argent. Toutefois, il épouse en 1894, la sœur de son ami Josef Obermeyer, Emmeline dite Emily dont la fortune lui permettra de se consacrer à la
photographie, d'une part et de financer ses activités de directeur de galerie durant la première décennie du siècle, d'autre part.
Winter, Fifth Avenue, 1893, photogravure parue dans le n°XII de Camera Work, octobre 1905, F°2, est exemplaire des méthodes de travail de Stieglitz. Il a raconté dans The
American Annual of Photography and Photographic Time Almanach for 1897, paru en 1896, à New York, les circonstances dans lesquelles la photographie fut prise : il resta,
en février 1893, alors que le blizzard soufflait sur la ville, quatre heures durant en extérieur à attendre le moment opportun avec son appareil portatif. Le titre de son
article était d'ailleurs "La Caméra à la main, son importance présente".
Son goût pour la neige, le flou, se révèlent également dans Icy Night, 1898, Art Institute of Chicago, qui fut l'une des toutes premières photographies de nuit.
Camera Work est la revue fondée par alfred Stieglitz, en janvier 1903, dont le titre exact est Camera Work, an illustrated quarterly magazine devoted to photography. La
couverture de Camera Work fut créée par Edward Steichen qui joua un grand rôle dans l'aventure de la revue aussi bien que dans celle de la galerie 291. La revue eut 50
numéros, un supplément en avril 1906 et deux numéros spéciaux, l'un en août 1912, l'autre en juin 1913. La parution s'achèvera en juin 1917 avec la fermeture de la galerie.
C'est une revue luxueuse consacrée d'abord à la photographie puis, suivant en cela l'évolution de la galerie, aux différentes formes artistiques, y collaborent des
écrivains, critiques, peintres, photographes qui vont faire de Camera Work une revue dotée de points de vue audacieux, de regards neufs.
Stieglitz considérait cette revue comme un important moyen de diffusion pour l'avant-garde photographique et il veilla à s'entourer des meilleurs auteurs et à s'assurer
de la meilleure qualité de photogravure. Pour aller plus loin dans l'esprit de diffusion, il décide d'ouvrir les Little galleries of the Photo-Secession, lieu destiné à permettre
la rencontre entre le public et le photographie d'avant-garde. Marsden Hartley témoigne : "Dans son genre, la plus grande au monde des petites galeries."
Les photographes se considèrent donc comme des Sécessionnistes, terme généralement utilisé par les artistes dès lors qu'ils expriment l'idée de combattre les idées
reçues et l'Académisme. Parmi eux, le co-fondateur de la galerie, Edward Steichen. Peintre, photographe, designer, Steichen, né en 1879, mort en 1973, est un homme doué
d'une forte personnalité et un magnifique photographe comme le prouve Rodin, le Penseur, 1902, New York, The Gilman Paper Company.
Steichen est à Paris en 1900, visite l'Exposition universelle et le Pavillon de l'Alma où il découvre l'œuvre de Rodin. Il est spécialement fasciné par le Balzac. Il souhaite
faire la connaissance du grand sculpteur et lui rend visite dans son atelier de Meudon. Il ira tous les samedis pour photographier Rodin et les œuvres. En 1906, lors d'un
nouveau séjour, Steichen revoit Rodin et prépare une exposition de ses œuvres à la galerie 291. Ce sera chose faite en 1908, avec la présentation de dessins aquarellés
dont Enfer, 1900-1908, Collection Bromberg, et Nu féminin de dos, une écharpe autour de ses épaules, Paris, musée Rodin. Une fois l'exposition terminée, Steichen réalise
à Meudon, en 1908, de nuit, au clair de lune, les célèbres photographies du Balzac, le ciel à 23h, New York, The Metropolitan Museum of Art.
Après Rodin, Steichen sera responsable de l'exposition Matisse ( Steichen, Matisse à la Serpentine, automne 1909, New York, The Museum of Modern Art) à laquelle il pense
dès 1908 en raison de la fréquentation de Michael et Sarah Stein, grands collectionneurs de l'artiste. L'exposition aura lieu du 6 avril au 27 avril 1908 avec des dessins,
lithographies, aquerelles et eaux-fortes de la période fauve, Femme à l'ombrelle sur la plage, 1905, New York, The Metropolitan Museum of Art.
Edward Steichen bénéficie également d'une exposition à 291, dans la salle principale, du 17 mars au 5 avril 1906 ( The Flat Iron, 1904, New York, The Metropolitan Museum of
Art). La photographie de l'exposition nous permet de découvrir la galerie et son mode de présentation. Marsden Hartley écrit en 1938 (dans America and Alfred Stieglitz) :
"Au 291 de la 5ème avenue de New York se trouvait une vieille maison en grès construite à la période "élégante". Comme tant d'immeubles de ce genre, elle avait connu
des fortunes diverses au gré des circonstances et différentes sociétés l'avaient occupée. Au pied de l'escalier en fer, conduisant aux étages supérieurs de la maison, il y
avait une petite vitrine contenant une photographie et l'inscription Photo-Secession." Marsden Hartley indique que la galerie se trouvait au dernier étage, on avait fixé des
rideaux en toile de jute vert foncé, qui cachaient les espaces de stockage, et des tablettes faisaient le tour de la pièce. Les galeristes sont conscients des mauvaises
conditions d'exposition et, d'année en année, améliorent l'éclairage, la lumière, l'une des trois petites pièces de la galerie était éclairée par une verrière.
Aux côtés de Stieglitz et Steichen, une troisième personnalité d'envergure travaille au succès de la galerie. Il s'agit de Marius de Zayas (Portrait par Alfred Stieglitz, datant
de 1914), né à Vera Cruz en 1880 et mort dans le Connecticut en 1961. Chroniqueur et caricaturiste mexicain installé avec sa famille à New York dès 1907, Marius de Zayas
réalise entre 1907 et 1914 plus de 600 portraits dessinés de personnalités du monde du spectacle, du sport, des tribunaux, du journalisme et de la politique. Il est le
caricaturiste mondain par excellence comme en témoignent celle de Stieglitz (1912-1913). De Zayas et Stieglitz font connaissance en 1907 : "J'avais mon studio à New York.
Je recherchais la solitude . Je ne voulais entrer en relation avec personne pour exposer ou vendre mon œuvre. Un jour, en 1907, un homme arriva dans mon studio et se
mit à regarder ma production. Ainsi, sans rien dire. Il ne précisa même pas qui il était. J'ai su ensuite que c'était parce qu'un critique d'art lui avait parlé de moi. Je
travaillais au New York Evening World et réalisais aussi des dessins pour moi. Il me demanda ce que je faisais, si je voulais vendre ou exposer. "Je fais ce que vous êtes en
train de regarder, rien de plus" répondis-je. Vous voudriez exposer ? répéta l'homme. Non, lui déclarai-je".
La rencontre se termine néanmoins par une exposition de 25 caricatures au fusain qui fut inaugurée en janvier 1909 pour le petit public des amateurs de 291. A côté des
caricatures, Marius de Zayas réalisa des œuvres d'avant-garde, témoignages de son œil averti : Portrait d'Alfred Stieglitz, 1914, paru dans le N° XLVI de Camera Work, et
291 throws back its forelock, 1915, couverture du n°1 de la revue 291. La revue 291 va paraître durant la guerre pour relancer l'intérêt des new-yorkais. Marius de Zayas
n'abandonne pas pour autant sa vie de critique. Il est l'auteur du premier article paru sur Picasso aux Etats-Unis, dans Camera Work, n° XXXIV-XXXV, avril 1911.
Il y eut, entre le 24 novembre 1905 et le 14 mai 1917, 77 expositions à la galerie 291. Parmi les plus importantes, notons :
1. Cézanne. En 1907, Stieglitz et Steichen étaient allés voir l'exposition Cézanne à la galerie Bernheim-Jeune à Paris, Stieglitz : "En entrant, je vis des centaines de
morceaux de papier blanc sur lesquels se trouvaient éparpillées des taches de couleur." La première exposition Cézanne eut lieu à 291 en 1910 (trois lithographies), la
seconde, en mars 1911 avec des aquarelles choisies par Steichen, La Montagne Sainte-Victoire, 1900-1902, Paris, musée d'Orsay.
2. Picasso. Dès 1908, Steichen avait suggéré à Stieglitz de faire une exposition Picasso. En 1910, Marius de Zayas fit la même proposition, ce qui commence à faire
réfléchir Alfred Stieglitz. La première exposition Picasso eut lieu en mars-avril 1911. Stieglitz écrivit le 22 décembre 1911 : "Picasso me semble être le plus grand, je pense
que son horizon est plus vaste ; peut-être n'a-t-il pas encore tout à fait trouvé sa voie, mais je suis sûr que c'est l'artiste avec qui il faudra compter. Il ajoute qu'à ses
yeux, c'est l'exposition la plus intéressante présentée à la galerie. Tête de femme,1909, New York, The Metropolitan Museum of Art. Un numéro spécial de Camera Work lui
est consacré en août 1912, avec le texte de Gertrude Stein, et la reproduction de 6 œuvres, montrant bien tout l'intérêt que lui porte Stieglitz. Une seconde exposition eut
lieu pendant l'hiver 1914-1915, présentant les œuvres de Picasso et de Braque.
3. Brancusi. Son œuvre fut présentée du 12 mars au 1er avril 1914, avec des morceaux de gloire, Mademoiselle Pogany, et le Premier pas, sculpture en bois dont il ne reste
aujourd'hui que la tête au musée national d'art moderne à Paris. L'aspect primitif des œuvres de Brancusi déconcerta les amateurs mais le critique Charles Caffin
s'écria :"Jamais la sculpture moderne n'a réussi à exprimer aussi parfaitement l'abstraction pure."
Stieglitz ne présenta pas que des artistes européens. Il s'intéressait aussi aux artistes américains qui avaient tous la particularité d'avoir vécu ou de vivre à Paris au sein
d'un milieu artistique effervescent. Dès 1909, Steichen fréquente les artistes américains de Paris, il leur permettra d'exposer chez Stieglitz.
Il s'agit de :
1. John Marin. C'est au salon d'Automne de 1908 que Steichen découvre les aquarelles de John Marin, il s'enthousiasme et propose une exposition à 291, en mars-avril
1909. La critique s'extasie devant ce "jeune homme atteint de fièvre créatrice née avec Cézanne, s'amplifiant avec Matisse et qui a permis à l'artiste de retrouver l'ancien
secret : voir le monde de ses propres yeux." Depuis la fenêtre de 291, vers la 5ème avenue, 1911, New York, the Metropolitan Museum of Art, New York depuis Weekhawken,
1918, Philadelphia Museum of Art.
2. Max Weber présente à la galerie 291 des œuvres inspirées de l'art africain qu'il avait découvert au musée d'Ethnographie du Trocadéro, African Sculpture, 1910,
collection particulière. La critique crie "Non à l'art barbare !". Stieglitz l'expose parmi les Younger American Painters du 21 mars au 15 avril 1910 puis lui offre une
exposition personnelle du 11 au 31 janvier 1911.
3. Arthur Dove est le plus sensible à l'abstraction. Il fit partie des premiers abstraits américains, Nature symbolisée n°2 , v.1911, Art Institute of Chicago, harmonie qui
reprend les grands rythmes de la nature.
Stieglitz, malgré toutes ses activités, n'a pas abandonné la photographie en tant que créateur. Il fascine les jeunes artistes, tel Man Ray, Portrait d'Alfred Stieglitz, 1913,
New Haven, Yale University, Beinecke Library, qui découvre l'art moderne à l'Armory Show, mais lui-même est un artiste. Sa photographie de 1907, The Steerage,
L'Entrepont, est un modèle de composition. Il s'agit de la photographie la plus célèbre d'Alfred Stieglitz, prise en juin 1907, sur le bateau qui l'emmène en Europe.
"Parvenu au bout du pont, je restai seul à regarder en bas. Sur le pont inférieur, il y avait des hommes, des femmes et des enfants . Un escalier étroit menait à un petit
pont situé à la proue du bateau. Un jeune homme avec un chapeau de paille de forme arrondie regardait par-dessus la balustrade un groupe de gens qui se trouvait audessous de lui. On voyait sur la gauche la ligne oblique d'une cheminée. Une passerelle étincelante fraîchement repeinte en blanc menait au pont supérieur. La scène me
fascina : un chapeau de paille rond ; la cheminée inclinée sur la gauche ; l'escalier incliné sur la droite, la passerelle blanche avec sa rampe tendue de chaînes...Pendant un
moment, je restai fasciné. Je vis une composition de formes qui faisaient un tableau...Si toutes mes photos étaient perdues et qu'il ne restait de moi que The Steerage, ça
serait déjà bien. " Cité dans le livre de Dorothy Norman, paru en 1973.
En juin 1917, la galerie 291 ferme ses portes, Stieglitz ne peut plus faire face à une situation financière insoutenable ; la guerre est en cause mais aussi son
désintéressement. Il s'était toujours refusé à rentabiliser la galerie, refusant que les artistes payent des frais de location, refusant de prendre une commission sur leurs
ventes. Stieglitz, The Last days of 291 / Les Derniers jours de 291, 1917, Washington, National Art Gallery, : "Je restais assis dans un réduit qui faisait à l'origine partie de
291. L'endroit était vide, laissé à l'abandon et crasseux, les rats y avaient fait leurs trous et y régnait une odeur abominable. Il m'arrivait aussi de parcourir l'endroit de
long en large, le chapeau sur la tête, le pardessus et la cape sur les épaules, ce qui ne m'empêchait pas d'être gelé. Il n'y avait pas du tout de chauffage, bien qu'il y ait eu
là deux radiateurs. Je n'avais pas d'autre endroit où aller- pas de lieu de travail, pas de cercles d'amis, pas d'argent. Je ressentais en quelque sorte ce que Napoléon avait
dû éprouver pendant sa retraite de Russie."
Stieglitz a 53 ans, la guerre a fait le vide autour de lui, il ferme 291 et interrompt la publication de Camera Work. Il n'abandonne pas la photographie, mais surtout, il
s'intéresse au travail d'une jeune artiste de 30 ans, découverte en 1916, et qui fera l'objet de la dernière exposition de 291 du 3 avril au 14 mai 1917. "Enfin une femme qui
dessine, une femme qui se donne. Le miracle s'est produit."
Cette femme est Georgia O'Keeffe, Light coming on the plains, n°I, n°II, n°III, 1917, Fort Worth, Amon Carter Museum. Il tombe passionnément amoureux d'elle, qui devient le
motif privilégié de sa photographie (Georgia O'Keeffe, Mains, 1918, New York, The Metropolitan Museum of Art)
Stieglitz et Georgia se marient en 1924, mais elle s'éloignera de lui à partir de 1929, tout en lui restant très attachée, pour travailler dans le désert du Nouveau-Mexique.
Jusqu'à sa mort, en 1946, Stieglitz exposera les œuvres de Georgia O'Keefe dans sa nouvelle galerie An American Place, dans le Shelton Building, d'où il prendra d'ailleurs
de très belles photographies de gratte-ciels, très graphiques, les plus fortes inspirées par le New York moderne. Georgia O'Keefe, quant à elle, veilla toute sa vie (elle
mourut à 99 ans en 1986) avec intransigeance à la conservation et à la mise en valeur de l'œuvre d'Alfred Stieglitz.
Cette galerie, petite, sans grand moyen a permis la découverte d’un art moderne, mais c’est l’Armory show que l’Amérique découvre la modernité.
2- L’Armory Show (1913) et le choc des mondes
Le 17 février 1913 s’ouvre, dans un très grand bâtiment, situé sur Lexington Avenue, qui servait de salles d’armes au 69e régiment d’infanterie de New York, l’Exposition
internationale d’Art moderne. L’exposition entrera dans l’histoire de l’art moderne sous le nom d’Armory Show. L’affiche nous apprend qu’elle ferma ses portes le 15 mars
et qu’étaient présentées des œuvres d’artistes européens prestigieux : Ingres, Delacroix, Degas, Signac, Monet, Seurat, Van Gogh, Matisse, etc. Gabrielle Buffet-Picabia
témoigna, dans Les Soirées de Paris, de 1913, de l’effervescence du vernissage : “On circule avec peine, la lumière est éblouissante, les toilettes sont éblouissantes, les
femmes ultra décolletées, couvertes de perles et de diamants. Les hommes ultra corrects en “evening dresses” ; un orchestre (presque une fanfare) joue des airs de
Carmen de temps à autre”. L’Armory Show a été organisée par l’Association des peintres et des sculpteurs américains, on remarque sur l’affiche son emblème, le pin du
drapeau de la Révolution américaine, et sa devise, The New Spirit, c’est-à-dire l’Esprit nouveau. Quant au catalogue, il s’ouvrait avec un vers tiré d’Iphigénie à Aulis : “Vivre
dans la honte vaut mieux que mourir avec gloire”, ce qui voulait dire que les artistes devaient préférer les chemins malaisés de l’avant-garde à la mort dorée qu’est
l’Académisme.
L’art moderne est donc la préoccupation des organisateurs de l’exposition ; en cela, ils suivent la voie prise par les artistes de l’Ashcan School ou groupe des Huit,
reconnaissent les efforts entrepris par Alfred Stieglitz et la galerie 291. En avril 1910, déjà, une exposition des artistes indépendants s’était tenue à la suite du refus du
Salon de l’Académie de les exposer (près de 500 œuvres furent présentées au public, sans grand succès malheureusement).
Au début des années 1910, après Paris, Berlin et Vienne, New York s’apprêtait donc à combattre le joug de l’Académisme, mais, pour cela, il fallait un événement
d’envergure et des volontés sans faille. L’idée de créer une société qui se chargerait d’exposer les œuvres des artistes vivants et d’avant-garde qu’ils soient américains
ou européens, fut lancée par quatre peintres : Henry Fitch Taylor, Jérôme Myers, Elmer Mc Rae et Walt Kuhn. Ils fondèrent l’Association des peintres et sculpteurs
américains et, à l’ouverture de l’Armory Show, le président était Arthur Bowen Davies et le secrétaire général, Walt Kuhn. Parmi les vice-présidents honoraires, Claude
Monet, Pierre-Auguste Renoir, Odilon Redon et Alfred Stieglitz, qui resta complètement à l’écart du projet de l’Armory Show.
C’est en janvier 1912 que germe l’idée d’une grande exposition internationale destinée à faire découvrir au public américain l’art américain d’avant-garde et l’art européen
qui restaient très confidentiels. L’avocat John Quinn, grand collectionneur, rappela ce que fut le projet dans le discours d’inauguration de l’Armory Show : “Les membres
de cette association vous ont montré que les artistes américains- les jeunes artistes américains- ne redoutent pas et n’ont nulle raison de redouter les idées ou la
culture européenne. Ils croient que, dans le domaine des arts, on ne doit conserver que le meilleur. Cette exposition fera date dans l’histoire de l’art américain. Cette
soirée sera marquée d’une pierre blanche, non seulement dans l’histoire de l’art moderne américain mais encore dans l’histoire de l’art moderne tout court. Les membres
de l’Association ont pensé qu’il était temps que le public américain ait la possibilité de voir et de juger par lui-même les œuvres des Européens qui créent un art nouveau.
Aujourd’hui, c’est chose faite et nous pouvons dire, non sans fierté, que cette exposition est la plus complète réalisée dans le monde durant ces vingt-cinq dernières
années. Et en disant cela, nous n’exceptons aucun pays, ni aucune capitale”.
Le modèle de l’Armory Show était, bien sûr, l’exposition des Indépendants à New York en avril 1910, mais aussi l’exposition du Sonderbund (1912) à Cologne, organisée par
la Ligue indépendante des artistes et amateurs de l’art allemand et dont Arthur Bowen Davies avait reçu le catalogue.
Walt Kuhn partit pour Cologne et visita l’exposition le jour de sa fermeture, le 30 septembre 1912. Il se rendit ensuite à La Haye, Munich, Berlin et Paris où, grâce à Walter
Pach, artiste, critique et historien d’art- articles sur Cézanne en 1907- il rencontra les Stein. Kuhn, dans son ouvrage consacré à l’Armory Show, publié en 1938, évoqua ce
séjour parisien : “Cela devenait de plus en plus passionnant. Nous allions de collection en collection et de galerie en galerie avec un succès toujours croissant. La rumeur
se répandait dans Paris. Jo Davidson me présenta à Arthur Aldis qui nous demanda de monter l’exposition à Chicago. Un soir, à l’hôtel, je fus saisi par l’énormité de notre
entreprise. Je compris soudain qu’il eût été injuste de prendre le projet en mains moi-même sans Davies. Je lui télégraphiai pour lui demander de ses joindre à nous. Il
acquiesça et me rejoignit moins d’une semaine après. La première nuit à l’hôtel nous n’avons pas fermé l’œil, considérant les perspectives qui s’offraient à nous quant à
l’action que nous pouvions mener pour nos compatriotes. Ce fut un moment formidable. Puis vinrent plusieurs semaines de démarches incessantes. Nous vivions
pratiquement dans les taxis. Pach nous présenta les frères Duchamp-Villon (cf. photographie des frères Duchamp-Villon dans le jardin de l’atelier de Jacques Villon à
Puteaux). C’est alors que nous avons vu pour la première fois le célèbre Nu descendant un escalier (janvier 1912, Philadelphia Museum of Fine Arts) qui devint le succès de
scandale de notre exposition aussi bien à New York qu’à Chicago et Boston. On décida aussi Brancusi (Edward Steichen, Brancusi dans son atelier à Voulangis en 1922) à
faire ses débuts à New York. Pach resta à Paris pour achever de réunir les œuvres et s’occuper du transport et des assurances, tâche pour le moins difficile dont il
s’occupa comme personne”.
Walt Kuhn et Arthur Bowen Davies rentrent à New York fin novembre 1912, il ne leur reste que trois mois pour contacter les collectionneurs et les artistes américains,
préparer l’accrochage, le catalogue et la campagne de presse. La sélection des œuvres est achevée le 31 janvier 1913, soit moins de trois semaines avant l’ouverture de
l’exposition ; l’accrochage des œuvres fut réalisé en un temps record. Ce fut un véritable exploit lorsque l’on sait que l’Armory Show présentait près de 1600 œuvres (1112
répertoriées dans le catalogue), plus de 500 œuvres venaient d’Europe, de France principalement, des œuvres de Delacroix à Picasso, 60 ans de peinture française. Les
salles d’exposition étaient vastes, la première fut consacrée à la sculpture et aux arts décoratifs américains (sculpture monumentale de Charles Cary Rumsey). Il y avait
deux grandes salles, à l’entrée et au fond, et autour des salles en alvéoles dans lesquelles étaient distribuées les 1600 œuvres, selon un développement continu et
chronologique compréhensible pour un public jugé peu averti. Davies avait établi une classification qui peut nous sembler étrange mais, quand on est américain au cœur
de l’action, il faut se lancer :
- Les classiques, sachant qu’en 1913, ces classiques se nomment Cézanne, Gauguin, Matisse, Picasso et les Cubistes
- Les réalistes, Courbet, Manet, Cézanne de nouveau, les Impressionnistes
- Les Romantiques, Odilon Redon et Van Gogh
Davies va tenter de jongler avec la chronologie, la classification qu’il a imaginée et le respect des nationalités, tout en essayant de valoriser un art américain encore bien
jeune. Autant dire que la tâche fut ardue et qu’il y réussit tant bien que mal. Walter Pach, en 1938, écrivait : “Ce fut avant tout pour mieux définir ce qui est vivant en
Amérique que l’Armory Show fut organisée. L’Amérique vivait d’art en conserve, de produits conservés depuis plusieurs années. Elle savait vaguement qu’il y avait des
fruits frais, de la viande fraîche sur les tables de Paris et elle en réclamait sa part”.
Plan des salles :
 Salle A sculpture américaine et arts décoratifs
 Salle B peinture et sculpture américaine
 Salles CDEF peintres américains
 Salle G peintures et dessins anglais, irlandais et allemands
 Salle H et I peinture et sculpture française
 Salle J peintures françaises, aquarelles et dessins
 Salle K aquarelles et dessins français et américains







Salle L aquarelles et dessins américains
Salle M peintures américaines
Salle N peintures et sculptures américaines
Salle 0 peinture française
Salle P peinture française, anglaise, hollandaise et américaine
Salle Q peinture française
Salle R peinture française, anglaise et suisse
La salle C était majoritairement consacrée à George Bellows qui joua un rôle éminent dans l’organisation de l’Armory Show, Tous deux membres du Club, 1909, Washington,
The National Gallery of Art, évoque, bien avant le match Dempsey-Firpo de 1923, les loisirs des classes laborieuses. L’année même de l’Armory Show, il entra à la National
Academy of Design dont il devint le membre le plus jeune.
Dans la salle D, une œuvre de Marsden Hartley, Nature morte, 1912 , Columbus Museum of Art, évoque les rapports entre l’art de ce peintre et ses inspirateurs européens.
Hartley bénéficia d’une exposition personnelle chez Stieglitz du 8 mai au 18 mai 1909. Ses premiers contacts avec l’art moderne européen se font à la galerie 291. En 1912,
il effectue son premier voyage en Europe où il rencontre les Stein qui lui présentent Matisse et Picasso. Hartley réalise, dans sa peinture, la synthèse du cubisme et de la
couleur.
La salle F est consacrée à l’Impressionnisme américain, le public y découvre les peintures de Childe Hassam et de Theodore Robinson, mais John Twatchman est présenté
en salle P, et Julian Alden Weir en salle E.
Dans la salle G, les Allemands sont représentés par Kandinsky- Improvisation n°27, Jardin d’amour, 1912, New York, The Metropolitan Museum of Art. L’ouvrage de
Kandinsky, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, ne fut traduit en anglais qu’en 1914 mais Stieglitz en avait traduit de longs extraits et les avait publiés
dans le n° de juillet 1912 de Camera Work, c’est-à-dire peu de temps après la parution allemande.
La salle H est dédiée à la peinture et à la sculpture française : Constantin Brancusi et Henri Matisse. Davies et Kuhn firent leur choix d’œuvres de Matisse à Londres, à
l’automne 1912, au moment de la seconde exposition postimpressionniste organisée par Roger Fry. Les œuvres de Matisse partirent directement de Londres pour New York,
il s’agit du Nu bleu, Souvenir de Biskra, 1907, Baltimore Museum of Art, et de L’Atelier rouge, 1911, New York, The Museum of Modern Art. À Chicago, des étudiants brûlèrent
des reproductions du Nu bleu et du Luxe considérées comme les œuvres les plus blasphématoires de l’exposition. On accusa Matisse de meurtre artistique, de
dégénérescence totale de la couleur, d’aberration esthétique générale…
Sortant de la salle H, les visiteurs les plus horrifiés pouvaient sortir par la salle I, les plus prudents repassaient par les salles centrales O P Q R dédiées à
l’Impressionnisme où ils pouvaient admirer les Poseuses de Seurat, 1888, Philadelphie, Fondation Barnes ou découvrir un artiste américain quasiment inconnu, Albert
Pinkham Ryder, autodidacte visionnaire remarquable par son symbolisme abstrait, qui exposait une dizaine d’œuvres (Marine au clair de lune, v.1890-1895, New York, The
Metropolitan Museum of Art ).
La salle I fut considérée par les visiteurs qui s’y entassaient et par la critique comme la “chambre des horreurs”. Il s’agissait de la salle cubiste où l’on pouvait voir des
œuvres de Pablo Picasso qui fut assez mal représenté par les prêts de Daniel-Henry Kahnweiler, sans doute peu conscient de l’importance de l’enjeu américain : Portrait
de Madame Soler, 1903, Munich, Neue Pinacothek ; Les Arbres, 1907-1908, Philadelphia Museum of Art ; Femme au pot de moutarde, 1910, La Haye, Gemeentemuseum).
Christian Brinton publia, dans The International Studio, en avril 1913, un article intitulé “Evolution, not Revolution in Art”, dans lequel il écrivait : “Tout aussi logiquement que
précédemment, Pablo Picasso dont on peut déjà déceler les principes chez Pythagore et dont la méthode a été depuis longtemps formulée par Platon, fit un pas de plus. La
divine géométrie se substitue au sublime des éléments, de telle sorte que nous sommes enfin débarrassés des derniers relents de l’art imitatif et que nous voyons de
déployer devant nous un monde d’images existant en soi et pour soi”.
La véritable attraction de la salle I était le Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp, d’autant que l’on pouvait voir non loin une œuvre de Robert Henri, Figure en
mouvement, 1913, Chicago, Terra Foundation for American Art, qui soulignait, en creux, les excès du français. Walter Pach raconte que la salle cubiste était toujours
bondée et qu’il fallait attendre son tour pour voir le Nu de Duchamp. L’œuvre déchaîna les passions et les caricaturistes s’en donnèrent à cœur joie, John Sloan, Attaque
de la 3ème dimension due à l’étude excessive des fameuses peintures cubistes à l’exposition internationale , et Griswol, The Rude descending a staircase (L’Heure de
pointe dans le métro). On la compara à :





Des clubs et des sacs de golf usés
Une armure japonaise dynamitée
Un amas bien ordonné de violons cassés
La représentation dynamique d’un artichaut
Une explosion dans une usine de tuiles
Le sculpteur Gutzon Borglum rebaptisa l’œuvre en lui donnant ce titre : Un Escalier descendant un nu.
Le tableau fut acheté 324 $ par un marchand, Frederic Torrey. Il fit plus tard partie de la collection de Walter Arensberg, collectionneur et mécène de Duchamp.
Quand l’exposition ferma le 15 mars, elle avait reçu 12 000 visiteurs, chiffre énorme pour l’époque. Elle se tint ensuite à l’Art Institute de Chicago du 24 mars au 16 avril,
puis, dans une version réduite, à la Copley Society, à Boston, du 28 avril au 19 mai. Suscitant l’ironie, l’inquiétude, l’horreur, l’enthousiasme ou la frénésie, l’Armory Show
devenait l’élément fondateur de l’art moderne américain, en faisant vendre de l’art moderne d’abord, car une grande partie des œuvres exposées trouvèrent acquéreurs,
en suscitant des vocations de collectionneurs qui allaient aboutir à la création de grandes galeries et de grands musées d’art moderne dans les trente années qui ont
suivi, en faisant prendre conscience aux artistes américains leur retard par rapport à leurs collègues européens, les Américains s’engouffrèrent immédiatement dans
ces nouveautés, avant de voler de leurs propres ailes.