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LE CAHIER DES ARTS
ISSN 2220-8984
1
LE CAHIER DES ARTS
Revue d’arts et sciences de l’art
2
SECRÉTARIAT DE PUBLICATION
Directeur de publication
Yacouba KONATE – Professeur à l'Université de Cocody
Rédacteur en chef
Yahaya DIABI – Professeur à l'Université de Cocody
Rédacteur en chef adjoint
Raoult BLE – Maître de conférence à l'Université de Cocody
Secrétariat de rédaction chargé de la correction
Bahi AGHI – Maître de conférence à l'Université de Cocody
Assiè BONI – Assistant à L'Université de Cocody
Élie DRO – Assistant à l'Université de Cocody
Bahouman KAMATE – Maître-assistant à l'Université de
Cocody
Julien ADHEPEAU – Assistant à l'Université de Cocody
Responsable chargé de la communication
Koffi YAO – Assistant à l'Université de Cocody Abidjan
3
COMITÉ SCIENTIFIQUE
Éliane CHIRON – Professeur à l'Université Paris 1 PanthéonSorbonne
Amos FERGOMBE – Professeur à l'Université d'Artois
Icleia CATTANI – Professeur à l'Université Porto Alegre
Sandra REY – Professeur à l'Université Porto Alegre
Benjamin BROU – Maître de conférences HDR Université
d‘Artois
Abraham PINCAS – Professeur à l'École Nationale Supérieure
des Beaux-arts de Paris
Mohamed ZINELABIDINE – Professeur à l'Université de Tunis
Justin BINSANWA – Professeur à l'Université de Laval
Irie Ernest TOUOUI BI – Maître de conférences, Université de
Cocody-Abidjan
Doh Ludovic FIE – Maître de conférences, Maître de conférences
Université de Cocody — Abidjan
Parfait DUANDE – Maître de conférences, Université de CocodyAbidjan
4
SOMMAIRE
Cristina CASTELLANO
L‘imaginaire immigrant des artistes
mexicains – américains.
P. 11
Delphine COLIN
Migration de l‘écriture, mutation du portrait
dans les photographies de Shirin Neshat
P. 27
Élie DRO
Migration du signe, Mutation du regard
P. 39
Marie BERNE
Entre migration et mutation : le déclic chez
Samuel Beckett et Gao Xingjian
P. 59
Marina ONDO
La sculpturo-peinture : union, mutation et
migration entre deux arts.
P. 71
Koffi Célestin YAO
Migration et Mutation de l‘icône populaire
P. 85
5
6
ÉDITORIAL
Le Cahier des arts est une revue consacrée aux arts et aux sciences
de l‘art. Il comporte notamment une version papier et une version
numérique : www.lecahierdesarts.com. Cette revue est intégrée au
Département des arts, à l‘UFR Information, Communication et Arts
de l‘Université de Cocody-Abidjan. La revue se propose de publier
un numéro chaque trimestre, soit quatre numéros par an, une
réflexion globale sur les enjeux majeurs des arts et des sciences de
l'art. Le cahier des arts a pour vocation de rechercher des savoirs
transversaux sur l‘objet des arts. Il met en valeur les rapports
interdisciplinaires entre les différentes sciences de la création, au
sens des fusions, des chiasmes et des entrelacs. L‘on peut
percevoir, les rapports entre l‘artiste et l‘œuvre qu‘il met en forme
ou soumet à la matière sous l‘angle poïétique. Les confrontations
entre les disciplines sont non seulement possibles, mais fécondes et
enrichissantes. Dans chaque numéro, il est à l'objet de saisir les
enjeux des grands concepts qui traversent l‘art, l‘esthétique,
l‘histoire de l‘art, la philosophie, les théories de l‘art, les savoirs au
sein des cultures. Le cahier des arts est une revue scientifique qui
va également axer ses actions-prospectives sur des domaines variés
concernant la recherche, la connaissance, l‘analyse critique, le
savoir théorique et pratique ciblé spécifiquement dans les arts. Pour
chaque numéro, le comité de rédaction constitué invite, par un
appel à contributions, les enseignants-chercheurs, les doctorants et
les spécialistes des disciplines artistiques et voisines à traiter d‘une
thématique ou d‘une problématique traversant le champ de l‘art.
Les textes répondant à l‘appel à contribution sont publiés après
instructions du comité scientifique composé d‘enseignants issus de
différentes universités du monde. La ligne éditoriale du cahier des
arts s‘enracine dans une posture théorique et épistémologique ayant
pour but la diffusion des connaissances sur/dans les arts. Les
publications peuvent rendre compte de thématiques certes usitées,
mais qui ne prennent pas moins figures nouvelles en raison des
découvertes, de l‘actualité artistique ou des sujets brulants dans le
domaine indexé. En soumettant à la recherche des questions
concernant les champs disciplinaires artistiques, le comité de
rédaction entend mobiliser des outils d‘analyse et des références
7
capables d‘expliciter et de rendre intelligible la thématique
proposée. Cette revue se veut un espace de confrontation
intellectuelle et non un catalogue de réflexions disparates. Chaque
numéro est conçu comme un ouvrage collectif, dans lequel les
contributions sont susceptibles de dialoguer. Il est question de
valoriser les dynamiques de recherche dans les arts, en publiant
notamment des travaux de chercheurs confirmés et de jeunes
chercheurs.
La diversité des formats de publication que nous proposons
(électronique et papier) permet de donner davantage de visibilité à
la revue en l‘ouvrant à l‘international et notamment aux chercheurs
d‘autres pays. Il s'agit par cet acte de créer une synergie nouvelle
susceptible de faire coopérer et de faire connaître de façon pratique
les sciences créatives en général, les formes hybrides et les savoirs
de plus en plus hermétiques de la création. Cette revue se propose
de fournir des clés et des codes de lecture, d'interprétation, de
compréhension des méthodes de travail, des manières de faire, des
langages des arts, d'hier à aujourd'hui et de provoquer des
perspectives de possibles développements des sciences de la
création.
8
Migrations – Mutations dans les arts
Migrations et mutations : ces deux termes ont une résonance
planétaire. Il s‘agit de les importer dans le domaine de l‘art, sans
les confondre. Les arts visuels nous ont habitués à la création
d‘hybrides à partir du vivant, collaborant avec la science. La
migration des artistes est mondiale et fait muter leur démarche. Les
résidences d‘artistes, les installations in situ notamment, favorisent
ce phénomène.
La migration n‘aurait pas de fonction créatrice sans qu‘elle affecte
les techniques, les formes, les codes, les modes de présentation et
de réception, de rapports à l‘autre, à l‘histoire, au lieu que fonde
chaque œuvre. La mutation touche à la profondeur de l‘œuvre, au
sens biologique où la mutation s‘exprime afin qu‘émerge une
espèce nouvelle. Le paysage semble y prendre une part privilégiée.
En prenant appui sur le contenu programmatique des œuvres, sur
les écrits des artistes, pourra-t-on saisir le moment où la mutation
« s‘exprime », où l‘œuvre échappe à la copie d‘une formule ?
Trouverons-nous comment se reconfigure l‘identité complexe de
l‘artiste ? Quel rôle y tient le paysage ? Dans les rapports entre l‘art
et la science, par exemple, comment faire la part de la pensée
imaginative et de la pensée rationnelle ? Autant de questions
auxquelles on tentera de répondre.
Pr Eliane CHIRON
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
9
10
Cristina Castellano est doctorante chercheuse au Centre de
Recherche des Images, Cultures et Cognitions à l‘Université de
Paris 1, Panthéon – Sorbonne. Elle prépare une thèse de doctorat
en esthétique et sciences de l‘art (études culturelles) sous la
direction de Bernard Darras. Son travail de recherche actuel
explique les processus de construction du sens dans les expositions
contemporaines. Elle s'intéresse au métissage, au multiculturalisme
et à l‘identité exposés dans l‘art et les musées.
Les recherches antérieures de Cristina Castellano concernent les
expressions artistiques de la frontière mexicaine – américaine, les
paradoxes du multiculturalisme et l‘histoire de l‘art chicano à
Chicago, New York, San Francisco, Los Angeles, San Diego et
Tijuana. Les résultats de sa recherche se trouvent publiés dans
plusieurs revues académiques en France, Italie, Grèce, Mexique et
Argentine. Elle est membre du Conseil Éditorial de la Revue de
Recherche en Esthétique à l‘Université de Guadalajara, au
Mexique.
LE DEVOIR DE BOLIVAR [1]
L’IMAGINAIRE IMMIGRANT DES ARTISTES
MEXICAINS – AMÉRICAINS
Toute migration engendre une mutation. La présence des corps
« étrangers » au sein d‘un système provoque leur affectation et un
déséquilibre temporel. Afin de contrôler les déséquilibres, le
système cherche à expulser ou à assimiler les nouveaux arrivants.
La régulation commence, mais le système récepteur ne sera plus le
même, il a vécu une transformation et il devra établir une nouvelle
11
organisation.[2] Voici l‘explication au sens biologique, mais le
même phénomène peut se présenter dans le domaine des arts de la
frontière.
Cet article explique ce phénomène de migration et mutation à
l‘instar d‘une installation réalisée par deux artistes de la frontière
mexicaine – américaine. La pièce s‘appelle Bolivar‘s Burden (Le
Devoir de Bolivar). Il s‘agit d‘une installation exposée au Musée
Grand Arts Kansas City [3] situé à la ville du Missouri aux ÉtatsUnis. La pièce est d‘Einar et Jamex de la Torre, deux frères qui
habitent et travaillent entre le Mexique et les États-Unis. Nous
avons choisi cette pièce parce qu‘elle s‘inscrit dans le contexte de
l‘art immigrant, frontalier et contemporain.
Le titre de la pièce « Bolivar‘s Burden » est facilement
compréhensible pour les habitants de la frontière mexicaine
américaine. Le spectateur ordinaire sait que Bolivar a été un grand
personnage latino-américain qui a lutté contre les injustices et en
faveur de l‘unification de l‘Amérique latine. Même s‘il est vrai que
le titre de l‘installation fait allusion au libérateur latino-américain,
les intentions des artistes pour titrer ainsi l‘installation sont liées à
l‘imaginaire collectif qui existe à la frontière. Selon les artistes, le
titre de « Bolivar‘s Burden » fait référence à l‘opinion répandue qui
existe aux États-Unis sur la tâche des hommes blancs : « The
white‘s man Burden », – expression bien connue des gens de la
frontière, nous précise l‘artiste –, cette tâche des hommes blancs
consiste à christianiser les populations métisses ou de couleur.
Dans cette installation, les artistes ironisent cette mission de
l‘homme blanc et ils dressent, face à la tâche de l‘homme blanc, la
tâche de Bolivar.
Afin de garder leur système, les États-Unis surveillent leurs
frontières physiques et culturelles, mais le flux de migration
humaine provenant du Sud augmente. Au plan démographique, la
population hispanophone représente 12.5 % de celle des États-Unis
où 60 % sont d‘origine mexicaine, ce qui représente près de 21
millions de personnes, c‘est-à-dire, 10 % de la population totale au
Mexique. [4]
Les nouveaux migrants transforment le système états-unien. Les
mutations de l‘Amérique actuelle se constatent aussi dans le
12
domaine artistique. Cependant, dans l‘Amérique migrante, les
nouvelles mutations engendrent des conflits. Les artistes expriment
leur position. L‘analyse de cette installation révèlera l‘opposition
qui existe entre les populations « anglo » et « latino » et la
naissance d‘une nouvelle espèce issue de la génération et de la
conciliation : l‘art chicano.
Introduction
Toute migration engendre une mutation. La présence des corps
« étrangers » au sein d‘un système provoque leur affectation et un
déséquilibre temporel. Afin de contrôler les déséquilibres, le
système cherche à expulser ou à assimiler les nouveaux arrivants.
La régulation commence, mais le système récepteur ne sera plus le
même, il a vécu une transformation et il devra établir une nouvelle
organisation.[2] Voici l‘explication au sens biologique, mais le
même phénomène peut se présenter dans le domaine de la culture
et notamment dans celui des arts frontaliers.
Cet article explique ce phénomène de migration et de mutation à
l‘instar d‘une installation réalisée par deux artistes de la frontière
mexicaine – américaine : Einar et Jamex de la Torre. La pièce
s‘appelle Bolivar‘s Burden (Le Devoir de Bolivar). Il s‘agit d‘une
installation exposée au Musée Grand Arts Kansas City [3] situé à
la ville du Missouri aux États-Unis.
La première partie de cette analyse examine les propos des
auteurs.[4] Vous trouverez une description matérielle et une
description conceptuelle de l‘installation. Ceci nous permettra de
dévoiler la correspondance des signes à l‘intérieur de la pièce. La
deuxième partie situe le contexte sur lequel les artistes, Einar et
Jamex de la Torre, déroulent leur travail artistique. Nous verrons
les paradoxes de l‘identité artistique des artistes trans-migrants et
les mutations actives de leur savoir-faire technique. La troisième
partie évoque les catégories esthétiques forgées par Tomas YbarraFausto et fixe une appréciation de l‘ensemble du texte.
Elle conclut sur les préoccupations de la thématique mutation et
migration. La méthode employée pour la rédaction de cet article est
interdisciplinaire. Ce travail s‘inscrit dans les débats suivis par les
études culturelles et les travaux développés par le Centre de
13
Recherche des Images, Cultures et Cognitions (CRICC), dirigés
par Bernard Darras.[5] Nous avons également suivi les débats du
Centre de Recherche des Études Chicanos [6] et les approches de
la théorie de la culture populaire aux États-Unis. [7]
14
1. BOLIVAR’S BURDEN [8]
Le titre de la pièce « Bolivar‘s Burden » est facilement
compréhensible à la frontière mexicaine américaine. Pour le lecteur
ordinaire, Bolivar représente la figure d‘un personnage sudaméricain qui a lutté contre les injustices et en faveur de
l‘unification de l‘Amérique latine. L‘installation analysée ici, fait
allusion au libérateur, mais les intentions des artistes pour la titrer
« Bolivar‘s Burden » sont liées à l‘imaginaire collectif de cette
frontière.
Le titre « Bolivar‘s Burden » fait référence à l‘expression répandue
aux États-Unis sur le devoir des hommes blancs : « The white‘s
man Burden ».[9] Cette expression sur le « devoir de l‘homme
blanc » s‘est popularisée en territoire frontalier. Elle fait référence
au droit autoproclamé de certains individus pour évangéliser les
populations métisses ou de couleur. Ce « devoir » envisage
toujours l‘enseignement des « bonnes manières » à l‘instar d‘une
rhétorique qui justifie l‘expansion d‘une sorte de moralité et des
codes de la bonne conduite. Ce « devoir de l‘homme blanc », que
l‘on pourrait bien appeler prédication, amène en effet à la
colonisation immodérée des imaginaires des autres, à la violence
symbolique et donc à la domination injustifiée. Dans Bolivar‘s
Burden, les artistes ironisent sur cette mission si répandue. Face au
« devoir de l‘homme blanc », ils dressent le devoir de Bolivar. Sur
l‘installation, nous ne trouverons pas un personnage central ni une
histoire concrète à interpréter, mais un vocabulaire visuel construit
sur des éléments qui sont à première vue isolés. Ces éléments se
trouvent souvent opposés et en tension : en haut et en bas ; à
gauche et à droite ; l‘ancien et le moderne. C‘est comme s‘il
s‘agissait de modules séparés et confrontés les uns avec les autres
en raison de leurs appartenances. Voyons de plus près ce que la
pièce nous révèle.
L‘installation Bolivar‘s Burden se présente en deux parties. L‘une
qui est accrochée sur le mur et l‘autre, sur le sol, enchaîné au
premier. Dans la partie haute, on trouve un matelas doublé d‘un
morceau de vinyle en cuir. Sur le matelas et à gauche, un morceau
de jambe féminine est cloué. Une carte de l‘ensemble du continent
15
américain est reproduite sur la jambe. Celle-ci est enchaînée à une
tête Olmèque posée sur le sol. La jambe se trouve au milieu de
deux cornes en noir composées en verre soufflé. À droite sur la
partie haute se trouve une affiche publicitaire d‘une boisson
alcoolique : « Brandy Presidente ». Une autre corne de couleur
jaune est collée sur l‘affiche ainsi qu‘une croix noire de laquelle
émergent des petites cornes jaunes, elles aussi en verre soufflé.
Mais qu‘est-ce que cela signifie ?
D‘abord, il faut distinguer les deux types de cornes. Elles sont en
noire et en jaune. Pour les artistes, elles représentent l‘opposition
entre les populations « anglo » et « latino ». En effet, la corne
jaune représente le prototype de l‘homme de race blanche, aux
yeux bleus, aux cheveux blonds correspondant au type anglosaxon, bastion de cette tâche colonialiste et dominante. En
revanche, la corne de couleur noire représente le prototype de
l‘homme métis ou mélangé, correspondant au type hispanique ou
latin. La croix chrétienne est couverte de petites cornes jaunes. Elle
rappelle ainsi le devoir que s‘est donné l‘homme blanc de
sermonner les hommes de couleur. L‘affiche de boisson alcoolisée
sur laquelle est représentée la croix rappelle cette idée de la
religion comme la « drogue » du peuple.
La deuxième partie de l‘installation est dissociée de la partie d‘en
haut. Elle montre un fond vert où sont logés des dessins de
« manuscrits » anciens de la culture maya. Ils sont mêlés avec des
logos publicitaires contemporains. Aux origines, les civilisations
précolombiennes avaient recours à ces symboles pour
communiquer. Les dessins signifiaient quelque chose de précis et
leur signification était comprise à l‘intérieur des cultures porteuses
des codes pour les interpréter. D‘après les artistes, dans la
civilisation occidentale actuelle c‘est le logo qui accomplit cette
fonction. Sur l‘installation, ils sont visibles parmi les marques
mexicaines : « Télévision aztèque » (un média dominant du
Mexique), la bière Corona et la tequila Sauza si populaires à la
frontière. On trouve aussi les marques des compagnies
transnationales comme Coca — Cola, Apple, Nike, JVC, Jeep et
The Bell Company. Ces dernières marques représentent le « devoir
de l‘homme blanc » et leur allié le plus précieux « le commerce et
la publicité ». Le logo évoque la signature incontournable et
synthétique d‘une communication et d‘un produit commercial qui,
16
lui aussi, essaie de convaincre. Le devoir de l‘homme blanc est
donc lié à l‘expansion et à la conquête des marchés et des choix
individuels, une autre mission à assimiler.
Bolivar’s Burden (détail)
Les artistes ont voulu exprimer le paradoxe de la consommation et
de l‘argent dans le contexte des Amériques. La tête Olmèque
enchaînée à la jambe couverte par la totalité des Amériques
symbolise ironiquement une population continentale unie par
l‘intérêt de l‘argent. C‘est pour cette raison que les plasticiens
appellent au devoir de Bolivar, un devoir qui unirait l‘Amérique
par la force de son histoire et de sa liberté.
2. L’ARTISTE FRONTALIER : UN TRANS-MIGRANT DES
FORMES.
L‘immigration des Latinos aux États-Unis provoque plusieurs
transformations sociales et économiques.
Malgré l‘installation d‘une police frontalière et d‘un mur, la
migration de la communauté Latino Américaine vers les États-Unis
augmente.
Au
plan
démographique,
la
population
hispanophone représente 12.5 % de celle des États-Unis où 60 %
sont d‘origine mexicaine, ce qui représente près de 21 millions de
personnes. [10] À Los Angeles, il y a de 9 à 10 millions
d‘Hispaniques. Ce phénomène provoque à la fois des révolutions et
des mouvements artistiques.
Einar de la Torre et Jamex de la Torre sont deux frères artistes qui
habitent et travaillent entre le Mexique et les États-Unis. Ils
possèdent la double nationalité, mexicaine par naissance et
américaine par héritage. L‘héritage vient de leur mère et de leur
17
grand-mère, naturalisées américaines grâce au grand-père qui,
collaborateur diplomatique du Danemark, est resté aux États-Unis
toute sa vie en obtenant ainsi sa naturalisation. Les artistes sont
américains par héritage, mais pas par naissance ni par culture. Ils
sont nés respectivement en 1963 et 1960 à Guadalajara, au
Mexique.
Les deux artistes ont fait leurs études en arts à l‘Université de Long
Beach à Californie. Ils se sont spécialisés dans l‘art du verre
soufflé. Ils ont grandi dans un va-et-vient entre le Mexique et les
États-Unis. Ils se déplacent continuellement entre Ensenada
(Mexique) et San Diego (États-Unis) où ils possèdent leurs ateliers
dans chacun des deux pays à deux heures d‘intervalle. Selon Einar
lui-même, ces circonstances ont provoqué des difficultés
identitaires personnelles parce que, pour les Mexicains, ils sont
considérés comme Mexicains-Américains ou Chicanos, et pour les
Chicanos, ils sont considérés comme Mexicains.
Contrairement aux artistes chicanos, qui naissent et grandissent aux
États-Unis, Einar et Jamex, n‘ont pas connu les luttes du
mouvement chicano. Ils n‘y prennent pas part. Alors, nous dit
Einar : « Nous sommes nées et avons grandi au Mexique, mais
quand nous avons traversé la frontière pour faire des études et
travailler artistiquement, nous nous sommes ―assimilés‖ aussi à la
culture américaine. Donc, nous sommes entre les deux, nous
―traversions tout le temps‖. » [11]
L‘artiste se voit comme quelqu‘un « de la frontière ». Il s‘identifie
avec l‘esthétique de l‘art chicano parce qu‘il utilise les images
traditionnelles de la culture mexicaine dans leur travail. Il s‘agit
d‘images stéréotypées, très connues et trop utilisées par les artistes
chicanos.
Mais, la différence fondamentale entre l‘art des chicanos et l‘art de
De la Torre est le rapport culturel. Pour les chicanos, la culture
mexicaine est comme une culture fantôme, parce qu‘ils n‘ont pas
grandi en contact avec les villes et les coutumes de la vie
mexicaine. Ils ont grandi avec les récits et les souvenirs de leurs
parents immigrants. Pour cette raison, les Chicanos vont faire une
reconstruction des symboles de la culture mexicaine. Ils expriment
un Mexique imaginé, un pays inventé et reconstitué dans leur
imagination. Voici la raison pour laquelle les artistes chicanos
utilisaient les images stéréotypées pour exprimer leur dignité
18
culturelle : la vierge de Guadalupe, le calendrier aztèque, les héros
de l‘indépendance, entre autres.
Les frères De la Torre reprennent aussi les symboles de la culture
mexicaine, mais sans nostalgie, puisque la culture mexicaine s‘est
retrouvée continuellement dans leur quotidien. Ils n‘ont pas vécu la
migration de cœur comme la communauté mexicaine —
américaine. [12] Au contraire, ils utilisent les symboles de la
culture mexicaine avec ironie et parfois, ils vont la ridiculiser à tel
point que certaines pièces seront considérées dans un style
d‘horror vacui.
Einar et Jamex de la Torre sont perçus comme des plasticiens à part
entière dans le monde de l‘art contemporain. Leur œuvre est
reconnue comme art parce qu‘elle s‘accomplit selon les critères
exigés par le monde qui le légitime.[13] En effet, elle a été signée
et exposée dans plusieurs musées et galeries, elle a fait l‘objet de
critiques dans les magazines d‘art, elle a été inscrite dans un
catalogue et elle est vendue à des collectionneurs privés. [14] La
technique sur laquelle sont reconnus Einar et Jamex est celle du
verre soufflé, mais ils ne se limitent pas à l‘utiliser comme moyen
d‘expression, car certaines de leurs pièces n‘en contiennent pas.
Véritable technique, c‘est un savoir-faire qu‘ils dominent bien.
« Faire de l‘art avec le verre soufflé n‘est pas quelque chose de
facile », nous explique Einar :
« Il faut le faire aux États-Unis parce qu‘au
Mexique, il n‘y a pas d‘ateliers de bonne qualité.
Nous avons besoin de systèmes contrôlés par
ordinateur pour le refroidissement du verre.
Parfois, le verre est très épais et il est nécessaire
d‘attendre deux ou trois jours pour le refroidir.
Nous pouvons dire que nous sommes au niveau de
qualité de ce qui se fait en Italie. » [15]
Les De la Torre appartiennent à un mouvement américain appelé :
« Studio Glass Mouvement ». Ils ont été bien accueillis par les
étudiants d‘art, mais ils ont gêné les professeurs et le marché de
l‘art du verre décoratif à cause de leurs propositions artistiques
« singulières ». Malgré les réticences du monde de l‘art dominant,
19
les œuvres des De la Torre sont collectionnées par des musées
comme celui de l‘Université d‘Arizona, du musée d‘art
contemporain de San Diego, du musée d‘Art de Tucson, du musée
des Beaux Arts de Chicago et du musée de Kanazu au Japon. Leurs
œuvres se trouvent aussi chez certains collectionneurs comme
Elton John, Cheech Marin, Terry McMilan , Sandra Cisneros et
Quincy Troupe.
Einar et Jamex se légitiment en tant qu‘artistes, à partir d‘une
connaissance « savante » de l‘art du verre soufflé. Ils assurent de
n‘avoir eu aucune relation avec des artisans de Tonalá et
Tlaquepaque (deux villes situées au Jalisco) où la technique
artisanale la plus répandue est celle du verre soufflé. Le point qui
les sépare de la catégorie d‘artisans est qu‘ils ne sont pas soumis à
un travail de production de masse. Les artisans de Jalisco
travaillent du lundi au vendredi pour faire des bouteilles pour la
tequila, les vases, les verres et d'autres objets qui seront vendus
dans le marché pour la consommation populaire. Les artisans n‘ont
pas le temps de créer librement parce qu‘ils doivent répondre à la
demande de la production et de la consommation régionale. Les
artisans sont inscrits dans la logique de la culture populaire et de
l‘artisanat. Les De la Torre, en tant qu‘artistes de la frontière sont
liés à un processus de production différente. D‘abord, ses pièces ne
s‘inscrivent pas dans un processus de vente de masse, ensuite ils
ont la liberté de créer. Le marché qui les intéresse est celui de la
pièce unique, donc le marché de l‘art. Mais comment se
maintiennent-ils en tant qu‘artistes si leur art n‘est pas accepté par
le monde de l‘art dominant ?
La réponse se trouve du côté américain. Ils travaillent beaucoup
pour le patrimoine public américain. Ils ont fait des projets
artistiques pour les rues, pour les stations de métro, pour les
bibliothèques, pour les parkings, pour les places publiques. Tous
ces projets ont été subventionnés par l‘État américain : des œuvres
pour la ville de San Diego, dont une dans le nouveau bâtiment de la
bibliothèque de la ville ; l‘autre avec CalTrans, le réseau de
transport de l‘État de Californie. Il y a eu aussi une des stations du
métro de Phoenix. Enfin en East San José, ils ont fait une
installation permanente dans un parking, il s‘agit de quatre
sculptures représentant les « Tulas » (anciens gardiens de la culture
méso-américaine). Ce qui intéresse les patrons des institutions
20
américaines, c‘est l‘utilisation de l‘art pour améliorer le cadre de
vie d‘un quartier devenu dangereux. C‘est-à-dire qu‘ils essaient
d‘arranger l‘image de la ville non sans expulser des communautés
possiblement dangereuses, comme les vendeurs de drogue. La
politique urbaine consiste à améliorer la qualité de vie des espaces
publics en les embellissant et ce projet devient possible grâce aux
travaux des artistes.
Le paradoxe ici est que si eux-mêmes ne se livrent pas à l‘artisanat
populaire, avec l‘art public, le statut d‘artiste se conserve même
s‘ils deviennent en quelque sorte des travailleurs d‘État. Euxmêmes confessent se sentir limités avec la production de l‘art
public parce qu‘ils ne peuvent pas être contestataires, comme ils le
sont dans les pièces de collection personnelle. La liberté
conceptuelle des artistes est enfin conditionnée par les projets de
l‘État américain. De la même façon que le muralisme chicano, ils
font de l‘art pour la communauté. Néanmoins, pour obtenir les
projets d‘art public, ils doivent participer aux concours et obtenir
l‘approbation de la communauté ainsi que des ingénieurs du projet.
Pour cette raison ils reconnaissent de se sentir plus libres en faisant
leurs propres pièces pour une exposition ou une galerie.
Malgré leur succès du côté états-unien, ils critiquent le système
entropique du marché de l‘art. Par exemple, Einar affirme que : « à
New York, le système de l‘art contemporain se fait pour exclure les
personnes ». D‘après lui, tout le dispositif est fait pour ignorer le
goût des gens ordinaires. Le système d‘exclusion s‘applique dès le
bouton caché qu‘il faut appuyer à l‘entrée d‘une galerie et se
termine par la fête privée de la tribu de l‘art qui finit dans le soussol. Selon les De la Torre, le système d‘exclusion de l‘art est le
responsable de la crise de l‘art actuel : « Si les gens n‘aiment pas
l‘art contemporain c‘est parce que l‘élitisme s‘exprime aussi dans
les propres idées créatives des artistes qui font de l‘art pour les
commissaires et non pour le public ». [16]
Einar ajoute : « C‘est fou de faire de l‘art pour les commissaires,
pour les directeurs des musées. L‘unique chose que ça garantisse
est une place dans une biennale, mais quels sont vraiment les
motifs de l‘artiste ? Comment peut-on, en tant qu‘artiste, faire de
l‘art en raison des institutions culturelles ? Comment peut-on vivre
dans ce petit monde ?[17] Einar et Jamex confessent de se
maintenir à distance de la tendance dictée par le marché. Einar
21
affirme de ne s‘occuper pas de ce qui se passe dans le monde de
l‘art, encore moins de suivre les règles qu‘il édicterait : « Je ne suis
pas abonné à un ―Art in América‖ et non plus à ―Nexus‖, parce
que je ne veux pas être influencé par l‘esthétique du marché de
l‘art ».
Ces plasticiens ont la volonté de pousser le public au doute. Ils
s‘appliquent à construire et déconstruire des images de la culture
populaire de la tradition dans un contexte étranger pour provoquer
les réactions de surprise. Leur œuvre est ludique et en même temps
colorée. Comme les Chinois qui s‘efforcent d‘exécuter une
calligraphie maîtrisée, sans que nécessairement on en comprenne le
sens, l‘écriture visuelle de De la Torre, prête une grande attention à
la technique. Même s‘ils utilisent des morceaux des objets banals,
ou des écrans de télévision, c‘est lorsque la pièce contient du verre
soufflé que le processus est le plus délicat pour les artistes et
requiert de leur part une vigilance plus grande.
Par contre, les artistes négligent d‘expliquer les idées contenues
dans les pièces. Les interprétations faites par les spécialistes des
catalogues ne sont que des interprétations libres de leur langage
complexe. Historiens, critiques culturels, philosophes, mexicains,
chicanos, toutes les interprétations sont possibles. Ils insistent sur
la nécessité de ne rien expliquer, de ne rien dire de définitif par
rapport à leurs œuvres. Ils veulent échapper à la publicité à laquelle
se livrent des artistes d‘aujourd‘hui afin d‘exploiter leur propre
image. Dans le cas de cet article, Bolivar‘s Burden a été déchiffré à
partir de la propre intentionnalité des artistes. En effet, la pièce
présente un vocabulaire énigmatique qui s‘inscrit dans un système
complexe des références culturelles et populaires. Nous sommes à
la frontière mexicaine — américaine, territoire de mutation et de
transformation passagère et constante.
3. L’INTERPRÉTATION ESTHÉTIQUE
Selon les appréciations de Tomás Ybarra-Fausto, [18] le style
général des De la Torre peut être compris à travers trois
influences : précolombienne, baroque et le vernaculaire.
L‘influence précolombienne s‘exprime dans les symboles que les
22
artistes empruntent des cultures indigènes considérées comme déjà
mortes au Mexique : par exemple les Aztèques, les Olmèques et les
Mayas. Le baroque se présente au sens de l‘opulence des images,
le style chargé dans l‘ornementation des éléments visuels et le
« dramatisme » de la critique et les moments de tension qu‘ils
caractérisent. Il y a aussi l‘exagération dans la couleur et
l‘incursion des figures du catholicisme comme les croix, les
vierges et les saints. Enfin, la dernière influence est le vernaculaire
qui s‘exprime chez les plasticiens à travers le mélange symbolique
qu‘ils font de la culture populaire mexicaine et de la culture de
masse américaine.
Les De la Torre expriment les cultures anciennes d‘une manière
satirique et pas comme un éloge positif de la culture d‘accueil ou
d‘origine. Il ne s‘agit pas de montrer l‘orgueil des paysages
idylliques d‘un Mexique exotique, peut-être parce qu‘ils
connaissent la rhétorique du gouvernement mexicain de l‘image
vendeuse d‘un beau pays ; peut-être parce qu‘ils veulent échapper
de la rhétorique nationaliste des deux pays. En tant qu‘artistes de la
frontière, ils restent dans l‘ubiquité, dans une sorte d‘état hybride
qui émerge à l‘instar d‘un organisme qui – récemment composé –
s‘adapte à son état nouveau.
Parmi le Mexique et les États-Unis, les rapports de force culturels
sont attendus et bien démarqués dans les villes frontalières : « [...]
les contacts n‘engendrent pas nécessairement une uniformisation
culturelle. À l‘inverse, ils provoquent souvent une exacerbation des
différences. » [19]
L‘exacerbation de la culture populaire mexicaine et de la culture
populaire américaine présente dans l‘œuvre de De la Torre reflet
une résistance à la logique interne des organismes — ou nations —
. Dans le milieu de l‘art dominant, l‘expression de la culture
populaire est considérée comment l‘antagoniste des systèmes de
valeurs et de représentations : « La ‗culture populaire‘ est toujours
liée à la tradition, à la lutte, à la résistance, à l‘appropriation et à
la réappropriation du sens »[20]. Cette théorie de la culture
populaire défendue par Hall soutient que quand une population
renonce à sa propre tradition pour assimiler les éléments de la
culture extérieure, elle garantit le succès de la culture dominante.
Dans cette logique, la récupération des traditions populaires
23
représente la négation de processus d‘assimilation parce que la
culture populaire dans un contexte de tension sociale reste le lieu
stratégique pour maintenir les identités, pour garder des éléments
propres de certaines cultures qui cherchent à entretenir une unité
structurale au sein d‘un autre organisme. Cette lutte culturelle
existe dans le contexte de la frontière mexicaine américaine, avec
l‘éducation assimilationniste états-unien qui a essayé de convaincre
les populations latinos des avantages du pain blanc sur les
« tortillas » faites de maïs. [21] Renoncer à la consommation du
maïs (tradition millénaire pour groupe culturel menacé)
impliquerait la perte d‘un capital culturel, la désintégration d‘une
conformation particulière, la transformation d‘un héritage
génétique ; et en même temps, la déroute d‘un groupe culturel en
faveur d‘une perception homogène de la vie.
La proposition plastique de l‘art d‘Einar et Jamex de la Torre
n‘oppose pas une résistance totale à l‘américanisation culturelle. Si
les artistes frontaliers ne revendiquent aucune stratégie identitaire
fixe, c‘est parce que leur quotidien est composé de brassages
continus. Ils possèdent une identité binationale, une identité
fragmentée où la fragmentation est le propre de ceux qu‘ils
représentent. Ni Américains ni Mexicains, ils jouent avec les
éléments de la culture populaire, traditionnelle et de masse.
Critiquer et s‘assimiler en même temps dans les systèmes de
représentation culturelle est une nouvelle façon d‘appropriation
d‘une identité pérégrine, migratrice. Appartenant aux deux, ils
semblent avoir dépassé et intégré leurs antagonismes pour mieux
les restituer.
BIBLIOGRAPHIE
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Editorial Bilungüe, 2004.
CUCHÉ, D. « Nouveaux regards sur la culture : l‘évolution d‘une notion en
anthropologie ». La Culture. De l‘universel au particulier, France, Éditions
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http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/identite-authenticite-alterite-12.html
HALL, S. « Notes on Deconstructing ‗the popular‘. En John Storey. Cultural
theory and popular culture, England, Pearson Education Limited, 1998.
24
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postmoderne et postcoloniale, France, Éditions Jacqueline Chambon, 1999.
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l'Anglais par François-Charles Jullien, France, 1994.
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YBARRA-FAUSTO T. Transnational imaginaries : Mexico-United States,
France, Colloque sur l‘expérience métisse, Musée du Louvre, 3 avril 2004.
[1] Le titre original de la pièce est « Bolivar‘s Burden ».
[2] MATURANA, H et VARELA, F. L'arbre de la connaissance, traduction de
l'anglais par François-Charles Jullien, France, 1994.
[3] L‘exposition au Musée de Grands Arts de la ville de Kansas a été réalisée du 4
mai à 16 juin 2001. Commissaire Sean Kelly. L‘essai du catalogue a été écrit par
Leah Ollman.
[4] L‘entretien réalisé avec Einar de la Torre s‘est produit à Paris, le 4 avril 2004,
lors du Colloque « L‘expérience métisse » dirigé par Serge Gruzinski dans
l‘auditorium de Louvre, France.
[5] Voir Bernard DARRAS : http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/identiteauthenticite-alterite-12.html
[6] Chicano Studies Research Center, http://www.chicano.ucla.edu/ UCLA.
Consulté entre le 17 juin et le 31 août 2004.
[7] STOREY, John. Cultural theory and popular culture, Pearson Education
Limited, England, 1998.
[8] « Bolivar‘s Burden » est une installation de 82 x 54 x 28 créée en 2001 par
Einar et Jamex de la Torre. Elle a été exposée dans le Musée de Grands Arts de la
ville de Kansas. La pièce est techniquement un amalgame qui réunit l‘art du verre
soufflé, la peinture, la sculpture, le dessin et l‘art objet.
[9] The White Man's Burden, en français « le devoir des hommes blancs », émerge
d‘un poème impérialiste écrit par l‘Anglais Rudyard Kipling en 1899. Il justifie la
colonisation et l‘imposition des valeurs de l‘occident aux autres nations. Il a été
considéré comme une expression raciste même si pour certains auteurs, il ne s‘agit
que d‘une satire. Il existe des parodies critiques comme : « The Brown Man's
Burden » (1899) du londonien Henry Labouchère et « The Black Man's Burden »
d‘Edward Morel (1903), journaliste britannique travaillant au Congo belge.
[10] ODGERS-ORTIZ Olga. Problèmes d‘Amérique Latine. Mexique. L‘élan
brisé, « Flux migratoire du Mexique vers les États-Unis : changement et
25
continuité », PAL No 50, autonome 2003. pp. 59. (L‘auteur explique comment
pour le bureau du recensement des États-Unis, le terme hispanique désigne une
appartenance ethnique autoproclamée et non une variable raciale comme c‘est le
cas pour les Blancs, Africains-Américains, Asiatiques et Indiens natifsaméricains.)
[11] Entretien avec Einar de la Torre, Paris, le 4 avril 2004.
[12] LIONNET François, ―Narrating the Américas‖ en Mixing Race, Mixing
Culture, Edited by Monika Kaup and Debra J. Rosenthal. University of Texas
Press, Austin. United States of America, 2002. p. 65.
[13] McEVILLEY, Thomas. L‘identité culturelle en crise. Art et différences à
l‘époque postmoderne et postcoloniale. Éditions Jacqueline Chambon, 1999. p.
141.
[14] Catalogue Chicano Art for Our Millennium, Bilingual Press/Editorial
Bilungüe, Tempe, Arizona, 2004
[15] Entretien avec Einar de la Torre, Paris, le 4 avril 2004.
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] YBARRA-FAUSTO Tomas. Transnational imaginaries: Mexico-United
States. Colloque sur l‘expérience métisse, 3 avril 2004, Auditorium de Louvre. Le
docteur Tomás Ybarra-Fausto fut directeur associé d‘Art et Humanités de la
Fondation Rockefeller. Il est actuellement professeur — chercheur à l‘UCLA, Los
Angeles. Il est critique et commissaire des expositions sur Art Chicano aux ÉtatsUnis.
[19] Denys Cuché. « Nouveaux regards sur la culture : l‘évolution d‘une notion en
anthropologie ». La Culture. De l‘universel au particulier. Éditions Sciences
Humaines. France, octobre 2002. p. 211.
[20] HALL Stuart. « Notes on Deconstructing ‗the popular‘. En John Storey.
Cultural theory and popular culture. Pearson Education Limited, England, 1998.
p. 442.
[21] MOLINA Natalia. Constructing Race through Visual Culture: Medicalized
Representations of Mexican Communities in Early-Twentieth-Century Los
Angeles. En ―Historicizing Narratives‖ The Interpretation and Representation of
Latino Cultures, Research and Museums Conference Documentation. Smithsonian
Institution Copyright © 2003.
http://latino.si.edu/researchandmuseums/presentations/molina_paper.html consulté
le 25 juillet 2004
26
Delphine Colin est professeure agrégée d‘arts plastiques. Elle mène
une réflexion sur l‘autoportrait à travers sa pratique artistique et
dans sa thèse intitulée « L‘autoportrait et la déchirure du réel à
travers la photographie et la vidéo » (Doctorat d‘arts plastiques,
Paris1 Panthéon Sorbonne, sous la direction d‘Éliane Chiron).
Plusieurs de ses vidéos ont été projetées dans des galeries et des
festivals d‘art vidéo en France et à l‗étranger, et ses photographies
ont été exposées dans différents lieux parisiens.
MIGRATION DE L’ÉCRITURE, MUTATION DU
PORTRAIT DANS LES PHOTOGRAPHIES DE SHIRIN
NESHAT
Nous proposons d‘interroger la migration de l‘écriture dans les
photographies de la série des Women of Allah de Shirin Neshat, la
façon dont elle devient un code plastique et non plus seulement
verbal, qui envahit les portraits et les transforme. C‘est en tant
qu‘Occidentaux que nous regardons ses œuvres et la calligraphie
persane, écrite à l‘encre sur la photographie, nous apparaît comme
un geste plastique fort, qui nous interpelle : ces écritures viennentelles griffer le corps, l‘empêcher d‘exister ? Sont-elles la libération
par l‘écriture d‘une parole étouffée ? La signification des textes
écrits ne nous est donnée que dans un second temps, et c‘est avant
tout visuellement que cette migration de l‘écriture nous semble
engendrer une mutation du portrait : les Women of Allah
questionne, intrigue, bouleversant les stéréotypes sur les femmes
musulmanes et témoignant de la position même de l‘artiste, entre
Orient et Occident.
27
MIGRATION DE L’ECRITURE, MUTATION DU
PORTRAIT DANS LES PHOTOGRAPHIES DE SHIRIN
NESHAT
Faisant face à l‘objectif photographique, les femmes des portraits
de Shirin Neshat se dressent devant le spectateur : visages
immobiles et déterminés, contraste de noir et de blanc — noir du
voile, blanc du visage –, fourmillement d‘écritures manuscrites en
calligraphie farsi qui recouvrent les parties de la peau laissées
visibles… Ces portraits, photographiés entre 1993 et 1997,
appartiennent à la série des Women of Allah. Sous ce titre
significatif sont regroupées diverses photographies en noir et blanc,
autoportraits puis portraits, où se montrent tour à tour de gros plans
de visages, de pieds ou de mains, appartenant tous à des femmes
musulmanes. Présent dans chacune de ses réalisations, le voile est
pour Shirin Neshat l‘élément central de son interrogation sur « le
fait d‘être une femme dans l‘Islam », un questionnement qui est lié
à la propre origine iranienne de l‘artiste : elle a quitté son pays
pour les États-Unis en 1974, et c‘est le choc, affectif et culturel,
ressenti lors de son retour en Iran, en 1990, qui pousse Shirin
Neshat à réaliser cette série des Women of Allah. « La différence
entre ce que j‘avais gardé en mémoire de la culture iranienne et ce
dont j‘étais témoin était énorme. Le changement était à la fois
effrayant et excitant ». Ce changement est lié à une double
mutation : celle de l‘Iran, qui dépend de faits historiques et
politiques (la prise du pouvoir en 1979 par le régime
fondamentaliste de l‘Ayatollah Khomeiny), et celle de l‘artiste, liée
à sa propre vie et à son expérience, une différence qui ne pouvait
que se creuser entre ce qu‘elle a été et ce qu‘elle est devenue.
Les sujets que Shirin Neshat aborde dans ses photographies
témoignent de son regard sur l‘évolution et la transformation de
son pays natal, en particulier sur la place donnée à la femme.
Interdite en Iran, c‘est en Occident que Shirin Neshat va pouvoir
créer et s‘exprimer, à travers ses photographies devenues
aujourd‘hui célèbres, puis à travers ses films. Ce sont à ces
premières œuvres que nous allons nous intéresser, série des Women
of Allah, où nous proposons d‘interroger la migration de l‘écriture
dans ces photographies, la façon dont elle devient un code
28
plastique et non plus seulement verbal, qui envahit les portraits et
les transforme. C‘est en tant qu‘Occidentaux que nous regardons
ses œuvres et la calligraphie persane, écrite à l‘encre sur la
photographie, nous apparaît comme un geste plastique fort, qui
nous interpelle : ces écritures viennent-elles griffer le corps,
l‘empêcher d‘exister ? Sont-elles la libération par l‘écriture d‘une
parole étouffée ? La signification des textes écrits ne nous est
donnée que dans un second temps, et c‘est avant tout visuellement
que cette migration de l‘écriture nous semble engendrer une
mutation du portrait : les Women of Allah questionnent, intriguent,
bouleversant les stéréotypes sur les femmes musulmanes et
témoignant de la position même de l‘artiste, entre Orient et
Occident.
Troubler l’image stéréotypée des femmes musulmanes
Les œuvres de Shirin Neshat sont fortement ancrées dans un
arrière-plan historique et politique qu‘il est difficile d‘écarter. Pour
le spectateur occidental, les Women of Allah font écho à un Orient
qui, au cœur des troubles politiques, incarne aujourd‘hui dans les
médias une menace : méfiance, incrédulité, peur se mêlent dans
une confusion entre les pays et les réalités, de la burka afghane au
port du voile à l‘école en passant par Al-Qaïda. Mais l‘image de la
femme orientale traverse également les temps, et rappelle ces
peintures et photographies du XIXe siècle, liées aux premières
missions héliographiques et encore une fois marquées par une
vision occidentale ethnocentrique. Femmes des harems, odalisques
voluptueuses, monde caché et secret des femmes orientales sont au
cœur de cette fascination occidentale pour le monde arabe. Les
Orientales et les images qu‘on véhicule sur elles appartiennent
alors à cet univers imaginaire et fantasmagorique de l‘Orient,
l‘alimentent et le confortent. Les photographies de Shirin Neshat
évoquent alors tour à tour ces différents regards portés par les
Occidentaux sur l‘Orient, des fantasmes du XIXe siècle à l‘image
totalement bouleversée et diabolisée d‘aujourd‘hui.
Les Women of Allah placent la femme au centre de l‘image par des
29
visages photographiés en gros plan qui font face à l‘objectif. Le
voile noir, présent sur chacune des photographies, encadre ces
visages qui nous regardent, yeux qui ne sont pas baissés, mais qui,
au contraire, sont tournés vers un extérieur de l‘image, appelant le
regard de l‘autre, notre regard... C‘est un regard actif, un regard qui
n‘est pas « reflet de l‘âme », mais projection hors de soi, le visage
se limitant parfois même à un œil unique dans certaines œuvres de
Shirin Neshat, en particulier dans ses premières photographies.
Dans Offered Eyes[1], par exemple, seul un œil fixé vers le
spectateur troue la blancheur de la peau, fragment d‘un visage où le
regard semble tout entier se projeter vers l‘extérieur de l‘image en
même temps que s‘y concentrent de minuscules calligraphies
persanes écrites par l‘artiste. Cette écriture nous semble
particulièrement importante : quittant son rôle de code purement
verbal, elle devient un élément plastique inscrit à même la
photographie.
Perturber le regard par une écriture qui envahit les visages
Écrites dans un second temps à l‘encre, sur la surface
photographiée, ces calligraphies n‘apparaissent que sur les zones
charnelles, comme si elles ne pouvaient exister que dans ces parties
qui nous rappellent le corps de la femme sous le voile. Ces
écritures viennent-elles griffer le corps, le rayer, l‘empêcher
d‘exister ? Ou au contraire émanent-elles de ce corps : sorte de cri
silencieux, libération par l‘écriture d‘une parole étouffée ? Car tout
ce que le visage a de clos, d‘immobile, d‘inexpressif est contredit
par ces écritures qui prolifèrent. Or, paradoxalement, ces
calligraphies recréent aussi une limite, une barrière sur le visage et
nous empêche de le voir distinctement. C‘est particulièrement le
cas dans Speechless[2] où le visage est entièrement recouvert de
ces écritures : le cadrage de la photographie ne laisse visible
qu‘une partie du visage, fragmentation à laquelle s‘ajoute la
multitude de ces lignes fines et horizontales de l‘écriture qui
sillonnent la peau. Lignes vibrantes, l‘écriture s‘émancipe dans
l‘espace de l‘image et l‘envahit : sa migration hors de ses cadres
habituels perturbe la photographie, le visage, le sens de l‘image.
Elles nous imposent une frontière entre ces visages féminins et
30
nous, spectateur d‘Occident (où son art est exposé) en nous tenant
irrémédiablement à distance : distance de l‘étrangeté de ces
calligraphies que l‘on ne comprend pas ; distance de nouveau voile
ajouré qui se tisse avec la chair et s‘interpose au regard ; distance,
enfin, entre la réalité de l‘être photographié et ces écritures qui
transforment ces visages en image plane, en surface d‘inscription.
Brouiller l’image d’une dynamique émancipatrice
Ces calligraphies créent un véritable mouvement dans les
photographies, va-et-vient où se jouent les rapports entre textetexture-texturation des différents éléments de l‘image, oscillation
également au niveau du sens à leur donner. Shirin Neshat joue en
effet des entrelacs entre les textures de la peau, du tissu et des
calligraphies : maillage sombre et plissé du tchador qui se
confronte à la chair lisse et blanche du visage, une peau qui est
elle-même tissée de ces écritures linéaires, dans un passage du noir
au blanc, du textile au texte, d‘une matière à l‘autre. D‘un côté, les
écritures viennent strier le visage, le dévisager alors même que
Shirin Neshat le dévoile par le portrait photographique. Et le geste
même de l‘artiste, d‘écrire ainsi, après-coup sur l‘image, peut
s‘apparenter, dans une certaine mesure, à un acte iconoclaste et
violent. Cela rappelle des pratiques telles que celle d‘Arnulf Rainer
où l‘encre vient recouvrir, rayer, brouiller l‘image photographique
dans un geste à la fois instinctif et violent réalisé là aussi aprèscoup sur le tirage photographique. Mais là où les traits et les signes
chez Arnulf Rainer relèvent d‘une gestuelle spontanée, laissant
libre cours aux pulsions de l‘artiste, il s‘agit chez Shirin Neshat
d‘écritures Farsi dont le texte est porteur de sens. L‘artiste a choisi
en effet de faire appel à des textes issus de poèmes farsi anciens ou
de poèmes d‘écrivaines contemporaines, ou d‘emprunter des
fragments de textes au poète Forough Farokhzad (1935-1967)
qu‘elle recopie sur ses portraits photographiques. D‘ailleurs,
comme le note Bibi Naz Zavieh[3], cette écriture même peut être
ambigüe pour le spectateur occidental qui confond calligraphie
arabe et persane, versets du Coran et texte laïque : de ces poèmes,
le sens ne nous est donné qu‘après-coup, sur les cartels de
l‘exposition où ils sont souvent traduits.
31
L‘écriture, bien que devenant avant tout pour nous un signe
plastique qui recouvre les visages, est liée à cette parole poétique
qu‘elle exprime et peut-être peut-on la voir comme le symbole
d‘une parole libérée, pour laquelle l‘artiste joue un rôle important :
la calligraphie et le sens dont elle est porteuse ont migré hors de
l‘Iran pour laisser libre cours à leur expression. Par l‘intermédiaire
de ces textes, où se mêlent tradition et modernité, engagement et
sensibilité, Shirin Neshat permet à ces voix de sortir du silence et
de la censure. La prolifération des calligraphies vient d‘ailleurs
s‘opposer à l‘effacement de la bouche par le cadrage de la
photographie ou par le tchador, effacement qui semblait réduire ces
femmes au silence. Dans I am its secret[4] le voile est en effet très
présent, ne laissant visible que les yeux et le nez : la bouche a
disparu, recouverte par le tchador. À cette parole interdite s‘oppose
l‘écriture, qui n‘est pas ici horizontale, mais qui au contraire se
déploie dans un mouvement spiralaire sur le visage dans une
alternance de rouge et de noir. La disposition de ces calligraphies a
quelque chose d‘envoûtant, création d‘une sorte de troisième œil
qui part du centre du visage, entre les deux yeux, comme s‘ils
avaient acquis un véritable pouvoir, ce pouvoir que l‘on trouve
dans la conception même de la vision dans l‘antiquité grecque. En
effet, selon Empédocle ou Homère[5], l‘œil, composé de feu,
projette un faisceau lumineux sur les objets qu‘il éclaire, rayon
visuel dont la substance est de la lumière ou des projectiles
enflammés. Un certain nombre de mythes proviennent de cette
conception d‘un regard actif, projectif, en particulier celui du
troisième œil, cet œil maléfique comme émission de particules
visuelles qui s‘en vont frapper les choses. Dans I am its secret de
Shirin Neshat, le « troisième œil » est celui dont émane l‘écriture,
libre expression qui se déploie à partir de ce point, s‘étendant sur le
visage, dans un mouvement qui semble se diriger vers le
spectateur.
Construire et montrer la multiplicité
Mutation d‘une écriture qui oscille entre ornementation et striure,
recouvrement et libération, illisibilité et expression, mutation
également d‘une image où la profondeur se fait surface pour nous
32
montrer tour à tour un visage encadré et décadré, révélé et voilé,
une image qui nous projette dans un espace et un temps autres.
Cette image a sans doute quelque chose à voir avec l‘image pensée
« comme dialectique à l‘arrêt » par Benjamin : définie comme
ligne de fracture entre les choses, l‘image est en effet pour le
philosophe « ce en quoi l‘Autrefois rencontre le Maintenant dans
un éclair pour former une constellation »[6]. Autrefois du souvenir
de Shirin Neshat, de son enfance, autrefois aussi d‘un Iran où la
femme était moins soumise aux prescriptions politico-religieuses ;
un autrefois qui resurgit dans son œuvre et qui se confronte
s‘oppose et s‘allie tout à la fois avec sa réalité de femme adulte et
sa redécouverte en tant qu‘immigrée d‘un pays dans lequel elle a
du mal à se reconnaître.
Shirin Neshat nous pousse alors à nous interroger sur l‘identité
complexe de la femme musulmane, une identité où s‘entrecroisent
des dimensions sociales, politiques et religieuses. Par la mise en
série de ses images, où se retrouvent chaque fois les mêmes
éléments (tchador, arme, peau, écriture), l‘artiste nous montre qu‘il
est impossible de dire ce qu‘est la femme musulmane autrement
que par cette multiplicité où se jouent répétition et différence,
singularité et pluralité, passages et oppositions d‘une œuvre à
l‘autre, mais aussi d‘un élément à l‘autre dans chacune des
photographies. « Dès le début, j‘ai pris la décision que ce travail
n‘allait pas traiter de moi ou de mes opinions sur le sujet […]. Je
me suis dès lors située en posant uniquement des questions sans
jamais y répondre. »
Son œuvre nous interpelle, et la migration de l‘écriture comme le
choix des cadrages, de la lumière, de la fixité du regard vers le
hors-champ de l‘image engendrent une véritable mutation du
portrait. Shirin Neshat lutte contre les stéréotypes véhiculés sur la
femme iranienne : les poèmes farsi qui parcourent leur visage sont
l‘émanation de leur force intellectuelle et culturelle et la présence
récurrente d‘un canon de revolver dissimulé sous le voile vient
troubler nos repères. Dans Speechless[7] par exemple, seul l‘œil
échappe à l‘envahissement des signes calligraphiques, partie nette
de l‘image qui fait écho au trou noir du canon placé au niveau de
l‘oreille, œil de métal pointé vers le spectateur qui surgit de
l‘ombre du tchador. À la fois bijou et menace, cette arme nous
33
fascine et nous interpelle, car le sens à lui donner est une fois
encore incertain : soumission, révolte, résistance, violence, refus,
envers qui, envers quoi ? Comme le dit Shirin Neshat elle-même,
son œuvre réside dans ces questionnements et non dans leurs
réponses, loin d‘un discours plaqué et explicite, et la mutation du
portrait des femmes musulmanes qu‘elle propose nous conduit à la
mutation de notre propre regard sur elles.
Créer une véritable mutation du portrait
Choc, confrontation, déchirure intérieure par rapport à un Iran
transformé socialement et politiquement depuis que l‘artiste l‘a
quitté, l‘origine de la création artistique de Shirin Neshat est celle
d‘une faille, d‘une chute, cette origine qui n‘est pas genèse, début
absolu, mais qui est au contraire pensée par Benjamin[8] comme
dénivellation mettant en jeu nouveauté et répétition, survivance et
rupture. De cette origine de l‘œuvre comme secousse ne pouvait
naître qu‘une image complexe, troublée et troublante, mais aussi
fascinante, qui allie une beauté esthétique à une violence qui
sourde l‘image de l‘intérieur. Ambiguë, cette image est traversée de
forces contradictoires, de glissements et de mutations entre visible
et illisible exposition et retrait, voilement et dévoilement. Sous
l‘écriture qui envahit les visages des femmes iraniennes, les
portraits se transforment, changent de territoire, deviennent autant
une surface d‘inscription que l‘expression d‘une identité forte.
Loin des clichés occidentaux habituels, la migration de l‘écriture,
des codes, des moyens d‘expression engendre une véritable
mutation du portrait qui bouleverse les images traditionnelles
véhiculées sur la femme musulmane et nous interpelle, nous
questionne, nous trouble dans nos représentations.
34
Shirin Neshat,Speechless, 1996, photographie et encre, Barbara
Gladstone gallery
35
Shirin Neshat, I am its secret, 1993, photographie et encre de
couleur, 100,9 x 143,5 cm, Arina Nosei Gallery, New York
Mots-clés : portrait,
calligraphie persane
regard,
visage,
identité,
stéréotypes,
BIBLIOGRAPHIE
[1] Shirin Neshat, Offered Eyes, 1993, tirage gélatine au bromure d‘argent et
encre, 35,4 x 27,2 cm, Galerie de Noirmont, Paris.
[2] Shirin Neshat, Speechless, 1996, photographie et encre, Courtesy Barbara
Gladstone.
[3] Bibi Naz Zavieh, La Réception critique des œuvres de Shirin Neshat : Autour
36
de l‘Orientalisme, mémoire de Master d‘Histoire de l‘art, sous la direction du
Professeur Catherine Wermester, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2007.
[4] Shirin Neshat, I am its secret, 1993, photographie et encre de couleur, 100,9 x
143,5 cm, Courtesy Arina Nosei Gallery, New York
[5] Jean Pierre Vernant — Françoise Frontisi-Ducroux, Dans l‘œil du miroir, éd.
Odile Jacob, 1997, pages 136 à 145.
[6] Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle, Le livre des passages, trad.
J.Lacoste, Paris, éd. R. Tiedemann, 1989, p.479.
[7] Shirin Neshat, Speechless, 1996, photographie et encre, Courtesy Barbara
Gladstone.
[8] Walter Benjamin, Origine du drame baroque en Allemagne, trad. S. Muller,
Paris, Flammarion, 1985.
37
38
Elie DRO est Docteur en Arts et science de l‘art, Enseignant
chercheur au département des arts à l‘UFR Information
Communication et Arts, à l‘Université d‘Abidjan Cocody
Il est par ailleurs artiste plasticien. Elie DRO vit et travaille entre
Abidjan et Paris
MIGRATION DU SIGNE, MUTATION DU REGARD
Introduction
La réalisation d‘une œuvre constitue pour un artiste, une manière
d‘affirmer son identité à travers une écriture plastique. Un
processus pendant lequel il s‘approprie des matériaux, tout en
procédant à des renoncements divers. Ces gestes de rupture et
d‘appropriation participent au processus de l‘altérité et contribuent
à assoir l‘identité plastique de l‘artiste. En effet, si cette identité
peut s‘appréhender à travers l‘œuvre d‘art, elle peut tout aussi
s‘imaginer au-delà des bordures de celle-ci surtout quand elle nous
échappe. Si l‘artiste puise ses ressources dans la vie de tous les
jours, dans les faits religieux, dans la politique, dans les structures
sociales, les pratiques et les traditions culturelles, les courants
intellectuels, c‘est parce que ceux-ci influencent indéniablement la
création artistique. Pour Franck Michel1, la recherche d‘un ailleurs
de l‘artiste se manifeste à travers sa volonté de vivre et d‘inclure la
pluralité des mondes à l‘intérieur du sien. Pour ce faire, il procède
à des manipulations dignes d‘un alchimiste qui une fois le travail
terminé, donnent naissance à l‘œuvre. En voulant changer de
monde, l‘artiste se change et devient un être mutant. La notion de
mutation semble introduire au cœur de la pratique artiste, quelque
chose qui s‘apparente à un corps nouveau, un virus dont l‘étrangeté
FRANCK Michel (2002), Désirs d‘ailleurs. Essai d‘anthropologie des voyages,
Strasbourg : Éditions Histoire & Anthropologie.
1
39
perturberait le système tout entier. Notre expérience de
l‘effacement, du brouillage des signes, montre que l‘opacification
de l‘image est source de changement et de transfert de codes de
lecture. La surimpression est une transformation qui conduit à une
approche nouvelle de l‘image et à un changement, une mutation du
regard. La disparition du visuel par la perte de l‘image se traduit
par une fluctuation de l‘imaginaire qui transcende l‘espace
plastique.
Quel est le rôle que jouent l‘espace et le paysage dans ce
processus de migration et de mutation ? En effet, si l‘Afrique aux
yeux de certains observateurs semble figée et adossée à ses figures
traditionnelles, et encrée dans des valeurs ancestrales, comment
l‘espace plastique et le paysage des artistes dits locaux
transfigurent-ils leurs réalisations ? Comment la mutation et la
migration se traduisent-elles dans la pratique artistique ?
Qu'est-ce qui dans une œuvre migre et qu'est-ce qui est inhérent à
l‘artiste ? En d‘autres termes, qu'est-ce qui fait altérité dans un
contexte de migration ? Le geste de création serait-il inféodé à
l‘espace et au temps ? Nous essayerons à travers ces questions de
trouver l‘impact que l‘espace et l‘environnement pourraient avoir
sur le travail de création. Incontestablement, la réponse à ces
interrogations se trouverait dans le processus de création qui seul
nous permettrait d‘appréhender, la genèse. Et de savoir si
l‘inspiration qui sous-tend l‘élaboration de l‘œuvre est tributaire du
matériau et du lieu de création.
En mettant à l‘index l‘origine du geste créateur, nous nous
interrogerons alors sur l‘origine des forces en action dans
l‘élaboration de l‘œuvre. D‘où provient le souffle de création ?
Comment travaille un artiste dans l‘élaboration de son œuvre ?
Peindre en ville serait-il peindre la ville ? Si nous admettons que la
création est l‘affirmation de l‘identité de l‘artiste, il se joue alors
quelque chose de l‘ordre du paradoxe dans le processus
d‘instauration de l‘œuvre, dans la mesure où l‘acte de création est
toujours le résultat d‘une tension, d‘un grand écart entre des
réalités différentes.
40
1. L’EF-FACEMENT
Briser l‘image, c‘est détruire ce qu‘elle représente de concret. Dès
lors, le signe iconique qui met en relation la ressemblance
qualitative entre le signifiant et le référent perd, par le geste de
l‘effacement, son caractère d‘index, ou d‘indice pour affecter
d‘autres types de signes. Dans ces images traces, le sens donné
devient le sens construit, un sens qui va au-delà de ce qui est
directement présent dans l‘image rétinienne. Une réalité mentale
qui transcende le présent visible pour apparaître comme un
imaginaire fleurissant et fluctuant. La réalité concrète se
transforme en une abstraction dans laquelle l‘image change,
s‘opacifie pour ouvrir l‘espace plastique et renaître de plus belle.
Une migration du signe qui entraine dans son sillage une mutation
du regard en enrichissant le fonctionnement mental de l‘artiste.
Opacifier pour révéler ce qui est caché, couvrir le recto pour faire
apparaître le verso et faire remonter en surface, le sous-jacent est
l'objectif de l‘effacement. En désencombrant le regard,
l‘effacement cherche à appréhender des domaines secrets et
inexplorés qui se trouvent au-delà des frontières du pictural. Ces
espaces secrets, même s‘ils échappent au visible seraient des lieux
de transcendance susceptibles d‘ouvrir le champ de l‘art.
41
Le Souffle de vie
51 x 66 cm
Copyright Élie DRO
Effacement Nanterre 2010
2- L’ESPACE
Il est certain que la relation avec le lieu de création transforme
l‘artiste et par ricochet agit sur son œuvre. Le paysage nous
influence, parce qu‘il agit sur le regard et s‘imprime dans nos
rêves. L‘émotion brute reçue de l‘espace est ce qui deviendra
énergie exaltante de l‘esprit et enfin création. Si la pensée animiste
fait du paysage un ensemble d‘éléments et de plans vivants en
perpétuelle corrélation, c‘est tout simplement par ce qu‘entre
l‘espace physique et l‘espace spirituel il y a, un transfert de codes
non visibles. Michel Roux2 pense d‘ailleurs que le seul espace qui
2
ROUX Michel (1999). Géographie et complexité. Les espaces de la nostalgie, Paris,
L‘Harmattan.
42
existe pour l‘artiste est celui du vécu, de l‘aventure et de la
rédemption. L‘altérité le mouvement et le voyage ont une
dimension régénératrice parce qu‘ils sont synonymes d‘expériences
nouvelles. Chez l‘artiste, c‘est la quête du renouveau qui conduit à
l‘aventure plastique, faisant du processus de création un imaginaire
qui migre, qui mute et qui s‘adapte au gré des matériaux et des
idées nouvelles. Si pour comprendre Istanbul, le voyageur doit se
faire Turc avec les Turcs, pour dessiner une pomme, l‘artiste doit
quant à lui se faire pomme afin de sentir la matérialité de la
pomme. Le processus mental et le travail plastique sont précédés
par un regard, ensuite un geste, un pas, bien avant d‘être une
découverte de soi. Pour Paul Morand3, toute rencontre qui
s‘assume est aussi une confrontation à partir de laquelle s‘entame
un débat d‘idées. Partir de chez soi, c‘est ouvrir l‘espace de
l‘intime, c‘est relativiser nos jugements, se déplacer en choisissant
la solitude pour mieux se rapprocher des autres, c‘est également
perdre en stabilité pour gagner en harmonie.
C‘est opter pour un transfert qui modifie inévitablement la pratique
artistique en faisant migrer le vocabulaire plastique. L‘espace et le
temps participent à la conversion de ces éléments de création, leur
évolution, leur transformation ou modification est pour nous le
gage d‘une appropriation réussie. Si la mutation et la migration
renferment en elles la notion de changement, c‘est parce que tous
les espaces de création agissent sur l‘orientation du travail
plastique.
Ceci nous fait penser qu‘il n'y a pas d‘idée de l'art universellement
partagée et acceptée de tous. En effet, les produits et pratiques qui
relèvent de l'art sont très souvent circonscrits, selon des intérêts
poursuivis par des individus et des institutions qui les font naître.
Ces intérêts sont d‘ordre culturel, religieux, ou géographique. Si les
peuples éleveurs et nomades travaillent les peaux d‘animaux, les
os, les agriculteurs quant à eux, trouverons dans le bois, la pierre et
les écorces des matériaux adaptés à leur création. Les nouvelles
technologies serviront de moyens d‘expression et d‘outils aux
sociétés industrialisées. En effet, tout artiste exploite les moyens
que lui offre son environnement. Même si l‘idée de l‘œuvre
3
MORAND Paul (1996). Le voyage, Monaco : Édition du Rocher.
43
demeure parfois inchangée, les moyens de sa réalisation sont,
quant à eux, tributaires de l‘espace et du lieu de création. C‘est
ainsi qu‘une œuvre s‘attache d‘abord aux aspects fondamentaux de
la culture qui l‘a vu naître, avant de tendre vers l‘universel.
À travers la notion de migration, l‘art introduit des éléments issus
des systèmes d‘organisation sociale. Si la migration est
appropriation, elle est aussi mutation et s‘apparente à une stratégie
plastique qui allie non seulement l'adaptation à l‘espace, mais
aussi, et surtout une forme d‘autodéfense qui est à l‘origine de
l‘identité de l‘œuvre. Une capacité d‘adaptation de l‘art semblable
à l‘attitude du caméléon, ce lézard arboricole vivant en Afrique et
dans une partie de l'Asie ayant la propriété de changer de couleurs,
selon l'environnement dans lequel il se trouve. Une stratégie qui lui
permet d'échapper à ses prédateurs, mais aussi d'apprivoiser sa
proie. Cette faculté que nous appelons la « cameléonade » est
d'abord dédoublement, car l'animal ici se joue de son
environnement pour déjouer la vigilance de ses prédateurs. Ensuite,
elle participe de la « mise en ombre » c'est-à-dire qu'elle se voile
dans une ambiance trouble et devient à la fois la feuille morte, la
racine grimpante et même l'arbre qui pousse. Un don d'ubiquité qui
lui permet de se fondre et de se confondre facilement au paysage,
en imprimant sur son corps les couleurs de son effacement qui, en
fait, sont celles de son entourage. Comme le caméléon, l‘artiste fait
du paysage un matériau plastique.
En adoptant le langage de son environnement et en acclimatant sa
pratique, il œuvre pour la survie de son art.
Selon Françoise Proust4, la survie en tant qu'existence au-delà de la
mort, coexiste toujours avec la vie et en est d'ailleurs
contemporaine. Pour éviter la stagnation, une pratique plastique
doit être capable de se recycler et de donner une nouvelle vie à ce
que l'on estime parfois perdu. En somme, une grammaire plastique
doit s‘adapter au temps, à son époque et aux moyens.
Un geste d‘appropriation que Picasso considérait comme un espace
de recul, comme la marge de liberté nécessaire à la critique.
4
PROUST Françoise. (1996). Duplication, duplicité. In : Dupuy Michel, Makarius Michel
(sous la dir.). La question du double. Acte du colloque organisé les 26, 27 et 28 mars 1996,
dans le cadre du projet pédagogique de l‘École Régionale des Beaux — Arts du Mans. Le
Mans : Beaux Arts École régionale, p. 51.
44
Cet espace se présente en réalité comme un écart qui n'est pas une
exclusion ni un éloignement, mais plutôt un lieu de nonsoumission qui fait appel au binôme intérieur extérieur cher à
Kandinsky. Si nous considérons que l'artiste n'exprime le monde
que par reflets, il doit pouvoir l‘absorber, afin de mieux le traduire,
tel un miroir réfléchissant. Ainsi la réflexion permet au créateur de
renvoyer l'image de la société à elle même. En effet, quand un
artiste utilise une figure ou un espace-temps, c‘est très souvent
pour le déconstruire. Même quand il y habite, il cherche
rapidement à le sublimer ou à s‘en évader. Enfin quand il réussit à
capter les énergies inhérentes à son environnement, c‘est pour
mieux les corrompre. Il assimile les formes et les couleurs pour
s‘en débarrasser faisant de l‘espace plastique, un prétexte à la
création.
3. LES MATÉRIAUX URBAINS
Avec son agitation et l‘émulation qu‘elle déclenche, la ville
propose aux artistes de multiples possibilités de rencontres. Elle
apparaît comme un réservoir de formes, de couleurs et de matières
et une zone d‘intervention originale qui offre un rapport direct au
public. En s‘appropriant des éléments de ce paysage urbain,
l‘artiste utilise sa cité comme matériau de création plastique. De
l‘ambiance de la matière urbaine, des empreintes, de l‘histoire des
habitants, des traces sont recueillies pour être des éléments
constitutifs de l‘œuvre. En agissant directement au cœur de la ville
par des installations, l‘artiste en fait un espace-atelier. Les parois de
la ville deviennent des écrans, des miroirs qui renvoient aux
spectateurs des échos d‘une existence urbaine mouvementée.
Les affichistes des années 1950, et plus tard les nouveaux réalistes
ont été les premiers à repérer ce nouveau vocabulaire plastique
offert par la ville. Ils ont fait de la rue leur atelier, des affiches
publicitaires leur matériau et de l‘appropriation leur stratégie de
travail. Pour Ernest Pignon Ernest5, la ville, sa structure, son
architecture et son histoire servent de cadre à l‘œuvre graphique.
PIGNON-ERNEST Ernest : est un artiste d‘origine française, qui vit et travaille à Paris. Il
appose des images sur des murs des cités. Il utilise l‘histoire des souvenirs enfouis, la charge
symbolique de l‘espace et le lieu comme matériaux de sa pratique plastiques.
5
45
C‘est ainsi que les muralistes utilisent les espaces publics et des
moyens d‘expression tels que les graffitis, la fresque murale, la
photographie, les tags, les affiches publicitaires et les panneaux.
Dans ces expressions urbaines, la publicité et l‘idéologie se
mélangent pour véhiculer un message, parce que le fait de montrer
la ville n‘est jamais gratuit.
Comme ses prédécesseurs, si l‘œuvre de Basquiat s‘inspire du
quotidien de la rue, les images qu‘il produit correspondent aux
préoccupations d‘un monde en pleine mutation, partagé entre
idéologie et révolte et est l‘image de la contre-culture des
années 80. Peintre-rappeur, enfant de la rue, et du ghetto, on
observe chez cet artiste un détournement du symbole, de l‘objet du
quotidien au profit de son imagerie personnelle. Les inspirations de
Basquiat se révèlent bientôt comme une tentative complexe et
ambitieuse d‘inventer un nouveau langage pour lui-même, pour la
peinture et la culture noire. D‘où l‘identité multiple de son œuvre.
Sa peinture trouve d‘ailleurs ses racines dans plusieurs courants
picturaux et dans un mélange fait de cultures caribéenne,
américaine, africaine et européenne. Malgré l‘influence de son
environnement new-yorkais, sa culture resurgit de façon régulière
en particulier dans les symboles. Les créations de Basquiat ont un
caractère personnel, parce qu‘elles tiennent davantage de
l‘introspection en associant le secret, l‘imaginaire et le fantastique.
Si « l‘énergie créatrice » peut provenir de l‘effervescence de
l‘espace urbain, c‘est parce que la ville possède une magie qui
nourrit l‘imaginaire et apparaît comme le lieu de tous les possibles.
Le cadre de la ville fait d‘elle un outil qui propose à l‘artiste des
commodités de travail, mais aussi des difficultés d‘ordre pratique.
Les villes occidentales avec le gigantisme de leurs architectures
posent le problème du rapport à l‘espace et au cadre de vie. Les
villes africaines se caractérisent par leurs effervescences, leurs
bidonvilles, leurs chaleurs, mais aussi par leurs couleurs
chatoyantes, deux atmosphères qui influencent différemment le
travail de l‘artiste. Aussi, elles offrent des matériaux qui apportent
respectivement à l‘artiste des spécificités culturelles.
L‘espace de création s‘imprime dans l‘œuvre apparait comme un
référent. Si l‘art traverse les frontières, les artistes semblent tout de
même liés par des codes culturels qui transparaissent dans leurs
œuvres. Leurs productions sont ancrées dans des réalités sociales,
46
émergent dans des contextes politiques, économiques qui
influencent nécessairement.
Ce changement fait muter la démarche de l‘artiste et est très
souvent accéléré par le déplacement des individus et les flux
migratoires. Les outils de fabrication, les matériaux, et les lieux de
réalisation occupent une part importante dans l‘œuvre dont la
vivacité résulte aussi bien dans les procédés de fabrication que
dans les éléments qui la constituent. Les résidences d‘artistes, les
installations in situ notamment favorisent l‘appropriation de
nouveaux espaces plastiques.
La migration n‘aurait aucune fonction créatrice si elle n‘affectait
pas les techniques de production, les formes plastiques, les codes
culturels, les modes de présentation et la perception des individus.
Dans ce rapport à l‘autre, à l‘histoire et à l‘espace, les exigences
matérielles et environnementales se trouvent changées parce que
chaque société encode en créant un système conventionnel qui
combine des règles rigoureusement structurées.
Tout changement d‘espace entraine inéluctablement un transfert ou
un changement de codes. Cela s‘explique par le fait que la
mutation et la migration touchent autant le contenu
programmatique de l‘œuvre que la forme.
4. AU-DELÀ DE L’ESPACE
Ces espaces de transcendance apparaissent dès lors comme sacrés
et incarnés. Aucun espace n‘est neutre parce que tous les espaces
sont imprégnés par l‘imaginaire des sociétés.
Il est vrai que l‘espace de création participe à la maturation et à
l‘éclosion de l‘œuvre artistique. Toutefois, l‘étude du processus de
création montre que la création transcende l‘espace et
l‘environnement immédiat de l‘artiste, parce que la pensée, qui est
à l‘origine de la conception, précède l‘exécution et s‘enracine dans
le vécu et la culture de l‘artiste. L‘énergie créatrice ne saurait être
cloisonnée dans des zones d‘inspiration ou de non-inspiration. Si
une installation peut se faire in situ, l‘idée de sa conception est
parfois antérieure. Le geste créateur intervient très souvent après
coup, après l‘idée du projet. L‘analyse de l‘œuvre d‘art nous
apprend que cette dernière possède sa cause formelle hors d‘elle47
même, c'est-à-dire hors de l‘objet achevé. Si le travail de création
est en effet une activité de transformation, dans laquelle l‘artiste
cherche à déplacer, à dépasser le matériau et l‘espace-temps, c‘est
tout simplement, parce que la transcendance est le propre d‘un
homme qui veut s‘affranchir des pesanteurs du réel, de la
matérialité de l‘objet au profit d‘une réalité nouvelle qui se veut
légère et féconde.
Ceci explique également qu‘un artiste réunit en lui une existence
incarnée qui va au-delà de ses propres codes et de l‘énoncé
plastique et qu‘il habite poétiquement et prosaïquement son œuvre.
Il utilise un langage à la fois rationnel et irrationnel, empirique,
pratique et technique. Son travail se construit finalement à travers
de multiples débordements et se perd dans les profondeurs
humaines.
Cette conception spirituelle des choses est ce qui rend possible une
pensée transrationnelle qui dépasserait la simple connaissance
intellectuelle et l‘ancrage dans un espace-temps ou une époque
donnée. Dans le geste de création, ce que nous découpons dans la
matière, est ce qui crée la forme, le geste d‘arrachage et
d‘appropriation détermine les contours de l‘œuvre, mais nous
rassure également dans notre posture de créateur. La séparation du
matériau permet à l‘objet créé d‘exister par lui-même en instituant
un écart, qui fait dire à Jean Yves Dortiguenave6, qu‘il s‘agit pour
l‘artiste de se distancier de la nature sans pour autant couper
réellement avec elle, et surtout de la nier pour la réinventer dans
des formes objectivées. C‘est dans cet espace situé dans « l‘entretemps » que proviendrait la création, où l‘identité individuelle se
perd dans une identité collective. Le recours à la pensée
traditionnelle chez les artistes africains suscite des relations
fécondes sur le plan de la créativité et de l‘indépendance
intellectuelle.
En effet, si le contact avec les puissances invisibles que sont les
génies et les ancêtres passe chez les peuples animistes par le
phénomène de l‘initiation, la mort symbolique fait table rase du
passé personnel de l‘individu pour apparaître non pas comme une
6
DORTIGUENNAVE Jean Yves (2001), Rites et ritualité. Essai sur l‘altération sémantique
de la ritualité, Paris, L‘Harmattan, p. 32.
48
fin, mais une renaissance. Pour Marilyn Martin7, tout en
s‘inscrivant dans les paradigmes de l‘histoire contemporaine de
l‘art internationale les artistes africains doivent inventer leurs
propres solutions.
Pour Guillaumo Gomez-Pena, ce que nous définissons comme
original ou avant-gardiste est en général lié à des questions ou des
problèmes relatifs à nos traditions et notre histoire absolument sans
rapport avec les modes fluctuantes du monde de l‘art. Si pour
Joseph Beuys, la sculpture devait s‘attacher aux aspects
fondamentaux de la culture existante, c‘est dans l‘intention de voir
le sculpteur travailler à trouver les expressions formelles les plus
aptes à manifester les exigences de sa société et de l‘humanité
entière. Si cette pensée se détourne de la voie qui mène vers la
conquête de la matière, c‘est pour entrer en communication avec la
création, d‘où le recours au symbolisme dans les œuvres d‘art.
Inépuisable en signification le symbole est à la fois une ouverture
et une couverture. L‘artiste africain même exilé, consacre le
meilleur de son œuvre à percer l‘énigme de sa condition
particulière. Voilà pourquoi, en dépit de son acculturation, il recrée
parfois des figures intimement liées à un espace et à un territoire.
Tout ceci, dans un dynamisme paradoxal où l‘expérience montre
une part irréversible de la culture personnelle de l‘artiste que le
temps et l‘espace ne sauraient effacer. Notre expérience de
l‘effacement montre que la disparition de l‘image n‘est que perte
de la vue et opacification pour obtenir une vision plus grande.
L‘abandon des matériaux, de la couleur, a conduit à un changement
de l‘espace pictural.
L‘œuvre ainsi créée joue sur l‘anonymat en faisant une coupure
avec son apparence première et en cherchant à établir un lien avec
son état final. Le processus de son élaboration a lieu dans un
espace transitoire entre une rupture déjà assurée et un enracinement
incertain. Dans cette circularité du temps de la création, l‘artiste est
tiraillé entre des structures anciennes et celles à venir. Il est alors
écartelé entre des valeurs traditionnelles et celles qui restent à
acquérir ou en devenir. Une expérience plastique qui montre que
7
Marilyn Martin7 « contradictions et perspectives d‘un art en quête de liberté »in Un art
contemporain d‘Afrique du Sud, Éditions Plume, 1994, p16.
49
l'identité ne serait pas une racine fixe et immobile, mais une entité
dynamique qui nourrit notre être et qui ne se trouverait nulle part
ailleurs qu'en nous. Un croisement culturel qui provoque une
double allégeance avec la fusion de ses différentes sources, mais
aussi la quête d‘une indépendance culturelle. Pour Patrick Forest,
la rupture n'est pas une coupure, mais une suture, une continuité
qui concernerait « le présent de la création »8. Jane Hope9, pense
quant à elle que le temps du rêve se confond avec celui de la
création et allie des connaissances à la fois profanes et spirituelles.
Une vision que soutiennent les soufis, adeptes d‘une secte
musulmane mystique, pour qui une connaissance dénuée de
pratique spirituelle est comme un arbre privé de fruits10.
Une mutation du regard qui fait transcender la vision terrestre
limitée pour imaginer des niveaux d‘existence distincts, mais reliés
entre eux.
5. L’IDENTITÉ PARADOXALE DE l’ŒUVRE
L‘oubli de l‘être originel au profit d'un personnage nouveau est la
voie du métissage et celle de l‘altérité. Une attitude qui favorise
l‘émergence d‘images fulgurantes et poétiques où le corps se voit
partagé entre différents règnes, végétal, animal, et humain. En
effet, les rituelles plastiques permettent d‘appréhender la réalité
archétypale qui sous-tend toutes expériences en faisant transcender
les limites étroites d‘une vision du monde.
Ainsi la spécificité de la pensée africaine est par exemple
l‘attachement à la structure familiale, à la magie, à l‘histoire et aux
mythes. Ce substrat culturel issu de la cosmogonie se retrouve chez
nombre d‘artistes qui se considèrent à tort ou à raison comme des
médiums, ayant des capacités d‘être en contact avec les divinités.
Pour l‘Africain, l‘homme n‘est pas seul dans son corps, une vision
qui pose le problème de l‘intégrité d‘une identité immuable en
instaurant une singularité et une différence culturelle majeure avec
l‘homme occidental11. Pour le plasticien, l‘espace de création est
L‘expression est empruntée de P. FOREST (janvier 2005). Michel Foucault, la conférence
sur Monet. Art Press revue d‘art contemporain, n° 302, Paris.
9
HOPE Jane. (2004). Le Langage de l‘âme. Paris, Gründ, p141.
10
Ibid. p. 216.
11
Jean-Yves Jouannais (1994) Ibid, p 11.
8
50
un espace d‘expérimentation, mais également de risque où l‘artiste
n‘a aucune assurance quant à la réussite de son œuvre. Avec lui,
l‘incident et le hasard se transforment en vécu où les incisions du
ciseau deviennent des morsures, des traces.
JANE Alexander, Goose,
1984-85
technique mixte, image Éditions Plume, p. 25
Avec sa forme hybride, mi-homme mi-animal, cette œuvre de
l‘artiste sud-africain Jane Alexander est à la fois une sculpture et
une installation. Elle fait se rencontrer le règne animal et le règne
des humains à travers une tête de faucon et un corps d‘homme.
51
Réalisée en argile synthétique et munie d‘ailes cette réalisation qui
s‘appuie sur le mythe, traverse la pensée de certains artistes
africains pour transparaitre dans leurs créations.
Si des matériaux tels que l‘argile, le sable, le bois sont très souvent
employés c‘est parce qu‘ils sont accessibles et peu couteux. Dans
ces transfigurations, une anamorphose thématique s‘opère
également en faisant disparaître la notion de limite et en donnant
naissance à une nouvelle esthétique ni africaine, ni occidentale
Si les arts visuels nous ont habitués à la création d‘hybrides, c‘est
parce qu‘ils transforment en profondeur la structure et les
matériaux qu‘ils utilisent.
Les notions de rupture et d‘appropriation apparaissent alors comme
les fondements de l‘identité plastique, en contribuant au processus
de l‘altérité. Tout ceci parce qu‘une œuvre d‘art naît à partir de
diverses libertés de la matière, c'est-à-dire des accidents, des
destructions et résulte de l‘organisation que nous faisons du chaos.
S‘il nous arrive de ne plus reconnaître une toile, c‘est tout
simplement parce qu‘une peinture n‘est jamais ce que nous
attendons. Transformée contre notre gré, elle nous échappe entre
deux coups de pinceau et se révèle comme une mise en crise
nécessaire à la création selon Jean François Lyotard12. Le jeu sur la
métamorphose montre que la crise et le chaos font partie du
processus normal de la création et préfigurent chez l‘artiste une
volonté de renouvellement.
Dans le processus de création, pour s‘affirmer chaque geste
plastique doit nécessairement nier le précédent. Une démarche
dans laquelle nous avançons à tâtons, suspendue à un temps
incertain, où rien ne nous est révélé d‘avance. Et où la cohérence se
cherche à travers le chaos de la matière et des figures
contradictoires. La récurrence de l‘incertain et du flottement
témoigne de la persistance dans le travail de création, d‘une grande
part d‘accidents dont il est parfois difficile de contrôler
l‘avènement. Pour Ehrenzweig13, ce hasard est dû au fait que
l‘espace pictural est déterminé par des perceptions qui échappent
12
LYOTARD Jean François (1974), Par-delà la représentation. In : ERHENZWEIG Anton,
L‘Ordre caché de l‘art, Essai sur la psychologie de l‘imagination artistique, Paris,
Gallimard, p.23.
13
EHRENZWEIG Anton (1974), L‘Ordre caché de l‘art. Essai sur la psychologie de
l‘imagination artistique, Paris, Gallimard, p. 29.
52
en dernier ressort à tout contrôle conscient. À défaut d‘appréhender
l‘insaisissable, notre esprit se projette dans un espace parallèle pour
créer des images de substitution, des images par défaut qui
proviennent directement de l‘imaginaire.
Comme l‘œil du poète qui court du ciel à la terre, pour donner un
corps aux choses sans corps et un air de connus à l‘inconnu.
Plus nous pénétrons dans cet espace mental, plus la piste unique
qui s‘offre à nous se divise et se ramifie en directions illimitées, en
donnant finalement à la structure une allure chaotique. À défaut de
répondre à la question insoluble de l‘origine de l‘inspiration avec
en elle ce qui mute et ce qui migre, cette réflexion ouvre davantage
l‘espace plastique en suscitant de nouvelles interrogations.
Pour un artiste, le paysage quel qu‘il soit n‘est jamais réel, mais
abstrait parce que ses cités sont imaginaires. Comme un exilé
intérieur, il ne voit plus un paysage urbain quand il est devant sa
toile, mais plutôt une matière volatile, qui émane de son imaginaire
propre. Pour Bachelard14, imaginer une chose, c‘est s‘absenter en
s‘élançant vers une vie nouvelle. C‘est ainsi qu‘au lieu de
représenter l‘insalubrité, la pollution et les nuisances sonores de sa
ville, l‘artiste africain peint des cités idéales, des refuges dont seul
l‘art a le secret. Ce glissement du visible dans l‘invisible libère
l‘esprit et rend toutes les métamorphoses possibles. L‘espace de
création devient alors la matrice à une pensée qui ne se laisse pas
enfermer dans une conception totalisante de l‘art. Le fait de
s‘élever au-dessus des pesanteurs revient à regarder par delà la
perception et de considérer l‘œuvre d‘art comme un objet
transitionnel vers un ailleurs. Un monde parallèle et imaginaire qui
s‘anime, qui vit et qui parfois s‘autodétruit. Picasso estime que
nous devons prendre la place de la nature, afin de ne pas dépendre
d‘elle et des informations qu‘elle nous offre parce qu‘il s‘agit après
tout de la relation entre la vie intérieure de l‘artiste et le monde
extérieur tel qu‘il existe. Si les artistes plasticiens sont réfractaires
à tout enfermement et aux schémas normatifs, c‘est effectivement
par ce qu‘ils utilisent des « conduites sacrilèges » pour libérer les
consciences. Une démarche qui, pour Pierre Gaudibert15 permet de
14
BACHELARD Gaston (1992), L‘Air et les songes. Essai sur l‘imagination du mouvement,
Paris, Librairie générale française, p. 9-10.
15
GAUDIBERT Pierre (1991), L‘Art africain contemporain, Paris, Cercle de l‘Art.
53
délivrer, le potentiel explosif de l‘œuvre, en nous entraînant vers
l‘illimité de la pensée et au-delà du un simple plaisir optique.
Finalement, l‘imagination apparaît comme une manière de voir, de
percevoir des images de notre propre pensée. Une pensée qui
produit des idées et qui crée dans notre esprit un tableau qui se
substitue à celui qui nous est proposé par notre environnement
immédiat. Pour Alain Satié16, ce travail mental libère l‘art du poids
inutile de l‘objet en cherchant à ouvrir un espace pictural, capable
de rattacher la création au cosmos.
L‘espace et le temps de la création apparaissent ici à la fois comme
inclusifs et exclusifs, en faisant de la forme plastique une entité
hybride et ambigüe. Le mélange des formes procède également à
une mythification de l‘espace plastique.
Les artistes puisent leur inspiration d‘une part dans la parenté
qu‘ils découvrent entre les traditions occidentales de pensée et
d‘éducation et leur expérience de vie en Afrique et d‘autre part
dans les croisements culturels inhérents à cette double allégeance17.
La position « entre » d‘un artiste exilé lui permet d‘apprécier son
appartenance à une double culture. La posture de déplacé montre
que, tout ce que l‘on transporte d‘un lieu à un autre se corrige
quelquefois et surtout se corrompt. Une intrusion d‘éléments
étrangers qui serait la destruction de l‘intime union, que l‘on
pourrait décrire comme les fragments d‘un lien brisé et dénaturé.
L‘objet d‘art se révèle comme le centre des relations et le lieu
d‘une convergence double et inverse où coexistent les contraires.
L‘image de l‘artiste s‘apparente à celle du renard emportant une
partie de son placenta, c'est-à-dire une partie de son héritage
culturel. L‘objet qu‘il crée porte en lui une parcelle de l‘origine qui,
selon Marcel Griaule, « continue à posséder son caractère prénatal
comme une partie de sa mère »18. Devenir contemporain pour un
artiste, c‘est risquer son existence plastique. Une existence qui
oblige à faire communiquer le présent et le passé, l‘actuel et
l‘origine avec une vue sur l‘avenir.
L‘expérience du déchirement intérieur que peut éprouver un artiste
SATIE Alain (2000), Réflexion sur le carré blanc sur blanc de Malevitch et sur l‘œuvre
imaginaire, vierge d‘invention d‘Isidore Isou, Paris, Mona Lisait, p. 32.
17
Un art contemporain d‘Afrique du Sud, Éditions Plume, 1994, p16.
16
18
CALAME GRIAULE Geneviève (1987), Ethnologie et langage : la parole chez les
Dogon » Bibliothèque des sciences humaines, 2e édition, Paris : Institut d‘ethnologie.
54
à la recherche de son identité montre qu‘il lui est impossible de
rejeter les apports extérieurs, d‘où le phénomène d‘appropriation
dont les aspects aliénants ne sauraient être possibles sans renoncer
à une bonne part de lui-même.
La mutation semble entraîner avec elle, la métaphysique sousjacente de la pensée où le particulier d‘une réalité locale tend à se
transposer sur un temps global. Si l‘artiste ne trouve pas encore
l‘unité de son être et s‘interroge anxieusement, c‘est parce qu‘il
cherche à réaliser la synthèse des éléments hétérogènes qui
déchirent sa personnalité. Sa conscience est soumise à des
controverses entre des acquis parfois différents. Comment libérer
une forme plastique et la rendre universellement communicable ? Il
est vrai qu‘une œuvre nouvelle et originale doit pouvoir mêler
harmonieusement l‘effort traditionnel et l‘effort nouveau pour
permet à l‘artiste d‘être à la fois seul et double dans son œuvre et
de la transformer de l‘intérieur à l‘aide de ses acquis. D‘ailleurs,
pour Marie Laure Barnadac19, la métamorphose ne s‘achève pas
avec la pratique plastique, dans la mesure où, elle nous installe
dans l‘hybride.
Conclusion
Pour terminer, nous dirons que l‘identité de l‘œuvre ne saurait se
résumer à un espace, qu‘il soit urbain ou rural. Créer une œuvre,
c‘est admettre le syncrétisme et l‘hybridité, c‘est dépasser l‘identité
du genre pour développer « une pratique totale » et libre. Si l‘esprit
de création est d‘abord une histoire de matérialité, c‘est tout
simplement parce que chaque artiste puise dans la matière première
dans laquelle il a grandi. Il utilise ce filtre individuel pour une
quête de soi et pour faire un témoignage singulier de son
appartenance au monde. Des éléments qu‘il adopte avant de les
transcender.
En effet, ni l‘espace, ni le territoire ne correspondent à nos yeux à
des frontières tangibles. Un paysage urbain ou rural n‘est pas un
espace politique ou géographique clos.
19
BARNADAC Marie Laure, Africa Remix l'art contemporain d'un continent :
l'exposition Paris : Édition du Centre Pompidou, p.10
55
Pour Simon Njami20, la contemporanéité ne s‘occupe pas
exclusivement de l‘urbanité, ni de la ruralité, mais répond à un
besoin de créer. Cette contemporanéité s‘enracine dans une culture
à laquelle elle fait subir des transformations. C‘est en cela qu‘elle
apparaît comme novatrice en bouscule l‘ordre et les règles établies
sans tenir compte d‘un quelconque environnement. Si la mutation
et la migration ont pour corollaire le mouvement, celles-ci se
veulent une histoire en marche qui nous oblige à nous penser non
pas en une identité fixe et immuable, figée et caduque, mais
changeante avec des réflexions nouvelles. L‘artiste contemporain
fait partie en effet d‘un tout indéfinissable qui dépasse l‘espacetemps, parce que les questions qu‘il soulève, les moyens qu‘il
utilise sont souvent aux « antipodes » de la société dans laquelle il
vit. Voilà pourquoi son œuvre ne trouve parfois pas d‘échos dans sa
société de résidence. Cette vision intemporelle ou ce nonattachement au lieu de création, montre qu‘il existe dans l‘œuvre
quelque chose d‘immatériel qui, au-delà de l‘espace, incite à la
création, indépendamment de l‘environnement.
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voyages, Strasbourg : Éditions Histoire & Anthropologie.
20
Ibid, p. 21.
56
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TERRAY Emmanuel (sous la direction). Immigration : fantasmes et réalités, pour
une alternative à la fermeture des frontières, Paris : Éditions la Découverte, Paris.
57
58
Marie Berne a obtenu un doctorat (Ph.D) en Littérature française et
comparée à l'Université de Colombie britannique au Canada. Elle
habite maintenant à Hong Kong où elle enseigne la culture et la
littérature européennes à l'Université de Hong Kong. Elle a publié
récemment une monographie « Éloge de l‘idiotie » (Rodopi, 2009)
étudiant le phénomène de l'idiotie dans les romans occidentaux du
20e siècle. Elle est actuellement en train de terminer la rédaction en
anglais d'un livre sur « Les Fondations de l'Europe
contemporaine » ainsi que l'édition d'un ouvrage sur l'identité
européenne pour le département des études européennes de Hong
Kong University. Son dernier projet de recherche littéraire étudie la
marginalité, l'exil et l'idiotie en comparant les écrits d'auteurs
européens et asiatiques.
ENTRE MIGRATION ET MUTATION : LE DECLIC CHEZ
SAMUEL BECKETT ET GAO XINGJIAN
Dans son Étude de style, Leo Spitzer propose une méthode
d‘approche des œuvres fondée sur le principe du déclic. Selon les
« mouvements d‘aller et retour (d‘abord le détail, puis l‘ensemble,
puis de nouveaux détails, etc.) […]. Le ―déclic‖ se produit bien
vite : c‘est là le signe que le détail et le tout ont trouvé leur
commun dénominateur, qui nous donne la racine du texte »[1]. De
la même façon que le texte donne la clé, une sorte de déclic a lieu
entre le moment où l‘artiste a migré hors de chez lui et celui où sa
création connaît une profonde mutation liée à ce déplacement.
La comparaison des œuvres de Samuel Beckett et Gao Xingjian
offre une lecture idéale de ce déclic, tout en explorant le
phénomène en occident et en orient. Tout comme Beckett, Gao
Xingjian est lauréat du Prix Nobel de littérature, a fui son pays
d‘origine, s‘est retrouvé exilé à Paris, écrivant roman, poésie et
pièce de théâtre, fasciné par la peinture – Gao pouvant même
passer davantage pour un peintre qu‘un écrivain –, réinventant le
langage, jouant de sa langue maternelle et langue d‘exil, et
59
s‘essayant toujours à dire ce quelque chose difficile à dire sur
l‘humanité. Dans un cas comme dans l‘autre, le cheminement
artistique repose sur l‘importance de leur migration vers la France,
et dans un sens la fuite de leur pays, et le passage à la langue
française notamment comme résultat de leur mutation. Beckett
offre un cas particulier de bilinguisme, murissant le passage d‘une
langue à l‘autre, là où Gao change littéralement de peau – ou ôte
son masque –, comme de propos à partir du moment où il est libéré
de la pression politique et sociale de la Chine. La mutation
artistique est également remarquable avec Gao lorsqu‘elle
s‘affirme dans ses peintures. À la lumière des œuvres témoignant
du passage de l‘avant à l‘après, notamment l‘innommable de
Beckett et le Livre d‘un homme seul de Gao – auxquelles
s‘ajouteront les peintures de ce dernier –, le déclic se fait entre la
migration de l‘artiste et la mutation de l'œuvre. Alors, les accidents
et phénomènes irréguliers de la langue encouragés par l‘exil
donnent lieu à l‘expression dénudée et affranchie de la création des
deux artistes.
ENTRE MIGRATION ET MUTATION : LE DECLIC CHEZ
SAMUEL BECKETT ET GAO XINGJIAN
In my case, I think exile saved my life, for it inexorably confirmed
something […].Which is, simply, this: a man is not a man until he
is able and willing to accept his own vision of the world, no matter
how radically this vision departs from that of others. : James
Baldwin
Et si l‘exil de l‘artiste, avec la complexité des raisons qui l‘ont
poussé à partir de chez lui, était la condition sine qua non de la
réalisation de son œuvre ? Une tentative de réponse apparait
lorsqu‘on cherche à comprendre le moment exact où la migration
de l‘artiste entraine une mutation dans son œuvre ici à partir des
exemples de Samuel Beckett et Gao Xingjian. Pour cette
exploration qui introduit un parallèle inédit, le terme de déclic
servira à identifier ce moment où une profonde transformation
s‘opère chez l‘un et l‘autre. Dans son Étude de style, Leo Spitzer
60
propose une méthode de lecture fondée sur ce principe du déclic.
Selon les « mouvements d‘aller et retour (d‘abord le détail, puis
l‘ensemble, puis de nouveaux détails, etc.) […] le ―déclic‖ se
produit bien vite : c‘est là le signe que le détail et le tout ont trouvé
leur commun dénominateur, qui nous donne la racine du texte »
(Spitzer 66-8). De la même façon que le texte donne la clé, le
déclic qui a lieu entre le moment où l‘artiste a migré et celui où sa
création mute pourrait lui aussi donner la racine de l‘œuvre.
La comparaison de Samuel Beckett et Gao Xingjian offre une
lecture idéale de ce déclic dans des contextes radicalement
différents, explorant le phénomène en occident et en orient. Tout
comme Beckett, Gao Xingjian est lauréat du Prix Nobel de
littérature, a fui son pays d‘origine, s‘est retrouvé exilé à Paris,
écrivant roman, poésie, pièce de théâtre et film, fasciné par la
peinture – Gao étant connu comme peintre autant que comme
écrivain –, réinventant le langage, jouant de sa langue maternelle et
langue d‘exil, et s‘essayant toujours à dire ce quelque chose
difficile à dire sur l‘humanité. Cependant, peut-on vraiment
comparer Samuel Beckett et Gao Xingjian ? Les contextes, leur
innovation, leur style, leur œuvre même apparaissent comme des
réalités trop éloignées. Pourtant, d‘autres que nous l‘ont fait ici et
là. Reste que ces comparaisons sont rares et s‘en remettent surtout
à l‘influence de Beckett sur les premières pièces de Gao Xingjian,
c‘est-à-dire la réception du théâtre de l‘absurde dans les années
1980 en Chine. 21 Il est un autre parallèle, encore timide puisqu‘il
n‘est question que d‘un article à ce jour (celui de Claire
Conceison), et c‘est le phénomène du bilinguisme des deux
écrivains. De là, le rapprochement des deux auteurs si distincts
s‘engage pour approcher le déclic entre la migration et la mutation
dans leur œuvre.
Samuel Beckett n‘a a priori aucune raison de quitter son Irlande
natale. C‘est en regardant de plus près qu‘on découvre des signes
qui annoncent le départ inévitable. Beckett nait dans la banlieue
sud de Dublin un jour particulier : « Tu vis le jour au soir du jour
21 Pour donner quelques exemples d‘études comparatives des deux auteurs : « Drama of
Paradox: Waiting as form and Motif in The Bus-stop and Waiting for Godot » de Kwok-kan
Tam (Soul of Chaos 43-66) et le livre de Sy Ren Quah : Gao Xingjian and Transcultural
Chinese Theater.
61
où sous le ciel noir à la neuvième heure le Christ cria et mourut. »
(Compagnie 76). À cette date symbolique, le Vendredi saint de
1906, de surcroît un 13 avril, s‘ajoute un contexte politique
singulier peu souvent mentionné par la critique. Les tensions
présentes entre la domination anglaise et l‘identité irlandaise, le
protestantisme et le catholicisme imprègnent l‘atmosphère. De
1801 à 1912, l‘Irlande est sous domination anglaise jusqu‘à ce que
la décolonisation et l‘indépendance d‘un gouvernement irlandais
s‘affirment en 1914.
Ces tensions ont contribué à diviser les Irlandais, et dans le cas de
Beckett, cette empreinte de la division laisse des traces
intérieures22. Assez tôt dans la carrière universitaire à laquelle il
semble destiné, Beckett entrevoit la fuite comme solution. Il arrive
à Paris en 1928 pour deux ans comme lecteur d‘anglais à l‘École
Normale Supérieure et quand on lui offre une charge de cours à
Trinity College, il écrit en 1930 : « Accepter ce truc rend de plus en
plus compliqué la fuite et l‘évasion, car si je plaque Dublin au bout
d‘un an ce n‘est pas seulement Dublin que je plaquerai –
définitivement –, mais aussi mes parents, ce qui les fera souffrir »
(cité par Knowlson 246-7)23. Pourtant il démissionne, comme s‘il
le fallait, et entame une période de fuite en passant par
l‘Allemagne. Dès 1932, il décide de s‘installer à Paris et, malgré un
retour obligé à Londres – notamment pour une cure
psychanalytique en 1934 et 1935 avec Wilfried R. Bion mettant en
avant le rapport problématique de Beckett et sa mère 24 – et en
Irlande, lorsqu‘il y revient à Paris en été 1937, c‘est pour ne plus
22 Lire à cet égard le chapitre 9 du livre Unstoppable Brilliance : Irish geniuses and
Asperger‘s syndrome (292-332) d‘Antoinette Walker et Michael Fitzgerald et le chapitre 3 de
notre Éloge de l‘idiotie (Berne 135-95).
23 Il s‘agit d‘une lettre à Tomas McGreevy en juillet 1930. (The letters of Samuel Beckett
32)
24 Dans ses « Notes supposées de Bion sur Beckett ‖, Didier Anzieu écrit : « La création
littéraire serait peut-être une meilleure thérapeutique. Mais il y a cette fichue mère,
tyrannique, abusive, impulsive, imprévisible, coléreuse, source d‘humiliations, de
déceptions permanentes. Réclamant avec véhémence de le garder auprès d‘elle. Le
repoussant avec non moins de véhémence. Pour le rappeler peu après. Dénonçant le goût,
qu‘elle dit morbide, de Sam pour l‘écriture. ―C‘est la littérature, mon fils, qui t‘a rendu
malade.‖ » (Anzieu 62). Knowlson ajoute que « Beckett associera sans hésiter la
réapparition de ses suées nocturnes et de ses accès de ―mauvaise humeur muette‖ à son
retour dans la maison familiale. » (Knowlson 303).
62
en repartir. Dès le mois d‘avril 1938 jusqu‘en 1960 – malgré
l‘interruption de deux ans dans le sud pendant la guerre –, Beckett
habite un petit appartement au septième étage du 6 rue des
Favorites dans le 15e arrondissement.
Là ou presque, et là seulement, loin de sa mère, de l‘Irlande et de
sa langue, le déclic a lieu.
Le contexte politique est au contraire primordial avec Gao
Xingjian. L‘auteur chinois nait le 4 janvier 1940 à Ganzhou
(province de Jiangxi) à l‘est de la Chine au cœur de l‘invasion
japonaise et de la Seconde Guerre mondiale. La période correspond
à la fin de la guerre civile avec l‘arrivée progressive en 1949 du
Parti communiste au pouvoir et de Mao Zedong, cette ombre
hantant pas à pas l‘écrivain l‘empêchant d‘écrire : « Tu es né au
mauvais moment, précisément à l‘époque de sa domination, pas à
une autre. » (Le Livre d‘un homme seul 510). Sa famille étant aisée,
son père banquier et sa mère actrice, Gao profite d‘une éducation
libérale, entre tradition chinoise et culture occidentale, et il obtient
un diplôme en français du Département des langues étrangères de
Beijing en 1962. Il traduit Ionesco, Prévert et Michaux en chinois
et commence très tôt l‘écriture et la peinture. Pendant la
Révolution culturelle (1966-76), il est envoyé en camps de
rééducation à la campagne : la pression du Parti communiste au
pouvoir est telle qu‘il brûle ses manuscrits. Il parvient à sortir du
pays pour un voyage en France et en Italie seulement en 1978. Il ne
peut publier son travail qu‘en 1979, formule de nouvelles théories
controverses sur le modernisme et commencent l‘exploration de
formes théâtrales, inspirées notamment par Brecht, Artaud et
Beckett, entre 1980 et 1987. La pièce, L‘Arrêt de bus (Chezhan) en
1983, souvent comparée à En attendant Godot de Beckett, met en
scène sept personnages qui attendent un bus qui n‘arrive jamais.
Elle est immédiatement condamnée par le Parti luttant alors contre
la « pollution intellectuelle ». Après la censure de sa pièce L‘Autre
rive en 1986, il part explorer les montagnes de la région du
Sichuan, périple qui inspirera son célèbre roman La Montagne de
l‘âme. En 1987, il arrive à Paris et y demeure jusqu‘à ce jour
comme réfugié politique. C‘est là, son identité nationale allant
s‘effilochant, que se produit le déclic, menant l‘écrivain vers une
reconnaissance inattendue en 2000 lorsqu‘il reçoit le prix Nobel.
La délicate entreprise d‘identification du déclic part du constat
63
suivant : l‘installation en France, dans la culture et dans la langue,
évoque avant tout une libération artistique. Si les deux artistes sont
déjà actifs et même reconnus auparavant, l‘envergure de leur
œuvre franchit un pas décisif après leur migration. En resserrant le
cadre temporel de la mutation artistique, on identifie plusieurs
étapes de transformation. On a coutume de dater l‘avènement de
Beckett à l‘écriture entre 1946 et 1951, lorsqu‘il écrit en français
ses trois romans, Molloy, Malone meurt et L‘innommable, et la
pièce En attendant Godot : « Le travail de titan qu‘il va abattre
dans les quatre années de l‘immédiat après-guerre est en effet
proprement ahurissant, y compris pour lui-même. Beckett écrit
comme un homme délivré de ses démons. Et il écrit en français. »
(Knowlson 578). C‘est ce moment qui nous intéresse même s‘il y
aura un autre déclic par la suite, dix ans plus tard, lorsqu‘il revient
à l‘anglais et entame son travail monumental de traduction et de
réécriture dans les deux langues. Quant à Gao, il y aurait plusieurs
déclics – et qui sait s‘il n‘y en aura pas un de plus à venir :
l‘utilisation de l‘encre de Chine en peinture en 1982 – La légende
est le tableau-déclic 25– , son roman unique La Montagne de l‘âme
en 1989, la pièce La Fuite écrite juste après son installation en
France, référence explicite aux évènements de Tian‘anmen
contribuant à faire de lui une persona non grata en Chine, sa
première pièce en français Au bord de la vie en 1991, et l‘écriture
du roman Le Livre d‘un homme seul de 1996 à 1998 marquant la
possibilité pour l‘auteur de parler simultanément du passé chinois
et du présent français.
La transformation profonde dans l‘œuvre de Beckett tient au
passage extraordinaire d‘une langue à une autre. « Whatever the
ambiguities of abandonment and rejection, Paris and exile were
essential to the development of Beckett‘s writing – not only to the
works in French, but to those in English. For all practical purposes,
Beckett really began to write, even in English, only after his
displacement to Paris. » (Beaujour 166) Ce moment est à dater, non
pas de son arrivée à Paris, mais après la Deuxième Guerre
mondiale, quand il rentre à Paris après avoir passé deux ans caché
dans le Roussillon. Là-bas, la connaissance parfaite qu‘il a déjà du
25 Avec cette toile, Gao affirme : « J‘ai donc mis un terme à mon œuvre de peintre
―occidentalisé‖ » (Draguet 23)
64
français s‘enrichit avec l‘immersion totale dans la langue parlée.
Restent ensuite sa mission avec la Croix-Rouge jusqu‘en décembre
194526 et la célèbre « révélation » qu‘il aurait eu, non pas comme
son personnage Kapp dans Dernière bande sur la jetée de Dún,
mais dans la chambre de sa mère : « J‘ai pu penser à Molloy et aux
autres le jour où j‘ai pris conscience de ma folie. Ce n‘est qu‘à
partir de ce moment-là que je me suis mis à écrire les choses telles
que je les sens » (cité par Knowlson 573). James Knowlson ajoute
que Beckett associait cette « vision » à « une mise en évidence de
ses limites […], une acceptation de l‘impuissance et de
l‘ignorance. » (Knowlson 573). Et c‘est la langue française va lui
fournir le champ idéal pour jouer de cette « impuissance ».
On ne saurait parler d‘une même dichotomie chez Gao Xingjian, et
pourtant le parcours de l‘artiste chinois émet des résonnances.
Traducteur expérimenté, Gao a cette connaissance de la langue
française lorsqu‘il s‘installe en France où il s‘imprègne ensuite du
français quotidien. Il refuse progressivement d‘être associé à la
Chine même s‘il écrit en chinois – pouvant justement revisiter les
principes traditionnels de la langue qu‘il évoque dans nombre de
ses essais27 – et se détache de son identité chinoise : « He does not
desire or need Chinese friendships ; he does not want to talk about
China, which he considers irrelevant to his life and work. »
(Conceison 304). Claire Conceison évoque le bilinguisme de Gao
encore mal connu et peu exploré, cela au détriment des
revendications de l‘auteur. Dans les pièces qu‘il écrit d‘emblée en
français – cinq à ce jour, Au bord de la vie, Le somnambule, Quatre
quatuors pour un week-end, Le Quêteur de la mort et Ballade
nocturne – il recherche des formes linguistiques nouvelles de la
même façon qu‘il le fait en chinois.
Ce qui l‘attire particulièrement tient à la poétique naturelle de la
langue : « My use of language always changes… The musicality of
French is so strong – it is a beautiful language… I search for an
expression that comes from the musicality of the language and its
26 « En s‘associant à la cause défendue par les résistants puis en œuvrant jour après jour
avec l‘équipe […] Beckett a élargi son horizon et perdu une bonne part de l‘arrogance et du
quant-à-soi qu‘il cultivait encore dans les années trente. » (Knowlson 571).
27 Parmi les nombreux essais théoriques de Gao retenons ici ceux réunis dans Le
Témoignage de la littérature.
65
rich multiplicity of sounds. » (Cité par Conceison 309) Ce travail
de la langue n‘est pas sans lien avec l‘épuration extrême du
langage chez Beckett, jouant sur les répétitions et les jeux de
langue ; jeux que peut-être seul un étranger dans la langue est à
même de créer, comme dans la toute première phrase de
l‘Innommable : « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui
maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. »
(L‘Innommable 7). La dernière pièce de Gao écrite en français en
2007, Ballade nocturne, donne libre cours à la musicalité de la
langue en même temps qu‘elle déjoue le genre théâtral étant le
monologue chorégraphié d‘une femme. A propos de ce « livret
pour un spectacle de danse », Claire Conceison, traductrice du
texte vers l‘anglais, affirme que « the evocation of sound,
movement, and visuality even in the verbal dialogue itself (written
in free poetic verse to maximize this effect) is another layer of this
latest manifestation of Gao‘s exploration of ―total art‖ »
(Conceison 312). Dans les deux cas, l‘utilisation de la langue
étrangère fonctionne comme le déclic libérateur de la création :
« To have two tongues, two modes of speech, two ways of
responding to the world, is to be necessarily outside the security of
a unified single viewpoint. » (Beer 209). S‘ajoute alors la
suggestion de Claire Conceison : « This transcendence of a specific
unified view afforded by bilingualism – the multiple perspectives
on humanity it nurtures – is echoed in the range of genres and
media within which both writers experiment » (Conceison 309). Le
déclic est non seulement ce recours à l‘autre langue, mais aussi à
une multitude de genres, de la radio au cinéma, en passant par la
danse et la peinture.
Simultanément à la multiplication des genres et à l‘innovation des
formes, le déclic dévoile l‘entre-deux où désormais l‘œuvre
s‘épanouit autant chez Beckett que chez Gao. Leur mutation se
situe à la croisée de deux pays, deux langues, plusieurs genres ou
formes. Bien que différents choix du moment de la mutation soient
envisageables dans l‘œuvre, la manifestation de cet entre-deux est
flagrante dans l‘Innommable de Beckett – le dernier roman, écrit
simultanément avec Godot et contenant tout ce qui est à venir – et
Le Livre d‘un homme seul – lorsqu‘enfin Gao renoue avec son
passé et explore la marge dans laquelle il se pense. À regarder de
près deux extraits – fidèle à la bienheureuse méthode de Leo
66
Spitzer – apparaît ce qui constitue pour nous le véritable déclic.
En écho à la révélation évoquée plus tôt, le narrateur de
l‘Innommable tâtonne vers une autodéfinition saisissante : « c‘est
peut-être ça que je sens, qu‘il y a un dehors et un dedans et moi au
milieu, c‘est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde
en deux, d‘une part le dehors, d‘autre part le dedans, ça peut-être
mince comme une lame, je ne suis ni d‘un côté ni de l‘autre, je suis
au milieu, je suis la cloison, j‘ai deux faces et pas d‘épaisseur, c‘est
peut-être ça que je sens […]. » (L‘Innommable 160). Quant à la
présence simultanée des deux personnages du roman de Gao, le
« tu » et le « il », elle formule une position similaire : « Il te semble
le voir, lui, dans une sorte de vide, une petite lumière arrive d‘on
ne sait où, il est debout sur une terre ni fixe ni déterminée, il est
comme un tronc d‘arbre sans ombre portée, l‘horizon a disparu, ou
alors il est comme un oiseau sur une étendue de neige, tournant la
tête à gauche et à droite, par moments il fixe son regard comme s‘il
réfléchissait. A quoi ? Ce n‘est pas clair du tout, mais c‘est une
attitude, une attitude quand même assez belle ; exister c‘est prendre
une attitude, la plus agréable possible, bras écartés, agenouillé et se
tournant, il revient sur sa conscience, ou mieux vaut dire que son
attitude est justement sa conscience, c‘est le tu au milieu de sa
conscience dont il tire un plaisir secret. » (Le Livre d‘un homme
seul 512). Chez les deux auteurs, le flou de la forme et de la
perception se fait principe de création révélé par leur mutation.
Participant de cet entre-deux de l‘identité, de la sensation et de la
conscience, une utilisation unique des pronoms personnels apparaît
chez les deux auteurs. Au « Dire je » (7) de l‘incipit de
l‘Innommable succède l‘emploi de la première personne du présent
du subjonctif qui accentue le caractère hypothétique du je flotteur
et flottant. Puis Beckett lui substitue un tu : « Tu touches peut-être
au but » (39), un ça ou un ce, « D‘ailleurs ce n‘est plus moi. » (53),
puis un il : « J‘ai à parler […] d‘abord de celui que je ne suis pas,
comme si j‘étais lui, ensuite, comme si j‘étais lui, de celui que je
suis. » (81). De façon simultanée, le pronom personnel sujet
demeure sous la forme d‘une interrogation répétée et sans réponse :
« Je. Qui ça ? » (83).
Ce mélange trouve plus loin une explication grammaticale : « c‘est
la faute des pronoms, il n‘y a pas de nom pour moi, il n‘y a pas de
pronom pour moi, tout vient de là » (195). Chez Gao, les pronoms
67
amènent un vertige similaire, surtout au moment d‘identifier le
responsable de l‘œuvre :
« Ça suffit ! dit-il.
Qu‘est-ce qui suffit demandes-tu ?
Il dit que ça suffit, il faut en finir avec lui !
De qui parle-t-il ? Qui doit en finir avec qui ?
Lui, ce personnage sous ta plume, il faut y mettre fin.
Tu dis que tu n‘es pas l‘auteur.
Dans ce cas, qui est l‘auteur ?
Ça, ce n‘est pas clair, lui-même sans doute ! Toi, tu n‘es que sa
conscience. » (Le Livre d‘un homme seul 549)
À cette position d‘entre-deux correspond la théorie littéraire de
Gao qu‘il nomme meiyou zhuyi, littéralement « ne pas avoir d‘isme ». Il se débarrasse ainsi des idéologies et adopte une position
qu‘il choisit : « En tant qu‘écrivain, je m‘efforce de me placer entre
l‘Orient et l‘Occident ; en tant qu‘individu, je veux vivre en marge
de la société » (Le Témoignage de la littérature 38). Avec Gao, de
même qu‘avec Beckett dès son exploration bilingue et le caractère
singulier de son œuvre, tout se passe comme si le déclic entre la
migration et la mutation s‘affirme dans la marge, « au milieu », là
où la nationalité a disparu, quand le flou s‘est installé, quand
l‘entre-deux devient la posture idéale.
Pour Beckett et Gao, le cheminement artistique repose sur
l‘importance de leur migration vers la France, dans un sens la fuite
de leur pays, et le passage à la langue française notamment comme
résultat de leur mutation. Les deux artistes ont mis fin aux
obstacles qui entravaient leur création : Beckett se libère de sa
mère et de l‘Irlande, et Gao des idéologies et de Mao Zedong –
même si ce dernier décède le 9 septembre 1976, Gao précise que
« tant que Mao resterait adulé comme dirigeant, empereur ou dieu,
il ne retournerait pas dans ce pays. » (Le Livre d‘un homme seul
506). Beckett offre un cas particulier de bilinguisme là où Gao
change littéralement de peau – ou ôte son masque –, comme de
propos à partir du moment où il est libéré de la pression politique
et sociale de la Chine. Même s‘ils ont écrit et publié avant, c‘est la
migration en France, et dans la langue, qui a donné naissance à leur
œuvre véritable. Les accidents et phénomènes irréguliers de leur
écriture, l‘exploration des formes et des mots, de la musicalité et de
68
la grammaire, encouragée par l‘exil, donnent lieu à l‘expression
dénudée et affranchie de la création des deux artistes. Le déclic
entre la migration et la mutation se définit par cette découverte
esthétique d‘un entre-deux, une marge, qui a l‘effet paradoxal
d‘effacer l‘identité de l‘individu pour affirmer celle de l‘œuvre.
Gao insiste précisément – il a obtenu la nationalité française en
1998, là où Beckett est resté irlandais – pour se distancier de
l‘étiquette chinoise. Car au fond, il est important et il n‘est pas
important que Gao soit chinois. Car, comme le rappelle Cioran :
« Nos commencements comptent, cela s‘entend ; mais nous ne
faisons le pas décisif vers nous-mêmes que lorsque nous n‘avons
plus d‘origine, et que nous offrons tout aussi peu de matière à une
biographie que Dieu… Il est important et il n‘est pas important du
tout que Beckett soit irlandais. » (Cioran 51)
Notes
[1] Spitzer, Leo. Études de style. Trad. Éliane Kaufholz, Alain Coulon et Michel
Foucault. Paris : Gallimard, 1970, 66-8.
BIBLIOGRAPHIE
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69
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Walker, A. et M. Fitzgerald. « Samuel Beckett ». Unstoppable Brilliance: Irish
geniuses and Asperger‘s syndrome. Dublin : Liberties Press, 2006, pp. 292-332.
70
Ondo Marina est diplômée de l‘Université Jean Moulin Lyon 3,
titulaire d‘un doctorat en « Langue et Littérature françaises »
portant sur « La peinture dans la poésie du vingtième siècle
(Guillaume Apollinaire, Paul Eluard, Francis Ponge et Jean
Tardieu) ». Elle est membre de l‘AUF et travaille sur l‘expression
artistique, le langage poétique et la littérature francophone
d'Afrique noire. Elle a également publié, « Philippe Jaccottet : Une
poésie habitée par le chant et l'image » dans la revue d'art et de
littérature, musique, « L'écriture féminine dans le roman
francophone d'Afrique noire » dans la revue des ressources,
« L'influence de la peinture chinoise dans les poèmes à voir de
Jean Tardieu » dans la revue littéraire de Shanghaï et « Hadriana
dans tous mes rêves ou la littérature haïtienne francophone entre
réalisme social et croyances mystiques » dans la revue des
ressources.
LA SCULPTURO-PEINTURE :
ENTRE MUTATION ET MIGRATION
En effectuant des recherches sur la sculpturo-peinture qui a
énormément évolué et dont les techniques artistiques se sont
considérablement modifiées au fil des ans, nous avons pu
remarquer que l‘objet, le sujet et les méthodes artistiques tenaient
en partie à la personnalité des artistes, à l‘influence des milieux
artistiques ambiants (code de réception de l‘œuvre, réseaux
professionnels d‘artistes…) et aux mouvements migratoires. C‘est
ainsi que nous avons pu observer que la sculpturopeinture également répondait à une courbe évolutionnelle similaire.
C‘est ainsi que la sculpturo-peinture tend, pour ainsi dire, à sortir
de la sphère locale pour investir le proscenium international et
contemporain. C‘est pourquoi lorsqu‘on analyse les œuvres des
peintres-sculpteurs tels que Maître Minkoe Mi Nzé, Mohamed
71
Zouari et Alexandre Ondo Ndong, on constate que l‘artiste crée
dans son milieu natal, l‘œuvre a des résonances plus ethniques. Par
ailleurs, pour un artiste immigré comme Alexandre Ondo Ndong
qui au départ orientait son œuvre vers la spiritualité des masques
bantous, il y a eu une mutation notable ces dernières années par
rapport à la conception de ses œuvres qui, pour conquérir un public
parfois réfractaire aux codes symboliques dont le sens l‘échappe,
devient moins hermétique. Mohamed Zouari par exemple, axe son
œuvre sur une conception arabo-islamique, de fait, il vise un public
bien spécifique (au regard de ses expositions en grande partie dans
des pays arabo-islamiques) tout en cherchant à atteindre
l‘universel. La sculpturo-peinture est en passe de devenir une
composante majeure de l‘art contemporain d‘autant plus qu‘on ne
peut évoquer son histoire sans rendre compte de son investissement
dans des domaines tels que la calligraphie arabe ou chinoise et la
poésie. Quoi qu'il en soit, par rapport au thème « Migrations et
mutations » la sculpturo-peinture offre de multiples pistes de
recherche. Nous pourrons notamment explorer les conditions
historiques de création de la sculpturo-peinture et surtout, comment
l‘esthétique de la sculpturo-peinture s‘affirme au cours du
vingtième siècle et bascule de l‘art moderne à l‘art contemporain.
La migration des œuvres d‘art africaines influence les techniques
artistiques, les codes, les modes de représentation du rapport à
l‘autre, à l‘histoire, au lieu de provenance des œuvres. Ce que
certains artistes africains appellent aujourd‘hui sculpturo-peintures
est une réplique rénovée des masques et des statuaires africaines
polychromes aux formes parallélépipédiques réalisées par des
sculpteurs initiés avant, pendant et après l‘époque coloniale. Mais,
« en raison de l‘extrême convoitise dont elles furent l‘objet,
nombre de pays africains aujourd‘hui se trouvent dépouillés des
plus belles pièces réalisées par leurs ancêtres » [1]. La sculpturopeinture est donc le terme qui caractérise la jonction entre les
techniques picturales et sculpturales chez les peintres-sculpteurs
africains que nous étudions. Il faut dire que l‘espace de création in
situ caractérise la profondeur des statuaires antiques fang au profil
concave et convexe, au front bombé, aux yeux mi-clos et au
menton fuyant. Tout dans l‘attitude des statuettes fang tenant
fortement un objet exprime la sérénité. À la contemplation de ces
statuaires africaines antiques peintes ou imbibées d‘huile de palme,
72
il s‘y dégage un sentiment de recueillement et de stabilité. Cet
équilibre (Bibwe) que les peintres-sculpteurs africains
contemporains recherchent apparaît comme un paradis perdu.
L‘œuvre hors de son cadre de création peut paraître en déphasage
avec les mœurs ou les attentes en ce sens qu‘elle échappe à
l‘entendement des spectateurs. C‘est pourquoi la migration des
artistes au niveau mondial fait muter leur démarche cela passe par
la réappropriation de l‘espace ou la déstructuration de l‘objet. En
effet, lorsque des peintres-sculpteurs tels que Minkoe Mi Nzé et
Alexandre Ondo Ndong reprennent ces figures incisées en la
transposant sur des toiles, ils offrent une version contemporaine de
l‘art des Anciens. Que se passe-t-il quand les oiseaux du Sud
migrent vers le Nord ? Nous utilisons ici le mot oiseau à dessein,
car Guillaume Apollinaire appelait déjà Picasso l‘« oiseau du
Bénin » dans Le poète assassiné. Le poète consacre même des vers
de « Zone » dans Alcools à Picasso qui s‘entourait déjà de
statuaires nègres : « Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi
à pied/Dormir parmi tes fétiches d‘Océanie et de Guinée/ils sont
les Christs d‘une autre forme et d‘une autre croyance/Ce sont les
Christs inférieurs des obscures espérances… » [2]. Même si
Picasso niait toute influence par cette célèbre boutade : « L‘art
nègre ? Connaît pas ! », Matisse lui avait fait découvrir l‘art
africain et il y avait trouvé une justification à sa démarche
esthétique. Au regard de cela, certains enjeux liés à l‘ontologie
errante et à l‘instabilité ramifie l‘héritage séculaire et recompose en
recherche identitaire, les mutations artistiques souvent
nostalgiques.
I – Identité et mutation
La sculpturo-peinture du peintre sculpteur émérite gabonais
Marcellin Minkoe Mi Nzé est animée par un cubisme abstrait. Cet
artiste gabonais brûle méticuleusement au chalumeau en une
technique dont il ne partage pas le secret pour composer l‘aspect
éclaté de sa sculpturo-peinture. Selon lui, la sculpturo-peinture est
liée au développement spirituel, c‘est un objet statique (il ne
caractérise pas le mouvement comme certaines sculptures) de mise
en relation, un réseau de connexion et une famille qui perd cet
héritage est déconnectée. Si nous considérons la pensée de Jan
Vansina, « All social activity uses objects, and not only as symbols
73
but as objects in the true sense necessary to the life of social
groups » [3]. Je traduis : « Toute activité sociale utilise des objets
et pas seulement comme des symboles, mais comme des objets dans
leur sens réel où ils sont nécessaires à la vie de groupes sociaux ».
Dans le rendu de la profondeur, Marcellin Minkoe Mi Nzé
imbrique le visible et l‘invisible. Les activités sociales telles que
cultiver, cuisiner, conter. Dans l‘art fang, on remarque de
nombreuses recherches d‘asymétrie qui anime le personnage
représenté. La pureté austère des traits sculptés est souvent
rehaussée par des couleurs disparates des têtes trapézoïdales.
Comme les masques fang du Gabon dont les habitants bantu
viennent d‘Égypte, la sculpturo-peinture de porte ces traces
ancestrales de l‘art égypto-Nubien « the motifs on the face of mask
include lines beneath the eyes said to represent tears and
distinctive triangular shapes pickes out in contrasting colours. This
latter motif is also encountered in several other context among
wich is a style of patchwork backcloth » [4]. « Les motifs sur le
visage du masque incluent des lignes au-dessous des yeux pour
représenter des larmes et des formes triangulaires distinctives
choisies pour contraster les couleurs. Ce dernier motif est aussi
rencontré dans plusieurs autres contextes parmi lesquels il existe
un style en toile de fond de patchwork ». Au fil des migrations, les
sculpturo-peintures avec patine blanchie au kaolin et rehaussées de
la poudre rouge extraite de l‘écorce de tukula ont adopté une
géométrie aux aplats de couleur terne. La sculpturo-peinture de
Marcellin Minkoe Mi Nzé est la mémoire vivante d‘une tribu
(fang), sa matérialité est marquée, en tout point, par la transmission
de la parole sacrée. S‘il faut replacer les sculpturo-peintures dans
leur contexte, elles jouent un rôle de médiateur entre le monde des
esprits des Anciens, dans une ambiance commémorative et
cérémonielle, lors des rites secrets, on les sortait pour les ranger à
la fin de l‘initiation dans des sanctuaires familiaux. Ce qui tient à
cœur à Marcellin Minkoe Mi Nzé c‘est surtout le désir de changer
en acte ce qu‘il représente. Son œuvre s‘oriente de plus en plus
vers le développement durable, le refus de l‘exploitation de
l‘Afrique et de ses objets culturels. Dans les rapports entre l‘art et
la science, par exemple, la pensée imaginative sert la pensée
rationnelle dans la mesure où la plupart des objets sculptés (pipes,
tabourets, peignes, chaises…) étaient destinés à agrémenter le
74
quotidien des fang. C‘est ainsi que la statuaire fang aux
magnifiques teintes patinées conservait en son sein (byeri :
ensemble de reliques du chef enfermées dans les boîtes contenues
dans les statuaires traditionnelles fang) tout le mystère lié à la
science médicinale, à l‘art de la guerre, aux techniques agricoles et
artisanales, à la purification et à la protection contre les attaques.
C‘est souvent un sacrilège à l‘encontre des Ancêtres de les ôter de
leur lieu de culte. Même s‘il est bon de rappeler que le musée,
« temple des muses » a été créé en vue de conserver les traces du
passé pour des besoins patrimoniaux.
II - Identité et intégration
Lorsqu‘il doit exporter sa sculpturo-peinture, le peintre sculpteur
essaye de la réajuster aux valeurs universelles pour pouvoir toucher
le maximum de monde. On peut saisir le moment où la mutation se
lit non à travers la reproduction de formes artistiques existantes,
mais à travers l‘originalité synthétique. Le lieu de résidence
conditionne autant que son lieu de naissance. Sans être des peintres
sculpteurs de l‘école réaliste, le paysage sert de substrat visuel sur
lequel repose la création de l‘artiste. Il projette et prolonge son
imagination en l‘orientant vers des prises de vue cosmopolites.
Incontestablement, la migration peut affecter la fonction et les
habitudes créatrices même si elle n‘altère pas la perception et ne
bouleverse pas la réception de l‘œuvre dans le milieu qui la fonde.
Quoi qu‘il en soit, ce mouvement migratoire artistique sera traduit
par le peintre sculpteur gabonais Alexandre Ondo Ndong qui réside
en France. Il illustre clairement cette synthèse subtile en ayant
recours à des matières aussi diverses que la toile, le raphia, les
masques ancestraux. Sur les masques fang, teke, kota, mpongwè du
Gabon, Patrick Ringgenberg fait remarquer : « Although human
representations, they are not portraits; they express a certain idea
of man and woman with grace and vigour. These figures, wrongly
called fetiches do not represent gods but Ancestors » [5]. Je
traduis : « Bien qu‘ils soient des représentations humaines, ils ne
sont pas des portraits ; ils expriment une certaine idée de l‘homme
et de la femme empreints de grâce et d'énergie. Ces figures,
appelées à tort, fétiches ne représentent pas des dieux, mais des
Ancêtres ». Il est clair que l‘environnement où vit l‘artiste prend
une part privilégiée dans le choix de thèmes et des tendances
75
artistiques prisées. La démarche d‘Alexandre Ondo Ndong est
empreinte de la verve bantoue et d‘un talent porté par la culture et
l‘universalité. On est particulièrement sensible aux prouesses de sa
technique nouvelle de figuration. Il exporte l‘âme du fang à travers
sa sculpturo-peinture d‘où émane une vitalité contenue. Les
encoches horizontales au dessous des yeux sont effectuées par une
herminette qui trace des sillons et des entailles obliques et l‘aspect
frontal coloré du nez est obtenu grâce à une méticuleuse opération
de fumage. Une analyse sérielle des nouvelles sculpturo-peintures
d‘Alexandre Ondo Ndong nous montre la dynamique de cet art
africain contemporain partagé entre identité et intégration. Des
figures divines s‘imposent dans l‘enfantement de ces créatures qui
offrent une facette de l‘œuvre lumineuse dans laquelle la forme,
sans le vouloir, avale le fond. De fait, le rayon visuel converge
insidieusement vers l‘horizon d‘attente du spectateur. Tout indique
que la création des arts dans les groupes ethniques du Gabon met
en scène l‘harmonie en constituant un monument à la mémoire des
Anciens : « It is the harmony preferred by a group and perpetuated
by apprenticeship. In imitating the work of his elders, the young
sculptor adopts their formal conventions, their style » [6]. Je
traduis : « C'est l'harmonie privilégiée par un groupe et perpétuée
par l'apprentissage. En imitant du travail de ses aînés, le jeune
sculpteur adopte leurs conventions formelles, leur style ».
Sculpter : vient du mot monère (monument) qui ramène aux
souvenirs d‘où la conservation dans les sanctuaires familiaux des
sculptures monumentales d‘ancêtres, souvent polychromes,
représentant des divinités tutélaires des ancêtres fondateurs de
lignage. Ceux-ci sont des dépositaires de la guérison et de la
plénitude qu‘incarnent ceux qui l‘on façonné. Le lieu où l‘on crée
est aussi un lieu de mémoire qui habite l‘esprit du créateur par
transfert. L‘œuvre d‘art, dans la tradition africaine, est chant, prière
et recueillement. C‘est la raison pour laquelle lorsqu‘elle quitte le
lieu de dilection, la sculpturo-peinture est déconnectée du réseau
séculaire de mise en relation permanente avec les ancêtres. Dans
un musée, ce n‘est qu‘un objet simple dont on ne peut ressortir
l‘essentiel de la vie intérieure qui y grouille. Aujourd‘hui, le musée
du quai Branly à Paris qui consacre ces œuvres africaines dites
« primitives » peut parfois être mal perçu par des traditionalistes
africains pour qui la sculpture est un objet cérémoniel, un héritage
76
familial. Il n‘y a, du reste, rien d‘étonnant à ce qu‘il y ait une
transaction secrète entre la référence (sculpture tribale ancienne) et
la
retouche
moderne
du
pinceau
(sculpturo-peinture
contemporaine). À travers l‘expérience artistique, le peintresculpteur crée une sculpturo-peinture à la croisée entre une
sculpture ancienne et une peinture modernisée, stylisée qui
demeure, néanmoins, une expression personnelle. La nouvelle
génération d‘artistes gabonais – surtout celle des immigrés – essaie
de se départir de la vocation initiatique de l‘art par une connotation
plus éculée où l‘on passe du rugueux au velouté. Même s‘il
subsiste des traces de l‘inconscient collectif dans leurs toiles aux
masques peints, elles sont, avant tout, objets de plaisir. Même si
« les Fang ont développé des figures de reliquaires byeri qui furent
parmi les pièces africaines les plus prisées par les artistes et les
collectionneurs du début du XXe siècle » [7], leur style à tendance
volumétrique et aux formes allongées parfois arrondies et massives
tend à une esthétique sublimale. À travers l‘aspect cubique, il y a
une idéalité mathématique qui émane des sculpturo-peinture. Selon
la philosophie des fang, l‘harmonie est ordonnée par des lois
arithmétiques, car les sciences exactes conduisent l‘art. L‘art est, de
ce fait, conçu comme un moyen de révolutionner la vie quotidienne
et confirme l‘engagement de l‘artiste. L‘art devient, non seulement
spirituel, mais aussi éducatif, car sa construction inclut un
dynamisme par la simplification des choses. La fragmentation des
angles arrondis, des diagonales piquées, des rectangles, des
triangles témoigne d‘une recherche esthétique à travers une
méthode scientifique. Le polissage méticuleux fait ainsi ressortir la
résolution lumineuse avec une intensité orientée vers le contraste
des couleurs.
III – union complexe entre deux arts
Décliner la sculpture en plusieurs plans sur une toile aux couleurs
criardes, tel est le défi du peintre-sculpteur tunisien Mohamed
Zouari. Il traduit l‘harmonie d‘un univers coloré en pleine
effervescence et de la Tunisie où il réside. Sur ses toiles
synthétiques, il associe des techniques picturales et sculpturales à
partir des polyuréthannes, de la résine mélangée à de la terre cuite.
Quelques fois, l‘artiste y ajoute des motifs de la calligraphie
orientale. On note dans ses sculpturo-peintures, une finesse et une
77
délicatesse subtiles dans le tracé des traits et des couleurs vives
comme dans ceux qui décorent habituellement les coupoles. Du
reste, Mohamed Zouari fait figure de pionnier d‘un mouvement
artistique multiforme, tourné vers la recherche d‘images et
l‘expérimentation. Il ne ménage pas d‘effort pour recréer
l‘ambiance lumineuse des rues tunisiennes éclaboussées de
couleurs gaies. Il ne fait aucun doute que Mohamed Zouari décline
ses sculpturo-peintures en spirales foliées plus symétriques que
géométriques dans un contraste dynamique où éclot une synthèse
signifiante. Si nous considérons le lien de l‘arabesque avec la
structure mentale et sociale arabe, la configuration décorative
constitue en elle-même une herméneutique. Surtout, la cyclicité, la
giration ont un rôle symbolique dont l‘arrière-fond du décor
architectural fait parfois allusion aux formules coraniques. De toute
évidence, la sculpturo-peinture de Mohamed Zouari a une fonction
ornementale qui inclut la poésie, la religion, la peinture et la
sculpture. D‘ailleurs, Patrick Ringgenberg explique ainsi les
dynamiques de cet art islamique : « Dans le décor, la couleur est
un autre facteur de dynamisme et de ―vibration‖ dans les
compositions géométriques végétales ou calligraphiques » [8]. Les
couleurs vives sur la sculpture permettent donc de vivifier,
d‘illuminer en projetant une profondeur vitale qui multiplie et
musicalise les dimensions de lecture de la sculpturo-peinture. Elle
est science, parole divine traduite en acte.
Lorsque Mohamed Zouari se demande s‘il est possible de créer en
deux dimensions, l‘artiste congolaise qui réside en Belgique,
Rhode Bath-Schéba Makoumbou, avec son ouvrage ornemental
similaire à la conception des sculptures monumentales
polychromes destinées à orner les édifices et les parcs, façonne
l‘objet à trois dimensions. Sa sculpturo-peinture contemporaine est
imprégnée des stigmates des réalités africaines et de la vie en
général. Les sculpturo-peintures de Rhode Bath-Schéba
Makoumbou, réalisées à partir des matériaux divers, représentent
les activités traditionnelles féminines de jadis qui apparaissent
comme des trésors oubliés à cette époque : « Pour ma part, j‘ai
choisi de représenter, dans mon travail, les activités quotidiennes
en Afrique, surtout celle des femmes comme expression particulière
d‘une richesse de notre continent » [9]. Rhode Bath-Schéba
Makoumbou, illustre la femme paysanne dans un style cubisme,
78
aime-t-on dire, seulement le cubisme s‘est lui-même inspiré de l‘art
nègre. Dans les « cityscapes » (paysages urbains), l‘image de la
femme rurale active est absente. Le paysage gris et amorphe a
remplacé les « landscapes » (paysages ruraux) régis par la valeur
du travail. Elle montre le savoir-faire qui fait connaître l‘histoire
oubliée, toute la science qui réside dans ses gestes quotidiens
devenus triviaux : Mettre un enfant au dos pour travailler
tranquillement et le bercer en même temps, piler des aliments pour
les conserver, tam-tam qui remplaçait la radio pour informer et
jouer de la musique, pouvoir transporter sans ressentir le poids des
objets lourd sur la tête, la confection des hottes pour les récoltes
futures, femmes savamment coiffées au fils, tresses
sophistiquées… autant de code artistique de son enfance
ressuscitée dans des châssis métalliques, des sciures de bois
mélangées à de la colle à bois. Née au Congo Brazzaville, résidant
en Belgique, Rhode Bath-Schéba Makoumbou ne saurait se défaire
du paysage de son enfance, elle cherche à innover toujours. « La
sculpture a encore du mal à passer parce que les gens pensent que
ce sont des fétiches » [10]. Dans les temps mémoriaux, l‘œuvre
sculpturale a toujours eu des vocations rituelle, sacrée et familiale
et ne pouvait être appréhendée comme un objet à valeur
marchande. L‘ensemble des silhouettes filiformes de femmes a un
caractère délibérément rudimentaire.
Il faut convenir que la sculpturo-peinture de Philippe Dodard est
une variante artistique occidentale proche de la sculpturo-peinture
de Rhode Bath-Schéba Makoumbou. Si l'on excepte le fait que l‘un
s‘appuie sur la monochromie de la sculpture abstraite colorée et
l‘autre est axé sur la polychromie de la sculpture figurative peinte.
Dans cet optique, Jean-Michel Bruyère disait : « La pensée critique
occidentale considérant tardivement l‘existence d‘une création
contemporaine africaine – et elle l‘ignore encore principalement –
peine à la reconnaître sans la réduire. Pensée convaincue de sa
légitimité unique devant la modernité, de son caractère absolu, la
pensée critique occidentale, prétendant à l‘universalité de ses
axiomes, est d‘abord incapable de percevoir l‘essentielle
singularité de la création contemporaine africaine. Elle croit
pouvoir y déchiffrer le jeu de ses propres influences et ne veut y
voir que cela, alors que cela y est inexistant en tant que domaine
déchiffrable et séparable » [11].
79
Les techniques, pour réaliser une sculpturo-peinture, sont variées et
mixtes. Dans un contexte où les moyens financiers font souvent
défaut, l‘imagination des artistes africains est aiguisée quant à la
recherche de la matière de leur création. C‘est dans les matériaux
de récupération que se façonnent les formes artistiques les plus
diverses. L‘artiste Gérard Quenum, par exemple, est amené à
ramasser les éléments défectueux, laissés pour morts, à l‘abandon
dans la rue afin de leur insuffler un souffle de vie. C‘est la société
urbaine en plein délire entre la candeur et la terreur, qui est en
procès chez lui. Parfois, pour décrire le monde déshumanisé et les
tourments des enfants de la rue souvent comme des poupées
abandonnées, Gérard Quenum assemble du métal, des objets en
plastique et de la terre… le tout donne une composition biscornue
de poupées décapitées, échevelées, calcinées parfois borgnes et des
jouets divers qui appellent à la compassion devant des victimes
innocentes et sans défense. Ces montages ainsi que ces dessins
nous renvoient à la déstructuration, à l‘égarement et à l‘effarement
de l‘artiste devant la dépravation des mœurs dans le pays où il est
né et où il a toujours résidé, le Bénin. Dominée par la
représentation de la poupée vaudou et de l‘implantation des clous
dans le bois comme les anciennes statuettes béninoises hérissées de
clous, l‘œuvre de Gérard Quenum se nourrit à la source de
l‘étrange et du dépaysement. Certes, le lieu de résidences des
artistes favorise ce phénomène de mutation, mais l‘art africain se
conçoit comme un objet spirituel. C‘est ce qui fait de la sculpturopeinture un art de métamorphose créative dont la beauté réside
dans l‘étrangeté, la spiritualité et la vitalité.
IV - mutation et migration entre deux arts
Par ailleurs, l‘artiste béninois, Ludovic Fadaïro qui a vécu pendant
trente ans en Côte d‘Ivoire n‘a pas rompu le lien avec sa culture.
Son œuvre est le réceptacle des éléments du rituel vaudou, car il
peut réunir en un temple, des sculptures peintes et une peinture sur
tapa, une œuvre d‘art mystique riche en symboles hermétiques.
Nous constatons dans ses compositions mixtes qu‘il nomme
affectueusement mes « sculpeintures », une réelle filiation
artistique avec la sculpturo-peinture. Ludovic Fadaïro s‘inspire
largement de la tradition béninoise et ivoirienne. Ses totems
réalisés à partir du bois, des cartons ou de la terre cuite, sont
80
transposés sur ses toiles. Ce n‘est pas tant l‘appellation qui
importe. Ce qui est certain, c‘est que les manières de concevoir le
monde par l‘artiste africain trouvent leur écho dans la
représentation ancestrale, dans la spiritualité du nègre, dans la
nature colorée de son imagination exacerbée. Pourtant ancien élève
de l‘école des Beaux-arts de Montréal et de la Famous Artist
School, d‘Amsterdam Ludovic Fadaïro tourne le dos aux méthodes
de création déjà connues et trouve son propre souffle créatif. Ses
pigments naturels, ses effets de vieillissement, ses « Assin » sur
tapa sont des innovations inédites dans le monde de l‘art. Comme
dans tous arts du Dahomey, les techniques de confection de
Ludovic Fadaïro sont audacieuses et ont subi l‘influence du style
yoruba des « statuettes polychromes » [12] dont l‘ensemble
hybride donne une forme matérielle aux bochio (esprits gardiens de
la maisonnée à des fins protectrices). Ces statuettes polychromes
ont longtemps servi des organisations spécifiques du royaume.
Pourtant, Sydney Littlefield Kasfir constate que malgré l‘exil :
« certains artistes immigrés restent étroitement attachés à leurs
anciennes identités et traditions locales, nationales ou régionales,
et ce tout au long de leur vie » [13].
Conclusion
Impossible de classer les œuvres d‘art des peintres sculpteurs que
nous avions citées, car les techniques artistiques, les genres et les
modes de représentation s‘imbriquent. Nous dirons simplement –
et ce n‘est qu‘une question de lexie – que la sculpturo-peinture est
plutôt cette version occidentale de l‘alliance entre deux arts alors
que la sculpturo-peinture n‘en est qu‘un versant de l‘expression
africaine. A mon avis, la sculpturo-peinture serait liée au sacré, à la
vision du « chez soi », en soi et au plaisir qui accompagne la
création africaine. Surtout, l‘identité complexe de l‘artiste
contemporain africain se reconfigure à partir de son terroir
(Pigments, reliquaires, masques, totems, ombres noires, tribus,
rites, mythes et fétichisme), de sa vision et du monde en devenir.
La sculpturo-peinture ne signifie pas addition d‘une couche
picturale sur un support de pierre, de bois, de bronze ou de terre
cuite. Vu le nombre de profils d‘artistes observés : nous
distinguons ceux qui malgré l‘immigration restent solidement
81
ancrés dans les traditions et ceux qui habilement s‘adaptent aux
nouveaux codes de réception contemporaine. Enfin, on déduira,
avec Rhode Bath-Schéba Makoumbou, qu‘« il est intéressant de
parler de l‘identité culturelle de chacun d‘entre nous. Pas en
valeurs d‘opposition, mais comme une richesse du monde qui
tire ses sources dans la diversité culturelle. Il faut toujours se
battre pour protéger et renforcer ces notions idéologiques » [14]. Il
est donc intéressant de souligner que la sculpturo-peinture extramuros est une création unique « pyromaniée » sur toile réalisée par
deux artistes, l‘un peintre Fred Van Kampenhout et l‘autre
sculpteur Véronique Laurent. Cette œuvre d‘art à quatre mains, est
aussi appelée sculpturo-peinture par deux artistes Brigitte Rey
(sculpteur) et de Sylvie Camus (peintre). Ce n‘est pas tant
l‘appellation qui importe, ce sont les aspects culturels pertinents
qui ressortent à quelques détails de perfectionnement technique
près. C'est pourquoi « caractériser l‘art contemporain africain au
moyen de critères de styles, des manières, de matériaux est une
entreprise vouée à l‘échec » [15].
Notes
[1] Histoire universelle de l‘art Afrique, Amérique, Asie, 3 Larousse, 1989, p.22.
[2] Guillaume Apollinaire « Zone » in Alcools, Paris, Gallimard, coll. poésie,
p.14.
[3] VANSINA Jan, Art history in Africa, Introduction to method, London and
New-York, Pearson Education, 1984, p.41.
[4] PHILLIPS Tom, Africa, The Art of a Continent, New-York, Prestel, 2006,
p. 278.
[5]Colloquium on Negro Art, First World Festival of Negro Arts organized by
Society of African culture, with co-operation of UNESCO, under the patronage of
the Senegalese government (march 30 April 8, 1966), Paris, Presence Africaine
édition, 1968, p.136,
[6] Ibidem, p.124.
[7] ZERBINI Laurick, L‘ABCdaire des arts africains, Paris, Flammarion, 2002,
p55.
[8] RINGGENBERG Patrick, L‘univers symbolique des arts islamiques, « les
dynamiques des arts », Paris, L‘Harmattan, 2009, p.453.
[9] Interview de Rhode Bath-Schéba Makoumbou par Christian Lagauche,
Biennale des arts visuels de DUTA qui s‘est déroulée à Bonapriso Center for the
Arts, Douala, Cameroun le 12 mars 2007 in Le nouvel Observateur d‘Afrique,
Journal n° 65 du mercredi 17 mars 2010.
[10] Interview de Rhode Bath-Schéba Makoumbou par Ifrikia Kengue Di-
82
Boutandou in l‘hebdomadaire La semaine africaine, n° 2983 du vendredi 2
avril 2010.
[11] BRUYERE Jean-Michel, « La modernité artistique de l‘Afrique » in Revue
Noire n° 23, décembre 1996, p. 88.
[12] DELANGE Jacqueline, Arts et peuples de l‘Afrique noire, Introduction à une
analyse des créations plastiques, édition revue par Lidia Meschy, préface de
Michel Leiris, Paris, Gallimard, 1967, 2006, pp.100-101.
[13] LITTLEFIELD KASFIR Sydney, L‘art contemporain africain, « Migration
et déplacement », Paris, traduit par Pascale Haas, édition Thames and Hudson,
2000, p.191.
[14] Interview de Rhode Bath-Schéba Makoumbou par Christian Lagauche
Biennale des arts visuels de DUTA qui s‘est déroulée à Bonapriso Center for the
Arts, Douala, Cameroun le 12 mars 2007 in Le nouvel Observateur d‘Afrique,
Journal n° 65 du mercredi 17 mars 2010.
[15] BUSCA Joëlle, L‘art contemporain africain, Du colonialisme au postcolonialisme, L‘Harmattan, 2000, p.5.
BIBLIOGRAPHIE
DESPINEY Elsa, 100 mots pour l‘art africain, Paris, Maisonneuve et Larose,
2003.
Arts of Africa, 700 ans d‘art africain, Grimaldi Forum Monaco du 16 juillet au 4
septembre 2005 (commissaire du catalogue et de l‘exposition, Ezio Bassani),
édition Skira, 2005.
WILLETT Frank, L‘art africain, Paris, Thames and Hudson, nouvelle édition,
1994.
83
84
Artiste plasticien, Koffi Célestin YAO est titulaire d‘un doctorat en
art et science de l‘art de l‘Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il
est enseignant-chercheur et Directeur du Département des Arts à
l‘UFR Information Communication et Arts à L‘Université de
Cocody-Abidjan. Il est également membre de l‘Association
Internationale des Critiques d‘Arts AICA.
MIGRATION ET MUTATION DE L’ICONE POPULAIRE
Au terme d'un voyage que j‘ai effectué en Côte d‘Ivoire en octobre
2006 après un long séjour sans discontinuité en Europe, j‘ai réalisé
avec l'artiste suisse Martina Gmür, l‘œuvre Schöne Frisur28 (belles
coiffures) qui est une installation en définitive. Cette installation
présente 12 pièces d‘enseignes reproduites, d‘environ 1,20 m x 1 m
chacune. L‘installation est agrémentée de bout en bout par deux
câbles démesurés, constitués par l‘artiste suisse Martina Gmür,
28 « Le projet Schöne Frisur, 2007, de Martina Gmür (1979) et de Koffi-Yao(1971) fait partie
des observations que les deux artistes ont faites lors de leurs voyages au Canada et en Côte
d‘Ivoire. La coopération se présente sous forme d‘une série de panneaux en bois montrant
des têtes aux coiffures populaires affichées sur les panneaux publicitaires des coiffeurs
africains. Les différents types de coiffures sont fortement soumis à l‘influence des modèles
de la communauté afro-américaine et suivent donc moins les critères esthétiques que les
valeurs sociales. Mis à part les réflexions sur les transformations spécifiques
socioculturelles, les images témoignent aussi de la modification des motifs dans l‘artisanat
africain. Martina Gmür présente en plus deux dessins de rasoirs avec des câbles en forme de
spirale encadrant la série de têtes. L‘artiste a développé ce motif lors de son séjour à
Montréal, pour lequel elle a obtenu une bourse, et se reporte à son observation qu‘en hiver,
les hommes se laissent pousser les cheveux et la barbe.
Dans le projet Schöne Frisur, les rasoirs font référence aux tondeuses utilisées, dans la
plupart
des
cas,
pour
faire
les
coiffures
africaines. »,
Kunsthalle
Basel.http://www.kunsthallebasel.ch/exhibitions/archive/61?lang=en
85
finissant réciproquement à leur extrémité supérieure par une
tondeuse électrique.
L‘œuvre Schöne Frisur a été installée dans le cadre de la Regionale
8, à la Kunsthalle de Bâle (Suisse) du 15 novembre 2007 au 1er
janvier 2008. Chaque pièce représente une enseigne photographiée
dans les rues d‘Abidjan.
Ce type d‘enseignes n‘est pas exclusif d'Abidjan dans la mesure où
il est présent dans une grande majorité de villes africaine. D'un
point de vue technique, les enseignes ont été strictement
reproduites à l‘aide d‘un rétroprojecteur, exactement telles qu‘elles
se présentent sous leurs formes et leurs couleurs d‘origines. La
reproduction s‘est faite de la façon la plus fidèle possible sur des
planches de bois, avec un agrandissement à l‘échelle de 10/1 de
leur taille réelle. Les visages sont découpés et extraits à la scie
sauteuse.
Dans la présentation définitive à la Kunsthalle de Bâle, les
différents portraits sont placés côte à côte, tout en montrant leurs
traitements spécifiques.
Fig. 1 Schöne Frisur Project, peintures sur bois, 12 peintures à eau d'enseignes
découpées à la scie sauteuse, Saint-louis, 2007.
86
Les portraits indexent la variété et les mutations observées dans les
coiffures Africaines ou Noires qui ne sont plus des coiffures
ethniques, elles les dépassent du fait de leur port ou leur apparition
récente en Afrique. Nous pouvons les situer dans la mouvance
moderne et contemporaine africaine noire, elle-même modulée par
la colonisation. Dans l‘ensemble, je puis donc dire que ces
coiffures ont une portée qui va au-delà de l‘Afrique noire parce
qu‘elles sont par exemple des modèles inspirés de brassages extraafricains ; l'on pourrait indexer ici, les communautés africaines
américaines et africaines européennes.
À ce premier stade, j‘entrevois un double voire un triple
mouvement migratoire de styles, de techniques, d‘influences et de
choix esthétiques de l‘Amérique et de l‘Europe vers l‘Afrique
noire. Tout comme l‘on pourrait y indexer un triple métissage au
gré des entrelacs et des chiasmes intracommunautaires et
intrasociaux auxquels se rattache chaque entité. J‘entrevois
également dans un espace restreint trois tenants de rattachement,
entre trois continents, voire d‘un continent ou d‘un horizon culturel
à l‘autre, entre les membres d‘une seule et même communauté (vue
au sens large du terme, partagée) éparpillée ou « migrée » au-delà
des océans. Même s‘il existe des liens séculaires forts et vivaces
entre ces trois communautés encore étroitement liées, elles sont à
considérer objectivement aujourd‘hui comme différentes du fait
des mutations et des bouleversements parfois cumulables générés
par leurs histoires réciproques variant entre l‘esclavage, la
colonisation, les métissages ou les influences du voisinage et des
nouveaux liens en constant développement. Dans le passé ou au
cours de la période moderne, tout comme dans la contemporanéité,
les réalités vécues par chaque entité désormais constituée, dans ce
que je puis nommer en terme de triangle29 d‘échanges de valeurs,
marquent des points et des moments d‘ancrage et de
différenciation. En art et plus qu‘ailleurs, l‘on pourra saisir à
travers les « nouveaux liens », des facteurs nouveaux du devenir
des arts du monde noir, contemporain ou non, étant donné que
toutes les cultures auxquelles se rattachent les entités de cette
communauté ainsi indexée, se sont véritablement muées ou mutées
aux contacts d‘autres cultures ; tout en évoluant dans leur propre
29 Au même titre d‘ailleurs que l‘on a pu parler d‘antan de « commerce triangulaire ».
87
environnement spatial et temporel, elles mettent parfois à l‘écart le
« sens commun » ou le « sens communautaire » préalablement
mentionné, et dont on peut dire qu‘il « fait passer un certain idéal
d‘harmonie universelle et nécessaire entre les hommes pour une
réalité s‘imposant à tous »30. Au niveau des essences et des
données matricielles, culturelles, identitaires ou ethniques des
communautés noires, à l‘échelle du monde, certes les germes
culturels et cultuels sont partis (je pourrais même dire « sortis »
d‘Afrique, mais ils ne sont pas restés immuables. Après avoir subi
différents niveaux de mutations, ces causes mutées sont revenues
en Afrique par l'intermédiaire des médias, sous forme de large
diffusion. Pour ce qui concerne les coiffures, leur diffusion s‘est
faite à travers l‘aura de certaines personnalités fortes et
mondialement reconnues de cette communauté. Des types de
coiffures autrefois inconnus en Afrique noire y ont migré, et se sont
fortement vulgarisés. Parmi les styles modernes, l‘on pourrait citer,
la « coupe Pelé » du footballeur Edson Arantes Do Nascimento dit
le « roi Pelé », la coupe du boxeur Mike Tyson, agrémentée d‘une
raie ou fente oblique au sommet de la tête, les cheveux gominés du
chanteur Michaël Jackson, voire les « afros » de l‘époque
« disco » des Jackson Five, de Mohamed Ali et de George Forman,
les tissages, les nattes, ou les fantaisies des joueurs de basket-ball
de la NBA (American National Basket-ball, dont le fameux groupe
« Harlem Globetrotters »), etc.
Les traits de caractère et les styles des personnalités noires en
vogue en Occident, qui qu‘ils soient, migrent aisément et sont
adoptés sans aucune borne. Si une personnalité reconnue au plan
mondial est d‘origine africaine, les populations d‘Afrique
s‘approprient les langages de son corps et de ses manières de faire.
Parfois, plus la personnalité est connue, plus sa coiffure, et ses
excentricités, quand bien même, elles peuvent heurter les mœurs et
les susceptibilités africaines à l‘instar des cheveux longs ou des
« dreads locks » de Nesta Robert Marley dit Bob Marley. Sorti de
son contexte culturel, le port des tresses longues renvoie en Afrique
noire à l‘image des drogués, mais il s‘impose légitimement dans
toutes les classes d‘âges, parce qu‘une personnalité Noire l‘arbore.
30 C. Ruby, Devenir contemporain ?, La couleur du temps au prisme de l‘art, Editions. du
Félin, Paris 2007, p. 39-40.
88
Ces coiffures originales ont influencé et influencent encore
fortement les communautés d‘Afrique subsaharienne qui tout en
essayant d‘imiter et de s‘identifier aux personnalités porteuses
d'icônes au plan musical, sportif, cinématographique, etc., ne
perçoivent pas nécessairement qu‘elles subissent des mutations
profondes de styles et d'habitudes quant à leurs manières
originelles d'agir et de se coiffer. Les ateliers de coiffure conservent
une redondance des caractères induits par la clientèle. Cette
attitude mène à l‘adoption définitive ou exacerbée de manières de
se coiffer autres. Sans aucun doute, la question de l‘origine directe
et temporelle des coiffures et du mode de leur introduction dans le
champ social africain ne se pose plus aujourd‘hui. Les formes
mutées ont si bien intégré les mœurs africaines que nul ne
s‘aviserait de les remettre en cause ou de penser qu‘elles ne sont
pas véritablement des coiffures africaines ou qu‘elles ne l‘ont
jamais été de façon intégrale. J‘ai constaté à la fin de mon
installation que celle-ci, censée présenter des coiffures africaines
ne montrait étonnamment qu‘une majorité voire une totalité de
coiffures dont la souche n‘était pas véritablement ou « purement »
africaine. Le caractère « importé » des coiffures n‘a jamais semblé,
à moi même aussi, évident au début, et il est à noter que ce n‘est
pas cette question-là qui a motivé ce travail à l‘origine. Tout à pris
forme dans la révélation de l‘œuvre à elle-même pendant sa
réalisation, au niveau des détails et d‘un point de vue strict des
caractères propres qu‘elle prendrait dans un tel espace d‘exposition
(il faut dire que je ne savais pas que je ferais une exposition à la
Kunsthalle de Bâle au moment où je préparais l‘installation), et
non, par exemple du point de vue de son aspect global et de sa
dimension poïétique que j‘avais déjà en moi. J‘ai réellement pris
conscience du caractère spécifique des coiffures, après la pose de
l‘installation à la Kunsthalle de Bâle, avec la distance que m‘offrait
le périmètre même de l‘exposition et l‘immensité du hall à ma
disposition. Je n'avais pas perçu cet aspect esthétique lors de la
photographie des enseignes dans les rues d‘Abidjan et ensuite
pendant le processus plastique d'agrandissement, précisément
pendant leur transposition sur bois en atelier. Il y a manifeste au
sein des communautés africaines ou noires (non exclusivement)
une importation et une intégration par les multimédias et les
technologies nouvelles, de divers codes de vie qui poussent à
89
l'assimilation à la ressemblance et qui bouleversent ou désintègrent
profondément les habitudes des populations, de part et d'autre des
frontières de leur séparation naturelle, artificielle ou politique. Si
l'Afrique noire importe régulièrement des comportements venus
d'Amérique, en revanche, l‘on peut indexer également aux ÉtatsUnis, la revendication directe de ce qu‘il est convenu d‘appeler
l‘« héritage nègre ou Africain Noir » au sein des communautés
Afro-américaines et Hispano-américaines, allant de la l'acceptation
idéologique et sémantique de la terminologie « Africain » à
l‘importation directe et politique des us et coutumes, avec en
perspectives la stimulation artistique et l'exploration des
possibilités31 de réparations des blessures de l'histoire et de
régénérescences spirituelles. Ainsi, il est à constater ici, que les
« structures idéologiques » dans lesquelles baigne chaque entité
désormais constituée, n‘empêchent pas les unes et les autres de se
faire équilibre. Lévi-Strauss indexe notamment « l‘équilibre des
structures idéologiques, des croyances, des pratiques, et des
œuvres, par-delà les frontières linguistiques, culturelles et
politiques, transparentes et non fermées »32.
Du point de vue de la dimension strictement plastique et pratique,
l‘installation Schöne Frisur est d‘abord une appropriation
« iconographique », qui vise à détourner le sens (fonctionnel)
d‘origine des enseignes pour montrer l‘aspect purement iconique,
graphique et esthétique, non pas dans la perception individuelle
habituelle de chaque composante, mais dans la vision symbiotique
31 « Although the music and art of Black artists animated city life during this period,
philosophical differences erupted about the role of American artists of African descent. The
burning question was whether or not Black artists should produce art for art‘s sake or let
their art serve propagandize, inform, and educate. Moreover, American artists were
withdrawing their support for the European aesthetic ; instead, as in the case of the social
realists, they were developing their own. In the midst of this controversy, Alain Locke, a
philosopher, cultural critic, and professor at Howard University, called on African American
artists to celebrate themselves, embrace their ancestral arts, and explore African art and its
possibilities for the artistic stimulation. African American artist were at a crossroads and had
nothing to lose. They could respond to Locke‘s call and use it as an opportunity to develop
their own aesthetic or continue to perpetuate the Europeans‘. Politically, the African
American continued to be a subject of great interest, but African American artists remained
excluded from participating in the mainstream exhibition arenas even through their works
fell equally into the Social Realist or Regionalist category. So why not stretch out and risk
embracing one‘s own African culture as source of beauty ? », Christal A. Britton, African
American Art, The long struggle, Editions. Todtri, p. 12.
32 C. Lévi-Strauss, la voie des masques, Editions. Plon, nov. 2000, p. 128.
90
des différentes pièces. Cette vision d‘ensemble des 12 pièces est
préférable, dans un ordre définitif trouvé et précis ; elle ne doit pas
être saisie dans la décomposition élémentaire et parcellaire tout
comme l‘on ne s‘aviserait pas de voir, par exemple, un parasol au
nombre des 3100 parasols composant The Umbrellas de Christo ou
une pierre dans l‘assemblage de pierres composant partiellement le
Spiral Jetty de Robert Smithson, autrement que dans leur
intégralité. Il est surprenant de constater que sans être mu par les
mêmes motivations, ces enseignes naïves aux tons vifs et aux
contours fortement cernés et découpés renvoyaient dans notre
présentation spécifique débarrassée des artifices de lieux et
minimalisée par la découpe graphique, aux traitements des images
et surtout des aplats lourds des couleurs et des tonalités tout
comme chez des peintres tels que Roy Lichtenstein, James
Rosenquist ou Keith Haring, etc. L‘on ne peut savoir distinctement,
s‘il s‘agit d'import de formes à la faveur des modes « yéyé » et
« disco », d‘une influence ou d‘une empreinte artistique directe et
marquante des tendances Pop ou populaires dans le monde. Il faut
y voir cependant des effets de la large diffusion de ces vagues
artistiques en Afrique noire et surtout dans une ville cosmopolite
comme Abidjan. Pour ce qui concerne le cas strict de la Côte
d‘Ivoire, les fastes des années 1960 (année des indépendances) et
le développement extraordinaire de la société ivoirienne estampillé
du saut du « miracle ivoirien », des années 1970 provoquent une
grande attractivité. L‘installation de la télévision, les mouvements
migratoires des populations de la sous-région ivoirienne, voire de
nombreux investisseurs et expatriés occidentaux ont provoqué des
vases communicants d‘une région à l‘autre, ainsi que la diffusion
des informations à grande échelle. La Côte d'Ivoire pouvait alors à
juste cause se targuer d‘avoir reçu les images ou les échos des
dernières modes en Occident. De toute évidence, il ne serait pas
surprenant que les populations de ce pays aient connu les
principaux animateurs artistiques du mouvement pop de cette
époque. D‘où pouvait provenir autrement cette manière de peindre
en aplat des visages fortement colorés sur des planches de bois ?
Au plan sociologique, peut-on affirmer qu‘il y a une portée
sociale sous-jacente eu égard à la place importante accordée au
dessin au détriment de la forte calligraphie et du logo, comme l‘on
peut le constater dans certaines villes d‘Occident ou d‘Asie ?
91
À l‘origine, les enseignes réalisées sur deux battants en bois ou
autres matériaux, rattachés en leur centre, sont dépliées et posées à
la devanture des ateliers, des salons de coiffure ou des salles de
beauté ou directement représentées sur une de leurs façades. Dans
leur principe, il peut apparaître que la nature même de ces icônes
faussement naïves est destinée à résoudre la question de
l‘interprétation directe du message dans une société où tout le
monde ne sait pas lire et écrire. Dans tous les cas, si tous savaient
lire et écrire à Abidjan cela aurait-il modifié la composition
graphique des enseignes ? Autrement dit, pouvons-nous affirmer
que nous sommes dans une mouvance générale de la prégnance de
l‘image dans le message visuel public ? L‘importance et l‘afflux
d‘images dans l‘environnement public africain et au-delà dans la
société globale, auxquels il semble que nul horizon n‘échappe,
sont-ils dus au fait que le spectateur ou le groupe veut toujours et
davantage se reconnaître et être en harmonie directe avec ce que
renvoie toute forme de communication extérieure, dans le cadre de
vie ? S‘agit-il d‘un allant naturel des attitudes humaines depuis par
exemple les peintures et fresques pariétales et la grotte de Lascaux
ou s‘agit-il d‘une coïncidence pour ce qui concerne la
généralisation des moyens de communication par l‘image
abondante et massive ? Pour ce qui concerne les enseignes
d‘Abidjan, elles semblent jouer un rôle didactique sur la nature de
services variés proposés à la population. Elles semblent adaptées et
mieux indiquées pour transmettre le contenu de leur message, que
ne le ferait un panneau composé uniquement de textes, de signes et
de symboles. Si certaines de ces enseignes comportent des
indications du genre « super coiffure », « coiffure américaine »,
« moderne coiffure », coiffure à la mode », de nombreuses en sont
dépourvues, laissant ainsi une place centrale et prépondérante à
l‘icône. Nous ne pouvons pas réellement redéfinir ou resituer cette
forme de prégnance de l‘image dans les villes africaines en
particulier, dans la mesure où, le disions-nous, il semble qu‘il
s‘agisse d‘un phénomène général à l‘échelle du monde comme
nous pouvons le constater dans les affiches de Benetton, de Nike
ou de Coca-Cola, etc. La seule problématique de l'analphabétisme
ne saurait suffire pour qualifier l‘abondante utilisation de l‘image.
Le réalisme des figures ne laisse l‘ombre d‘aucun doute sur la
nature exacte du service proposé à la clientèle. Il semble évident
92
qu‘aux yeux des peintres ou artisans des différentes enseignes
d‘origines, l‘objet central des productions est la dimension
rétinienne. Il n‘y a pas de sens caché à déceler ni de sens strict
nécessitant par ailleurs un approfondissement. Elles communiquent
directement et leur message se capte aisément pourvu que l‘on vive
dans le contexte et que l‘on maîtrise certains codes de
communication en milieu urbain africain. Nul besoin de héler la
clientèle, une pancarte suffit. « Les enseignes de coiffeurs semblent
en Afrique, une des plus authentiques survivances urbaines de l‘art
traditionnel en Afrique. Elles décrivent à leur façon l‘être du
contemporain (voire l‘ère du moderne) comme le masque et la
statuette exprimaient l‘âme ancestrale. En marge des courants
officiels, les panneaux sont le reflet sensible des changements
socioculturels et traduisent les aspirations profondes des
populations en pleine mutation. À la saveur d‘art brut s‘ajoute
l‘hiératisme instinctif du masque, à sa vigueur expressive le
caractère fonctionnel d‘enseigne rendant à cet art des rues toute la
puissance créatrice de l‘art nègre »33. Le plus important dans la
création de l‘enseigne, est de communiquer clairement l‘idée d‘un
service, d‘un besoin, d‘une nécessité à travers la meilleure
représentation possible, selon les vœux du commanditaire et non de
celui de l‘artisan ou de l‘artiste qui la réalise formellement. Si le
message à communiquer à l‘origine de la commande n‘est pas
fonctionnel ou suffisamment compris, l‘enseigne est supprimée, en
vue d‘une autre dont le sens n‘est pas équivoque. Le souci du
concepteur d'enseigne de rendre sa peinture esthétiquement
présentable est intimement lié à l‘exigence du commanditaire (le
coiffeur en l‘occurrence). L'intérêt de ce dernier est
d'impressionner sa clientèle en créant un rapprochement entre
l'harmonie que dégagent les constructions de l‘enseigne et son
habileté de coiffeur. Dans les notions de migrations et de mutations
à l‘objet des fondements de notre installation Schöne Frisur, en
dehors de la migration formelle des styles strictement attachés à
l‘œuvre elle-même, nous pouvons également considérer deux
attitudes, non moins équivalentes, du point de vue de l‘individu ou
de l‘artiste qui migre. Il est question de mouvements humains d‘un
33 J-M Lerat, Ici bon coiffeur les enseignes de coiffeur en Afrique, Editions. Syro
Alternatives, 1992.
93
endroit à l‘autre dans un sens où les hommes quittent leur lieu de
naissance où leur lieu d‘origine pour aller vers des lieux qui leurs
confèrent un caractère d‘autochtonie. En un sens, partir de chez soi
vers l‘étranger c‘est migré, tout comme partir de l‘« étranger » vers
chez soi, à l‘intérieur d‘un espace de temps donné et de conditions,
c‘est également migré. Si en France, j‘acquiers la citoyenneté
française et je m‘intègre au sein d‘un système de valeurs dites
français. J‘adhère à un système qui m‘intègre au sein d‘un corps dit
étranger modifiant en mon identité étrangère en « terre
étrangère »34. La notion de terre étrangère est relative. Une terre
peut être étrangère selon des circonstances d'approche et de
définition de soi qui s‘adaptent selon notre propre capacité à
intégrer toute chose nouvelle se rapportant à autrui. Le statut
d‘immigré n‘est pas un statut figé et définitivement structuré à
l‘encontre d‘un individu, autant « aucune appartenance ne prévaut
de manière absolue »35. Si j‘acquiers la citoyenneté française, je me
mets automatiquement dans un contexte de contradiction envers
mon pays d‘origine. La Cote d‘Ivoire, ne reconnaissant pas la
double nationalité, je suis censé perdre la nationalité ivoirienne.
Mon pays d‘origine devient un pays étranger, et pour effectuer un
voyage en Côte d‘Ivoire, par exemple, je suis dans l‘obligation de
demander comme tous étranger, un visa. Il n‘y a pas de différence
de traitement pour les Français d‘origine ivoirienne. Le visa
obligatoire obtenu auprès des autorités de mon pays d‘origine me
compte objectivement au nombre des étrangers. Il me semble
également que quand le séjour à l‘étranger est de longue durée, le
sujet migrant en arrive à subir une forme de mutation mentale. Tout
ordre de préférence disparaît au point où tout choix devient un
déchirement et une impossibilité36. À ce stade, il peut se produire la
perte de soi-même et le risque de ne plus se retrouver, ni de se
reconnaître dans ce qui est censé établir le sujet dans son identité.
À notre sens, ce qui établit un individu dans l'identité, c‘est ce qui
est censé le déterminer dès la naissance ; c'est en outre ce qui
34 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Gf Flammarion, janv. 1996, p. 201.
35 Pour Amin Maalouf, « s‘il existe, à tout moment, parmi les éléments qui constituent
l‘identité de chacun, une certaine hiérarchie, celle-ci n‘est pas immuable, elle change avec le
temps et modifie en profondeur les comportements », in Les Identités meurtrières, Editions.
Grasset & Fasquelle, Paris, 1998, p. 19.
36 Ibid, p. 20.
94
définit tout sujet en faisant en sorte que sa terre natale, sa « terre
patrie » ou que le « pays de sa culture », devienne pour lui la terre
du Moi. « Ce qui revient à moi, ce qui retrouve en moi sa patrie,
c‘est mon propre Moi, et la part de ce Moi qui avait longtemps
séjourné en terre étrangère, dispersée parmi les hasards et les
choses »37.
Avec le « recul », que m‘offre ma situation d‘artiste désormais
placé entre deux ponts (dans les deux cas de figure), je note que
l‘œuvre Schöne Frisur présente plusieurs aspects en rapport avec
mon identité sociologique. Il s'agit du « regard retour » de
l‘immigré regardant dans le miroir ou le rétroviseur sociologique.
Je ne suis pas aveugle ni dupe de cette situation. Dans le sens où
l‘on pourrait dire que c‘est parce que je suis un Africain que je
traite d‘un thème et d‘un sujet reconnaissable et renvoyant à ma
propre nature, et cette œuvre pourrait être perçue comme le
symbole de ce qui est censé s'appliquer automatiquement à ma
peau, à ma pensée. L‘on pourrait même dire, en toute conscience,
que l‘artiste d‘origine africaine traite d‘un sujet sur l‘Afrique, ses
mœurs, ses réalités ou ses « choses » parce qu'il est nécessairement
embrigadé dans ces valeurs-là. Pour autant, personne n'est obligé et
le choix de traiter d‘une thématique africaine ou d‘un sujet
renvoyant à l‘Afrique est libre. Il n'y a aucune contrainte. Il n'est
pas nécessaire d'être africain pour utiliser des essences créatives
dites africaines. Nous pouvons évoquer les oeuvres de Wifredo
Lam, Véronique Wirbel, etc., qui ne sont pas africains et dont les
œuvres déclinent pourtant une certaine africanité au vu d'un
ensemble de valeurs idiosyncrasiques utilisées.
Dans les mêmes proportions, je pourrais travailler avec toute forme
de thématiques censées n‘avoir aucun lien avec mon identité
propre. Cependant, à ce stade même, peut-on sortir de l‘identité
comme l‘on changerait de vêtement ? Ne reste-t-il pas toujours
quelque chose dans l‘œuvre d‘un artiste dont il ne peut se
débarrasser à volonté et qui serait une signature en filigrane,
comme son moi intérieur et profond ? La signature de l‘artiste dans
un tel travail, est-elle automatiquement inhérente ou intégrée au
caractère même de l‘œuvre ? Parler de migrations et de mutations
37 F. Nietzsche, Ibid. p. 201
95
dans l‘œuvre d‘un artiste immigré, revient à indexer
nécessairement le regard que la société d‘accueil porte à l‘endroit
de ce dernier et de son œuvre, quelles que soient les thématiques
ou les questions qu‘il aborde. N‘y a-t-il pas toujours une tentation
de voir derrière l‘œuvre de l‘immigré une connotation ethnique ou
identitaire dès lors que l‘on connaît son identité véritable ? Peut-on
voir de la même manière l'identité d'une même œuvre selon qu‘elle
ait été réalisée par un Togolais ou par un Belge ? Ou selon qu‘elle
porte une signature familière ou étrangère ? Les codes mêmes de
notre jugement ou de celui d‘autrui ne s‘adaptent-ils pas au sujet
ou à l‘origine de l‘artiste ? L‘identité de l‘auteur ne vient-elle pas
compléter chaque fois le sens donné à l‘œuvre, comme pour
rajouter de la compréhension et un supplément de sens ? L‘artiste,
quelle que soit la force des mutations subies dans son œuvre, et de
ses propres innovations, ne reste-t-il pas fixé et figé dans la
dimension ethnique minimale assignée à son œuvre par la société
qui l‘accueille ? Tout comme l‘on aurait pu affirmer aux États-Unis
que Marcel Duchamp était un artiste français pratiquant un « art
français », malgré les innovations importantes qu‘il apporta à l‘art
dans sa globalité avec ses « Ready Made ». Ces changements se
démarquèrent par ailleurs du style ambiant en France. Dans le
même ordre d‘idée, l‘on ne peut dire par exemple que Yinka
Shonibare est un artiste africain et que son œuvre relève de l‘art
africain, étant donné que son travail ne reflète aucune époque ou
tendance artistique connue sous cette forme en Afrique. Pour
autant, son œuvre est basée sur une tendance vestimentaire noire
africaine intemporelle qui mêle de façon syncrétique, l‘utilisation
abondante du pagne Wax hollandais aux styles vestimentaires
africains plus anciens. La raison en est que cette utilisation relève
d‘une pratique populaire africaine qui n‘est pas à considérer sous
l‘angle artistique strict et unique. Le mode de vision et d‘utilisation
n‘est pas le même.
Schöne Frisur demeure donc un regard neuf, une vision revisitée
de ma ville africaine, ville abidjanaise. Ce regard peut être vu
comme une découverte par rapport à mes questionnements
artistiques actuels, par rapport à l‘artiste que je suis devenu avec
les problématiques et les choix esthétiques et artistiques dans
lesquels j‘ai choisi d‘orienter mon travail et de m‘engager, depuis
mon éloignement physique d‘Afrique. Pour ce qui concerne les
96
enseignes, il est à remarquer qu‘elles existent depuis longtemps et
je puis dire que sur le plan de leur visibilité ou de leur « contenu de
vérité », je les connaissais sans leur accorder un intérêt auparavant.
Elles comptaient à mes yeux au nombre des choses visibles
jouissant d‘une visibilité invisible, immergé que j‘étais dans
« l‘inertie de l‘existence et de l‘évidence »38. Ces choses, à ma
conscience, n‘avaient pas besoin d‘une reconnaissance particulière.
Je ne me le disais pas, je ne le pensais pas, non plus, cela était. Le
regard que je porte désormais sur les enseignes peut être assimilé à
une découverte ou nouvelle découverte, dans la mesure où je peux
presque dire qu‘avant mon voyage en France en novembre 1995, je
ne les voyais pas ou ne les percevais pas avec la même acuité.
C‘est notamment le regard de l‘immigré empreint d‘une forme
d‘acculturation, de retour chez lui, qui projette un regard autre et
différent sur les rues des quartiers populaires qu‘il a autrefois
fréquentés. De fait, ce n‘est pas un regard nécessairement différent
de celui de l‘étranger qui arrive en ce lieu pour la première fois. Je
crois que ce regard est assimilable à celui que j‘ai porté sur les rues
de Paris quand j‘y ai débarqué pour la première fois. J‘indexe
notamment de Paris, son organisation intérieure spécifique, sa
topographie particulière et originale, à laquelle il faut ajouter
l‘attitude et le comportement des habitants (les parisiens) qui font
que Paris est Paris. Mon approche de Paris ne renvoyait à rien de
concret. C‘était notamment une vision nouvelle des choses, comme
si je naissais de nouveau dans un monde différent ou inconnu où je
devais tout réapprendre. Ce regard du paysage nouveau est
comparable à celui que je ressens en revenant dans mon pays
d'origine après des années d‘absence en ayant le vécu et
l‘expérience du monde, en plus. Il est indéniable que l‘objet d‘une
mutation du regard natif est manifeste ou prend forme dans
l‘immanence. Ce qui mute donc ici, chez l‘artiste que je suis, c‘est
exactement le sens de mon regard, c‘est l‘angle de mon regard ou
de ma vision et la forme ou la manière de voir selon la somme de
mes acquis engrangés le long de mon expérience ivoirienne et mes
expériences européennes et américaines. Ici de même – pourtant
chez moi — je redeviens un immigré, car je n‘ai certainement plus
le même regard de la vie d‘ici (vue comme environnement ou
38 S . Trigano, Le temps de l‘exil, Editions. Payot & Rivages, Oct. 2006, Paris, p. 9.
97
champ social) que tous ceux qui y vivent sans peut-être le recul et
la distance nécessaire voire l‘absence que j‘ai pu expérimenter
indirectement ou involontairement. Je ne suis plus pris dans les
mailles ou prisonnier d‘un monde « figé » ou qui a ses fixations et
ses réalités de par la multiplicité des mondes qui s‘activent
désormais à l‘intérieur du moi. Je suis un regardeur ou un
observateur distant, parfois désintéressé, parfois scrutateur et
critique des moindres défaillances de cette société africaine, qui
apparaissent d‘autant plus évidentes à mes yeux que de l‘autre côté
de ce « miroir » ce qui peut aussi apparaître anormal à mes yeux
apparaît normal aux yeux de ceux qui y vivent sans discontinuité
depuis leur naissance, et depuis toujours.
Dans ce contexte-là, je pourrais aussi dire que les gens d‘ici sont
devenus aveugles de leurs certitudes en se complaisant dans ce qui
peut apparaître par moment comme des déficits qu‘ils considèrent
comme des grandeurs ou à contrario dans ce qui peut apparaître
dans les traits de cultures comme des grandeurs qu‘ils ne voient
pas, qu‘ils détruisent par désintérêt. Ils les entrevoient comme des
symboles de déconsidération à force d‘aliénation et de paralysie.
Ils considèrent encore certaines valeurs comme exclusivement
inhérentes à l‘organisation des sociétés développées à l‘instar de
l‘entretien de l‘environnement, du cadre de vie, de la conservation
du patrimoine culturel39, etc.
Le cadre culturel est défaillant ou manquant.
pour Michel de Certeau « l‘aliénation est aujourd‘hui liée à
l‘isolement du culturel »40
Ce qui mute, c‘est le fait de n‘appartenir plus entièrement à aucun
des corps sociaux constitués et des lieux qui portent l'artiste dès le
« berceau » (à considérer que tout corps social constitué, soit
39 Pour Alain Sinou, jusqu‘au milieu du XXe siècle, l‘existence d‘un patrimoine architectural
et urbain à l‘échelle de l‘Afrique ne fait pas l‘objet d‘une réflexion particulière : seuls
quelques biens sont identifiés et peu d‘actions de conservation sont engagées. Cette situation
s‘explique d‘abord par la dimension éminemment européenne de ce concept (…)
De nombreuses nations (africaines) peinent encore à affirmer des choix politiques dans ce
secteur, comme si elles n‘arrivaient pas à identifier leur patrimoine culturel et s‘en remettent
à des interlocuteurs extérieurs pour assurer cette tâche. Coll. Le patrimoine culturel africain,
Editions. Maisonneuve & Larose, 2001, Paris, pp. 167, 172
40 M. de Certeau, La culture au pluriel, Editions. Christian Bourgeois, oct. 1993, p. 179.
98
véritablement authentique, et évoluant séparément des autres)41.
Sans aucun complexe, je ne suis plus totalement ivoirien. Je suis
certainement partiellement européen ou français. Cela n‘est pas et
cela n‘est plus l‘affaire d‘une simple question de mon appartenance
biologique autodéterminante et définitive qui me donnerait seul le
droit de fonder ou de récuser totalement mon unique appartenance
ou ma double appartenance42 à un corps constitué ou à des
corps constitués, mais bien celle d‘un dépassement des aspérités de
mon corps social originel qui certes m‘a porté au monde, mais n‘a
pas seul permis de me forger un regard authentique, désintégré et
transcendant. Il y a là un dépassement du moi, et une proximité de
l‘autre « une sortie de soi qui en appelle à l‘autre, à l‘étranger »43.
Je puis dire aussi que « je n‘ai plus de patrie unique, je suis devenu
un passant dans toutes les villes, et en partance sur tous les
seuils »44. J‘ai grandi dans les rues d‘Abidjan sans véritablement
voir et comprendre les détails et l‘essence des choses parce que je
n‘avais tout simplement pas cette assurance du regard de
l‘« homme fait ». Serait-ce aussi parce que j‘avais un regard
immature et inconscient pour connaître la portée réelle du message
de ces enseignes ou même pour percevoir leurs portées esthétiques.
Sartre pose la question de savoir « que serait une compréhension
qui, en soi-même, ne serait pas conscience (d)‘être
compréhension ? »45. Il était donc important que la question de
l‘objectivité de mon regard d‘autrefois soit efficiente pour
percevoir la réalité de mon contexte de vie, de ses choses, de ses
objets, de ses images, dans toutes leurs amplitudes. Je parle
d‘« objectivité du regard », dans la mesure où « une, au moins, des
modalités de la présence à moi d‘autrui est l‘objectivité »46.
L‘objectivité dont je pourrais me prévaloir aujourd‘hui est
41 Ce que pourront contester les thèses de Claude Lévi-Strauss dans « Race et histoire » ou
Amin Maalouf dans « identités meurtrières », Emmanuel Lévinas dans « Altérité et
transcendance ».
42 Amin Maalouf indexe le phénomène de l‘ « identité composée », in Les Identités
meurtrières, Editions. Grasset & Fasquelle, Paris, 1998, p. 10.
43 E. Lévinas, Altérité et transcendance, Ed. Fata Morgana, mai 2006, p. 108.
44 Interprétation de « Mais je n‘ai trouvé de patrie nulle part, je ne suis jamais qu‘un passant
dans toutes les villes, et en partance sur tous les seuils. De F. Nietzsche, in Ainsi parlait
Zarathoustra, p. 167.
45 J-P Sartre, L‘être et le néant, Essai d‘ontologie phénoménologique, Editions. Gallimard,
mai 2001, p.109-110.
46 Ibid. p. 292.
99
efficiente (je n‘en suis peut-être pas totalement certain) parce que
j‘ai vécu dans le manque du pays pendant mon séjour en Europe.
Du coup ma nouvelle présence à Abidjan me permet de mieux
distinguer les choses, les objets, les images d‘ici et de les
appréhender réellement, non pas, parce que toutes ces choses
n‘existaient pas de façon minimale à mes yeux, dans leur « saisie
fondamentale »47, mais parce que leur présence et leur vision font
corps et partie intégrante du décor spécifique qu‘est celui des
quartiers d‘Abidjan et qui fait qu‘Abidjan est Abidjan, tout comme
je le fis aussi remarquer pour Paris. De fait, que l‘on note la
présence ou non de ces mêmes enseignes en Afrique noire,
n‘établit pas ce décor spécifique d‘Abidjan à se retrouver
également en tout lieu et en toute circonstance au point de créer des
villes jumelles africaines. Ce décors d‘Abidjan ne va pas de soi en
Afrique, il n‘est pas interchangeable avec d‘autres lieux en Afrique
comme dans une « série infinie d‘apparitions de même type », et
celui-ci précisément vint à manquer à ma conscience même
distraite au point de constituer en moi, un besoin, une nécessité,
que je photographie, reproduis et interpose selon un ordre original
et une interprétation nouvelle. D‘une autre manière, quand l‘on vit
longtemps dans une atmosphère ou dans un contexte précis, que
voir avec précision dans la profusion des choses à voir ? Que
distinguer dans la panoplie des images visibles dans un contexte de
vie ? Aujourd‘hui, mon regard nouveau sur les choses est le fruit de
mes expériences des réalités autres du monde et de mes acquis
actuels.
De toute évidence, dans l‘art contemporain aujourd‘hui, il y a un
facteur relatif au bon sens, et à une forme de pragmatisme dans les
notions de migrations et de, mutations tant au niveau de la
réceptivité des styles, des langages et des manières de faire, que de
l‘exacte réalité des objets disponibles ou mis à la disposition des
créateurs. J‘indexe également les notions relatives au degré
d‘évolutions des techniques de travail et des facilités accordées aux
artistes ainsi que des lieux exacts où ils sont originaires. Si je
considère par exemple deux pays : la Suisse et la France, dans
l‘absolu et compte tenu de la réalité des moyens de création, des
liens de voisinage, des facilités de déplacement et d‘échanges entre
47 Ibid. p. 294.
100
les deux pays, les écarts qui peuvent exister par exemple entre un
artiste contemporain d‘origine suisse et un artiste contemporain
d‘origine française seront moins grands que ceux que l‘on peut
noter entre eux et l‘artiste contemporain par exemple de Côte
d'Ivoire où d‘un pays quelconque d‘Afrique noire qui vit et
travaille précisément chez lui. Dans la notion de migration tout
peut dépendre de l‘endroit où l‘on migre et des différences notoires
qui peuvent exister de l‘endroit que l‘on quitte à l‘endroit où l‘on
va. Le Français qui migre vers la Suisse et le Suisse qui migre vers
la France, migrent-ils réellement ? Je considère que la véritable
migration du corps et de l‘esprit et les mutations éventuelles des
techniques, des thématiques, etc., dans l‘œuvre d'un artiste ou dans
les attitudes ou postures de l‘artiste ne sont valables que quand il
sort ou va au-delà d‘une sphère culturelle éloignée
géographiquement et dite éloignée culturellement du sien ?
L‘artiste n‘a nul besoin de copier ou de ressembler voire de
s‘intégrer dans des usages artistiques d‘un lieu donné, si ces usages
ressemblent déjà fortement à ceux en vigueur chez lui, d‘où la
question de bon sens dans l‘objet de l‘art contemporain. Il y a
également en action la dimension psychologique engagée dans le
fait que l‘artiste en dehors d'être réellement confronté au
phénomène de la différence du milieu de vie (le milieu naturel et la
nature ambiante) quand il migre, peut développer sans en être
forcement conscient une somme de blocages intellectuels ou
psychiques et d‘autant d‘inaptitudes naturelles parce qu‘il se trouve
justement dans un autre pays en majorité peuplé de personnes
morphologiquement ou physiquement différentes de lui (sans
entrer dans des questions d‘ordre génétique ou à polémique).
In fine, l‘objet d‘une forme de mimesis vue comme « imitation et
représentation de la réalité » s‘impose nécessairement à l‘artiste
qui change véritablement de mode de vie ou de cadre de vie, quand
il est amené à tenir compte objectivement des réalités d‘une « vie »
ou d‘une expérience de vie nouvelle. Et dans l‘objet de l‘art
contemporain, ce « mimétisme » prendra forme aussi bien dans les
objets48 du temps empirique de l‘artiste, que de ceux de son milieu
empirique, où il vit et est plongé au moment de son travail. Il ne
peut échapper à ses deux éléments (deux au moins) dans la mesure
48 Nous parlons et indexons bien ici la nature des objets utilisés par les artistes pour créer.
101
où il est lui aussi comme tous les hommes de la même époque,
forcement « témoin » ou « présence » de son temps.
La notion de présence de l‘artiste va induire celle, non seulement
de sa pleine conscience49 des choses, mais également celle où cette
conscience s‘intègre aux choses. Y a-t-il une forme de poïétique ?
Si nous parlons de la contemporanéité créative, l‘artiste vit
nécessairement l‘intériorité de son présent, comme contemporain
de son temps, autrement il n‘existe pas50. Même s‘il le conteste,
cette contestation prendra forme à l‘intérieur d‘un espace prévu,
permis et ordonné par sa propre contemporanéité. Cette
contestation fera partir de l‘ordre normal des choses de son époque,
prenant en compte les causes de leur hétéronomie et les causes de
leur intériorisation ou autonomie à l‘intérieur de l‘en-soi. Cela est
valable si nous nous plaçons à l‘intérieur d‘un passage entre passé
et présent. Il s‘agira alors d‘un relais culturel, un passage de témoin
d‘une génération à l‘autre. L‘objet de la migration de l‘artiste est
aussi motivé par la différence supposée des nouveaux lieux où il
va. Aussi, il me semble évident que je n‘aurais personnellement
jamais migré temporellement vers la France, la Suisse,
l‘Allemagne, les États-Unis et l‘Italie, et embrasser toutes formes
d‘expériences artistiques et humaines si j‘étais absolument
convaincu de retrouver les mêmes objets en ces lieux que chez
moi.
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DE CERTEAU Michel, La culture au pluriel, Éd. Christian Bourgeois, oct. 1993,
228 p.
49 Nous entrevoyons ici la conscience comme le pendant de l‘esprit. Dans ce cadre nous
rejoignons Theodor Adorno quand il rapproche ce pendant à la mimésis en art, pour lui, ―La
mimesis en art, c‘est le pré-spirituel, le contraire de l‘esprit et, en retour, ce à partir de quoi il
s‘illumine. Dans les œuvres d‘art, l‘esprit est devenu principe de construction, mais il ne
suffit à sa finalité que lorsqu‘il s‘élève à partir de ce qui attend d‘être construit, à partir des
impulsions mimétiques, que lorsqu‘il s‘intègre à elles, au lieu de s‘imposer de façon
autoritaire », in T. W Adorno, Théorie esthétique, Editions. Klincksieck, Paris, 1995, p. 170.
50 Il y‘a là, un rapport de génération et l‘artiste contemporain ne peut vivre et travailler
comme contemporain d‘une époque révolue et passée, même s‘il ne se réclame pas de son
époque.
102
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