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LE CAHIER DES ARTS ISSN 2220-8984 1 LE CAHIER DES ARTS Revue d’arts et sciences de l’art 2 SECRÉTARIAT DE PUBLICATION Directeur de publication Yacouba KONATE – Professeur à l'Université de Cocody Rédacteur en chef Yahaya DIABI – Professeur à l'Université de Cocody Rédacteur en chef adjoint Raoult BLE – Maître de conférence à l'Université de Cocody Secrétariat de rédaction chargé de la correction Bahi AGHI – Maître de conférence à l'Université de Cocody Assiè BONI – Assistant à L'Université de Cocody Élie DRO – Assistant à l'Université de Cocody Bahouman KAMATE – Maître-assistant à l'Université de Cocody Julien ADHEPEAU – Assistant à l'Université de Cocody Responsable chargé de la communication Koffi YAO – Assistant à l'Université de Cocody Abidjan 3 COMITÉ SCIENTIFIQUE Éliane CHIRON – Professeur à l'Université Paris 1 PanthéonSorbonne Amos FERGOMBE – Professeur à l'Université d'Artois Icleia CATTANI – Professeur à l'Université Porto Alegre Sandra REY – Professeur à l'Université Porto Alegre Benjamin BROU – Maître de conférences HDR Université d‘Artois Abraham PINCAS – Professeur à l'École Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris Mohamed ZINELABIDINE – Professeur à l'Université de Tunis Justin BINSANWA – Professeur à l'Université de Laval Irie Ernest TOUOUI BI – Maître de conférences, Université de Cocody-Abidjan Doh Ludovic FIE – Maître de conférences, Maître de conférences Université de Cocody — Abidjan Parfait DUANDE – Maître de conférences, Université de CocodyAbidjan 4 SOMMAIRE Cristina CASTELLANO L‘imaginaire immigrant des artistes mexicains – américains. P. 11 Delphine COLIN Migration de l‘écriture, mutation du portrait dans les photographies de Shirin Neshat P. 27 Élie DRO Migration du signe, Mutation du regard P. 39 Marie BERNE Entre migration et mutation : le déclic chez Samuel Beckett et Gao Xingjian P. 59 Marina ONDO La sculpturo-peinture : union, mutation et migration entre deux arts. P. 71 Koffi Célestin YAO Migration et Mutation de l‘icône populaire P. 85 5 6 ÉDITORIAL Le Cahier des arts est une revue consacrée aux arts et aux sciences de l‘art. Il comporte notamment une version papier et une version numérique : www.lecahierdesarts.com. Cette revue est intégrée au Département des arts, à l‘UFR Information, Communication et Arts de l‘Université de Cocody-Abidjan. La revue se propose de publier un numéro chaque trimestre, soit quatre numéros par an, une réflexion globale sur les enjeux majeurs des arts et des sciences de l'art. Le cahier des arts a pour vocation de rechercher des savoirs transversaux sur l‘objet des arts. Il met en valeur les rapports interdisciplinaires entre les différentes sciences de la création, au sens des fusions, des chiasmes et des entrelacs. L‘on peut percevoir, les rapports entre l‘artiste et l‘œuvre qu‘il met en forme ou soumet à la matière sous l‘angle poïétique. Les confrontations entre les disciplines sont non seulement possibles, mais fécondes et enrichissantes. Dans chaque numéro, il est à l'objet de saisir les enjeux des grands concepts qui traversent l‘art, l‘esthétique, l‘histoire de l‘art, la philosophie, les théories de l‘art, les savoirs au sein des cultures. Le cahier des arts est une revue scientifique qui va également axer ses actions-prospectives sur des domaines variés concernant la recherche, la connaissance, l‘analyse critique, le savoir théorique et pratique ciblé spécifiquement dans les arts. Pour chaque numéro, le comité de rédaction constitué invite, par un appel à contributions, les enseignants-chercheurs, les doctorants et les spécialistes des disciplines artistiques et voisines à traiter d‘une thématique ou d‘une problématique traversant le champ de l‘art. Les textes répondant à l‘appel à contribution sont publiés après instructions du comité scientifique composé d‘enseignants issus de différentes universités du monde. La ligne éditoriale du cahier des arts s‘enracine dans une posture théorique et épistémologique ayant pour but la diffusion des connaissances sur/dans les arts. Les publications peuvent rendre compte de thématiques certes usitées, mais qui ne prennent pas moins figures nouvelles en raison des découvertes, de l‘actualité artistique ou des sujets brulants dans le domaine indexé. En soumettant à la recherche des questions concernant les champs disciplinaires artistiques, le comité de rédaction entend mobiliser des outils d‘analyse et des références 7 capables d‘expliciter et de rendre intelligible la thématique proposée. Cette revue se veut un espace de confrontation intellectuelle et non un catalogue de réflexions disparates. Chaque numéro est conçu comme un ouvrage collectif, dans lequel les contributions sont susceptibles de dialoguer. Il est question de valoriser les dynamiques de recherche dans les arts, en publiant notamment des travaux de chercheurs confirmés et de jeunes chercheurs. La diversité des formats de publication que nous proposons (électronique et papier) permet de donner davantage de visibilité à la revue en l‘ouvrant à l‘international et notamment aux chercheurs d‘autres pays. Il s'agit par cet acte de créer une synergie nouvelle susceptible de faire coopérer et de faire connaître de façon pratique les sciences créatives en général, les formes hybrides et les savoirs de plus en plus hermétiques de la création. Cette revue se propose de fournir des clés et des codes de lecture, d'interprétation, de compréhension des méthodes de travail, des manières de faire, des langages des arts, d'hier à aujourd'hui et de provoquer des perspectives de possibles développements des sciences de la création. 8 Migrations – Mutations dans les arts Migrations et mutations : ces deux termes ont une résonance planétaire. Il s‘agit de les importer dans le domaine de l‘art, sans les confondre. Les arts visuels nous ont habitués à la création d‘hybrides à partir du vivant, collaborant avec la science. La migration des artistes est mondiale et fait muter leur démarche. Les résidences d‘artistes, les installations in situ notamment, favorisent ce phénomène. La migration n‘aurait pas de fonction créatrice sans qu‘elle affecte les techniques, les formes, les codes, les modes de présentation et de réception, de rapports à l‘autre, à l‘histoire, au lieu que fonde chaque œuvre. La mutation touche à la profondeur de l‘œuvre, au sens biologique où la mutation s‘exprime afin qu‘émerge une espèce nouvelle. Le paysage semble y prendre une part privilégiée. En prenant appui sur le contenu programmatique des œuvres, sur les écrits des artistes, pourra-t-on saisir le moment où la mutation « s‘exprime », où l‘œuvre échappe à la copie d‘une formule ? Trouverons-nous comment se reconfigure l‘identité complexe de l‘artiste ? Quel rôle y tient le paysage ? Dans les rapports entre l‘art et la science, par exemple, comment faire la part de la pensée imaginative et de la pensée rationnelle ? Autant de questions auxquelles on tentera de répondre. Pr Eliane CHIRON Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne 9 10 Cristina Castellano est doctorante chercheuse au Centre de Recherche des Images, Cultures et Cognitions à l‘Université de Paris 1, Panthéon – Sorbonne. Elle prépare une thèse de doctorat en esthétique et sciences de l‘art (études culturelles) sous la direction de Bernard Darras. Son travail de recherche actuel explique les processus de construction du sens dans les expositions contemporaines. Elle s'intéresse au métissage, au multiculturalisme et à l‘identité exposés dans l‘art et les musées. Les recherches antérieures de Cristina Castellano concernent les expressions artistiques de la frontière mexicaine – américaine, les paradoxes du multiculturalisme et l‘histoire de l‘art chicano à Chicago, New York, San Francisco, Los Angeles, San Diego et Tijuana. Les résultats de sa recherche se trouvent publiés dans plusieurs revues académiques en France, Italie, Grèce, Mexique et Argentine. Elle est membre du Conseil Éditorial de la Revue de Recherche en Esthétique à l‘Université de Guadalajara, au Mexique. LE DEVOIR DE BOLIVAR [1] L’IMAGINAIRE IMMIGRANT DES ARTISTES MEXICAINS – AMÉRICAINS Toute migration engendre une mutation. La présence des corps « étrangers » au sein d‘un système provoque leur affectation et un déséquilibre temporel. Afin de contrôler les déséquilibres, le système cherche à expulser ou à assimiler les nouveaux arrivants. La régulation commence, mais le système récepteur ne sera plus le même, il a vécu une transformation et il devra établir une nouvelle 11 organisation.[2] Voici l‘explication au sens biologique, mais le même phénomène peut se présenter dans le domaine des arts de la frontière. Cet article explique ce phénomène de migration et mutation à l‘instar d‘une installation réalisée par deux artistes de la frontière mexicaine – américaine. La pièce s‘appelle Bolivar‘s Burden (Le Devoir de Bolivar). Il s‘agit d‘une installation exposée au Musée Grand Arts Kansas City [3] situé à la ville du Missouri aux ÉtatsUnis. La pièce est d‘Einar et Jamex de la Torre, deux frères qui habitent et travaillent entre le Mexique et les États-Unis. Nous avons choisi cette pièce parce qu‘elle s‘inscrit dans le contexte de l‘art immigrant, frontalier et contemporain. Le titre de la pièce « Bolivar‘s Burden » est facilement compréhensible pour les habitants de la frontière mexicaine américaine. Le spectateur ordinaire sait que Bolivar a été un grand personnage latino-américain qui a lutté contre les injustices et en faveur de l‘unification de l‘Amérique latine. Même s‘il est vrai que le titre de l‘installation fait allusion au libérateur latino-américain, les intentions des artistes pour titrer ainsi l‘installation sont liées à l‘imaginaire collectif qui existe à la frontière. Selon les artistes, le titre de « Bolivar‘s Burden » fait référence à l‘opinion répandue qui existe aux États-Unis sur la tâche des hommes blancs : « The white‘s man Burden », – expression bien connue des gens de la frontière, nous précise l‘artiste –, cette tâche des hommes blancs consiste à christianiser les populations métisses ou de couleur. Dans cette installation, les artistes ironisent cette mission de l‘homme blanc et ils dressent, face à la tâche de l‘homme blanc, la tâche de Bolivar. Afin de garder leur système, les États-Unis surveillent leurs frontières physiques et culturelles, mais le flux de migration humaine provenant du Sud augmente. Au plan démographique, la population hispanophone représente 12.5 % de celle des États-Unis où 60 % sont d‘origine mexicaine, ce qui représente près de 21 millions de personnes, c‘est-à-dire, 10 % de la population totale au Mexique. [4] Les nouveaux migrants transforment le système états-unien. Les mutations de l‘Amérique actuelle se constatent aussi dans le 12 domaine artistique. Cependant, dans l‘Amérique migrante, les nouvelles mutations engendrent des conflits. Les artistes expriment leur position. L‘analyse de cette installation révèlera l‘opposition qui existe entre les populations « anglo » et « latino » et la naissance d‘une nouvelle espèce issue de la génération et de la conciliation : l‘art chicano. Introduction Toute migration engendre une mutation. La présence des corps « étrangers » au sein d‘un système provoque leur affectation et un déséquilibre temporel. Afin de contrôler les déséquilibres, le système cherche à expulser ou à assimiler les nouveaux arrivants. La régulation commence, mais le système récepteur ne sera plus le même, il a vécu une transformation et il devra établir une nouvelle organisation.[2] Voici l‘explication au sens biologique, mais le même phénomène peut se présenter dans le domaine de la culture et notamment dans celui des arts frontaliers. Cet article explique ce phénomène de migration et de mutation à l‘instar d‘une installation réalisée par deux artistes de la frontière mexicaine – américaine : Einar et Jamex de la Torre. La pièce s‘appelle Bolivar‘s Burden (Le Devoir de Bolivar). Il s‘agit d‘une installation exposée au Musée Grand Arts Kansas City [3] situé à la ville du Missouri aux États-Unis. La première partie de cette analyse examine les propos des auteurs.[4] Vous trouverez une description matérielle et une description conceptuelle de l‘installation. Ceci nous permettra de dévoiler la correspondance des signes à l‘intérieur de la pièce. La deuxième partie situe le contexte sur lequel les artistes, Einar et Jamex de la Torre, déroulent leur travail artistique. Nous verrons les paradoxes de l‘identité artistique des artistes trans-migrants et les mutations actives de leur savoir-faire technique. La troisième partie évoque les catégories esthétiques forgées par Tomas YbarraFausto et fixe une appréciation de l‘ensemble du texte. Elle conclut sur les préoccupations de la thématique mutation et migration. La méthode employée pour la rédaction de cet article est interdisciplinaire. Ce travail s‘inscrit dans les débats suivis par les études culturelles et les travaux développés par le Centre de 13 Recherche des Images, Cultures et Cognitions (CRICC), dirigés par Bernard Darras.[5] Nous avons également suivi les débats du Centre de Recherche des Études Chicanos [6] et les approches de la théorie de la culture populaire aux États-Unis. [7] 14 1. BOLIVAR’S BURDEN [8] Le titre de la pièce « Bolivar‘s Burden » est facilement compréhensible à la frontière mexicaine américaine. Pour le lecteur ordinaire, Bolivar représente la figure d‘un personnage sudaméricain qui a lutté contre les injustices et en faveur de l‘unification de l‘Amérique latine. L‘installation analysée ici, fait allusion au libérateur, mais les intentions des artistes pour la titrer « Bolivar‘s Burden » sont liées à l‘imaginaire collectif de cette frontière. Le titre « Bolivar‘s Burden » fait référence à l‘expression répandue aux États-Unis sur le devoir des hommes blancs : « The white‘s man Burden ».[9] Cette expression sur le « devoir de l‘homme blanc » s‘est popularisée en territoire frontalier. Elle fait référence au droit autoproclamé de certains individus pour évangéliser les populations métisses ou de couleur. Ce « devoir » envisage toujours l‘enseignement des « bonnes manières » à l‘instar d‘une rhétorique qui justifie l‘expansion d‘une sorte de moralité et des codes de la bonne conduite. Ce « devoir de l‘homme blanc », que l‘on pourrait bien appeler prédication, amène en effet à la colonisation immodérée des imaginaires des autres, à la violence symbolique et donc à la domination injustifiée. Dans Bolivar‘s Burden, les artistes ironisent sur cette mission si répandue. Face au « devoir de l‘homme blanc », ils dressent le devoir de Bolivar. Sur l‘installation, nous ne trouverons pas un personnage central ni une histoire concrète à interpréter, mais un vocabulaire visuel construit sur des éléments qui sont à première vue isolés. Ces éléments se trouvent souvent opposés et en tension : en haut et en bas ; à gauche et à droite ; l‘ancien et le moderne. C‘est comme s‘il s‘agissait de modules séparés et confrontés les uns avec les autres en raison de leurs appartenances. Voyons de plus près ce que la pièce nous révèle. L‘installation Bolivar‘s Burden se présente en deux parties. L‘une qui est accrochée sur le mur et l‘autre, sur le sol, enchaîné au premier. Dans la partie haute, on trouve un matelas doublé d‘un morceau de vinyle en cuir. Sur le matelas et à gauche, un morceau de jambe féminine est cloué. Une carte de l‘ensemble du continent 15 américain est reproduite sur la jambe. Celle-ci est enchaînée à une tête Olmèque posée sur le sol. La jambe se trouve au milieu de deux cornes en noir composées en verre soufflé. À droite sur la partie haute se trouve une affiche publicitaire d‘une boisson alcoolique : « Brandy Presidente ». Une autre corne de couleur jaune est collée sur l‘affiche ainsi qu‘une croix noire de laquelle émergent des petites cornes jaunes, elles aussi en verre soufflé. Mais qu‘est-ce que cela signifie ? D‘abord, il faut distinguer les deux types de cornes. Elles sont en noire et en jaune. Pour les artistes, elles représentent l‘opposition entre les populations « anglo » et « latino ». En effet, la corne jaune représente le prototype de l‘homme de race blanche, aux yeux bleus, aux cheveux blonds correspondant au type anglosaxon, bastion de cette tâche colonialiste et dominante. En revanche, la corne de couleur noire représente le prototype de l‘homme métis ou mélangé, correspondant au type hispanique ou latin. La croix chrétienne est couverte de petites cornes jaunes. Elle rappelle ainsi le devoir que s‘est donné l‘homme blanc de sermonner les hommes de couleur. L‘affiche de boisson alcoolisée sur laquelle est représentée la croix rappelle cette idée de la religion comme la « drogue » du peuple. La deuxième partie de l‘installation est dissociée de la partie d‘en haut. Elle montre un fond vert où sont logés des dessins de « manuscrits » anciens de la culture maya. Ils sont mêlés avec des logos publicitaires contemporains. Aux origines, les civilisations précolombiennes avaient recours à ces symboles pour communiquer. Les dessins signifiaient quelque chose de précis et leur signification était comprise à l‘intérieur des cultures porteuses des codes pour les interpréter. D‘après les artistes, dans la civilisation occidentale actuelle c‘est le logo qui accomplit cette fonction. Sur l‘installation, ils sont visibles parmi les marques mexicaines : « Télévision aztèque » (un média dominant du Mexique), la bière Corona et la tequila Sauza si populaires à la frontière. On trouve aussi les marques des compagnies transnationales comme Coca — Cola, Apple, Nike, JVC, Jeep et The Bell Company. Ces dernières marques représentent le « devoir de l‘homme blanc » et leur allié le plus précieux « le commerce et la publicité ». Le logo évoque la signature incontournable et synthétique d‘une communication et d‘un produit commercial qui, 16 lui aussi, essaie de convaincre. Le devoir de l‘homme blanc est donc lié à l‘expansion et à la conquête des marchés et des choix individuels, une autre mission à assimiler. Bolivar’s Burden (détail) Les artistes ont voulu exprimer le paradoxe de la consommation et de l‘argent dans le contexte des Amériques. La tête Olmèque enchaînée à la jambe couverte par la totalité des Amériques symbolise ironiquement une population continentale unie par l‘intérêt de l‘argent. C‘est pour cette raison que les plasticiens appellent au devoir de Bolivar, un devoir qui unirait l‘Amérique par la force de son histoire et de sa liberté. 2. L’ARTISTE FRONTALIER : UN TRANS-MIGRANT DES FORMES. L‘immigration des Latinos aux États-Unis provoque plusieurs transformations sociales et économiques. Malgré l‘installation d‘une police frontalière et d‘un mur, la migration de la communauté Latino Américaine vers les États-Unis augmente. Au plan démographique, la population hispanophone représente 12.5 % de celle des États-Unis où 60 % sont d‘origine mexicaine, ce qui représente près de 21 millions de personnes. [10] À Los Angeles, il y a de 9 à 10 millions d‘Hispaniques. Ce phénomène provoque à la fois des révolutions et des mouvements artistiques. Einar de la Torre et Jamex de la Torre sont deux frères artistes qui habitent et travaillent entre le Mexique et les États-Unis. Ils possèdent la double nationalité, mexicaine par naissance et américaine par héritage. L‘héritage vient de leur mère et de leur 17 grand-mère, naturalisées américaines grâce au grand-père qui, collaborateur diplomatique du Danemark, est resté aux États-Unis toute sa vie en obtenant ainsi sa naturalisation. Les artistes sont américains par héritage, mais pas par naissance ni par culture. Ils sont nés respectivement en 1963 et 1960 à Guadalajara, au Mexique. Les deux artistes ont fait leurs études en arts à l‘Université de Long Beach à Californie. Ils se sont spécialisés dans l‘art du verre soufflé. Ils ont grandi dans un va-et-vient entre le Mexique et les États-Unis. Ils se déplacent continuellement entre Ensenada (Mexique) et San Diego (États-Unis) où ils possèdent leurs ateliers dans chacun des deux pays à deux heures d‘intervalle. Selon Einar lui-même, ces circonstances ont provoqué des difficultés identitaires personnelles parce que, pour les Mexicains, ils sont considérés comme Mexicains-Américains ou Chicanos, et pour les Chicanos, ils sont considérés comme Mexicains. Contrairement aux artistes chicanos, qui naissent et grandissent aux États-Unis, Einar et Jamex, n‘ont pas connu les luttes du mouvement chicano. Ils n‘y prennent pas part. Alors, nous dit Einar : « Nous sommes nées et avons grandi au Mexique, mais quand nous avons traversé la frontière pour faire des études et travailler artistiquement, nous nous sommes ―assimilés‖ aussi à la culture américaine. Donc, nous sommes entre les deux, nous ―traversions tout le temps‖. » [11] L‘artiste se voit comme quelqu‘un « de la frontière ». Il s‘identifie avec l‘esthétique de l‘art chicano parce qu‘il utilise les images traditionnelles de la culture mexicaine dans leur travail. Il s‘agit d‘images stéréotypées, très connues et trop utilisées par les artistes chicanos. Mais, la différence fondamentale entre l‘art des chicanos et l‘art de De la Torre est le rapport culturel. Pour les chicanos, la culture mexicaine est comme une culture fantôme, parce qu‘ils n‘ont pas grandi en contact avec les villes et les coutumes de la vie mexicaine. Ils ont grandi avec les récits et les souvenirs de leurs parents immigrants. Pour cette raison, les Chicanos vont faire une reconstruction des symboles de la culture mexicaine. Ils expriment un Mexique imaginé, un pays inventé et reconstitué dans leur imagination. Voici la raison pour laquelle les artistes chicanos utilisaient les images stéréotypées pour exprimer leur dignité 18 culturelle : la vierge de Guadalupe, le calendrier aztèque, les héros de l‘indépendance, entre autres. Les frères De la Torre reprennent aussi les symboles de la culture mexicaine, mais sans nostalgie, puisque la culture mexicaine s‘est retrouvée continuellement dans leur quotidien. Ils n‘ont pas vécu la migration de cœur comme la communauté mexicaine — américaine. [12] Au contraire, ils utilisent les symboles de la culture mexicaine avec ironie et parfois, ils vont la ridiculiser à tel point que certaines pièces seront considérées dans un style d‘horror vacui. Einar et Jamex de la Torre sont perçus comme des plasticiens à part entière dans le monde de l‘art contemporain. Leur œuvre est reconnue comme art parce qu‘elle s‘accomplit selon les critères exigés par le monde qui le légitime.[13] En effet, elle a été signée et exposée dans plusieurs musées et galeries, elle a fait l‘objet de critiques dans les magazines d‘art, elle a été inscrite dans un catalogue et elle est vendue à des collectionneurs privés. [14] La technique sur laquelle sont reconnus Einar et Jamex est celle du verre soufflé, mais ils ne se limitent pas à l‘utiliser comme moyen d‘expression, car certaines de leurs pièces n‘en contiennent pas. Véritable technique, c‘est un savoir-faire qu‘ils dominent bien. « Faire de l‘art avec le verre soufflé n‘est pas quelque chose de facile », nous explique Einar : « Il faut le faire aux États-Unis parce qu‘au Mexique, il n‘y a pas d‘ateliers de bonne qualité. Nous avons besoin de systèmes contrôlés par ordinateur pour le refroidissement du verre. Parfois, le verre est très épais et il est nécessaire d‘attendre deux ou trois jours pour le refroidir. Nous pouvons dire que nous sommes au niveau de qualité de ce qui se fait en Italie. » [15] Les De la Torre appartiennent à un mouvement américain appelé : « Studio Glass Mouvement ». Ils ont été bien accueillis par les étudiants d‘art, mais ils ont gêné les professeurs et le marché de l‘art du verre décoratif à cause de leurs propositions artistiques « singulières ». Malgré les réticences du monde de l‘art dominant, 19 les œuvres des De la Torre sont collectionnées par des musées comme celui de l‘Université d‘Arizona, du musée d‘art contemporain de San Diego, du musée d‘Art de Tucson, du musée des Beaux Arts de Chicago et du musée de Kanazu au Japon. Leurs œuvres se trouvent aussi chez certains collectionneurs comme Elton John, Cheech Marin, Terry McMilan , Sandra Cisneros et Quincy Troupe. Einar et Jamex se légitiment en tant qu‘artistes, à partir d‘une connaissance « savante » de l‘art du verre soufflé. Ils assurent de n‘avoir eu aucune relation avec des artisans de Tonalá et Tlaquepaque (deux villes situées au Jalisco) où la technique artisanale la plus répandue est celle du verre soufflé. Le point qui les sépare de la catégorie d‘artisans est qu‘ils ne sont pas soumis à un travail de production de masse. Les artisans de Jalisco travaillent du lundi au vendredi pour faire des bouteilles pour la tequila, les vases, les verres et d'autres objets qui seront vendus dans le marché pour la consommation populaire. Les artisans n‘ont pas le temps de créer librement parce qu‘ils doivent répondre à la demande de la production et de la consommation régionale. Les artisans sont inscrits dans la logique de la culture populaire et de l‘artisanat. Les De la Torre, en tant qu‘artistes de la frontière sont liés à un processus de production différente. D‘abord, ses pièces ne s‘inscrivent pas dans un processus de vente de masse, ensuite ils ont la liberté de créer. Le marché qui les intéresse est celui de la pièce unique, donc le marché de l‘art. Mais comment se maintiennent-ils en tant qu‘artistes si leur art n‘est pas accepté par le monde de l‘art dominant ? La réponse se trouve du côté américain. Ils travaillent beaucoup pour le patrimoine public américain. Ils ont fait des projets artistiques pour les rues, pour les stations de métro, pour les bibliothèques, pour les parkings, pour les places publiques. Tous ces projets ont été subventionnés par l‘État américain : des œuvres pour la ville de San Diego, dont une dans le nouveau bâtiment de la bibliothèque de la ville ; l‘autre avec CalTrans, le réseau de transport de l‘État de Californie. Il y a eu aussi une des stations du métro de Phoenix. Enfin en East San José, ils ont fait une installation permanente dans un parking, il s‘agit de quatre sculptures représentant les « Tulas » (anciens gardiens de la culture méso-américaine). Ce qui intéresse les patrons des institutions 20 américaines, c‘est l‘utilisation de l‘art pour améliorer le cadre de vie d‘un quartier devenu dangereux. C‘est-à-dire qu‘ils essaient d‘arranger l‘image de la ville non sans expulser des communautés possiblement dangereuses, comme les vendeurs de drogue. La politique urbaine consiste à améliorer la qualité de vie des espaces publics en les embellissant et ce projet devient possible grâce aux travaux des artistes. Le paradoxe ici est que si eux-mêmes ne se livrent pas à l‘artisanat populaire, avec l‘art public, le statut d‘artiste se conserve même s‘ils deviennent en quelque sorte des travailleurs d‘État. Euxmêmes confessent se sentir limités avec la production de l‘art public parce qu‘ils ne peuvent pas être contestataires, comme ils le sont dans les pièces de collection personnelle. La liberté conceptuelle des artistes est enfin conditionnée par les projets de l‘État américain. De la même façon que le muralisme chicano, ils font de l‘art pour la communauté. Néanmoins, pour obtenir les projets d‘art public, ils doivent participer aux concours et obtenir l‘approbation de la communauté ainsi que des ingénieurs du projet. Pour cette raison ils reconnaissent de se sentir plus libres en faisant leurs propres pièces pour une exposition ou une galerie. Malgré leur succès du côté états-unien, ils critiquent le système entropique du marché de l‘art. Par exemple, Einar affirme que : « à New York, le système de l‘art contemporain se fait pour exclure les personnes ». D‘après lui, tout le dispositif est fait pour ignorer le goût des gens ordinaires. Le système d‘exclusion s‘applique dès le bouton caché qu‘il faut appuyer à l‘entrée d‘une galerie et se termine par la fête privée de la tribu de l‘art qui finit dans le soussol. Selon les De la Torre, le système d‘exclusion de l‘art est le responsable de la crise de l‘art actuel : « Si les gens n‘aiment pas l‘art contemporain c‘est parce que l‘élitisme s‘exprime aussi dans les propres idées créatives des artistes qui font de l‘art pour les commissaires et non pour le public ». [16] Einar ajoute : « C‘est fou de faire de l‘art pour les commissaires, pour les directeurs des musées. L‘unique chose que ça garantisse est une place dans une biennale, mais quels sont vraiment les motifs de l‘artiste ? Comment peut-on, en tant qu‘artiste, faire de l‘art en raison des institutions culturelles ? Comment peut-on vivre dans ce petit monde ?[17] Einar et Jamex confessent de se maintenir à distance de la tendance dictée par le marché. Einar 21 affirme de ne s‘occuper pas de ce qui se passe dans le monde de l‘art, encore moins de suivre les règles qu‘il édicterait : « Je ne suis pas abonné à un ―Art in América‖ et non plus à ―Nexus‖, parce que je ne veux pas être influencé par l‘esthétique du marché de l‘art ». Ces plasticiens ont la volonté de pousser le public au doute. Ils s‘appliquent à construire et déconstruire des images de la culture populaire de la tradition dans un contexte étranger pour provoquer les réactions de surprise. Leur œuvre est ludique et en même temps colorée. Comme les Chinois qui s‘efforcent d‘exécuter une calligraphie maîtrisée, sans que nécessairement on en comprenne le sens, l‘écriture visuelle de De la Torre, prête une grande attention à la technique. Même s‘ils utilisent des morceaux des objets banals, ou des écrans de télévision, c‘est lorsque la pièce contient du verre soufflé que le processus est le plus délicat pour les artistes et requiert de leur part une vigilance plus grande. Par contre, les artistes négligent d‘expliquer les idées contenues dans les pièces. Les interprétations faites par les spécialistes des catalogues ne sont que des interprétations libres de leur langage complexe. Historiens, critiques culturels, philosophes, mexicains, chicanos, toutes les interprétations sont possibles. Ils insistent sur la nécessité de ne rien expliquer, de ne rien dire de définitif par rapport à leurs œuvres. Ils veulent échapper à la publicité à laquelle se livrent des artistes d‘aujourd‘hui afin d‘exploiter leur propre image. Dans le cas de cet article, Bolivar‘s Burden a été déchiffré à partir de la propre intentionnalité des artistes. En effet, la pièce présente un vocabulaire énigmatique qui s‘inscrit dans un système complexe des références culturelles et populaires. Nous sommes à la frontière mexicaine — américaine, territoire de mutation et de transformation passagère et constante. 3. L’INTERPRÉTATION ESTHÉTIQUE Selon les appréciations de Tomás Ybarra-Fausto, [18] le style général des De la Torre peut être compris à travers trois influences : précolombienne, baroque et le vernaculaire. L‘influence précolombienne s‘exprime dans les symboles que les 22 artistes empruntent des cultures indigènes considérées comme déjà mortes au Mexique : par exemple les Aztèques, les Olmèques et les Mayas. Le baroque se présente au sens de l‘opulence des images, le style chargé dans l‘ornementation des éléments visuels et le « dramatisme » de la critique et les moments de tension qu‘ils caractérisent. Il y a aussi l‘exagération dans la couleur et l‘incursion des figures du catholicisme comme les croix, les vierges et les saints. Enfin, la dernière influence est le vernaculaire qui s‘exprime chez les plasticiens à travers le mélange symbolique qu‘ils font de la culture populaire mexicaine et de la culture de masse américaine. Les De la Torre expriment les cultures anciennes d‘une manière satirique et pas comme un éloge positif de la culture d‘accueil ou d‘origine. Il ne s‘agit pas de montrer l‘orgueil des paysages idylliques d‘un Mexique exotique, peut-être parce qu‘ils connaissent la rhétorique du gouvernement mexicain de l‘image vendeuse d‘un beau pays ; peut-être parce qu‘ils veulent échapper de la rhétorique nationaliste des deux pays. En tant qu‘artistes de la frontière, ils restent dans l‘ubiquité, dans une sorte d‘état hybride qui émerge à l‘instar d‘un organisme qui – récemment composé – s‘adapte à son état nouveau. Parmi le Mexique et les États-Unis, les rapports de force culturels sont attendus et bien démarqués dans les villes frontalières : « [...] les contacts n‘engendrent pas nécessairement une uniformisation culturelle. À l‘inverse, ils provoquent souvent une exacerbation des différences. » [19] L‘exacerbation de la culture populaire mexicaine et de la culture populaire américaine présente dans l‘œuvre de De la Torre reflet une résistance à la logique interne des organismes — ou nations — . Dans le milieu de l‘art dominant, l‘expression de la culture populaire est considérée comment l‘antagoniste des systèmes de valeurs et de représentations : « La ‗culture populaire‘ est toujours liée à la tradition, à la lutte, à la résistance, à l‘appropriation et à la réappropriation du sens »[20]. Cette théorie de la culture populaire défendue par Hall soutient que quand une population renonce à sa propre tradition pour assimiler les éléments de la culture extérieure, elle garantit le succès de la culture dominante. Dans cette logique, la récupération des traditions populaires 23 représente la négation de processus d‘assimilation parce que la culture populaire dans un contexte de tension sociale reste le lieu stratégique pour maintenir les identités, pour garder des éléments propres de certaines cultures qui cherchent à entretenir une unité structurale au sein d‘un autre organisme. Cette lutte culturelle existe dans le contexte de la frontière mexicaine américaine, avec l‘éducation assimilationniste états-unien qui a essayé de convaincre les populations latinos des avantages du pain blanc sur les « tortillas » faites de maïs. [21] Renoncer à la consommation du maïs (tradition millénaire pour groupe culturel menacé) impliquerait la perte d‘un capital culturel, la désintégration d‘une conformation particulière, la transformation d‘un héritage génétique ; et en même temps, la déroute d‘un groupe culturel en faveur d‘une perception homogène de la vie. La proposition plastique de l‘art d‘Einar et Jamex de la Torre n‘oppose pas une résistance totale à l‘américanisation culturelle. Si les artistes frontaliers ne revendiquent aucune stratégie identitaire fixe, c‘est parce que leur quotidien est composé de brassages continus. Ils possèdent une identité binationale, une identité fragmentée où la fragmentation est le propre de ceux qu‘ils représentent. Ni Américains ni Mexicains, ils jouent avec les éléments de la culture populaire, traditionnelle et de masse. Critiquer et s‘assimiler en même temps dans les systèmes de représentation culturelle est une nouvelle façon d‘appropriation d‘une identité pérégrine, migratrice. Appartenant aux deux, ils semblent avoir dépassé et intégré leurs antagonismes pour mieux les restituer. BIBLIOGRAPHIE CATALOGUE. Chicano Art for Our Millennium, Arizona, Bilingual Press / Editorial Bilungüe, 2004. CUCHÉ, D. « Nouveaux regards sur la culture : l‘évolution d‘une notion en anthropologie ». La Culture. De l‘universel au particulier, France, Éditions Sciences Humaines, 2002. DARRAS, B. « Identité, authenticité et altérité », Images Analyses, France : http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/identite-authenticite-alterite-12.html HALL, S. « Notes on Deconstructing ‗the popular‘. En John Storey. Cultural theory and popular culture, England, Pearson Education Limited, 1998. 24 LIONNET, F. ―Narrating the Américas‖ en Mixing Race, Mixing Culture, Edited by Monika Kaup and Debra J. Rosenthal, USA, University of Texas Press, Austin, 2002. Mc EVILLEY, T. L‘identité culturelle en crise. Art et différences à l‘époque postmoderne et postcoloniale, France, Éditions Jacqueline Chambon, 1999. MATURANA, H et VARELA, F. L'arbre de la connaissance, traduction de l'Anglais par François-Charles Jullien, France, 1994. MOLINA, N. ―Constructing Race through Visual Culture: Medicalized Representations of Mexican Communities in Early-Twentieth-Century Los Angeles‖ dans Historicizing Narratives‖ The Interpretation and Representation of Latino Cultures, Smithsonian Institution, Washington 2003. http://latino.si.edu/researchandmuseums/presentations/molina_paper.html ODGERS-ORTIZ O. « Flux Migratoire du Mexique vers les États-Unis : Changement et Continuité », dans Problèmes d‘Amérique Latine. Mexique. L‘élan brisé, France, PAL No 50, 2003. STOREY, J. Cultural theory and popular culture, England, Pearson Education Limited, 1998. YBARRA-FAUSTO T. Transnational imaginaries : Mexico-United States, France, Colloque sur l‘expérience métisse, Musée du Louvre, 3 avril 2004. [1] Le titre original de la pièce est « Bolivar‘s Burden ». [2] MATURANA, H et VARELA, F. L'arbre de la connaissance, traduction de l'anglais par François-Charles Jullien, France, 1994. [3] L‘exposition au Musée de Grands Arts de la ville de Kansas a été réalisée du 4 mai à 16 juin 2001. Commissaire Sean Kelly. L‘essai du catalogue a été écrit par Leah Ollman. [4] L‘entretien réalisé avec Einar de la Torre s‘est produit à Paris, le 4 avril 2004, lors du Colloque « L‘expérience métisse » dirigé par Serge Gruzinski dans l‘auditorium de Louvre, France. [5] Voir Bernard DARRAS : http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/identiteauthenticite-alterite-12.html [6] Chicano Studies Research Center, http://www.chicano.ucla.edu/ UCLA. Consulté entre le 17 juin et le 31 août 2004. [7] STOREY, John. Cultural theory and popular culture, Pearson Education Limited, England, 1998. [8] « Bolivar‘s Burden » est une installation de 82 x 54 x 28 créée en 2001 par Einar et Jamex de la Torre. Elle a été exposée dans le Musée de Grands Arts de la ville de Kansas. La pièce est techniquement un amalgame qui réunit l‘art du verre soufflé, la peinture, la sculpture, le dessin et l‘art objet. [9] The White Man's Burden, en français « le devoir des hommes blancs », émerge d‘un poème impérialiste écrit par l‘Anglais Rudyard Kipling en 1899. Il justifie la colonisation et l‘imposition des valeurs de l‘occident aux autres nations. Il a été considéré comme une expression raciste même si pour certains auteurs, il ne s‘agit que d‘une satire. Il existe des parodies critiques comme : « The Brown Man's Burden » (1899) du londonien Henry Labouchère et « The Black Man's Burden » d‘Edward Morel (1903), journaliste britannique travaillant au Congo belge. [10] ODGERS-ORTIZ Olga. Problèmes d‘Amérique Latine. Mexique. L‘élan brisé, « Flux migratoire du Mexique vers les États-Unis : changement et 25 continuité », PAL No 50, autonome 2003. pp. 59. (L‘auteur explique comment pour le bureau du recensement des États-Unis, le terme hispanique désigne une appartenance ethnique autoproclamée et non une variable raciale comme c‘est le cas pour les Blancs, Africains-Américains, Asiatiques et Indiens natifsaméricains.) [11] Entretien avec Einar de la Torre, Paris, le 4 avril 2004. [12] LIONNET François, ―Narrating the Américas‖ en Mixing Race, Mixing Culture, Edited by Monika Kaup and Debra J. Rosenthal. University of Texas Press, Austin. United States of America, 2002. p. 65. [13] McEVILLEY, Thomas. L‘identité culturelle en crise. Art et différences à l‘époque postmoderne et postcoloniale. Éditions Jacqueline Chambon, 1999. p. 141. [14] Catalogue Chicano Art for Our Millennium, Bilingual Press/Editorial Bilungüe, Tempe, Arizona, 2004 [15] Entretien avec Einar de la Torre, Paris, le 4 avril 2004. [16] Ibid. [17] Ibid. [18] YBARRA-FAUSTO Tomas. Transnational imaginaries: Mexico-United States. Colloque sur l‘expérience métisse, 3 avril 2004, Auditorium de Louvre. Le docteur Tomás Ybarra-Fausto fut directeur associé d‘Art et Humanités de la Fondation Rockefeller. Il est actuellement professeur — chercheur à l‘UCLA, Los Angeles. Il est critique et commissaire des expositions sur Art Chicano aux ÉtatsUnis. [19] Denys Cuché. « Nouveaux regards sur la culture : l‘évolution d‘une notion en anthropologie ». La Culture. De l‘universel au particulier. Éditions Sciences Humaines. France, octobre 2002. p. 211. [20] HALL Stuart. « Notes on Deconstructing ‗the popular‘. En John Storey. Cultural theory and popular culture. Pearson Education Limited, England, 1998. p. 442. [21] MOLINA Natalia. Constructing Race through Visual Culture: Medicalized Representations of Mexican Communities in Early-Twentieth-Century Los Angeles. En ―Historicizing Narratives‖ The Interpretation and Representation of Latino Cultures, Research and Museums Conference Documentation. Smithsonian Institution Copyright © 2003. http://latino.si.edu/researchandmuseums/presentations/molina_paper.html consulté le 25 juillet 2004 26 Delphine Colin est professeure agrégée d‘arts plastiques. Elle mène une réflexion sur l‘autoportrait à travers sa pratique artistique et dans sa thèse intitulée « L‘autoportrait et la déchirure du réel à travers la photographie et la vidéo » (Doctorat d‘arts plastiques, Paris1 Panthéon Sorbonne, sous la direction d‘Éliane Chiron). Plusieurs de ses vidéos ont été projetées dans des galeries et des festivals d‘art vidéo en France et à l‗étranger, et ses photographies ont été exposées dans différents lieux parisiens. MIGRATION DE L’ÉCRITURE, MUTATION DU PORTRAIT DANS LES PHOTOGRAPHIES DE SHIRIN NESHAT Nous proposons d‘interroger la migration de l‘écriture dans les photographies de la série des Women of Allah de Shirin Neshat, la façon dont elle devient un code plastique et non plus seulement verbal, qui envahit les portraits et les transforme. C‘est en tant qu‘Occidentaux que nous regardons ses œuvres et la calligraphie persane, écrite à l‘encre sur la photographie, nous apparaît comme un geste plastique fort, qui nous interpelle : ces écritures viennentelles griffer le corps, l‘empêcher d‘exister ? Sont-elles la libération par l‘écriture d‘une parole étouffée ? La signification des textes écrits ne nous est donnée que dans un second temps, et c‘est avant tout visuellement que cette migration de l‘écriture nous semble engendrer une mutation du portrait : les Women of Allah questionne, intrigue, bouleversant les stéréotypes sur les femmes musulmanes et témoignant de la position même de l‘artiste, entre Orient et Occident. 27 MIGRATION DE L’ECRITURE, MUTATION DU PORTRAIT DANS LES PHOTOGRAPHIES DE SHIRIN NESHAT Faisant face à l‘objectif photographique, les femmes des portraits de Shirin Neshat se dressent devant le spectateur : visages immobiles et déterminés, contraste de noir et de blanc — noir du voile, blanc du visage –, fourmillement d‘écritures manuscrites en calligraphie farsi qui recouvrent les parties de la peau laissées visibles… Ces portraits, photographiés entre 1993 et 1997, appartiennent à la série des Women of Allah. Sous ce titre significatif sont regroupées diverses photographies en noir et blanc, autoportraits puis portraits, où se montrent tour à tour de gros plans de visages, de pieds ou de mains, appartenant tous à des femmes musulmanes. Présent dans chacune de ses réalisations, le voile est pour Shirin Neshat l‘élément central de son interrogation sur « le fait d‘être une femme dans l‘Islam », un questionnement qui est lié à la propre origine iranienne de l‘artiste : elle a quitté son pays pour les États-Unis en 1974, et c‘est le choc, affectif et culturel, ressenti lors de son retour en Iran, en 1990, qui pousse Shirin Neshat à réaliser cette série des Women of Allah. « La différence entre ce que j‘avais gardé en mémoire de la culture iranienne et ce dont j‘étais témoin était énorme. Le changement était à la fois effrayant et excitant ». Ce changement est lié à une double mutation : celle de l‘Iran, qui dépend de faits historiques et politiques (la prise du pouvoir en 1979 par le régime fondamentaliste de l‘Ayatollah Khomeiny), et celle de l‘artiste, liée à sa propre vie et à son expérience, une différence qui ne pouvait que se creuser entre ce qu‘elle a été et ce qu‘elle est devenue. Les sujets que Shirin Neshat aborde dans ses photographies témoignent de son regard sur l‘évolution et la transformation de son pays natal, en particulier sur la place donnée à la femme. Interdite en Iran, c‘est en Occident que Shirin Neshat va pouvoir créer et s‘exprimer, à travers ses photographies devenues aujourd‘hui célèbres, puis à travers ses films. Ce sont à ces premières œuvres que nous allons nous intéresser, série des Women of Allah, où nous proposons d‘interroger la migration de l‘écriture dans ces photographies, la façon dont elle devient un code 28 plastique et non plus seulement verbal, qui envahit les portraits et les transforme. C‘est en tant qu‘Occidentaux que nous regardons ses œuvres et la calligraphie persane, écrite à l‘encre sur la photographie, nous apparaît comme un geste plastique fort, qui nous interpelle : ces écritures viennent-elles griffer le corps, l‘empêcher d‘exister ? Sont-elles la libération par l‘écriture d‘une parole étouffée ? La signification des textes écrits ne nous est donnée que dans un second temps, et c‘est avant tout visuellement que cette migration de l‘écriture nous semble engendrer une mutation du portrait : les Women of Allah questionnent, intriguent, bouleversant les stéréotypes sur les femmes musulmanes et témoignant de la position même de l‘artiste, entre Orient et Occident. Troubler l’image stéréotypée des femmes musulmanes Les œuvres de Shirin Neshat sont fortement ancrées dans un arrière-plan historique et politique qu‘il est difficile d‘écarter. Pour le spectateur occidental, les Women of Allah font écho à un Orient qui, au cœur des troubles politiques, incarne aujourd‘hui dans les médias une menace : méfiance, incrédulité, peur se mêlent dans une confusion entre les pays et les réalités, de la burka afghane au port du voile à l‘école en passant par Al-Qaïda. Mais l‘image de la femme orientale traverse également les temps, et rappelle ces peintures et photographies du XIXe siècle, liées aux premières missions héliographiques et encore une fois marquées par une vision occidentale ethnocentrique. Femmes des harems, odalisques voluptueuses, monde caché et secret des femmes orientales sont au cœur de cette fascination occidentale pour le monde arabe. Les Orientales et les images qu‘on véhicule sur elles appartiennent alors à cet univers imaginaire et fantasmagorique de l‘Orient, l‘alimentent et le confortent. Les photographies de Shirin Neshat évoquent alors tour à tour ces différents regards portés par les Occidentaux sur l‘Orient, des fantasmes du XIXe siècle à l‘image totalement bouleversée et diabolisée d‘aujourd‘hui. Les Women of Allah placent la femme au centre de l‘image par des 29 visages photographiés en gros plan qui font face à l‘objectif. Le voile noir, présent sur chacune des photographies, encadre ces visages qui nous regardent, yeux qui ne sont pas baissés, mais qui, au contraire, sont tournés vers un extérieur de l‘image, appelant le regard de l‘autre, notre regard... C‘est un regard actif, un regard qui n‘est pas « reflet de l‘âme », mais projection hors de soi, le visage se limitant parfois même à un œil unique dans certaines œuvres de Shirin Neshat, en particulier dans ses premières photographies. Dans Offered Eyes[1], par exemple, seul un œil fixé vers le spectateur troue la blancheur de la peau, fragment d‘un visage où le regard semble tout entier se projeter vers l‘extérieur de l‘image en même temps que s‘y concentrent de minuscules calligraphies persanes écrites par l‘artiste. Cette écriture nous semble particulièrement importante : quittant son rôle de code purement verbal, elle devient un élément plastique inscrit à même la photographie. Perturber le regard par une écriture qui envahit les visages Écrites dans un second temps à l‘encre, sur la surface photographiée, ces calligraphies n‘apparaissent que sur les zones charnelles, comme si elles ne pouvaient exister que dans ces parties qui nous rappellent le corps de la femme sous le voile. Ces écritures viennent-elles griffer le corps, le rayer, l‘empêcher d‘exister ? Ou au contraire émanent-elles de ce corps : sorte de cri silencieux, libération par l‘écriture d‘une parole étouffée ? Car tout ce que le visage a de clos, d‘immobile, d‘inexpressif est contredit par ces écritures qui prolifèrent. Or, paradoxalement, ces calligraphies recréent aussi une limite, une barrière sur le visage et nous empêche de le voir distinctement. C‘est particulièrement le cas dans Speechless[2] où le visage est entièrement recouvert de ces écritures : le cadrage de la photographie ne laisse visible qu‘une partie du visage, fragmentation à laquelle s‘ajoute la multitude de ces lignes fines et horizontales de l‘écriture qui sillonnent la peau. Lignes vibrantes, l‘écriture s‘émancipe dans l‘espace de l‘image et l‘envahit : sa migration hors de ses cadres habituels perturbe la photographie, le visage, le sens de l‘image. Elles nous imposent une frontière entre ces visages féminins et 30 nous, spectateur d‘Occident (où son art est exposé) en nous tenant irrémédiablement à distance : distance de l‘étrangeté de ces calligraphies que l‘on ne comprend pas ; distance de nouveau voile ajouré qui se tisse avec la chair et s‘interpose au regard ; distance, enfin, entre la réalité de l‘être photographié et ces écritures qui transforment ces visages en image plane, en surface d‘inscription. Brouiller l’image d’une dynamique émancipatrice Ces calligraphies créent un véritable mouvement dans les photographies, va-et-vient où se jouent les rapports entre textetexture-texturation des différents éléments de l‘image, oscillation également au niveau du sens à leur donner. Shirin Neshat joue en effet des entrelacs entre les textures de la peau, du tissu et des calligraphies : maillage sombre et plissé du tchador qui se confronte à la chair lisse et blanche du visage, une peau qui est elle-même tissée de ces écritures linéaires, dans un passage du noir au blanc, du textile au texte, d‘une matière à l‘autre. D‘un côté, les écritures viennent strier le visage, le dévisager alors même que Shirin Neshat le dévoile par le portrait photographique. Et le geste même de l‘artiste, d‘écrire ainsi, après-coup sur l‘image, peut s‘apparenter, dans une certaine mesure, à un acte iconoclaste et violent. Cela rappelle des pratiques telles que celle d‘Arnulf Rainer où l‘encre vient recouvrir, rayer, brouiller l‘image photographique dans un geste à la fois instinctif et violent réalisé là aussi aprèscoup sur le tirage photographique. Mais là où les traits et les signes chez Arnulf Rainer relèvent d‘une gestuelle spontanée, laissant libre cours aux pulsions de l‘artiste, il s‘agit chez Shirin Neshat d‘écritures Farsi dont le texte est porteur de sens. L‘artiste a choisi en effet de faire appel à des textes issus de poèmes farsi anciens ou de poèmes d‘écrivaines contemporaines, ou d‘emprunter des fragments de textes au poète Forough Farokhzad (1935-1967) qu‘elle recopie sur ses portraits photographiques. D‘ailleurs, comme le note Bibi Naz Zavieh[3], cette écriture même peut être ambigüe pour le spectateur occidental qui confond calligraphie arabe et persane, versets du Coran et texte laïque : de ces poèmes, le sens ne nous est donné qu‘après-coup, sur les cartels de l‘exposition où ils sont souvent traduits. 31 L‘écriture, bien que devenant avant tout pour nous un signe plastique qui recouvre les visages, est liée à cette parole poétique qu‘elle exprime et peut-être peut-on la voir comme le symbole d‘une parole libérée, pour laquelle l‘artiste joue un rôle important : la calligraphie et le sens dont elle est porteuse ont migré hors de l‘Iran pour laisser libre cours à leur expression. Par l‘intermédiaire de ces textes, où se mêlent tradition et modernité, engagement et sensibilité, Shirin Neshat permet à ces voix de sortir du silence et de la censure. La prolifération des calligraphies vient d‘ailleurs s‘opposer à l‘effacement de la bouche par le cadrage de la photographie ou par le tchador, effacement qui semblait réduire ces femmes au silence. Dans I am its secret[4] le voile est en effet très présent, ne laissant visible que les yeux et le nez : la bouche a disparu, recouverte par le tchador. À cette parole interdite s‘oppose l‘écriture, qui n‘est pas ici horizontale, mais qui au contraire se déploie dans un mouvement spiralaire sur le visage dans une alternance de rouge et de noir. La disposition de ces calligraphies a quelque chose d‘envoûtant, création d‘une sorte de troisième œil qui part du centre du visage, entre les deux yeux, comme s‘ils avaient acquis un véritable pouvoir, ce pouvoir que l‘on trouve dans la conception même de la vision dans l‘antiquité grecque. En effet, selon Empédocle ou Homère[5], l‘œil, composé de feu, projette un faisceau lumineux sur les objets qu‘il éclaire, rayon visuel dont la substance est de la lumière ou des projectiles enflammés. Un certain nombre de mythes proviennent de cette conception d‘un regard actif, projectif, en particulier celui du troisième œil, cet œil maléfique comme émission de particules visuelles qui s‘en vont frapper les choses. Dans I am its secret de Shirin Neshat, le « troisième œil » est celui dont émane l‘écriture, libre expression qui se déploie à partir de ce point, s‘étendant sur le visage, dans un mouvement qui semble se diriger vers le spectateur. Construire et montrer la multiplicité Mutation d‘une écriture qui oscille entre ornementation et striure, recouvrement et libération, illisibilité et expression, mutation également d‘une image où la profondeur se fait surface pour nous 32 montrer tour à tour un visage encadré et décadré, révélé et voilé, une image qui nous projette dans un espace et un temps autres. Cette image a sans doute quelque chose à voir avec l‘image pensée « comme dialectique à l‘arrêt » par Benjamin : définie comme ligne de fracture entre les choses, l‘image est en effet pour le philosophe « ce en quoi l‘Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation »[6]. Autrefois du souvenir de Shirin Neshat, de son enfance, autrefois aussi d‘un Iran où la femme était moins soumise aux prescriptions politico-religieuses ; un autrefois qui resurgit dans son œuvre et qui se confronte s‘oppose et s‘allie tout à la fois avec sa réalité de femme adulte et sa redécouverte en tant qu‘immigrée d‘un pays dans lequel elle a du mal à se reconnaître. Shirin Neshat nous pousse alors à nous interroger sur l‘identité complexe de la femme musulmane, une identité où s‘entrecroisent des dimensions sociales, politiques et religieuses. Par la mise en série de ses images, où se retrouvent chaque fois les mêmes éléments (tchador, arme, peau, écriture), l‘artiste nous montre qu‘il est impossible de dire ce qu‘est la femme musulmane autrement que par cette multiplicité où se jouent répétition et différence, singularité et pluralité, passages et oppositions d‘une œuvre à l‘autre, mais aussi d‘un élément à l‘autre dans chacune des photographies. « Dès le début, j‘ai pris la décision que ce travail n‘allait pas traiter de moi ou de mes opinions sur le sujet […]. Je me suis dès lors située en posant uniquement des questions sans jamais y répondre. » Son œuvre nous interpelle, et la migration de l‘écriture comme le choix des cadrages, de la lumière, de la fixité du regard vers le hors-champ de l‘image engendrent une véritable mutation du portrait. Shirin Neshat lutte contre les stéréotypes véhiculés sur la femme iranienne : les poèmes farsi qui parcourent leur visage sont l‘émanation de leur force intellectuelle et culturelle et la présence récurrente d‘un canon de revolver dissimulé sous le voile vient troubler nos repères. Dans Speechless[7] par exemple, seul l‘œil échappe à l‘envahissement des signes calligraphiques, partie nette de l‘image qui fait écho au trou noir du canon placé au niveau de l‘oreille, œil de métal pointé vers le spectateur qui surgit de l‘ombre du tchador. À la fois bijou et menace, cette arme nous 33 fascine et nous interpelle, car le sens à lui donner est une fois encore incertain : soumission, révolte, résistance, violence, refus, envers qui, envers quoi ? Comme le dit Shirin Neshat elle-même, son œuvre réside dans ces questionnements et non dans leurs réponses, loin d‘un discours plaqué et explicite, et la mutation du portrait des femmes musulmanes qu‘elle propose nous conduit à la mutation de notre propre regard sur elles. Créer une véritable mutation du portrait Choc, confrontation, déchirure intérieure par rapport à un Iran transformé socialement et politiquement depuis que l‘artiste l‘a quitté, l‘origine de la création artistique de Shirin Neshat est celle d‘une faille, d‘une chute, cette origine qui n‘est pas genèse, début absolu, mais qui est au contraire pensée par Benjamin[8] comme dénivellation mettant en jeu nouveauté et répétition, survivance et rupture. De cette origine de l‘œuvre comme secousse ne pouvait naître qu‘une image complexe, troublée et troublante, mais aussi fascinante, qui allie une beauté esthétique à une violence qui sourde l‘image de l‘intérieur. Ambiguë, cette image est traversée de forces contradictoires, de glissements et de mutations entre visible et illisible exposition et retrait, voilement et dévoilement. Sous l‘écriture qui envahit les visages des femmes iraniennes, les portraits se transforment, changent de territoire, deviennent autant une surface d‘inscription que l‘expression d‘une identité forte. Loin des clichés occidentaux habituels, la migration de l‘écriture, des codes, des moyens d‘expression engendre une véritable mutation du portrait qui bouleverse les images traditionnelles véhiculées sur la femme musulmane et nous interpelle, nous questionne, nous trouble dans nos représentations. 34 Shirin Neshat,Speechless, 1996, photographie et encre, Barbara Gladstone gallery 35 Shirin Neshat, I am its secret, 1993, photographie et encre de couleur, 100,9 x 143,5 cm, Arina Nosei Gallery, New York Mots-clés : portrait, calligraphie persane regard, visage, identité, stéréotypes, BIBLIOGRAPHIE [1] Shirin Neshat, Offered Eyes, 1993, tirage gélatine au bromure d‘argent et encre, 35,4 x 27,2 cm, Galerie de Noirmont, Paris. [2] Shirin Neshat, Speechless, 1996, photographie et encre, Courtesy Barbara Gladstone. [3] Bibi Naz Zavieh, La Réception critique des œuvres de Shirin Neshat : Autour 36 de l‘Orientalisme, mémoire de Master d‘Histoire de l‘art, sous la direction du Professeur Catherine Wermester, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2007. [4] Shirin Neshat, I am its secret, 1993, photographie et encre de couleur, 100,9 x 143,5 cm, Courtesy Arina Nosei Gallery, New York [5] Jean Pierre Vernant — Françoise Frontisi-Ducroux, Dans l‘œil du miroir, éd. Odile Jacob, 1997, pages 136 à 145. [6] Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle, Le livre des passages, trad. J.Lacoste, Paris, éd. R. Tiedemann, 1989, p.479. [7] Shirin Neshat, Speechless, 1996, photographie et encre, Courtesy Barbara Gladstone. [8] Walter Benjamin, Origine du drame baroque en Allemagne, trad. S. Muller, Paris, Flammarion, 1985. 37 38 Elie DRO est Docteur en Arts et science de l‘art, Enseignant chercheur au département des arts à l‘UFR Information Communication et Arts, à l‘Université d‘Abidjan Cocody Il est par ailleurs artiste plasticien. Elie DRO vit et travaille entre Abidjan et Paris MIGRATION DU SIGNE, MUTATION DU REGARD Introduction La réalisation d‘une œuvre constitue pour un artiste, une manière d‘affirmer son identité à travers une écriture plastique. Un processus pendant lequel il s‘approprie des matériaux, tout en procédant à des renoncements divers. Ces gestes de rupture et d‘appropriation participent au processus de l‘altérité et contribuent à assoir l‘identité plastique de l‘artiste. En effet, si cette identité peut s‘appréhender à travers l‘œuvre d‘art, elle peut tout aussi s‘imaginer au-delà des bordures de celle-ci surtout quand elle nous échappe. Si l‘artiste puise ses ressources dans la vie de tous les jours, dans les faits religieux, dans la politique, dans les structures sociales, les pratiques et les traditions culturelles, les courants intellectuels, c‘est parce que ceux-ci influencent indéniablement la création artistique. Pour Franck Michel1, la recherche d‘un ailleurs de l‘artiste se manifeste à travers sa volonté de vivre et d‘inclure la pluralité des mondes à l‘intérieur du sien. Pour ce faire, il procède à des manipulations dignes d‘un alchimiste qui une fois le travail terminé, donnent naissance à l‘œuvre. En voulant changer de monde, l‘artiste se change et devient un être mutant. La notion de mutation semble introduire au cœur de la pratique artiste, quelque chose qui s‘apparente à un corps nouveau, un virus dont l‘étrangeté FRANCK Michel (2002), Désirs d‘ailleurs. Essai d‘anthropologie des voyages, Strasbourg : Éditions Histoire & Anthropologie. 1 39 perturberait le système tout entier. Notre expérience de l‘effacement, du brouillage des signes, montre que l‘opacification de l‘image est source de changement et de transfert de codes de lecture. La surimpression est une transformation qui conduit à une approche nouvelle de l‘image et à un changement, une mutation du regard. La disparition du visuel par la perte de l‘image se traduit par une fluctuation de l‘imaginaire qui transcende l‘espace plastique. Quel est le rôle que jouent l‘espace et le paysage dans ce processus de migration et de mutation ? En effet, si l‘Afrique aux yeux de certains observateurs semble figée et adossée à ses figures traditionnelles, et encrée dans des valeurs ancestrales, comment l‘espace plastique et le paysage des artistes dits locaux transfigurent-ils leurs réalisations ? Comment la mutation et la migration se traduisent-elles dans la pratique artistique ? Qu'est-ce qui dans une œuvre migre et qu'est-ce qui est inhérent à l‘artiste ? En d‘autres termes, qu'est-ce qui fait altérité dans un contexte de migration ? Le geste de création serait-il inféodé à l‘espace et au temps ? Nous essayerons à travers ces questions de trouver l‘impact que l‘espace et l‘environnement pourraient avoir sur le travail de création. Incontestablement, la réponse à ces interrogations se trouverait dans le processus de création qui seul nous permettrait d‘appréhender, la genèse. Et de savoir si l‘inspiration qui sous-tend l‘élaboration de l‘œuvre est tributaire du matériau et du lieu de création. En mettant à l‘index l‘origine du geste créateur, nous nous interrogerons alors sur l‘origine des forces en action dans l‘élaboration de l‘œuvre. D‘où provient le souffle de création ? Comment travaille un artiste dans l‘élaboration de son œuvre ? Peindre en ville serait-il peindre la ville ? Si nous admettons que la création est l‘affirmation de l‘identité de l‘artiste, il se joue alors quelque chose de l‘ordre du paradoxe dans le processus d‘instauration de l‘œuvre, dans la mesure où l‘acte de création est toujours le résultat d‘une tension, d‘un grand écart entre des réalités différentes. 40 1. L’EF-FACEMENT Briser l‘image, c‘est détruire ce qu‘elle représente de concret. Dès lors, le signe iconique qui met en relation la ressemblance qualitative entre le signifiant et le référent perd, par le geste de l‘effacement, son caractère d‘index, ou d‘indice pour affecter d‘autres types de signes. Dans ces images traces, le sens donné devient le sens construit, un sens qui va au-delà de ce qui est directement présent dans l‘image rétinienne. Une réalité mentale qui transcende le présent visible pour apparaître comme un imaginaire fleurissant et fluctuant. La réalité concrète se transforme en une abstraction dans laquelle l‘image change, s‘opacifie pour ouvrir l‘espace plastique et renaître de plus belle. Une migration du signe qui entraine dans son sillage une mutation du regard en enrichissant le fonctionnement mental de l‘artiste. Opacifier pour révéler ce qui est caché, couvrir le recto pour faire apparaître le verso et faire remonter en surface, le sous-jacent est l'objectif de l‘effacement. En désencombrant le regard, l‘effacement cherche à appréhender des domaines secrets et inexplorés qui se trouvent au-delà des frontières du pictural. Ces espaces secrets, même s‘ils échappent au visible seraient des lieux de transcendance susceptibles d‘ouvrir le champ de l‘art. 41 Le Souffle de vie 51 x 66 cm Copyright Élie DRO Effacement Nanterre 2010 2- L’ESPACE Il est certain que la relation avec le lieu de création transforme l‘artiste et par ricochet agit sur son œuvre. Le paysage nous influence, parce qu‘il agit sur le regard et s‘imprime dans nos rêves. L‘émotion brute reçue de l‘espace est ce qui deviendra énergie exaltante de l‘esprit et enfin création. Si la pensée animiste fait du paysage un ensemble d‘éléments et de plans vivants en perpétuelle corrélation, c‘est tout simplement par ce qu‘entre l‘espace physique et l‘espace spirituel il y a, un transfert de codes non visibles. Michel Roux2 pense d‘ailleurs que le seul espace qui 2 ROUX Michel (1999). Géographie et complexité. Les espaces de la nostalgie, Paris, L‘Harmattan. 42 existe pour l‘artiste est celui du vécu, de l‘aventure et de la rédemption. L‘altérité le mouvement et le voyage ont une dimension régénératrice parce qu‘ils sont synonymes d‘expériences nouvelles. Chez l‘artiste, c‘est la quête du renouveau qui conduit à l‘aventure plastique, faisant du processus de création un imaginaire qui migre, qui mute et qui s‘adapte au gré des matériaux et des idées nouvelles. Si pour comprendre Istanbul, le voyageur doit se faire Turc avec les Turcs, pour dessiner une pomme, l‘artiste doit quant à lui se faire pomme afin de sentir la matérialité de la pomme. Le processus mental et le travail plastique sont précédés par un regard, ensuite un geste, un pas, bien avant d‘être une découverte de soi. Pour Paul Morand3, toute rencontre qui s‘assume est aussi une confrontation à partir de laquelle s‘entame un débat d‘idées. Partir de chez soi, c‘est ouvrir l‘espace de l‘intime, c‘est relativiser nos jugements, se déplacer en choisissant la solitude pour mieux se rapprocher des autres, c‘est également perdre en stabilité pour gagner en harmonie. C‘est opter pour un transfert qui modifie inévitablement la pratique artistique en faisant migrer le vocabulaire plastique. L‘espace et le temps participent à la conversion de ces éléments de création, leur évolution, leur transformation ou modification est pour nous le gage d‘une appropriation réussie. Si la mutation et la migration renferment en elles la notion de changement, c‘est parce que tous les espaces de création agissent sur l‘orientation du travail plastique. Ceci nous fait penser qu‘il n'y a pas d‘idée de l'art universellement partagée et acceptée de tous. En effet, les produits et pratiques qui relèvent de l'art sont très souvent circonscrits, selon des intérêts poursuivis par des individus et des institutions qui les font naître. Ces intérêts sont d‘ordre culturel, religieux, ou géographique. Si les peuples éleveurs et nomades travaillent les peaux d‘animaux, les os, les agriculteurs quant à eux, trouverons dans le bois, la pierre et les écorces des matériaux adaptés à leur création. Les nouvelles technologies serviront de moyens d‘expression et d‘outils aux sociétés industrialisées. En effet, tout artiste exploite les moyens que lui offre son environnement. Même si l‘idée de l‘œuvre 3 MORAND Paul (1996). Le voyage, Monaco : Édition du Rocher. 43 demeure parfois inchangée, les moyens de sa réalisation sont, quant à eux, tributaires de l‘espace et du lieu de création. C‘est ainsi qu‘une œuvre s‘attache d‘abord aux aspects fondamentaux de la culture qui l‘a vu naître, avant de tendre vers l‘universel. À travers la notion de migration, l‘art introduit des éléments issus des systèmes d‘organisation sociale. Si la migration est appropriation, elle est aussi mutation et s‘apparente à une stratégie plastique qui allie non seulement l'adaptation à l‘espace, mais aussi, et surtout une forme d‘autodéfense qui est à l‘origine de l‘identité de l‘œuvre. Une capacité d‘adaptation de l‘art semblable à l‘attitude du caméléon, ce lézard arboricole vivant en Afrique et dans une partie de l'Asie ayant la propriété de changer de couleurs, selon l'environnement dans lequel il se trouve. Une stratégie qui lui permet d'échapper à ses prédateurs, mais aussi d'apprivoiser sa proie. Cette faculté que nous appelons la « cameléonade » est d'abord dédoublement, car l'animal ici se joue de son environnement pour déjouer la vigilance de ses prédateurs. Ensuite, elle participe de la « mise en ombre » c'est-à-dire qu'elle se voile dans une ambiance trouble et devient à la fois la feuille morte, la racine grimpante et même l'arbre qui pousse. Un don d'ubiquité qui lui permet de se fondre et de se confondre facilement au paysage, en imprimant sur son corps les couleurs de son effacement qui, en fait, sont celles de son entourage. Comme le caméléon, l‘artiste fait du paysage un matériau plastique. En adoptant le langage de son environnement et en acclimatant sa pratique, il œuvre pour la survie de son art. Selon Françoise Proust4, la survie en tant qu'existence au-delà de la mort, coexiste toujours avec la vie et en est d'ailleurs contemporaine. Pour éviter la stagnation, une pratique plastique doit être capable de se recycler et de donner une nouvelle vie à ce que l'on estime parfois perdu. En somme, une grammaire plastique doit s‘adapter au temps, à son époque et aux moyens. Un geste d‘appropriation que Picasso considérait comme un espace de recul, comme la marge de liberté nécessaire à la critique. 4 PROUST Françoise. (1996). Duplication, duplicité. In : Dupuy Michel, Makarius Michel (sous la dir.). La question du double. Acte du colloque organisé les 26, 27 et 28 mars 1996, dans le cadre du projet pédagogique de l‘École Régionale des Beaux — Arts du Mans. Le Mans : Beaux Arts École régionale, p. 51. 44 Cet espace se présente en réalité comme un écart qui n'est pas une exclusion ni un éloignement, mais plutôt un lieu de nonsoumission qui fait appel au binôme intérieur extérieur cher à Kandinsky. Si nous considérons que l'artiste n'exprime le monde que par reflets, il doit pouvoir l‘absorber, afin de mieux le traduire, tel un miroir réfléchissant. Ainsi la réflexion permet au créateur de renvoyer l'image de la société à elle même. En effet, quand un artiste utilise une figure ou un espace-temps, c‘est très souvent pour le déconstruire. Même quand il y habite, il cherche rapidement à le sublimer ou à s‘en évader. Enfin quand il réussit à capter les énergies inhérentes à son environnement, c‘est pour mieux les corrompre. Il assimile les formes et les couleurs pour s‘en débarrasser faisant de l‘espace plastique, un prétexte à la création. 3. LES MATÉRIAUX URBAINS Avec son agitation et l‘émulation qu‘elle déclenche, la ville propose aux artistes de multiples possibilités de rencontres. Elle apparaît comme un réservoir de formes, de couleurs et de matières et une zone d‘intervention originale qui offre un rapport direct au public. En s‘appropriant des éléments de ce paysage urbain, l‘artiste utilise sa cité comme matériau de création plastique. De l‘ambiance de la matière urbaine, des empreintes, de l‘histoire des habitants, des traces sont recueillies pour être des éléments constitutifs de l‘œuvre. En agissant directement au cœur de la ville par des installations, l‘artiste en fait un espace-atelier. Les parois de la ville deviennent des écrans, des miroirs qui renvoient aux spectateurs des échos d‘une existence urbaine mouvementée. Les affichistes des années 1950, et plus tard les nouveaux réalistes ont été les premiers à repérer ce nouveau vocabulaire plastique offert par la ville. Ils ont fait de la rue leur atelier, des affiches publicitaires leur matériau et de l‘appropriation leur stratégie de travail. Pour Ernest Pignon Ernest5, la ville, sa structure, son architecture et son histoire servent de cadre à l‘œuvre graphique. PIGNON-ERNEST Ernest : est un artiste d‘origine française, qui vit et travaille à Paris. Il appose des images sur des murs des cités. Il utilise l‘histoire des souvenirs enfouis, la charge symbolique de l‘espace et le lieu comme matériaux de sa pratique plastiques. 5 45 C‘est ainsi que les muralistes utilisent les espaces publics et des moyens d‘expression tels que les graffitis, la fresque murale, la photographie, les tags, les affiches publicitaires et les panneaux. Dans ces expressions urbaines, la publicité et l‘idéologie se mélangent pour véhiculer un message, parce que le fait de montrer la ville n‘est jamais gratuit. Comme ses prédécesseurs, si l‘œuvre de Basquiat s‘inspire du quotidien de la rue, les images qu‘il produit correspondent aux préoccupations d‘un monde en pleine mutation, partagé entre idéologie et révolte et est l‘image de la contre-culture des années 80. Peintre-rappeur, enfant de la rue, et du ghetto, on observe chez cet artiste un détournement du symbole, de l‘objet du quotidien au profit de son imagerie personnelle. Les inspirations de Basquiat se révèlent bientôt comme une tentative complexe et ambitieuse d‘inventer un nouveau langage pour lui-même, pour la peinture et la culture noire. D‘où l‘identité multiple de son œuvre. Sa peinture trouve d‘ailleurs ses racines dans plusieurs courants picturaux et dans un mélange fait de cultures caribéenne, américaine, africaine et européenne. Malgré l‘influence de son environnement new-yorkais, sa culture resurgit de façon régulière en particulier dans les symboles. Les créations de Basquiat ont un caractère personnel, parce qu‘elles tiennent davantage de l‘introspection en associant le secret, l‘imaginaire et le fantastique. Si « l‘énergie créatrice » peut provenir de l‘effervescence de l‘espace urbain, c‘est parce que la ville possède une magie qui nourrit l‘imaginaire et apparaît comme le lieu de tous les possibles. Le cadre de la ville fait d‘elle un outil qui propose à l‘artiste des commodités de travail, mais aussi des difficultés d‘ordre pratique. Les villes occidentales avec le gigantisme de leurs architectures posent le problème du rapport à l‘espace et au cadre de vie. Les villes africaines se caractérisent par leurs effervescences, leurs bidonvilles, leurs chaleurs, mais aussi par leurs couleurs chatoyantes, deux atmosphères qui influencent différemment le travail de l‘artiste. Aussi, elles offrent des matériaux qui apportent respectivement à l‘artiste des spécificités culturelles. L‘espace de création s‘imprime dans l‘œuvre apparait comme un référent. Si l‘art traverse les frontières, les artistes semblent tout de même liés par des codes culturels qui transparaissent dans leurs œuvres. Leurs productions sont ancrées dans des réalités sociales, 46 émergent dans des contextes politiques, économiques qui influencent nécessairement. Ce changement fait muter la démarche de l‘artiste et est très souvent accéléré par le déplacement des individus et les flux migratoires. Les outils de fabrication, les matériaux, et les lieux de réalisation occupent une part importante dans l‘œuvre dont la vivacité résulte aussi bien dans les procédés de fabrication que dans les éléments qui la constituent. Les résidences d‘artistes, les installations in situ notamment favorisent l‘appropriation de nouveaux espaces plastiques. La migration n‘aurait aucune fonction créatrice si elle n‘affectait pas les techniques de production, les formes plastiques, les codes culturels, les modes de présentation et la perception des individus. Dans ce rapport à l‘autre, à l‘histoire et à l‘espace, les exigences matérielles et environnementales se trouvent changées parce que chaque société encode en créant un système conventionnel qui combine des règles rigoureusement structurées. Tout changement d‘espace entraine inéluctablement un transfert ou un changement de codes. Cela s‘explique par le fait que la mutation et la migration touchent autant le contenu programmatique de l‘œuvre que la forme. 4. AU-DELÀ DE L’ESPACE Ces espaces de transcendance apparaissent dès lors comme sacrés et incarnés. Aucun espace n‘est neutre parce que tous les espaces sont imprégnés par l‘imaginaire des sociétés. Il est vrai que l‘espace de création participe à la maturation et à l‘éclosion de l‘œuvre artistique. Toutefois, l‘étude du processus de création montre que la création transcende l‘espace et l‘environnement immédiat de l‘artiste, parce que la pensée, qui est à l‘origine de la conception, précède l‘exécution et s‘enracine dans le vécu et la culture de l‘artiste. L‘énergie créatrice ne saurait être cloisonnée dans des zones d‘inspiration ou de non-inspiration. Si une installation peut se faire in situ, l‘idée de sa conception est parfois antérieure. Le geste créateur intervient très souvent après coup, après l‘idée du projet. L‘analyse de l‘œuvre d‘art nous apprend que cette dernière possède sa cause formelle hors d‘elle47 même, c'est-à-dire hors de l‘objet achevé. Si le travail de création est en effet une activité de transformation, dans laquelle l‘artiste cherche à déplacer, à dépasser le matériau et l‘espace-temps, c‘est tout simplement, parce que la transcendance est le propre d‘un homme qui veut s‘affranchir des pesanteurs du réel, de la matérialité de l‘objet au profit d‘une réalité nouvelle qui se veut légère et féconde. Ceci explique également qu‘un artiste réunit en lui une existence incarnée qui va au-delà de ses propres codes et de l‘énoncé plastique et qu‘il habite poétiquement et prosaïquement son œuvre. Il utilise un langage à la fois rationnel et irrationnel, empirique, pratique et technique. Son travail se construit finalement à travers de multiples débordements et se perd dans les profondeurs humaines. Cette conception spirituelle des choses est ce qui rend possible une pensée transrationnelle qui dépasserait la simple connaissance intellectuelle et l‘ancrage dans un espace-temps ou une époque donnée. Dans le geste de création, ce que nous découpons dans la matière, est ce qui crée la forme, le geste d‘arrachage et d‘appropriation détermine les contours de l‘œuvre, mais nous rassure également dans notre posture de créateur. La séparation du matériau permet à l‘objet créé d‘exister par lui-même en instituant un écart, qui fait dire à Jean Yves Dortiguenave6, qu‘il s‘agit pour l‘artiste de se distancier de la nature sans pour autant couper réellement avec elle, et surtout de la nier pour la réinventer dans des formes objectivées. C‘est dans cet espace situé dans « l‘entretemps » que proviendrait la création, où l‘identité individuelle se perd dans une identité collective. Le recours à la pensée traditionnelle chez les artistes africains suscite des relations fécondes sur le plan de la créativité et de l‘indépendance intellectuelle. En effet, si le contact avec les puissances invisibles que sont les génies et les ancêtres passe chez les peuples animistes par le phénomène de l‘initiation, la mort symbolique fait table rase du passé personnel de l‘individu pour apparaître non pas comme une 6 DORTIGUENNAVE Jean Yves (2001), Rites et ritualité. Essai sur l‘altération sémantique de la ritualité, Paris, L‘Harmattan, p. 32. 48 fin, mais une renaissance. Pour Marilyn Martin7, tout en s‘inscrivant dans les paradigmes de l‘histoire contemporaine de l‘art internationale les artistes africains doivent inventer leurs propres solutions. Pour Guillaumo Gomez-Pena, ce que nous définissons comme original ou avant-gardiste est en général lié à des questions ou des problèmes relatifs à nos traditions et notre histoire absolument sans rapport avec les modes fluctuantes du monde de l‘art. Si pour Joseph Beuys, la sculpture devait s‘attacher aux aspects fondamentaux de la culture existante, c‘est dans l‘intention de voir le sculpteur travailler à trouver les expressions formelles les plus aptes à manifester les exigences de sa société et de l‘humanité entière. Si cette pensée se détourne de la voie qui mène vers la conquête de la matière, c‘est pour entrer en communication avec la création, d‘où le recours au symbolisme dans les œuvres d‘art. Inépuisable en signification le symbole est à la fois une ouverture et une couverture. L‘artiste africain même exilé, consacre le meilleur de son œuvre à percer l‘énigme de sa condition particulière. Voilà pourquoi, en dépit de son acculturation, il recrée parfois des figures intimement liées à un espace et à un territoire. Tout ceci, dans un dynamisme paradoxal où l‘expérience montre une part irréversible de la culture personnelle de l‘artiste que le temps et l‘espace ne sauraient effacer. Notre expérience de l‘effacement montre que la disparition de l‘image n‘est que perte de la vue et opacification pour obtenir une vision plus grande. L‘abandon des matériaux, de la couleur, a conduit à un changement de l‘espace pictural. L‘œuvre ainsi créée joue sur l‘anonymat en faisant une coupure avec son apparence première et en cherchant à établir un lien avec son état final. Le processus de son élaboration a lieu dans un espace transitoire entre une rupture déjà assurée et un enracinement incertain. Dans cette circularité du temps de la création, l‘artiste est tiraillé entre des structures anciennes et celles à venir. Il est alors écartelé entre des valeurs traditionnelles et celles qui restent à acquérir ou en devenir. Une expérience plastique qui montre que 7 Marilyn Martin7 « contradictions et perspectives d‘un art en quête de liberté »in Un art contemporain d‘Afrique du Sud, Éditions Plume, 1994, p16. 49 l'identité ne serait pas une racine fixe et immobile, mais une entité dynamique qui nourrit notre être et qui ne se trouverait nulle part ailleurs qu'en nous. Un croisement culturel qui provoque une double allégeance avec la fusion de ses différentes sources, mais aussi la quête d‘une indépendance culturelle. Pour Patrick Forest, la rupture n'est pas une coupure, mais une suture, une continuité qui concernerait « le présent de la création »8. Jane Hope9, pense quant à elle que le temps du rêve se confond avec celui de la création et allie des connaissances à la fois profanes et spirituelles. Une vision que soutiennent les soufis, adeptes d‘une secte musulmane mystique, pour qui une connaissance dénuée de pratique spirituelle est comme un arbre privé de fruits10. Une mutation du regard qui fait transcender la vision terrestre limitée pour imaginer des niveaux d‘existence distincts, mais reliés entre eux. 5. L’IDENTITÉ PARADOXALE DE l’ŒUVRE L‘oubli de l‘être originel au profit d'un personnage nouveau est la voie du métissage et celle de l‘altérité. Une attitude qui favorise l‘émergence d‘images fulgurantes et poétiques où le corps se voit partagé entre différents règnes, végétal, animal, et humain. En effet, les rituelles plastiques permettent d‘appréhender la réalité archétypale qui sous-tend toutes expériences en faisant transcender les limites étroites d‘une vision du monde. Ainsi la spécificité de la pensée africaine est par exemple l‘attachement à la structure familiale, à la magie, à l‘histoire et aux mythes. Ce substrat culturel issu de la cosmogonie se retrouve chez nombre d‘artistes qui se considèrent à tort ou à raison comme des médiums, ayant des capacités d‘être en contact avec les divinités. Pour l‘Africain, l‘homme n‘est pas seul dans son corps, une vision qui pose le problème de l‘intégrité d‘une identité immuable en instaurant une singularité et une différence culturelle majeure avec l‘homme occidental11. Pour le plasticien, l‘espace de création est L‘expression est empruntée de P. FOREST (janvier 2005). Michel Foucault, la conférence sur Monet. Art Press revue d‘art contemporain, n° 302, Paris. 9 HOPE Jane. (2004). Le Langage de l‘âme. Paris, Gründ, p141. 10 Ibid. p. 216. 11 Jean-Yves Jouannais (1994) Ibid, p 11. 8 50 un espace d‘expérimentation, mais également de risque où l‘artiste n‘a aucune assurance quant à la réussite de son œuvre. Avec lui, l‘incident et le hasard se transforment en vécu où les incisions du ciseau deviennent des morsures, des traces. JANE Alexander, Goose, 1984-85 technique mixte, image Éditions Plume, p. 25 Avec sa forme hybride, mi-homme mi-animal, cette œuvre de l‘artiste sud-africain Jane Alexander est à la fois une sculpture et une installation. Elle fait se rencontrer le règne animal et le règne des humains à travers une tête de faucon et un corps d‘homme. 51 Réalisée en argile synthétique et munie d‘ailes cette réalisation qui s‘appuie sur le mythe, traverse la pensée de certains artistes africains pour transparaitre dans leurs créations. Si des matériaux tels que l‘argile, le sable, le bois sont très souvent employés c‘est parce qu‘ils sont accessibles et peu couteux. Dans ces transfigurations, une anamorphose thématique s‘opère également en faisant disparaître la notion de limite et en donnant naissance à une nouvelle esthétique ni africaine, ni occidentale Si les arts visuels nous ont habitués à la création d‘hybrides, c‘est parce qu‘ils transforment en profondeur la structure et les matériaux qu‘ils utilisent. Les notions de rupture et d‘appropriation apparaissent alors comme les fondements de l‘identité plastique, en contribuant au processus de l‘altérité. Tout ceci parce qu‘une œuvre d‘art naît à partir de diverses libertés de la matière, c'est-à-dire des accidents, des destructions et résulte de l‘organisation que nous faisons du chaos. S‘il nous arrive de ne plus reconnaître une toile, c‘est tout simplement parce qu‘une peinture n‘est jamais ce que nous attendons. Transformée contre notre gré, elle nous échappe entre deux coups de pinceau et se révèle comme une mise en crise nécessaire à la création selon Jean François Lyotard12. Le jeu sur la métamorphose montre que la crise et le chaos font partie du processus normal de la création et préfigurent chez l‘artiste une volonté de renouvellement. Dans le processus de création, pour s‘affirmer chaque geste plastique doit nécessairement nier le précédent. Une démarche dans laquelle nous avançons à tâtons, suspendue à un temps incertain, où rien ne nous est révélé d‘avance. Et où la cohérence se cherche à travers le chaos de la matière et des figures contradictoires. La récurrence de l‘incertain et du flottement témoigne de la persistance dans le travail de création, d‘une grande part d‘accidents dont il est parfois difficile de contrôler l‘avènement. Pour Ehrenzweig13, ce hasard est dû au fait que l‘espace pictural est déterminé par des perceptions qui échappent 12 LYOTARD Jean François (1974), Par-delà la représentation. In : ERHENZWEIG Anton, L‘Ordre caché de l‘art, Essai sur la psychologie de l‘imagination artistique, Paris, Gallimard, p.23. 13 EHRENZWEIG Anton (1974), L‘Ordre caché de l‘art. Essai sur la psychologie de l‘imagination artistique, Paris, Gallimard, p. 29. 52 en dernier ressort à tout contrôle conscient. À défaut d‘appréhender l‘insaisissable, notre esprit se projette dans un espace parallèle pour créer des images de substitution, des images par défaut qui proviennent directement de l‘imaginaire. Comme l‘œil du poète qui court du ciel à la terre, pour donner un corps aux choses sans corps et un air de connus à l‘inconnu. Plus nous pénétrons dans cet espace mental, plus la piste unique qui s‘offre à nous se divise et se ramifie en directions illimitées, en donnant finalement à la structure une allure chaotique. À défaut de répondre à la question insoluble de l‘origine de l‘inspiration avec en elle ce qui mute et ce qui migre, cette réflexion ouvre davantage l‘espace plastique en suscitant de nouvelles interrogations. Pour un artiste, le paysage quel qu‘il soit n‘est jamais réel, mais abstrait parce que ses cités sont imaginaires. Comme un exilé intérieur, il ne voit plus un paysage urbain quand il est devant sa toile, mais plutôt une matière volatile, qui émane de son imaginaire propre. Pour Bachelard14, imaginer une chose, c‘est s‘absenter en s‘élançant vers une vie nouvelle. C‘est ainsi qu‘au lieu de représenter l‘insalubrité, la pollution et les nuisances sonores de sa ville, l‘artiste africain peint des cités idéales, des refuges dont seul l‘art a le secret. Ce glissement du visible dans l‘invisible libère l‘esprit et rend toutes les métamorphoses possibles. L‘espace de création devient alors la matrice à une pensée qui ne se laisse pas enfermer dans une conception totalisante de l‘art. Le fait de s‘élever au-dessus des pesanteurs revient à regarder par delà la perception et de considérer l‘œuvre d‘art comme un objet transitionnel vers un ailleurs. Un monde parallèle et imaginaire qui s‘anime, qui vit et qui parfois s‘autodétruit. Picasso estime que nous devons prendre la place de la nature, afin de ne pas dépendre d‘elle et des informations qu‘elle nous offre parce qu‘il s‘agit après tout de la relation entre la vie intérieure de l‘artiste et le monde extérieur tel qu‘il existe. Si les artistes plasticiens sont réfractaires à tout enfermement et aux schémas normatifs, c‘est effectivement par ce qu‘ils utilisent des « conduites sacrilèges » pour libérer les consciences. Une démarche qui, pour Pierre Gaudibert15 permet de 14 BACHELARD Gaston (1992), L‘Air et les songes. Essai sur l‘imagination du mouvement, Paris, Librairie générale française, p. 9-10. 15 GAUDIBERT Pierre (1991), L‘Art africain contemporain, Paris, Cercle de l‘Art. 53 délivrer, le potentiel explosif de l‘œuvre, en nous entraînant vers l‘illimité de la pensée et au-delà du un simple plaisir optique. Finalement, l‘imagination apparaît comme une manière de voir, de percevoir des images de notre propre pensée. Une pensée qui produit des idées et qui crée dans notre esprit un tableau qui se substitue à celui qui nous est proposé par notre environnement immédiat. Pour Alain Satié16, ce travail mental libère l‘art du poids inutile de l‘objet en cherchant à ouvrir un espace pictural, capable de rattacher la création au cosmos. L‘espace et le temps de la création apparaissent ici à la fois comme inclusifs et exclusifs, en faisant de la forme plastique une entité hybride et ambigüe. Le mélange des formes procède également à une mythification de l‘espace plastique. Les artistes puisent leur inspiration d‘une part dans la parenté qu‘ils découvrent entre les traditions occidentales de pensée et d‘éducation et leur expérience de vie en Afrique et d‘autre part dans les croisements culturels inhérents à cette double allégeance17. La position « entre » d‘un artiste exilé lui permet d‘apprécier son appartenance à une double culture. La posture de déplacé montre que, tout ce que l‘on transporte d‘un lieu à un autre se corrige quelquefois et surtout se corrompt. Une intrusion d‘éléments étrangers qui serait la destruction de l‘intime union, que l‘on pourrait décrire comme les fragments d‘un lien brisé et dénaturé. L‘objet d‘art se révèle comme le centre des relations et le lieu d‘une convergence double et inverse où coexistent les contraires. L‘image de l‘artiste s‘apparente à celle du renard emportant une partie de son placenta, c'est-à-dire une partie de son héritage culturel. L‘objet qu‘il crée porte en lui une parcelle de l‘origine qui, selon Marcel Griaule, « continue à posséder son caractère prénatal comme une partie de sa mère »18. Devenir contemporain pour un artiste, c‘est risquer son existence plastique. Une existence qui oblige à faire communiquer le présent et le passé, l‘actuel et l‘origine avec une vue sur l‘avenir. L‘expérience du déchirement intérieur que peut éprouver un artiste SATIE Alain (2000), Réflexion sur le carré blanc sur blanc de Malevitch et sur l‘œuvre imaginaire, vierge d‘invention d‘Isidore Isou, Paris, Mona Lisait, p. 32. 17 Un art contemporain d‘Afrique du Sud, Éditions Plume, 1994, p16. 16 18 CALAME GRIAULE Geneviève (1987), Ethnologie et langage : la parole chez les Dogon » Bibliothèque des sciences humaines, 2e édition, Paris : Institut d‘ethnologie. 54 à la recherche de son identité montre qu‘il lui est impossible de rejeter les apports extérieurs, d‘où le phénomène d‘appropriation dont les aspects aliénants ne sauraient être possibles sans renoncer à une bonne part de lui-même. La mutation semble entraîner avec elle, la métaphysique sousjacente de la pensée où le particulier d‘une réalité locale tend à se transposer sur un temps global. Si l‘artiste ne trouve pas encore l‘unité de son être et s‘interroge anxieusement, c‘est parce qu‘il cherche à réaliser la synthèse des éléments hétérogènes qui déchirent sa personnalité. Sa conscience est soumise à des controverses entre des acquis parfois différents. Comment libérer une forme plastique et la rendre universellement communicable ? Il est vrai qu‘une œuvre nouvelle et originale doit pouvoir mêler harmonieusement l‘effort traditionnel et l‘effort nouveau pour permet à l‘artiste d‘être à la fois seul et double dans son œuvre et de la transformer de l‘intérieur à l‘aide de ses acquis. D‘ailleurs, pour Marie Laure Barnadac19, la métamorphose ne s‘achève pas avec la pratique plastique, dans la mesure où, elle nous installe dans l‘hybride. Conclusion Pour terminer, nous dirons que l‘identité de l‘œuvre ne saurait se résumer à un espace, qu‘il soit urbain ou rural. Créer une œuvre, c‘est admettre le syncrétisme et l‘hybridité, c‘est dépasser l‘identité du genre pour développer « une pratique totale » et libre. Si l‘esprit de création est d‘abord une histoire de matérialité, c‘est tout simplement parce que chaque artiste puise dans la matière première dans laquelle il a grandi. Il utilise ce filtre individuel pour une quête de soi et pour faire un témoignage singulier de son appartenance au monde. Des éléments qu‘il adopte avant de les transcender. En effet, ni l‘espace, ni le territoire ne correspondent à nos yeux à des frontières tangibles. Un paysage urbain ou rural n‘est pas un espace politique ou géographique clos. 19 BARNADAC Marie Laure, Africa Remix l'art contemporain d'un continent : l'exposition Paris : Édition du Centre Pompidou, p.10 55 Pour Simon Njami20, la contemporanéité ne s‘occupe pas exclusivement de l‘urbanité, ni de la ruralité, mais répond à un besoin de créer. Cette contemporanéité s‘enracine dans une culture à laquelle elle fait subir des transformations. C‘est en cela qu‘elle apparaît comme novatrice en bouscule l‘ordre et les règles établies sans tenir compte d‘un quelconque environnement. Si la mutation et la migration ont pour corollaire le mouvement, celles-ci se veulent une histoire en marche qui nous oblige à nous penser non pas en une identité fixe et immuable, figée et caduque, mais changeante avec des réflexions nouvelles. L‘artiste contemporain fait partie en effet d‘un tout indéfinissable qui dépasse l‘espacetemps, parce que les questions qu‘il soulève, les moyens qu‘il utilise sont souvent aux « antipodes » de la société dans laquelle il vit. Voilà pourquoi son œuvre ne trouve parfois pas d‘échos dans sa société de résidence. Cette vision intemporelle ou ce nonattachement au lieu de création, montre qu‘il existe dans l‘œuvre quelque chose d‘immatériel qui, au-delà de l‘espace, incite à la création, indépendamment de l‘environnement. BIBLIOGRAPHIE BACHELARD Gaston (1992), L‘Air et les songes. Essai sur l‘imagination du mouvement, Paris, Librairie générale française. BARNADAC Marie Laure, Africa Remix l'art contemporain d'un continent : l'exposition Paris : Édition du Centre Pompidou. CALAME GRIAULE Geneviève (1987), Ethnologie et langage : la parole chez les Dogon. Bibliothèque des sciences humaines, 2e édition, Paris : Institut d‘ethnologie. D‘ALLEVA Anne (2006), Méthodes et théories de l‘art, Paris, Thalia édition. DORTIGUENNAVE Jean Yves (2001), Rites et ritualité. Essai sur l‘altération sémantique de la ritualité, Paris, L‘Harmattan DRO Elie (2007). La Poïétique du suspens. Thèse de doctorat soutenue à l‘Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne, sous la direction du Prof. Eliane Chiron EHRENZWEIG Anton (1974), L‘Ordre caché de l‘art. Essai sur la psychologie de l‘imagination artistique, Paris, Gallimard. FOREST P. (janvier 2005). Michel Foucault, la conférence sur Monet. Art Press revue d‘art contemporain, n° 302, Paris FRANCK Michel (2002), Désirs d‘ailleurs. Essai d‘anthropologie des voyages, Strasbourg : Éditions Histoire & Anthropologie. 20 Ibid, p. 21. 56 GAUDIBERT Pierre (1991), L‘Art africain contemporain, Paris, Cercle de l‘art. HOPE Jane (2004). Le Langage de l‘âme. Paris, Gründ. KAËS René et coll (1979). Crise rupture et dépassement, analyse transitionnelle en psychanalyse individuelle et groupale, Paris, Dunod. LYOTARD Jean François (1974), Par-delà la représentation. In : ERHENZWEIG Anton, L‘Ordre caché de l‘art, Essai sur la psychologie de l‘imagination artistique, Paris, Gallimard, p.23. MORAND Paul (1996). 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Elle habite maintenant à Hong Kong où elle enseigne la culture et la littérature européennes à l'Université de Hong Kong. Elle a publié récemment une monographie « Éloge de l‘idiotie » (Rodopi, 2009) étudiant le phénomène de l'idiotie dans les romans occidentaux du 20e siècle. Elle est actuellement en train de terminer la rédaction en anglais d'un livre sur « Les Fondations de l'Europe contemporaine » ainsi que l'édition d'un ouvrage sur l'identité européenne pour le département des études européennes de Hong Kong University. Son dernier projet de recherche littéraire étudie la marginalité, l'exil et l'idiotie en comparant les écrits d'auteurs européens et asiatiques. ENTRE MIGRATION ET MUTATION : LE DECLIC CHEZ SAMUEL BECKETT ET GAO XINGJIAN Dans son Étude de style, Leo Spitzer propose une méthode d‘approche des œuvres fondée sur le principe du déclic. Selon les « mouvements d‘aller et retour (d‘abord le détail, puis l‘ensemble, puis de nouveaux détails, etc.) […]. Le ―déclic‖ se produit bien vite : c‘est là le signe que le détail et le tout ont trouvé leur commun dénominateur, qui nous donne la racine du texte »[1]. De la même façon que le texte donne la clé, une sorte de déclic a lieu entre le moment où l‘artiste a migré hors de chez lui et celui où sa création connaît une profonde mutation liée à ce déplacement. La comparaison des œuvres de Samuel Beckett et Gao Xingjian offre une lecture idéale de ce déclic, tout en explorant le phénomène en occident et en orient. Tout comme Beckett, Gao Xingjian est lauréat du Prix Nobel de littérature, a fui son pays d‘origine, s‘est retrouvé exilé à Paris, écrivant roman, poésie et pièce de théâtre, fasciné par la peinture – Gao pouvant même passer davantage pour un peintre qu‘un écrivain –, réinventant le langage, jouant de sa langue maternelle et langue d‘exil, et 59 s‘essayant toujours à dire ce quelque chose difficile à dire sur l‘humanité. Dans un cas comme dans l‘autre, le cheminement artistique repose sur l‘importance de leur migration vers la France, et dans un sens la fuite de leur pays, et le passage à la langue française notamment comme résultat de leur mutation. Beckett offre un cas particulier de bilinguisme, murissant le passage d‘une langue à l‘autre, là où Gao change littéralement de peau – ou ôte son masque –, comme de propos à partir du moment où il est libéré de la pression politique et sociale de la Chine. La mutation artistique est également remarquable avec Gao lorsqu‘elle s‘affirme dans ses peintures. À la lumière des œuvres témoignant du passage de l‘avant à l‘après, notamment l‘innommable de Beckett et le Livre d‘un homme seul de Gao – auxquelles s‘ajouteront les peintures de ce dernier –, le déclic se fait entre la migration de l‘artiste et la mutation de l'œuvre. Alors, les accidents et phénomènes irréguliers de la langue encouragés par l‘exil donnent lieu à l‘expression dénudée et affranchie de la création des deux artistes. ENTRE MIGRATION ET MUTATION : LE DECLIC CHEZ SAMUEL BECKETT ET GAO XINGJIAN In my case, I think exile saved my life, for it inexorably confirmed something […].Which is, simply, this: a man is not a man until he is able and willing to accept his own vision of the world, no matter how radically this vision departs from that of others. : James Baldwin Et si l‘exil de l‘artiste, avec la complexité des raisons qui l‘ont poussé à partir de chez lui, était la condition sine qua non de la réalisation de son œuvre ? Une tentative de réponse apparait lorsqu‘on cherche à comprendre le moment exact où la migration de l‘artiste entraine une mutation dans son œuvre ici à partir des exemples de Samuel Beckett et Gao Xingjian. Pour cette exploration qui introduit un parallèle inédit, le terme de déclic servira à identifier ce moment où une profonde transformation s‘opère chez l‘un et l‘autre. Dans son Étude de style, Leo Spitzer 60 propose une méthode de lecture fondée sur ce principe du déclic. Selon les « mouvements d‘aller et retour (d‘abord le détail, puis l‘ensemble, puis de nouveaux détails, etc.) […] le ―déclic‖ se produit bien vite : c‘est là le signe que le détail et le tout ont trouvé leur commun dénominateur, qui nous donne la racine du texte » (Spitzer 66-8). De la même façon que le texte donne la clé, le déclic qui a lieu entre le moment où l‘artiste a migré et celui où sa création mute pourrait lui aussi donner la racine de l‘œuvre. La comparaison de Samuel Beckett et Gao Xingjian offre une lecture idéale de ce déclic dans des contextes radicalement différents, explorant le phénomène en occident et en orient. Tout comme Beckett, Gao Xingjian est lauréat du Prix Nobel de littérature, a fui son pays d‘origine, s‘est retrouvé exilé à Paris, écrivant roman, poésie, pièce de théâtre et film, fasciné par la peinture – Gao étant connu comme peintre autant que comme écrivain –, réinventant le langage, jouant de sa langue maternelle et langue d‘exil, et s‘essayant toujours à dire ce quelque chose difficile à dire sur l‘humanité. Cependant, peut-on vraiment comparer Samuel Beckett et Gao Xingjian ? Les contextes, leur innovation, leur style, leur œuvre même apparaissent comme des réalités trop éloignées. Pourtant, d‘autres que nous l‘ont fait ici et là. Reste que ces comparaisons sont rares et s‘en remettent surtout à l‘influence de Beckett sur les premières pièces de Gao Xingjian, c‘est-à-dire la réception du théâtre de l‘absurde dans les années 1980 en Chine. 21 Il est un autre parallèle, encore timide puisqu‘il n‘est question que d‘un article à ce jour (celui de Claire Conceison), et c‘est le phénomène du bilinguisme des deux écrivains. De là, le rapprochement des deux auteurs si distincts s‘engage pour approcher le déclic entre la migration et la mutation dans leur œuvre. Samuel Beckett n‘a a priori aucune raison de quitter son Irlande natale. C‘est en regardant de plus près qu‘on découvre des signes qui annoncent le départ inévitable. Beckett nait dans la banlieue sud de Dublin un jour particulier : « Tu vis le jour au soir du jour 21 Pour donner quelques exemples d‘études comparatives des deux auteurs : « Drama of Paradox: Waiting as form and Motif in The Bus-stop and Waiting for Godot » de Kwok-kan Tam (Soul of Chaos 43-66) et le livre de Sy Ren Quah : Gao Xingjian and Transcultural Chinese Theater. 61 où sous le ciel noir à la neuvième heure le Christ cria et mourut. » (Compagnie 76). À cette date symbolique, le Vendredi saint de 1906, de surcroît un 13 avril, s‘ajoute un contexte politique singulier peu souvent mentionné par la critique. Les tensions présentes entre la domination anglaise et l‘identité irlandaise, le protestantisme et le catholicisme imprègnent l‘atmosphère. De 1801 à 1912, l‘Irlande est sous domination anglaise jusqu‘à ce que la décolonisation et l‘indépendance d‘un gouvernement irlandais s‘affirment en 1914. Ces tensions ont contribué à diviser les Irlandais, et dans le cas de Beckett, cette empreinte de la division laisse des traces intérieures22. Assez tôt dans la carrière universitaire à laquelle il semble destiné, Beckett entrevoit la fuite comme solution. Il arrive à Paris en 1928 pour deux ans comme lecteur d‘anglais à l‘École Normale Supérieure et quand on lui offre une charge de cours à Trinity College, il écrit en 1930 : « Accepter ce truc rend de plus en plus compliqué la fuite et l‘évasion, car si je plaque Dublin au bout d‘un an ce n‘est pas seulement Dublin que je plaquerai – définitivement –, mais aussi mes parents, ce qui les fera souffrir » (cité par Knowlson 246-7)23. Pourtant il démissionne, comme s‘il le fallait, et entame une période de fuite en passant par l‘Allemagne. Dès 1932, il décide de s‘installer à Paris et, malgré un retour obligé à Londres – notamment pour une cure psychanalytique en 1934 et 1935 avec Wilfried R. Bion mettant en avant le rapport problématique de Beckett et sa mère 24 – et en Irlande, lorsqu‘il y revient à Paris en été 1937, c‘est pour ne plus 22 Lire à cet égard le chapitre 9 du livre Unstoppable Brilliance : Irish geniuses and Asperger‘s syndrome (292-332) d‘Antoinette Walker et Michael Fitzgerald et le chapitre 3 de notre Éloge de l‘idiotie (Berne 135-95). 23 Il s‘agit d‘une lettre à Tomas McGreevy en juillet 1930. (The letters of Samuel Beckett 32) 24 Dans ses « Notes supposées de Bion sur Beckett ‖, Didier Anzieu écrit : « La création littéraire serait peut-être une meilleure thérapeutique. Mais il y a cette fichue mère, tyrannique, abusive, impulsive, imprévisible, coléreuse, source d‘humiliations, de déceptions permanentes. Réclamant avec véhémence de le garder auprès d‘elle. Le repoussant avec non moins de véhémence. Pour le rappeler peu après. Dénonçant le goût, qu‘elle dit morbide, de Sam pour l‘écriture. ―C‘est la littérature, mon fils, qui t‘a rendu malade.‖ » (Anzieu 62). Knowlson ajoute que « Beckett associera sans hésiter la réapparition de ses suées nocturnes et de ses accès de ―mauvaise humeur muette‖ à son retour dans la maison familiale. » (Knowlson 303). 62 en repartir. Dès le mois d‘avril 1938 jusqu‘en 1960 – malgré l‘interruption de deux ans dans le sud pendant la guerre –, Beckett habite un petit appartement au septième étage du 6 rue des Favorites dans le 15e arrondissement. Là ou presque, et là seulement, loin de sa mère, de l‘Irlande et de sa langue, le déclic a lieu. Le contexte politique est au contraire primordial avec Gao Xingjian. L‘auteur chinois nait le 4 janvier 1940 à Ganzhou (province de Jiangxi) à l‘est de la Chine au cœur de l‘invasion japonaise et de la Seconde Guerre mondiale. La période correspond à la fin de la guerre civile avec l‘arrivée progressive en 1949 du Parti communiste au pouvoir et de Mao Zedong, cette ombre hantant pas à pas l‘écrivain l‘empêchant d‘écrire : « Tu es né au mauvais moment, précisément à l‘époque de sa domination, pas à une autre. » (Le Livre d‘un homme seul 510). Sa famille étant aisée, son père banquier et sa mère actrice, Gao profite d‘une éducation libérale, entre tradition chinoise et culture occidentale, et il obtient un diplôme en français du Département des langues étrangères de Beijing en 1962. Il traduit Ionesco, Prévert et Michaux en chinois et commence très tôt l‘écriture et la peinture. Pendant la Révolution culturelle (1966-76), il est envoyé en camps de rééducation à la campagne : la pression du Parti communiste au pouvoir est telle qu‘il brûle ses manuscrits. Il parvient à sortir du pays pour un voyage en France et en Italie seulement en 1978. Il ne peut publier son travail qu‘en 1979, formule de nouvelles théories controverses sur le modernisme et commencent l‘exploration de formes théâtrales, inspirées notamment par Brecht, Artaud et Beckett, entre 1980 et 1987. La pièce, L‘Arrêt de bus (Chezhan) en 1983, souvent comparée à En attendant Godot de Beckett, met en scène sept personnages qui attendent un bus qui n‘arrive jamais. Elle est immédiatement condamnée par le Parti luttant alors contre la « pollution intellectuelle ». Après la censure de sa pièce L‘Autre rive en 1986, il part explorer les montagnes de la région du Sichuan, périple qui inspirera son célèbre roman La Montagne de l‘âme. En 1987, il arrive à Paris et y demeure jusqu‘à ce jour comme réfugié politique. C‘est là, son identité nationale allant s‘effilochant, que se produit le déclic, menant l‘écrivain vers une reconnaissance inattendue en 2000 lorsqu‘il reçoit le prix Nobel. La délicate entreprise d‘identification du déclic part du constat 63 suivant : l‘installation en France, dans la culture et dans la langue, évoque avant tout une libération artistique. Si les deux artistes sont déjà actifs et même reconnus auparavant, l‘envergure de leur œuvre franchit un pas décisif après leur migration. En resserrant le cadre temporel de la mutation artistique, on identifie plusieurs étapes de transformation. On a coutume de dater l‘avènement de Beckett à l‘écriture entre 1946 et 1951, lorsqu‘il écrit en français ses trois romans, Molloy, Malone meurt et L‘innommable, et la pièce En attendant Godot : « Le travail de titan qu‘il va abattre dans les quatre années de l‘immédiat après-guerre est en effet proprement ahurissant, y compris pour lui-même. Beckett écrit comme un homme délivré de ses démons. Et il écrit en français. » (Knowlson 578). C‘est ce moment qui nous intéresse même s‘il y aura un autre déclic par la suite, dix ans plus tard, lorsqu‘il revient à l‘anglais et entame son travail monumental de traduction et de réécriture dans les deux langues. Quant à Gao, il y aurait plusieurs déclics – et qui sait s‘il n‘y en aura pas un de plus à venir : l‘utilisation de l‘encre de Chine en peinture en 1982 – La légende est le tableau-déclic 25– , son roman unique La Montagne de l‘âme en 1989, la pièce La Fuite écrite juste après son installation en France, référence explicite aux évènements de Tian‘anmen contribuant à faire de lui une persona non grata en Chine, sa première pièce en français Au bord de la vie en 1991, et l‘écriture du roman Le Livre d‘un homme seul de 1996 à 1998 marquant la possibilité pour l‘auteur de parler simultanément du passé chinois et du présent français. La transformation profonde dans l‘œuvre de Beckett tient au passage extraordinaire d‘une langue à une autre. « Whatever the ambiguities of abandonment and rejection, Paris and exile were essential to the development of Beckett‘s writing – not only to the works in French, but to those in English. For all practical purposes, Beckett really began to write, even in English, only after his displacement to Paris. » (Beaujour 166) Ce moment est à dater, non pas de son arrivée à Paris, mais après la Deuxième Guerre mondiale, quand il rentre à Paris après avoir passé deux ans caché dans le Roussillon. Là-bas, la connaissance parfaite qu‘il a déjà du 25 Avec cette toile, Gao affirme : « J‘ai donc mis un terme à mon œuvre de peintre ―occidentalisé‖ » (Draguet 23) 64 français s‘enrichit avec l‘immersion totale dans la langue parlée. Restent ensuite sa mission avec la Croix-Rouge jusqu‘en décembre 194526 et la célèbre « révélation » qu‘il aurait eu, non pas comme son personnage Kapp dans Dernière bande sur la jetée de Dún, mais dans la chambre de sa mère : « J‘ai pu penser à Molloy et aux autres le jour où j‘ai pris conscience de ma folie. Ce n‘est qu‘à partir de ce moment-là que je me suis mis à écrire les choses telles que je les sens » (cité par Knowlson 573). James Knowlson ajoute que Beckett associait cette « vision » à « une mise en évidence de ses limites […], une acceptation de l‘impuissance et de l‘ignorance. » (Knowlson 573). Et c‘est la langue française va lui fournir le champ idéal pour jouer de cette « impuissance ». On ne saurait parler d‘une même dichotomie chez Gao Xingjian, et pourtant le parcours de l‘artiste chinois émet des résonnances. Traducteur expérimenté, Gao a cette connaissance de la langue française lorsqu‘il s‘installe en France où il s‘imprègne ensuite du français quotidien. Il refuse progressivement d‘être associé à la Chine même s‘il écrit en chinois – pouvant justement revisiter les principes traditionnels de la langue qu‘il évoque dans nombre de ses essais27 – et se détache de son identité chinoise : « He does not desire or need Chinese friendships ; he does not want to talk about China, which he considers irrelevant to his life and work. » (Conceison 304). Claire Conceison évoque le bilinguisme de Gao encore mal connu et peu exploré, cela au détriment des revendications de l‘auteur. Dans les pièces qu‘il écrit d‘emblée en français – cinq à ce jour, Au bord de la vie, Le somnambule, Quatre quatuors pour un week-end, Le Quêteur de la mort et Ballade nocturne – il recherche des formes linguistiques nouvelles de la même façon qu‘il le fait en chinois. Ce qui l‘attire particulièrement tient à la poétique naturelle de la langue : « My use of language always changes… The musicality of French is so strong – it is a beautiful language… I search for an expression that comes from the musicality of the language and its 26 « En s‘associant à la cause défendue par les résistants puis en œuvrant jour après jour avec l‘équipe […] Beckett a élargi son horizon et perdu une bonne part de l‘arrogance et du quant-à-soi qu‘il cultivait encore dans les années trente. » (Knowlson 571). 27 Parmi les nombreux essais théoriques de Gao retenons ici ceux réunis dans Le Témoignage de la littérature. 65 rich multiplicity of sounds. » (Cité par Conceison 309) Ce travail de la langue n‘est pas sans lien avec l‘épuration extrême du langage chez Beckett, jouant sur les répétitions et les jeux de langue ; jeux que peut-être seul un étranger dans la langue est à même de créer, comme dans la toute première phrase de l‘Innommable : « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. » (L‘Innommable 7). La dernière pièce de Gao écrite en français en 2007, Ballade nocturne, donne libre cours à la musicalité de la langue en même temps qu‘elle déjoue le genre théâtral étant le monologue chorégraphié d‘une femme. A propos de ce « livret pour un spectacle de danse », Claire Conceison, traductrice du texte vers l‘anglais, affirme que « the evocation of sound, movement, and visuality even in the verbal dialogue itself (written in free poetic verse to maximize this effect) is another layer of this latest manifestation of Gao‘s exploration of ―total art‖ » (Conceison 312). Dans les deux cas, l‘utilisation de la langue étrangère fonctionne comme le déclic libérateur de la création : « To have two tongues, two modes of speech, two ways of responding to the world, is to be necessarily outside the security of a unified single viewpoint. » (Beer 209). S‘ajoute alors la suggestion de Claire Conceison : « This transcendence of a specific unified view afforded by bilingualism – the multiple perspectives on humanity it nurtures – is echoed in the range of genres and media within which both writers experiment » (Conceison 309). Le déclic est non seulement ce recours à l‘autre langue, mais aussi à une multitude de genres, de la radio au cinéma, en passant par la danse et la peinture. Simultanément à la multiplication des genres et à l‘innovation des formes, le déclic dévoile l‘entre-deux où désormais l‘œuvre s‘épanouit autant chez Beckett que chez Gao. Leur mutation se situe à la croisée de deux pays, deux langues, plusieurs genres ou formes. Bien que différents choix du moment de la mutation soient envisageables dans l‘œuvre, la manifestation de cet entre-deux est flagrante dans l‘Innommable de Beckett – le dernier roman, écrit simultanément avec Godot et contenant tout ce qui est à venir – et Le Livre d‘un homme seul – lorsqu‘enfin Gao renoue avec son passé et explore la marge dans laquelle il se pense. À regarder de près deux extraits – fidèle à la bienheureuse méthode de Leo 66 Spitzer – apparaît ce qui constitue pour nous le véritable déclic. En écho à la révélation évoquée plus tôt, le narrateur de l‘Innommable tâtonne vers une autodéfinition saisissante : « c‘est peut-être ça que je sens, qu‘il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c‘est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d‘une part le dehors, d‘autre part le dedans, ça peut-être mince comme une lame, je ne suis ni d‘un côté ni de l‘autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j‘ai deux faces et pas d‘épaisseur, c‘est peut-être ça que je sens […]. » (L‘Innommable 160). Quant à la présence simultanée des deux personnages du roman de Gao, le « tu » et le « il », elle formule une position similaire : « Il te semble le voir, lui, dans une sorte de vide, une petite lumière arrive d‘on ne sait où, il est debout sur une terre ni fixe ni déterminée, il est comme un tronc d‘arbre sans ombre portée, l‘horizon a disparu, ou alors il est comme un oiseau sur une étendue de neige, tournant la tête à gauche et à droite, par moments il fixe son regard comme s‘il réfléchissait. A quoi ? Ce n‘est pas clair du tout, mais c‘est une attitude, une attitude quand même assez belle ; exister c‘est prendre une attitude, la plus agréable possible, bras écartés, agenouillé et se tournant, il revient sur sa conscience, ou mieux vaut dire que son attitude est justement sa conscience, c‘est le tu au milieu de sa conscience dont il tire un plaisir secret. » (Le Livre d‘un homme seul 512). Chez les deux auteurs, le flou de la forme et de la perception se fait principe de création révélé par leur mutation. Participant de cet entre-deux de l‘identité, de la sensation et de la conscience, une utilisation unique des pronoms personnels apparaît chez les deux auteurs. Au « Dire je » (7) de l‘incipit de l‘Innommable succède l‘emploi de la première personne du présent du subjonctif qui accentue le caractère hypothétique du je flotteur et flottant. Puis Beckett lui substitue un tu : « Tu touches peut-être au but » (39), un ça ou un ce, « D‘ailleurs ce n‘est plus moi. » (53), puis un il : « J‘ai à parler […] d‘abord de celui que je ne suis pas, comme si j‘étais lui, ensuite, comme si j‘étais lui, de celui que je suis. » (81). De façon simultanée, le pronom personnel sujet demeure sous la forme d‘une interrogation répétée et sans réponse : « Je. Qui ça ? » (83). Ce mélange trouve plus loin une explication grammaticale : « c‘est la faute des pronoms, il n‘y a pas de nom pour moi, il n‘y a pas de pronom pour moi, tout vient de là » (195). Chez Gao, les pronoms 67 amènent un vertige similaire, surtout au moment d‘identifier le responsable de l‘œuvre : « Ça suffit ! dit-il. Qu‘est-ce qui suffit demandes-tu ? Il dit que ça suffit, il faut en finir avec lui ! De qui parle-t-il ? Qui doit en finir avec qui ? Lui, ce personnage sous ta plume, il faut y mettre fin. Tu dis que tu n‘es pas l‘auteur. Dans ce cas, qui est l‘auteur ? Ça, ce n‘est pas clair, lui-même sans doute ! Toi, tu n‘es que sa conscience. » (Le Livre d‘un homme seul 549) À cette position d‘entre-deux correspond la théorie littéraire de Gao qu‘il nomme meiyou zhuyi, littéralement « ne pas avoir d‘isme ». Il se débarrasse ainsi des idéologies et adopte une position qu‘il choisit : « En tant qu‘écrivain, je m‘efforce de me placer entre l‘Orient et l‘Occident ; en tant qu‘individu, je veux vivre en marge de la société » (Le Témoignage de la littérature 38). Avec Gao, de même qu‘avec Beckett dès son exploration bilingue et le caractère singulier de son œuvre, tout se passe comme si le déclic entre la migration et la mutation s‘affirme dans la marge, « au milieu », là où la nationalité a disparu, quand le flou s‘est installé, quand l‘entre-deux devient la posture idéale. Pour Beckett et Gao, le cheminement artistique repose sur l‘importance de leur migration vers la France, dans un sens la fuite de leur pays, et le passage à la langue française notamment comme résultat de leur mutation. Les deux artistes ont mis fin aux obstacles qui entravaient leur création : Beckett se libère de sa mère et de l‘Irlande, et Gao des idéologies et de Mao Zedong – même si ce dernier décède le 9 septembre 1976, Gao précise que « tant que Mao resterait adulé comme dirigeant, empereur ou dieu, il ne retournerait pas dans ce pays. » (Le Livre d‘un homme seul 506). Beckett offre un cas particulier de bilinguisme là où Gao change littéralement de peau – ou ôte son masque –, comme de propos à partir du moment où il est libéré de la pression politique et sociale de la Chine. Même s‘ils ont écrit et publié avant, c‘est la migration en France, et dans la langue, qui a donné naissance à leur œuvre véritable. Les accidents et phénomènes irréguliers de leur écriture, l‘exploration des formes et des mots, de la musicalité et de 68 la grammaire, encouragée par l‘exil, donnent lieu à l‘expression dénudée et affranchie de la création des deux artistes. Le déclic entre la migration et la mutation se définit par cette découverte esthétique d‘un entre-deux, une marge, qui a l‘effet paradoxal d‘effacer l‘identité de l‘individu pour affirmer celle de l‘œuvre. Gao insiste précisément – il a obtenu la nationalité française en 1998, là où Beckett est resté irlandais – pour se distancier de l‘étiquette chinoise. Car au fond, il est important et il n‘est pas important que Gao soit chinois. Car, comme le rappelle Cioran : « Nos commencements comptent, cela s‘entend ; mais nous ne faisons le pas décisif vers nous-mêmes que lorsque nous n‘avons plus d‘origine, et que nous offrons tout aussi peu de matière à une biographie que Dieu… Il est important et il n‘est pas important du tout que Beckett soit irlandais. » (Cioran 51) Notes [1] Spitzer, Leo. Études de style. Trad. Éliane Kaufholz, Alain Coulon et Michel Foucault. Paris : Gallimard, 1970, 66-8. BIBLIOGRAPHIE Anzieu, D. Beckett, Paris : Seuil, 2004. 267 p. Beaujour, E. 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N. et L. Dutrait. Paris : Seuil, 2004. 96 p. 69 Knowlson, James. Beckett.Trad. O. Bons. Arles : Actes Sud, 2007. 1421 p. Quah, S. R. Gao Xingjian and Transcultural Chinese Theater. Honolulu : University of Hawai'i Press, 2004. 225 p. Soul of Chaos : Critical Perspectives on Gao Xingjian. Éd. Tam, K. Hong Kong : The Chinese University Press, 2001. 345 p. Spitzer, L. Études de style. Trad. E. Kaufholz, A. Coulon et M. Foucault. Paris : Gallimard, 1970. 531 p. Walker, A. et M. Fitzgerald. « Samuel Beckett ». Unstoppable Brilliance: Irish geniuses and Asperger‘s syndrome. Dublin : Liberties Press, 2006, pp. 292-332. 70 Ondo Marina est diplômée de l‘Université Jean Moulin Lyon 3, titulaire d‘un doctorat en « Langue et Littérature françaises » portant sur « La peinture dans la poésie du vingtième siècle (Guillaume Apollinaire, Paul Eluard, Francis Ponge et Jean Tardieu) ». Elle est membre de l‘AUF et travaille sur l‘expression artistique, le langage poétique et la littérature francophone d'Afrique noire. Elle a également publié, « Philippe Jaccottet : Une poésie habitée par le chant et l'image » dans la revue d'art et de littérature, musique, « L'écriture féminine dans le roman francophone d'Afrique noire » dans la revue des ressources, « L'influence de la peinture chinoise dans les poèmes à voir de Jean Tardieu » dans la revue littéraire de Shanghaï et « Hadriana dans tous mes rêves ou la littérature haïtienne francophone entre réalisme social et croyances mystiques » dans la revue des ressources. LA SCULPTURO-PEINTURE : ENTRE MUTATION ET MIGRATION En effectuant des recherches sur la sculpturo-peinture qui a énormément évolué et dont les techniques artistiques se sont considérablement modifiées au fil des ans, nous avons pu remarquer que l‘objet, le sujet et les méthodes artistiques tenaient en partie à la personnalité des artistes, à l‘influence des milieux artistiques ambiants (code de réception de l‘œuvre, réseaux professionnels d‘artistes…) et aux mouvements migratoires. C‘est ainsi que nous avons pu observer que la sculpturopeinture également répondait à une courbe évolutionnelle similaire. C‘est ainsi que la sculpturo-peinture tend, pour ainsi dire, à sortir de la sphère locale pour investir le proscenium international et contemporain. C‘est pourquoi lorsqu‘on analyse les œuvres des peintres-sculpteurs tels que Maître Minkoe Mi Nzé, Mohamed 71 Zouari et Alexandre Ondo Ndong, on constate que l‘artiste crée dans son milieu natal, l‘œuvre a des résonances plus ethniques. Par ailleurs, pour un artiste immigré comme Alexandre Ondo Ndong qui au départ orientait son œuvre vers la spiritualité des masques bantous, il y a eu une mutation notable ces dernières années par rapport à la conception de ses œuvres qui, pour conquérir un public parfois réfractaire aux codes symboliques dont le sens l‘échappe, devient moins hermétique. Mohamed Zouari par exemple, axe son œuvre sur une conception arabo-islamique, de fait, il vise un public bien spécifique (au regard de ses expositions en grande partie dans des pays arabo-islamiques) tout en cherchant à atteindre l‘universel. La sculpturo-peinture est en passe de devenir une composante majeure de l‘art contemporain d‘autant plus qu‘on ne peut évoquer son histoire sans rendre compte de son investissement dans des domaines tels que la calligraphie arabe ou chinoise et la poésie. Quoi qu'il en soit, par rapport au thème « Migrations et mutations » la sculpturo-peinture offre de multiples pistes de recherche. Nous pourrons notamment explorer les conditions historiques de création de la sculpturo-peinture et surtout, comment l‘esthétique de la sculpturo-peinture s‘affirme au cours du vingtième siècle et bascule de l‘art moderne à l‘art contemporain. La migration des œuvres d‘art africaines influence les techniques artistiques, les codes, les modes de représentation du rapport à l‘autre, à l‘histoire, au lieu de provenance des œuvres. Ce que certains artistes africains appellent aujourd‘hui sculpturo-peintures est une réplique rénovée des masques et des statuaires africaines polychromes aux formes parallélépipédiques réalisées par des sculpteurs initiés avant, pendant et après l‘époque coloniale. Mais, « en raison de l‘extrême convoitise dont elles furent l‘objet, nombre de pays africains aujourd‘hui se trouvent dépouillés des plus belles pièces réalisées par leurs ancêtres » [1]. La sculpturopeinture est donc le terme qui caractérise la jonction entre les techniques picturales et sculpturales chez les peintres-sculpteurs africains que nous étudions. Il faut dire que l‘espace de création in situ caractérise la profondeur des statuaires antiques fang au profil concave et convexe, au front bombé, aux yeux mi-clos et au menton fuyant. Tout dans l‘attitude des statuettes fang tenant fortement un objet exprime la sérénité. À la contemplation de ces statuaires africaines antiques peintes ou imbibées d‘huile de palme, 72 il s‘y dégage un sentiment de recueillement et de stabilité. Cet équilibre (Bibwe) que les peintres-sculpteurs africains contemporains recherchent apparaît comme un paradis perdu. L‘œuvre hors de son cadre de création peut paraître en déphasage avec les mœurs ou les attentes en ce sens qu‘elle échappe à l‘entendement des spectateurs. C‘est pourquoi la migration des artistes au niveau mondial fait muter leur démarche cela passe par la réappropriation de l‘espace ou la déstructuration de l‘objet. En effet, lorsque des peintres-sculpteurs tels que Minkoe Mi Nzé et Alexandre Ondo Ndong reprennent ces figures incisées en la transposant sur des toiles, ils offrent une version contemporaine de l‘art des Anciens. Que se passe-t-il quand les oiseaux du Sud migrent vers le Nord ? Nous utilisons ici le mot oiseau à dessein, car Guillaume Apollinaire appelait déjà Picasso l‘« oiseau du Bénin » dans Le poète assassiné. Le poète consacre même des vers de « Zone » dans Alcools à Picasso qui s‘entourait déjà de statuaires nègres : « Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied/Dormir parmi tes fétiches d‘Océanie et de Guinée/ils sont les Christs d‘une autre forme et d‘une autre croyance/Ce sont les Christs inférieurs des obscures espérances… » [2]. Même si Picasso niait toute influence par cette célèbre boutade : « L‘art nègre ? Connaît pas ! », Matisse lui avait fait découvrir l‘art africain et il y avait trouvé une justification à sa démarche esthétique. Au regard de cela, certains enjeux liés à l‘ontologie errante et à l‘instabilité ramifie l‘héritage séculaire et recompose en recherche identitaire, les mutations artistiques souvent nostalgiques. I – Identité et mutation La sculpturo-peinture du peintre sculpteur émérite gabonais Marcellin Minkoe Mi Nzé est animée par un cubisme abstrait. Cet artiste gabonais brûle méticuleusement au chalumeau en une technique dont il ne partage pas le secret pour composer l‘aspect éclaté de sa sculpturo-peinture. Selon lui, la sculpturo-peinture est liée au développement spirituel, c‘est un objet statique (il ne caractérise pas le mouvement comme certaines sculptures) de mise en relation, un réseau de connexion et une famille qui perd cet héritage est déconnectée. Si nous considérons la pensée de Jan Vansina, « All social activity uses objects, and not only as symbols 73 but as objects in the true sense necessary to the life of social groups » [3]. Je traduis : « Toute activité sociale utilise des objets et pas seulement comme des symboles, mais comme des objets dans leur sens réel où ils sont nécessaires à la vie de groupes sociaux ». Dans le rendu de la profondeur, Marcellin Minkoe Mi Nzé imbrique le visible et l‘invisible. Les activités sociales telles que cultiver, cuisiner, conter. Dans l‘art fang, on remarque de nombreuses recherches d‘asymétrie qui anime le personnage représenté. La pureté austère des traits sculptés est souvent rehaussée par des couleurs disparates des têtes trapézoïdales. Comme les masques fang du Gabon dont les habitants bantu viennent d‘Égypte, la sculpturo-peinture de porte ces traces ancestrales de l‘art égypto-Nubien « the motifs on the face of mask include lines beneath the eyes said to represent tears and distinctive triangular shapes pickes out in contrasting colours. This latter motif is also encountered in several other context among wich is a style of patchwork backcloth » [4]. « Les motifs sur le visage du masque incluent des lignes au-dessous des yeux pour représenter des larmes et des formes triangulaires distinctives choisies pour contraster les couleurs. Ce dernier motif est aussi rencontré dans plusieurs autres contextes parmi lesquels il existe un style en toile de fond de patchwork ». Au fil des migrations, les sculpturo-peintures avec patine blanchie au kaolin et rehaussées de la poudre rouge extraite de l‘écorce de tukula ont adopté une géométrie aux aplats de couleur terne. La sculpturo-peinture de Marcellin Minkoe Mi Nzé est la mémoire vivante d‘une tribu (fang), sa matérialité est marquée, en tout point, par la transmission de la parole sacrée. S‘il faut replacer les sculpturo-peintures dans leur contexte, elles jouent un rôle de médiateur entre le monde des esprits des Anciens, dans une ambiance commémorative et cérémonielle, lors des rites secrets, on les sortait pour les ranger à la fin de l‘initiation dans des sanctuaires familiaux. Ce qui tient à cœur à Marcellin Minkoe Mi Nzé c‘est surtout le désir de changer en acte ce qu‘il représente. Son œuvre s‘oriente de plus en plus vers le développement durable, le refus de l‘exploitation de l‘Afrique et de ses objets culturels. Dans les rapports entre l‘art et la science, par exemple, la pensée imaginative sert la pensée rationnelle dans la mesure où la plupart des objets sculptés (pipes, tabourets, peignes, chaises…) étaient destinés à agrémenter le 74 quotidien des fang. C‘est ainsi que la statuaire fang aux magnifiques teintes patinées conservait en son sein (byeri : ensemble de reliques du chef enfermées dans les boîtes contenues dans les statuaires traditionnelles fang) tout le mystère lié à la science médicinale, à l‘art de la guerre, aux techniques agricoles et artisanales, à la purification et à la protection contre les attaques. C‘est souvent un sacrilège à l‘encontre des Ancêtres de les ôter de leur lieu de culte. Même s‘il est bon de rappeler que le musée, « temple des muses » a été créé en vue de conserver les traces du passé pour des besoins patrimoniaux. II - Identité et intégration Lorsqu‘il doit exporter sa sculpturo-peinture, le peintre sculpteur essaye de la réajuster aux valeurs universelles pour pouvoir toucher le maximum de monde. On peut saisir le moment où la mutation se lit non à travers la reproduction de formes artistiques existantes, mais à travers l‘originalité synthétique. Le lieu de résidence conditionne autant que son lieu de naissance. Sans être des peintres sculpteurs de l‘école réaliste, le paysage sert de substrat visuel sur lequel repose la création de l‘artiste. Il projette et prolonge son imagination en l‘orientant vers des prises de vue cosmopolites. Incontestablement, la migration peut affecter la fonction et les habitudes créatrices même si elle n‘altère pas la perception et ne bouleverse pas la réception de l‘œuvre dans le milieu qui la fonde. Quoi qu‘il en soit, ce mouvement migratoire artistique sera traduit par le peintre sculpteur gabonais Alexandre Ondo Ndong qui réside en France. Il illustre clairement cette synthèse subtile en ayant recours à des matières aussi diverses que la toile, le raphia, les masques ancestraux. Sur les masques fang, teke, kota, mpongwè du Gabon, Patrick Ringgenberg fait remarquer : « Although human representations, they are not portraits; they express a certain idea of man and woman with grace and vigour. These figures, wrongly called fetiches do not represent gods but Ancestors » [5]. Je traduis : « Bien qu‘ils soient des représentations humaines, ils ne sont pas des portraits ; ils expriment une certaine idée de l‘homme et de la femme empreints de grâce et d'énergie. Ces figures, appelées à tort, fétiches ne représentent pas des dieux, mais des Ancêtres ». Il est clair que l‘environnement où vit l‘artiste prend une part privilégiée dans le choix de thèmes et des tendances 75 artistiques prisées. La démarche d‘Alexandre Ondo Ndong est empreinte de la verve bantoue et d‘un talent porté par la culture et l‘universalité. On est particulièrement sensible aux prouesses de sa technique nouvelle de figuration. Il exporte l‘âme du fang à travers sa sculpturo-peinture d‘où émane une vitalité contenue. Les encoches horizontales au dessous des yeux sont effectuées par une herminette qui trace des sillons et des entailles obliques et l‘aspect frontal coloré du nez est obtenu grâce à une méticuleuse opération de fumage. Une analyse sérielle des nouvelles sculpturo-peintures d‘Alexandre Ondo Ndong nous montre la dynamique de cet art africain contemporain partagé entre identité et intégration. Des figures divines s‘imposent dans l‘enfantement de ces créatures qui offrent une facette de l‘œuvre lumineuse dans laquelle la forme, sans le vouloir, avale le fond. De fait, le rayon visuel converge insidieusement vers l‘horizon d‘attente du spectateur. Tout indique que la création des arts dans les groupes ethniques du Gabon met en scène l‘harmonie en constituant un monument à la mémoire des Anciens : « It is the harmony preferred by a group and perpetuated by apprenticeship. In imitating the work of his elders, the young sculptor adopts their formal conventions, their style » [6]. Je traduis : « C'est l'harmonie privilégiée par un groupe et perpétuée par l'apprentissage. En imitant du travail de ses aînés, le jeune sculpteur adopte leurs conventions formelles, leur style ». Sculpter : vient du mot monère (monument) qui ramène aux souvenirs d‘où la conservation dans les sanctuaires familiaux des sculptures monumentales d‘ancêtres, souvent polychromes, représentant des divinités tutélaires des ancêtres fondateurs de lignage. Ceux-ci sont des dépositaires de la guérison et de la plénitude qu‘incarnent ceux qui l‘on façonné. Le lieu où l‘on crée est aussi un lieu de mémoire qui habite l‘esprit du créateur par transfert. L‘œuvre d‘art, dans la tradition africaine, est chant, prière et recueillement. C‘est la raison pour laquelle lorsqu‘elle quitte le lieu de dilection, la sculpturo-peinture est déconnectée du réseau séculaire de mise en relation permanente avec les ancêtres. Dans un musée, ce n‘est qu‘un objet simple dont on ne peut ressortir l‘essentiel de la vie intérieure qui y grouille. Aujourd‘hui, le musée du quai Branly à Paris qui consacre ces œuvres africaines dites « primitives » peut parfois être mal perçu par des traditionalistes africains pour qui la sculpture est un objet cérémoniel, un héritage 76 familial. Il n‘y a, du reste, rien d‘étonnant à ce qu‘il y ait une transaction secrète entre la référence (sculpture tribale ancienne) et la retouche moderne du pinceau (sculpturo-peinture contemporaine). À travers l‘expérience artistique, le peintresculpteur crée une sculpturo-peinture à la croisée entre une sculpture ancienne et une peinture modernisée, stylisée qui demeure, néanmoins, une expression personnelle. La nouvelle génération d‘artistes gabonais – surtout celle des immigrés – essaie de se départir de la vocation initiatique de l‘art par une connotation plus éculée où l‘on passe du rugueux au velouté. Même s‘il subsiste des traces de l‘inconscient collectif dans leurs toiles aux masques peints, elles sont, avant tout, objets de plaisir. Même si « les Fang ont développé des figures de reliquaires byeri qui furent parmi les pièces africaines les plus prisées par les artistes et les collectionneurs du début du XXe siècle » [7], leur style à tendance volumétrique et aux formes allongées parfois arrondies et massives tend à une esthétique sublimale. À travers l‘aspect cubique, il y a une idéalité mathématique qui émane des sculpturo-peinture. Selon la philosophie des fang, l‘harmonie est ordonnée par des lois arithmétiques, car les sciences exactes conduisent l‘art. L‘art est, de ce fait, conçu comme un moyen de révolutionner la vie quotidienne et confirme l‘engagement de l‘artiste. L‘art devient, non seulement spirituel, mais aussi éducatif, car sa construction inclut un dynamisme par la simplification des choses. La fragmentation des angles arrondis, des diagonales piquées, des rectangles, des triangles témoigne d‘une recherche esthétique à travers une méthode scientifique. Le polissage méticuleux fait ainsi ressortir la résolution lumineuse avec une intensité orientée vers le contraste des couleurs. III – union complexe entre deux arts Décliner la sculpture en plusieurs plans sur une toile aux couleurs criardes, tel est le défi du peintre-sculpteur tunisien Mohamed Zouari. Il traduit l‘harmonie d‘un univers coloré en pleine effervescence et de la Tunisie où il réside. Sur ses toiles synthétiques, il associe des techniques picturales et sculpturales à partir des polyuréthannes, de la résine mélangée à de la terre cuite. Quelques fois, l‘artiste y ajoute des motifs de la calligraphie orientale. On note dans ses sculpturo-peintures, une finesse et une 77 délicatesse subtiles dans le tracé des traits et des couleurs vives comme dans ceux qui décorent habituellement les coupoles. Du reste, Mohamed Zouari fait figure de pionnier d‘un mouvement artistique multiforme, tourné vers la recherche d‘images et l‘expérimentation. Il ne ménage pas d‘effort pour recréer l‘ambiance lumineuse des rues tunisiennes éclaboussées de couleurs gaies. Il ne fait aucun doute que Mohamed Zouari décline ses sculpturo-peintures en spirales foliées plus symétriques que géométriques dans un contraste dynamique où éclot une synthèse signifiante. Si nous considérons le lien de l‘arabesque avec la structure mentale et sociale arabe, la configuration décorative constitue en elle-même une herméneutique. Surtout, la cyclicité, la giration ont un rôle symbolique dont l‘arrière-fond du décor architectural fait parfois allusion aux formules coraniques. De toute évidence, la sculpturo-peinture de Mohamed Zouari a une fonction ornementale qui inclut la poésie, la religion, la peinture et la sculpture. D‘ailleurs, Patrick Ringgenberg explique ainsi les dynamiques de cet art islamique : « Dans le décor, la couleur est un autre facteur de dynamisme et de ―vibration‖ dans les compositions géométriques végétales ou calligraphiques » [8]. Les couleurs vives sur la sculpture permettent donc de vivifier, d‘illuminer en projetant une profondeur vitale qui multiplie et musicalise les dimensions de lecture de la sculpturo-peinture. Elle est science, parole divine traduite en acte. Lorsque Mohamed Zouari se demande s‘il est possible de créer en deux dimensions, l‘artiste congolaise qui réside en Belgique, Rhode Bath-Schéba Makoumbou, avec son ouvrage ornemental similaire à la conception des sculptures monumentales polychromes destinées à orner les édifices et les parcs, façonne l‘objet à trois dimensions. Sa sculpturo-peinture contemporaine est imprégnée des stigmates des réalités africaines et de la vie en général. Les sculpturo-peintures de Rhode Bath-Schéba Makoumbou, réalisées à partir des matériaux divers, représentent les activités traditionnelles féminines de jadis qui apparaissent comme des trésors oubliés à cette époque : « Pour ma part, j‘ai choisi de représenter, dans mon travail, les activités quotidiennes en Afrique, surtout celle des femmes comme expression particulière d‘une richesse de notre continent » [9]. Rhode Bath-Schéba Makoumbou, illustre la femme paysanne dans un style cubisme, 78 aime-t-on dire, seulement le cubisme s‘est lui-même inspiré de l‘art nègre. Dans les « cityscapes » (paysages urbains), l‘image de la femme rurale active est absente. Le paysage gris et amorphe a remplacé les « landscapes » (paysages ruraux) régis par la valeur du travail. Elle montre le savoir-faire qui fait connaître l‘histoire oubliée, toute la science qui réside dans ses gestes quotidiens devenus triviaux : Mettre un enfant au dos pour travailler tranquillement et le bercer en même temps, piler des aliments pour les conserver, tam-tam qui remplaçait la radio pour informer et jouer de la musique, pouvoir transporter sans ressentir le poids des objets lourd sur la tête, la confection des hottes pour les récoltes futures, femmes savamment coiffées au fils, tresses sophistiquées… autant de code artistique de son enfance ressuscitée dans des châssis métalliques, des sciures de bois mélangées à de la colle à bois. Née au Congo Brazzaville, résidant en Belgique, Rhode Bath-Schéba Makoumbou ne saurait se défaire du paysage de son enfance, elle cherche à innover toujours. « La sculpture a encore du mal à passer parce que les gens pensent que ce sont des fétiches » [10]. Dans les temps mémoriaux, l‘œuvre sculpturale a toujours eu des vocations rituelle, sacrée et familiale et ne pouvait être appréhendée comme un objet à valeur marchande. L‘ensemble des silhouettes filiformes de femmes a un caractère délibérément rudimentaire. Il faut convenir que la sculpturo-peinture de Philippe Dodard est une variante artistique occidentale proche de la sculpturo-peinture de Rhode Bath-Schéba Makoumbou. Si l'on excepte le fait que l‘un s‘appuie sur la monochromie de la sculpture abstraite colorée et l‘autre est axé sur la polychromie de la sculpture figurative peinte. Dans cet optique, Jean-Michel Bruyère disait : « La pensée critique occidentale considérant tardivement l‘existence d‘une création contemporaine africaine – et elle l‘ignore encore principalement – peine à la reconnaître sans la réduire. Pensée convaincue de sa légitimité unique devant la modernité, de son caractère absolu, la pensée critique occidentale, prétendant à l‘universalité de ses axiomes, est d‘abord incapable de percevoir l‘essentielle singularité de la création contemporaine africaine. Elle croit pouvoir y déchiffrer le jeu de ses propres influences et ne veut y voir que cela, alors que cela y est inexistant en tant que domaine déchiffrable et séparable » [11]. 79 Les techniques, pour réaliser une sculpturo-peinture, sont variées et mixtes. Dans un contexte où les moyens financiers font souvent défaut, l‘imagination des artistes africains est aiguisée quant à la recherche de la matière de leur création. C‘est dans les matériaux de récupération que se façonnent les formes artistiques les plus diverses. L‘artiste Gérard Quenum, par exemple, est amené à ramasser les éléments défectueux, laissés pour morts, à l‘abandon dans la rue afin de leur insuffler un souffle de vie. C‘est la société urbaine en plein délire entre la candeur et la terreur, qui est en procès chez lui. Parfois, pour décrire le monde déshumanisé et les tourments des enfants de la rue souvent comme des poupées abandonnées, Gérard Quenum assemble du métal, des objets en plastique et de la terre… le tout donne une composition biscornue de poupées décapitées, échevelées, calcinées parfois borgnes et des jouets divers qui appellent à la compassion devant des victimes innocentes et sans défense. Ces montages ainsi que ces dessins nous renvoient à la déstructuration, à l‘égarement et à l‘effarement de l‘artiste devant la dépravation des mœurs dans le pays où il est né et où il a toujours résidé, le Bénin. Dominée par la représentation de la poupée vaudou et de l‘implantation des clous dans le bois comme les anciennes statuettes béninoises hérissées de clous, l‘œuvre de Gérard Quenum se nourrit à la source de l‘étrange et du dépaysement. Certes, le lieu de résidences des artistes favorise ce phénomène de mutation, mais l‘art africain se conçoit comme un objet spirituel. C‘est ce qui fait de la sculpturopeinture un art de métamorphose créative dont la beauté réside dans l‘étrangeté, la spiritualité et la vitalité. IV - mutation et migration entre deux arts Par ailleurs, l‘artiste béninois, Ludovic Fadaïro qui a vécu pendant trente ans en Côte d‘Ivoire n‘a pas rompu le lien avec sa culture. Son œuvre est le réceptacle des éléments du rituel vaudou, car il peut réunir en un temple, des sculptures peintes et une peinture sur tapa, une œuvre d‘art mystique riche en symboles hermétiques. Nous constatons dans ses compositions mixtes qu‘il nomme affectueusement mes « sculpeintures », une réelle filiation artistique avec la sculpturo-peinture. Ludovic Fadaïro s‘inspire largement de la tradition béninoise et ivoirienne. Ses totems réalisés à partir du bois, des cartons ou de la terre cuite, sont 80 transposés sur ses toiles. Ce n‘est pas tant l‘appellation qui importe. Ce qui est certain, c‘est que les manières de concevoir le monde par l‘artiste africain trouvent leur écho dans la représentation ancestrale, dans la spiritualité du nègre, dans la nature colorée de son imagination exacerbée. Pourtant ancien élève de l‘école des Beaux-arts de Montréal et de la Famous Artist School, d‘Amsterdam Ludovic Fadaïro tourne le dos aux méthodes de création déjà connues et trouve son propre souffle créatif. Ses pigments naturels, ses effets de vieillissement, ses « Assin » sur tapa sont des innovations inédites dans le monde de l‘art. Comme dans tous arts du Dahomey, les techniques de confection de Ludovic Fadaïro sont audacieuses et ont subi l‘influence du style yoruba des « statuettes polychromes » [12] dont l‘ensemble hybride donne une forme matérielle aux bochio (esprits gardiens de la maisonnée à des fins protectrices). Ces statuettes polychromes ont longtemps servi des organisations spécifiques du royaume. Pourtant, Sydney Littlefield Kasfir constate que malgré l‘exil : « certains artistes immigrés restent étroitement attachés à leurs anciennes identités et traditions locales, nationales ou régionales, et ce tout au long de leur vie » [13]. Conclusion Impossible de classer les œuvres d‘art des peintres sculpteurs que nous avions citées, car les techniques artistiques, les genres et les modes de représentation s‘imbriquent. Nous dirons simplement – et ce n‘est qu‘une question de lexie – que la sculpturo-peinture est plutôt cette version occidentale de l‘alliance entre deux arts alors que la sculpturo-peinture n‘en est qu‘un versant de l‘expression africaine. A mon avis, la sculpturo-peinture serait liée au sacré, à la vision du « chez soi », en soi et au plaisir qui accompagne la création africaine. Surtout, l‘identité complexe de l‘artiste contemporain africain se reconfigure à partir de son terroir (Pigments, reliquaires, masques, totems, ombres noires, tribus, rites, mythes et fétichisme), de sa vision et du monde en devenir. La sculpturo-peinture ne signifie pas addition d‘une couche picturale sur un support de pierre, de bois, de bronze ou de terre cuite. Vu le nombre de profils d‘artistes observés : nous distinguons ceux qui malgré l‘immigration restent solidement 81 ancrés dans les traditions et ceux qui habilement s‘adaptent aux nouveaux codes de réception contemporaine. Enfin, on déduira, avec Rhode Bath-Schéba Makoumbou, qu‘« il est intéressant de parler de l‘identité culturelle de chacun d‘entre nous. Pas en valeurs d‘opposition, mais comme une richesse du monde qui tire ses sources dans la diversité culturelle. Il faut toujours se battre pour protéger et renforcer ces notions idéologiques » [14]. Il est donc intéressant de souligner que la sculpturo-peinture extramuros est une création unique « pyromaniée » sur toile réalisée par deux artistes, l‘un peintre Fred Van Kampenhout et l‘autre sculpteur Véronique Laurent. Cette œuvre d‘art à quatre mains, est aussi appelée sculpturo-peinture par deux artistes Brigitte Rey (sculpteur) et de Sylvie Camus (peintre). Ce n‘est pas tant l‘appellation qui importe, ce sont les aspects culturels pertinents qui ressortent à quelques détails de perfectionnement technique près. C'est pourquoi « caractériser l‘art contemporain africain au moyen de critères de styles, des manières, de matériaux est une entreprise vouée à l‘échec » [15]. Notes [1] Histoire universelle de l‘art Afrique, Amérique, Asie, 3 Larousse, 1989, p.22. [2] Guillaume Apollinaire « Zone » in Alcools, Paris, Gallimard, coll. poésie, p.14. [3] VANSINA Jan, Art history in Africa, Introduction to method, London and New-York, Pearson Education, 1984, p.41. [4] PHILLIPS Tom, Africa, The Art of a Continent, New-York, Prestel, 2006, p. 278. [5]Colloquium on Negro Art, First World Festival of Negro Arts organized by Society of African culture, with co-operation of UNESCO, under the patronage of the Senegalese government (march 30 April 8, 1966), Paris, Presence Africaine édition, 1968, p.136, [6] Ibidem, p.124. [7] ZERBINI Laurick, L‘ABCdaire des arts africains, Paris, Flammarion, 2002, p55. [8] RINGGENBERG Patrick, L‘univers symbolique des arts islamiques, « les dynamiques des arts », Paris, L‘Harmattan, 2009, p.453. [9] Interview de Rhode Bath-Schéba Makoumbou par Christian Lagauche, Biennale des arts visuels de DUTA qui s‘est déroulée à Bonapriso Center for the Arts, Douala, Cameroun le 12 mars 2007 in Le nouvel Observateur d‘Afrique, Journal n° 65 du mercredi 17 mars 2010. [10] Interview de Rhode Bath-Schéba Makoumbou par Ifrikia Kengue Di- 82 Boutandou in l‘hebdomadaire La semaine africaine, n° 2983 du vendredi 2 avril 2010. [11] BRUYERE Jean-Michel, « La modernité artistique de l‘Afrique » in Revue Noire n° 23, décembre 1996, p. 88. [12] DELANGE Jacqueline, Arts et peuples de l‘Afrique noire, Introduction à une analyse des créations plastiques, édition revue par Lidia Meschy, préface de Michel Leiris, Paris, Gallimard, 1967, 2006, pp.100-101. [13] LITTLEFIELD KASFIR Sydney, L‘art contemporain africain, « Migration et déplacement », Paris, traduit par Pascale Haas, édition Thames and Hudson, 2000, p.191. [14] Interview de Rhode Bath-Schéba Makoumbou par Christian Lagauche Biennale des arts visuels de DUTA qui s‘est déroulée à Bonapriso Center for the Arts, Douala, Cameroun le 12 mars 2007 in Le nouvel Observateur d‘Afrique, Journal n° 65 du mercredi 17 mars 2010. [15] BUSCA Joëlle, L‘art contemporain africain, Du colonialisme au postcolonialisme, L‘Harmattan, 2000, p.5. BIBLIOGRAPHIE DESPINEY Elsa, 100 mots pour l‘art africain, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003. Arts of Africa, 700 ans d‘art africain, Grimaldi Forum Monaco du 16 juillet au 4 septembre 2005 (commissaire du catalogue et de l‘exposition, Ezio Bassani), édition Skira, 2005. WILLETT Frank, L‘art africain, Paris, Thames and Hudson, nouvelle édition, 1994. 83 84 Artiste plasticien, Koffi Célestin YAO est titulaire d‘un doctorat en art et science de l‘art de l‘Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est enseignant-chercheur et Directeur du Département des Arts à l‘UFR Information Communication et Arts à L‘Université de Cocody-Abidjan. Il est également membre de l‘Association Internationale des Critiques d‘Arts AICA. MIGRATION ET MUTATION DE L’ICONE POPULAIRE Au terme d'un voyage que j‘ai effectué en Côte d‘Ivoire en octobre 2006 après un long séjour sans discontinuité en Europe, j‘ai réalisé avec l'artiste suisse Martina Gmür, l‘œuvre Schöne Frisur28 (belles coiffures) qui est une installation en définitive. Cette installation présente 12 pièces d‘enseignes reproduites, d‘environ 1,20 m x 1 m chacune. L‘installation est agrémentée de bout en bout par deux câbles démesurés, constitués par l‘artiste suisse Martina Gmür, 28 « Le projet Schöne Frisur, 2007, de Martina Gmür (1979) et de Koffi-Yao(1971) fait partie des observations que les deux artistes ont faites lors de leurs voyages au Canada et en Côte d‘Ivoire. La coopération se présente sous forme d‘une série de panneaux en bois montrant des têtes aux coiffures populaires affichées sur les panneaux publicitaires des coiffeurs africains. Les différents types de coiffures sont fortement soumis à l‘influence des modèles de la communauté afro-américaine et suivent donc moins les critères esthétiques que les valeurs sociales. Mis à part les réflexions sur les transformations spécifiques socioculturelles, les images témoignent aussi de la modification des motifs dans l‘artisanat africain. Martina Gmür présente en plus deux dessins de rasoirs avec des câbles en forme de spirale encadrant la série de têtes. L‘artiste a développé ce motif lors de son séjour à Montréal, pour lequel elle a obtenu une bourse, et se reporte à son observation qu‘en hiver, les hommes se laissent pousser les cheveux et la barbe. Dans le projet Schöne Frisur, les rasoirs font référence aux tondeuses utilisées, dans la plupart des cas, pour faire les coiffures africaines. », Kunsthalle Basel.http://www.kunsthallebasel.ch/exhibitions/archive/61?lang=en 85 finissant réciproquement à leur extrémité supérieure par une tondeuse électrique. L‘œuvre Schöne Frisur a été installée dans le cadre de la Regionale 8, à la Kunsthalle de Bâle (Suisse) du 15 novembre 2007 au 1er janvier 2008. Chaque pièce représente une enseigne photographiée dans les rues d‘Abidjan. Ce type d‘enseignes n‘est pas exclusif d'Abidjan dans la mesure où il est présent dans une grande majorité de villes africaine. D'un point de vue technique, les enseignes ont été strictement reproduites à l‘aide d‘un rétroprojecteur, exactement telles qu‘elles se présentent sous leurs formes et leurs couleurs d‘origines. La reproduction s‘est faite de la façon la plus fidèle possible sur des planches de bois, avec un agrandissement à l‘échelle de 10/1 de leur taille réelle. Les visages sont découpés et extraits à la scie sauteuse. Dans la présentation définitive à la Kunsthalle de Bâle, les différents portraits sont placés côte à côte, tout en montrant leurs traitements spécifiques. Fig. 1 Schöne Frisur Project, peintures sur bois, 12 peintures à eau d'enseignes découpées à la scie sauteuse, Saint-louis, 2007. 86 Les portraits indexent la variété et les mutations observées dans les coiffures Africaines ou Noires qui ne sont plus des coiffures ethniques, elles les dépassent du fait de leur port ou leur apparition récente en Afrique. Nous pouvons les situer dans la mouvance moderne et contemporaine africaine noire, elle-même modulée par la colonisation. Dans l‘ensemble, je puis donc dire que ces coiffures ont une portée qui va au-delà de l‘Afrique noire parce qu‘elles sont par exemple des modèles inspirés de brassages extraafricains ; l'on pourrait indexer ici, les communautés africaines américaines et africaines européennes. À ce premier stade, j‘entrevois un double voire un triple mouvement migratoire de styles, de techniques, d‘influences et de choix esthétiques de l‘Amérique et de l‘Europe vers l‘Afrique noire. Tout comme l‘on pourrait y indexer un triple métissage au gré des entrelacs et des chiasmes intracommunautaires et intrasociaux auxquels se rattache chaque entité. J‘entrevois également dans un espace restreint trois tenants de rattachement, entre trois continents, voire d‘un continent ou d‘un horizon culturel à l‘autre, entre les membres d‘une seule et même communauté (vue au sens large du terme, partagée) éparpillée ou « migrée » au-delà des océans. Même s‘il existe des liens séculaires forts et vivaces entre ces trois communautés encore étroitement liées, elles sont à considérer objectivement aujourd‘hui comme différentes du fait des mutations et des bouleversements parfois cumulables générés par leurs histoires réciproques variant entre l‘esclavage, la colonisation, les métissages ou les influences du voisinage et des nouveaux liens en constant développement. Dans le passé ou au cours de la période moderne, tout comme dans la contemporanéité, les réalités vécues par chaque entité désormais constituée, dans ce que je puis nommer en terme de triangle29 d‘échanges de valeurs, marquent des points et des moments d‘ancrage et de différenciation. En art et plus qu‘ailleurs, l‘on pourra saisir à travers les « nouveaux liens », des facteurs nouveaux du devenir des arts du monde noir, contemporain ou non, étant donné que toutes les cultures auxquelles se rattachent les entités de cette communauté ainsi indexée, se sont véritablement muées ou mutées aux contacts d‘autres cultures ; tout en évoluant dans leur propre 29 Au même titre d‘ailleurs que l‘on a pu parler d‘antan de « commerce triangulaire ». 87 environnement spatial et temporel, elles mettent parfois à l‘écart le « sens commun » ou le « sens communautaire » préalablement mentionné, et dont on peut dire qu‘il « fait passer un certain idéal d‘harmonie universelle et nécessaire entre les hommes pour une réalité s‘imposant à tous »30. Au niveau des essences et des données matricielles, culturelles, identitaires ou ethniques des communautés noires, à l‘échelle du monde, certes les germes culturels et cultuels sont partis (je pourrais même dire « sortis » d‘Afrique, mais ils ne sont pas restés immuables. Après avoir subi différents niveaux de mutations, ces causes mutées sont revenues en Afrique par l'intermédiaire des médias, sous forme de large diffusion. Pour ce qui concerne les coiffures, leur diffusion s‘est faite à travers l‘aura de certaines personnalités fortes et mondialement reconnues de cette communauté. Des types de coiffures autrefois inconnus en Afrique noire y ont migré, et se sont fortement vulgarisés. Parmi les styles modernes, l‘on pourrait citer, la « coupe Pelé » du footballeur Edson Arantes Do Nascimento dit le « roi Pelé », la coupe du boxeur Mike Tyson, agrémentée d‘une raie ou fente oblique au sommet de la tête, les cheveux gominés du chanteur Michaël Jackson, voire les « afros » de l‘époque « disco » des Jackson Five, de Mohamed Ali et de George Forman, les tissages, les nattes, ou les fantaisies des joueurs de basket-ball de la NBA (American National Basket-ball, dont le fameux groupe « Harlem Globetrotters »), etc. Les traits de caractère et les styles des personnalités noires en vogue en Occident, qui qu‘ils soient, migrent aisément et sont adoptés sans aucune borne. Si une personnalité reconnue au plan mondial est d‘origine africaine, les populations d‘Afrique s‘approprient les langages de son corps et de ses manières de faire. Parfois, plus la personnalité est connue, plus sa coiffure, et ses excentricités, quand bien même, elles peuvent heurter les mœurs et les susceptibilités africaines à l‘instar des cheveux longs ou des « dreads locks » de Nesta Robert Marley dit Bob Marley. Sorti de son contexte culturel, le port des tresses longues renvoie en Afrique noire à l‘image des drogués, mais il s‘impose légitimement dans toutes les classes d‘âges, parce qu‘une personnalité Noire l‘arbore. 30 C. Ruby, Devenir contemporain ?, La couleur du temps au prisme de l‘art, Editions. du Félin, Paris 2007, p. 39-40. 88 Ces coiffures originales ont influencé et influencent encore fortement les communautés d‘Afrique subsaharienne qui tout en essayant d‘imiter et de s‘identifier aux personnalités porteuses d'icônes au plan musical, sportif, cinématographique, etc., ne perçoivent pas nécessairement qu‘elles subissent des mutations profondes de styles et d'habitudes quant à leurs manières originelles d'agir et de se coiffer. Les ateliers de coiffure conservent une redondance des caractères induits par la clientèle. Cette attitude mène à l‘adoption définitive ou exacerbée de manières de se coiffer autres. Sans aucun doute, la question de l‘origine directe et temporelle des coiffures et du mode de leur introduction dans le champ social africain ne se pose plus aujourd‘hui. Les formes mutées ont si bien intégré les mœurs africaines que nul ne s‘aviserait de les remettre en cause ou de penser qu‘elles ne sont pas véritablement des coiffures africaines ou qu‘elles ne l‘ont jamais été de façon intégrale. J‘ai constaté à la fin de mon installation que celle-ci, censée présenter des coiffures africaines ne montrait étonnamment qu‘une majorité voire une totalité de coiffures dont la souche n‘était pas véritablement ou « purement » africaine. Le caractère « importé » des coiffures n‘a jamais semblé, à moi même aussi, évident au début, et il est à noter que ce n‘est pas cette question-là qui a motivé ce travail à l‘origine. Tout à pris forme dans la révélation de l‘œuvre à elle-même pendant sa réalisation, au niveau des détails et d‘un point de vue strict des caractères propres qu‘elle prendrait dans un tel espace d‘exposition (il faut dire que je ne savais pas que je ferais une exposition à la Kunsthalle de Bâle au moment où je préparais l‘installation), et non, par exemple du point de vue de son aspect global et de sa dimension poïétique que j‘avais déjà en moi. J‘ai réellement pris conscience du caractère spécifique des coiffures, après la pose de l‘installation à la Kunsthalle de Bâle, avec la distance que m‘offrait le périmètre même de l‘exposition et l‘immensité du hall à ma disposition. Je n'avais pas perçu cet aspect esthétique lors de la photographie des enseignes dans les rues d‘Abidjan et ensuite pendant le processus plastique d'agrandissement, précisément pendant leur transposition sur bois en atelier. Il y a manifeste au sein des communautés africaines ou noires (non exclusivement) une importation et une intégration par les multimédias et les technologies nouvelles, de divers codes de vie qui poussent à 89 l'assimilation à la ressemblance et qui bouleversent ou désintègrent profondément les habitudes des populations, de part et d'autre des frontières de leur séparation naturelle, artificielle ou politique. Si l'Afrique noire importe régulièrement des comportements venus d'Amérique, en revanche, l‘on peut indexer également aux ÉtatsUnis, la revendication directe de ce qu‘il est convenu d‘appeler l‘« héritage nègre ou Africain Noir » au sein des communautés Afro-américaines et Hispano-américaines, allant de la l'acceptation idéologique et sémantique de la terminologie « Africain » à l‘importation directe et politique des us et coutumes, avec en perspectives la stimulation artistique et l'exploration des possibilités31 de réparations des blessures de l'histoire et de régénérescences spirituelles. Ainsi, il est à constater ici, que les « structures idéologiques » dans lesquelles baigne chaque entité désormais constituée, n‘empêchent pas les unes et les autres de se faire équilibre. Lévi-Strauss indexe notamment « l‘équilibre des structures idéologiques, des croyances, des pratiques, et des œuvres, par-delà les frontières linguistiques, culturelles et politiques, transparentes et non fermées »32. Du point de vue de la dimension strictement plastique et pratique, l‘installation Schöne Frisur est d‘abord une appropriation « iconographique », qui vise à détourner le sens (fonctionnel) d‘origine des enseignes pour montrer l‘aspect purement iconique, graphique et esthétique, non pas dans la perception individuelle habituelle de chaque composante, mais dans la vision symbiotique 31 « Although the music and art of Black artists animated city life during this period, philosophical differences erupted about the role of American artists of African descent. The burning question was whether or not Black artists should produce art for art‘s sake or let their art serve propagandize, inform, and educate. Moreover, American artists were withdrawing their support for the European aesthetic ; instead, as in the case of the social realists, they were developing their own. In the midst of this controversy, Alain Locke, a philosopher, cultural critic, and professor at Howard University, called on African American artists to celebrate themselves, embrace their ancestral arts, and explore African art and its possibilities for the artistic stimulation. African American artist were at a crossroads and had nothing to lose. They could respond to Locke‘s call and use it as an opportunity to develop their own aesthetic or continue to perpetuate the Europeans‘. Politically, the African American continued to be a subject of great interest, but African American artists remained excluded from participating in the mainstream exhibition arenas even through their works fell equally into the Social Realist or Regionalist category. So why not stretch out and risk embracing one‘s own African culture as source of beauty ? », Christal A. Britton, African American Art, The long struggle, Editions. Todtri, p. 12. 32 C. Lévi-Strauss, la voie des masques, Editions. Plon, nov. 2000, p. 128. 90 des différentes pièces. Cette vision d‘ensemble des 12 pièces est préférable, dans un ordre définitif trouvé et précis ; elle ne doit pas être saisie dans la décomposition élémentaire et parcellaire tout comme l‘on ne s‘aviserait pas de voir, par exemple, un parasol au nombre des 3100 parasols composant The Umbrellas de Christo ou une pierre dans l‘assemblage de pierres composant partiellement le Spiral Jetty de Robert Smithson, autrement que dans leur intégralité. Il est surprenant de constater que sans être mu par les mêmes motivations, ces enseignes naïves aux tons vifs et aux contours fortement cernés et découpés renvoyaient dans notre présentation spécifique débarrassée des artifices de lieux et minimalisée par la découpe graphique, aux traitements des images et surtout des aplats lourds des couleurs et des tonalités tout comme chez des peintres tels que Roy Lichtenstein, James Rosenquist ou Keith Haring, etc. L‘on ne peut savoir distinctement, s‘il s‘agit d'import de formes à la faveur des modes « yéyé » et « disco », d‘une influence ou d‘une empreinte artistique directe et marquante des tendances Pop ou populaires dans le monde. Il faut y voir cependant des effets de la large diffusion de ces vagues artistiques en Afrique noire et surtout dans une ville cosmopolite comme Abidjan. Pour ce qui concerne le cas strict de la Côte d‘Ivoire, les fastes des années 1960 (année des indépendances) et le développement extraordinaire de la société ivoirienne estampillé du saut du « miracle ivoirien », des années 1970 provoquent une grande attractivité. L‘installation de la télévision, les mouvements migratoires des populations de la sous-région ivoirienne, voire de nombreux investisseurs et expatriés occidentaux ont provoqué des vases communicants d‘une région à l‘autre, ainsi que la diffusion des informations à grande échelle. La Côte d'Ivoire pouvait alors à juste cause se targuer d‘avoir reçu les images ou les échos des dernières modes en Occident. De toute évidence, il ne serait pas surprenant que les populations de ce pays aient connu les principaux animateurs artistiques du mouvement pop de cette époque. D‘où pouvait provenir autrement cette manière de peindre en aplat des visages fortement colorés sur des planches de bois ? Au plan sociologique, peut-on affirmer qu‘il y a une portée sociale sous-jacente eu égard à la place importante accordée au dessin au détriment de la forte calligraphie et du logo, comme l‘on peut le constater dans certaines villes d‘Occident ou d‘Asie ? 91 À l‘origine, les enseignes réalisées sur deux battants en bois ou autres matériaux, rattachés en leur centre, sont dépliées et posées à la devanture des ateliers, des salons de coiffure ou des salles de beauté ou directement représentées sur une de leurs façades. Dans leur principe, il peut apparaître que la nature même de ces icônes faussement naïves est destinée à résoudre la question de l‘interprétation directe du message dans une société où tout le monde ne sait pas lire et écrire. Dans tous les cas, si tous savaient lire et écrire à Abidjan cela aurait-il modifié la composition graphique des enseignes ? Autrement dit, pouvons-nous affirmer que nous sommes dans une mouvance générale de la prégnance de l‘image dans le message visuel public ? L‘importance et l‘afflux d‘images dans l‘environnement public africain et au-delà dans la société globale, auxquels il semble que nul horizon n‘échappe, sont-ils dus au fait que le spectateur ou le groupe veut toujours et davantage se reconnaître et être en harmonie directe avec ce que renvoie toute forme de communication extérieure, dans le cadre de vie ? S‘agit-il d‘un allant naturel des attitudes humaines depuis par exemple les peintures et fresques pariétales et la grotte de Lascaux ou s‘agit-il d‘une coïncidence pour ce qui concerne la généralisation des moyens de communication par l‘image abondante et massive ? Pour ce qui concerne les enseignes d‘Abidjan, elles semblent jouer un rôle didactique sur la nature de services variés proposés à la population. Elles semblent adaptées et mieux indiquées pour transmettre le contenu de leur message, que ne le ferait un panneau composé uniquement de textes, de signes et de symboles. Si certaines de ces enseignes comportent des indications du genre « super coiffure », « coiffure américaine », « moderne coiffure », coiffure à la mode », de nombreuses en sont dépourvues, laissant ainsi une place centrale et prépondérante à l‘icône. Nous ne pouvons pas réellement redéfinir ou resituer cette forme de prégnance de l‘image dans les villes africaines en particulier, dans la mesure où, le disions-nous, il semble qu‘il s‘agisse d‘un phénomène général à l‘échelle du monde comme nous pouvons le constater dans les affiches de Benetton, de Nike ou de Coca-Cola, etc. La seule problématique de l'analphabétisme ne saurait suffire pour qualifier l‘abondante utilisation de l‘image. Le réalisme des figures ne laisse l‘ombre d‘aucun doute sur la nature exacte du service proposé à la clientèle. Il semble évident 92 qu‘aux yeux des peintres ou artisans des différentes enseignes d‘origines, l‘objet central des productions est la dimension rétinienne. Il n‘y a pas de sens caché à déceler ni de sens strict nécessitant par ailleurs un approfondissement. Elles communiquent directement et leur message se capte aisément pourvu que l‘on vive dans le contexte et que l‘on maîtrise certains codes de communication en milieu urbain africain. Nul besoin de héler la clientèle, une pancarte suffit. « Les enseignes de coiffeurs semblent en Afrique, une des plus authentiques survivances urbaines de l‘art traditionnel en Afrique. Elles décrivent à leur façon l‘être du contemporain (voire l‘ère du moderne) comme le masque et la statuette exprimaient l‘âme ancestrale. En marge des courants officiels, les panneaux sont le reflet sensible des changements socioculturels et traduisent les aspirations profondes des populations en pleine mutation. À la saveur d‘art brut s‘ajoute l‘hiératisme instinctif du masque, à sa vigueur expressive le caractère fonctionnel d‘enseigne rendant à cet art des rues toute la puissance créatrice de l‘art nègre »33. Le plus important dans la création de l‘enseigne, est de communiquer clairement l‘idée d‘un service, d‘un besoin, d‘une nécessité à travers la meilleure représentation possible, selon les vœux du commanditaire et non de celui de l‘artisan ou de l‘artiste qui la réalise formellement. Si le message à communiquer à l‘origine de la commande n‘est pas fonctionnel ou suffisamment compris, l‘enseigne est supprimée, en vue d‘une autre dont le sens n‘est pas équivoque. Le souci du concepteur d'enseigne de rendre sa peinture esthétiquement présentable est intimement lié à l‘exigence du commanditaire (le coiffeur en l‘occurrence). L'intérêt de ce dernier est d'impressionner sa clientèle en créant un rapprochement entre l'harmonie que dégagent les constructions de l‘enseigne et son habileté de coiffeur. Dans les notions de migrations et de mutations à l‘objet des fondements de notre installation Schöne Frisur, en dehors de la migration formelle des styles strictement attachés à l‘œuvre elle-même, nous pouvons également considérer deux attitudes, non moins équivalentes, du point de vue de l‘individu ou de l‘artiste qui migre. Il est question de mouvements humains d‘un 33 J-M Lerat, Ici bon coiffeur les enseignes de coiffeur en Afrique, Editions. Syro Alternatives, 1992. 93 endroit à l‘autre dans un sens où les hommes quittent leur lieu de naissance où leur lieu d‘origine pour aller vers des lieux qui leurs confèrent un caractère d‘autochtonie. En un sens, partir de chez soi vers l‘étranger c‘est migré, tout comme partir de l‘« étranger » vers chez soi, à l‘intérieur d‘un espace de temps donné et de conditions, c‘est également migré. Si en France, j‘acquiers la citoyenneté française et je m‘intègre au sein d‘un système de valeurs dites français. J‘adhère à un système qui m‘intègre au sein d‘un corps dit étranger modifiant en mon identité étrangère en « terre étrangère »34. La notion de terre étrangère est relative. Une terre peut être étrangère selon des circonstances d'approche et de définition de soi qui s‘adaptent selon notre propre capacité à intégrer toute chose nouvelle se rapportant à autrui. Le statut d‘immigré n‘est pas un statut figé et définitivement structuré à l‘encontre d‘un individu, autant « aucune appartenance ne prévaut de manière absolue »35. Si j‘acquiers la citoyenneté française, je me mets automatiquement dans un contexte de contradiction envers mon pays d‘origine. La Cote d‘Ivoire, ne reconnaissant pas la double nationalité, je suis censé perdre la nationalité ivoirienne. Mon pays d‘origine devient un pays étranger, et pour effectuer un voyage en Côte d‘Ivoire, par exemple, je suis dans l‘obligation de demander comme tous étranger, un visa. Il n‘y a pas de différence de traitement pour les Français d‘origine ivoirienne. Le visa obligatoire obtenu auprès des autorités de mon pays d‘origine me compte objectivement au nombre des étrangers. Il me semble également que quand le séjour à l‘étranger est de longue durée, le sujet migrant en arrive à subir une forme de mutation mentale. Tout ordre de préférence disparaît au point où tout choix devient un déchirement et une impossibilité36. À ce stade, il peut se produire la perte de soi-même et le risque de ne plus se retrouver, ni de se reconnaître dans ce qui est censé établir le sujet dans son identité. À notre sens, ce qui établit un individu dans l'identité, c‘est ce qui est censé le déterminer dès la naissance ; c'est en outre ce qui 34 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Gf Flammarion, janv. 1996, p. 201. 35 Pour Amin Maalouf, « s‘il existe, à tout moment, parmi les éléments qui constituent l‘identité de chacun, une certaine hiérarchie, celle-ci n‘est pas immuable, elle change avec le temps et modifie en profondeur les comportements », in Les Identités meurtrières, Editions. Grasset & Fasquelle, Paris, 1998, p. 19. 36 Ibid, p. 20. 94 définit tout sujet en faisant en sorte que sa terre natale, sa « terre patrie » ou que le « pays de sa culture », devienne pour lui la terre du Moi. « Ce qui revient à moi, ce qui retrouve en moi sa patrie, c‘est mon propre Moi, et la part de ce Moi qui avait longtemps séjourné en terre étrangère, dispersée parmi les hasards et les choses »37. Avec le « recul », que m‘offre ma situation d‘artiste désormais placé entre deux ponts (dans les deux cas de figure), je note que l‘œuvre Schöne Frisur présente plusieurs aspects en rapport avec mon identité sociologique. Il s'agit du « regard retour » de l‘immigré regardant dans le miroir ou le rétroviseur sociologique. Je ne suis pas aveugle ni dupe de cette situation. Dans le sens où l‘on pourrait dire que c‘est parce que je suis un Africain que je traite d‘un thème et d‘un sujet reconnaissable et renvoyant à ma propre nature, et cette œuvre pourrait être perçue comme le symbole de ce qui est censé s'appliquer automatiquement à ma peau, à ma pensée. L‘on pourrait même dire, en toute conscience, que l‘artiste d‘origine africaine traite d‘un sujet sur l‘Afrique, ses mœurs, ses réalités ou ses « choses » parce qu'il est nécessairement embrigadé dans ces valeurs-là. Pour autant, personne n'est obligé et le choix de traiter d‘une thématique africaine ou d‘un sujet renvoyant à l‘Afrique est libre. Il n'y a aucune contrainte. Il n'est pas nécessaire d'être africain pour utiliser des essences créatives dites africaines. Nous pouvons évoquer les oeuvres de Wifredo Lam, Véronique Wirbel, etc., qui ne sont pas africains et dont les œuvres déclinent pourtant une certaine africanité au vu d'un ensemble de valeurs idiosyncrasiques utilisées. Dans les mêmes proportions, je pourrais travailler avec toute forme de thématiques censées n‘avoir aucun lien avec mon identité propre. Cependant, à ce stade même, peut-on sortir de l‘identité comme l‘on changerait de vêtement ? Ne reste-t-il pas toujours quelque chose dans l‘œuvre d‘un artiste dont il ne peut se débarrasser à volonté et qui serait une signature en filigrane, comme son moi intérieur et profond ? La signature de l‘artiste dans un tel travail, est-elle automatiquement inhérente ou intégrée au caractère même de l‘œuvre ? Parler de migrations et de mutations 37 F. Nietzsche, Ibid. p. 201 95 dans l‘œuvre d‘un artiste immigré, revient à indexer nécessairement le regard que la société d‘accueil porte à l‘endroit de ce dernier et de son œuvre, quelles que soient les thématiques ou les questions qu‘il aborde. N‘y a-t-il pas toujours une tentation de voir derrière l‘œuvre de l‘immigré une connotation ethnique ou identitaire dès lors que l‘on connaît son identité véritable ? Peut-on voir de la même manière l'identité d'une même œuvre selon qu‘elle ait été réalisée par un Togolais ou par un Belge ? Ou selon qu‘elle porte une signature familière ou étrangère ? Les codes mêmes de notre jugement ou de celui d‘autrui ne s‘adaptent-ils pas au sujet ou à l‘origine de l‘artiste ? L‘identité de l‘auteur ne vient-elle pas compléter chaque fois le sens donné à l‘œuvre, comme pour rajouter de la compréhension et un supplément de sens ? L‘artiste, quelle que soit la force des mutations subies dans son œuvre, et de ses propres innovations, ne reste-t-il pas fixé et figé dans la dimension ethnique minimale assignée à son œuvre par la société qui l‘accueille ? Tout comme l‘on aurait pu affirmer aux États-Unis que Marcel Duchamp était un artiste français pratiquant un « art français », malgré les innovations importantes qu‘il apporta à l‘art dans sa globalité avec ses « Ready Made ». Ces changements se démarquèrent par ailleurs du style ambiant en France. Dans le même ordre d‘idée, l‘on ne peut dire par exemple que Yinka Shonibare est un artiste africain et que son œuvre relève de l‘art africain, étant donné que son travail ne reflète aucune époque ou tendance artistique connue sous cette forme en Afrique. Pour autant, son œuvre est basée sur une tendance vestimentaire noire africaine intemporelle qui mêle de façon syncrétique, l‘utilisation abondante du pagne Wax hollandais aux styles vestimentaires africains plus anciens. La raison en est que cette utilisation relève d‘une pratique populaire africaine qui n‘est pas à considérer sous l‘angle artistique strict et unique. Le mode de vision et d‘utilisation n‘est pas le même. Schöne Frisur demeure donc un regard neuf, une vision revisitée de ma ville africaine, ville abidjanaise. Ce regard peut être vu comme une découverte par rapport à mes questionnements artistiques actuels, par rapport à l‘artiste que je suis devenu avec les problématiques et les choix esthétiques et artistiques dans lesquels j‘ai choisi d‘orienter mon travail et de m‘engager, depuis mon éloignement physique d‘Afrique. Pour ce qui concerne les 96 enseignes, il est à remarquer qu‘elles existent depuis longtemps et je puis dire que sur le plan de leur visibilité ou de leur « contenu de vérité », je les connaissais sans leur accorder un intérêt auparavant. Elles comptaient à mes yeux au nombre des choses visibles jouissant d‘une visibilité invisible, immergé que j‘étais dans « l‘inertie de l‘existence et de l‘évidence »38. Ces choses, à ma conscience, n‘avaient pas besoin d‘une reconnaissance particulière. Je ne me le disais pas, je ne le pensais pas, non plus, cela était. Le regard que je porte désormais sur les enseignes peut être assimilé à une découverte ou nouvelle découverte, dans la mesure où je peux presque dire qu‘avant mon voyage en France en novembre 1995, je ne les voyais pas ou ne les percevais pas avec la même acuité. C‘est notamment le regard de l‘immigré empreint d‘une forme d‘acculturation, de retour chez lui, qui projette un regard autre et différent sur les rues des quartiers populaires qu‘il a autrefois fréquentés. De fait, ce n‘est pas un regard nécessairement différent de celui de l‘étranger qui arrive en ce lieu pour la première fois. Je crois que ce regard est assimilable à celui que j‘ai porté sur les rues de Paris quand j‘y ai débarqué pour la première fois. J‘indexe notamment de Paris, son organisation intérieure spécifique, sa topographie particulière et originale, à laquelle il faut ajouter l‘attitude et le comportement des habitants (les parisiens) qui font que Paris est Paris. Mon approche de Paris ne renvoyait à rien de concret. C‘était notamment une vision nouvelle des choses, comme si je naissais de nouveau dans un monde différent ou inconnu où je devais tout réapprendre. Ce regard du paysage nouveau est comparable à celui que je ressens en revenant dans mon pays d'origine après des années d‘absence en ayant le vécu et l‘expérience du monde, en plus. Il est indéniable que l‘objet d‘une mutation du regard natif est manifeste ou prend forme dans l‘immanence. Ce qui mute donc ici, chez l‘artiste que je suis, c‘est exactement le sens de mon regard, c‘est l‘angle de mon regard ou de ma vision et la forme ou la manière de voir selon la somme de mes acquis engrangés le long de mon expérience ivoirienne et mes expériences européennes et américaines. Ici de même – pourtant chez moi — je redeviens un immigré, car je n‘ai certainement plus le même regard de la vie d‘ici (vue comme environnement ou 38 S . Trigano, Le temps de l‘exil, Editions. Payot & Rivages, Oct. 2006, Paris, p. 9. 97 champ social) que tous ceux qui y vivent sans peut-être le recul et la distance nécessaire voire l‘absence que j‘ai pu expérimenter indirectement ou involontairement. Je ne suis plus pris dans les mailles ou prisonnier d‘un monde « figé » ou qui a ses fixations et ses réalités de par la multiplicité des mondes qui s‘activent désormais à l‘intérieur du moi. Je suis un regardeur ou un observateur distant, parfois désintéressé, parfois scrutateur et critique des moindres défaillances de cette société africaine, qui apparaissent d‘autant plus évidentes à mes yeux que de l‘autre côté de ce « miroir » ce qui peut aussi apparaître anormal à mes yeux apparaît normal aux yeux de ceux qui y vivent sans discontinuité depuis leur naissance, et depuis toujours. Dans ce contexte-là, je pourrais aussi dire que les gens d‘ici sont devenus aveugles de leurs certitudes en se complaisant dans ce qui peut apparaître par moment comme des déficits qu‘ils considèrent comme des grandeurs ou à contrario dans ce qui peut apparaître dans les traits de cultures comme des grandeurs qu‘ils ne voient pas, qu‘ils détruisent par désintérêt. Ils les entrevoient comme des symboles de déconsidération à force d‘aliénation et de paralysie. Ils considèrent encore certaines valeurs comme exclusivement inhérentes à l‘organisation des sociétés développées à l‘instar de l‘entretien de l‘environnement, du cadre de vie, de la conservation du patrimoine culturel39, etc. Le cadre culturel est défaillant ou manquant. pour Michel de Certeau « l‘aliénation est aujourd‘hui liée à l‘isolement du culturel »40 Ce qui mute, c‘est le fait de n‘appartenir plus entièrement à aucun des corps sociaux constitués et des lieux qui portent l'artiste dès le « berceau » (à considérer que tout corps social constitué, soit 39 Pour Alain Sinou, jusqu‘au milieu du XXe siècle, l‘existence d‘un patrimoine architectural et urbain à l‘échelle de l‘Afrique ne fait pas l‘objet d‘une réflexion particulière : seuls quelques biens sont identifiés et peu d‘actions de conservation sont engagées. Cette situation s‘explique d‘abord par la dimension éminemment européenne de ce concept (…) De nombreuses nations (africaines) peinent encore à affirmer des choix politiques dans ce secteur, comme si elles n‘arrivaient pas à identifier leur patrimoine culturel et s‘en remettent à des interlocuteurs extérieurs pour assurer cette tâche. Coll. Le patrimoine culturel africain, Editions. Maisonneuve & Larose, 2001, Paris, pp. 167, 172 40 M. de Certeau, La culture au pluriel, Editions. Christian Bourgeois, oct. 1993, p. 179. 98 véritablement authentique, et évoluant séparément des autres)41. Sans aucun complexe, je ne suis plus totalement ivoirien. Je suis certainement partiellement européen ou français. Cela n‘est pas et cela n‘est plus l‘affaire d‘une simple question de mon appartenance biologique autodéterminante et définitive qui me donnerait seul le droit de fonder ou de récuser totalement mon unique appartenance ou ma double appartenance42 à un corps constitué ou à des corps constitués, mais bien celle d‘un dépassement des aspérités de mon corps social originel qui certes m‘a porté au monde, mais n‘a pas seul permis de me forger un regard authentique, désintégré et transcendant. Il y a là un dépassement du moi, et une proximité de l‘autre « une sortie de soi qui en appelle à l‘autre, à l‘étranger »43. Je puis dire aussi que « je n‘ai plus de patrie unique, je suis devenu un passant dans toutes les villes, et en partance sur tous les seuils »44. J‘ai grandi dans les rues d‘Abidjan sans véritablement voir et comprendre les détails et l‘essence des choses parce que je n‘avais tout simplement pas cette assurance du regard de l‘« homme fait ». Serait-ce aussi parce que j‘avais un regard immature et inconscient pour connaître la portée réelle du message de ces enseignes ou même pour percevoir leurs portées esthétiques. Sartre pose la question de savoir « que serait une compréhension qui, en soi-même, ne serait pas conscience (d)‘être compréhension ? »45. Il était donc important que la question de l‘objectivité de mon regard d‘autrefois soit efficiente pour percevoir la réalité de mon contexte de vie, de ses choses, de ses objets, de ses images, dans toutes leurs amplitudes. Je parle d‘« objectivité du regard », dans la mesure où « une, au moins, des modalités de la présence à moi d‘autrui est l‘objectivité »46. L‘objectivité dont je pourrais me prévaloir aujourd‘hui est 41 Ce que pourront contester les thèses de Claude Lévi-Strauss dans « Race et histoire » ou Amin Maalouf dans « identités meurtrières », Emmanuel Lévinas dans « Altérité et transcendance ». 42 Amin Maalouf indexe le phénomène de l‘ « identité composée », in Les Identités meurtrières, Editions. Grasset & Fasquelle, Paris, 1998, p. 10. 43 E. Lévinas, Altérité et transcendance, Ed. Fata Morgana, mai 2006, p. 108. 44 Interprétation de « Mais je n‘ai trouvé de patrie nulle part, je ne suis jamais qu‘un passant dans toutes les villes, et en partance sur tous les seuils. De F. Nietzsche, in Ainsi parlait Zarathoustra, p. 167. 45 J-P Sartre, L‘être et le néant, Essai d‘ontologie phénoménologique, Editions. Gallimard, mai 2001, p.109-110. 46 Ibid. p. 292. 99 efficiente (je n‘en suis peut-être pas totalement certain) parce que j‘ai vécu dans le manque du pays pendant mon séjour en Europe. Du coup ma nouvelle présence à Abidjan me permet de mieux distinguer les choses, les objets, les images d‘ici et de les appréhender réellement, non pas, parce que toutes ces choses n‘existaient pas de façon minimale à mes yeux, dans leur « saisie fondamentale »47, mais parce que leur présence et leur vision font corps et partie intégrante du décor spécifique qu‘est celui des quartiers d‘Abidjan et qui fait qu‘Abidjan est Abidjan, tout comme je le fis aussi remarquer pour Paris. De fait, que l‘on note la présence ou non de ces mêmes enseignes en Afrique noire, n‘établit pas ce décor spécifique d‘Abidjan à se retrouver également en tout lieu et en toute circonstance au point de créer des villes jumelles africaines. Ce décors d‘Abidjan ne va pas de soi en Afrique, il n‘est pas interchangeable avec d‘autres lieux en Afrique comme dans une « série infinie d‘apparitions de même type », et celui-ci précisément vint à manquer à ma conscience même distraite au point de constituer en moi, un besoin, une nécessité, que je photographie, reproduis et interpose selon un ordre original et une interprétation nouvelle. D‘une autre manière, quand l‘on vit longtemps dans une atmosphère ou dans un contexte précis, que voir avec précision dans la profusion des choses à voir ? Que distinguer dans la panoplie des images visibles dans un contexte de vie ? Aujourd‘hui, mon regard nouveau sur les choses est le fruit de mes expériences des réalités autres du monde et de mes acquis actuels. De toute évidence, dans l‘art contemporain aujourd‘hui, il y a un facteur relatif au bon sens, et à une forme de pragmatisme dans les notions de migrations et de, mutations tant au niveau de la réceptivité des styles, des langages et des manières de faire, que de l‘exacte réalité des objets disponibles ou mis à la disposition des créateurs. J‘indexe également les notions relatives au degré d‘évolutions des techniques de travail et des facilités accordées aux artistes ainsi que des lieux exacts où ils sont originaires. Si je considère par exemple deux pays : la Suisse et la France, dans l‘absolu et compte tenu de la réalité des moyens de création, des liens de voisinage, des facilités de déplacement et d‘échanges entre 47 Ibid. p. 294. 100 les deux pays, les écarts qui peuvent exister par exemple entre un artiste contemporain d‘origine suisse et un artiste contemporain d‘origine française seront moins grands que ceux que l‘on peut noter entre eux et l‘artiste contemporain par exemple de Côte d'Ivoire où d‘un pays quelconque d‘Afrique noire qui vit et travaille précisément chez lui. Dans la notion de migration tout peut dépendre de l‘endroit où l‘on migre et des différences notoires qui peuvent exister de l‘endroit que l‘on quitte à l‘endroit où l‘on va. Le Français qui migre vers la Suisse et le Suisse qui migre vers la France, migrent-ils réellement ? Je considère que la véritable migration du corps et de l‘esprit et les mutations éventuelles des techniques, des thématiques, etc., dans l‘œuvre d'un artiste ou dans les attitudes ou postures de l‘artiste ne sont valables que quand il sort ou va au-delà d‘une sphère culturelle éloignée géographiquement et dite éloignée culturellement du sien ? L‘artiste n‘a nul besoin de copier ou de ressembler voire de s‘intégrer dans des usages artistiques d‘un lieu donné, si ces usages ressemblent déjà fortement à ceux en vigueur chez lui, d‘où la question de bon sens dans l‘objet de l‘art contemporain. Il y a également en action la dimension psychologique engagée dans le fait que l‘artiste en dehors d'être réellement confronté au phénomène de la différence du milieu de vie (le milieu naturel et la nature ambiante) quand il migre, peut développer sans en être forcement conscient une somme de blocages intellectuels ou psychiques et d‘autant d‘inaptitudes naturelles parce qu‘il se trouve justement dans un autre pays en majorité peuplé de personnes morphologiquement ou physiquement différentes de lui (sans entrer dans des questions d‘ordre génétique ou à polémique). In fine, l‘objet d‘une forme de mimesis vue comme « imitation et représentation de la réalité » s‘impose nécessairement à l‘artiste qui change véritablement de mode de vie ou de cadre de vie, quand il est amené à tenir compte objectivement des réalités d‘une « vie » ou d‘une expérience de vie nouvelle. Et dans l‘objet de l‘art contemporain, ce « mimétisme » prendra forme aussi bien dans les objets48 du temps empirique de l‘artiste, que de ceux de son milieu empirique, où il vit et est plongé au moment de son travail. Il ne peut échapper à ses deux éléments (deux au moins) dans la mesure 48 Nous parlons et indexons bien ici la nature des objets utilisés par les artistes pour créer. 101 où il est lui aussi comme tous les hommes de la même époque, forcement « témoin » ou « présence » de son temps. La notion de présence de l‘artiste va induire celle, non seulement de sa pleine conscience49 des choses, mais également celle où cette conscience s‘intègre aux choses. Y a-t-il une forme de poïétique ? Si nous parlons de la contemporanéité créative, l‘artiste vit nécessairement l‘intériorité de son présent, comme contemporain de son temps, autrement il n‘existe pas50. Même s‘il le conteste, cette contestation prendra forme à l‘intérieur d‘un espace prévu, permis et ordonné par sa propre contemporanéité. Cette contestation fera partir de l‘ordre normal des choses de son époque, prenant en compte les causes de leur hétéronomie et les causes de leur intériorisation ou autonomie à l‘intérieur de l‘en-soi. Cela est valable si nous nous plaçons à l‘intérieur d‘un passage entre passé et présent. Il s‘agira alors d‘un relais culturel, un passage de témoin d‘une génération à l‘autre. L‘objet de la migration de l‘artiste est aussi motivé par la différence supposée des nouveaux lieux où il va. Aussi, il me semble évident que je n‘aurais personnellement jamais migré temporellement vers la France, la Suisse, l‘Allemagne, les États-Unis et l‘Italie, et embrasser toutes formes d‘expériences artistiques et humaines si j‘étais absolument convaincu de retrouver les mêmes objets en ces lieux que chez moi. 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Klincksieck, Paris, 1995, p. 170. 50 Il y‘a là, un rapport de génération et l‘artiste contemporain ne peut vivre et travailler comme contemporain d‘une époque révolue et passée, même s‘il ne se réclame pas de son époque. 102 LERAT Jean Marie, Ici bon coiffeur les enseignes de coiffeur en Afrique, Éd. Syros Alternatives, 1992, 137 p. LEVINAS Emmanuel Lévinas, Altérité et transcendance, Éd. Fata Morgana, mai 2006, 185 p. LÉVI-STRAUSS Claude, la voie des masques, Éd. Plon, nov. 2000, 216 p. NIETZSCHE Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, Éd. Gf Flammarion, janv. 1996, 477 p. RUBY Christian, Devenir contemporain ? La couleur du temps au prisme de l‘art, Éd. du Félin, Paris 2007, 183 p. SANOU Amadou. in Le patrimoine culturel africain (ouvrage collectif), Éd. Maisonneuve & Larose, 2001, Paris, 408 p. SARTRE Jean-Paul, L‘être et le néant, Essai d‘ontologie phénoménologique, Éd. Gallimard, mai 2001, 675 p. TRIGANO Shmuel, Le temps de l‘exil, Éd. Payot & Rivages, Oct. 2006, Paris, 128 p. 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