courbet et proudhon : art social et discours socialiste
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courbet et proudhon : art social et discours socialiste
INSTITUT D'ETUDES POLITIQUES DE TOULOUSE COURBET ET PROUDHON : ART SOCIAL ET DISCOURS SOCIALISTE Mémoire de recherche présenté par Hélène de Foucaud Directeur du mémoire : M. Jacques Cantier, Maître de conférences DATE : 2010 INSTITUT D'ETUDES POLITIQUES DE TOULOUSE COURBET ET PROUDHON : ART SOCIAL ET DISCOURS SOCIALISTE Mémoire de recherche présenté par Hélène de Foucaud Directeur du mémoire : M. Jacques Cantier, Maître de conférences DATE : 2010 REMERCIEMENTS Je remercie M. Cantier d'avoir accepté de diriger ce mémoire. Je souhaiterais vivement remercier les professeurs de l'IEP et la direction pour ces cinq années d'études enrichissantes et formatrices. AVERTISSEMENT L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur(e). SOMMAIRE Introduction p.1 Partie 1 : Contextualisation p.3 Chapitre 1 : Un environnement idéologique qui permet p.3 l'émergence de la figure de l'artiste engagé. Chapitre 2 : Le socialisme romantique. p.9 Chapitre 3 : La Seconde République et le Second Empire. p.14 Partie 2: La dynamique de l'engagement chez Courbet. Chapitre 1. La révolution de 1848 : un événement politique p.20 p.20 servant de base commune à la réflexion des deux hommes Chapitre 2 : Les rencontres de Courbet : l'idée socialiste progresse. p.25 Chapitre 3 : Proudhon : l'avènement d'un art socialiste ? p.42 Conclusion p.53 Bibliographie p.56 Table des matières p.58 INTRODUCTION « Je suis socialiste, mais bien encore démocrate et républicain, en un mot partisan de toute la révolution, et par-dessus tout réaliste »1. Voici comment se présente Gustave Courbet en 1851 lorsqu'il est qualifié de « peintre socialiste ». Peintre emblématique de la seconde moitié du XIX ème siècle, Courbet (1819-1877) a marqué son temps et plus durablement l'histoire de l'art par sa modernité et sa personnalité orgueilleuse et provocatrice. Vénéré ou détesté, il ne laisse jamais indifférent et provoque à plusieurs reprises des scandales retentissants qui dépassent les limites du monde artistique. Sa constante quête de la vérité le mène à fonder le réalisme, mouvement qui rompt avec les canons du romantisme et les conceptions artistiques en vogue à l'époque. Cette figure atypique suscite ainsi la curiosité et anime les débats des intellectuels de l'époque. Courbet fait-il de l'art ? Est-ce un génie ou un imposteur ? La critique se déchire entre défenseurs et détracteurs. Du côté des partisans du peintre, se retrouve Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), un des philosophes socialistes les plus célèbres de l'époque. Celui-ci n'hésite pas à affirmer que « Courbet est novateur, radicalement novateur »2 et va même jusqu'à exposer dans un argumentaire en forme de plaidoyer, la supériorité du réalisme sur le romantisme. Au-delà de son caractère révolutionnaire dans le domaine artistique, le peintre est aussi connu pour son engagement politique et notamment pour avoir été élu à la Commune en 1870 et avoir alors proposé le déboulonnement de la colonne de la place Vendôme. Cette élection à la Commune le place de plain-pied dans le courant socialiste, un des courants dominants parmi les intellectuels de l'époque. Pourtant lorsqu'il est arrivé à Paris en 1840, la politique ne paraissait pas être pour lui un sujet d' intérêt particulier. Ces trente années ont donc été celles d'un engagement politique progressif. Quels en ont été les ressorts ? L'amitié avec Proudhon a-t-elle été déterminante ? Ainsi les deux hommes vivent au XIXème siècle, un siècle riche en bouleversements tant politiques que sociétaux car héritier de la Révolution française. La période est donc traversée de crises et agitations traduisant la difficile assimilation de cet héritage des Lumières 1 Lettre de Courbet à ses parents datée du 9 septembre 1851. 2 Proudhon, du principe de l'art et de sa destination sociale, p125 1 et les problèmes qu'apporte de surcroit la Révolution industrielle. La mutation de la société est énorme. C'est donc dans un espace mouvant où les affrontements sont réguliers que se construisent l'art de Courbet et la pensée de Proudhon. La période considérée dans ce mémoire débute avec la révolution de 1848 et la mise en place de la Seconde République qui correspond à l'éveil de la conscience politique du peintre et s'achève avec la fin du Second Empire en 1870, avec nous l'avons dit, l'élection de Courbet à la Commune de Paris. La problématique à laquelle nous allons tenter de répondre est donc de savoir comment Courbet passe en l'espace d'une vingtaine d'années de la position d'artiste « quelconque » à celle d'artiste engagé. Quelles sont les conditions et les ressorts d'une telle évolution ? Nous verrons donc d'abord que l'engagement de Courbet est largement dépendant de l'époque à laquelle il appartient, époque où les évolutions de la pensée et le contexte sociopolitique offrent à l'artiste une position bien particulière. Dans ce contexte, nous verrons dans un second temps quels ont été les ressorts plus directs qui ont joué sur la dynamique de l'engagement du peintre, avec notamment le rôle décisif de Proudhon, aboutissant à ce que l'artiste se déclare lui-même « socialiste ». 2 PARTIE 1 : CONTEXTUALISATION Chapitre 1 : Un environnement idéologique qui permet l'émergence de la figure de l'artiste engagé. Avant de montrer l'influence respective que les deux hommes ont eu l'un sur l'autre dans l'évolution de leur pensée, nous allons revenir sur la période pendant laquelle ils se côtoient. Cette période englobe la Seconde République et le Second Empire, deux régimes qui sont à la fois animés par la mise en place des idéaux des Lumières et traversés par les conflits entre grands courants de pensées emblématiques du XIXème siècle : libéralisme et socialisme. La Révolution française a, par ailleurs, engendré une large modification de la société permettant ainsi l'émergence de la figure de l'artiste engagé, figure qui n'aurait pu émerger avant, à cause du caractère holistique de celle-ci. Ainsi donc il s'agit bien de dire que le contexte du XIXème siècle était un contexte nécessaire à ce que la rencontre des deux hommes permette un réel échange intellectuel débouchant sur des prises de positions fortes. Nous reviendrons dans un premier temps sur le changement fondamental opéré par la Révolution française qui a profondément modifié la structuration de la société et la perception notamment de l'artiste dans cette société. Dans un deuxième temps nous présenterons plus particulièrement le socialisme romantique, courant auquel appartient Proudhon et dont Courbet n'a cessé de se rapprocher à mesure que sa démarche prenait un tournant plus politique. La dernière partie enfin présentera la période de la Seconde République et du Second Empire en ce qu'elle est emblématique des affrontements idéologiques du XIX ème siècle et qu'elle est porteuse d'événements auxquels Proudhon comme Courbet ont pu réagir. Section 1 : L'évolution dans l'histoire des idées politiques. L'évolution que l'on peut noter au XIX ème siècle est l'aboutissement d'un processus entamé dès le XVIème siècle. Pour André Jardin, en effet, ce siècle voit l'avènement concomitant du capitalisme marchand et de l'humanisme faisant ainsi grandir le désir d'une 3 plus forte autonomie et focalisant l'intérêt sur l'homme en tant qu'individu, en dehors des catégories auxquelles il appartient. L'auteur note toutefois que pour que la liberté puisse devenir un véritable fondement social, il faut que « l'esprit de tolérance » se développe, ce qui n'est chose faite qu'à partir de la fin du XVIIIème siècle, à la veille donc de la Révolution.3 La Révolution française a entrainé dans la société française de profondes mutations qui s'expriment tout au long du XIXème siècle. Les idées des Lumières, elles-mêmes héritières du courant humaniste, plaçant l'individu au cœur de toutes les préoccupations, se répandent pour s'imposer progressivement. Ainsi même si certains régimes comme la Restauration tentent un rétablissement, partiel tout du moins, de l'ordre ancien, ils ne peuvent faire l'impasse sur les droits nouvellement acquis affirmés dans la Charte 4 sans risquer d'être renversés. Cette tension entre ordre ancien et nouvelle conception du politique anime tout le siècle pour s'achever avec la naissance de la IIIème République en 1870 et surtout la conquête définitive du pouvoir par les républicains à partir de 1879 avec la démission de Mac Mahon.5 Ces évolutions politiques mouvementées traduisent une modification du fondement philosophique même de la société. Désormais l'homme prend le pas sur l'ensemble, l'individu sur la société. Cette dernière résulte dès lors moins d'un ordre transcendant que du libre consentement des membres qui la constituent qui délèguent leur pouvoir souverain par adhésion à un contrat social. La valeur intrinsèque individuelle devient le moteur de la progression sociale, « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »6. Les libéraux accèdent au pouvoir sous la Monarchie de Juillet à partir de 1830 avec des hommes comme Guizot. Inspirés des exemples anglais et américain et héritiers de la Révolution française, ils rejettent les excès de la Terreur et permettent en France l'installation 3 André Jardin, Liberté, in Nouvelle histoire des idées politiques. 4 La Charte constitutionnelle a été octroyée par le roi Louis XVIII le 4 juin 1814 et tente de réconcilier les Français et la monarchie en tachant d'associer un Etat de droit avec un pouvoir monarchique fort. Le roi détient le pouvoir exécutif et a le droit de dissoudre la Chambre des députés. Le pouvoir législatif est détenu par une Chambre des députés élus au suffrage censitaire et une Chambre des Pairs désignés par le roi. Les ministres sont responsables devant le roi mais peuvent émaner d'une des deux chambres. Les chambres votent par ailleurs le budget. 5 Les lois constitutionnelles de la IIIème République ne sont établies qu'en 1875 ce qui aurait pu permettre un rétablissement de la monarchie si les monarchistes avaient eu la majorité à l'Assemblée et au Sénat. Mais l'intransigeance du comte de Chambord et la progressive conquête du pouvoir par les républicains éloignent peu à peu cette idée. Mac Mahon, président monarchiste, tente de contrer cette progression en dissolvant l'Assemblée le 16 mai 1877. Les républicains emportent les élections le 14 octobre 1877 ce qui contraint Mac Mahon à nommer un gouvernement plus modéré. En janvier 1879, les républicains conquièrent également le Sénat. Mac Mahon démissionne, remplacé par Jules Grévy, ce qui éloigne définitivement tout retour à la monarchie. 6 Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, 1789 4 durable d'un système représentatif et d'un État de droit en même temps qu'ils développent l'éducation pour le plus grand nombre. Quoique méfiants à l'égard des masses populaires, ce qui explique notamment une certaine peur à l'égard de la démocratie risquant de dévier en tyrannie de la majorité, ces libéraux parmi lesquels on retrouve Casimir Périer, Adolphe Thiers ou Guizot accompagnent la transition de la société dans la première moitié du siècle. Ce rappel sur les conditions de la montée en puissance du libéralisme dans la société française nous permet de mieux comprendre quelle était la situation politique du pays lorsque Courbet arrive à Paris en 1840. Sa carrière d'artiste se déroule donc surtout dans la deuxième partie du XIXème siècle, dans une société où les idées libérales vont en progressant et où la liberté d'expression se renforce ce qui permet d'émettre, dans une certaine mesure, des opinions défavorables au régime en place. Les prises de position politiques du peintre sont donc très largement rendues possibles par l'époque à laquelle il appartient. Il est par ailleurs présent à Paris au moment de la révolution de 1848 mais il n'y prend pas part, comme il l'affirme à ses parents dans une lettre datée du 26 juin 1848 : « je ne me bats pas ». L'avènement du libéralisme engendre également des réactions et notamment celle du socialisme qui se propose comme la deuxième voie crédible pour régir la société. Parmi les grands noms du socialisme on retrouve Proudhon. Nous parlerons de la pensée socialiste plus tard. Section 2 : L'impact sur la culture et la conception de l'artiste. Cette modification profonde de la perception de l'homme et de sa place dans la société affecte également le monde de la culture. Avant la Révolution française, l'artiste était presque plus un artisan qu'un artiste comme entendu au sens actuel du terme. En effet, les peintres par exemple, étaient en général regroupés en ateliers et répondaient à des commandes précises. Les toiles n'étaient donc pas nécessairement signées, l'atelier prédominant sur le peintre luimême. La popularité d'un atelier s'évaluait alors aux nombres de commandes reçues. Ces commandes permettaient également une subsistance économique7. La perception de l'artiste a été totalement bouleversée avec la nouvelle conception des Lumières. Désormais l'artiste fait de son œuvre l'expression de son individualité et de son intériorité. Le talent réside non 7 Voir à ce sujet notamment l'Histoire de l'Art de E.H Gombrich 5 seulement dans la technique mais également dans la capacité de l'artiste de rester fidèle à luimême. Une œuvre est d'autant plus valeureuse et reconnue qu'elle reflète quelque chose de l'artiste en dehors de toute contrainte sociale ou académique. Le champs des possibles paraît alors quasiment infini, Gombrich n'hésite d'ailleurs pas à qualifier le XIX ème siècle de « révolution permanente »8. La commande qui jusqu'alors était la norme devient mal perçue puisqu'elle bride le talent artistique dans un sens bien précis. De ce fait émerge également la figure de l'artiste maudit, génie incompris de la société dont le talent n'est peu, voire pas reconnu et qui par conséquent vit dans une grande pauvreté. Le XIX ème siècle et particulièrement le courant romantique n'auront de cesse d'exalter cette figure quasi mystique de l'artiste et de son œuvre sacralisant l'acte créateur, le talent s'apparentant quasiment à un don divin. L'artiste est donc une individualité à part entière, détaché de son atelier et d'une certaine manière surplombant la société et ses règles. De cette position il tire un certain respect et une certaine audience. Section 3 : Courbet, un exemple de cette évolution. 9 Naissant le 10 juin 1819, Gustave Courbet s'inscrit totalement dans cette époque de transition et dans cette nouvelle définition de l'artiste. Sa carrière est tout à fait représentative de la nouvelle condition des artistes. Ses toiles créent le scandale car elles ne respectent en rien les canons académiques de l'époque. Cette liberté est d'abord payée chère par une certaine pauvreté ; puis par opposition lorsqu'il est reconnu par ses pairs, il est accusé par certains d'avoir renoncé à son inspiration première pour mieux céder aux goûts de la société et sombrer dans la facilité. On note dans ce paradoxe tout l'impact du changement de valeurs évoqué plus haut. Ce qui compte avant tout est que le peintre soit en accord avec lui-même et exprime quelque chose de lui, au contraire le succès devient suspect puisqu'il serait le signe de l'abdication de la liberté de l'artiste pour des raisons économiques. Cette évolution demeure très actuelle, un acteur, un musicien etc. est rapidement catalogué comme « commercial » lorsqu'il connaît la célébrité rapidement tandis que quelqu'un restant peu connu serait un « vrai » artiste. Cette position ambivalente à l'égard des règles académiques s'est traduite chez 8 Ibid 9 Voir à ce sujet Le Journal de Courbet, Thomas Schlesser 6 Courbet tout au long de sa carrière par un rapport complexe au Salon 10. Partagé entre le désir de reconnaissance des pairs et la volonté de sortir des sentiers battus, le peintre est tour à tour boudé, puis exposé quand il ne tente pas d'ouvrir son propre contre-Salon. L'artiste lui-même adhère à cette nouvelle conception de l'artiste. Alors qu'il a ouvert, suite à de nombreuses sollicitations, un atelier en 1861, il s'adresse dans une lettre publiée dans la presse à ses élèves sur sa propre conception de l'art. Le titre « Peut-on enseigner l'art » souligne déjà la tension existante entre une démarche pédagogique qui aboutirait à transmettre un savoir et des méthodes et la nécessaire expression de l'individualité artistique. Il affirme ainsi : « Je ne puis pas enseigner mon art, ni l'art d'une école quelconque, puisque je nie l'enseignement de l'art, ou que je prétends, en d'autres termes, que l'art est individuel, et n'est pour chaque artiste, que le talent résultant de sa propre inspiration et de ses études sur la tradition »11. Si Courbet ne rejette donc pas l'héritage des peintres qui l'ont précédé, il se refuse cependant à enseigner l'art selon des règles précises et préfère donner son point de vue en laissant toute liberté à ses élèves. Il rejette d'ailleurs ce terme d' « élèves » : « Je ne puis qu'expliquer à des artistes, qui seraient mes collaborateurs et non mes élèves, la méthode par laquelle, selon moi, on devient peintre, par laquelle j'ai tâché moi-même de le devenir dès mon début, en laissant à chacun l'entière direction de son individualité, la pleine liberté de son expression propre dans l'application de cette méthode. »12 Courbet se présente donc comme un peintre libre, cherchant à explorer de nouveaux terrains artistiques. Cette liberté choque, provoque, accordant au peintre une notoriété particulière. Cette notoriété lui donne par la suite une certaine respectabilité lorsqu'il prend des positions politiques. On voit bien que les nouvelles conditions de l'artiste héritées des Lumières permettent au peintre d'exister sur la scène politique car son œuvre étant une émanation de sa propre personnalité, il y est indissociablement attaché contrairement à la production d'un atelier où l'artiste demeurait dans l'anonymat. Désormais provoquer au travers de son art devient un acte éminemment politique en ce qu'il remet en cause les canons dominants de la société et va donc à l'encontre d'un système de valeurs en place. Ainsi Courbet, même s'il ne cherche pas nécessairement à avoir un rôle politique va, par la 10 Le Salon de peinture et de sculpture était une manifestation artistique se déroulant à Paris depuis le XVIII e siècle, et qui exposait les œuvres des artistes agréées par l'Académie des Beaux-Arts. Courbet y est refusé plusieurs fois au début de sa carrière comme l'indique Thomas Schlesser dans sa biographie. 11 Peut-on enseigner l'art ? 12 Ibid 7 révolution qu'il apporte dans le monde artistique, se positionner comme un élément perturbateur si ce n'est un opposant au système. Courbet est donc un enfant du siècle en ce qu'il est convaincu que l'art ne doit exprimer qu'une individualité et ne saurait être contrainte par des règles académiques quand bien même elles seraient héritées des anciens. Cette liberté devient alors un atout politique certain puisqu'elle se défie des règles établies. Ainsi, nous constatons que l'héritage des Lumières qui court tout au long du XIX ème siècle est un préalable indispensable à l'émergence de la figure de l'artiste engagé. En valorisant l'expression d'une individualité, il encourage l'artiste à se couper des canons académiques de l'époque pour se mettre en quête d'une plus grande authenticité. 8 Chapitre 2 : Le socialisme romantique. Le XIXème siècle est le siècle de la Révolution industrielle en France et plus généralement en Europe occidentale, qui s'accompagne du développement de la classe ouvrière. Cette population très vulnérable est généralement confrontée à une grande pauvreté et à des conditions de vie difficiles. Les penseurs politiques de l'époque ont été un certain nombre à réfléchir à une société où les inégalités pourraient être moindres et où chacun pourrait avoir le nécessaire vital. Leurs idées allaient parfois jusqu'à la volonté de créer de nouvelles sociétés fondées sur des règles et des principes différents. Ce fut notamment le cas de Cabet13 et de son Icarie ou encore de Fourier et de ses phalanstères. Ces penseurs socialistes furent d'ailleurs qualifiés de « socialistes utopiques » par Engels14, une manière de discréditer leurs idées et de donner au socialisme scientifique plus de légitimité. Section 1 : Les principaux penseurs socialistes avant Marx. On retient parmi les auteurs les plus influents de l'époque trois noms : Saint-Simon, Fourier et Proudhon. Saint-Simon15 est né en 1760 et mort en 1825 mais ses idées ont très largement influencé tout le XIXème siècle. Penseur positiviste, il croit dans le progrès continu et prône une meilleure organisation de l'économie comme préalable à une meilleure organisation de la société. Il souhaite ainsi favoriser la production, en distinguant les oisifs des producteurs, « la classe nourricière de la société ». Constatant que la Révolution n'a pas abouti à la « liberté sociale », il n'est pas pour autant démocrate car il demeure convaincu que les inégalités sont naturelles et les élites une nécessité. Il donne en revanche toute son importance à l'économie et fait du développement du crédit un véritable enjeu, enjeu qui est encouragé par Napoléon III et qui donne naissance par la suite aux établissements de crédit sous l'impulsion de Fould et des frères Péreire. Bien que son intérêt paraisse centré très majoritairement sur la question 13 Etienne Cabet (1788-1856) est un avocat issu d'un milieu modeste (il est fils de tonnelier). Elu député de Côte-d'Or en 1832, sa pensée est fondée sur l'idée que communisme et démocratie sont complémentaires et indissociables. Il publie en 1842 une utopie communiste intitutlée Voyage en Icarie. Il tente d'ailleurs de créer des communautés dans l'Illinois et le Texas, tentatives qui se soldent par un échec. 14 Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880 15 Voir à ce sujet Histoire des idées politiques, Jean Touchard 9 économique, sa constante préoccupation pour l'amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière en font un penseur socialiste à part entière. L'organisation de l'économie n'a d'intérêt que parce qu'elle permet une meilleure vie aux plus pauvres et ce à une échelle pas simplement nationale mais universelle qui permettrait à l'Humanité de vivre en paix. Fourier16 est né en 1772 et mort en 1837. Il est donc contemporain de Saint-Simon. Sa pensée bien que moins influente que celle de ce dernier connaît cependant une certaine notoriété tout au long du siècle. Courbet a notamment fréquenté des cercles fouriéristes à son arrivée à Paris. L'auteur souhaite utiliser les passions humaines qu'il classe en catégories pour atteindre l'harmonie universelle. Pour ce faire les individus ne doivent pas consacrer plus d'un quart de leur temps à l'industrie, d'où l'idée de disposer les usines dans la nature afin que les ouvriers puissent se consacrer aux travaux des champs. Fourier n'est pas non plus un partisan du commerce qu'il considère comme un des facteurs d'appauvrissement de la classe ouvrière qui se trouve à la merci du règne des banquiers. C'est donc en partant de ce constat assez négatif de la société qu'il propose la création de phalanstères dans lesquelles toutes les personnes assument successivement toutes les activités afin d'éviter une trop grande spécialisation. Cette réorganisation de la société ne doit pas venir de l'Etat mais d'en-bas, Fourier demeurant très méfiant vis-à-vis de l'Etat. Pour lui le système politique idéal serait une fédération d'associations libres, il est opposé aux révolutions qu'il considère antidémocratiques et antiégalitaires. Proudhon17 est plus jeune que ses deux prédécesseurs, il est né en 1809 et mort en 1865. D'origine modeste, il se veut défenseur des intérêts de la classe ouvrière. En revanche, comme les deux auteurs cités précédemment, il est aussi plus préoccupé par l'organisation de l'économie que par celle de la politique en tant que telle. L'économie est le seul moyen d'améliorer durablement les conditions de vie de la classe ouvrière, ce qui fait que par exemple il accepte le coup d'État de 1851 en tant qu'il n'est qu'un événement purement politique. En revanche il est extrêmement hostile à l'État et critique largement la centralisation et la bureaucratie. Cette défiance vis-à-vis de l'État va jusqu'au rejet du Contrat Social de Rousseau dont il a peur qu'il ne dérive en tyrannie de la majorité. En cela il se rapproche des penseurs libéraux du début du siècle. Cependant, Proudhon est favorable à une libre-entente de travailleurs, ce qui lui a valu d'être considéré comme le père de l'anarchisme. Attaché aussi 16 Ibid 17 Ibid 10 bien à la liberté qu'à l'égalité, il souhaite réaliser la synthèse entre ces deux idées par l'instauration d'une solidarité fraternelle qui se traduit par le fédéralisme au niveau politique (la libre association au niveau national et international de groupes) et le « mutuellisme » au niveau social en proposant par exemple la création d'une « Banque du peuple » qui est resté un vœu pieux. Au sommet de cette organisation se trouve la justice, sentiment partagé par les hommes et garantissant le respect de l'autre en toute circonstance. Ainsi la société conçue par Proudhon repose largement sur la morale individuelle et sur la quête de la liberté individuelle plus que sur l'action collective. Cette pensée est fortement inscrite dans son temps, à une époque où la France était encore très rurale et assez peu industrialisée. On comprend dès lors mieux que la pensée proudhonienne ait décliné avec l'avènement de la Révolution industrielle qui a vu se développer les formes de contestations collectives telles que le syndicalisme avec lesquelles les idées de Proudhon étaient incompatibles. Ces auteurs ont donc proposé une alternative à la société libérale telle qu'elle se développait à l'époque en axant surtout sur une organisation de l'économie dont découle une organisation nouvelle de la société, qui permettrait de venir en aide à la population ouvrière qui payait alors un lourd tribut à l'industrialisation du pays. Ces penseurs ont ainsi contribué à alimenter le débat intellectuel en France et ont exercé une influence variable sur la société. Section 2 : Le rôle de la pensée socialiste dans la société française entre 1848 et 1870. Bien que ce fût finalement la pensée marxiste qui s'imposa comme la pensée socialiste dominante à la fin du XIX ème siècle, on ne peut négliger l'impact que le socialisme romantique a eu tout au cours du siècle. Saint-Simon surtout a été très largement repris par les classes dirigeantes de la France au moment de la Révolution industrielle. Ceci a conduit certains grands entrepreneurs à adopter le paternalisme comme mode de gestion de leurs ouvriers comme par exemple Schneider18 dans ses usines du Creusot. Mais, plus important encore, Louis-Napoléon Bonaparte se déclare lui-même grand lecteur de Saint-Simon. Il a d'ailleurs écrit l'Extinction 18 Eugène Schneider (1805-1875) est un grand industriel français fonfateur des usines métallurgiques du Creusot. Il fut également un homme politique, ministre du Commerce et de l'Agriculture en 1851, président du Corps législatif de 1867 à 1870. Il dirigea les usines du Creusot avec son frère Adolphe. 11 du Paupérisme en 1844, livre dans lequel il expose sa vision du gouvernement en évoquant sa préoccupation sociale pour la condition ouvrière. Cette influence a également été visible dans les réalisations du Prince-Président devenu Empereur par la suite, encourageant le développement économique notamment par le développement des moyens de communication (grands travaux de construction des chemins de fer) et du crédit (Crédit mobilier des frères Péreire) en même temps que le développement de mesures d'assistance aux ouvriers et l'accord du droit de grève19. Les idées saint-simoniennes ont donc été très en vogue au XIXème siècle et surtout dans l'accompagnement de la Révolution industrielle sous le Second Empire. En revanche, les idées fouriéristes autant que les idées proudhoniennes n'ont pas eu la même influence, et notamment parce qu'elles n'ont jamais été reprises par le pouvoir en place. Si quelques phalanstères ont bien vu le jour, ils se sont le plus souvent soldée par un échec, ceux qui ont résisté étant souvent assez éloignés de la réalité dépeinte par Fourier. De même on retrouvera une inspiration proudhonienne dans la Commune, notamment dans l'idée de créer une fédération de communes, sans que pour autant celle-ci aboutisse. Ces idées ont donc généralement circulé dans les cercles intellectuels socialistes sans être jamais réellement appliquées mais demeurant suffisamment puissantes pour faire l'objet d'une surveillance particulière par le pouvoir notamment pendant la période du Second Empire. Proudhon a d'ailleurs été emprisonné suite à plusieurs articles violents qu'il avait rédigés à l'encontre du Prince-Président. On pourrait donc dire pour résumer que tandis que le saint-simonisme a été une doctrine du pouvoir, le fouriérisme et le proudhonisme ont été des théories de l'opposition. Courbet a été très influencé par ces courants de pensée. Il arrive à Paris en 1840 et fréquente ainsi plusieurs cercles parisiens proches du fouriérisme notamment celui de la brasserie Andler, rue de Hautefeuille où il rencontre plusieurs intellectuels républicains tels que Charles Baudelaire. Cependant, s'il se sent proche de ces cercles, on ne peut pas dire qu'au début il se sente réellement un peintre socialiste. Il rencontre également Champfleury, auteur, dramaturge et critique d'art avec lequel il se lie d'amitié. Champfleury apprécie et défend l'œuvre du peintre lorsque celle-ci est vivement critiquée, il y voit une recherche de la Vérité. C'est avec lui que le peintre fonde le courant réaliste qui traduit moins une volonté politique qu'une nouvelle démarche artistique cherchant à restituer la vérité, même si celle-ci ne correspond pas aux canons académiques (Un enterrement à Ornans notamment a fait 19 Droit accordé en 1864 12 scandale au moment de son exposition car, entre autre, il utilisait des dimensions propres à la peinture historique pour représenter une scène de la vie quotidienne et mettait ainsi en valeur une réalité paysanne pauvre plutôt que des héros seuls considérés dignes d'intérêt à l'époque). Cette amitié dure jusqu'à ce que Courbet, sous l'influence de Proudhon, prenne un virage beaucoup plus politique auquel les relations entre les deux hommes ne résisteront pas. 13 Chapitre 3 : La Seconde République et le Second Empire. La période étudiée englobe la Seconde République et le Second Empire, deux périodes qui ont vu se développer les conceptions politiques de Gustave Courbet pour aboutir à son engagement concret lors de la Commune de Paris en 1870 où il fut élu et présida la « commission artistique préposée à la conservation des musées et des objets d'arts ». Les soubresauts de ces périodes historiques ont en effet contribué, par réactions, à éveiller et forger sa préoccupation pour les questions sociales. Section 1 : La fin des illusions d'une République sociale : la tentative de la Seconde République20. La Seconde République naît en 1848 d'une révolution contre la Monarchie de Juillet dont les tendances conservatrices ont fini par exaspérer une large part de la population. C'est finalement l'interdiction d'un banquet par le gouvernement qui conduit au soulèvement de février 1848 et à l'abdication de Louis-Philippe. La République est proclamée. On parle bien de « Seconde République » et non de « deuxième » car dans l'esprit des gens de l'époque, il s'agissait du triomphe de la République, la Seconde République serait la dernière. Les débuts se font dans une sorte d'euphorie, des arbres de la liberté sont plantés puis bénis par les prêtres, les ouvriers accueillent favorablement ce régime qui leur promet l'amélioration de leurs conditions. Cependant rapidement les difficultés apparaissent et dès le mois de juin les problèmes économiques engendrent des émeutes qui sont durement réprimées. La bourgeoisie prend peur et élit un gouvernement conservateur du parti de l'ordre qui enterre définitivement tout espoir de République sociale. Le Président élu n'est autre que Louis-Napoléon Bonaparte. L'Assemblée nationale mène une politique qui apparaît aux républicains réactionnaire en prenant des mesures telles que la loi du 31 mai 1850 : la restriction du suffrage universel aux personnes pouvant justifier de trois ans de résidence dans un même canton, disqualifiant ainsi de fait la classe ouvrière alors très mobile (notamment avec la construction du chemin de fer). Au-delà de cette évolution, le régime établi par la Constituante de 1848 instaure un pouvoir législatif et exécutif de même légitimité et sans aucun pouvoir de contrôle l'un sur l'autre. 20 Voir à ce sujet Histoire du XIXème siècle de Pierre Milza et La France des patriotes de François Caron 14 Dans ces conditions, les situations de blocage paraissent inévitables. Et les occasions ne tardent pas à se présenter. En effet, la Constitution prévoit que le Président soit élu pour un mandat de 2 ans non renouvelable. Louis-Napoléon Bonaparte sentant le terme de son mandat arriver, tente de faire pression sur l'Assemblée pour que celleci adopte une révision de la Constitution qui lui permettrait de se présenter à nouveau. Celleci rejette le projet en juillet 1851 ne laissant alors plus que le recours à un coup d'État pour se maintenir au pouvoir. Bonaparte, qui avait su s'attirer les faveurs de la population et surtout de l'armée s'organise et le 2 décembre 1851 un décret est affiché annonçant la dissolution de l'Assemblée nationale, l'abrogation de la loi du 31 mai 1850 et la convocation du peuple pour un plébiscite. La résistance est réprimée, l'armée procède à des arrestations et des déportations. Les 21 et 22 décembre le plébiscite entérine le coup d'État en donnant une large majorité en faveur du Prince-Président. C'est la fin de la Seconde République. Section 2 : L'inéluctable progression des idées libérales : le Second Empire. Le nouveau régime mis en place est fondé sur la Constitution du 14 janvier 1852 qui donne une grande partie du pouvoir au président désormais seule personne ayant le pouvoir exécutif mais également un très grand pouvoir législatif. Les ministres qu'il nomme ne sont responsables que devant lui. Le pouvoir législatif est divisé en trois corps : le Conseil d'État chargé de rédiger les lois proposées par le Président, le Corps législatif composé de députés élus au suffrage universel direct pour 6 ans qui vote les lois et le budget mais qui reste contrôlé par le pouvoir et enfin le Sénat composé de membres de droit et de personnes nommées par le Président qui est le garant du respect de la Constitution et qui a également le pouvoir de modifier certaines lois par voie de sénatus-consultes. Et c'est d'ailleurs ce dernier qui, après que Louis-Napoléon Bonaparte se soit assuré qu'un rétablissement de l'Empire n'entrainerait pas de réactions de la part des pays voisins encore inquiets après le premier Empire, propose d'organiser le 21 novembre 1852 un plébiscite pour le rétablissement de la dignité impériale. Le vote est un succès et le 2 décembre 1852 Louis-Napoléon Bonaparte devient Napoléon III, le Second Empire débute. Pierre Milza distingue deux parties : de 1852 à 1859 l'Empire autoritaire et de 1859 à 1870 l'Empire libéral. Dans un premier le temps le régime est autoritaire contrôlant les élections, la presse et 15 l'administration. Le Corps législatif est réduit à une chambre d'enregistrement et le fait de devoir prêter serment à l'Empereur écarte les républicains du pouvoir. Ces derniers sont extrêmement surveillés avec une marge d'action très faible qui les contrait le plus souvent au silence. Cette répression atteint son apogée lorsque l'attentat d'Orsini donne le prétexte pour voter une loi de Sûreté générale le 19 février 1858 permettant d'emprisonner et déporter sans jugement, loi qui visa en premier lieu les républicains. La presse est quant à elle muselée par l'obligation d'une autorisation préalable et d'un droit de timbre élevé à payer. Pour François Caron, l'antiparlementarisme, le régime de presse, la répression policière et l'administration comme mode de gouvernement sont les quatre caractéristiques de l'Empire autoritaire. Néanmoins les changements d'alliance au sein du pouvoir vont contraindre Napoléon III à tendre la main aux libéraux. En effet, sa politique de soutien à l'Italie se fait au détriment des États pontificaux ce qui a pour conséquence de provoquer la colère du Pape et la défection des catholiques jusqu'alors favorables au régime. Le rapprochement avec les libéraux se fait alors par des concessions importantes notamment concernant le pouvoir du Corps législatif. Mais ces mesures ont surtout pour conséquence de renforcer l'opposition parlementaire qui demeure insatisfaite de ces décisions qu'elle juge incomplètes. D'un côté les républicains veulent toujours plus de pouvoir pour le Corps législatif, de l'autre les conservateurs reprochent à l'empereur de trop pencher vers le libéralisme. A ces difficultés s'ajoutent également l'évolution de la position des ouvriers qui, mécontents de la politique de l'Empire, se rallient désormais aux républicains retirant un soutien de plus au régime. Ces oppositions paralysent la politique française qui ne se trouve plus en mesure d'adopter les lois nécessaires notamment en matière militaire. Ainsi en 1870 la France ne dispose pas d'une armée suffisamment organisée et entrainée pour faire face à l'attaque prusse en septembre. Malgré un dernier plébiscite sur les réformes libérales qui avait remporté une très large adhésion en mai 1870, le régime est balayé et la République proclamée le 4 septembre 1870. Section 3 : L'évolution de la société pendant cette période alimente le débat autour de la question sociale. Cette période est particulièrement intéressante car elle est emblématique des différents courants de pensée qui s'opposent au XIXème siècle. L' « illusion lyrique » qui anime les débuts 16 de la Seconde République reprend un certain nombre d'idées aussi bien libérales que socialistes en instaurant le suffrage universel aussi bien que des Ateliers nationaux censés assurer un revenu minimal pour les ouvriers sans emploi. Ces idéaux sont rapidement confrontés à une réalité difficile. En effet les dirigeants réalisent rapidement que ces Ateliers nationaux sont un gouffre financier et décident de leur fermeture ce qui provoque immédiatement une réaction très violente de la population ouvrière. La bourgeoisie prend peur et impose des limitations au libéralisme, excluant les ouvriers du suffrage universel. De même le Second Empire, bien qu'autoritaire au départ, n'a jamais nié des influences saint-simoniennes, Napoléon III s'étant toujours proclamé lecteur de Saint-Simon. Et en effet le régime a tenté de faire la synthèse entre libéralisme et préoccupation sociale. Le progrès technique a été encouragé, notamment avec la construction du chemin de fer, en même temps que l'Empereur a cherché à implanter un début de libre-échange notamment avec le traité commercial du 23 janvier 1860 avec l'Angleterre qui sans supprimer toutes les barrières à l'échange les abaisse suffisamment pour engendrer un accroissement significatif de ceux-ci. Il s'agit ainsi d'encadrer un essor économique entamé avant le début du régime en encourageant les investissements de base et en créant une structure du crédit adaptée à ces évolutions. La France connaît ainsi une période de modernisation importante mais qui a cependant des effets pervers sur la société avec notamment le creusement des inégalités sociales. Le régime répond à ce problème par la mise en place d'une « démocratie sociale »21. L'Empereur s'attache ainsi à améliorer la situation de la classe ouvrière. En 1862, il autorise une délégation ouvrière à se rendre à l'Exposition universelle de Londres, à la suite de quoi elle rédige plusieurs rapports sur les ouvriers anglais indiquant qu'ils avaient en moyenne de meilleurs revenus et surtout insistant sur le rôle des trades unions dans ce pays. De la part de la classe ouvrière, l'attente d'une meilleure considération est énorme. En 1864, dans le contexte d'élections complémentaires à Paris, le Manifeste des Soixante expose les principales revendications du prolétariat. Ce texte, rédigé par Henri Tolain et signé par 60 représentants de la classe ouvrière souhaite attirer l'attention sur les conditions de celle-ci affirmant que si politiquement le suffrage universel « [les] a rendus majeurs politiquement, […] il [leur] reste encore à [s']émanciper socialement. »22. Regrettant que les questions ouvrières ne soient jamais traitées par le Corps législatif, ils demandent que des candidatures ouvrières soient 21 Pour reprendre l'expression de François Caron 22 Manifeste des Soixante 17 autorisées pour les prochaines élections, seul moyen à leurs yeux d'atteindre l'égalité sociale. Ils demandent par ailleurs l'abrogation de l'article 1781 du Code pénal qui donne aux dirigeants une voix plus forte qu'aux ouvriers23, la liberté de s'organiser et de s'associer pour défendre leurs droits, et l'autorisation de l'instruction professionnelle. Si les candidatures ouvrières ont été un échec, les ouvriers ayant plutôt voté pour la bourgeoisie, le manifeste a néanmoins permis de formuler une partie des attentes des ouvriers et de démontrer leur volonté de prendre leur autonomie vis-à-vis des notables. En réponse à cette démarche, le Corps législatif vote en avril 1864 l'autorisation du droit de grève. Ainsi François Caron voit dans l'essor du mouvement ouvrier une véritable conséquence de la politique sociale du Second Empire dans sa phase libérale. A partir de 1869, les chambres syndicales, elles-mêmes rendues possibles notamment avec les créations des mutuelles, sont quasiment officiellement tolérées tandis que l'article 1781 du Code pénal est abrogé. En 1870 une loi prévoyant des avancées sociales encore plus importantes au rang desquelles se trouve le droit syndical est proposée. Elle n'a cependant jamais été votée, le régime s'étant effondré avant. Néanmoins les années 1860 ont tout de même permis à la classe ouvrière d'acquérir une plus grande autonomie qu'auparavant. On retrouve donc ici les axes de la pensée de Saint-Simon, encouragement du développement industriel et assistance aux plus pauvres en attendant que ceux-ci bénéficient des avancées de l'économie. Cependant libéralisme économique n'a pas nécessairement rimé avec libéralisme politique puisque les représentants du peuple ont longtemps eu que très peu de pouvoir dans le régime. Ainsi les oppositions sont restées fortes, et quand bien même le pouvoir accorde de larges concessions pour aboutir à un régime quasiment parlementaires, il ne fait qu'aggraver les tensions, les républicains souhaitant la mort du régime tandis que les conservateurs rejettent ces évolutions. Les ouvriers, bien qu'aidés par le régime, sont acquis aux républicains. On comprend ainsi que cette période 1848-1870 ait favorisé l'émergence d'opinions fortes aussi bien en réaction aux différentes évolutions de la période que par volonté de trouver une synthèse et un système permettant d'assurer la stabilité de la société et du pays. Ainsi, Courbet, proche des milieux socialistes, et Proudhon, penseur socialiste vont 23"Le maître est cru sur son affirmation pour la quotité des gages, pour le paiements des salaires de l'année et pour les acomptes donnés pour l'année courante". 18 trouver dans ces deux régimes où le libéralisme politique est d'abord malmené avant d'être progressivement adopté une position d'opposant qui favorisera la formalisation et l'expression de leur pensée. Au-delà des questions politiques, ce sont surtout les conditions de la classe ouvrière et les enjeux et tensions qui se développent autour de l'amélioration de celles-ci qui vont intéresser les deux hommes, tout deux grands défenseurs du peuple. On peut donc dire qu'au delà de la rencontre entre Courbet et Proudhon, le contexte politique de l'époque est un terrain indispensable à la réflexion des deux personnes. L'établissement des idées des Lumières comme base à la réflexion politique engendre la naissance et l'affrontement du libéralisme et du socialisme, les deux hommes se ralliant au second. Par ailleurs, la montée de l'individualisme et l'apparition de la conception romantique de l'artiste comme celui capable d'une expression pure de son individualité ont permis à Courbet de chercher à s'imposer en dehors des sentiers battus en même temps qu'ils ont sorti l'art d'une conception artisanale pour en faire une entité à part qui peut avoir un rôle éminemment politique. Enfin la période de la Seconde République et du Second Empire est un terreau tout à fait favorable à une réflexion politique intense, la rencontre entre les deux hommes pouvant dès lors servir de catalyseur à leur propre pensée. 19 SECONDE PARTIE : LA DYNAMIQUE DE L'ENGAGEMENT CHEZ COURBET. Maintenant que nous avons exposé les conditions sous lesquelles l'émergence de la figure de l'artiste engagée est possible ainsi que le contexte historique dans lequel évolue Gustave Courbet, nous pouvons désormais voir comment le peintre, en s'inscrivant dans cet environnement, suit un cheminement qui le conduit à l'engagement politique en faveur des thèses socialistes. Il s'agit de déterminer quels facteurs ont à un moment joué un rôle dans l'évolution intellectuelle de l'artiste pour le conduire à radicaliser ses convictions politiques. Nous verrons donc que dans un premier temps, la révolution de 1848, par les problèmes qu'elle pose et la violence qui l'accompagne a un effet catalyseur dans la pensée politique des deux hommes. Néanmoins, pour que la rencontre soit possible, nous étudierons dans un deuxième temps comment Courbet, au fil de ses amitiés, va gagner en maturité politique transposant ses visions de l'art en une pensée politique tournée vers le socialisme. Enfin nous reviendrons sur la rencontre avec Proudhon qui amène Courbet à se définir plus fermement comme un peintre socialiste tandis qu'elle incite le philosophe à théoriser sur le rôle social de l'art. Chapitre 1. La révolution de 1848 : un événement politique servant de base commune à la réflexion des deux hommes. La révolution de 1848 marque le point de départ de notre période et a un impact aussi bien sur Courbet que sur Proudhon quand bien même les effets sont très différents. Pour le peintre il s'agit de prendre conscience de l'existence d'une question sociale qui l'amène à se questionner sur la politique. Pour le philosophe en revanche, c'est un fervent démenti envers la politique qui n'est pas capable de régler ces problèmes et qui l'oblige à prendre position de façon plus radicale en faveur des plus défavorisés et plus particulièrement des ouvriers. 20 Section 1. Un éveil de la conscience politique pour Courbet En 1848, Courbet n'est pas concerné par la révolution. Lorsqu'en février la République est proclamée cela ne lui fait que très peu d'effet. Ainsi il déclare à ses parents : « je me mêle fort peu de politique comme c'est mon habitude, je ne trouve rien de plus creux que cela »24. Il énonce une séparation claire entre art et politique, « chacun son affaire, je suis peintre et je fais de la peinture ». La révolution rend les conditions de vie plus difficiles mais le peintre semble le prendre avec une certaine légèreté : « On a imaginé répandre le bruit qu'il y avait séparation entre les membres du gouvernement, ensuite qu'on avait assassiné Louis Blanc, que Cabet entrait au pouvoir ainsi que Blanqui, que les communistes allaient partager les biens, enfin la charge a été complète, aussi a-t-on vociféré toute la journée : « A mort les communistes », d'autres criaient « Vive Blanqui », « A bas » et « Vive le gouvernement provisoire », toutes choses très ridicules et insignifiantes. »25 De cette agitation, Courbet reconnaît ne pas y prendre part. Il est spectateur amusé et attentif mais pas acteur. Les journées de juin qui voient les ouvriers se révolter semblent en revanche avoir un impact plus grand sur le peintre. Il parle de « guerre civile terrible » et déplore le spectacle auquel il assiste. « C'est le spectacle le plus désolant qu'il soit possible d'imaginer. Je crois qu'il ne s'est jamais rien passé en France de semblable, pas même la SaintBarthélémy »26. Pour autant l'artiste reste spectateur et ne veut pas aller au combat. Il défend une position pacifiste, affirmant que les armes ne sont pas « dans [ses] principes » et qu'il préfère faire « la guerre de l'intelligence ». La violence des événements semble donc engendrer une réaction plus forte chez Courbet sans pour autant l'inciter à l'engagement. Fin 1848 une révolution éclate à Rome. Le Pape est chassé et la République proclamé. L'armée française intervient et écrase la jeune République. Considérant que cette intervention 24 Lettre à ses parents de mars 1848 25 Lettre à ses parents du 18 avril 1848 26 Lettre à ses parents du 26 juin 1848 21 n'est pas conforme à la constitution française, en juin 1849, le républicain Ledru-Rollin organise une manifestation qui vire à l'émeute. Cette manifestation est violemment réprimée par l'armée du général Changarnier, Ledru-Rollin fuit à Londres tandis que les députés montagnards sont poursuivis. Cet événement est rapporté par Courbet dans sa correspondance avec plus d'intérêt que les événements précédents. Il explique que des barricades se constituent et il pressent que cette révolte pourrait prendre des proportions bien plus grandes si le peuple se joignait au mouvement (chose qui ne se fit pas). Il profite d'ailleurs de cette occasion pour critiquer la violence de Changarnier et affiche déjà une opposition à LouisNapoléon. « M. Changarnier qui l'accompagnait a reçu un coup de feu qui malheureusement ne l'a pas atteint. Chacun qui a tiré a été tué sur-le-champ. Pour M. Napoléon il n'a pas encore reçu un seul coup de fusil, et c'est encore plus malheureux . » Cependant cet événement pas plus que les précédents ne semble inciter le peintre à s'engager. Il regrette surtout que ceci soit survenu deux jours seulement après l'ouverture du Salon, ce qui lui fait craindre des effets négatifs sur la fréquentation de celui-ci. Ainsi, si les événements de 1848 n'ont pas enrôlé l'artiste dans un engagement politique, ils nous permettent néanmoins de constater que celui-ci demeure un spectateur attentif de leur déroulement avec déjà un positionnement politique clair. Son pacifisme ne masque pas la désapprobation qu'il porte à l'attitude de Changarnier et aux ambitions de Louis-Napoléon, pas plus qu'il ne dissimule sa sympathie pour les socialistes et son attachement au respect d'une constitution. Cependant, les difficultés du démarrage de sa carrière d'artiste ainsi qu'une certaine méfiance provinciale à l'égard de la capitale le poussent à ne pas prendre part aux événements. Il n'en demeure pas moins que cette agitation de 1848 a révélé l'existence d'un terrain politique dans la pensée du peintre et qu'elle marque le point de départ d'une réflexion qui ne fera que mûrir au fil des années. 22 Section 2. Une désillusion pour Proudhon.27 En 1848, Proudhon n'est pas plus prêt que Courbet. Lorsque la révolution de Février éclate, il est surpris mais puisqu'il en va de la décision populaire il se joint au mouvement tout en conservant une certaine méfiance. En effet, la Révolution a été impulsée par le haut et non par la base de la société. Or, comme nous l'avons dit plus haut 28, Proudhon est assez sceptique quant à la politique, il était donc partisan d'une « révolution sociale ». Le socialisme ne pouvait arriver à ses fins par la politique. Il décide néanmoins d'adhérer à la révolte et est même élu début juin 1848. Ceci intervient donc quelques jours avant le déclenchement des journées de Juin suite à la dissolution des Ateliers nationaux. Ces journées ont un effet déclencheur chez Proudhon qui réalise qu'il se doit de défendre plus avant la cause des ouvriers. Pendant que le général Cavaignac réprime les émeutiers, il descend dans la rue pour se faire témoin. Suite à ces événements, la défense des intérêts de la classe ouvrière et de son projet de société deviennent prioritaires et le philosophe intervient plusieurs fois à l'Assemblée pour faire des propositions radicales pénalisant les plus riches en faveur des plus défavorisés. Ces prises de parole provoquent un tollé. Le philosophe se fait remarquer également en défendant la candidature de Raspail, un républicain socialiste en prison au moment de sa candidature pour avoir provoqué un soulèvement et tenté d'instaurer un gouvernement insurrectionnel, pour les élections partielles de la Seine. Raspail est d'ailleurs élu. Cependant, si la Seine vote en faveur des républicains, la province élit des conservateurs. Ainsi au moment des élections présidentielles, Louis-Napoléon Bonaparte l'emporte face à Cavaignac, Ledru-Rollin et Raspail (à nouveau soutenu par Proudhon). Le nouveau régime en place met le philosophe en prison. C'est la fin de l'épisode révolutionnaire. 1848 a donc contribué à radicaliser la position de Proudhon qui d'abord réticent à entrer dans le mouvement monte finalement au créneau pour défendre les ouvriers et proposer de nouvelles lois pour apporter plus de justice. Il regrette que les responsables politiques n'aient pas osé engager des mesures extraordinaires en dehors du cadre légal pour imposer la révolution. Il condamne également le fait qu'ils n'aient pas voulu décentraliser le pouvoir pour 27 Ni Dieu ni Maïtre, anthologie de l'anarchisme, Daniel Guérin 28 Cf supra p.10 23 le rendre au peuple, les accusant de maintenir le peuple dans sa « minorité ». Les journées de Juin mettent donc au premier plan sur la scène politique la question sociale. Pour le philosophe, c'est l'occasion de voir confirmer l'impuissance de la politique à trouver une réponse à ces problèmes et de condamner ainsi l'État et le pouvoir. C'est également une façon de porter directement au cœur de l'arène politique ses idées. La révolution de 1848 marque donc le point de départ de la réflexion politique chez Courbet en même temps qu'elle révèle à Proudhon les problèmes que pose la question sociale dans son affrontement avec le politique. Les deux hommes sont donc à cette époque à un niveau de maturation politique bien différent. Néanmoins en présentant à l'esprit du peintre la question politique et sociale et en radicalisant la pensée du philosophe, la révolution de 1848 et ses journées de Juin sont le point de départ de deux évolutions parallèles appelées à se rencontrer plus tard, lorsque Courbet aura atteint une plus grande conscience politique. 24 Chapitre 2 : Les rencontres de Courbet : l'idée socialiste progresse. Lorsque Courbet arrive à Paris, nous l'avons dit plus haut 29, il fréquente un certain nombre de cercles intellectuels proches du socialisme. Il rencontre des artistes et hommes de lettres et s'introduit ainsi dans la société parisienne. Certaines de ces rencontres ont un impact déterminant sur l' évolution de sa pensée. Nous avons choisi d'en retenir quatre, celles qui nous ont paru les plus pertinentes en ce qu'elles constituent des étapes dans la progressive émergence de l'idée socialiste chez Gustave Courbet. Il s'agit de voir comment se succèdent ou se complètent les amitiés qu'a noué l'artiste avec Champfleury, Alfred Bruyas; Jules-Antoine Castagnary et enfin PierreJoseph Proudhon. Section 1 : Champfleury : la fondation du réalisme. Jules-François Félix Husson, dit Champfleury est un écrivain né à Laon en 1821 et fervent amateur d'art et de culture. En 1848, quand il rencontre Courbet, il a déjà écrit plusieurs textes publiés dans les journaux l'Artiste ou le Corsaire et vient de terminer Chien Caillou dans lequel il conte la vie d' « un pauvre graveur, surnommé Chien-Caillou par ses camarades, vivant avec la seule compagnie d’un lapin dans un galetas sordide du quartier Latin, qui lui sert à la fois de logement et d’atelier, et qui a pour seul ornement une eau-forte authentique de Rembrandt, la Descente de croix. Il y grave d’obscures estampes, qu’un vieux juif brocanteur lui achète à vil prix et revend pour des pièces hollandaises du XVII e siècle à des amateurs. » 30 Cette nouvelle, inspirée par la vie du graveur Rodolphe Bresdin, obtient un véritable succès. Le peintre et l'auteur ont en commun « une quête de modernité » pour reprendre l'expression de Thomas Schlesser31 ainsi qu'une préoccupation pour le peuple qui les rapprochent et les amènent à fonder le réalisme. Outre les fictions, Champfleury est un critique d'art qui salue les créations de Courbet et ce dès ses débuts. Ainsi en 1848, lors du Salon où toutes les œuvres du peintre ont été 29 Cf supra p.12 30 http://expositions.bnf.fr/bresdin/bio/index.htm 31 Thomas Schlesser, Le Journal de Courbet 25 reçues32, il affirme à propos du tableau La Nuit classique de Walpurgis : « Celui-là, l'inconnu qui a fait cette Nuit, sera un grand peintre »33. A ce premier éloge s'ajoute déjà un jugement sur les jurys d'art et les critiques comme un pressentiment que Courbet risque de connaître une opposition. « Courbet envoyait à la faveur de la révolution, car le jury académique aurait tout refusé, des peintures très remarquables et qui ont été peu remarquées. C'est la condamnation du jury et de la critique ». Cette amitié se présente donc pour le peintre comme un précieux renfort dans sa démarche artistique. La relation entre les deux hommes est donc principalement fondée sur l'art plus que sur la politique bien que ce soit leurs préoccupations sociales qui les rapprochent. Dans sa correspondance, Courbet décrit régulièrement l'avancement de ses productions à Champfleury. Ainsi au début de 1850, le peintre adresse à l'auteur une lettre dans laquelle il lui décrit le tableau Les Casseurs de pierres, représentant « deux personnages très à plaindre », l'un vieux et l'autre jeune, occupés à des travaux pénibles. Courbet insiste sur la pauvreté de ces personnes en décrivant les vêtements abîmés et le repas sommaire qu'ils ont avec eux. Mais plus encore, il explique à son ami qu'il s'agit d'une représentation de la réalité. « Je n'ai rien inventé, cher ami, chaque jour allant me promener, je voyais ces personnages. D'ailleurs, dans cet état, c'est ainsi qu'on commence, c'est ainsi qu'on finit. Les vignerons, les cultivateurs, que ce tableau séduit beaucoup, prétendent que j'en ferais un cent que je n'en ferais pas un plus vrai. » Dans cette affirmation nous notons que Courbet cherche à représenter le monde tel qu'il est et non à embellir la réalité. En cela il respecte la théorie du réalisme telle que Champfleury l'explicite dans son ouvrage Le Réalisme de 1857 : « La reproduction exacte, complète, sincère du milieu où l'on vit, parce qu'une telle direction d'études est justifiée par la raison, les besoins de l'intelligence et l'intérêt du public, et qu'elle est exempte de mensonges, de toute tricherie»34. Une autre remarque pourrait être faite : Courbet semble également être attentif à la réception de son œuvre en milieu populaire puisqu'il justifie son propos par l'avis de « vignerons » et de « cultivateurs ». L'intervention de ces personnes plutôt que des critiques d'art renforce l'idée que le peintre privilégie le vrai au beau. 32 Suite à la révolution de 1848, le jury du Salon est supprimé et celui-ci accueille donc toutes les oeuvres proposées, soit plus de 5000. 33 Champfleury, Le Pamphlet, septembre 1848 34 Chamfleury, Le Réalisme, 1857 26 Par ailleurs, cette lettre fait écho à une autre, très semblable, que l'artiste a adressé en novembre 1849 à un autre de ses amis écrivains, Francis Wey. Il y fait une description assez similaire du tableau mais plutôt que de mettre l'accent sur la vérité représentée dans l'œuvre, il relève le caractère subversif de la démarche. Feignant de s'adresser à Jean Louis Hippolyte Peisse35, il déclare : « Oui, M. Peisse, il faut encanailler l'art. Il y a trop longtemps que vous faites de l'art bon genre et à la pommade. Il y a trop longtemps que les peintres, mes contemporains, font de l'art à idée et d'après les cartons ». Gustave Courbet a donc conscience que sa démarche artistique de quête de vérité va à l'encontre des canons de l'époque mais assume parfaitement cette provocation. Preuve que son art déstabilise, Les Casseurs de pierres sont l'objet de la caricature qui raille aussi bien le thème que la façon de l'aborder.36 L'amitié avec Champfleury est donc surtout pour Courbet l'occasion de trouver une certaine approbation dans sa démarche artistique en même temps que la possibilité de partager sa conception de l'art avec quelqu'un ayant les mêmes vues. Le nom de Champfleury revient très régulièrement dans la correspondance du peintre, même s'il ne fait que l'évoquer, on se rend compte que l'auteur était vraiment proche du peintre puisque celui-ci en parle aussi bien à ses parents qu'à Max Buchon, un de ses plus anciens amis. En 1854, Courbet adresse à Champfleury une lettre décrivant le tableau au titre largement explicite: « l'Atelier du peintre, allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique. » Ce tableau est une peinture de l'époque où l'artiste fait figurer toutes les personnes lui paraissant représenter quelque chose d'essentiel dans la société où il évolue. L'œuvre est divisée en deux parties « A droite sont les actionnaires, c'est à dire les amis, les travailleurs, les amateurs du monde de l'art. A gauche, l'autre monde de la vie triviale, le peuple, la misère, la pauvreté, la richesse, les exploités, les exploiteurs, les gens qui vivent de la mort ». On retrouve ainsi dans un même espace des gens du peuple « un chasseur, un faucheur, un hercule, une queue-rouge, un marchand d'habits-galons, une femme d'ouvrier »... et des figures emblématiques du monde intellectuel de l'époque tels que Baudelaire, Buchon, Bruyas, Proudhon au premier rang desquels on aperçoit Champfleury 35 Jean Louis Hippolyte Peisse (1803-1880), critique d'art et traducteur, collabora à de nombreux journaux libéraux et fut conservateur des collections de l'Ecole des beaux-arts. 36 Caricatures publiées dans le journal Le Charivari en 1851 27 assis sur un tabouret. Mais plus que la description qu'il fait de son tableau c'est la façon dont il le présente à son ami qui retient l'attention : « C'est l'histoire morale et physique de mon atelier. Première partie: ce sont les gens qui me servent, me soutiennent dans mon idée et participent à mon action. Ce sont les gens qui vivent de la vie, qui vivent de la mort. C'est la société dans son haut, dans son bas, dans son milieu. En un mot, c'est ma manière de voir la société dans ses intérêts et ses passions. » Une fois de plus, la relation avec Champfleury semble marquée par l'échange autour de l'art et de la recherche de la vérité. Dans l'Atelier, Courbet se propose de résumer la société dans laquelle il évolue, sans en masquer les inégalités. Pour autant l'artiste ne renie pas une certaine subjectivité puisque les personnages qu'il fait intervenir sont pour un grand nombre ses amis. Enfin, le dernier enseignement important de cette lettre est la façon dont Courbet se présente comme étendard du réalisme. « […] Ce qui fera voir que je ne suis pas encore mort, et le réalisme non plus, puisque réalisme il y a ». La démarche du peintre s'inscrit donc dans une continuité avec un esprit de provocation. Il veut ancrer le réalisme dans le temps, son œuvre perpétue le mouvement. L'amitié entre Courbet et Champfleury s'est donc construite autour du réalisme. Malgré quelques heurts (notamment en 1857 lorsque Champfleury fait publier un article dans lequel il critique de manière à peine dissimulée Alfred Bruyas), elle dure jusqu'en 1863 lorsque Champfleury critique très durement le Retour de la conférence, un tableau représentant de façon caricaturale des prêtres rentrant ivres d'une conférence. Déjà en 1860, Courbet écrit à Max Buchon que « Champfleury est retiré des affaires on n'entend plus parler de lui [il] le voi[t] rarement ». Mais en 1863, Le Retour de la conférence finit de rompre les relations. Le tableau déçoit l'auteur qui en fait part à Max Buchon : « Quoiqu'il dise, Le Retour de la conférence est un échec. Que Courbet peigne des paysages de sa province, des sujets domestiques, là est son véritable rôle; mais grands dieux! Qu'il se garde du symbolisme et de la satire pour lesquels son esprit n'est pas fait... Je suis furieux contre lui, quand je pense que de si belles promesses ont abouti non seulement aux Curés, mais encore à tant de pauvretés que j'ai vues dans son atelier. Je 28 porte une partie de son succès comme aussi de ses défaillances et vous pensez si j'aurais été ravi d'avoir bien prophétisé. »37 A la suite de cet événement, Champfleury adresse à Courbet une lettre pleine de reproches mettant en garde le peintre sur les dangers de sa notoriété grandissante et l'accusant de trop parler et de ne plus peindre. L'artiste répond très irrité récusant les diverses accusations et affirmant surtout son indépendance vis-à-vis du gouvernement, indépendance qui semble avoir été remise en cause par Champfleury dans sa lettre. « Quant à ce que vous me dites du gouvernement; vous vous trompez entièrement sur ma manière de l'apprécier et de le haïr ». La rupture est définitive, les allusions à l'écrivain disparaissent quasiment totalement de la correspondance de Courbet. La même année il adresse une lettre à Max Buchon une lettre dans laquelle il rapporte une conversation qu'il a eu avec Proudhon, en profitant au passage pour écorner l'image de l'auteur : « Il avait l'esprit du critique, la rationalité franc-comtoise, il avait le style, etc. Il avait tout ce que n'avait pas Champfleury ». Ainsi dès 1863, les relations entre les deux hommes sont définitivement rompues, le réalisme perd son théoricien premier. L'évolution du peintre et ses amitiés n'ont pas plu à l'auteur, l'aspect caricatural du Retour de la conférence semble marquer un tournant dans la carrière de l'artiste, tournant que Champfleury ne cautionne pas. La démarche se veut résolument provocatrice - « J'avais fait le tableau pour qu'il soit refusé. J'ai réussi. C'est comme cela qu'il me rapportera de l'argent »38 - l'attaque est frontale. Cette volonté subversive est probablement ce que Champfleury n'a pas apprécié. C'est donc cette évolution plus politique qui semble avoir séparé les deux hommes. Par ailleurs, nous pouvons noter également qu'à partir de 1863, Courbet devient de plus en plus installé dans le paysage artistique français, et ne suscite plus autant le scandale et la critique qu'auparavant. Dans ces conditions, le peintre a moins besoin d'une personne défendant ses œuvres, se détacher de Champfleury lui est donc moins dommageable. Ce caractère opportuniste de l'artiste est une constante au cours de sa carrière sur laquelle nous reviendrons plus tard. Ce trait de caractère n'avait par ailleurs pas échappé à l'écrivain qui déclarait: « Tant que ses tableaux réussiront, Courbet n'a pas besoin de moi; du jour où il sera attaqué par des sots, je suis tout à lui »39. 37 Thomas Schlesser, Le Journal de Courbet, p.248 38 Lettre à Albert de la Fizelière datée du 23 avril 1863 39 Gustave Courbet, Catalogue de collection, p.194 29 La relation avec Champfleury correspond donc à l'ascension du réalisme, période pendant laquelle Courbet avait besoin d'un défenseur et d'un théoricien. Une fois le peintre installé et consacré, celui-ci semble prendre un tournant plus politique dans lequel Champfleury n'a pas son mot à dire. Courbet se tourne alors plus vers Castagnary et Proudhon. Mais au préalable il continue de développer sa conception du réalisme en nouant une amitié forte avec Alfred Bruyas. Section 2 : Alfred Bruyas : la recherche de la vérité Courbet rencontre Alfred Bruyas en 1853 lors du Salon où plusieurs de ses œuvres sont exposées. Ce collectionneur montpelliérain, né en 1821 et issu d'une riche famille, est un grand amateur d'art et surtout de l'art de son époque. Il possède ainsi des tableaux d'artistes reconnus tels que Delacroix, Millet ou Corot. Sa quête de la vérité et sa conception de l'art libre le rapprochent de Courbet avec lequel il se lie d'amitié très rapidement. En lui achetant les Baigneuses et la Fileuse endormie et en lui commandant un portrait, il donne à Courbet une impulsion décisive dans sa carrière. Ainsi, là où les échanges avec Champfleury concernaient surtout la description des réalisations du peintre et la progression de ses diverses productions, les échanges avec Bruyas ont une portée beaucoup plus réflexives sur ce qu'est l'art et comment le rendre libre. En revanche la préoccupation sociale paraît moins présente qu'avec Champfleury bien que Courbet narre régulièrement ses déboires avec le gouvernement. En analysant la correspondance entre les deux hommes, nous pouvons distinguer deux périodes: la première allant de 1853 à 1857 où les échanges font souvent allusion à la conception de l'art et de la liberté de l'artiste et une deuxième de 1866 à 1868 où il est beaucoup plus question d'argent que de démarche artistique. La période entre 1857 et 1866 ne porte que peu de traces des relations entre eux. Courbet évoque simplement des commandes que le montpelliérain lui adresse. Dès la première lettre que le peintre adresse au collectionneur en 1853, nous notons qu'il donne à sa démarche une portée qui ne se cantonne pas uniquement à l'art. « J'ai brulé mes vaisseaux. J'ai rompu en visière avec la société. J'ai insulté 30 tous ceux qui me servaient maladroitement. Et me voici seul en face de cette société. Il faut vaincre ou mourir. Si je succombe, on m'aura payé cher, je vous le jure. Mais je sens de plus en plus que je triomphe, car nous sommes deux et à l'heure qu'il est, à ma connaissance, seulement peut-être 6 ou 8, tous jeunes, tous travailleurs acharnés, tous arrivés à la même conclusion par des moyens divers. Mon ami, c'est la vérité, j'en suis sûr comme de mon existence, dans un an nous serons un million. »40 Courbet se présente donc comme en rupture avec la société, seul. Cependant Bruyas apparaît déjà comme un soutien fondamental du peintre qui l'associe à plusieurs reprises directement à sa démarche là où Champfleury ne semblait être que spectateur. Dans cette lettre Courbet raconte à son ami une anecdote : il a été invité à déjeuner par le comte de Nieuwerkerke, directeur des Beaux-Arts qui avait l'espoir de le convertir à un style artistique moins controversé promettant en contre partie des avantages financiers. Piqué dans son orgueil, l'artiste avait alors refusé. Cette histoire lui permet de revenir sur l'idée d'indépendance des artistes qui semble être défendu aussi bien par lui que par Bruyas puisqu'il lui déclare : « Vous voyez, mon cher ami, que nous avons carrière ouverte et nous pouvons nous livrer à notre indépendance avec connaissance de cause ». La quête de l'indépendance artistique semble donc être le point de ralliement des deux hommes, et c'est peut-être aussi ce qu'ils entendent lorsqu'ils parlent de la « solution » - thème cher à Bruyas- dont le sens n'est jamais réellement explicité. A partir de 1854, Courbet confie à Bruyas son grand projet d'organiser une exposition privée de ses œuvres en parallèle à l'Exposition universelle de 1855. Le Montpéllierain est invité à exposer une partie de sa collection au côté des tableaux de Courbet. Cette idée s'inscrit parfaitement dans les idéaux d'indépendance des deux hommes puisqu'il s'agit de fuir les canons académiques de l'époque en évitant de passer devant un jury qui refuserait trop d'ouvrages en même temps que de présenter des œuvres ne respectant pas ces canons. Le peintre y voit « un grand enterrement » dans lequel « le rôle de fossoyeur est un beau rôle »41. Nous pouvons également noter que ce projet est rendu possible par l'époque puisque la censure en même temps que l'essor économique entraîne le développement des galeries 40 Lettre d'octobre 1853 41 Lettre de janvier 1854 31 privées dont Bruyas est une superbe illustration. Toujours en 1854, mais dans une lettre datant de mai, Courbet fait le récapitulatif de tous les autoportraits qu'il a réalisé jusqu'à présent, en les présentant comme une métaphore de sa propre évolution. Ainsi le portrait l'Homme à la pipe marque la première étape d'un homme en rupture avec son époque qui veut s'en détacher, « un homme désillusionné des sottises qui ont servi à son éducation et qui cherche à s'asseoir dans ces principes ». Les autres portraits le présente dans différents états tandis que le peintre considère que l'aboutissement serait la représentation de « l'homme libre »42. La liberté est donc présentée comme l'état final et idéal de l'artiste, une sorte d'optimum à atteindre qui viendrait couronner une évolution longue qui nécessite la remise en cause des règles en cours dans la société. Il voudrait d'ailleurs que cette liberté soit le fil rouge de sa carrière artistique. « J'espère dans ma vie réaliser un miracle unique, j'espère vivre de mon art pendant toute ma vie sans m'être jamais éloigné d'une ligne de mes principes, sans jamais avoir menti un seul instant à ma conscience, sans avoir jamais fait de la peinture large comme la main pour faire plaisir à qui que ce soit, ni pour être vendue. »43 Nous aurons l'occasion plus tard de voir dans quelle mesure Courbet tient effectivement cette résolution. Le caractère « miraculeux » d'une vie d'artiste ne vivant que de son art révèle toute la difficulté et les risques de compromission auxquels il est confronté pour garder malgré tout une totale indépendance de ton et de création. Cette quête de l'indépendance est donc consacrée par la mise en place en 1855 d'une exposition privée de Courbet dans un lieu très proche de celui de l'Exposition universelle. Le peintre les définit d'ailleurs comme des « conditions extraordinaires d'indépendance »44. Il réclame à Bruyas certains de ses tableaux afin de pouvoir les exposer. Si Bruyas n'est pas directement financier de l'opération, le prêt des tableaux ainsi que les commandes qu'il a payées à Courbet paraissent comme des facteurs essentiels à la réalisation de celle-ci. Le peintre raconte également comment les tableaux qu'ils exposent dans le cadre de l'Exposition universelle sont mal agencés et peu visibles. Bien que cela découle plus d'un défaut d'organisation que d'une volonté précise de cacher ses œuvres, l'artiste y voit un complot de 42 Lettre du 3 mai 1854 43 Ibid 44 Lettre à Bruyas du 11 mai 1855 32 l'Etat contre son art subversif. « En un mot, on voulait en finir avec moi, on voulait me tuer »45. Et de voir dans cette situation une attaque personnelle encore plus qu'une attaque contre son art. Courbet se présente ainsi comme le sauveur de l'art mis en péril par la volonté du gouvernement d'imposer certains canons. « Ils m'ont refusé systématiquement mes grands tableaux, en déclarant que ce n'était pas la peinture qu'ils refusaient, mais l'homme. Mes ennemis feront ma fortune. Cela m'a donné le courage de mon idée, idée que je vous communiquais déjà depuis longtemps. Je conquiers ma liberté, je sauve l'indépendance de l'art. » Le peintre partage donc depuis le début sa conception de l'art avec le collectionneur montpelliérain et plus l'opposition lui paraît grande, plus il s'affirme dans la recherche d'un absolu de liberté artistique. Il reconnaît d'ailleurs que son ami l'aide dans cette conquête : « […] vous servez là une cause sainte et sacrée qui est la cause de la liberté et de l'indépendance, cause à laquelle j'ai consacré ma vie ainsi que vous ». Par ailleurs les visites de Courbet à Bruyas à Montpellier lui permettent non seulement de découvrir et de peindre la mer mais aussi de rencontrer le couple Sabatier, François Sabatier étant un critique d'art proche des idées fouriéristes et proudhoniennes. Les rencontres du peintre se font donc toujours dans un cercle d'intellectuels proches du socialisme ce qui a indéniablement le rôle de renforcer ses convictions sociales premières. Néanmoins, une fois l'exposition de 1855 passée (elle est un échec financier dans la mesure où le public n'a pas été enclin à payer des droits d'entrée), les relations entre les deux hommes semblent se distendre. La correspondance est bien moins dense que dans les premières années et quand bien même elle connut un certain regain vers 1866 le contenu des lettres de Courbet est beaucoup moins partisan qu'avant. Il se présente de moins en moins comme le défenseur de l'art libre et revient généralement à des considérations beaucoup plus terre à terre d'ordre surtout financier. La relation semble en effet se renouer autour de l'Exposition universelle de 1867 pour laquelle le peintre souhaite refaire la même chose que ce qu'il avait fait en 1855 c'est-à-dire une sorte de « contre-exposition » dans un pavillon construit spécialement pour l'opération. A cette occasion il sollicite à nouveau son ami pour que celui-ci lui envoie des toiles et lui rapporte toutes les sommes dépensées pour 45 Lettre à Bruyas du 11 mai 1855 33 l'organisation de l'événement. Il va même jusqu'à lui proposer de construire une annexe à son pavillon afin que le Montpelliérain puisse installer sa collection et ainsi contribuer à l'exposition du peintre.46 Nous pouvons dès lors voir dans l'amitié avec Bruyas comme dans l'amitié avec Champfleury une forme d'opportunisme. Courbet sollicite le collectionneur surtout lorsqu'il a besoin d'argent pour mener à bien ses projets. Tout ceci se fait sous couvert d'une quête d'indépendance dont on ne peut pas nier qu'elle soit sincère. Bruyas a fourni une impulsion décisive dans cette conquête de liberté artistique. Mais la question de l'opportunisme reste tout de même présente lorsque l'on remarque que les périodes où Courbet s'adresse à Bruyas sont surtout des périodes où le peintre cherche des financements. Le peintre a beau rappelé qu'ils sont « liés par le sentiment de l'art »47, il ne peut occulter totalement cet aspect opportuniste, notamment lorsqu'il réclame de l'argent pour la veuve de Proudhon, décédé en 1865.48 Au-delà de cet opportunisme, la rencontre avec Bruyas a tout de même permis à Courbet de formuler sa conception de l'art et de l'artiste qui se doit d'être indépendant de toute influence. Le rôle économique important du collectionneur lui a assuré cette indépendance à l'image du développement dans la société des galeries privées qui permettent de contourner la censure d'Etat. Section 3 : Jules-Antoine Castagnary : vers une pensée socialiste plus affirmée. Selon Thomas Schlesser, Courbet et Castagnary se seraient rencontrés en 1860 par l'intermédiaire de Gustave Chaudey, l'avocat de Proudhon 49. L'homme est journaliste et juriste, originaire de Saintonge et de tendance socialiste. La première lettre du peintre adressée à Castagnary et présentée dans la correspondance date de 1862. Mais l'échange entre les deux hommes semble d'intensifier à partir de 1865 avec la mort de Proudhon. Là où les discussions avec Champfleury et Bruyas tournaient autour de l'art et de la quête artistique d'indépendance, les lettres échangées avec Castagnary révèlent une vision 46 47 48 49 Lettre à Bruyas de mai 1867 Lettre à Bruyas du 7 février 1868 Lettre à Bruyas de début 1866 Thomas Schlesser, Le Journal de Courbet 34 beaucoup plus politique de la société. Le peintre ne donne plus uniquement son opinion sur ce que doit être un artiste mais il donne également son avis sur la société et en critiquant notamment le pouvoir en place. Le premier événement marquant qui rapprochent les deux personnages est donc la mort de Proudhon. Courbet, en tant que sympathisant socialiste et surtout en tant qu'ami du philosophe, se trouve au cœur d'un mouvement souhaitant faire passer à la postérité le penseur. Le contact régulier avec Castagnary se fait donc parce que l'artiste a le projet de peindre un portrait de Proudhon et a besoin de plusieurs choses que le journaliste peut lui fournir.50 La mort du philosophe est également pour Courbet l'occasion de rappeler la portée politique de son art. Le peintre rapporte ainsi une lettre que lui a écrite Max Buchon dans laquelle le poète fait du succès de Courbet un des éléments essentiels au service de la mémoire de Proudhon. « Que cette pensée de mort te fasse rappeler à toi tous tes grands moyens et enlève de ta haute lutte ton succès à la prochaine exposition. C'est le plus grand succès que tu puisses rendre à la mémoire de notre philosophe chéri [...] »51 La peinture de Courbet n'est donc plus perçue uniquement comme ayant un impact sur le milieu artistique mais bien sur la société, dans la mesure où sa subversion sert les thèses socialistes. Le succès du peintre est dès lors présenté, au-delà d'un succès personnel, comme un étendard de la pensée socialiste. Une fois l'émotion suscitée par la mort de Proudhon passée, les échanges entre les deux hommes se tournent vers l'actualité picturale de l'artiste qui tient son ami au courant de l'avancée de ses différents tableaux. Ce n'est qu'à partir de 1868 que les lettres prennent une tournure beaucoup plus politique. Dans une lettre datée du 17 octobre 1868, Courbet fait allusion à un article paru dans le Figaro signé la même année de Paul Arène, dans lequel le journaliste accuse Castagnary de dévoyer le peintre en lui faisant faire « des tableaux politiques »52. Il semble donc que, de même qu'avec Champfleury, plusieurs personnes voient dans l'évolution 50 Lettre à Castagnary du 20 janvier 1865 51 Ibidem 52 Lettre à Castagnary du 17 octobre 1868 35 politique du peintre l'influence de ses relations. Par la suite, dans cette même lettre, l'artiste évoque la mort d'un des membres de l'Académie et l'annonce que plusieurs journaux avaient faite que Courbet se serait positionné pour le remplacer. Rejetant cette hypothèse, il expose sa vision de l'Académie et plus largement des institutions qui sont pour lui des freins à l'évolution de la société. Dans le prolongement de cette idée, il va même jusqu'à critiquer Napoléon III, l'accusant de vouloir incarner la France sans partage, étant de ce fait un obstacle au progrès. Il en profite par ailleurs pour se présenter comme un héritier de la Seconde République et des avancées qu'elle a permises. « […] Les corps établis, les académies de toutes sortes, la gouvernementation autoritaire dénotent un état de choses faux et l'entrave du progrès. Sans la révolution de février, on n'aurait peut-être jamais vu ma peinture. […] Un académicien est mis par l'organisation sociale dans une fausse position. Comment voulez-vous que cet homme exalte des talents naissants au détriment de sa propre valeur et se faire mourir lui-même bénévolement de son vivant ? C'est demander d'un homme plus qu'il ne peut faire. Regardez Napoléon : le progrès c'est lui, et c'est par lui que la France doit avoir du génie, sans compter que l'honneur doit lui en revenir. » La critique des institutions artistiques ouvre donc la porte à la critique plus générale de la société et de ses contradictions. La liberté artistique que recherche le peintre doit pouvoir s'étendre à la société entière ce qui suppose la suppression des structures anciennes qui maintiennent la France dans le passé. Le peintre ne doute d'ailleurs pas que ces idées soient répandues dans la population et l'art français. « […] La France en ce moment paraît vouloir rétablir l'esprit de l'art perdu. Pourquoi ? Parce qu'elle a une idée à exalter et la liberté à établir. C'est cette croyance qui s'oppose aux religions anciennes, lesquelles ont produit les œuvres d'art de nos musées. Pour aider un mouvement, il faut donner libre cours au génie public, supprimer les intendants, les protecteurs, les académies et surtout les académiciens. » La pensée de Courbet semble donc déborder le cadre purement personnel et artistique pour affirmer que ce qu'il revendique pour l'art, toute la société le revendique. Il ne parle plus uniquement en son propre nom mais au nom de la France et des attentes de sa population. 36 Toujours en 1868, Courbet évoque un pamphlet écrit par Edouard Ordinaire,un notable socialiste républicain d'Ornans, intitulé une élection dans le grand-duché de Gerolstein, qui était une satire sur le régime en place et se réjouit qu'il crée le scandale parmi les représentants du pouvoir53. Cette allusion est très courte mais elle est importante dans le sens où elle montre que l'artiste se sent vraiment concerné par les prises de positions socialistes et semble heureux lorsque celles-ci arrivent à créer quelques moments de trouble dans la société. Le fait que par ailleurs le peintre partage son enthousiasme avec Castagnary renforce l'idée que celui-ci ait eu un rôle dans ce tournant politique. En 1869, Courbet reçoit un grand succès en Bavière et en Belgique ce qui le rend très heureux et ce d'autant plus que les jurys lui ayant attribué des récompenses sont composés d'artistes et sont indépendants du pouvoir. Il voit dans cette démarche l'avenir de l'art. « […] Ça donne un démenti formel à la gouvernementation des arts, à la direction des arts et des artistes de l'administration française. […] Voilà la voie qui s'ouvre. Il n'y aura plus besoin dorénavant d'être napoléonien pour être peintre, etc., etc. Une fois sorti de la coupe de l'empire et de ses séides, j'ai d'un seul coup le succès de l'exposition belge, et bavaroise. » Courbet associe donc désormais la liberté de l'artiste à une liberté politique. Il ne peut y avoir liberté tant que le gouvernement contrôle les arts. Conception artistique et conception politique vont donc désormais de paire, nous sommes au cœur de notre problématique. A la fin de l'année 1869, Max Buchon meurt ce qui affecte beaucoup Courbet. C'est pour le peintre une conséquence de la répression que le poète a subi par le pouvoir depuis 1848. En effet, il explique dans une lettre à Castagnary datée du 16 décembre 1869 comment celui-ci a été d'abord mis en prison par Cavaignac à la suite des journées de juin 1848 puis comment l'arrivée de Napoléon III au pouvoir l'avait contraint à l'exil pour plusieurs années puis dût subir la surveillance permanente de la police à son retour en France. L'admiration que lui porte le peintre est bien perceptible. Il en fait un grand éloge, saluant le courage de l'homme et sa fidélité à la pensée socialiste. Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que Courbet salue chez Buchon l'homme socialiste avant le poète. La considération politique prime sur la considération artistique, le réalisme est tout juste évoqué. 53 Lettre à Castagnary du 4 novembre 1868 37 « […] Ne pouvant plus s'occuper de politique générale, il fit de la politique administrative d'une façon très remarquable, avec la vigueur d'un Paul Louis Courier comme pamphlétaire. Du reste il était élève de P.-J. Proudhon et P.-J. P. l'avait en la plus haute estime. Il était dans ce moment-ci bien certainement l'homme socialiste qui comprenait le plus certainement et le plus clairement les questions sociales qui nous occupent aujourd'hui. […] Je ne vous parlerai pas de ses ouvrages, qui sont les ouvrages réalistes les plus remarquables de ce temps-ci par leur vérité, leur logique philosophique.» La question sociale qui a toujours été au cœur de l'œuvre de Courbet semble donc sortir du cadre purement artistique pour irradier dans la vision politique du peintre sous l'influence de ses relations socialistes qui sont souvent des hommes engagés dans leurs idées (la lettre évoque notamment que Buchon avait souhaité rédiger une constitution démocratique : « afin d'être en mesure, le cas échéant »). Cette lettre se conclut par un post-scriptum dans lequel Courbet annonce à Castagnary qu'il est sur la trace d'une correspondance de Napoléon III du temps où celui-ci était aux Etats-Unis et dans laquelle il espère vraisemblablement trouver des points sur lesquels attaquer l'empereur. Cette note bien qu'assez courte est importante car elle montre que le peintre entre dans une démarche purement politique qui n'a rien d'artistique. L'usage du surnom « Badinguet » pour désigner Napoléon III montre bien son opposition au pouvoir en place. Cette préoccupation politique se retrouve en 1870, avec la réforme du Salon qui tente d'imposer des règles de fonctionnement plus démocratiques avec notamment l'élection du jury par les artistes exposants. Cette réforme est l'objet d'une discussion entre le peintre et Castagnary. Le premier est d'ailleurs bien sceptique quant à la possibilité de réformer cette institution convaincu de la sclérose qui affecte la société française et en particulier le milieu artistique. Après avoir exposé son expérience internationale et notamment en Belgique et en Bavière, il donne les lignes principales de la réforme qu'il souhaite avant d'en conclure que « tout cela n'arrivera pas ». De cette constatation de la paralysie des institutions artistiques françaises, il tire une conclusion plus générale sur la société que seule une révolution et la mise en place d'une constitution démocratique pourrait remettre en mouvement. « Tout cela n'arrivera pas parce que les artistes n'aiment pas l'indépendance et 38 que les autres aiment trop le gouvernement. Dans la casserole de la France il cuit un fricot, dans lequel est tombé par hasard un étron. Vous aurez beau rapsodé, relevé le goût avec une pincée de poivre, un clou de girofle, auraitil cinq feuilles, une feuille de laurier, voire même d'olivier, tout cela n'y fera rien, le seul moyen c'est de foutre notre fricot à l'eau, car vous auriez beau extirper l'objet hétéroclite précité, il en restera toujours la trace. Il faut une révolution de 89 sur des bases nouvelles, une Constitution faite par des gens libres. »54 Le peintre prend donc une posture clairement révolutionnaire et prône un changement radical de société. Cette remarque pourrait être nuancée car dans une lettre qu'il adresse à Jules de la Rochenoire, directeur d'un des comités de sélection de candidats au jury, Courbet expose les modifications qui lui paraissent nécessaires de la Constitution, autrement dit du règlement du Salon. Il se pourrait donc que le peintre ne se contente de parler que de l'organisation de la manifestation et de son règlement. Néanmoins, si l'on reprend l'idée du professeur Paul Crapo selon laquelle le « laurier » et l' « olivier » serait des allusions à Clément Laurier et Emile Ollivier, alors on peut penser qu'il s'agit en effet d'une critique plus globale du régime et pas uniquement du Salon55. Dans les corrections que propose Courbet au projet de Constitution (à entendre au sens de règlement du Salon) de Jules de la Rochenoire, il emploie un vocabulaire extrêmement politique. Le mot « révolution » revient à plusieurs reprises, le rôle de l'Etat est discuté quand il n'est pas tout simplement contesté. Ainsi pour le peintre, « la liberté consiste à se passer en tout cas de l'Etat (la révolution ne cherche qu'à atteindre ce but). Les hommes ne doivent relever que d'eux-mêmes continuellement » et « l'Etat est soumis au peuple français et ne devrait faire que ce qu'il désire ». Si ces propos sont tenus dans le cadre d'un commentaire de texte règlementant une institution artistique on retrouve des thèses et des aspirations à une organisation où l'Etat n'est qu'un acteur minoritaire dans une société démocratique qui se rapprochent des idées socialistes de l'époque. Cette quête de liberté est associée à une volonté d'égalité, le rôle du ministère des Beaux-Arts doit être réduit à l'expression de la volonté du jury du Salon tandis que toutes les récompenses décernées sont abolies. Courbet va même jusqu'à proposer que les membres du jury soient payés afin que même les artistes les plus 54 Lettre à Castagnary du 15 février 1870 55 Voir note n°5 de la lettre du 15 février 1870 à Castagnary p.324 39 modestes aient la possibilité d'être élus dans ce jury. « […] L'esprit se trouve dans toutes les classes de la société mais l'indépendance se trouve cent fois plus chez les pauvres que chez les riches; il peut se faire qu'un homme soit assez pauvre, pour ne pas pouvoir assister à votre jury, soit à cause de son travail obligatoire, soit à cause de ses habits. D'autre part, comme on ne doit rien accepter pour rien 'pas même les sœurs hospitalières), je désirerais que les jetons de présence du jury soient payés 10F. Ce n'est pas une somme sur les droits d'entées. Du reste, acceptera qui voudra. »56 Le peintre prône donc l'égalité entre les classes qui passe par une possibilité de tous à accéder au jury, quelque soit leurs conditions financières. On relève par ailleurs qu'il attache une grande valeur à la classe la plus défavorisée qui semble être la plus vertueuse, ou du moins la plus apte à un fonctionnement démocratique du Salon. Castagnary est partie prenante de cette demande d'évolution. En effet, les modifications proposées par Courbet reprennent peu ou proue celles dont il parlait déjà au journaliste quelques mois auparavant. Ce dernier est d'ailleurs chargé de transmettre la lettre à Jules de Rochenoire. Il est donc mêlé à cette démarche. L'amitié avec Castagnary révèle ainsi l'aspect plus politique de la pensée de Courbet. Toutes les idées d'indépendance qu'il développe au contact de Bruyas se trouvent étendues à la société dans son ensemble et se rapprochent des thèses socialistes au travers d'amitiés comme Castagnary mais aussi Max Buchon et évidemment Proudhon, le théoricien sur lequel nous reviendrons plus tard. Si on ne peut nier que le fait que l'artiste fréquente la société bohème de Paris proche du socialisme ait influencé sa pensée politique, il ne faut pas pour autant oublier que le réalisme dans ses fondements est un mouvement dont l'objet sont les classes les plus défavorisées de la société et donc exclues des représentations artistiques traditionnelles. En les réhabilitant dans sa peinture, Courbet pratique un art social dont on peut comprendre qu'il se complète presque naturellement par une pensée socialiste. Ces rencontres sont donc moins des 56 Lettre du 9 mars 1870 à Jules de la Rochenoire 40 révélations que des accompagnements qui viennent étayer la progressive construction d'une pensée politique qui sans être très développée était certainement déjà présente en germe dès les débuts artistiques du peintre. Dans cette évolution Proudhon a très certainement joué un rôle essentiel. Le philosophe partage avec le peintre des origines franc-comtoises et une forte préoccupation sociale. Il est le premier à voir dans Courbet un peintre socialiste. Bien qu'il meure en 1865, il a sur le peintre une influence fondamentale et un rôle essentiel dans l'orientation de sa pensée politique. 41 Chapitre 3 : Proudhon : l'avènement d'un art socialiste ? Section 1 : La relation à Proudhon : un maître à penser ? En reprenant la correspondance de Courbet, il est difficile de savoir précisément quand les deux hommes se sont rencontrés. Une chose est cependant certaine, ils se connaissent de réputation. Déjà en 1849, au moment où les Casseurs de pierres font scandale, Proudhon déclare que ce tableau est « de la morale en action »57. En 1854, tandis que Courbet peint l'Atelier il fait part à Champfleury de son intention de faire poser le philosophe pour l'intégrer à son tableau58. Sa sensibilité pour les thèses socialistes transparaît déjà : « je voudrais bien avoir aussi ce philosophe Proudhon qui est de notre manière de voir ». Cela ne se fait pas, le peintre utilisant à la place une lithographie.59 En 1861, Courbet raconte à son père dans une lettre qu'il aurait dû être logé à Anvers au même endroit que Victor Hugo et Proudhon mais que finalement aucun des deux n'étaient venus60. Le rendez-vous paraît une nouvelle fois manqué. La première lettre dont nous disposons, relative à la correspondance de Courbet à Proudhon est datée du 25 mai 1863. Le peintre évoque le tableau : le Retour de la conférence, qu'il souhaite montrer au philosophe. Il est d'ailleurs intéressant de constater que si ce tableau est celui qui a provoqué la rupture des relations avec Champfleury, il semblerait être celui autour duquel les relations entre Courbet et Proudhon se sont renforcées. Le philosophe a en effet voulu prendre la défense du peintre face à ses détracteurs et aux violentes réactions provoquées par le tableau et pour cette raison a écrit Du principe de l'art et de sa destination sociale. Il a d'ailleurs fait part à Courbet de son intention de rédiger un essai sur l'art. Le peintre adresse dès lors au philosophe un grand nombre de lettres synthétisant plusieurs considérations esthétiques, politiques et sociétales. De ces lettres, une seule a pu être conservée, celle de juillet-août 1863. Le peintre énonce un certain nombre de principes qui lui paraissent essentiels dans l'art aussi bien que dans la société. Ainsi, il faut se couper du passé qui « ne peut servir que 57 58 59 60 Voir le Journal de Courbet, Thomas Schlesser, p.98 Lettre à Champfleury de novembre-décembre 1854 Lettre à Champfleury du 8 mars 1855 Lettre à son père de septembre 1861 42 comme éducation » et renoncer à l'irréel. Par ailleurs, chaque homme doit rester indépendant et fidèle à lui-même, aux objectifs et à la ligne de conduite qu'il se fixe et ce, en rejetant la religion. Courbet dénonce le capitalisme qui permet aux propriétaires de s'enrichir tandis que les producteurs gagnent peu, et incitent les individus à accumuler les richesses plutôt qu'à les utiliser dans la société. D'un point de vue politique, il est pour une décentralisation en faveur des communes qui seraient le cadre référence de la vie sociétale. Il donne également une très grande importance à l'éducation des enfants qui doit être gratuite. Le travail est le moteur essentiel de la société, facteur de reconnaissance voire d'existence sociale, et utile à la communauté. En ce qui concerne l'art, Courbet applique les idéaux des Lumières cités plus haut : l'art doit être l'expression pure d'une individualité, l'artiste doit refuser les commandes et ne jamais céder au bon goût populaire s'il va à l'encontre de ses propres convictions. Pour ce qui est de la société, il se refuse à reconnaître des divisions en classes et préfère considérer les hommes individuellement « qui se distingue[nt] par [leurs] œuvres ou par [leurs] actions ». Enfin il distingue les hommes « parvenus » qui auront une postérité par leurs œuvres des hommes « non arrivés » qui n'auront pour seule postérité que « leur progéniture ». Cette lettre est donc très riche d'informations sur la façon dont Courbet perçoit la société. En rejetant le passé et la religion, il nie le poids de la tradition et appelle donc de ses vœux une société résolument tournée vers l'avenir et le progrès. Son idéal de liberté et d'indépendance est une nouvelle fois exprimé et complété par un idéal d'égalité qui serait assuré par une redistribution des richesses qui assurerait à tous des conditions de vie décentes sans intervention de la charité. Cette égalité ne serait d'ailleurs pas uniquement économique puisqu'il rejette le concept de classes en privilégiant une approche individuelle où chaque homme n'existe que par ce qu'il fait. L'éducation gratuite et obligatoire est un des leviers de cette égalité. Ainsi, sept ans avant la Commune, on trouve une aspiration à ce modèle politique. Ces conceptions sont proches des conceptions socialistes. L'hostilité envers l'Etat et l'idée d'une fédération de communes autonomes ne sont pas sans rappeler la pensée de Proudhon. Les recommandations concernant l'art servent la réflexion du philosophe et l'influencent probablement pour la rédaction de son essai « Du principe de l'art et de sa destination sociale ». Cette lettre est donc l'occasion de voir que l'influence ne s'est pas faite à sens unique et que par certains aspects Courbet a également pu influencer Proudhon. Cela reste, pour la période étudiée, la formulation la plus aboutie de la pensée politique du peintre 43 dans sa correspondance. Le peintre ressent d'ailleurs une certaine fierté à ce que Proudhon le défende et ainsi être à l'origine d'un des ouvrages de ce dernier. « Il entreprend de résumer l'art de ces tempsci, résumé que je lui ai suggéré »61. Il se réjouit également d'être dans la même ligne que Proudhon : « nous allons enfin avoir un traité de l'art moderne arrêté, et la voie indiquée par moi correspond à la philosophie proudhonienne ». On peut d'ailleurs dans cette phrase voir que l'art de Courbet n'est pas fait pour suivre la philosophie proudhonienne mais qu'il y « correspond ». Le discours socialiste semble donc se greffer sur un art social déjà existant. Proudhon trouve dans l'art de Courbet l'expression artistique correspondant à la pensée socialiste puisqu'au départ le philosophe n'avait jamais considéré l'art dans la société. L'arrivée de Proudhon dans l'entourage du peintre semble entraîner une substitution du réalisme par le socialisme. Le discrédit qui est porté sur Champfleury traduit ce glissement progressif. « Proudhon me dit qu'il m'a manqué un littérateur, que Champfleury n'y entend rien, qu'il ne sait pas écrire, qu'il n'a pas l'esprit de faire un ouvrage critique, et qu'il ne sait pas raisonner. Il ne m'apprend rien. Si j'osais j'en dirais bien davantage que lui. Comme je n'avais pas terminé mon action, ça m'était égal que Champfleury écrive ce qu'il voulait sur le réalisme (dans lequel il n'a jamais été), ce qu'il ne m'était pas égal c'est qu'il dévoyait par le fait le public sur mon compte, parce qu'on me croyait associé. » Le philosophe a donc très certainement joué un rôle dans la rupture des relations avec Champfleury quand on voit le peu d'estime qu'il lui portait et tout le crédit que Courbet prêtait à Proudhon. Le peintre va même jusqu'à dire que Champfleury n'a jamais appartenu au réalisme. Cette vision rétrospective sur son amitié avec l'écrivain renforce d'une part l'image du peintre comme celle d'un homme opportuniste et fier et d'autre part l'idée que le socialisme a pris le pas sur le réalisme et que désormais au-delà d'une quête de la vérité, Courbet veut être politique. C'est peut-être ce qui transparaît dans le Retour de la conférence : alors qu'au début de sa carrière, il suffisait au peintre de présenter la réalité de la condition ouvrière ou paysanne pour provoquer le scandale. Avec ce tableau tournant en dérision la religion il 61 Lettre à Max Buchon d'août 1863 44 semblerait que désormais il veuille donner un contenu politique à son œuvre. Dans les lettres suivantes, Courbet décrit à Proudhon les tableaux qui sont en cours de réalisation. Dans la lettre du 8 décembre 1854, Max Buchon ajoute un post-scriptum après le message du peintre demandant au philosophe de se débarrasser des lettres que Courbet lui avait envoyées pour la rédaction « du principe de l'art et de sa destination sociale » afin d'être à l'abri d'une quelconque répression au cas où ces lettres finiraient entre de mauvaises mains. Le peintre reste donc très vigilant. La mort du philosophe qui survient en 1865 permet à Courbet de se positionner comme un des plus fervents élèves de Proudhon. Il déclare à Gustave Chaudey, dans une lettre datée du 24 janvier 1865 que « le 19e siècle vient de perdre son pilote, et l'homme qui l'a produit ». Plus loin il se place dans la lignée politique de Proudhon. « Comme Proudhon, je n'admets pas qu'on dévoie la révolution en lâchant un os au peuple, la révolution doit revenir à qui de droit, la révolution doit venir de tout le monde et de personne. Si nous arrivons à la liberté nous établirons la révolution ». Le peintre devient donc très politique, il cherche à défendre l'héritage du philosophe et produit donc un discours qui est totalement déconnecté du monde de l'art. L'artiste se fait réellement intellectuel. La rencontre avec Proudhon semble donc donner plus d'importance au socialisme dans la pensée de Courbet qui devient de ce fait le prolongement politique du réalisme. L'échange entre les deux hommes questionne non seulement la société et son organisation mais encore la position de l'art dans cette organisation. A cette question, Proudhon répond par l'essai « du principe de l'art et de sa destination sociale », inachevé à sa mort, mais qu'il a rédigé pour Courbet et validant l'idée que le réalisme est un courant artistique socialiste. 45 Section 2 : Des perspectives théoriques proches du socialisme. La réception chahutée des œuvres de Courbet et notamment le scandale provoqué par l'exposition du Retour de la conférence en 186362 incite Proudhon à rédiger un essai pour défendre une vision de l'art en rupture avec la conception ayant cours à l'époque. La finalité est double : il s'agit d'une part de donner sa vision du rôle de l'art dans la société et d'autre part de démontrer que Courbet, loin d'être un pur provocateur, est en réalité un artiste particulièrement moderne. C'est ainsi que le philosophe se lance dans la rédaction de « du principe de l'art et de sa destination sociale » qu'il n'a pas le temps de terminer avant sa mort et qui est publié de façon posthume. Dans un premier temps Proudhon justifie son droit à être juge de compositions artistiques quand bien même il n'est pas spécialiste de ces questions et n'en a qu'une faible connaissance. Il pose que tout homme est artiste et que chacun possède un sens esthétique qui lui permet de juger du beau et du laid. Il se propose donc d'apporter des éléments pour permettre de trancher qui, des artistes en quête d'un idéal et ayant donc tendance à modifier la nature de ce qu'ils représentent dans leurs tableaux ou des artistes réalistes, fidèles à une représentation plus proche de la réalité, est dans la vraie mission de l'art. « Je veux donner les règles du jugement : le public jugera »63. Par la suite, le philosophe développe l'idée que l'art ne saurait se suffire à lui-même et que contrairement aux idéaux évoqués plus haut, il ne saurait être son propre but. L'expression pure d'une individualité dans le but de provoquer chez le spectateur le plaisir ou l'amusement paraît à l'auteur une aberration. L'art ne peut se couper de la société, il doit véhiculer une idée. L'erreur a donc été de prendre les moyens, à savoir l'aspect du tableau (l'utilisation des couleurs, des formes...) pour la finalité. La raison doit présider à la création artistique qui se fait dès lors au service d'une idée. Proudhon définit donc ainsi l'art : « Une représentation idéaliste de la nature et de nous-mêmes, en vue du perfectionnement physique et moral de notre espèce ». Et c'est sur cette idée que doit être jugé l'artiste et non sur la forme du tableau puisque selon le philosophe, on ne discute pas des goûts et des couleurs. Ainsi la critique de Courbet n'est pas recevable en ce qu'elle ne juge que de l'apparence du tableau sans jamais en juger le fond, l'idée véhiculée. 62 Le tableau a été refusé au Salon de 1863 63 Du principe de l'art et de sa destination sociale, p.16 46 « […] Mais qu'on le critique en vertu de son idée, qu'on le juge d'après la loi qu'il s'est faite ; surtout qu'on n'ameute pas contre lui les badauds, en criant à l'inélégance, à l'ignoble ! » Cette portée politique du peintre est explicitée par le philosophe. Après être revenu sur les différentes périodes de l'histoire de l'art, il analyse plus en détail certains tableaux de Courbet pour en montrer la modernité et prouver que l'artiste est juste dans sa conception de l'art. Chacune des descriptions qu'il réalise est l'occasion pour lui de développer ses théories politiques et de voir dans les œuvres du peintre une dénonciation de l'immoralité de la société et du dévoiement de l'art. Le tournant apporté par Courbet est essentiel : « d'autres avant [lui], ont essayé de la peinture socialiste, et n'ont pas réussi ». Le peintre est donc le premier qui soit réellement politique. Ainsi les Casseurs de pierre sont une critique du capitalisme et de la servitude de l'homme à la machine, les Demoiselles de la Seine, une critique de la société bourgeoise qui se complait dans le luxe... Revenons plus en détail sur l'analyse faite par Proudhon du tableau le Retour de la conférence, qui est celui ayant incité l'écriture de l'ouvrage. Il défend que celui-ci soit « une mauvaise action » comme l'affirme un critique. S'il comprend que le tableau puisse provoquer des réactions, il refuse de dire qu'il serait 47 moralement mauvais. De cette scène où l'on voit des prêtres rentrer ivres d'une conférence sous la risée des paysans, le philosophe tire une portée bien plus lointaine que la simple satire. Pour chaque personnage présent dans le cadre, Proudhon donne une existence, des caractéristiques, comme un auteur présenterait un par un les protagonistes de l'intrigue de son roman. L'homme sur l'âne devient ainsi « le doyen » dont on apprend qu'il a « quarante ans de services » et qui serait un « joyeux convive parvenu » mais qui demeure « un excellent homme au fond ». La personne qui le soutient est un jeune « cherchant avant tout, dans la carrière ecclésiastique, les joies positives du bien-être, de la vie abritée et d'une confortable dévotion »'. De l'autre côté, retenant le doyen par le bras se trouve « un curé d'âge mûr » qui « prudent et expérimenté, […] comprend les inconvénients du scandale, et voudrait sauver au moins les apparences ». Celui qui tire l'âne est « un abbé de bon ton, l'hôte du château et des bonnes maisons du pays, adoré des dames, faisant de la musique avec les demoiselles, au bréviaire doré, aux souliers bouclés, aux bas bien tirés, confesseur de comtesses, ecclésiastique du monde à destination spéciale, aspirant évêque ». Deux hommes suivent ce premier groupe. Il s'agit d'un « séminariste […] un peu décontenancé par ce qu'il voit » qui soutient « un vieil ecclésiastique […] frappant la terre de sa canne, comme s'il venait de pourfendre d'un argument péremptoire les hérétiques, les philosophes, les juifs et tous les ennemis de l'Eglise ». Ils sont accompagnés à droite d'un troisième homme, « le prêtre herculéen […] admiré des paysans pour la rudesse de ses allures » dont on apprend qu'il « s'est jeté dans les œuvres profanes » que sont l'agriculture et le commerce. Proudhon y voit un personnage particulièrement vigoureux qui en d'autres temps pourrait être « fondateur de l'inquisition ». Derrière ces deux premiers groupes on trouve celui des « servantes, auxiliaires de la cuisinière du banquet ». « La servante du prêtre est un de ces êtres indéfinissables qu'on rencontre que dans le monde de l'idéal : ni concubine ni épouse, mais plus que domestique ; disgracieuse, béate, à la démarche équivoque, à l'œil louche, qui a sa part d'influence dans le gouvernement spirituel du troupeau, triste associée de ce triste berger d'hommes. » Enfin à gauche du tableau, le couple de paysans se tient observateur du spectacle qui se présente à eux. L'homme « esprit positif et pratique […] a perdu la foi au ciel et l'estime du clergé » tandis que la femme « dominée par les enseignements de son enfance », « prie Dieu de pardonner à ses fragiles ministres ». 48 On voit donc bien que Proudhon interprète le tableau pour planter un cadre qui lui permette de développer ses thèses. Il attribue à chaque membre du clergé représenté différents travers, faisant des paysans les seuls garants de la morale. L'accusation principale qui est portée à l'Eglise et à son clergé est donc de s'absorber dans une contemplation d'un idéal qui est dépassé. Depuis la Révolution de 1789 en effet, l'idéal que l'homme s'est donné c'est l'humanité. La morale est désormais immanente et non plus transcendante. En restant accrochés à l'idéal religieux, les membres du clergés ne sont donc pas en phase avec la société dans laquelle ils évoluent et qui est incarnée ici par les paysans. « […] Ce qu'a voulu rendre Courbet, ce n'est point une scène plus ou moins risible d'ébriété ; ce n'est pas même le contraste relevé avec malice, entre la gravité sacerdotale et une infraction aux lois de la tempérance : tout cela est du lieu commun le plus fade, indigne, je le répète des honneurs de la grande peinture. Ce qu'a voulu montrer Courbet, à la façon des vrais artistes, c'est l'impuissance radicale de la discipline religieuse – ce qui revient à dire de la pensée idéaliste – à soutenir dans le prêtre la vertu sévère qu'on exige de lui : c'est que la perfection morale cherchée par la foi, par les œuvres de dévotion, par la contemplation d'un idéal mystique, se réduit à de lourdes chutes, et que le prêtre qui pèche est victime de sa profession, bien plus qu'hypocrite et apostat ». Du tableau de Courbet, Proudhon tire donc de grandes conclusions sur la société et ses différentes castes. Son objectif est de montrer que cette composition n'aurait pas dû être censurée dans la mesure où elle montre le dépassement de l'idéal religieux et puisqu'elle est ancrée dans sa réalité historique et en dénonce un travers sert donc « au perfectionnement moral » de la société. Néanmoins, le philosophe n'est pas dupe et affirme : « Courbet, plus artiste que philosophe, n'a pas pensé tout ce que je trouve : c'est tout simple. Assurément, il n'a pas conçu son sujet des Curés avec la puissance que j'y vois et que j'indique ». L'art nouveau que Proudhon appelle de ses vœux est donc un art qui s'ignore encore lui-même. Ce n'est donc que la première étape d'un processus qui devrait aboutir à une pleine rationalisation de l'art où le peintre serait un penseur et chercherait précisément à soutenir une idée. Cependant Courbet reste en cohérence avec son époque, ne cherche pas à faire de l'art pour l'art, et cette quête de 49 vérité est reconnue par le philosophe comme une voie ouverte pour que l'art tienne progressivement le rôle qu'il lui désigne. Le philosophe cherche à « réconcilier l'art avec le juste et l'utile ». De cette nouvelle conception de l'art découle la nécessaire réforme de la critique d'art. Celle-ci doit être moins regardante sur l'aspect du tableau et chercher plus en profondeur à débattre de l'idée défendue par une œuvre d'art. Il s'agit également d'éduquer les populations dans cette perspective afin que tous soient capables d'exercer leurs facultés de jugement sur l'art de façon plus juste que jusqu'à présent. L'ouvrage n'est pour autant pas une apologie de Courbet. Le philosophe se distingue du peintre notamment sur la question de l'indépendance. Comme nous l'avons vu plus haut 64, Courbet est partisan d'une indépendance totale de l'artiste qui doit pouvoir exprimer ce que bon lui semble, de la façon qu'il le souhaite, en ne prenant pas en considérations les goûts et attentes de la population. Les commandes sont dès lors bannies. Pour Proudhon en revanche, cette indépendance ne peut exister puisque l'artiste est par nature inscrit dans la société. De même l'artiste ne peut s'affranchir du goût de la société, il « doit savoir comprendre et sentir ce qui plaît aux autres, le reproduire en le rectifiant et l'embellissant : sans cela il n'a pas toute l'étendue de sensibilité que suppose l'art ». Courbet ouvre la voie d'un nouvel art mais il n'est pas exempt de toute critique. Le livre se conclut par une longue adresse aux artistes : « Quant à nous socialistes révolutionnaires, nous disons aux artistes comme aux littérateurs : Notre idéal, c'est le droit et la vérité. Si vous ne savez avec cela faire de l'art et du style, arrière ! nous n'avons pas besoin de vous. Si vous êtes au service des corrompus, des luxueux, des fainéants, arrière ! nous ne voulons pas de vos arts. Si l'aristocratie, le pontificat et la majesté royale vous sont indispensables, arrière toujours ! nous proscrivons votre art ainsi que vos personnes ». Proudhon y rappelle les grandes lignes de son projet, à savoir l'instruction du peuple et la diffusion dans la société de l'esprit de justice et de vérité pour aboutir à l'harmonie. Il recommande également que les artistes ne le deviennent qu'après avoir travaillé un certain 64 Voir supra p.31 50 nombre d'années et avoir donc vécu la réalité de la société. Les artistes seront ainsi des membres à part entière d'une société émancipée et libre. On voit donc comment le discours socialiste se greffe sur les œuvres de Courbet. Si à l'origine il n'existe pas d''intention de dénonciation, quand bien même l'artiste sait qu'il risque de provoquer le scandale, l'œuvre du peintre se voit attribuée un sens à postériori. Le caractère politique de la peinture de Courbet est donc donné par Proudhon qui cherche dans la production du peintre à donner une cohérence selon une théorie qu'il a fondée. Cette production est alors à la fois l'origine et l'objet de la réflexion philosophique. L'auteur voit en la personne du peintre un des premiers peintres socialistes, révélant l'artiste et la destination de son art à lui-même. L'artiste accepte que ses œuvres soient interprétées ainsi. Il faut dire que d'être désigné comme le précurseur de l'art nouveau, le seul dont l'existence puisse se justifier dans la société, n'est certainement pas pour déplaire à Courbet, personnalité plutôt orgueilleuse. Il nous semble donc important d'indiquer qu'il n'y a pas en soi d'art socialiste mais un art social sur lequel vient se greffer à postériori des considérations politiques. L'objet premier de Courbet était une quête de la vérité qui par les formes qu'elle a prise et avec l'aide de la théorisation de Proudhon s'est trouvée correspondre aux idéaux socialistes. Si le personnage Courbet est proche des thèses socialistes, y adhère et en devient même un défenseur, le peintre Courbet n'est pas un homme utilisant son art à des fins politiques. Cette destination politique nécessite l'intervention de Proudhon. Cette relecture politique des œuvres du peintre contribue très certainement à accentuer son engagement socialiste dans la mesure où il se sait désormais peintre socialiste. Section 3 : Des arrangements opportunistes avec le pouvoir. Courbet est donc présenté comme un peintre socialiste et lui-même ne manque jamais une occasion de s'affirmer comme opposant au pouvoir, notamment sous le Second Empire. Pourtant les contraintes de la condition artistique associées à un certain opportunisme entrainent le peintre à faire quelques arrangements avec le pouvoir et ses convictions pour faire progresser sa cause. 51 Ainsi s'il réagit très mal au coup d'Etat de 1851 et se sent surveillé du fait de ses fréquentations, Courbet n'hésite pas à entretenir sa relation avec le comte de Morny, demifrère de l'empereur pour aider un peu sa carrière. Ainsi dès 1852, il raconte à ses parents qu'il a rencontré Morny pour l'inciter à ce que le gouvernement lui fasse des commandes. A cette époque Courbet est en effet assez peu connu et ne bénéficie donc pas d'une grande aisance économique. On constate donc l'écart qui existe entre la déclaration de principe de la liberté de l'artiste qui ne doit pas accepter de commandes et ce que dans les faits le peintre est prêt à entreprendre pour sortir de conditions difficiles. Lui qui déclare qu' « au deux décembre [il] [s'est] mis au lit et [il] [a] vomi trois jours durant » se trouve donc à cultiver sa relation avec l'un des instigateurs du coup d'Etat. Plus tard, en 1855, Courbet réalise un certain nombre de démarches auprès de Fould, le ministre des Finances, afin d'obtenir l'autorisation d'organiser sa contre-exposition et de construire le pavillon du Réalisme. La conquête de l'indépendance passe donc par quelques compromis avec le pouvoir dont il cherche à s'émanciper. La liberté de l'artiste, quoiqu'en dise le peintre, ne semble donc jamais vraiment totale. De même, malgré une certaine défiance vis-à-vis des institutions, la correspondance de Courbet laisse voir qu'il entretient des relations avec le comte de Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-Arts. S'il se vante d'avoir refusé d'être invité à déjeuner aux frais du gouvernement par lui, on constate qu'il essaye néanmoins d'entretenir la relation et qu'il n'hésite pas par exemple, à demander un délai supplémentaire pour l'exécution de ses commandes. L'artiste par ailleurs aime à être exposé lors des expositions officielles telles que le Salon ou l'Exposition universelle. D'une part il ne reconnaît donc pas l'autorité des institutions officielles qui selon lui paralysent le monde de l'art en France, mais d'autre part sa quête de reconnaissance auprès des pairs le pousse à accepter une partie de leur autorité. Une fois de plus la totale indépendance revendiquée par l'artiste paraît remise en cause. On pourrait émettre l'hypothèse que Courbet cultive ces relations surtout en début de carrière pour parvenir à une certaine notoriété et un certain confort matériel. Une fois ces deux aspects acquis, l'indépendance de l'artiste semble reprendre le dessus. Ainsi il refuse de recevoir la Légion d'Honneur et le fait savoir dans une lettre publique au ministre des BeauxArts. Il la refuse aussi bien en tant qu'homme opposé au régime (« En aucun temps, en aucun cas, pour aucune raison, je ne l'eusse acceptée. Bien moins le ferai-je aujourd'hui que les trahisons se multiplient de toutes parts et que la conscience humaine s'attriste de tant de palinodies intéressées. ») qu'en tant qu'artiste indépendant (« L'Etat est incompétent en 52 matière d'art. Quand il entreprend de récompenser, il usurpe sur le goût public. Son intervention est toute démoralisante, funeste à l'artiste qu'elle abuse sur sa propre valeur, funeste à l'art qu'elle enferme dans les convenances officielles et qu'elle condamne à la plus stérile médiocrité ; la sagesse pour lui serait de s'abstenir »). La posture ainsi de l'homme engagé et de l'artiste indépendant appelle une nuance. Si en grand provocateur, Courbet se présente comme un homme qui ne ferait jamais aucune concession sur ses convictions, dans la pratique on constate qu'il est prêt parfois à certains arrangements servant sa cause. La figure de l'artiste engagé doit donc être remise dans un contexte où la totale indépendance de l'artiste ne peut jamais tout à fait être au risque de demeurer à jamais dans la posture de l'artiste maudit. 53 CONCLUSION A la veille de la fin du Second Empire, Courbet a donc un engagement politique beaucoup plus affirmé qu'au début de l'année 1848. On voit que cet engagement s'est fait par étapes successives, de la fondation du réalisme avec Champfleury et la quête de la vérité à l'engagement politique où le peintre est intégré au groupe des penseurs socialistes et défend un idéal démocratique et égalitaire. Ces évolutions se sont accompagnées de changements d'amitié qui peuvent paraître sous certains aspects de l'opportunisme. Le peintre a besoin de la plume de Champfleury pour théoriser et défendre le réalisme, de l'argent de Bruyas pour prendre son indépendance des contingences économiques pour finalement se lier d'amitié avec Castagnary avec lequel il se tourne encore plus nettement vers le socialisme. Cette évolution est rendue possible par le contexte intellectuel dans lequel vit le peintre. Le XIXème siècle en effet est le siècle où l'héritage des Lumières se répand dans la société. Ainsi la conception de l'art comme l'expression d'une individualité est extrêmement ancrée dans la pensée de Courbet. Celui-ci en déduit d'ailleurs que l'artiste doit être indépendant de toute influence qui viendrait perturber l'authenticité de cette expression. On voit donc qu'au cours de sa vie, le peintre n'a eu de cesse de rejeter le pouvoir et les canons académiques pour tracer sa voie hors des sentiers battus. Néanmoins, la nécessité économique et le désir de reconnaissance l'ont parfois entrainé à mettre de côté ces principes pour obtenir du pouvoir de l'aide. Toutefois, le XIXème siècle voit se développer les galeries privées dont Bruyas est un représentant et qui permet donc aux artistes de trouver un soutien financier hors des institutions traditionnelles du monde de la culture. L'influence de Proudhon dans cet engagement politique est évidente. Le philosophe voit dans la peinture de Courbet un art nouveau destiné au perfectionnement moral de la société. Le peintre n'est cependant que l'embryon de ce que devraient être les artistes dans la mesure où il est un peintre socialiste qui s'ignore. Mais pour autant nous ne pouvons pas dire que la peinture de Courbet soit de l'art engagé ou en tout cas de l'art socialiste puisque le peintre n'a pas cherché en premier lieu à donner un message quelconque à ses œuvres. A l'art social de Courbet vient se greffer le discours socialiste de Proudhon. En conséquence de quoi, si, du fait de ses prises de position, on peut dire que Courbet est socialiste, on ne peut pour autant pas en conclure que sa peinture est socialiste. 54 L'engagement de Courbet s'est donc fait à la fois au contact des différentes personnes qu'il a fréquentées et par réaction aux événements qui se sont déroulés. Les journées de Juin 1848 et la répression qui s'est abattue sur les républicains en 1849 ont éveillé son intérêt, les cercles parisiens socialistes ont renforcé ses idées, le coup d'Etat de 1851 l'a conforté dans un rôle d'opposant, Proudhon a théorisé son engagement. Cette dynamique de l'engagement, rendue possible à la fois par son contexte historique et par les milieux fréquentés par Courbet, voit ainsi son aboutissement en 1870 lorsque celuici est élu à la Commune et préside la commission artistique préposée à la conservation des musées nationaux et des objets d'art.. Une destinée inattendue pour quelqu'un qui vingt ans plus tôt « ne trouv[ait] rien de plus creux que [la politique]65 » ! 65 Lettre à ses parents de mars 1848 55 BIBLIOGRAPHIE 1. Ouvrage de recherches artistiques. GOMBRICH Ernst, Histoire de l’art, Phaidon, Paris, 2003, 688 p. 2. Ouvrages sur Courbet COURBET Gustave, Lettre au ministre des beaux-arts, L’Echoppe, Paris, 2007, 20 p. COURBET Gustave, Peut-on enseigner l’art ?, L’Echoppe, Paris, 1986. COURBET Gustave, Correspondance, texte établi et présenté par Petra Ten-Doesschate Chu, Flammarion, Paris, 1996, 635 p. Collectif, Gustave Courbet, Catalogue de l’exposition aux galeries nationales du Grand Palais à Paris du 13 octobre 2007 au 28 janvier 2008, Mame, Tours, 2007, 477 p. SCHLESSER Thomas, Le journal de Courbet, Hazan, Collection Bibliothèque des Arts, Paris, 2007, 391 p. 3. Ouvrage de Proudhon PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe de l’art et de sa destination sociale, Les Presses du réel, Dijon, 2002, 335 p. 4. Autres ouvrages BAECQUE Antoine (de), MELONIO Françoise, Lumières et liberté, « Les dix-huitième et dix-neuvième siècles », Histoire culturelle de la France, tome 3, Collection Points, Le Seuil, Paris, 2005, 496 p. BERSTEIN Serge, MILZA Pierre, Histoire du XIXe siècle, Collection Initial, Hatier, Paris, 1996, 538 p. CARON François, La France des patriotes, « de 1851 à 1918 », Fayard, Paris, 1985, 734 p. CLARK T.J, Une image du peuple, « Gustave Courbet et la révolution de 1848 », Les Presses du réel, Villeurbanne, 2007, 333 p. GUERIN Daniel, Ni Dieu ni Maître, « Anthologie de l’anarchisme, tome 1 », La 56 Découverte/Poche n°70, Paris, 2008, 412 p. ORY Pascal (Sous la direction de), Nouvelle histoire des idées politiques, Collection Pluriel, Hachette, Paris, 2002, 832 p. TOUCHARD Jean, Histoire des idées politiques, « Tome 2, Du XVIIIe siècle à nos jours », Puf, Paris, 2007, 488 p. TULARD Jean, Les révolutions, « de 1789 à 1851 », Fayard, Paris, 1985, 568 p. 57 TABLE DES MATIÈRES Introduction p.1 Partie 1 : Contextualisation p.3 Chapitre 1 : Un environnement idéologique qui permet p.3 l'émergence de la figure de l'artiste engagé. Section 1 : L'évolution dans l'histoire des idées politiques p. 3 Section 2 : L'impact sur la culture et la conception de l'artiste p.5 Section 3 : Courbet, un exemple de cette évolution p.6 Chapitre 2 : Le socialisme romantique. p.9 Section 1 : Les principaux penseurs socialistes avant Marx p.9 Section 2 : Le rôle de la pensée socialiste dans la société française entre 1848 et 1870 p.11 Chapitre 3 : La Seconde République et le Second Empire. p.14 Section 1 : La fin des illusions d'une République sociale : la tentative de la Seconde République p.14 Section 2 : L'inéluctable progression des idées libérales : le Second Empire p.15 Section 3 : L'évolution de la société pendant cette période alimente le débat de la question sociale p.16 Partie 2: La dynamique de l'engagement chez Courbet. Chapitre 1. La révolution de 1848 : un événement politique servant de base commune à la réflexion des deux hommes p.20 p.20 Section 1 : Un éveil de la conscience politique pour Courbet p.21 Section 2 : Une désillusion pour Proudhon p.23 Chapitre 2 : Les rencontres de Courbet : l'idée socialiste progresse. p.25 Section 1 : Champfleury: la fondation du réalisme p.25 Section 2 : Alfred Bruyas : la recherche de la vérité p.30 58 Section 3 : Jules-Antoine Castagnary : vers une pensée socialiste plus affirmée Chapitre 3 : Proudhon : l'avènement d'un art socialiste ? p.34 p.42 Section 1 : La relation à Proudhon : un maitre à penser ? p.42 Section 2 : Des perspectives théoriques proches du socialisme p.46 Section 3 : Des arrangements opportunistes avec le pouvoir p.51 Conclusion p.53 Bibliographie p.56 Table des matières p.58 59 Certaines idées politiques ont-elles pu influencer quelque œuvre d’art ? Cet essai tente de montrer comment le lien entre Pierre-Joseph Proudhon et Gustave Courbet a pu, pour une part, répondre positivement à cette question. Nous avons délibérément choisi, concernant ce dernier, d’étudier la période allant de 1848 à 1870, certainement la période où le peintre a mûri son engagement dans le socialisme. Ainsi, de son vivant, la peinture de Courbet a toujours suscité des polémiques, créant autant d’admirateurs que de détracteurs. Courbet ne semble pas avoir fait parti d’un cercle particulier. Son tempérament indépendant et provocateur l’a amené à nouer des relations avec des critiques d’art influent ; mais celles-ci ont souvent avorté. Il est certain que la seule vraie relation qui ait duré fut celle avec Proudhon. Consécutivement, la volonté du peintre de reproduire la réalité de la vie sociale et en particulier des couches les plus défavorisés reprenait-elle vraiment les idées défendues par les socialistes sous le Second Empire ? Sous bien des aspects, Courbet a le souci de cette vérité. Néanmoins, certaines interrogations subsistent quant à ce qu’il conviendrait d’appeler, peut-être, un opportunisme. Mots clés : Courbet, Proudhon, 1848, Second Empire, Socialisme, Réalisme, Classes sociales, Révolte, Louis Napoléon Bonaparte, Champfleury, Bruyas, Castagnary…. 60