partage litteraire-sophonisbe - Musée des Beaux Arts de Lyon

Transcription

partage litteraire-sophonisbe - Musée des Beaux Arts de Lyon
Les partages littéraires
Jeudi 29 mars 2012 à 12h15
PARTAGE LITTÉRAIRE AUTOUR
D’UNE FEMME FORTE DE L’ANTIQUITE
SOPHONISBE
Mattia Preti ; La mort de Sophonisbe ; Vers 1660-1670 ;
huile sur toile ; H. 202 ; L. 178 cm ; MBAL
1
Le personnage de Sophonisbe eut une immense fortune de la Renaissance au XVIIIe
siècle.
L’extrait choisi de la thèse de Charles Ricci (page 7) relate l’histoire de son succès et
de son oubli.
Tite-Live (page 3), historien du Ier siècle, est le premier à rapporter le destin tragique
de cette reine patriote et amoureuse. C’est à cette source que de nombreux artistes
puiseront leur inspiration pour réinventer Sophonisbe. Elle apparaît ainsi tour à tour
passionnée, romanesque, ou animée par un sens politique aigu dans les trois extraits
d’œuvres du XVIIe siècle. Les versions peintes du même drame par Mantegna,
Rembrandt (page 7), Pittoni (page 3) ou Preti (page 1) sont autant de visions
différentes.
2
Tite-Live Histoire Romaine
Livre XXX : Les événements des années 203 à 201
Chapitres 12 à 15
« [30,12] Capture de Syphax. Masinissa rencontre Sophonisbe
(1) Syphax courut alors sur les escadrons ennemis, dans l'espoir que la honte ou son propre danger
arrêterait la fuite; mais son cheval fut grièvement blessé et le jeta à terre. On entoura le roi, on se
rendit maître de sa personne et (2) on le conduisit vivant à Laelius: spectacle plus doux pour
Masinissa que pour tout autre.
(3) Cirta était la capitale des états de Syphax: ce fut là que se réunirent un grand nombre de ses
soldats. (4) Dans ce combat, le carnage ne répondit pas à la victoire, parce que la cavalerie seule avait
donné; (5) il n'y eut pas plus de cinq mille hommes tués; et l'on ne porte pas à la moitié de ce nombre
celui des prisonniers faits à l'attaque du camp, où les vaincus s'étaient jetés en foule, dans l'effroi que
causait la perte du roi.
(6) Masinissa déclara "qu'il n'y aurait en ce
moment rien de plus beau pour lui que de revoir en
vainqueur ses états héréditaires qu'il venait de
recouvrer après un si long exil; mais que la bonne
comme la mauvaise fortune ne permettait point de
perdre un seul instant. (7) Il pouvait, si Laelius lui
laissait prendre les devants avec sa cavalerie, et
Syphax chargé de fers, surprendre Cirta et
l'écraser dans son trouble et son désordre. Laelius
le suivrait avec son infanterie à petites journées."
Giovanni Battista Pittoni ; La mort de Sophonisbe ; XVIIIe
siècle ; huile sur toile ;
H. 165 ; L. 214 ; Moscou, musée Pouchkine
(8) Laelius y consentit; et Masinissa, ayant paru
sous les murs de Cirta, fit demander une entrevue
aux principaux habitants. Ils ignoraient le sort du
roi; aussi le récit de ce qui s'était passé, les menaces, la persuasion, tout fut sans effet, jusqu'au
moment où on amena devant eux le roi chargé de chaînes. (9) À cet affreux spectacle, des pleurs
coulèrent de tous les yeux, et, tandis que les uns désertaient la place dans leur frayeur, les autres,
avec cet empressement unanime de gens qui cherchent à fléchir leur vainqueur, se hâtèrent d'ouvrir
les portes.
(10) Masinissa envoya des détachements aux portes et sur les points importants des remparts, pour
fermer toute issue à ceux qui voudraient fuir, et courut au galop de son cheval s'emparer du palais.
(11) Comme il entrait sous le vestibule, il rencontra sur le seuil même Sophonisbe, femme de Syphax
et fille du Carthaginois Hasdrubal. Quand elle aperçut au milieu de l'escorte Masinissa, qu'il était
3
facile de reconnaître, soit à son armure, soit à l'ensemble de son extérieur, présumant avec raison
que c'était le roi, elle se jeta à ses genoux: (12) "Nous sommes, lui dit-elle, entièrement à votre
discrétion; les Dieux, votre valeur et votre heureuse fortune en ont ainsi décidé. Mais s'il est permis à
une captive d'élever une voix suppliante devant celui qui peut lui donner la vie ou la mort, s'il lui est
permis d'embrasser ses genoux et de toucher sa main victorieuse, (13) je vous prie et vous conjure au
nom de cette majesté royale qui naguère nous entourait aussi, au nom de ce titre de Numide que vous
partagez avec Syphax, au nom des dieux de ce palais, (14) dont je souhaite que la protection ne vous
manque pas en y entrant comme elle a manqué à Syphax lorsqu'il s'en est éloigné; accordez à mes
supplications la grâce de décider vous-même du sort de votre captive, selon les inspirations de votre
âme, et de m'épargner les superbes et cruels dédains d'un maître romain.
(15) Quand je ne serais que la femme de Syphax, c'en serait assez pour que j'aimasse mieux
m'abandonner à la discrétion d'un Numide, d'un prince africain comme moi, qu'à celle d'un étranger
et d'un inconnu. Mais que ne doit pas craindre d'un Romain une femme carthaginoise, la fille
d'Hasdrubal? (16) Vous le savez. Si vous n'avez pas en votre pouvoir d'autre moyen que la mort pour
me soustraire à la dépendance des Romains, tuez-moi, je vous en supplie et vous en conjure."
(17) Sophonisbe était d'une rare beauté; elle avait tout l'éclat de la jeunesse. Elle baisait la main du
roi, et en lui demandant sa parole qu'il ne la livrerait pas à un Romain, son langage ressemblait plus à
des caresses qu'à des prières. (18) Aussi l'âme du prince se laissa-t-elle aller à un autre sentiment
que la compassion: avec cet emportement de la passion naturel aux Numides, le vainqueur s'éprit
d'amour pour sa captive, lui donna sa main comme gage de la promesse qu'elle réclamait de lui, et
entra dans le palais.
(19) Resté seul avec lui-même, il s'occupa des moyens de tenir sa parole, et, ne sachant décider, il
n'écouta que son amour et prit une résolution aussi téméraire qu'imprudente. (20) Il ordonna sur-lechamp de faire les préparatifs de son mariage pour le jour même, afin de ne laisser ni à Laelius ni à
Scipion le droit de traiter comme captive une princesse qui serait l'épouse de Masinissa. (21) Le
mariage était accompli lorsque Laelius arriva. Loin de lui dissimuler son mécontentement, Laelius
voulut d'abord arracher Sophonisbe du lit nuptial, pour l'envoyer à Scipion avec Syphax, et les autres
prisonniers; (22) puis il se laissa fléchir par les prières de Masinissa, qui le conjurait de ne pas décider
quel serait celui des deux rois dont Sophonisbe suivrait la fortune, et d'en faire Scipion arbitre. II fit
donc partir Syphax et les prisonniers, et, secondé par Masinissa, il reprit les autres villes de Numidie
occupées encore par les garnisons de Syphax.
[30,13] Syphax est amené au camp romain
(1) À la nouvelle qu'on amenait Syphax au camp, les soldats sortirent tous en foule, comme s'ils
allaient assister à une pompe triomphale. (2) C'était lui qui marchait en tête, chargé de fers; il était
suivi de la troupe des nobles numides. Alors ce fut à qui grandirait le plus la puissance de Syphax et la
renommée de son peuple, pour relever l'importance de la victoire: (3) "C'était là le roi dont la majesté
avait paru si imposante aux deux peuples les plus puissants du monde, aux Romains et aux
Carthaginois, (4) que le général romain, Scipion, avait quitté sa province d'Espagne et son armée, pour
aller solliciter son amitié, et s'était transporté en Afrique avec deux quinquérèmes, (5) tandis
qu'Hasdrubal, général des Carthaginois, ne s'était pas contenté d'aller le trouver dans ses états, et lui
avait donné sa fille en mariage: il avait eu à la fois en son pouvoir les deux généraux, celui de Carthage
et celui de Rome. (6) Si les deux partis avaient, en immolant des victimes, cherché à obtenir la
protection des dieux immortels, tous deux avaient également cherché à obtenir l'amitié de Syphax. (7)
Telle avait été sa puissance que Masinissa, chassé de son royaume, s'était vu réduit à semer le bruit
de sa mort et à se cacher pour sauver ses jours, vivant, comme les bêtes, dans les profondeurs des
bois, du fruit de ses rapines."
(8) Ce fut au milieu de ces pompeux éloges de la foule que le roi fut amené au prétoire devant Scipion.
Ce ne fut pas non plus sans émotion que Scipion compara la fortune, naguère brillante, de ce prince à
sa fortune présente, et qu'il se rappela son hospitalité, la foi qu'ils s'étaient donnée, l'alliance
4
publique et privée qui les avait unis. (9) Les mêmes souvenirs donnèrent du courage à Syphax pour
adresser la parole à son vainqueur. Scipion lui demandait "quels motifs l'avaient déterminé à
repousser l'alliance de Rome et même à lui déclarer la guerre sans avoir été provoqué."
(10) Syphax avouait qu'il avait fait une faute et commis un acte de démence, mais que ce n'avait pas
été en prenant les armes contre Rome: c'était là le terme et non le début de sa folie. (11) Son
égarement, son oubli de toutes les lois de l'hospitalité, de tous les traités d'alliance, avaient
commencé le jour où il avait introduit dans son palais une femme de Carthage. (12) Le flambeau de
cet hymen avait embrasé sa cour; c'était là cette furie, ce démon fatal, dont les charmes avaient
séduit son coeur et perverti sa raison; cette femme n'avait eu de repos que lorsqu'elle avait mis ellemême entre les mains de son époux des armes criminelles pour attaquer un hôte et un ami. (13) Dans
sa détresse, dans cet abîme de malheurs où il était plongé, il avait au moins la consolation de voir son
plus cruel ennemi introduire au sein de sa demeure et de ses pénates ce même démon, cette même
furie. (14) Masinissa ne serait pas plus sage ni plus fidèle que Syphax; sa jeunesse le rendait même
plus imprudent. II y avait, à coup sûr, plus d'irréflexion et de folie dans la manière dont il avait épousé
Sophonisbe."
[30,14] Scène de dépit amoureux
(1) Ce discours où perçait non seulement la haine d'un ennemi, mais la jalousie d'un amant qui voit sa
maîtresse au pouvoir de son rival, fit une grande impression sur l'esprit de Scipion. (2) Ce qui donnait
du poids aux accusations de Syphax, c'était ce mariage conclu à la hâte et pour ainsi dire au milieu des
combats, sans qu'on eût consulté ni attendu Laelius; cet empressement précipité d'un homme qui, le
jour même où il avait vu son ennemie entre ses mains, s'unissait à elle par les noeuds de l'hymen et
célébrait les fêtes nuptiales devant les pénates d'un rival.(3) Cette conduite paraissait d'autant plus
coupable à Scipion, que lui-même, jeune encore, en Espagne, s'était montré insensible aux charmes
de toutes ses captives.
Ces pensées l'occupaient, lorsque Laelius et Masinissa arrivèrent en sa présence. Après les avoir
reçus tous deux pareillement avec les mêmes démonstrations d'amitié et les avoir comblés d'éloges
en plein prétoire, (4) il tira Masinissa à l'écart et lui dit:
"C'est sans doute parce que vous m'avez reconnu quelques qualités, Masinissa, que vous êtes venu
d'abord en Espagne rechercher mon amitié, et que vous avez ensuite, en Afrique, confié et votre
personne et toutes vos espérances à ma loyauté. (5) Eh ! bien, de toutes les vertus qui vous ont fait
attacher du prix à mon amitié, la continence et la retenue sont celles dont je m'honore le plus. (6) Ce
sont aussi celles que je voudrais vous voir ajouter à toutes vos autres excellentes qualités, Masinissa.
Non, croyez-moi, non, nous n'avons pas tant à redouter à notre âge un ennemi armé que les voluptés
qui nous assiégent de toutes parts. (7) Quand on sait mettre un frein à ses passions et les dompter par
sa tempérance, on se fait plus d'honneur, on remporte une plus belle victoire que celle qui nous a
livré la personne de Syphax. (8) L'activité et la valeur que vous avez déployées loin de mes regards, je
les ai citées, je me les rappelle avec plaisir; quant à vos autres actions, je les livre à vos réflexions
particulières et je vous épargne une explication qui vous ferait rougir. Syphax a été vaincu et fait
prisonnier sous les auspices du peuple romain. (9) Ainsi sa personne, sa femme, ses états, ses places,
leur population, enfin tout ce qui était à Syphax, est devenu la proie du peuple romain. (10) Le roi et sa
femme, ne fût-elle pas Carthaginoise et fille du général que nous voyons à la tête des ennemis,
devraient être envoyés à Rome pour que le sénat et le peuple décidassent et prononçassent sur le sort
d'une femme qui passe pour avoir détaché un roi de notre alliance et l'avoir poussé à la guerre tête
baissée.
(11) Faites taire votre passion; n'allez pas souiller tant de vertus par un seul vice, ni perdre le mérite
de tant de services par une faute plus grave encore que le motif qui vous l'a fait commettre."
5
[30,15] La mort de Sophonisbe
(1) Masinissa, en écoutant ce discours, sentait la rougeur lui monter au front, et même les larmes
s'échapper de ses yeux: "il se mettait, dit-il, à la discrétion du général; il le priait d'avoir égard, autant
que le permettait la circonstance, à l'engagement téméraire qu'il avait contracté, lui, Masinissa, (2) en
promettant à la captive de ne la livrer à qui que ce fût;" et, sortant du prétoire, il se retira tout confus
dans sa tente. (3) Là, sans témoin, il poussa pendant quelque temps des soupirs et des gémissements
qu'il était facile d'entendre en dehors de sa tente; (4) enfin un dernier sanglot lui échappant et comme
un cri de douleur, il appela son esclave affidé, chargé de la garde du poison que les rois barbares ont
l'usage de se réserver en cas de malheur, et lui ordonna d'en préparer une coupe, de la porter à
Sophonisbe (5) et de lui dire: "que Masinissa aurait voulu remplir ses premiers engagements, comme
une femme a droit de l'attendre d'un époux. Mais dépouillé par une autorité supérieure du droit de
disposer de son sort, il lui tenait sa seconde parole et lui épargnait le malheur de tomber vivante au
pouvoir des Romains. (6) Elle saurait en pensant au général son père, à sa patrie, aux deux rois qu'elle
avait épousés, prendre une noble résolution."
Sophonisbe écouta ce message et prit le poison des mains de l'esclave: (7) "J'accepte, dit-elle, ce
présent de noces; et je l'accepte avec reconnaissance, si c'est là tout ce que mon époux peut faire
pour sa femme. Dis-lui pourtant que la mort m'eût été plus douce, si le jour de mon hymen n'avait pas
été le jour de mes funérailles." (8) La fierté de ce langage ne fut pas démentie par la fermeté avec
laquelle elle prit la coupe fatale et la vida sans donner aucun signe d'effroi.
(9) Quand Scipion l'apprit, il craignit que le jeune et fier Masinissa, égaré par son désespoir, ne se
portât à quelque résolution violente; il le fit venir sur-le-champ et le consola; (10) mais en même
temps il lui reprocha avec douceur d'avoir réparé une imprudence par une autre imprudence et donné
à cette affaire un dénouement tragique que rien ne nécessitait.
(11) Le lendemain, pour distraire l'âme du prince des émotions qui la préoccupaient, il monta sur son
tribunal et fit convoquer l'assemblée. Là il donna pour la première fois à Masinissa le nom de roi, le
combla d'éloges, et lui fit présent d'une couronne et d'une coupe d'or, d'une chaise curule, d'un bâton
d'ivoire, d'une toge brodée et d'une tunique à palmes. (12) Pour rehausser l'éclat de ces dons, il
ajouta: "que les Romains n'avaient point d'honneur plus grand que le triomphe, ni les triomphateurs
d'ornements plus beaux que ceux dont Masinissa seul parmi tous les étrangers avait été jugé digne
par le peuple romain. (13) II paya ensuite un tribut d'éloges à Laelius et lui donna aussi une couronne
d'or; il récompensa enfin d'autres officiers, chacun selon son mérite. (14) Ces honneurs calmèrent
l'irritation du roi et firent naître dans son coeur l'espoir prochain de s'élever sur les ruines de Syphax
et de commander à toute la Numidie. »
http://bcs.fltr.ucl.ac.be/liv/xxx.html#30http://bcs.fltr.ucl.ac.be/liv/xxx.html#30-30
Traduction de la BCS (Bibliotheca Classica Selecta), site internet.
6
Charles Ricci
Sophonisbe dans la tragédie classique italienne et française
« La plupart de ces Sophonisbe, les françaises et les italiennes du moins, sont des tragédies
classiques. C'est que le sujet paraît répondre à l'idéal même de la tragédie classique. D'où
l'engouement de tant de poètes à son égard. D'abord le fait appartient à une époque assez reculée et
le lointain lui communique le charme inexplicable mais réel du passé. Il appartient aussi à l'histoire
de Rome ; ce seul nom suscite en nous tout un ordre de pensées et de sentiments au charme un peu
sauvage mais irrésistible. On peut s'attendre à un sujet pathétique, poignant, qui saisit aux entrailles.
On a affaire à d'illustres personnages 3 : Scipion, à lui seul, suffirait à remplir et à soutenir une pièce
par les souvenirs de force et de grandeur austère qu'il évoque. On peut en dire autant de Sophonisbe,
cette superbe figure de femme, si énergique, si héroïque, si glorieuse dans la mort. De grandes
passions et de grands intérêts sont en jeu. A
cela s'ajoute la séduction d'une catastrophe
déchirante, rapide comme l'éclair, violente
comme la foudre. La simplicité grandiose de
la fable présente tout le prestige des fables
anciennes. Enfin les règles dites d'Aristote
trouvaient à ce sujet une application facile.
Pour toutes ces raisons le sujet de
Sophonisbe était « à..priori » banni du
théâtre romantique. D'abord la matière trop
mince et les caractères trop simples, trop
nus, ne sauraient se prêter à la
représentation complexe de la vie qui était
dans le programme de l'école nouvelle. Les
sentiments et les passions sévères, mais un
peu uniformes et monotones dans leurs
développements, se seraient trouvés mal à
l'aise avec les expansions lyriques reçues
dans le drame romantique. Enfin la
Rembrandt ; Artémise ou Sophonisbe ; 1634 ; huile sur toile ; H.
143 ; L. 154,7 cm ; Madrid, musée du Prado
reconstruction historique du milieu n'eût
offert qu'un intérêt moyen et les larges
peintures hautes en couleur, les grands
tableaux d’histoire, souvent réduits à d'étranges bariolages, figuraient parmi les aspirations des
novateurs. C'est dans l'histoire moderne, contemporaine parfois, mais surtout dans les vieilles
chroniques moyenâgeuses qu'ils devaient puiser leurs sujets. Ils y trouveraient des intrigues plus
fortes et des passions romanesques, plus de mouvement, de vie, d'intérêt mystérieux et puissant. Le
Romantisme d'ailleurs a été une réaction non seulement contre les règles dites classiques, mais
encore contre les sujets traditionnels, tirés surtout des histoires romaine et grecque. Nouvelle raison
pour expliquer la défaveur de Sophonisbe auprès de l'école romantique
………
Sans doute, après et malgré le Romantisme, il s'est écrit encore des tragédies classiques et le sujet
qui nous occupe a bien pu être repris. Mais le silence fait sur ces nouvelles Sophonisbe probables
nous garantit leur médiocrité et pour cela même laisse intactes nos conclusions.
7
D'ailleurs toutes les Sophonisbe que nous avons étudiées sont des pièces faibles. Et pourtant, parmi
leurs auteurs, à coté de médiocres et même d'obscurs, il en est de glorieux et d'immortels : Corneille,
Voltaire, Alfieri. Mais aucune Sophonisbe n'a fait date, aucune ne se distingue par des mérites
intrinsèques et universellement reconnus. Elles fixent l'attention plutôt par leur nombre que par leur
valeur individuelle. »
Charles Ricci, Sophonisbe dans la tragédie classique italienne et française. Torino, G.-B. PARAVIA e
C., 1904, p 3-5.
http://archive.org/details/sophonisbedansla00riccuoft
8
Jean Mairet
Sophonisbe, 1634
« ACTE V SCÈNE 5
CALIODORE
Que je suis malheureux de servir d'instrument
À la fureur du Sort !
SOPHONISBE
Avancez hardiment ;
Montrez-moi ce papier, donnez-moi ce breuvage
Par où j'éviterai la honte du servage.
LETTRE DE MASSINISSE À SOPHONISBE
« Puisqu'il faut obéir à la nécessité,
Recevez de ma part cette coupe funeste ;
De tant de biens que j'eus, c'est le seul qui me reste
Et le dernier témoin de ma fidélité. »
Ô Dieux ! que ce présent m'apporterait de joie,
Si je pouvais baiser la main qui me l'envoie !
Dites, Caliodore, et ne me trompez point,
Avez-vous observé ce qui vous fut enjoint ?
Andrea Mantegna ;
Une femme buvant ; 1495-1506 ;
tempera sur bois ; H. 71,2 ; L.
19,8 cm ; Londres, National
Gallery
CALIODORE
Madame, en le voyant vous avoueriez vous-même
Qu'ainsi que son amour sa douleur est extrême ;
La couleur du trépas, dont son visage est peint,
Montre de quel ennui son esprit est atteint.
Mon ami, m'a-t-il dit, va-t-en dire à Madame
Que Rome ne veut pas qu'elle vive ma femme,
Et que c'est sa vertu, qu'on ne saurait souffrir,
Qui fournit le poison que tu lui vas offrir.
Il porte dans le coeur une mort si soudaine
Que presque en un instant il achève sa peine.
Après en m'embrassant et me parlant tout bas,
Afin que les Romains ne l'entendissent pas,
Jure-lui, m'a-t-il dit, que la main de la Parque
M'eût poussé premier le premier dans la fatale barque,
N'était qu'après ma mort nos communs ennemis
perdraient le souvenir de ce qu'ils m'ont promis.
Quelle s'assure donc qu'un trépas digne d'elle
Lui prouvera dans peu que je lui suis fidèle.
Avec ces derniers mots il s'est évanoui.
9
CORISBÉ
Ô de parfaite amour témoignage inouï !
PHÉNICE
Ô barbares Romains ! ô Ciel impitoyable !
Jean Mairet, La Sophonisbe, Acte V
SOPHONISBE
Enfin voici l'effet de mon songe effroyable ;
Vous voyez maintenant que ce n'est pas à tort
Que je prenais pour moi tous ces signes de mort.
Mais il m'est aussi doux de mourir que de vivre,
Puisque mon Massinisse a juré de me suivre.
Montre donc, cher époux, ta constance et ta foi,
Et ne diffère pas un instant après moi.
Oui, pour trop te chérir je te suis inhumaine
Tant j'ai peur que peut-être une dame romaine,
Par l'ordre des Romains, mes tyrans et les tiens,
Ne prenne auprès de toi la place que j'y tiens.
Corisbé, je vous prie, et vous aussi Phénice,
De me faire plaisir avant que je finisse ;
Me l'accorderez-vous ?
CORISBÉ
Hé ! Madame, parlez,
Commandez seulement.
SOPHONISBE
Puisque vous le voulez,
Je vous commande donc, comme votre maîtresse,
De contenir si bien la douleur qui vous presse
Que vos pleurs ni vos cris ne déshonorent pas
La gloire qui doit suivre un si noble trépas.
N'est-ce point à mes jours une gloire assez grande
Que, tout obscurs qu'ils sont, Rome les appréhende ?
Nos vainqueurs sont vaincus, si nous leur témoignons
Qu'ils nous craignent bien plus que nous ne les craignons.
Sus donc, ne perdons plus en discours infertiles
Le temps qu'il faut donner aux effets plus utiles.
Délivrons les Romains de la peur et du mal
Que leur pourrait causer la fille d'Asdrubal.
Elle avale le poison.
PHÉNICE
Ô Dieux ! c'est maintenant que nous sommes perdues !
SOPHONISBE
Certes si les Romains vous avaient entendues,
Ils auraient bien raison de penser à ce coup
Que les maux qu'ils nous font nous affligent beaucoup.
Non, non témoignons-leur que s'ils n'ont rien de pire,
Nous n'avons pas sujet à craindre leur Empire,
Et leur ôtons par là le plaisir et l'orgueil
Qui les transporteraient, s'ils savaient notre deuil.
Mais la Parque dans peu me fermera la bouche ;
10
Mes filles aidez-moi, portez-moi sur ma couche,
Et que je meure au moins dessus le même lit
Où mon funeste hymen hier soir s'accomplit. »
http://www.theatreclassique.fr/pages/programmes/edition.php?t=../documents/MAIRET_SOPHONISBE.xml
11
Madeleine de Scudéry
Les Femmes Illustres ou les Harangues Héroïques, 1642
,
Sophonisbe à Massinisse.
Cinquième harangue.
« Lélius en me regardant, a sans doute jugé que j'étais assez bien faite pour honorer le triomphe de
Scipion, et pour suivre son char. J'ai vu dans ses yeux l'image qu'il portait en l'âme, et le dessein
qu'il avait dans le cœur: mais il n'a peut-être pas découvert celui que j'ai dans le mien. Il ne sait
pas que le désir de la liberté est de beaucoup plus puissant en moi que celui de la vie, et que pour
conserver la première, je suis capable de perdre l'autre avec joie.
Aussitôt que j'eus ouvert les yeux à la lumière, la
première chose que j'appris fut qu'il y avait un peuple,
qui sans aucun droit que celui que le fort impose au
faible, voulait se rendre maître de tous les autres; et
tant que mon enfance dura, je n'entendis parler que
des triomphes des Romains, des rois qu'ils avaient
enchaînés, des illustres captifs qu'ils avaient faits, de
la misère de ces malheureux et de toutes les choses
qui se font en ces funestes spectacles où l'orgueil des
Romains fait consister le plus noble fruit de leurs
victoires. Ces images s'imprimèrent si avant dans ma
fantaisie que rien ne les en a jamais pu chasser.
Depuis cela, devenant plus raisonnable avec l'âge, j'ai
encore eu plus d'aversion pour cette Aigle Romaine qui
ne vit que des rapines qu'elle fait, et qui ne vole sur la
tête des rois que pour leur enlever leurs couronnes.
On me dira peut-être que les Romains donnent autant
de royaumes qu'ils en usurpent, et qu'ils font autant
de rois qu'ils en attachent à leur char; mais mon cher
Massinisse, si vous voulez bien considérer les choses,
vous trouverez qu'ils ne donnent des sceptres que pour
Giovanni Francesco Barbieri dit le Guerchin ;
avoir de plus illustres esclaves, et que s'ils mettent
Sophonisbe nue mourant ; 1630 ; huile sur toile ; H.
des couronnes sur la tête de leurs vassaux, ce n'est que
97 ; L. 79 ; Rome, collection privée
pour avoir le plaisir de les voir mettre à leurs pieds,
lorsque par leurs ordres ils vont leur en rendre
hommage. La vanité est l'âme de cette nation: c'est la
seule chose qui la fait agir. Ce n'est que pour cela
qu'elle fait des conquêtes, qu'elle usurpe des royaumes, qu'elle désole toute la terre, et que non
contente d'être maîtresse absolue de cette grande partie de l'univers qui est de son continent, elle
passe les mers pour venir troubler notre repos. Car si le seul désir d'agrandir ses limites, et
d'accroître ses richesses, la portait à faire la guerre, elle se contenterait de renverser des trônes, et
de faire mourir ceux qui les possédaient légitimement; mais comme le seul orgueil la fait agir, il
faut qu'un simple bourgeois de Rome, pour sa gloire, et pour le divertissement du peuple, traîne des
rois enchaînés après son char de triomphe. O Dieux! est-il possible qu'il se trouve des vainqueurs
assez inhumains pour cela! Et est-il possible qu'il se trouve des rois vaincus assez lâches pour
endurer une si cruelle chose? »
http://www.gelahn.asso.fr/docs81.html
12
Pierre Corneille
Sophonisbe, Tragédie
Représentée à l'Hôtel de Bourgogne en janvier 1663
« ACTE IV, SCENE V.
SOPHONISBE
Malarz Antoni Gruszecki, Sophonisbe, 1793
Le trouble de vos sens, dont vous n’êtes plus
maître,
Vous a fait oublier, seigneur, à me connaître
Quoi ? J’irais mendier jusqu’au camp des Romains
La pitié de leur chef qui aurait en ses mains ?
J’irais déshonorer, par un honteux hommage,
Le trône où j’ai pris place, et le sang de Carthage ;
Et l’on verrait gémir la fille d’Asdrubal
Aux pieds de l’ennemi pour eux le plus fatal ?
Je ne sais si mes yeux auraient là tant de force,
Qu’en sa faveur sur l’heure il pressât un divorce ;
Mais je ne me vois pas en état d’obéir,
S’il osait jusque-là cesser de me haïr.
La vieille antipathie entre Rome et Carthage
N’est pas prête à finir par un tel assemblage.
Ne vous préparez point à rien sacrifier
A l’honneur qu’il aurait de vous justifier.
Pour effet de vos feux et de votre parole,
Je ne veux qu’éviter l’aspect du Capitole ;
Que ce soit par l’hymen ou par d’autres moyens,
Que je vive avec vous ou chez nos citoyens,
La chose m’est égale, et je vous tiendrai quitte,
Qu’on nous sépare ou non, pourvu que je l’évite.
Mon amour voudrait plus ; mais je règne sur lui,
Et n’ai changé d’époux que pour prendre un appui.
Vous m’avez demandé la faveur de ce titre
Pour soustraire mon sort à son injuste arbitre ;
Et puisqu’à m’affranchir il faut que j’aide un roi,
C’est là tout le secours que vous aurez de moi.
Ajoutez-y des pleurs, mêlez-y des bassesses,
Mais laissez-moi, de grâce, ignorer vos faiblesses ;
Et si vous souhaitez que l’effet m’en soit doux,
Ne me donnez point lieu d’en rougir après vous.
Je ne vous cèle point que je serais ravie
13
D’unir à vos destins les restes de ma vie ;
Mais si Rome en vous-même ose braver les rois,
S’il faut d’autres secours, laissez-les à mon choix :
J’en trouverai, seigneur, et j’en sais qui peut-être
N’auront à redouter ni maîtresse ni maître ;
Mais mon amour préfère à cette sûreté
Le bien de vous devoir toute ma liberté.
ACTE V, SCENE II.
MEZETULLE
Avec sa lettre,
Voilà ce qu’en vos mains j’ai charge de remettre.
SOPHONISBE
Il ne m’est pas permis de vivre votre époux ;
Mais enfin je vous tiens parole,
Et vous éviterez l’aspect du Capitole,
Si vous êtes digne de vous.
Ce poison que je vous envoie
En est la seule et triste voie ;
Et c’est tout ce que peut un déplorable roi
Pour dégager sa foi.
Voilà de son amour une preuve assez ample ;
Mais s’il m’aimait encore, il me devait l’exemple :
Plus esclave en son camp que je ne suis ici,
Il devait de son sort prendre même souci.
Quel présent nuptial d’un époux à sa femme !
Qu’au jour d’un hyménée il lui marque de flamme !
Reportez, Mézétulle, à votre illustre roi
Un secours dont lui-même a plus besoin que moi :
Il ne manquera pas d’en faire un digne usage,
Dès qu’il aura des yeux à voir son esclavage.
Si tous les rois d’Afrique en sont toujours pourvus
Pour dérober leur gloire aux malheurs imprévus,
Comme eux et comme lui j’en dois être munie ;
Et quand il me plaira de sortir de la vie,
De montrer qu’une femme a plus de cœur que lui,
On ne me verra point emprunter rien d’autrui.
ACTE V, SCENE IV.
SOPHONISBE
Je ne demande point ces éclaircissements,
Et m’en rapporte aux dieux qui savent toutes choses.
Quand l’effet est certain, il n’importe des causes :
Que ce soit mon malheur, que ce soient nos tyrans,
Que ce soit vous, ou lui, je l’ai pris, je le rends.
Il est vrai que l’état où j’ai su vous le prendre
N’est pas du tout le même où je vais vous le rendre :
Je vous l’ai pris vaillant, généreux, plein d’honneur,
Et je vous le rends lâche, ingrat, empoisonneur ;
Je l’ai pris magnanime, et vous le rends perfide ;
Je vous le rends sans coeur, et l’ai pris intrépide ;
14
Je l’ai pris le plus grand des princes africains,
Et le rends, pour tout dire, esclave des Romains.
ERYXE
Qui me le rend ainsi n’a pas beaucoup d’envie
Que j’attache à l’aimer le bonheur de ma vie.
SOPHONISBE
Ce n’est pas là, madame, où je prends intérêt.
Acceptez, refusez, aimez-le tel qu’il est,
Dédaignez son mérite, estimez sa faiblesse ;
De tout votre destin vous êtes la maîtresse :
Je la serai du mien, et j’ai cru vous devoir
Ce mot d’avis sincère avant que d’y pourvoir.
S’il part d’un sentiment qui flatte mal les vôtres,
Lélius, que je vois, vous en peut donner d’autres ;
Souffrez que je l’évite, et que dans mon malheur
Je m’ose de sa vue épargner la douleur.
ACTE V, SCENE VII.
LEPIDE
Ma présence n’a fait que hâter son trépas.
A peine elle m’a vu, que d’un regard farouche,
Portant je ne sais quoi de sa main à sa bouche :
"Parlez, m’a-t-elle dit, je suis en sûreté,
Et recevrai votre ordre avec tranquillité. "
Surpris d’un tel discours, je l’ai pourtant flattée :
J’ai dit qu’en grande reine elle serait traitée,
Que Scipion et vous en prendriez souci ;
Et j’en voyais déjà son regard adouci,
Quand d’un souris amer me coupant la parole :
"Qu’aisément, reprend-elle, une âme se console !
Je sens vers cet espoir tout mon coeur s’échapper ;
Mais il est hors d’état de se laisser tromper,
Et d’un poison ami le secourable office
Vient de fermer la porte à tout votre artifice.
Dites à Scipion qu’il peut dès ce moment
Chercher à son triomphe un plus rare ornement.
Pour voir de deux grands rois la lâcheté punie,
J’ai dû livrer leur femme à cette ignominie :
C’est ce que méritait leur amour conjugal ;
Mais j’en ai dû sauver la fille d’Asdrubal.
Leur bassesse aujourd’hui de tous deux me dégage ;
Et n’étant plus qu’à moi, je meurs toute à Carthage,
Digne sang d’un tel père, et digne de régner,
Si la rigueur du sort eût voulu m’épargner !"
A ces mots, la sueur lui montant au visage,
Les sanglots de sa voix saisissent le passage ;
Une morte pâleur s’empare de son front ;
Son orgueil s’applaudit d’un remède si prompt :
De sa haine aux abois la fierté se redouble ;
Elle meurt à mes yeux, mais elle meurt sans trouble,
Et soutient en mourant la pompe d’un courroux
Qui semble moins mourir que triompher de nous.
15
ERYXE
Le dirai-je, seigneur ? Je la plains et l’admire :
Une telle fierté méritait un empire ;
Et aurais en sa place eu même aversion
De me voir attachée au char de Scipion.
La fortune jalouse et l’amour infidèle
Ne lui laissaient ici que son grand coeur pour elle :
Il a pris le dessus de toutes leurs rigueurs,
Et son dernier soupir fait honte à ses vainqueurs.
LELIUS
Je dirai plus, madame, en dépit de sa haine,
Une telle fierté devait naître romaine. »
http://www.gelahn.asso.fr/docs84.html
16