l`ensemble du dossier
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enquête magazine « Le progrès ? C’est nous ! » 97 % des Français ont aujourd’hui un sentiment négatif sur l’avenir de leur pays ou sur le sort de leurs concitoyens1. C’est plus que les Espagnols (94 %) ou les Italiens (91 %). Par ailleurs, ils seraient 70 % à ne plus avoir confiance en les hommes politiques2. Dans ce contexte morose, pourtant, nombre d’entre eux ont décidé de rester optimistes, en prenant eux-mêmes les choses en main pour contribuer à la richesse et au progrès de la France. C’est ce qu’a voulu démontrer Dominique Reynié (PES 83), directeur général de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), en partenariat avec l’Association des Sciences-Po, en organisant les 24 heures « Le progrès, c’est nous », le 16 novembre, à la Maison de la Mutualité de Paris. Un pari audacieux sur le fond (comment remonter le moral des Français dans un climat si négatif ?), mais aussi sur la forme : 24 heures non-stop, 170 intervenants, 17 thèmes ! Dans notre dossier consacré à cette journée exceptionnelle, vous trouverez l’analyse de Dominique Reynié (p.42), un reportage (p.43) et deux portraits d’anciens élèves de Sciences Po (p.46), invités parmi les 170 conférenciers, pour leur remarquable parcours d’entrepreneur. 40 41 1 Selon une enquête Ipsos réalisée au printemps 2013. 2 Selon une enquête d’opinion réalisée par l’institut LH2 pour Le Nouvel Observateur, avril 2013. alumni sciences po. magazine n janvier 2014 janvier 2014 n alumni sciences po. magazine magazine enquête « Bien des problèmes que nous échouons à résoudre disparaîtront lorsque l’État fera confiance aux Français. » La France est une société émergente ! I maginer, avec la Fondation pour l’innovation politique, une rencontre de 24 heures non-stop sur le thème du progrès n’avait pas pour but d’accomplir une première, même s’il est toujours instructif de conduire une expérience. Différemment, il s’agissait de mettre en scène – au sens propre – la puissance créatrice de notre société civile, car si nous devons une part déterminante de notre progrès matériel et humain aux innombrables efforts, à l’intense activité et à l’ingéniosité de nos concitoyens, la reconnaissance publique de cette contribution demeure défaillante. En France, on peine à penser que l’État ne soit pas à l’origine de tout progrès. Une telle vision est d’autant plus fâcheuse que l’État, saisi par une profonde crise d’incapacité, ne peut éviter de reconnaître les limites de sa puissance et de procéder à une révision radicale des conditions de son utilité. Il faudra bien en appeler à la société civile, à sa vitalité, à ses ressources et capacités qui sont considérables. N’y voyons pas une mauvaise nouvelle supplémentaire, mais une heureuse perspective ! C’est pour dire cela que, pendant 24 heures, nous avons fait inscrire au fronton de la Mutualité : « Le progrès, c’est nous ! », c’est-à-dire nous tous. Ces 24 heures non-stop nous permettaient aussi d’illustrer l’inscription de nos vies dans une histoire universelle. La vérité est que nous devenons de plus en plus planétaires. Le choix des 24 heures fut donc une manière de vivre une journée dans un monde commun, fini, uni par son destin, parcouru de réseaux électriques, tramé d’innom- alumni sciences po. magazine n janvier 2014 brables messages auxquels il doit désormais de ne plus connaître ni la nuit ni le sommeil. L’événement voulait affirmer le volontarisme de la société, la confiance entre ses membres ; il en appelait au corps social lui-même et non seulement à ses représentants élus ; à une philosophie de la liberté et de la responsabilité. Conséquemment, il préconise l’engagement dans la coproduction collective de l’ordre social dont dépendent nos existences et sans laquelle il n’y aura pas de véritable progrès humain. Cela ne va pas de soi, puisque le centralisme étatiste est notre idéologie dominante, qu’elle suscite et entretient une défiance publique envers la société civile. On comprend mal et on n’admet guère que l’intérêt général puisse résulter de l’activité autonome « S’il y a des pays émergents, il y a aussi désormais des sociétés émergentes. » et spontanée d’individus, d’associations, d’entreprises et, a fortiori, d’entreprises mondiales. Depuis un point de vue aussi rigide et péremptoire, comment accepter que les technologies numériques aient changé plus profondément la France en dix ans que toutes les politiques réformistes qui ont épuisé nos gouvernements et nos finances publiques depuis 30 ans ? On lit souvent que les Français ne font pas confiance à leurs responsables politiques mais, symétriquement, les citoyens sont persuadés que ces responsables ne leur font pas confiance non plus. Que faire aujourd’hui, lorsque la défiance de l’État vis-à-vis de la société civile se combine avec l’attrition des ressources publiques ? Bien des problèmes que nous échouons à résoudre s’atténueront voire disparaîtront lorsque l’État décidera de faire confiance aux Français et de les © fondapol 42 Bilan de 24 heures intenses Dominique Reynié, lors des 24 heures « Le Progrès, c’est nous », à la Maison de la Mutualité de Paris, le 16 novembre 2013. © fondapol Par Dominique Reynié (PES 83) Professeur des universités à Sciences Po et directeur général de la Fondation pour l’innovation politique enquête magazine laisser faire. C’est pourquoi, pour ma part, ces 24 heures furent une joie. Arrivé sur scène le vendredi un peu avant minuit, j’en suis reparti le dimanche un peu après la même heure, impressionné par le sentiment d’avoir vécu une journée dans un pays à la population prospère, solidaire et rayonnante, à l’aise dans la globalisation, soucieuse d’environnement, douée pour le profit, innovante, ingénieuse, appliquée, pugnace, libre et responsable, respectueuse, où les femmes et les jeunes accèdent aux commandes, où l’on a cessé de demander aux Français issus de l’immigration d’où ils viennent pour ne s’intéresser qu’à leurs talents et à leur volonté de réussir. Oui, ce fut une belle journée où le sommeil ne fut pas nécessaire puisque c’est dans l’éveil et l’attention que nous éprouvions la quiétude qui est la meilleure forme du repos. S’il y a des pays émergents, il y a aussi désormais des sociétés émergentes. La France est une société émergente ; c’est d’elle que viendront les puissances du renouveau que nous cherchons depuis longtemps et vainement dans un alourdissement de notre dette publique et de notre laborieuse machinerie administrative et fiscale. Nos politiques doivent non seulement le comprendre mais aussi l’admettre. Pour tenter d’engager un débat avec eux, parallèlement, nous avons tenu à recueillir leur point de vue sur le progrès, en interrogeant MM. Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, au titre du Parti socialiste, François Bayrou, au titre du Modem, Jean-François Copé, pour l’UMP, Pierre Laurent, pour le PCF, Hervé Morin, pour le Nouveau Centre et François de Rugy pour Europe Écologie les Verts. Chacun peut les retrouver ainsi que les quelque 140 vidéos enregistrées au cours de ces 24 heures et désormais disponibles sur le site de la Fondation pour l’innovation politique : www.fondapol.org. « Marseillaise » arabo-andalouse avec Mohammed Farsi, Drissi Alae et Youssef Moujahid. D u vendredi 15 novembre, à minuit, au samedi 16 novembre, à minuit, sur la scène de la Mutualité, plus de 170 orateurs ont participé à plus de 130 interventions : des femmes, des hommes, des jeunes et des moins jeunes, venus de Paris et de la province, des rues chics du VIIe arrondissement comme des quartiers populaires de Mantesla-Jolie, de Villemomble ou d’ailleurs, diplômés ou pas, salariés, chefs d’entreprise, responsables associatifs, étudiants, artistes, chercheurs, médecins, astrophysiciens ou philosophes du web… Une foule de créateurs, producteurs de richesses matérielles ou immatérielles. Une foule engagée, convaincue, inventive, ambitieuse, généreuse. En dix minutes, sous l’autorité d’un chronomètre dont le respect était publiquement vérifié, chacun est venu présenter une compétence, un art, une entreprise, une association, une innovation, etc. Tous ont été exemplaires. Pas un n’a manqué à son engagement d’être là ; pas un n’est arrivé en retard, œuvrant à la tenue de cet édifice si fragile qu’un glissement d’une minute par intervenant exposait à excéder de plusieurs heures la fin prévue. La nuit, le jour, puis la nuit encore virent s’écouler une kyrielle réjouissante d’orateurs toujours captivants, souvent passionnants, tous capables d’inspirer le public puissamment. Quelques exemples ne suffiront pas à donner une idée de la diversité et de la richesse des vies et des propos : Scarlett Reliquet et Laurent Thomas, fondateurs de Loisirs Pluriel, qui favorisent l’accès aux loisirs des jeunes handicapés ; Baki Youssoufou, créateur de plates-formes en ligne, occupé à déployer le potentiel démocratique du numérique ; Barbara Crépeau, Marlène Da Silva et Caroline Ales, qui militent pour l’ouverture aux femmes des formations et des carrières d’ingénieurs ; Leïla Ghandi, qui, à sa manière, photographie, filme et raconte les aventures de l’humanité saisie par la globalisation ; Djenaba Diao et 43 janvier 2014 n alumni sciences po. magazine magazine enquête enquête magazine La France vue par des étudiants étrangers de Sciences Po À 18 h 21 précises, six étudiants internationaux, actuellement en année d’échange à Sciences Po, sont venus partager, avec humour et beaucoup de lucidité, leur vision de la France. Morceaux choisis. « Une étude montre que les Français seraient plus pessimistes que les Afghans quant à leur avenir ! Je le ressens en France au quotidien. La série “Bref” joue beaucoup là-dessus. Pareil, avec le livre Indignez-vous !, de Stéphane Hessel. Mais de ce mécontentement permanent, ressort une folle énergie : les Français veulent donner leur avis, exporter leurs valeurs. » Pierre-Adrien Hanania, 21 ans, Français mais vit depuis son enfance en Allemagne. 44 alumni sciences po. magazine n janvier 2014 La nuit, le jour, puis la nuit encore virent s’écouler une kyrielle réjouissante d’orateurs toujours captivants, souvent passionnants. (flat tax), pour réduire la fiscalité qui pèse sur les entreprises ; la verve d’Alain Minc, qui vient de publier Vive l’Allemagne ! (éd. Grasset), et a parlé de son projet de voir la France et l’Allemagne devenir « copilotes », de la construction d’une vraie puissance politique européenne « par un nouveau traité de l’Élysée ». N’oublions pas non plus les interventions de Serge Soudoplatoff, sur la culture internet ; Idriss Aberkane montrant l’irrésistible croissance de l’économie de la connaissance ; Henri Verdier et la révolution de l’open data ; Cédric Mayer, inventeur du WiFi par la lumière avec sa société Oledcomm ; Ismahane et Wadia Chaftar, engagées dans un parcours entrepreneurial exemplaire, dont la présentation s’est accompagnée d’une critique politique et sociale remarquable ; Ranzika Faid et sa « Mobil douch », sillonnant les rues de Paris afin d’offrir la dignité par l’hygiène aux SDF et aux mal-logés ; Nathalie Chaput déployant son savoir et son énergie pour mettre au point, avec son équipe, un vaccin contre certaines formes de cancer ; ces regards chaleureux mais critiques portés sur la France par Sophie Pedder, chef de bureau de The Economist à Paris ; Michael Storper, collègue de Dominique Reynié ; il faudrait encore citer ce moment où Mohammed Farsi, Drissi Alae et Youssef Moujahid, tous trois coiffés d’un tarbouche et portant djellaba, ont tenu à nous offrir une superbe « Marseillaise » arabo-andalouse. 45 « Les Français ont un rapport très spécifique à la nourriture. Elle rythme leur vie, leurs rapports sociaux ! Les Français peuvent paraître distants et froids au premier abord. Dans le fond, ils ont beaucoup de chaleur. Enfin, c’est un peuple très fier de son pays. Mais cette fierté ne doit pas se transformer en orgueil et en arrogance. » Karol Bucki, 24 ans, Polonais. « La première chose que j’ai vue à Paris, c’est la bureaucratie : pour avoir un appartement, il faut avoir un compte bancaire ; mais pour avoir un compte bancaire, il faut avoir un appartement ! J’ai aussi beaucoup de mal à comprendre l’humour et l’ironie des Français. Mais j’aime leur goût pour la culture, les musées… » Christina Mysko, 20 ans, Britannique d’origine ukrainienne. « La France, c’est une société écrite, une société du contrat. Quand on donne la liberté aux Français, ils préfèrent aller vers le centre, le consensus, ce qui est considéré normal. Par exemple, dans la rue, les gens sont tous habillés pareil. Il y a un “code social” à respecter. » Miyu Endo, 21 ans, Japonaise. © fondapol suspendue entre la France et l’Afrique ; Caroline Perrineau, qui a présenté depuis Shanghaï, à 3 h 42, son travail avec des entreprises chinoises cherchant à concilier développement économique et protection de l’écosystème ; les progrès dans la lutte contre le diabète réalisés par Defymed, la start-up de Séverine Sigrist ; le radiateur numérique Qarnot Computing, de Paul Benoit, capable de récupérer la chaleur de ses processeurs ; la « ville nue », présentée par Sarah Lavaux ou la « ville comestible », de Frédérique Alacoque ; le « Modul’air », nouveau mode de transport collectif urbain, selon Valérie David ; les nouvelles formes de financement et le crownfunding, expliqués par les fondateurs de Kisskissbankbank… Il faudrait citer encore le manifeste politique nocturne de Alexandre Jardin (EF 86), vers 5 h 30 ; le talent de Clara Quilicchini et Victoria Sebastian, âgées de 15 et 16 ans, actrices en devenir, arrivées sur scène en pyjama, à 4 h 58 ; l’engagement européen de Laurence Parisot, l’humour des acteurs Oumar Diaw (Tellement proches) et Sabrina Ouazani (meilleur espoir féminin dans L’Esquive), venus jouer un extrait de leur pièce de théâtre, Amour sur place ou à emporter, mettant en scène le quotidien d’un couple que tout oppose, en jouant sur les clichés autour des Noirs et des arabes ; la détermination de Charles Beigbeder, venu prôner l’instauration d’un impôt proportionnel mais à taux unique © fondapol Fatoumata Sidibe, créatrices d’une entreprise En haut, de gauche à droite : Alain Minc (SP 71), Laurence Parisot (PES 81), Alexandre Jardin (EF 86), Sophie Pedder. En bas, de gauche à droite : Jérôme Adam (CRH 98), Charles Beigbeder, Sabrina Ouazani et Oumar Diaw, Clara Quilichini et Victoria Sebastian. « Les Français sont très fiers de leur pays et de leur nation. C’est un pays rempli de traditions. Le fait que tout soit fermé après 21 h et le dimanche, pour moi, c’est un autre monde. Il y a une place importante de la famille. J’aime que les Français soient si actifs avec leur grèves, leurs manifs ! Ce que j’aime moins, c’est leur esprit un peu fermé quant à ce qui se différencie de leurs habitudes. » Chloé Houdre, Américaine. « Le Mont-Saint-Michel, les châteaux de la Loire, Paris… la France a une richesse culturelle et historique incroyable. Mais je suis venue deux fois en France, en 2005 et 2013. Entre les deux, peu de choses ont bougé ! Chômage, immigrés, identités politiques : il y a toujours les même problèmes ! » Marie-Aline McLean Dreyfus, 24 ans, Australienne. janvier 2014 n alumni sciences po. magazine magazine enquête enquête magazine Les audacieuses ambitions de deux Sciences-Po entrepreneurs Laurent Alexandre (SP 89) Le docteur Faust du XXIe siècle L’un cherche à démontrer que le handicap peut être une source d’innovation pour toute la société. L’autre à explorer notre ADN pour faire reculer la mort. Portraits atypiques de deux alumi entrepreneurs. Jérôme Adam (CRH 98) Le handicap, source d’innovation pour tous 46 Faites l’humour, pas la guerre ! », c’est le thème retenu par Jérôme Adam (CRH 98) pour intervenir à la journée « Le progrès, c’est nous ». Avant de le rencontrer pour l’interviewer, j’étais un peu embarrassée. Si je lui envoie un mail, pourra-t-il le lire ? Dois-je utiliser le mot « aveugle » devant lui ? Heureusement, auparavant, j’ai consulté le site de son entreprise, jencroispasmesyeux.com. L’idée ? Une “web série” avec des vidéos1 de quelques minutes, autour des rapports entre personnes “valides” et personnes handicapées : « Qui ne s’est jamais senti ridicule en ne sachant comment réagir face à une personne handicapée ?, lit-on sur la page d’accueil. Vous savez, ces pseudos “gaffes”, du genre, Oh ! mon dieu, j’ai dit “ça saute aux yeux” à un aveugle. » Dans le texte accompagnant l’une des vidéos, plus d’ambiguïté : « Le verbe voir et le mot aveugle ne sont pas des gros mots. Il est fortement recommandé de les utiliser simplement. » Au fil des épisodes de la saison 1, on apprend ainsi comment les aveugles peuvent téléphoner, aller au cinéma, etc. Surtout, les quatre saisons nous aident à mieux communiquer quelles que soient nos différences, sans se limiter au handicap. Jérôme Adam est un entrepreneur. Pas « un aveugle entrepreneur », comme ont titré certains journaux. À la limite, un entrepreneur aveugle. Mais sûrement pas au sens figuré. Jérôme Adam voit grand. C’est à Sciences Po, dont il sort diplômé en 1998, que germe le concept de sa première entreprise, Visual Friendly. « J’effectuais un stage aux laboratoires Vichy et je devais trouver un moyen de faciliter l’accès aux cosmétiques pour les non-voyants. J’ai eu l’idée de mettre en place un serveur vocal pour aider à utiliser ces produits. Je ne voulais pas limiter le service aux aveugles, mais le rendre accessible à un public plus large : des personnes ayant des difficultés à lire les notices d’utilisation, ou souhaitant avoir des alumni sciences po. magazine n janvier 2014 C’est à Sciences Po, dont il sort diplômé en 1998, que germe le concept de sa première entreprise, Visual Friendly. conseils supplémentaires. À la fin de mon stage, j’étais convaincu que le handicap était une source d’innovation utile à tous. » Pour illustrer ce concept, le chef d’entreprise aime à citer cet exemple de la télécommande, inventée à l’origine pour les tétraplégiques, et devenue aujourd’hui indispensable à tout téléspectateur. Après Sciences Po, Jérôme Adam complète sa formation à l’Essec puis aux États-Unis, où il part six mois étudier à La Nouvelle Orléans. C’est là que son intuition se transforme en idée de création d’entreprise : il pense à un logiciel, « label vue », permettant d’adapter l’affichage des pages web selon les besoins (que l’on soit sénior, malvoyant, aveugle), puis, à son retour en France, crée la start-up Visual Friendly. Cinq ans plus tard, Visual Friendly est rachetée par une société de service informatique. Une start-up de perdue, dix de retrouvées. En novembre 2005, il monte Easylife conseil, « activité d’accompagnement des entreprises dans la mise en place de solutions simplifiant le quotidien ». Si son handicap a été une source de motivation, il tempère : « Même avant mon handicap [il a perdu la vue à l’âge de 15 ans suite à une tumeur au cerveau, NDLR], j’avais des caractéristiques d’entrepreneur, de leader : capitaine de mon équipe de foot, délégué au collège et lycée… », analyse-t-il. Sur son site, Jérôme Adam rend aussi hommage à son frère Cédric, décédé brutalement suite à un hématome au cerveau en 2008 : « Cédric avait malheureusement plongé dans la drogue. Il vivait mon handicap comme une tragédie. Il a eu aussi comme un complexe d’infériorité par rapport à mon passage dans de grandes écoles. J’ai découvert qu’au final, il y avait un grand amour entre lui et moi qui avait du mal à s’exprimer : il avait son propre handicap à gérer. » De ce rapport familial complexe, est né un nouveau projet dans la tête de cet entrepreneur insatiable : réaliser un film. Le scénario met en scène deux frères, l’un aveugle et l’autre toxicomane. « Chacun souhaite se sortir de la case où il se trouve, bon gré mal gré. » Jérôme Adam et Richard Schlesinger, scénariste américain avec lequel il a écrit une première version du scénario, sont à la recherche de financements et d’acteurs motivés. Rien n’arrêtera cet entrepreneur qui voit décidément très loin ! 1 Plus de 1,5 million de vidéos vues à ce jour. © fondapol Par Bénédicte Lutaud (M 11) La mort de la mort a commencé ! » Laurent Alexandre (SP 89) n’y va pas de main morte lors de son intervention à l’événement « Le progrès, c’est nous ». Sur l’estrade de la Maison de la Mutualité, le docteur débite un discours bien rodé. Laurent Alexandre croit à l’immortalité. Pas par superstition, encore moins par foi religieuse. « Pour moi, c’est une conviction, affirme le neurobiologiste. La seule question qui se pose, c’est quand. Que ce soit dans 50 ans ou 500 ans ne change pas grand-chose. » Pour appuyer son propos, il déroule, devant un auditoire intrigué, une série de diapositives sur l’espérance de vie. De 1750 à 2013, elle a triplé, passant de 25 ans à plus de 80 ans. « Nous avons déjà largement fait reculer la mort », constate-til. Pour Laurent Alexandre, la croissance de notre espérance de vie, de trois mois chaque année actuellement, ne va cesser de s’accélérer grâce aux NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives). Avant de devenir oracle de l’immortalité, Laurent Alexandre s’est surtout fait connaître comme fondateur du site Doctissimo.fr, en 2000. À l’époque des balbutiements d’internet, il avait déjà tout d’un prophète : « L’idée, c’était que le web allait devenir le premier des médias avec sa dimension communautaire. Le pari, c’était de tenir le temps que l’ADSL monte en puissance », explique-t-il. Pari réussi, puisqu’en 2008, Laurent Alexandre revend le site Doctissimo.fr à Lagardère pour 139 millions d’euros. C’est dès l’adolescence que ce fils d’un couple de dentistes imagine sa double casquette de médecin-entrepreneur : « Les gens qui montaient des sociétés me fascinaient », confesse-t-il à Libération1. Après des études de médecine à la Pitié-Salpêtrière, il se forme aux bases de l’entreprenariat lors d’un MBA à HEC. Mais le docteur Alexandre n’est pas qu’un adepte des sciences “dures”. Son talent d’orateur, il le doit à son passage par Sciences Po. Il n’y a qu’à écouter son verbe lors de sa présentation aux 24 heures « Le progrès, c’est nous », respectant à la seconde près la règle des dix minutes, imposée par Dominique Reynié à chaque intervenant. Dix minutes, c’est aussi le temps d’un exposé “standard” à Sciences Po. « Par curiosité », le jeune entrepreneur décide de passer aussi par la case ENA. Une expérience amère. En témoigne la critique acerbe qu’il fait de l’institution : « Je suis favorable à sa fermeture. C’est une mauvaise école. Elle ne s’inté- « Pour moi, [l’mmortalité] est une conviction. La seule question qui se pose, c’est quand. Que ce soit dans 50 ans ou 500 ans ne change pas grandchose. » resse pas à la technologie, mais qu’à la redistribution d’un modèle keynésien qui est mort depuis longtemps. L’ENA est l’une des causes du déclin français. » Heureusement, l’énarque a de meilleurs souvenirs sur les bancs de Boutmy : « J’y ai beaucoup plus appris. J’avais Christian Saint-Etienne en conférence de méthode d’économie, qui m’a beaucoup sensibilisé à l’économie de l’offre. » Que veut donc dire Laurent Alexandre quand il évoque la « mort de la mort » ? Les NBIC permettent en effet d’augmenter considérablement les données que les médecins auront à disposition pour nous soigner : « Dans dix ans, il y aura un million de fois plus de données dans notre dossier médical », explique-t-il. Parmi ces NBIC, le séquençage de l’ADN, dont s’occupe la société qu’il préside, DNA Vision, permettra de déterminer nos prédispositions à certaines maladies. Il est déjà possible de lire le génome de certaines tumeurs et de mettre au point des thérapies sur mesure. Dernier argument imparable du docteur : Google lui-même s’intéresse à la question ! La filiale de Google, 23andMe, propose en effet, moyennant finance, une analyse du code génétique de ses clients. Elle est dirigée par la femme de Sergei Brin, cofondateur de Google… qui a appris qu’il avait de fortes chances de développer la maladie de Parkinson, en faisant analyser son ADN par sa filiale ! 2 À Libération, qui lui demande comment il souhaiterait mourir, le docteur Alexandre répond, tel le docteur Faust de Goethe : « Jamais, si c’était technologiquement possible. » Et Laurent Alexandre espère trouver la réponse avant la fin de sa vie. S’il y a bien une chose qui est éternelle, c’est la quête de l’immortalité de l’homme. 1 Portrait du 21 mai 2013. 2 Pour en savoir plus, lire les ouvrages de Laurent Alexandre où toutes ces idées sont rassemblées : La Mort de la mort (J.C. Lattès), Google Démocratie – coécrit avec David Angevin – et Adrian Human 2.0. (Naïve). janvier 2014 n alumni sciences po. magazine 47