Lautréamont: autistic structure or splitting of body`s ego?

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Lautréamont: autistic structure or splitting of body`s ego?
L’évolution psychiatrique 72 (2007) 271–287
http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/
Littérature
Lautréamont :
structure autistique ou clivage du moi-corps ?
☆
Lautréamont:
autistic structure or splitting of body’s ego?
Eliane Allouch*
Psychanalyste, professeur de psychopathologie, Université Paris-XIII,
Membre titulaire de l’équipe « recherche des cliniques psychanalytique,
sociale et culturelle » EA 3413 de l’Université Paris-XIII, UFR LSHS, avenue Jean-Baptiste-Clément,
93430 Villetaneuse, France
10, rue Erard C371, 75012 Paris, France
Reçu le 16 novembre 2006 ; accepté le 26 mars 2007
Disponible sur internet le 08 juin 2007
Résumé
L’œuvre du Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror et Poésies I et II, est repérée avec celle
de Mallarmé comme l’avant-garde qui, à la fin du XIXe siècle, a révolutionné le langage poétique. Dans
leur ouvrage, La distinction de l’autisme, Robert et Rosine Lefort présentent cette œuvre comme relevant
d’une structure autistique, qu’ils définissent selon trois points : la destructivité, l’expulsion de l’Autre et
le double dans le réel. Intéressée par cette hypothèse et intriguée par l’étrangeté des Chants de Maldoror,
après une étude approfondie de nombreuses recherches qui ont porté sur l’œuvre et la vie d’Isidore
Ducasse, dit Comte de Lautréamont, l’auteur propose l’idée d’un rapprochement entre l’univers de la
structure autistique et celui engendré par un clivage du moi, notamment du moi corporel précoce. Dans
les Chants de Maldoror, la résurgence récurrente de la mort, du crime et de la mère morte, « celle qui
aime le plus et trahit tôt ou tard », constitue le pivot d’une telle proposition, qui fait lien entre la théorie
☆
Toute référence à cet article doit porter mention : Allouch E. Lautréamont : structure autistique ou clivage du
moi-corps ? Evol psychiatr 72;2.
* Auteur correspondant. (E. Allouch)
Adresse e-mail : [email protected] (E. Allouch).
0014-3855/$ - see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.evopsy.2007.04.002
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lacanienne de la structure autistique et la théorie freudienne du clivage du moi. Enfin l’écrit, de par sa
« matérialité abstraite », est présenté à l’instar de la centration sur la sensation comme possible suppléance à un positionnement autistique global ou partiel.
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Abstract
The works of the Count de Lautréamont, the Songs of Maldoror and Poésies I and II, is located with
that of Mallarmé like the avant-garde, which at the end of the XIXth century, revolutionized the poetic
language. In their book, The distinction of the autism, Robert and Rosine Lefort present this work like
concerning an autistic structure, defining it as based on three points: destructiveness, the expulsion of
the Other and double in reality. Interested by this assumption and intrigued by the strangeness of the
Songs of Maldoror, after a thorough study of many research which related to the works and the life of
Isidore Ducasse, said Count de Lautréamont, the author proposes the idea of bringing together the universe of the autistic structure and the one issued of the action of ego splitting, more precisely body ego
splitting in an archaic moment. In the Songs of Maldoror, the recurring resurgence of death, crime and of
the dead mother, “who loves most and betrays you soon or last”, constitutes the pivot of such a proposal
which establishes a link between the lacanian theory of the autistic structure and the freudian theory onewith splitting mechanism. Lastly, the writing, from its “abstract materiality” is presented like the centration on the sensation as possible substitution to a total or partial autistic positionning.
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Mots clés : Lautréamont ; Autisme ; Structure ; Clivage du moi-corps ; Écrit ; Substitution
Keywords: Lautréamont; Autism; Structure; Splitting of the body’s ego; Writing; Substitution
Le texte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror [1]1, qui résonne si fort avec ceux
d’écrits d’autistes, tels D. Williams [2], B. Sellin [3], T. Grandin [4] et de F. Zorn [5] entre
autres, témoignerait magistralement (si l’on peut soutenir, comme l’affirment Rosine et Robert
Lefort [6], que l’auteur présente une structure autistique), que l’autisme n’est pas antinomique
à la pensée, mais à la vie, plus précisément à la pulsion de vie au profit de la seule pulsion de
mort. Mais la problématique n’est peut-être pas aussi simple dans la mesure où la production
poétique d’avant-garde d’une époque donnée déconstruit le style de langage qui a cours, pour
en remanier en son fond l’idéologie sous-jacente et ouvrir sur des horizons politiques nouveaux. Il est vrai que l’horizon proposé par les Chants prête le flanc à un tel rapprochement
avec une production autistique étant donné qu’il repose sur une négativité destructrice absolue,
effectuée « volontairement » hors de tout affect humain pour soi ou pour l’autre (sauf à une
exception près dans le Chant premier : la compassion pour la prostituée) sur fond d’une jouissance sans âme, empreinte de rage et de désespoir. Est-ce là suffisant pour soutenir qu’Isidore
Ducasse, dit comte de Lautréamont, relève d’une structure autistique ? La proposition de
Rosine et Robert Lefort est séduisante autant qu’audacieuse, mais pousse à aller vérifier par
soi-même une telle hypothèse.
1
Ouvrage de référence dans cet article, pour la pagination. Textes établis, présentés et annotés par Pierre-Olivier
Waltzer pour cette édition.
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1. Lautréamont dans le monde de la littérature
Écrits à partir de 1868 et achevés en 1869, les Chants plus que les deux autres textes de
l’œuvre d’Isidore Ducasse, Poésies I et Poésies II éditées un an plus tard, ont fait l’objet, environ 50 ans après la mort de l’auteur en 1870 jusqu’à nos jours, de controverses extrêmes, les
unes enthousiastes, à commencer par celles de Valéry Larbaud, Léon-Paul Fargue, Max Jacob,
puis des surréalistes, les autres dédaigneuses pouvant aller jusqu’à rapporter l’œuvre à une production de potache. Encore en 1973, J.-M.-G. Le Clézio dénonçait dans sa préface aux Chants
de Maldoror [7] un usage de la littérature pour nier la littérature de par « les imperfections,
l’insécurité et la démesure du système verbal, le continuel trébuchement de la pensée » ([7],
p. 8). Cependant, dans son article de 1980 intitulé « Le rêve de Maldoror » [8], l’analyse de
Le Clézio ne laisse plus émerger de réticences, il s’engage au contraire à le situer dans
l’histoire de la littérature, notamment avec le surgissement au XIXe siècle du récit de rêve
dans le roman… et l’intérêt montant pour l’inconscient, venu subvertir la conception du sujet.
Gaston Bachelard, par contre, ainsi que d’autres comme Julia Kristeva, Maurice Blanchot,
mais aussi Le petit Robert, reconnaissent sans conteste aux Chants un statut poétique voire,
comme pour Mallarmé, le statut d’une pratique de l’excès révolutionnant, au moyen de l’écrit,
à la fois la position du sujet et l’horizon politique. Aussi bien, dans son ouvrage La révolution
du langage poétique. L’avant-garde à la fin du XIXe siècle : Lautréamont et Mallarmé, Julia
Kristeva précise à propos du texte de Lautréamont « qu’il n’est plus un langage (symbolique),
ou qu’il est autre chose qu’un langage. En utilisant le moyen de la communication ou « l’outil
symbolique », l’expérience textuelle y inscrit tout un continent translinguistique, sémiotique
ayant mis en jeu la position du langage, ce qui veut dire mis en cause l’unité du sujet au risque
de la psychose… » ([9], p. 582).
Pour G. Bachelard, Les Chants de Maldoror constituent « une poésie de l’excitation, de
l’impulsion musculaire non une poésie visuelle des formes et des couleurs » ([10], p. 14), ou
bien encore, « un cinéma accéléré auquel, exprès, on enlèverait les formes intermédiaires »
([10], p. 23). Ils auraient donc à voir avec ce que Freud désigne à propos du jeu de l’enfant
et de la danse comme des hallucinations motrices ([11], p. 201) et que Piera Aulagnier
nomme l’activité psychique originaire étayée sur le sensoriel [12] et auquel j’adjoins le gestuel
([13], p. 382). Les formes animales, qui prolifèrent dans les Chants et renvoient à notre primitivité, comme le remarque Bachelard, ne sont pas reproduites, mais produites ([10], p. 14),
présentifiées (darstellend et non vorstellend), dirait-on en termes psychanalytiques. Bachelard
signifie par-là que l’action, c’est-à-dire que la pensée en acte (ici, captée par l’écrit) prime sur
la pensée intellectuelle secondaire dans la mesure où il rappelle que « c’est par le dedans que
l’animalité est saisie, dans son geste atroce, irrectifiable, issue d’une volonté pure […]. Il s’agit
d’une poésie de la violence pure qui s’enchanterait des libertés totales de la volonté […]. Cette
violence pure n’est pas humaine (insiste-t-il) ; prendre des formes humaines serait la ralentir, la
retarder, la raisonner. Mettre à la base de la violence une idée, une vengeance, une haine, serait
perdre son ivresse immédiate, indiscutée, son CRI » ([10], p. 15). Mais, si pour Bachelard, il
émane de cette poésie de la violence pure, de l’agression « une sûreté musicale par sa tonalité
profonde » ([10], p. 15), il considère qu’« à la différence de Sade, de Casanova, les frontières
humaines sont franchies et (qu’) il y a prise de possession de psychismes nouveaux » ([10],
p. 16), celui de « l’enfer du psychisme » ([10], p. 48) représenté par la faune et la suranimalité.
S’il rapproche les chants de Maldoror du texte de La Métamorphose de Kafka pour son usage
quasi exclusif de la métamorphose (rendant compte d’un imaginaire musculaire) plutôt que de
la métaphore (moins primitive), il précise toutefois que, « chacun de ces textes se trouve aux
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pôles extrêmes de l’expérience des métamorphoses : les formes s’appauvrissent chez Kafka
parce que le vouloir-vivre s’épuise. Elles se multiplient chez Lautréamont parce que le
vouloir-vivre s’exalte : elles sont l’instant d’un vouloir-attaquer, la réalisation d’une fougue
métamorphosante. En effet, chez Lautréamont, la métamorphose est urgente et directe : elle se
réalise un peu plus vite qu’elle n’est pensée » ([10], p. 15–22). Il donne à entendre l’idée (idée
que je mets en correspondance avec le fonctionnement défensif autistique, mais aussi avec
toute la clinique de l’agir) que, dans les Chants de Maldoror, rien n’est passif, rien n’est
reçu, rien n’est attendu, rien n’est suivi. Aussi, soutient-il à juste titre que « Maldoror (le
héros et porte-parole de l’auteur) est au-dessus de la souffrance ; il donne la souffrance, il ne
la reçoit pas. Aucune souffrance ne peut durer dans une vie dépensée dans la discontinuité des
actes » ([10], p. 147). Pour Bachelard, Maldoror échappe ainsi à une sorte d’emprise mortifère
représentée en particulier par les étreintes « chastes et visqueuses » (notamment celle avec la
femelle requin) dans lesquelles ce dernier se retrouve à faire l’amour au fond de l’océan,
océan qui fait penser à une sorte de matrice, d’intérieur du corps de la mère où le bien et le
mal seraient confondus ([1], p. 122). Maldoror (ou un double ou bien encore l’auteur, on ne
sait jamais clairement qui est le sujet !) est lui-même d’ailleurs transformé en poulpe avec
huit pattes monstrueuses, dont chacune, lanière solide, aurait pu embrasser facilement la circonférence d’une planète, ou bien encore, en pourceau, jouissant de se retrouver au paroxysme
de l’avilissement, et de sa destruction en tant qu’humain : « Je rêvais que j’étais entré dans le
corps d’un pourceau, qu’il ne m’était pas facile d’en sortir, et que je vautrais mes poils dans
les marécages les plus fangeux. Était-ce comme une récompense ? Objet de mes vœux, je
n’appartenais plus à l’humanité ! », ([1], p. 175). Autres aspects qui peuvent le faire se comparer à un animal : comme l’autiste Birger Sellin, qui se compare aussi à un animal à propos de
ses crises clastiques, Maldoror est « celui qui ne sait pas pleurer (car, il a toujours refoulé la
souffrance en dedans) » ([1], p. 69) ni rire (comme B. Sellin ou Mars de Fritz Zorn) : « …
mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, c’est-à-dire que je ne riais pas » ([1], p. 48).
Mais autant, G. Bachelard insiste sur l’animalité et le caractère biologique, impulsif des
Chants, autant M. Blanchot loue la « raison » si étonnamment ferme avec laquelle ils sont écrits.
Aussi, intitule-t-il son texte « Lautréamont ou l’espérance d’une tête » […]. « De fait, une
furieuse lucidité vient éclairer la plus grande obscurité des abîmes du psychisme. Il s’agit, précise Blanchot, d’un travail géant d’un homme enfoui, qui, peu à peu, se lève, s’édifie et, à la fin,
paraît au jour. (…) Par cette œuvre, l’être absent qu’est Lautréamont s’est lentement et dans un
combat qui représente bien le dur travail de la naissance, dans cet écoulement de sang,
d’humeurs, dans cette collaboration de la patience et de la violence qu’est la naissance, Lautréamont, repoussant définitivement Isidore Ducasse, s’est donné le jour : maintenant, il existe, Lautréamont existe »2. Les termes de Maurice Blanchot sont forts (homme enfoui, travail géant, être
absent, naissance, patience, violence…). Ils rendent bien compte du dégagement hors de l’envasement biologique qu’Isidore Ducasse effectue pour ex-sister au jour. Est-ce, comme le dit
l’autiste Birger Sellin, pour exister comme « une personne-sans-moi qui est sortie de l’obscurité
du monde des autistes pour entrer en contact avec des terriens humains de votre genre. [car…]
Écrire est mon premier pas pour sortir de l’autre monde » ([3], p. 208).
Qu’en est-il vraiment de cette poésie de l’animalité la plus radicale, qui expulse et attaque
l’humain sans discontinuer, qui relève en quelque sorte d’une activité psychique originaire de
rejet ressaisie par un travail d’une logique digne de celle des « saintes mathématiques » ([1],
2
Blanchot M. Lautréamont ou l’espérance d’une tête. In : ([8], p. 58–59).
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p. 108)3 auxquelles Maldoror/Lautréamont rend un hommage aussi passionné4 qu’au Mal ? Si
l’activité fantasmatique est prolifique, elle ne se présente pas comme un discours psychotique
avec néologismes et conviction délirante, mais bien comme fiction littéraire, ce qui écarte
l’hypothèse de la psychose. Est-elle par contre l’œuvre d’un autiste ainsi que l’affirment
Rosine et Robert Lefort ? Poursuivons notre recherche.
2. Quelques repères bibliographiques5
Lautréamont est le nom d’emprunt d’Isidore Ducasse né le 4 avril 1846 à Montévidéo (Uruguay) en pleine guerre entre la confédération argentine du dictateur Rosas et la République
orientale de l’Uruguay, guerre qui dura de 1843 à 1851. Sa mère, Célestine, Jacquette Davezac, fille de cultivateur du Bigorre en Aquitaine, « d’une beauté troublante » (d’après Masquelez cité par Alvaro Guillot-Munoz, [14], p. 19) obtient un passeport pour Montévidéo en Uruguay à 20 ans, en 1841, où elle sera mal admise socialement pour son ex-statut de servante. Le
père d’Isidore, François Ducasse, fils aussi de cultivateur bigourdan comme sa future femme, a
fait des études primaires supérieures. À 30 ans, en 1839, il émigre à Montévidéo où il travaillera durant plusieurs années à la Chancellerie du Consulat de France en qualité de commis.
Grâce à la situation de guerre, il sera hissé au poste de « chancelier ». Il est décrit comme
« un homme sociable et d’une culture peu ordinaire », amateur de littérature et de belles femmes, ainsi qu’adepte du positivisme d’A. Comte. À peine est-il nommé chancelier en 1845,
Célestine est enceinte. Il l’épouse le 2 février 1846, (elle a 24 ans, lui 36) à sept mois de grossesse, ce qui fit scandale. Elle meurt 22 mois plus tard (par suicide selon la famille) alors
qu’Isidore n’a que 20 mois. Jusqu’à 13 ans, plus ou moins confié à un couple ami de son
père, Eugène et Eulalie Baudry, parrain et marraine d’Isidore, celui-ci grandira dans la tourmente montévidéenne qui débute en 1843 avec le siège de la ville par les Argentins, puis en
1856 par la paix boiteuse entre les belligérants, et en mars 1857, par la peste qui, entre autres,
immobilisa le « chancelier » durant deux mois. Durant ses cinq premières années, écrit Enrique
Pichon-Rivière cité par F. Caradec ([14], p. 47), il aurait entendu le récit de boucheries et
d’écartèlements dont les victimes étaient bien souvent des amis de son père. Combien de fois
aura-t-il entendu conter, poursuit ce dernier, le martyre subi par Mirquete et Etcheverry aux
mains des forces de Rosas6. Remarquons que le récit de ce martyre donne exactement le ton
3
« Ô mathématiques saintes, puissiez-vous par votre commerce perpétuel, consoler le reste de mes jours de la
méchanceté de l’homme et de l’injustice du grand-tout ». cf. [1] Chant deuxième, strophe 10, p. 108.
4
« Ô mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel,
filtrèrent dans mon cœur, comme une onde rafraîchissante. J’aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire à votre
source, plus ancienne que le soleil, et je continue encore de fouler le parvis sacré de votre temple solennel, moi, le
plus fidèle de vos initiés. Il y avait du vague dans mon esprit, un je-ne-sais-quoi épais comme de la fumée ; mais, je
sus franchir religieusement les degrés qui mènent à votre autel, et vous avez chassé ce voile obscur, comme le vent
chasse le damier. Vous avez mis, à la place, une froideur excessive, une prudence consommée et une logique
implacable. » cf. [1] Chant deuxième, strophe 10, p. 105. (C’est moi qui souligne).
5
D’après l’ouvrage de F. Caradec [14].
6
Dépouillés de leurs vêtements – dit un chroniqueur – ils reçurent un coup de lance et ensuite furent promenés à
travers champs où ils furent l’objet des plus grands outrages. Ensuite on leur attacha les pieds et les mains et on leur
ouvrit le ventre longitudinalement, on leur arracha les entrailles et le cœur et on les mutila de manière honteuse. On
leur enleva des lambeaux de peau des côtes pour en faire des sabots pour les chevaux et enfin on leur coupa la tête
et on les laissa exposés au milieu des champs. […] Et jointes à cela : la faim, la misère, les négociations, les
accusations… » ([14], p. 48).
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et le style des atrocités pratiquées à jet continu par Maldoror qui, entre autre chose, arrache le
cœur d’un enfant endormi, la chevelure d’un jeune adolescent… Toutefois, précise F. Caradec
([14], p. 49), grâce aux témoignages recueillis auprès de Montévidéens, on sait aussi par
Alvaro Guillot-Munoz, qu’Isidore pouvait jouer aux boules dans un terrain vague avec
d’autres enfants, qu’il parlait aussi bien l’espagnol que le français. Le témoignage du père
Plantet de quatre ans plus âgé qu’Isidore est le plus émouvant, souligne F. Caradec :
« C’était un garçon qui ne manquait de rien. Souvent il montrait son vrai caractère, par
moments un peu mélancolique, mais surtout gai et généreux (traits de caractère qui n’ont
rien d’autistique !). Parfois, il tombait dans la méditation. C’est là qu’il témoignait de sa
précocité de petit gars intelligent. D’ailleurs, il était grand pour son âge et d’un physique
agréable et sympathique. Un dimanche d’automne, nous nous promenions tous les deux à
cheval […]. Cet épisode devait se passer vers 1857 (Isidore a donc 11 ans) […]. On galopa
pendant une demi-heure sur une route poussiéreuse. À un moment donné, la puanteur
irrespirable d’une charogne nous frappa. Sous un datura, une vache couverte de grosses
mouches et d’urubus (apparentés aux vautours) pourrissait éventrée par les griffes d’un
félin. […] Isidore voulut voir de plus près la charogne. Il arrêta son cheval […]. Isidore
avait pris un air taciturne. Il scrutait l’horizon sans rien dire. Il me posa une question
bizarre : - ‘est-ce que les cadavres humains puent comme les charognes animales ?’
–‘ Sans me rendre compte du mal que je lui faisais, j’ai répondu : bien sûr !’ – ‘Alors,
maman… Elle aussi ?’ » ([14], p. 51–52) (difficile ici d’identifier Isidore, trop envahi par
l’affect, comme un autiste !).
F. Caradec prend soin aussi de préciser qu’Uruguayens et Argentins retrouvent dans les
Chants de Maldoror une faune familière et qu’enfant, Isidore s’y intéressait très
activement : les nuits d’été, il chassait les fulgores porte lanterne (mis en scène dans les
Chants) ; il observait à la loupe des aoûtats vivants… Mais, bien d’autres animaux plus
inquiétants de l’Amérique du sud sont mis en scène dans les Chants : les grues frileuses, les
chauves-souris liées aux récits de contes de vampires (Lautréamont est surnommé le
vampire dans le Chant Premier), l’araignée, le scorpion… À dix ans, quand la paix fut
signée, Isidore, selon G. et A. Guillot-Munoz, prisait fort les courses de taureaux, le dressage des chevaux, les combats de coqs, la chasse des râles d’eau, des hérons et des grands
échassiers…
Ainsi, l’existence d’Isidore en Uruguay, était particulièrement intense, violente et libre,
quoiqu’enrichie d’une éducation intellectuelle sous le contrôle d’un précepteur exigeant
et d’une ouverture sur la littérature grâce à son père, lequel avait une bibliothèque très
fournie.
En 1959, à 13 ans, Isidore est envoyé comme interne au lycée impérial de Tarbes, ville où
demeure encore un de ses oncles. Il rattrapera son retard scolaire avec brio et connaîtra son
ami Dazet « à la fière allure et à la chevelure blonde », futur communard à Paris dans les
années 1868–1870 (années de l’installation d’Isidore à Paris). Dazet est la figure privilégiée
de l’amour adolescent dans les Chants. En 1863, à 16 ans, avec une réputation de gamin
insupportable, il intégrera le lycée impérial de Pau où il sera très marqué par son jeune professeur de rhétorique Gustave Hinstin, spécialiste de l’École d’Athènes au ton professoral et
didactique. Celui-ci blessera profondément Isidore en le punissant durement après la lecture
d’une de ses compositions, déjà par trop négativiste sans doute. Aussi bien, Lautréamont fera
dire à son porte-parole Maldoror que « si quelqu’un a du génie, on le fait passer pour un
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idiot » (Chant I, p. 58)7. Dans Poésies I, pourtant dédicacées en premier lieu à son ami Dazet
et en dernier lieu à son professeur, Isidore Ducasse (il reprend pour Poésies I et II, fin 1869,
son appellation patronymique) critiquera l’enseignement de son maître, dont il gardera la nostalgie de ne pas en avoir été compris (relevons ici l’importance de l’opinion d’autrui pour Lautréamont, ce qui fait douter une fois de plus d’un fonctionnement psychique autistique le
concernant !).
Durant toutes ses années de pensionnat, si radicalement opposées à son mode de vie en
Uruguay, Isidore souffrira de la discipline abusive des surveillants si contraire à son mode de
vie uruguayen8. Le 25 mai 1867, Isidore, âgé de 21 ans, prend le bateau pour Montevideo.
Après huit ans d’absence, il va revoir son père pour le convaincre de financer les débuts de
sa carrière d’homme de lettres en France, car à cette époque, il n’est pas question de se faire
publier lorsqu’on est inconnu : « Une fois connu, ça ira tout seul », écrit-il en 1869.
Après trois à quatre mois passés à Montevideo, vers le début de l’automne 1867, Isidore
revient en France. Après un passage à Bazet et à Tarbes où se trouve encore son ami Dazet,
il s’installe dans un hôtel, 23, rue Notre-Dame-des-Victoires à Paris, hôtel à proximité des
Grands Boulevards, centre alors du tourisme de luxe et de la vie littéraire. Le « Chancelier »,
son père, lui verse une pension confortable par l’entremise du banquier Darasse auquel Isidore
s’adressera de manière assurée, voire hautaine, comme un jeune bourgeois. À l’encontre de
tous, F. Caradec soutient qu’Isidore n’était pas un solitaire : « Il est difficile dans le quartier
qu’il a choisi d’habiter, d’être un solitaire […] et la liste des dédicataires de Poésies, prouve
au contraire qu’il se fit, à Paris, des amis » ([14], p. 174). Certes, il écrit la nuit en rythmant
ses phrases en les chantant et en s’accompagnant au piano, ce qui lui laisse du temps la journée pour sortir et se tenir au courant de la vie littéraire et de tout ce qui se passe en ce temps
de la fin de l’Empire Napoléon III, qui précède la guerre de 1870–1871 contre la Prusse.
En arrivant à Paris, Isidore est lesté d’un encombrant bagage littéraire, qui l’amène dans les
Chants à faire du plagiat des nombreux auteurs qui l’ont marqué. Parmi ceux-ci, citons les plus
influents, dont Alfred de Musset, Byron, Goethe, Baudelaire, Michelet, Shakespeare…9. Avec
Poésies I et II, l’œuvre de Ducasse cesse d’être lyrique pour devenir critique et moralisatrice.
En une volte-face radicale, Ducasse dénonce la description des passions et le roman comme un
genre faux. Il prône dès lors la logique du jugement pour éduquer les jeunes dans le sens du
bien et, in fine, caractérise les chants du mal comme simple illusion et imitation. Dans Poésies,
7
Mais, il fera de nombreux emprunts à son professeur et Maldoror s’exprimera à plusieurs reprises avec un ton professoral et didactique, notamment au début du Chant VI, devant « les sincères amateurs de la littérature » : « En conséquence, mon opinion est que, maintenant la partie synthétique de mon œuvre est complète et suffisamment paraphrasée.
C’est par elle que vous avez apprise que je me suis proposé d’attaquer l’homme et Celui qui le créa. Pour le moment, et
pour plus tard, vous n’avez pas besoin d’en savoir davantage ! […] ce n’est que plus tard, lorsque quelques romans
auront paru, que vous comprendrez mieux la préface du renégat, à la figure fuligineuse » ([1], p. 220–221).
8
« Quand un élève interne dans un lycée, est gouverné, pendant des années, qui sont des siècles, du matin jusqu’au
soir et du soir jusqu’au lendemain, par un paria de la civilisation, qui a constamment les yeux sur lui, il sent les flots
tumultueux d’une haine vivace, monter, comme une épaisse fumée, à son cerveau, qui lui paraît près d’éclater. Depuis
le moment où on l’a jeté dans la prison, jusqu’à celui, qui s’approche, où il sortira, une fièvre intense lui jaunit la
face, rapproche ses sourcils, et lui creuse les yeux. La nuit, il réfléchit, parce qu’il ne veut pas dormir. Le jour, sa
pensée s’élance au-dessus des murailles de la demeure de l’abrutissement, jusqu’au moment où il s’échappe, ou
qu’on le rejette comme un pestiféré, de ce cloître éternel » ([1], Chant I, p. 71–72).
9
Il précise sa démarche par rapport à tous ces auteurs dans une lettre au libraire belge Verboeckhoven associé de
l’éditeur français Lacroix, qui renonce à publier en France des textes aussi follement « libres » que sont les Chants
(Lacroix a déjà des problèmes avec la police impériale à propos d’une affaire dénoncée par le jeune Zola). Les Chants
ne seront pas publiés du vivant d’Isidore Ducasse.
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il se met aussi à serrer de près l’actualité : l’affaire Troppmann, l’assassinat de Victor Noir et
les derniers livres parus. F. Caradec commente non sans pertinence un tel revirement avec
reprise de son nom comme le signe « qu’il a surmonté ses fantasmes d’enfance, ses souvenirs
conscients ou non » ([14], p. 316).
Le 19 juillet 1870, Napoléon III déclare la guerre contre la Prusse. Le siège de Paris affame
la population qui, pour se nourrir, fait la chasse aux rats, aux chats et aux chiens. Le nombre
de morts se multiplie. La pension versée par le père d’Isidore ne lui parvient plus. C’est dans
ce contexte de guerre et de famine, qu’Isidore Ducasse âgé de 24 ans meurt le 24 novembre
1870 à huit heures du matin à son domicile, 7, rue du Faubourg Montmartre, « emporté en
deux jours par une fièvre maligne » précise son concierge Dupuis au successeur du banquier
Darasse. Sa mort n’a donc rien de mystérieux ou de lié au suicide comme certains se sont
plus à le croire. Il n’est pas question non plus de continuer à dire qu’on ne sait pas grandchose sur son histoire, laquelle est pétrie de violences intimes et historiques. D’après Les
Chants, la mort de sa mère, entre autres, alors qu’il atteignait 20 mois semble avoir eu, après
la puberté (notamment à partir de son radical changement de mode de vie à 13 ans, véritable
rupture relationnelle qui pouvait réactiver la première), des retentissements dans sa difficulté à
se comporter et penser de manière positive et à réaliser un choix d’objet amoureux aussi bien
homosexuel qu’autre car, déclare Maldoror/Lautréamont « celle qui aime le plus trahit tôt ou
tard… » ([1], Chant I, p. 50). Nous reviendrons sur ce point plus loin.
3. Structure autistique
Dans leur ouvrage sur La distinction de l’autisme [6], Rosine et Robert Lefort n’hésitent
pas à dire que Lautréamont-Ducasse relève d’une structure autistique et que son œuvre constitue la Bible de l’autiste. « Tout y est, écrivent-ils, : l’auteur mort à 24 ans, à peine identifiable,
sans histoire, qui n’a laissé aucune image (c’est moi qui souligne) ; son personnage Maldoror,
un combiné du mal et de l’horreur, instrument d’une cruauté sans jouissance, au pôle opposé
de Sade. La Bible, enfin, fait signe de Dieu, constamment présent dans ces Chants, certes sous
la forme blasphématoire la plus extrême ; il n’est cependant pas l’être suprême en méchanceté
du marquis, mais bien plutôt le but toujours vain d’un immense amour déçu que le cannibalisme promu au réel tout au long des Chants laissera sans espoir » ([6], p. 107).
La radicalité du discours de ces deux psychanalystes à propos de Lautréamont est excessive, entre autres lorsqu’ils affirment qu’il est sans histoire. De plus, l’intense désir
d’I. Ducasse d’être compris et reconnu par ses pairs exclut in fine le diagnostic de structure
autistique. Toutefois, l’idée de structure autistique qui viendrait en quelque sorte s’ajouter au
trio névrose, psychose et perversion en fonction « de la dialectique du signifiant et des mathèmes de Lacan, c’est-à-dire à partir du sens et du réel » ([6], p. 8) plutôt que d’en référer uniquement à la description phénoménologique de l’autisme par Léo Kanner (défini avant tout par
lui comme trouble fondamental du contact affectif) [15]10 est une démarche, qui peut nous
aider à penser autrement cette psychopathologie, et ainsi, à l’approfondir. Aussi bien, concernant l’exemple clinique de Marie-Françoise (deux ans et demi) présenté par Robert et Rosine
Lefort au début de leur ouvrage ainsi que leurs commentaires d’après les témoignages écrits
d’autistes tels que de Temple Grandin, Donna Williams et Birger Sellin, la perspective d’une
10
Trad. Fr. de Berquez G., in : L’autisme infantile ([16], p. 217–265).
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structure s’ajuste bien. Mais, pour Lautréamont et les cinq autres écrivains (Edgar Poe, Fedor
Dostoïevski, le Président Wilson, Blaise Pascal, Marcel Proust) qu’ils répertorient comme relevant d’une structure autistique, il ne peut être question d’établir pour eux le même diagnostic,
en particulier d’après leurs œuvres par trop largement fictionnelles et, par là, trop riches en
imaginaire, y compris lorsque celui-ci relève plus de la métamorphose que de la métaphore
(je reviens sur ce point un peu plus loin). Mais, examinons tout d’abord cette structure. Ils la
caractérisent selon trois points :
● la violence auto- ou hétérodestructrice ;
● l’expulsion de l’Autre ;
● un double dans le réel.
3.1. La Violence auto- ou hétérodestructrice
La Violence auto ou hétérodestructrice, autrement dit en termes psychanalytiques, la mise
en jeu de la pulsion de mort totalement désintriquée de la pulsion de vie et qui donne la possibilité d’atteindre une jouissance apocalyptique, telle en effet celle du viol et de l’éviscération
de la jeune fille qui dort à l’ombre d’un platane (Chant III, p. 137-110) ou celle de la mise en
scène au Chant VI, qui relate avec minutie, voire de manière obsessionnelle (pour ne rien perdre de cette jouissance sans âme) la mise à mort de l’adolescent Mervyn « coupable d’aucun
forfait » ([1], p. 249) envoyé s’écraser (attaché par les pieds au moyen d’une corde épaisse de
60 m de longueur), tel une comète, de l’obélisque de la place Vendôme contre le dôme du
Panthéon ([1], p. 251).
Il est vrai, que Birger Sellin, l’autiste allemand qui écrit avec la méthode assistée par ordinateur, relève à maintes reprises sa propension à une « force destructrice » ([3], p. 170), qui le
pousse à « disjoncter sans arrêt », mais précise-t-il, « je vis tellement sous tension que
j’explose souvent ce qui signifie des hurlements bestiaux – sans crier je ne peux plus rien
faire » ([3], p. 203). D’après lui, ce sont les « griffes » de l’angoisse et le manque de limites
(psychiques, préciserais-je) les responsables de ses accès de violence, lesquels lui font écrire
à la manière de Maldoror : « Je suis cruel et sans sentiment capable de tout le mal… » ([3],
p. 190). Comme Maldoror encore, pour essayer de contrer et contrôler cette poussée pulsionnelle brute, il s’agrippe à une hyperactivité non pas musculaire (puisqu’il est caparaçonné dans
un « phénomène de deuxième peau ») mais mentale, en se récitant intérieurement des poèmes
et des nouvelles ou bien en « compose beaucoup dans l’esprit » ([3], p. 188).
L’autiste australienne Donna Williams signale aussi ses accès de violence qui l’empêchaient
de se « concentrer sur le monde du travail » ([2], p. 131). Seule, la haine lui permettait
d’« éprouver sa propre réalité, précise-t-elle. Et quand je renonçai à la haine comme à la
colère, il ne me resta plus qu’à demander pardon pour tout, pardon pour respirer, pour simplement exister » ([2], p. 130).
Ainsi, comme dans les Chants de Maldoror, la haine, la cruauté, les hurlements, les agrippements traduisent la prégnance de la pulsion de mort et le recours désespéré à ses différentes
expressions. Celles-ci maintiennent malgré tout une sensation (plutôt qu’un sentiment) d’être
un peu existant et non seulement un « spectre », ([2], p. 157) comme l’écrit D. Williams en
écho à Lautréamont présentant Maldoror comme « le seul véritable mort » ([1], p. 210). À
l’arrière d’une telle violence, la solitude est immense pour de tels fonctionnements psychiques
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et « le chemin criblé de trous noirs » ([2], p. 271)… Toutefois, le critère de la violence autoou hétérodestructrice ne se retrouve pas uniquement dans l’autisme. Avec les addictions, les
graves somatisations, la clinique de l’agir, la désintrication de la pulsion de mort est tout
aussi active et atroce.
3.2. L’expulsion de l’Autre
L’expulsion de l’Autre (au sens du grand Autre symbolique lacanien), comme Robert et
Rosine Lefort le soulignent, représente bien le point fondamental de la structure autistique.
Elle permet aussi de théoriser métapsychologiquement la définition du trouble du contact
affectif de Kanner. Mais s’en référer à Freud comme je l’ai fait en désignant l’autisme
comme l’échec de « l’expression première du lien affectif à une autre personne »11, définition
freudienne de l’identification primordiale ou de l’assise du processus identificatoire, c’est-àdire du devenir sujet, est tout aussi explicite.
Mais ici, je ne pense pas qu’il s’agit, dans l’autisme, de l’expulsion du grand Autre symbolique, mais plutôt de l’expulsion (Ausstossung, envers de la Bejahung12 et non Verwerfung,
envers de l’instauration du Nom-du-père ([19], p. 387)13 de l’autre primordial (le
Nebenmensch)14, l’autre des premières rencontres avec la libido humaine. Au lieu de venir
s’étayer sur la libido hautement symbolisée de l’Autre au travers des supports corporels (voix
comprise), Autre qui, normalement, en l’accueillant avec sollicitude, tempère la pulsion (la
civilise, la détoxique, disent certains), la libido indifférenciée du tout-petit (ou de l’enfant,
voire du patient) se rétracte dans l’organisme jusqu’à secréter parfois un phénomène de
« deuxième peau » ([21], p. 60)15 par kinesthésie négative ou, au contraire, à s’agiter de façon
frénétique : « l’expression première du lien affectif à une autre personne » (définition freudienne de l’identification primordiale) ne peut s’établir, faisant avorter le processus de la symbolisation primaire (l’inscription de S1, selon Lacan). L’érogénéisation du corps et la satisfaction hallucinatoire (positive) de désir (en termes lacaniens, la constitution de l’objet petit a) qui
en est issu ne se produisent pas, privant le sujet d’une corporéité imaginaire et de toute figurabilité (à l’encontre de ce qui se passe avec Lautréamont !), produit du bon fonctionnement des
processus primaires régis eux-mêmes par la prévalence de la pulsion de vie. Aussi bien, la pulsion ne devient pas désir. La sensualité brute et le processus d’autoconservation suppléent
11
Freud S. Psychologie des foules et analyse du moi (1921). In : ([17], p. 167).
Dans son article La négation (1925) ([18], p. 137), Freud explicite l’affirmation primitive de la pulsion de vie
(Behajung) ou du principe de plaisir, qui est aussi la première forme du jugement, comme l’introjection dans le moi
de ce qui est bon (constitution d’un premier corps de signifiants). L’opération psychique contraire concomitante est
l’expulsion (Ausstossung) hors du moi de ce qui est mauvais, sous l’impact de la pulsion de mort. La Verwerfung
pour Freud désigne le déni que Lacan a traduit par le terme de forclusion, laquelle porte essentiellement sur un signifiant maître, celui du phallus ou du nom-du-père.
13
Lacan écrit page 387 des Ecrits que ce qui s’oppose à la Bejahung primaire doit être identifié au procès désigné
sous le nom de la Verwerfung. Ainsi, tout à sa théorisation de la psychose, Lacan ne distingue pas l’Ausstossung de
la Verwerfung au profit de cette dernière. Pour ma part, je dirai que l’autisme relève de l’Ausstossung (nonconstitution d’un premier corps de signifiants) alors que la psychose dériverait de la Verwerfung (forclusion d’un
signifiant maître, le phallus).
14
Freud S. Esquisse d’une psychologie scientifique (1895). In : ([20], p. 336).
15
Cette notion a été introduite par Esther Bick et reprise par Frances Tustin. Elle désigne la manière dont un nourrisson, qui n’a pas pu intérioriser un pare-excitations, contient ses pulsions sur le mode d’une hypertonicité musculaire.
12
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l’autoérotisme et ses dérivés psychiques, ce qui permet de saisir que l’autiste ne délire pas et
qu’il est bien différent du sujet psychotique ! Le corps fonctionne (quand il n’y a pas de phénomène de « deuxième peau ») selon le schéma corporel neurologique et non selon un
moi-corps16 (nommé souvent image du corps) dérivé de l’instauration du principe de plaisirdéplaisir, c’est-à-dire du processus de l’érogénéisation à même le corps, processus qui échoue
chez l’autiste. Taraudé par la pulsion de mort, le corps (informé par un moi-corps peu différencié) ne peut que s’agripper et être perçu comme dévorant, monstrueux à la manière, il est vrai,
qu’a su le mettre en scène Lautréamont sous les formes et les métamorphoses d’animaux féroces et méchants ou de monstres armés de becs, de griffes, de ventouses ou de tout attribut susceptible de lacérer, disloquer, étouffer l’autre humain, source de terreur à annihiler par hantise
d’être aspiré dans un « trou noir » [22]. « Oui, précise Lautréamont dans le Chant troisième, je
sens que mon âme est cadenassée dans le verrou de mon corps, et qu’elle ne peut se dégager,
pour fuir loin des rivages que frappe la mer humaine, et n’être plus témoin du spectacle de la
meute livide des malheurs, poursuivant sans relâche, à travers les fondrières et les gouffres de
l’abattement immense, les isards humains. Mais, je ne me plaindrai pas. J’ai reçu la vie comme
une blessure, et j’ai défendu au suicide de guérir la cicatrice. Je veux que le Créateur en
contemple, à chaque heure de son éternité, la crevasse béante. C’est le châtiment que je lui
inflige » ([1], p. 136).
Rosine et Robert Lefort écrivent qu’il n’y a pas d’Autre dans l’autisme ([6], p. 14). Certes,
pas d’Autre au sens du grand Autre symbolique lacanien ! Oui, il est expulsé, mais pas inexistant, comme il est souvent dit. Je dirai qu’il est plutôt négativisé, c’est-à-dire halluciné négativement [24] sous le sceau de la seule pulsion de mort et perçu, de ce fait, comme puissance
absolue : un dieu tout-puissant17 anthropophage (appelé aussi par Lautréamont, Elohim, le
Créateur, le grand-Tout, ou bien encore l’Éternel), qui est à l’origine des « saintes
mathématiques », mais « prêt à détruire à tout moment le monde qu’il a créé »18. Lautréamont
le rend responsable entre autres d’« être accablé d’une espèce de folie originelle depuis son
enfance » ([1], p. 65), aussi, doit-il le combattre, le maintenir à distance, voire le prendre en
flagrant délit de luxure et de meurtre comme dans le couvent/lupanar, délit digne d’une scène
primitive cruelle et mortelle ([1], p. 148). En filigrane et à plusieurs reprises dans les Chants,
ce dieu tout-puissant vient à la place de la mère de l’auteur, morte 20 mois après sa naissance :
il s’agit, précise-t-il, de « celle qui aime le plus et trahit tôt ou tard… » ([1], p. 50) et qui lui a
insufflé « le besoin de l’infini […] qu’il ne puit contenter » ([1], p. 54). Autrement dit, est
16
À propos du moi, Freud précise que « Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement une surface
[c’est-à-dire une surface érogénéisée], mais il est lui-même la projection d’une surface [c’est-à-dire le produit des
représentations psychiques issues des zones érogènes ouvertes au cours de la rencontre avec l’autre primordial] » [23].
17
« Je voudrais t’aimer et t’adorer ; mais, tu es trop puissant, et il y a de la crainte, dans mes hymnes. Si, par une
seule manifestation de ta pensée, tu peux détruire ou créer des mondes, mes faibles prières ne te seront pas utiles ;
si, quand il te plaît, tu envoies le choléra ravager les cités, ou la mort emporter dans ses serres, sans aucune distinction, les quatre âges de la vie, je ne veux pas me lier avec un ami si redoutable. Non pas que la haine conduise le fil
de mes raisonnements ; mais, j’ai peur, au contraire, de ta propre haine, qui, par un ordre capricieux, peut sortir de
ton cœur et devenir immense, comme l’envergure du condor des Andes. Tes amusements équivoques ne sont pas à
ma portée, et j’en serai probablement la première victime. Tu es le Tout-puissant ; je ne te conteste pas ce titre,
puisque, toi seul, as le droit de le porter, et que tes désirs, aux conséquences funestes ou heureuses, n’ont de terme
que toi-même. Voilà précisément pourquoi il me serait douloureux de marcher à côté de ta cruelle tunique de saphir,
non pas comme ton esclave, mais pouvant l’être d’un moment à l’autre. » cf. [1], Chant deuxième, strophe 12, p. 114.
On ne peut pas éviter d’entendre en parallèle ce qu’il dit de « celle qui aime le plus et trahit tôt ou tard » !
18
« Je vous ai créé, donc j’ai le droit de vous faire ce que je veux » ([1], p. 96). L’autiste Donna Williams fait dire
quasiment les mêmes paroles à sa mère !
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pointée là la trahison et la nostalgie le plus souvent déniées de l’autre primordial ou, peut-être
en deçà, de la matrice maternelle, la Chose, l’impossible selon Lacan, ce que ne manquent pas
de noter Robert et Rosine Lefort ([6], p. 121).
Mais au cœur de la révolte fougueuse et désespérée de Lautréamont, le tout-puissant, cette
forme abstraite (recouverte d’un réel trivial et obscène) de l’ordre de l’hallucination négative
représente toutefois l’instance unitaire, totalisante, l’identité, qui est en défaut pour lui d’une
certaine manière. Par cette construction, il introduit la dimension symbolique, c’est-à-dire de
l’Autre qui, dès lors, n’est pas expulsé comme dans l’autisme. Il est vrai, qu’elle correspond
assez avec ce que J.-C. Maleval a repéré chez les autistes comme un « Autre de synthèse »
[25] (un double dans le réel pour Robert et Rosine Lefort) qui vient suppléer l’incapacité à
sortir de l’indifférencié, à se séparer, pour pouvoir se percevoir comme Un, c’est-à-dire
comme sujet séparé et non infini. Au contraire, Lautréamont aspire à la permanence, à l’immutabilité totale, sans limite, jouissive à la manière du « vieil océan, symbole de l’identité : toujours égal à [toi] soi-même. Tu n’es pas comme l’homme […] qui est ce matin accessible et ce
soir de mauvaise humeur ; ([1], p. 57). […] Ta grandeur morale, image de l’infini, est
immense comme la réflexion du philosophe, comme l’amour de la femme, comme la beauté
divine de l’oiseau, comme la méditation du poète » ([1], p. 61). Soulignons, d’une part, la propension de Lautréamont à se tourner vers des identifications à des objets « naturels » comme
l’océan, (monde inhumain, minéral, fluide) plutôt qu’à des personnes ce qui est assez caractéristique du fonctionnement autistique, et d’autre part, son aspiration et sa capacité à évoquer
l’amour, la beauté la méditation, valeurs humaines par excellence, qu’il a donc peu ou prou pu
appréhender !
3.3. Un ou des doubles dans le réel, (troisième et dernier point de la structure autistique)
Face à la toute-puissance écrasante du Grand Tout, Lautréamont lance sa créature, Maldoror, (condensation poétique qui pourrait signifier horreur du mal ou aurore du mal dans une
résonance hispanique) un double de lui-même analogue aux prothèses sociales (Caroll et Villie) créées par l’autiste Donna Williams pour s’adapter en surface au monde humain ([2],
p. 61). Robert et Rosine Lefort qualifient ces dernières de doubles dans le réel et non pas de
doubles spéculaires, qui supposent l’aliénation dans le désir de l’Autre. Tantôt humaine tantôt
animale, douée d’une force sans limite, violente et sans état d’âme, la créature-prothèse de
Lautréamont, elle, s’oppose au Tout-Puissant et détruit tout ce qui existe de vivant, plus particulièrement, le plus tendre, le plus innocent, le plus beau de la race humaine : le jeune enfant
qu’on réveille et à qui on arrache le cœur avec les ongles ([1], p. 49) ; la fillette de dix ans à
qui il pourrait en coûter cher de repasser dans la rue étroite ([1], p. 89) ; la jeune fille endormie
sous un arbre, « gracieuse comme un chat », violée par Maldoror et par son bouledogue puis,
éviscérée vivante avec un canif américain par « le trou élargi de son vagin » tel un « poulet
vidé » ([1], p. 139–141) ; La petite fille qui « se penchait vers les eaux du lac pour cueillir un
lotus rose » expédiée par un regard de Maldoror « dans la pourriture » du fond ([1], p. 174) ;
l’arrachage, dans un accès de rage, de la chevelure de l’ami Falmer, « aux cheveux blonds et
aux traits majestueux », chevelure qui reste dans la main de Maldoror ([1], p. 185) ; enfin,
dans le petit roman du Chant sixième, la traque et le massacre du jeune Mervyn, (l’un des
nombreux adolescents blonds évoqués de façon lancinante tout au long des Chants) contre le
dôme du Panthéon, après moult tortures plus horribles les unes que les autres…
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Un tel acharnement contre des innocents marque la volonté inflexible de Lautréamont de ne
plus se faire piéger par l’autre. Il prend le parti radical du mal pour éradiquer toute trace de
confiance et d’espoir en l’humain ainsi qu’il avait pu le croire dans son enfance : « J’établirai
dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années où il vécut
heureux ; c’est fait. Il s’aperçut ensuite qu’il était né méchant : fatalité extraordinaire ! Il
cacha son caractère tant qu’il put, pendant un grand nombre d’années ; mais, à la fin, à cause
de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête ;
jusqu’à ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolument dans la carrière
du mal… atmosphère douce ! » ([1], p. 46–47). Ainsi, tel un manichéen, sur le mode du tout
ou rien (sans transitionnalité disent les winnicottiens), ou encore sur le mode du clivage, Lautréamont/Maldoror serait passé d’un état heureux et normalisé à un agir pulsionnel en deçà de
tout interdit à la manière du dédoublement de Docteur Jekyll et Mister Hyde dans le roman de
R. L. Stevenson (1885), dédoublement qui revient comme un leitmotiv tout au long des
Chants, ce que Rosine et Robert Lefort repèrent donc comme un double dans le réel et non
pas dans le spéculaire. Mais, ce n’est pas toujours vrai, à commencer par la référence à
l’amour d’Isidore pour Dazet et l’attirance de Lautréamont/Maldoror pour tous les jeunes adolescents blonds (doubles spéculaires de Dazet) qu’il met en scène.
4. Une barrière autistique plutôt qu’une structure : un clivage du moi corporel précoce
Certes, Maldoror présentifie la rage et le désespoir de Lautréamont. Par rapport au ToutPuissant, il n’en est qu’une partie, c’est-à-dire le fini, voire l’objet partiel qui, faute d’être infini,
a fait le choix du mal, c’est-à-dire de la négativité, de la révolte (le chant contre le vice :
« j’arrache le masque […] je fais tomber les mensonges » ([1], p. 79)) valorisées par le poète
en lutte contre le principe unitaire et l’ordre établi (les pions, les professeurs-juges, la guerre, le
choléra, la mort…) dans lequel il ne peut exister. Lautréamont/Maldoror prend consciemment le
parti de pousser au paroxysme la négativité, la destructivité, sans doute, par peur de la haine
qu’il prête à l’Autre, pour, malgré tout, exister (« si j’existe, je ne suis pas un autre » [1],
p. 114). Cette phrase, qui n’a rien à voir avec celle de Rimbaud, « Je est un autre », écrite deux
ans plus tard (lettre à Demeny, 15 mai 1871) [26] trahit surtout la profonde angoisse d’anéantissement qui menace de manière sous-jacente et tenace Lautréamont/Ducasse : qui est le mort ?
Une telle recherche pour Être, pousse à penser que le petit Isidore de 20 mois, à la mort de sa
mère, n’a pas éprouvé la perte de l’Autre, pas assez différencié, mais plutôt une sorte de disparition quasi corporelle de lui-même ou d’une partie de lui-même, une sorte d’agonie primitive
d’avant le langage comme dirait Winnicott, ou bien encore, selon Freud, un clivage du moi
dans le processus de défense [27], au temps, insisterais-je où « le moi est avant tout moi
corporel » ([28], p. 238). Lorsque Lautréamont/Ducasse écrit « J’ai reçu la vie comme une blessure, et j’ai défendu au suicide de guérir la cicatrice. Je veux que le Créateur en contemple, à
chaque heure de son éternité, la crevasse béante » ([1], p. 136), cette crevasse ne désigne-t-elle
pas ce même repérage d’une « déchirure dans le moi qui ne guérira jamais plus, mais grandira
avec le temps » ([27], p. 284), ainsi que Freud définit le clivage ? Les poètes, précise Freud
dans l’Interprétation des rêves (il s’agit ici de Sophocle et Shakespeare) ([29], p. 228–231),
sont capables de rendre compte de processus psychiques que la psychanalyse découvre à partir
d’un long travail d’analyse. N’est-ce pas ce qui se passe avec Lautréamont/Ducasse à propos de
cette déchirure du clivage qui l’habite ? De plus, le clivage, ai-je soutenu ailleurs, porte électivement sur la capacité poétique d’être réceptif à l’Autre, aux autres en résonance à soi, capacité
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que j’ai désignée comme le lieu du féminin élémentaire [30]. L’entreprise des Chants constitue
par excellence le contre-pied farouche d’une quelconque réceptivité à l’autre, dans une tentative
extrême d’éradiquer une fois pour toutes l’atroce souffrance issue de la « déchirure » provoquée
par la disparition brutale de l’autre primordial.
D’autre part, dans le même ordre d’idée, s’acharner à détruire l’autre à la manière de Maldoror/Lautréamont, n’est-ce pas essayer de se convaincre que c’est l’autre qui est mort et non
soi, d’où l’affirmation insolite à propos de Maldoror : « Mais, sachez au moins, que celui-là,
dont vous apercevez la silhouette équivoque emportée par un cheval nerveux […] quoiqu’il
ait beaucoup vécu, est le véritable mort » ([1], p. 210). Pire encore, l’un des revers possibles
de la centration sur la mort de la mère peut être aussi la conviction d’en être le meurtrier, car à
plusieurs reprises dans les Chants, Lautréamont s’accuse d’un crime sans en préciser l’objet.
Ainsi, dans le Chant I par exemple : « Est-ce un délire de ma raison malade, est-ce un instinct
secret qui ne dépend pas de mes raisonnements, pareil à celui de l’aigle déchirant sa proie, qui
m’a poussé à commettre ce crime ; et pourtant, autant que ma victime, je souffrais ! » ([1],
p. 50). On peut se demander si l’inscription de la déchirure (ou du clivage) analogue à celle
que l’aigle impose à sa proie, provoquée par la disparition de la mère, n’est pas à l’origine
d’un fantasme d’avoir commis un crime.
Deux autres passages vont encore dans le sens de cette reconstruction des origines du mal
qui taraude Lautréamont et que les Chants expulsent en une mise en mots si singulière. Il
s’agit en premier lieu de la douleur éprouvée « quand une femme, à la voix de soprano, émet
ses notes vibrantes et mélodieuses, (il poursuit), à l’audition de cette harmonie humaine, mes
yeux se remplissent d’une flamme latente et lancent des étincelles douloureuses, tandis que
dans mes oreilles semble retentir le tocsin de la canonnade » ([1], p. 196). Autrement dit, la
disparition de la voix de sa mère ne l’a-t-elle pas figé, glacé, terrorisé comme le faisait
l’annonce du grondement sourd et prolongé des canons lors du siège de Montevideo (autre
source de réactivation de la trace traumatique) pendant sa deuxième enfance ? On peut même
supposer que ces deux phénomènes le rendaient sourd et sans voix, si l’on tient compte de ce
qu’il rapporte quelques lignes plus loin : « On raconte que je naquis entre les bras de la
surdité ! Aux premières époques de mon enfance, je n’entendais pas ce qu’on me disait.
Quand, avec les plus grandes difficultés, on parvint à m’apprendre à parler, c’était seulement,
après avoir lu sur une feuille ce que quelqu’un écrivait, que je pouvais communiquer, à mon
tour, le fil de mes raisonnements » ([1], p. 97). Ainsi, petit, une partie de lui n’était pas là ; il
n’entendait plus les voix puisque la principale s’était tue et lui avec. Il fallait le stimuler par la
vue pour le rendre présent ! Une telle absence au monde apprésente bien de l’autisme, mais ne
pourrait-on pas parler de repli, de positionnement ou bien encore, selon Francès Tustin, de barrière autistique [22] pour obturer le clivage du moi plutôt que d’une structure, qui embrasserait
tout le fonctionnement psychique du sujet ? Le plaisir de penser et de dire, qui s’est développé
chez Isidore Ducasse jusqu’à lui faire choisir la carrière d’homme de lettres, n’est-elle pas
manière de suppléer à cette déchirure inscrite en ses assises tout en la transposant dans le
champ de la littérature contestataire… mais que son rationalisme sans faille, digne des
« saintes mathématiques » pourrait faire classer à première vue en tant qu’autiste intelligent ?
Par ailleurs, pour Lautréamont, la mère est un refuge, il le sait pour écrire : « Plût au ciel
que le contact maternel amène la paix dans cette fleur sensible » ([1], p. 93). Aussi bien, les
nombreuses mises en scène de fusion ou de symbiose que Lautréamont évoque dans les
Chants, indiquent qu’il n’est pas sans avoir connu un tel état de symbiose et qu’il en est violemment nostalgique, ce qui va à l’encontre d’un diagnostic d’autisme primaire structurant tout
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le psychisme. L’une des scènes les plus marquantes, mais aussi les plus violentes, qui évoquent sans conteste les combats de coqs que le jeune Isidore prisait si fort à partir de l’âge de
dix ans, est celle du combat entre Maldoror métamorphosé en aigle et le dragon, délégué du
Tout-Puissant, porteur de l’Espérance ([1], p. 142–143) qui, pour Lautréamont/Ducasse, pourrait le sauver du mal. Aussi bien, écrit l’auteur « je m’aperçois que l’aigle, collé à lui (au dragon) par tous les membres, comme une sangsue, enfonce de plus en plus son bec, malgré de
nouvelles blessures qu’il reçoit, jusqu’à la racine du cou, dans le ventre du dragon. On ne lui
voit que le corps. Il paraît à l’aise ; il ne se presse pas d’en sortir. Il cherche sans doute
quelque chose, tandis que le dragon, à la tête de tigre, pousse des beuglements qui réveillent
les forêts. Voilà l’aigle qui sort de cette caverne… » ([1], p. 143). Parfois l’aspiration à la
fusion est moins agressive, mais fragilisante, comme la rencontre de Maldoror et du crapaud,
qui représente en fait Dazet, l’ami d’Isidore si tendrement aimé pendant et après l’adolescence,
dont les sonorités du nom sont si proches de celles du nom de sa mère (Davezac), comme le
fait remarquer Pierre-Olivier Walzer dans ses notes de fin de page19 : « Quel est cet être, làbas, à l’horizon, et qui s’approche de moi, sans peur, à sauts obliques et tourmentés ; et quelle
majesté, mêlée d’une douceur sereine ! son regard, quoique doux, est profond […]. En fixant
ses yeux monstrueux, mon corps tremble ; c’est la première fois, depuis que j’ai sucé les
sèches mamelles de ce qu’on appelle une mère. […] Puisqu’il te plaît de venir à moi, comme
attiré par un aimant, je ne m’y opposerai pas. Qu’il est beau ! » ([1], p. 75).
Ou bien encore, ce passage où Lautréamont évoque sans ambiguïté l’état de fusion :
« Adolescent pardonne-moi. Une fois sorti de cette vie passagère, je veux que nous
soyons entrelacés pendant l’éternité ; ne former qu’un seul être, ma bouche collée à ta
bouche » ([1], p. 51–52).
Un autre aspect qui va dans le sens de l’hypothèse du clivage du moi chez Lautréamont/
Ducasse à partir de son œuvre consiste d’une part, en sa capacité de distanciation ou sa
« volonté », comme il le formule, de choisir sa démarche (qu’il appelle méthode) et, aussi, de
pouvoir en changer, notamment de l’inverser. Ainsi, dans les Chants, il décide de « crétiniser »
(hypnotiser) les humains, encore plus qu’ils ne le sont, - bien entendu, dans l’espoir non avoué
de les faire réagir et qu’ils aient le courage d’être lucides20, de ne plus obéir à la loi symbolique courante aussi vicieuse et meurtrière que le Tout-Puissant – qui n’est pas pour lui le dieu
lénifiant des religions, mais plutôt l’ordre du langage (l’Autre du langage selon Lacan). Alors
que, d’autre part, dans Poésies I et II, il prend le parti du Bien et devient moraliste.
Une autre dimension de l’écrit de Lautréamont me confirme aussi dans l’hypothèse d’un
clivage du moi, plus précisément d’un clivage du moi-corps, d’avant l’étayage sur le langage
verbal. Il s’agit de l’intensif usage de la métamorphose par Lautréamont plutôt que de la méta19
Walser PO. D’Isidore Ducasse au Comte de Lautréamont (Introduction). In : ([1], p. 1141).
Au début de la dernière strophe des Chants, Lautréamont explicite sa méthode : « pour construire mécaniquement
la cervelle d’un conte somnifère, il ne suffit pas de disséquer des bêtises et abrutir puissamment à doses renouvelées
l’intelligence du lecteur, de manière à rendre ses facultés paralytiques pour le reste de sa vie, par la loi infaillible de la
fatigue ; il faut, en outre, avec du bon fluide magnétique, le mettre ingénieusement dans l’impossibilité somnambulique de se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des vôtres. […] Si la mort
arrête la maigreur fantastique des deux bras longs de mes épaules, employés à l’écrasement lugubre de mon gypse littéraire, je veux au moins que le lecteur en deuil puisse se dire : ‘‘Il faut, lui rendre justice. Il m’a beaucoup crétinisé.
Que n’aurait-il pas fait, s’il eût pu vivre davantage ! c’est le meilleur professeur d’hypnotisme que je connaisse ! »
([1], p. 247).
20
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phore, qui relève d’une opération psychique plus abstraite et moins en prise directe avec
l’action. Cet usage de la métamorphose produit cet imaginaire ou cette poésie que Bachelard
dit de « l’impulsion musculaire » et qu’en termes freudiens j’ai rapporté à l’ordre de
« l’hallucination motrice » (cf. supra). L’inscription traumatique qui a fait « crevasse » pour
l’auteur date sans doute du temps de ses 20 mois, lorsque le moi s’élabore à partir des signifiants issus de l’étayage sur l’autre primordial et sur les fonctions du corps.
5. Conclusion : l’écrit comme suppléance de la faille autistique issue du clivage du moicorps
Toujours est-il, que Lautréamont, hanté par la mort, met à mal le langage romantique et
postromantique de son époque : en deçà de la violence de ses récits dans lesquels sévit la crudité des termes et s’impose un réalisme fictionnel décapant, transgressant l’interdit de l’inceste
et le meurtre du père, le sujet de l’énonciation est pulvérisé. Le « je », le « tu » et le « il » glissent de manière incessante de l’un à l’autre mettant à mal le lecteur, qui se demande constamment qui parle. Dans « Instances du discours et altération du sujet », Julia Kristeva ([9],
p. 335) considère à juste titre à propos des Chants, que « l’irruption pulsionnelle dans le
domaine symbolique perturbe la position thétique et, de ce fait, tout le dispositif ordonné des
instances discursives que celle-ci commande. […] Au niveau de l’énonciation, la pulsion
éclipse la position du « je », mais pour reproduire dans le discours ses dépendances des autres
(« tu », « il »). […] Non pas que les frontières de ce dispositif soient effacées ; mais des permutations et des superpositions s’opèrent, signifiant que l’unité du sujet se divise et se multiplie, de sorte qu’il peut occuper en même temps toutes les instances du discours. Ces instances
ne sont plus alors que des charnières, qui permettent d’arrêter un instant le procès signifiant
mais pour le relancer immédiatement vers d’autres ‘instances’ » ([9], p. 316–317). Une telle
pulvérisation du sujet, (division et multiplication du sujet), qui vient recouvrir de manière
folle le clivage, est rendue par la multitude des « personnages » ou, plutôt, des formes métamorphosables mises en scène. Il s’agit d’objets (poil, océan, cheveu géant…), de bêtes (araignées, poux, aigles, pourceau, rhinocéros, chiens, requins, crabe, serpents, la queue d’un poisson…), d’êtres imaginaires (anges, dragons…), de figures doubles (les jumeaux, le visage
coupé en deux…), des auteurs ou des personnages de la littérature anticonformistes (Lohengrin, Hozer, Lombano…). À noter que toutes ces formes transformables ou à détruire rendant
compte d’un pulsionnel brut relevant de l’asymptote entre langage et jouissance (sorte
d’« hallucinations motrices » ou de « pictogramme », cf. supra [11] et [13]) dérivent plus de
perceptions visuelles et kinesthésiques ainsi que d’informations scientifiques ou littéraires que
de l’imaginaire proprement dit. Comme la trame narrative, ces formes archaïques sont fermement reliées entre elles par un raisonnement logique sans faille, qui vient re-saisir et maîtriser
l’abîme intérieur (le trou noir du clivage) qui terrorise Lautréamont/Ducasse. Il s’accroche en
fait à la « ravissante clarté » du texte, à sa logique aussi implacable que la toute-puissance
divine comme l’autiste ou l’alpiniste en danger, qui n’est suspendu que par une seule prise
au-dessus du gouffre, à un réel, la sensation ([22], p. 121). À l’instar de la sensation, l’écrit,
ce réel à la fois concret et abstrait une « matérialité abstraite » comme le nomme Serge
Leclaire [31] donne un accès, ainsi que le précise Birger Sellin, à une « réalité d’un second
ordre » ([3], p. 188)21, qui permet aux autistes dits intelligents ou d’Asperger, mais aussi au
21
Expression de l’autiste Birger Sellin in Une âme prisonnière [3].
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survivant du clivage du moi-corps, tel Ducasse/Lautréamont, d’émerger de manière créative,
donc singulière, au monde de la signifiance humaine (y compris sur le mode négativiste) au
lieu d’être aspiré et anéanti dans le trou noir de la structure autistique ou de la « crevasse »
du clivage du moi-corps.
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