Quand le corps exulte - Histoire culturelle et sociale de l`art
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Quand le corps exulte - Histoire culturelle et sociale de l`art
Quand le corps exulte : manifestation des fluides corporels dans l’espace chorégraphique de Jan Fabre. Valérie Da Costa Cette communication me fait revenir sur un sujet quelque peu ancien sur lequel j’ai travaillé il y a quelques années. En 20041, j’ai commencé à m’intéresser à la question des manifestations du corps dans la création contemporaine, interloquée par plusieurs citations artistiques sur cette question, considérant que certaines notes de Michel-Ange ou du peintre maniériste Pontormo font des fluides, et plus particulièrement du sang et des excréments, la métaphore de l’acte créateur. Caravage ira même jusqu’à utiliser la citation de la représentation du sang, coulant de la tête de saint Jean-Baptiste dans la Décollation de saint Jean-Baptiste (1608), pour signer sa peinture, illustrant ainsi de manière métaphorique l’équation : sécréter = créer ou créer = sécréter. Le XXe siècle foisonne d’exemples qui montrent la place des fluides dans la création, sous forme de matériaux cette fois-ci et non plus sous forme de citations, d’évocations ou de représentations2. C’est par exemple le cas de Marcel Duchamp et de son Paysage fautif (1946), fait avec son sperme et secrètement caché dans une édition de la Boîte en valise, réservée et offerte à une femme aimée : la sculptrice brésilienne Maria Martins3. De la célèbre phrase de Kurt Schwitters : « Tout ce qu’un artiste crache, c’est de l’art », on peut donc noter les nombreuses manifestations au sens propre du terme, à commencer par Kurt Schwitters lui-même avec son flacon d’urine placé dans son Merzbau de Hanovre, dont le critique et artiste Brian O’Doherty rapporte dans son livre Inside the white 1 Cette réflexion a donné lieu à l’article : Valérie Da Costa, « Jan Fabre, la mécanique des corps », Particules, n°8, février-mars 2005, p. 7. 2 Sur cette question voir l’article de Catherine Millet, « Plutôt le fumier que le trésor », Art Press, n° 242, janvier 1999, p. 27-35. 3 Au sujet de cette relation entre Marcel Duchamp et Maria Martins, lire le passionnant petit essai de Francis M. Naumann, Etant donnés 1) Maria Martins 2) Marcel Duchamp, L’Échoppe, Paris, 2004. 1 cube : « qu’il était disposé de telle sorte que les rais de lumière qui tombaient dessus transformaient le liquide en or »4. Ce rapport entre l’or et l’urine et bien sûr entre l’or et les excréments est évidemment très psychanalytique5. Ce conditionnement et la mise en exposition d’une manifestation du corps prendront la forme que l’on connaît au début des années soixante chez Piero Manzoni avec ses Merda d’artista (1961), fin héritier de Schwitters, si l’on pense à ces petites boîtes de conserve au contenu énigmatique, comme le révéla, en partie, la performance ingénieuse de Bernard Bazile en 1989 à la galerie Pailhas à Marseille. Bazile fit ouvrir devant le public de la galerie la boîte qui appartenait à Ben6. Celle-ci révéla, d’après les témoignages de ceux qui avaient assisté à l’action et par la seule photographie de face et non du dessus que l’on connaisse à ce jour de ladite boîte, qu’elle en renfermait une deuxième (plus petite et entourée de coton et de tissu) que l’artiste pris soin de ne pas ouvrir, conservant ainsi le mystère des boîtes de Manzoni presque entier ! Aux Merdes d’artiste, il faudrait aussi ajouter les Souffles d’artiste (Fiati d’artista, 1960) du même Manzoni, mais également d’autres sorties du corps telles les Peintures d’oxydation (1978) d’Andy Warhol, appelées familièrement « Piss Paintings » et exécutées à l’aide de ses assistants, les Tourtes rehaussées de jus de fèces (1977-1983) de Gérard Gasiorowski ainsi que sa série Les Jus (1979), les tableaux monochromatiques de Jacques Lizène (Peintures analitiques, 1979), les machines Cloaca de Wim Delvoye, les performances de Gina Pane ou encore, plus récemment, celles de Jan Fabre, autant d’exemples présents dans l’art du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui qui affirment ce large questionnement mené sur le corps dans la création contemporaine. Jan Fabre (né en 1958) est avant tout plasticien avant d’être chorégraphe. J’émets quelques réserves sur son travail de plasticien, mais son travail de chorégraphe montre un tel foisonnement dans sa manière assez extrême et violente d’envisager le déplacement des corps, leur action et leur énergie qu’il est difficile de rester extérieur à cette débauche corporelle. Jan Fabre développe depuis les années 1980 un travail chorégraphique et sa place dans le monde de la danse contemporaine n’est plus à prouver. 4 Brian O’Doherty, White cube. L’espace de la galerie et son idéologie, Éd. JRP Ringier, Zurich, 2008, p.71. Lire à ce sujet le livre de Daniel Laporte, Histoire de la merde, Éd. Christian Bourgois, Paris, 1978. 6 Voir le livre très instructif, Les Propriétaires Bazile-Manzoni, Éd. IAC Villeurbanne-Images en manœuvres Éditions, Marseille, 2004. 5 2 Les sécrétions et les excrétions du corps sont, on pourrait dire, la colonne vertébrale de son travail tant dans son registre chorégraphique que plastique comme l’ont montré plusieurs performances pendant lesquelles l’artiste dessine avec son sang ou avec ses larmes, ne manquant pas de préciser de quel type de larmes il s’agit : des larmes de joie, de peine ou de solitude. La performance Sanguis Mantis qu’il réalise aux Subsistances de Lyon en 2001 s’apparente à une cérémonie secrète. Elle a lieu au moment où il prépare pour le Festival d’Avignon le conte de fées médiéval Je suis sang qui sera donné quelques semaines plus tard dans la Cour d’honneur du Palais des Papes. Pendant 5h30, l’artiste, habillé d’une armure, dessine avec son sang jusqu’à épuisement et écrit un manifeste sur la situation de l’artiste dans lequel il annonce : « On ne s’Habitue pas à l’art : le monde est désespérée, étant donné que l’on ne peut changer le monde. Dans un monde où tout est dû au Hasard, L’Artiste dispose tout au plus d’une Chance de remporter une victoire sur la chance. Chaque artist/animal seul avec lui-même comme un marin naufragée. » 7 Cette performance extrême devra, selon Jan Fabre, nourrir les acteurs et danseurs du spectacle du festival d’Avignon. Le rapport à la performance n’est pas une chose nouvelle chez Jan Fabre car il a commencé par cela. Ses premières performances datent de la fin des années 1970 alors qu’il était étudiant à l’École des Beaux-Arts d’Anvers ; des performances dans lesquelles il utilisait déjà son sang, comme dans My Body, My Blood, My Landscape (1978) dans laquelle il explorait son corps et ses limites8. La chorégraphie Je suis sang (2001) est une sorte de conte cruel, fou, excessif, sans limites ou presque, comme seul Jan Fabre sait les concevoir. Celui-ci est dédié au sang universel et met en scène les menstrues, les mutilations du sexe, les meurtres, autant d’images et d’histoires liées au sang dans lesquelles les corps des danseurs sont lancés dans un combat épuisant. 7 La transcription respecte la syntaxe et l’orthographe du texte original. Plus récemment Jan Fabre a fait avec Marina Abramović la performance Virgin-Warrior/Warrior-Virgin au Palais de Tokyo (Paris) le 14 décembre 2004. 8 3 Ce combat, c’est celui de libérer le corps séquestré par les lois, la religion, les peurs ; un corps qui n’ose plus être lui-même. Jan Fabre libère donc ce corps, mettant en scène ses pulsions et ses désirs… Les corps s’excitent, les robes de mariées sont souillées, les pénis tranchés et portés en trophées. Tout est affaire de transgression dans l’univers de Jan Fabre car il s’agit de pousser les danseurs au-delà de leurs limites pour révéler cette part de nous même qui est la plus animale, la moins humaine où la chair est mise à nu et montrée dans son état le plus cru. Il n’y a donc aucune bienséance ni bienfaisance dans ses chorégraphies. Contrairement à certaines chorégraphies comme As long as the world needs a warrior’s soul (2000) ou Je suis sang (2001), The Crying Body, présenté en 2004 au Théâtre de la Ville (Paris), littéralement « le corps qui pleure ou en pleurs » aborde la question des « larmes du corps », comme l’artiste les nomme, c’est-à-dire les larmes et la transpiration, ces sécrétions que le corps produit lorsqu’il est heureux ou malheureux, anxieux ou malade, lorsqu’il fournit un effort ou éprouve un désir sexuel. Jan Fabre ne cherche pas à montrer la violence exercée sur le corps, mais plutôt ce qui suit c’est-à-dire la souffrance ou le plaisir de l’âme et du corps. Désormais, ce sont les larmes, les crachats, l’urine, le sperme qui remplacent le sang exsudé de Je suis sang. Les danseurs/acteurs, ces « guerriers de la beauté » jouent le départ pour la guerre, n’importe quelle guerre, toutes les guerres. Ils sont habillés d’armures invisibles et dansent une scène de bataille interrogeant par ce biais notre impuissance face à la douleur du deuil ou de l’impossible combat. « Pourquoi pleurer comme cela quand pleurer n’aide pas ? » – « Justement pour cette raison parce que pleurer n’aide pas ! », fait dire de manière récurrente le chorégraphe à ses danseurs pendant le spectacle. Étonnamment, la phrase résonne et rappelle celle de la Bible : « Femme, pourquoi pleures-tu ? », qui peut confirmer une fois encore que la religion est une source omniprésente bien qu’indirecte pour Jan Fabre. La libération de l’âme est liée au corps qui se vide. Cet acte, exprimé par la performance, se trouve détourné par le mouvement dansé. À notre insu, nous ne sommes donc pas dans l’attente de l’acmé d’un geste, du résultat d’une action où le corps ne serait qu’une matière comme cela a été le cas pour les artistes du Body Art. A ce titre, les danseuses sont amenées à uriner quelques minutes sur scène, mais il s’agit moins ici d’un geste performatif 4 que d’un moment qui compose la phrase chorégraphique. C’est pour cette raison, peut-être, que ce geste nous échappe, justement parce qu’il arrive au moment où on ne l’attend pas, au détour d’une arabesque, dans la continuité du mouvement qui se veut une respiration tout en étant un acte banal, mais très remarqué. C’est un temps un peu particulier où il n’y a plus ni danse, ni performance, ni théâtre, mais une expression pour laquelle il faudrait : « inventer un nom (car) ce n’est ni théâtre, ni performance. C’est de la peur, explique Jan Fabre, de l’espoir, du sang qui coule, la vie. »9 On a souvent parlé au sujet de ses chorégraphies d’un « théâtre cruel », en référence au texte Le théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud et à ce qu’entend l’écrivain lorsqu’il parle de cruauté personnelle comme un dépassement de soi, de ses limites mentales et physiques. C’est ce que cherche à mettre en situation Jan Fabre en privilégiant l’excès et en adoptant l’outrance comme langage artistique. Il épuise les corps qui répètent jusqu’à l’usure un même geste (se masturber, exciter le ciel avec un bâton pendant plus d’une heure jusqu’à ce qu’il pleure/pleuve de l’eau, des larmes) ; une présence stylistique de la répétition, que l’on retrouve également dans ses textes par la redondance d’un mot, d’une phrase. Pourtant, cette débauche de corps qui hurlent et exultent n’est pas en contradiction avec une certaine « économie de moyens » qui peut régner sur le plateau, comme le montre la présence de cette danseuse en veuve noire parcourant le plateau pour recueillir avec une cuillère ces « precious liquids », ou encore la magnifique vision en raccourci et épurée de l’image de la décollation de saint Jean-Baptiste simplement exprimée par un danseur venant poser sa tête sur un plateau. Cette histoire du corps sera suivie d’un troisième volet intitulé Histoire des larmes, présenté en 2005 au Festival d’Avignon alors que Jan Fabre est artiste invité cette même année. Histoire des larmes parle de l’eau de notre corps et de ces flux qui cherchent à s’en échapper. Les corps dansants sont accompagnés de récipients pour accueillir les larmes, l’urine, la sueur. Les danseurs utilisent ces objets, ils prennent des poses, dansent, jouent avec 9 Ces mots ont été écrits par Jan Fabre en 1975 et repris pour le solo Elle était et elle est, même interprété par Els Deceukelier en 1992. Voir G. Drouhet, Transgression, un trajet dans l’œuvre de Jan Fabre (1996-2003), Éd. Cercle d’art, Paris, 2004, p. 33. 5 en se déplaçant sur la scène. Comme souvent chez Jan Fabre, il y a un personnage guerrier, une sorte de chevalier, qui vient célébrer ce corps aqueux. Il pisse et sue. Cette évocation de toutes les larmes du corps, c’est aussi un moyen d’aborder la sécheresse des corps : leur manque d’expressions, d’émotions, leur contrôle permanent qui, pour l’artiste et le chorégraphe, menaçant notre époque et qu’il faut donc libérer et exalter. Les guerriers sont là pour lutter contre cette sécheresse corporelle dominante, ils sont là pour que les corps s’expriment et exultent. Ils frappent sur la terre pour que la pluie tombe, ils implorent et menacent des dieux, et honnissent le ciel sans eau car tout reste sec. Toute cette mécanique des corps est accompagnée de textes, de poèmes qui vont dans ce sens. Des fous peuplent l’Histoire des larmes, ils pleurent de rire, ce sont d’eux que viennent les larmes et l’expression des corps contraints. Jan Fabre revient à cet état du « corps vivant » où il est question d’émotions à l’état pur car la vie est une histoire de larmes : larmes de souffrance, de joie, de plaisir… Tout le spectacle tend à revenir vers cela, comme s’il s’agissait de se poser la question : « dans quelles sociétés, dans quels temps a-t-on pleuré ? Depuis quand les hommes (et non les femmes) ne pleurent-ils plus ? » ; questions que l’on trouve dans Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes10. L’hystérie collective qui gagne progressivement la scène est là aussi une forme de constante dans l’univers du chorégraphe. L’art est une guerre qui prend la forme d’un combat esthétique lui permettant de dénoncer sans rémission les carcans culturels, religieux et politiques. Il est toujours, d’ailleurs, intéressant de remarquer comme son parti-pris dérange, choque11 et crée les pires réactions (insultes pendant le spectacle, spectateurs quittant sans discrétion la salle) car lorsque le corps est support d’expression il suscite souvent le dégoût et la fureur. À tel point qu’on en vient à se demander si certains détracteurs n’ont pas oublié qu’il y a plus de trente ans cette brèche avait déjà été ouverte dans l’art contemporain par les artistes du Body Art (Michel Journiac, Gina Pane, Marina Abramović, Gunter Brus et bien d’autres…) dont les performances étaient loin d’être consensuelles. Et si la danse 10 Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Editions du Seuil, Paris, 1977, p. 214. Voir aussi sur ce sujet le livre d’Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2001. 11 Voir la réaction du Ministre de la Culture de l’époque, Renaud Donnedieu de Vabres retranscrite dans l’article de Daniel Conrod, « La dérive des incontinents », Télérama, 8 décembre 2004, p. 28. 6 contemporaine a depuis longtemps tissé des liens très forts avec la performance, jusqu’à parfois croiser les « disciplines » comme ce fut le cas pour les danseurs de la Judson Church à New York dans les années 1960, ce rapport au corps comme matériau manipulé ou blessé s’est déplacé avec Jan Fabre dans le champ de la danse contemporaine. Lui, qui connaît par cœur l’histoire de la performance a fait entrer ce « corps-objet » dans l’espace chorégraphique. Les corps crient, pleurent et jouissent et sont montrés dans leur état le plus vulnérable. Jan Fabre exhibe « un monde sans foi ni loi »12 et écrit avec emportement une histoire du corps vivant. Valérie Da Costa est maître de conférences en Histoire de l’art contemporain à l’Université de Strasbourg. Elle est également critique d’art, responsable de la rubrique Arts Visuels de la revue Mouvement et commissaire d’exposition. Pour citer cet article : Da Costa, Valérie. « Quand le corps exulte : manifestation des fluides corporels dans l’espace chorégraphique de Jan Fabre ». Communication réalisée dans le cadre de la journée d’études « Les fluides corporels dans l’art contemporain » organisée à l’INHA, Paris, le 29 juin 2010. Mise à jour le 09 avril 2011. [En ligne]. http:// http://hicsa.univ-paris1.fr [consulté le xx xx xx] 12 Rosita Boisseau, « Jan Fabre dépèce les poncifs d’un monde sans foi ni loi », Le Monde, 25 novembre 2004. 7