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Tiré à part
NodusSciendi.net Volume 9 ième Août 2014
Jeu d’écriture et guerres de sociétés
Volume 9 ième Août 2014
Numéro conduit par
ASSI Diané Véronique
Maître-Assistant à l’Université Félix Houphouët Boigny d’Abidjan
http://www.NodusSciendi.net Titre clé Nodus Sciendi tiré de la norme ISO 3297
ISSN 2308-7676
http://www.NodusSciendi.net
Comité scientifique de Revue
BEGENAT-NEUSCHÄFER, Anne, Professeur des Universités, Université d'Aix-la-chapelle
BLÉDÉ, Logbo, Professeur des Universités, U. Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan
BOA, Thiémélé L. Ramsès, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny
BOHUI, Djédjé Hilaire, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny
DJIMAN, Kasimi, Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny
KONÉ, Amadou, Professeur des Universités, Georgetown University, Washington DC
MADÉBÉ, Georice Berthin, Professeur des Universités, CENAREST-IRSH/UOB
SISSAO, Alain Joseph, Professeur des Universités, INSS/CNRST, Ouagadougou
TRAORÉ, François Bruno, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny
VION-DURY, Juliette, Professeur des Universités, Université Paris XIII
VOISIN, Patrick, Professeur de chaire supérieure en hypokhâgne et khâgne A/L ULM, Pau
WESTPHAL, Bertrand, Professeur des Universités, Université de Limoges
Organisation
Publication / DIANDUÉ Bi Kacou Parfait,
Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan
Rédaction / KONANDRI Affoué Virgine,
Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan
Production / SYLLA Abdoulaye,
Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan
2
SOMMAIRE
1- Profesor Albert DAGO-DADIE, Universidad Félix HOUPHOUËTBOIGNY Abidjan, “ESPAÑA Y ÁFRICA DESDE LOS REYES
CATÓLICOS HASTA LA CONFERENCIA DE BERLÍN”
2- Pr DIALLO Adama, INSS/CNRST, Ouagadougou, « PARTENARIAT
FRANÇAIS/LANGUES LOCALES DANS LA PRATIQUE ET LA
CONVERSATION COURANTE AU BURKINA-FASO »
3- Pr KONKOBO Madeleine, INSS/CNRST, Ouagadougou, « FEMME ET
VIE POLITIQUE AU BURKINA FASO »
4- Dr. KOUASSI Kouamé Brice, Université Félix Houphouët Boigny, «
L’HUMANISME DANS LES MISERABLES DE VICTOR HUGO »
5- DR KOUASSI YAO RAPHAEL, Université Péléforo Gon Coulibaly de
Korhogo, « FORMES ET REPRESENTATIONS DE LA GUERRE DANS
QUELQUES TEXTES LITTERAIRES FRANÇAIS DU VIe AU XXe
SIECLE »
6- Dr TOTI AHIDJE Zahui Gondey, Université Alassane Ouattara
Bouaké, « FONCTION ET SIGNIFICATION DES COMPARAISONS ET
DES METAPHORES DANS LE VIEUX NEGRE ET LA MEDAILLE DE
FERDINAND OYONO »
7- Dr DJANDUE Bi Drombé, Université Félix Houphouët-Boigny
d’Abidjan, « UN LITTEXTO POUR UNE RADIOGRAPGIE DE LA
SOCIETE IVOIRIENNE D’HIER A AUJOURD’HUI »
8- Dr JOHNSON Kouassi Zamina-Université F H Boigny de Cocody,
“DEATH AND THE FEAR OF DEATH: A POSTMODERN READING OF
WHITE NOISE BY DON DELILLO”
3
9- Dr Kossi Souley GBETO, Université de Lomé-Togo, « LA
CITOYENNETE EN PERIL SUR LE RADEAU: UNE REFLEXION
REALISTE D’AYAYI TOGOATA APEDO-AMAH DANS UN CONTINENT
A LA MER! »
10- Dr KAMATE Banhouman, Université Félix Houphouët-Boigny,
« MONOKO-ZOHI: UNE ÉPISATION SPECTACULAIRE DE SIDIKI
BAKABA »
11- Dr Mahboubeh Fahimkalam, Université Azad Islamique-Arak
Branche-Iran, « ROLE DE LA FOI DANS L’EQUANIMITE
DANS EMBRASSE LE VISAGE MIGNON DU SEIGNEUR, ŒUVRE DE
MASTOOR »
12- Dr Luc Kaboré, INSS/CNRST, Ouagadougou, « ANALYSE DES
DISPARITES ENTRE SEXES DANS L’ACCES A L’ENSEIGNEMENT
PRIMAIRE AU BURKINA FASO »
13- Dr. BAMBA MAMADOU UNIVERSITE, ALASSANE OUATTARA DE
BOUAKE, « L’ “ETAT ” EPHEMERE DE L’AZAWAD OU L’ECHEC DES
ISLAMISTES DANS LE NORD DU MALI »
14- Dr Raphaël YEBOU, Université d’Abomey-Calavi - République du
Bénin, « LE MÉCANISME D’EXTENSION DU CHAMP VERBAL EN
SYNTAXE FRANÇAISE : DE LA STRUCTURE NON PRONOMINALE DE
PLAINDRE À LA CONSTRUCTION PRONOMINALE DE SE PLAINDRE »
15- Dr Stevens BROU Gbaley Bernaud, Université Alassane Outtara,
Côte d’Ivoire, « LES ENJEUX DU RATIONALISME SCIENTIFIQUE
DANS L’ÉPISTÉMOLOGIE BACHELARDIENNE »
4
16- Dr ASSI Diané Véronique, Université Félix Houphouët Boigny
d’Abidjan, « LE ROI DE KAHEL DE TIERNO MONENEMBO : UN
ROMAN ENTRE RÉCIT ET HISTOIRE »
17- TAILLY FELIX AUGUSTE ALAIN, Université Félix Houphouët-Boigny Côte d’Ivoire, « FICTION ROMANESQUE, POLEMIQUE RELIGIEUSE
ET NAISSANCE D’UNE PENSEE CRITIQUE DANS LA FRANCE DU
XVIIIe SIECLE »
18- YAPI Kouassi Michel, Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY,
« PROJET CONGA AU PEROU: LES "GARDIENS DES LACS" FACE A
L’OFFENSIVE
MEDIATIQUE
DESTABILISATRICE
DE
LA
MULTINATIONALE NEWMONT-BUENAVENTURA-YANACOCHA »
19- LOKPO Rabé Sylvain, Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY
« L'AFFIRMATION DE L'IDENTITÉ CULTURELLE ALLEMANDE ET
IVOIRIENNE À TRAVERS LE STURM UND DRANG ET LE ZOUGLOU »
20- KOUADIO Kouakou Daniel, Université Félix Houphouët Boigny, «
LE SURNATUREL COMME CATALYSEUR DE L’IMAGINAIRE DANS
EN ATTENDANT LE VOTE DES BÊTES SAUVAGES D’AHMADOU
KOUROUMA »
5
LE ROI DE KAHEL DE TIERNO MONENEMBO : UN ROMAN ENTRE RÉCIT ET HISTOIRE
Dr ASSI Diané Véronique
Maître-Assistant, Université Félix Houphouët Boigny
Le roman africain s’inscrit pour une large part dans la veine d’un roman dont les
rapports avec l’Histoire sont étroits. Selon les générations d’écrivains, le roman
africain francophone pose le problème du genre hybride que constitue le roman
historique. A la fois relation de l’Histoire, en tant que discours sur les faits passés,
mémoire collective mais aussi relation d’une histoire fictionnelle qui peut être aussi
celle de personnages historiques. Il s’agit donc ici d’un genre littéraire qui joue sur au
moins deux tableaux, celui de la vérité historique et celui du « mensonge »
romanesque. C’est ce que nous tenterons d’examiner à travers cette étude du roman
de Tierno Monenembo, Le roi de Kahel qui obtint le prix Renaudot en 2008. Dans
cette histoire qui retrace la vie d’Olivier de Sanderval, un aventurier et explorateur
français de la fin du 19°siècle, s’inscrit de concert, une partie de l’Histoire coloniale du
Fouta- Djalon en Guinée.
Ce roman pose la problématique des rapports entre l’Histoire et la fiction
romanesque, mais aussi dans une certaine mesure repose le problème de la
définition même du roman africain, qui resurgit ici, à travers une subversion du genre
du récit de voyage et peut se lire comme une métaphore ou encore une allégorie du
débat toujours réactualisé notamment par les écrivains de la diaspora africaine: le
roman africain n’est-il finalement qu’un roman comme les autres ? Peut-on parler
d’un roman africain spécifique ?
6
Nous analyserons tout d’abord les rapports entre Histoire et fiction romanesque dans
le roman africain francophone puis nous examinerons le récit Le roi de Kahel à travers
la construction du personnage d’Olivier de Sanderval , puis la notion de focalisation
du récit .Nous soulignerons ainsi un aspect du texte qui nous a semblé intéressant à
savoir le système de parenté à plaisanterie qui s’inscrit comme élément du point de
vue.
LES RAPPORTS ENTRE HISTOIRE ET FICTION DANS LE ROMAN
Le roman africain francophone des premières générations qui couvre la période du
début du 20° siècle, avait comme toile de fond, la période coloniale en tant que
spectre inclusif de tous les paramètres de la société coloniale de l’Afrique d’alors.
L’Histoire en tant que discours, relation de faits passés, y apparaissait en tant que
contexte socio-politique de la société intégrant ses divers éléments dans le tissu
romanesque. Les caractéristiques de l’inscription de l’Histoire dans les romans de
cette période portent sur les catégories narratives du genre à savoir les personnages,
l’espace, le temps mais aussi le point de vue ou encore la focalisation. Le fait majeur
est alors le manichéisme de la posture narrative qui campe les personnages et les
autres catégories narratives selon un schéma binaire : bien/mal, haut/bas, blanc/noir
et autres oppositions primordiales notamment celle du colonisateur par rapport au
colonisé , exploiteur/exploité…
Durant cette période qui couvre l’époque des grands classiques de la littérature
africaine, l’Histoire intègre le roman de manière globale : elle est essentiellement la
période historique dans laquelle se déroule le récit et constitue un hypotexte plein.
Le choc des cultures à ce niveau est manifeste.
La seconde génération du roman africain s’attache à explorer l’échec des dirigeants
africains post- indépendance, il traduit aussi l’intense et pathétique déception des
intellectuels africains que l’on retrouve justement dans les romans de Tierno
Monénembo, Les crapauds-brousse (1979) ou encore Les Ecailles du ciel (1986).
Dans ces récits romanesques, l’Histoire reste une toile de fond en ce que la période
historique d’après les indépendances des années 1960 est examinée notamment à
travers les dictatures militaires ou les partis uniques qui façonnent l’Histoire de
l’Afrique d’alors et permettent de camper les personnages figurant les archétypes de
la littérature narrative de cette période. Des séquences historiques bien précises et
contemporaines s’inscrivent dans le tissu romanesque 1. On ne nomme pas encore
1
Amadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Tierno Monenembo, Les écailles du
ciel, Sony Labou Tansi, La vie et demie s’inscrivent dans cette veine.voir aussi Diandue bi Kacou P.
7
directement les protagonistes qui apparaissent le plus souvent dans un univers
carnavalesque 2 mais déjà les prémisses de ce qui deviendra une accusation directe de
l’Histoire se font jour.
La dernière décennie du 20°siècle va voir s’ouvrir de nouveaux « territoires » pour le
roman africain francophone : déterritorialisation, transculturalité, mais aussi tous les
thèmes de ce qu’il est convenu désormais de nommer la littérature postcoloniale à
savoir : l’identité, l’hybridité, l’altérité, l’ethnicité, l’impérialisme. 3
Selon Paul Ricœur dans Histoire et vérité « L’histoire est donc une des manières dont
les hommes répètent leur appartenance à la même humanité ; elle est un secteur de
la communication des consciences, un secteur scindé par l’étape méthodologique de
la trace et du document, dont un secteur distinct du dialogue où l’autre « répond »,
mais non un secteur entièrement scindé de l’intersubjectivité totale, laquelle reste
toujours ouverte et en débat. »
Le roi de Kahel couvre une période cruciale et un tournant dans l’histoire du continent
africain. Que serait devenu le « royaume » de Sanderval si les autorités françaises
avaient accédé à ses désirs ?
Les Européens sont longtemps restés aux frontières de l’Afrique, sur les côtes, ne
s’aventurant pas à l’intérieur des terres, sauf quelques aventuriers audacieux tel René
Caillé. C’est à la fin du 19eme siècle qu’ils s’engagent dans la conquête territoriale du
continent .Durant la conférence de Berlin en 1884, les puissances occidentales se
« partagent » le continent et au début du 20eme siècle, seuls l’Ethiopie, le Maroc et le
Libéria échappent à leur contrôle. De nombreux facteurs liés aux avancées
techniques et au contexte économique de l’époque expliquent cette nouvelle étape
des relations Europe-Afrique au tournant des années 1880 : le développement de la
médecine, l’industrialisation de l’Europe et les besoins en matières premières dont
l’Afrique deviendra un fournisseur.
C’est de cette période qu’il est question dans Le roi de Kahel et les références
historiques sont précises :
Histoire et fiction dans la production romanesque d’Ahmadou Kourouma, Thèse Mars 2003, Université
de Limoges
2
Dans la théorie littéraire et la critique issue du cercle de Bakhtine, on parle de carnavalisation lorsqu’il
y a subversion, rupture, inversion du monde dans le récit.
3
Voir le texte des postcolonial studies, Edward Saïd, L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Paris,
Seuil, 1980 ;
8
« Je vous ferai une lettre de recommandation auprès du nouveau président de la
Société de Géographie.Il s’appelle … Ferdinand de Lesseps. Connaissez-vous le
maréchal Cloué ? (…) c’est le nouveau ministre de la Marine. » (p.156).
Apparaissent aussi tout au long du récit des hommes politiques et administrateurs
coloniaux tels Gambetta, Faidherbe qui appartiennent aux heures difficiles de la
conquête coloniale.
Tierno Monenembo, auteur majeur de la seconde génération va s’engouffrer dans
cette voie de l’inscription de l’histoire référentielle en activant de nouvelles voies
narratives et en faisant évoluer le traitement de l’Histoire africaine dans le genre
romanesque.
Déjà en 1995 avec Pelourhino, il évoque un rapport Sud-Sud entre le continent africain
et le continent sud-américain à travers le traitement de la période historique qui mit
en contact direct les deux espaces géographiques à partir de la Traite négrière et
l’esclavage. Dans ce roman, il raconte le parcours d’un personnage qui se rend à
Salvador de Bahia au Brésil, pour retrouver ses « cousins », descendants d’esclaves
déportés d’Afrique. Dans le quartier historique de Pelourhino (en portugais, le mât de
potence), il se trouve là, à l’endroit où l’une des tragédies de l’Histoire du continent
africain s’est jouée.
Avec l’Aîné des orphelins en 2000, c’est un fait majeur de l’Histoire contemporaine
immédiate, le génocide rwandais de 1994 qu’il intègre à son écriture. A travers
l’histoire d’un protagoniste enfant, victime de cette tragédie historique 4,du nom de
Faustin Nsenghimana, un gamin de 15 ans. Rescapé miraculé d’une fusillade publique
qui a eu lieu dans une église au Rwanda, il est lui-même condamné à mort pour crime
trois ans après avoir vécu le génocide. Plutôt que de décrire les morts et les
exactions, Tierno Monenembo nous donne à lire les conséquences de ces tueries
dans les consciences des survivants, notamment celles des adolescents, qui après
avoir vécu l’indicible, versent sans le vouloir dans le cynisme pur.
Mais c’est avec deux autres titres, Peuls en 2004 et Le roi de Kahel en 2008 que le
traitement de l’Histoire à partir, d’un côté de la tradition orale, de l’autre, d’archives
écrites et d’enquêtes, à la manière des naturalistes français, tels Emile Zola 5, va
4
Ce roman s’inscrit dans le cadre de l’opération « Ecrire par devoir de mémoire », pilotée par
l’association Fest’Africa et la Fondation de France après le génocide de 1994.
5
Le naturalisme en littérature, a été surtout expérimenté par Emile Zola au 19°siècle ; dans ses
romans, il s’attache à donner au récit un statut presque documentaire ; le romancier est fait d’un
observateur et d’un expérimentateur.
9
constituer une mise en discours de la matière historique
postcoloniale de l’Histoire africaine.
pour une lecture
Le terme postcolonial sera entendu ici en comprenant le préfixe post comme « audelà » et non comme « après » ; c’est-à-dire la définition telle que comprise par les
théories postcoloniales et poststructuralistes telle la théorie de l’hybridité d’Homi
Bhabha. Cette définition du concept s’attèle à sortir du modèle colonial de
représentation de l’Autre en déconstruisant les structures de pensée et les logiques
héritées de la domination coloniale .Il s’agit de récuser les logiques et rhétoriques
oppositionnelles en privilégiant le mouvement, le dépassement et la rupture 6.
Cette posture qui est celle qui détermine dans une large mesure les nouveaux
« territoires » du roman africain francophone, s’inscrit dans une transculturalité7 qui
permet d’inscrire une autre vision de l’Histoire dans le roman africain du 21°siècle,
celle qui permet au narrateur du roi de Kahel de dépasser le manichéisme des
premiers récits pour tenter d’écrire le récit de personnages pris dans les filets de
l’Histoire, Peuls et Français, faisant peser sur eux un regard souvent ironique et
acerbe qui laisse deviner les zones d’ombre comme les zones de lumière des uns et
des autres.
L’Histoire des Peuls du Fouta Djalon depuis les origines constitue la mat ière première
du récit, l’histoire ici prise comme relation des faits de mémoire, redonnant à la
tradition orale la place qui lui revient. Dans ce roman, apparaît un personnage blanc
subsidiaire, qui deviendra le personnage principal du roi de Kahel. Peuls peut donc
être considéré comme l’un des hypotextes de ce roman en sus des documents
d’archives consultés par le romancier.
Dans ce récit qui évoque la période coloniale, Tierno Monenembo raconte la vie d’un
aventurier et explorateur français Aimé Olivier de Sanderval (1840-1919) qui a donné
son nom à un quartier de Conakry en Guinée, le Sandervalia où d’ailleurs sa maison
reste visible.
Dans un élément du paratexte, les choses sont clarifiées :
« Ceci n’est pas une biographie, mais un roman librement inspiré de la vie d’Olivier de
Sanderval. ».
6
Bhabha Homi, les lieux de culture, Payot, 2007 et Moura Jean marc, Littératures francophones et
théorie postcoloniale, PUF, 1999.
7
La transculturalité est comprise comme la relation qu’une culture entretient avec d’autres cultures
sans que l’une soit dominante par rapport à l’autre ; il s’agit de repenser les notions de centre et de
périphérie.
10
Le romancier se place donc derechef dans le domaine de la fiction ; il ne s’agit pas de
coller strictement à la réalité mais bien de rendre une vision de l’histoire de
Sanderval.
Au passage, cependant,l’auteur remercie les archives départementales de la ville de
Caen en France et l’historien Djibril Tamsir Niane, auteur de Soundjata ou l’épopée
mandingue qui fut aussi son proviseur de lycée et qui lui aurait « donné l’idée
d’écrire ce livre ».A ce moment, notre romancier fait montre d’une volonté de
référentialité. Il s’agit alors de se pencher tout de même sur les fondements
historiques référentiels de l’histoire de son personnage ; nous sommes alors en
pleine interdiscursivité 8.
La littérature coloniale 9 véhicule un certain nombre de poncifs qui permettent de
mieux comprendre aujourd’hui une mentalité qui a imprégné de sa vision les
rapports entre les races et peuples durant cette période. Joseph Ki-Zerbo nous le
rappelle dans son introduction à sa monumentale Histoire de l’Afrique noire .10
Les relations entre cette histoire coloniale et le récit romanesque sont avérées et ce,
depuis les débuts de l’histoire littéraire africaine, comme nous le soulignions plus
haut. On reprochera ainsi à un auteur comme Camara Laye dans L’enfant noir de
n’avoir pas façonné son récit à l’aune d’un certain discours idéologique 11.
Justement l’intérêt littéraire de ce roman d’un nouveau genre réside dans ce fait
insolite dans le roman africain francophone 12 un personnage blanc comme
personnage principal, traité « sur le fil du rasoir » car pouvant toujours faire basculer
l’idéologie du roman au détour d’une méprise qui se reporterait immanquablement
sur des soupçons concernant le romancier lui-même. Ainsi la construction du
personnage va se constituer sur le mode interdiscursif entre l’histoire « réelle » et la
fiction romanesque.
LE PERSONNAGE D’OLIVIER DE SANDERVAL
Olivier de Sanderval, personnage historique haut en couleurs, est né à Lyon en France
en 1840. Les éléments biographiques que l’on possède sur lui indiquent qu’il se
passionne dès l’enfance pour les récits de voyage à Tombouctou de l’explorateur
8
Comme pour l’intertextualité, l’interdiscursivité est le rapport entre un discours et un autre discours.
Roland Lebel, Histoire de la littérature coloniale en France, Paris, Larose, 1931
10
Ki-Zerbo Joseph, Histoire de l’Afrique noire, Paris, 1972
11
Kesteloot L., Histoire de la littérature négro-africaine, Karthala-AUF, 2001.
12
Mis à part Le regard du roi de Camara Laye, avec toutes les supputations entourant l’écriture de ce
roman.
9
11
René Caillé au 19° siècle. Plus tard, il est élève de l’Ecole Centrale des arts et
manufactures et est l’inventeur de la roue à rayons puis fondateur de la t oute
première Compagnie parisienne des vélocipèdes. Il sera l’un des premiers blancs à se
rendre à la Cour de l’Almamy du royaume théocratique peul du Fouta- Djalon ; en
effet, entre 1880 et 1919, il effectuera cinq séjours dans la région et décrira, dans ses
carnets de voyages, la civilisation peule, carnets dont des extraits seront repris dans
certains journaux français de l’époque et auront un certain succès. Il mourra en 1919.
Il semble ouvrir un dialogue d’égal à égal avec l’élite peule, ce qui était s uffisamment
rare à l’époque coloniale, pour le souligner. Cette élite lui confère le titre de « roi » en
lui cédant des terres sur le plateau de Kahel en Guinée, terres qu’il va tenter de
mettre en valeur. C’est justement cet aspect singulier de sa vie qui offre la matière
du roman Le roi de Kahel. Il rêve de faire traverser le pays par un chemin de fer et est
appuyé en cela par un autre colonial de l’époque, le général Faidherbe 13.
Tierno Monenembo après Peuls paru en 2004, s’intéresse donc à une partie de
l’Histoire de la Guinée coloniale à travers ce personnage Olivier de Sanderval qui est
un élément hypotextuel de Peuls. Le romancier procède par enquête auprès des
archives historiques mais aussi auprès des descendants de Sanderval. A travers les
portraits sans concession et la peinture décomplexée des ressentis des uns et des
autres, l’auteur revisite une part de l’histoire coloniale à partir d’une posture littéraire
postcoloniale.
La relation entre le discours historique et le récit romanesque dans Le roi de Kahel
met en parallèle une histoire individuelle, celle du personnage principal avec
l’Histoire de l’Afrique de l’Ouest spécialement la Guinée à la fin du 19° siècle, en pleine
période de conquêtes coloniales.
La première partie du récit relate le départ de Sanderval pour l’Afrique jusqu’à son
retour, dix mois après ; c’est la période de découverte du pays visité et d’approche de
la société peule à laquelle a affaire notre personnage principal ; c’est aussi l’occasion
pour le narrateur de camper des portraits ironiques de Peuls et de colons blancs. La
seconde partie évoque son retour en France et ses démarches auprès des différentes
autorités et administrations pour expliquer ses projets et obtenir de l’aide, ce qui se
13
La bibliographie de ce personnage comprend des ouvrages sur le Fouta-Djalon dont :
1882 De l’Atlantique au Niger par le Fouta- Djalon, carnet de voyage ;
1893 Soudan français : Kahel, carnet de voyage ;
1899 Conquête du Foutah- Djalon aux éditions Augustin Challamel à Paris (238 p, 200 photos)
12
soldera par un échec. Quant à la troisième partie, il s’agit de son retour au FoutaDjalon et d’un va-et-vient entre la France et la Guinée qui aura raison de ses dernières
illusions. L’épilogue le montre, vieux et malade, et se termine par l’annonce de sa
mort en 1919 « entre un entrefilet annonçant le suicide d’un désespéré et un autre
relatant la motion de l’abbé Lutoslavski devant la Diète » (Le roi de Kahel, p.335).
Nous analyserons le personnage d’Olivier de Sanderval en nous appuyant sur le
modèle d’analyse sémiologique de Phillipe Hamon, c’est-à-dire le personnage comme
signe à travers son être et son faire. 14
Sanderval est un personnage historique, référentiel dont le patronyme semble le
désigner comme noble bien qu’il soit en fait un grand bourgeois.Ce n’est que bien
plus tard qu’il sera fait vicomte de Sanderval par le roi Louis Ier du Portugal.
Dès l’enfance, le sort en est jeté « il serait explorateur, c’est-à-dire poète et savant par
la même occasion » (p.18), les dénominations abondent qui anticipent son parcours
ultérieur : « à huit ans, c’était clair (…) il serait le souverain des sauvages » (p.19),
« notre futur roi d’Afrique » (p.47). Ce discours du récit établi sur le mode du discours
indirect libre postule que le narrateur se positionne par rapport à une documentation
qui reprend les souvenirs d’enfance du personnage rapportés des archives et de ses
carnets.
Ses rêves de grandeur ne faiblissent pas :
« C’était Moïse sur le mont Sinaï, Alexandre le Grand débouchant sur l’Indus, César
savourant sa victoire dans les plaines fumantes d’Alésia ! » (p.84) .
Il devient même une légende « la légende de l’homme-aux-gants-blancs » (p.189),
« notre nouveau René Caillé » (p.241).
Mais aussi dans cet entre-deux 15 qui caractérise le récit et le personnage principal, il
est « Yémé Wéliyéyé Sandarawalia » comme l’ont nommé les Peuls et l’Almamy n’est
pas en reste qui « fait de cet homme un Peul et un seigneur » (p.217).
Son portrait physique montre :
« Une silhouette virile, son nez droit et ses yeux gris noyés dans une douce lumière
blanche plaisait aux femmes. Son regard perçant, son front haut – légèrement
dégarni à gauche et barré d’une longue mèche à droite- , sa barbe noire toujours
14
15
Hamon Phillipe, Poétique du récit, « pour une analyse sémiologique du personnage », Seuil, 1977.
Voir Sibony Daniel, Entre-deux, l’origine en partage, Seuil, 2003.
13
finement taillée impressionnaient même ses adversaires (…) il avait bien la gueule de
son époque. On s’imaginait Jules Verne, ou alors Victor Hugo. » (p.45).
Il est toujours flanqué de gants blancs, d’une ombrelle et d’un mouchoir de poche ; ce
qui n’est pas forcément un accoutrement très viril ; cependant sa personnalité révèle
un caractère presque prométhéen. 16
Son rôle thématique est bien celui de l’explorateur qui comme nous l’avons vu plus
avant, semble avoir été programmé depuis l’enfance. Il crée ainsi les conditions pour
poursuivre ses rêves d’enfant et finir par ressembler à l’un de ses modèles,
l’explorateur René Caillé.
Les mythes coloniaux fécondent l’imaginaire du personnage-héros de Sanderval ainsi
René Caillé et la ville mythique de Tombouctou. René Caillé (1799-1838) est connu
comme le premier français à avoir pénétré dans la ville de Tombouctou, ville
mythique s’il en est, auréolée de sa notoriété intellectuelle, de son université et de
ses nombreuses bibliothèques.
Le récit de Caillé publié en 1830 a été réédité aux éditions de La Découverte en 2008 ;
il est tiré de la version originale du journal intitulé « Journal de voyage à Tombouctou
et à Jenné ». Ce récit paru en deux tomes réunit un ensemble d’observations faites
par l’explorateur de 1824 à 1828 dans la région de Tombouctou et de Djenné.
L’auteur, déguisé en arabe, converti à l’islam et le pratiquant scrupuleusement, est
allé à la rencontre des populations de la région ; son histoire est désormais entrée
dans la légende et ce tableau des sociétés de l’époque permet de déconstruire le
mythe de l’aventurier conquérant. C’est ce récit qui influencera profondément le
personnage de Sanderval.
LA DÉCONSTRUCTION DU MYTHE DE L’AVENTURIER CONQUÉRANT
Cette déconstruction est ainsi un des éléments-clés dans la lecture de l’Histoire que
propose le roman de Monenembo. Selon Jacques Derrida, la déconstruction peut
être comprise comme une inaccessibilité à une unité de sens 17 ; ainsi le philosophe
élabore une théorie de la déconstruction (du discours, donc suivant sa conception du
monde), qui remet en cause le fixisme de la structure pour proposer une absence de
structure, de sens univoque ; la relation directe entre signifiant et signifié ne tient
plus et s’opèrent alors des glissements de sens infinis d’un signifiant à un autre.
16
.Prométhée appartient à la mythologie grecque qui veut que ce Titan ait été puni par le dieu Zeus
pour avoir donné le feu aux hommes.
17
Derrida Jacques, Grammatologie, Ed.de Minuit, 1997.
14
Ce qui nous intéressera ici, au-delà de la déconstruction du discours colonial non pas
à partir d’un personnage africain mais européen, c’est bien la posture postcoloniale
qui permet de faire prendre en charge par le colon lui-même un discours qui contredit
le discours officiel de suprématie européenne et remet en question les rapports de
force dans certaines régions de l’Afrique.
Le rêve de « chemin de fer » de Sanderval est l’objet de sa mission telle que comprise
par la mentalité « civilisatrice » de l’époque. Ne dit-il pas « nous civiliserons les tribus
d’Afrique avec le chemin de fer » (p.35). Ce registre du ferroviaire incarne la volonté
de Sanderval d’occuper et de maîtriser l’espace tout en développant la région en la
reliant d’un point à un autre.
En ce sens, Sanderval se positionne dans l’entre-deux du projet colonial, comme le lui
fait savoir Ballay :
« Vous êtes un mythomane doublé d’un emmerdeur, Sanderval ! Tant que vous serez
là, je ne réussirais pas ma colonie. Que vous le vouliez ou non, il faudra que vous
partiez ! » (p.320)
Ainsi, Sanderval ne se présente pas comme le conquérant ayant les peuples soumis à
ses pieds ; son parcours le montre en proie aux méprises, aux emprisonnements par
les Peuls mais aussi à la maladie et à la mort qui rôde tout au long du récit. Du côté
peul comme du côté français, il est parfois combattu et est perçu comme à la lisière
des deux univers.
L’interdiscursivité apparaît donc ici entre le texte de l’Histoire tel que consigné dans
les archives et la mémoire des hommes (en sus des carnets de Sanderval) et par
rapport à la fiction narrative qui plante le décor du discours littéraire.
LE NARRATEUR : LA VOIX DU RÉCIT
Nous analyserons ici le traitement de la narration dans ce roman à travers celui du
point de vue (focalisation), des modes de la représentation narrative et de
l’inscription du hors-texte à savoir dans ce cas de figure, les empreintes de l’Histoire.
Par focalisation, nous entendons répondre à la question « qui perçoit ? », la
focalisation est donc « la restriction de champ – ou plus précisément, la sélection de
l’information narrative - que s’impose un récit en choisissant de présenter l’histoire à
15
partir d’un point de vue particulier 18 ». On distingue ainsi trois types de focalisation :
la focalisation zéro, la focalisation interne et la focalisation externe.
La focalisation zéro est le point de vue du narrateur omniscient qui organise le récit ;
en effet dans ce type de focalisation, le récit n’est focalisé sur aucun personnage, le
narrateur ne pratique aucune restriction de champ et n’a pas à sélectionner
l’information qu’il délivre au lecteur, il peut à loisir pénétrer aussi dans l’intériorité de
chaque personnage.
La focalisation interne est celle où le narrateur adapte son récit au point de vue d’un
personnage ; il y a donc ici restriction de champ et sélection de l’information. Le
narrateur ne transmet au lecteur que le savoir autorisé par la situation du
personnage ; dans Le roi de Kahel, nous verrons en quoi ce type de focalisation
permet au narrateur d’inscrire l’Histoire dans le texte en lui donnant une connotation
toute particulière. En effet, l’effet habituel de la focalisation interne est une
identification au personnage dans la perspective duquel l’histoire est présentée.
La focalisation externe est comprise comme telle lorsque l’histoire est racontée
d’une façon neutre comme si le récit n’était vu que de l’extérieur, le narrateur sait
alors moins de choses que le personnage lui-même. Il ne saisit que l’aspect extérieur
des êtres et des évènements ; la restriction de champ et la sélection de l’information
sont donc plus poussées qu’en focalisation interne.
On constate donc que le jeu sur les focalisations autorise, toutes sortes d’effets de
lecture. L’Histoire même en tant que discours relevant des faits n’échappe pas
toujours à cet effet de lecture et l’interdiscursivité présente dans le roman que nous
avons choisi ne manque pas de nous rappeler ce fait. En effet, le texte oscille à de
nombreux endroits entre narration hétérodiégétique (c’est-à-dire hors de l’histoire
racontée), inscription de documents propres au personnage notamment ses
« carnets » . Paul Ricoeur dans Histoire et vérité (1955) souligne que « L’Histoire est
donc une des manières dont les hommes « répètent » leur appartenance à la même
humanité ; elle est un secteur de la communication des consciences, un secteur
scindé par l’étape méthodologique de la trace et du document, dont un secteur
distinct du dialogue où l’autre « répond », mais non un secteur entièrement scindé de
l’intersubjectivité totale, laquelle reste toujours ouverte et en débat. » .
Gérard Genette (Figures I) a bien établi la distinction entre le récit (discours oral ou
écrit qui présente une intrigue), l’histoire (l’objet du récit, ce qu’il raconte) et la
18
Vincent Jouve, Poétique du roman, Armand Colin, 2007
16
narration (acte producteur du récit, qui comme tel, prend en charge les choix
techniques comme le rythme du récit ou l’ordre dans lequel l’histoire est racontée).
Dans Le roi de Kahel, le narrateur en tant qu’instance fictive est au départ
hétérodiégétique, c’est-à-dire qu’il est extérieur au récit, cependant à travers
certaines caractéristiques et insistances, on peut deviner une connaissance
approfondie des Peuls, qu’il ne présente pratiquement jamais sous l’angle du colonisé
soumis ou docile :
« Le Fouta tout entier le regardait s’enfoncer à l’intérieur des terres…On montrait du
doigt son casque, ses bottes ferrées, son inséparable ombrelle…Wallâhi, cet homme
semblait bizarre ! Bizarre de manger avec des morceaux de métal au lieu de faire
comme tout le monde : à la main ! … Aïe, parents, aïe !!... Bizarre avec son casque,
bizarre sans son casque. Bizarre d’être blanc …bizarre de ne pas bien comprendre le
peul, bizarre sous le soleil, bizarre dans la brousse… » (Kahel, p.77).
Les personnages peuls masculins ou féminins, dirigeants ou simple homme du peuple
apparaissent toujours dans une posture digne et fière, en position de suprématie, le
soumis ici n’étant pas celui qu’on croit ainsi l’épisode cocasse et tragique à la fois
du « diable » où de Sanderval rencontre le personnage de Moutet,
« un farfelu qui s’était mis dans la tête d’aller apprendre la viticulture aux Peuls.
Apprendre la viticulture à des Nègres mahométans ! Je croyais qu’il était la pire
espèce sur laquelle je pouvais tomber. Et maintenant vous voilà, vous ! » lui lance le
capitaine Dehous (p.42).
Le narrateur est donc un narrateur hétérodiégétique mais dont le mode de
représentation narrative choisit parfois la focalisation interne notamment en ce qui
concerne le personnage principal. Le blanc est vu de l'intérieur avec ses pensées les
moins avouables:
" tous les Nègres de la terre avec ou sans balafres, avec ou sans turban, avec ou sans
os au travers du nez .Arrachés à leur jungle et à leurs ténébreuses pensées, ces
sauvages » (p.85) ou encore « Vous qui avez vu ces Nègres de près, pensez-vous qu’il
soit possible de les sortir de la jungle où la génétique les a emmurés ? » (p.155).
L’histoire est bien celle d’un colonisateur avide de nouvelles découvertes, sûr de son
bon droit et qui incarne la mentalité conquérante et impérialiste du colonial de
l’époque même si son esprit le porte plus vers les aspects de développement que
vers les aspects guerriers caractéristiques de la période de conquête coloniale.
17
D’ailleurs les noms des militaires abondent dans le texte, Faidherbe, Gallieni,
Archinard.
Olivier de Sanderval semble chercher à négocier avec ses adversaires, tenant toujours
son rêve à bout de bras ; c’est ce rêve, « faire du Fouta-Djalon une nouvelle nation, la
première nation de Noirs et de Blancs, l’Empire du Soudan, illimité… » (p.35) qui le
porte et qui porte son corps meurtri par les miasmes et les maladies tout au long du
récit. La mort rôde, on est en plein discours exotique 19 ; Pierre Loti et son roman Le
roman d’un spahi, avec sa cohorte de préjugés et de poncifs de la littérature coloniale
n’est jamais bien loin. 20
Nous avons plus haut évoqué le narrateur hétérodiégétique, nous voudrions ici
examiner la narration homodiégétique à travers le mode de représentation narrative
de la focalisation interne. Ainsi le narrateur ne fait pas que raconter l’histoire de ce
colon, il entre dans ses pensées à travers ses carnets mais aussi ce procédé littéraire
de la focalisation interne. Les exemples sont nombreux :
p.24 « Ici, tout est soleil, tout est joie », p.27 « là-bas qu’à cela ne tienne, au FoutaDjalon, il devait rester une caverne, une termitière ,un monticule, un sous-bois où
l’homme blanc n’avait jamais mis les pieds ( … ) une terre vierge attendait
patiemment qu’il grandisse pour se prosterner devant lui. », p.35 « mon rêve est de
fonder une nouvelle nation, la première nation de Noirs et de Blancs, l’empire du
Soudan, illimité… ».
Dans le récit, les carnets de voyage du personnage de Sanderval permettent au
narrateur de se plonger dans les pensées secrètes du personnage à travers un
discours quasi-direct. Cest bien le personnage de Sanderval qui perçoit les choses.
Son « être » apparaît alors à travers un discours qui souligne les tendances
impérialistes du projet du roi « autoproclamé ».Car la mentalité colonialiste du
19°siècle est bien présente dans ces discours plus ou moins avouables des colons
dans le récit et qui ne sont justement pas pris en charge par le narrateur
hétérodiégétique à focalisation zéro .Cela permet de conforter la posture
postcoloniale (au sens où nous l’entendons dans ce travail) de l’auteur qui revisite la
thématique du récit de voyage.
19
L’exotisme en littérature en France au 19°siècle traite de sujets, de thèmes étrangers, notamment en
ce qui concerne l’espace ; les thèmes typiques sont l’île, l’Orient, l’Afrique.
20
Fanoudh-Siefer L. Le mythe du nègre et de l’Afrique noire dans la littérature française (de 1800 à la
2eme guerre mondiale), Klicksieck, 1968.
18
Le récit de voyage selon la définition du genre permet d’établir qu’il s’agit du récit
d’une aventure, d’une période de vie dans un espace donné. Roland Lebel dans son
étude sur la littérature coloniale, donne au mot « littérature » une extension
maximale en y incluant reportage, récits de voyage, ouvrages techniques et
documentaires aussi bien que fictions.
Ainsi il distingue trois phases du développement littéraire du récit de voyage qui
correspondent à trois étapes de la conquête coloniale : une première période
d’exploration et d’occupation effective à laquelle correspondra une littérature de
découverte et de conquête, représentée par des récits de voyage, des comptesrendus de mission, des notes de route, des carnets de campagne et de reportage ;
une deuxième période concerne « la reconnaissance méthodique et d’organisation,
qui donnera naissance à une littérature technique et documentaire » c’est-à-dire des
spécialistes et des savants et en troisième lieu « une littérature touristique et une
littérature d’imagination » (Lebel, 1931, p.76 ).
Le terme « voyage » évoque dans l’expression du genre, la double fonction narrative
et descriptive puisque l’on raconte au cours du voyage, une aventure où l’on décrit
les choses observées. Ainsi de Sanderval note, commente, donne ses impressions,
trace le portrait de tel ou tel personnage ou encore décrit les paysages.
Il s’agit donc bien d’ « un genre composé d’autres genres, aussi bien qu’un genre qui
a contribué de manière importante à la genèse du roman moderne et au renouveau
de l’autobiographie 21. »
UN ÉLÉMENT DE LA TRADITION AFRICAINE : LA PARENTÉ À PLAISANTERIE
Un autre élément appartenant celui-là à la tradition, l’invective, est une des grandes
jubilations du roman ; on le retrouve dans Peuls et cet aspect évoque la parenté à
plaisanterie qui se retrouve d’une autre manière dans Le roi de Kahel :
« Tout est compliqué chez nous, Yémé, c’est pour cela que nous sommes des Peuls ! »
« elle lui expliqua les mille et une manières d’aborder cette race peule, réputée rusée,
méfiante, fanatique et perfide, toujours sur ses gardes, jamais vraiment amie. » (p.51)
« Fouta – Djalon, mauvais, mauvais ! Peuls batârds ! … Peuls, enfants de la traîtrise
dont la lance est tordue ! Pendant la nuit, ils dorment pendant que leur main gauche
ne dort pas. S’ils possèdent la beauté, le bon caractère leur est interdit… Peuls
bâtards ! Peuls bâtards, bâtards ! Tu connais le Peul, toi ? Hein, tu ne connais pas ? …
21
Pasquali Adrien, Le tour des horizons, Klincksieck, 1994.
19
Alors, prends l’énigme, couds-la dans la peau du chat, donne-la au boa puis donne le
boa au crocodile. Maintenant, enfouis le crocodile sous la cendre par une nuit de
brouillard, tu as obtenu le Peul ! » (p. 37-38).
Cette forme de l’invective typique de la « parenté à plaisanterie » et qui consiste à
proférer des paroles violentes, injurieuses contre un allié sans que cela puisse porter
à conséquence est une forme de catharsis connue en Afrique pour désamorcer des
situations tout en employant tout de même une certaine violence, qui est contenue
par le pacte entre les parents à plaisanterie ; dans le cas de figure entre les Peuls et
les Sérères.
Dans le récit, cette forme de discours se retrouve ainsi dans les dires de Mâ- Yacine :
« Vous ne connaissez donc pas les coutumes de France, Peuls de brousse stupides et
bornés ?
Mâ-Yacine venait de parler : sérère, il avait le droit d’insulter les Peuls au nom de
l’ancestrale coutume de la parenté à plaisanterie. » (p.56)
Ainsi un aspect sociologique de la tradition apparaît donc ici, teintant le récit d’un
« point de vue » qui n’a plus rien à voir avec le style classique, très fin de siècle du
récit du narrateur du roi de Kahel.
CONCLUSION
Le roi de Kahel est donc un récit de l’entre deux genres, l’Histoire et le récit
romanesque ; il est aussi un entre-deux au niveau du personnage principal et un
entre-deux au plan de l’énonciation. Entre deux genres car il simule à la fois un récit
de voyage et un roman historique ; entre deux personnages car de Sanderval est à la
fois un explorateur, un colon sûr de son bon droit et un Peul ayant intégré un certain
nombre de traits culturels exogènes à sa culture première. De là naît une perspective
singulière dans le texte qui le met en conflit avec ses propres compatriotes.
Entre deux au plan de l’énonciation car l’auteur du roi de Kahel est africain, son
narrateur cependant semble écrire comme un naturaliste de la fin du 19°siècle
français, en reprenant les codes du genre.
Alors roman historique ? Roman africain ? Roman tout court ? Le roi de Kahel est tout
cela à la fois .Sa posture postcoloniale provient de ce que Monenembo brouille les
codes ; il écrit dans une langue française classique un récit qui aurait pu être écrit par
un auteur européen sans que l’on fasse allusion à son origine culturelle, seule
20
différence cette utilisation de la parenté à plaisanterie qui rappelle son roman Peuls
et qui donne un cachet particulier au texte.
Au-delà de la posture de l’écrivain colonial, de celui de la seconde génération ou de la
postcolonie, Tierno Monenembo semble prouver que l’écriture du roman est bien
celle d’un écrivain qui peut prendre toutes les libertés et rendre compte d’une
littérarité non inféodée à une culture singulière mais bien à une culture de la diversité
. Résolument postcoloniale
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