Antimondes : Géographies sociales de l`invisible Introduction

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Antimondes : Géographies sociales de l`invisible Introduction
Antimondes : Géographies sociales de l’invisible
Introduction
Myriam Houssay-Holzschuch1
La réalité sociale que nous étudions se déploie entre la règle et l’écart, et l’un des
choix que nous sommes amenés à faire est celui entre l’étude du « normal », du majoritaire,
du centre, ou celui de l’ « anormal » /anomal, de l’exceptionnel, de la marge. Ceux des
analystes du social qui ont fait le second choix nous ont montré l’intérêt heuristique des objets
et situations-limites. Des disciplines voisines de la géographie ont établi la richesse de ces
études : si l’anthropologie a fait de la « marge » non occidentale son terrain initial de
prédilection, la sociologie sous l’impulsion durkheimienne a montré la voie dans ce domaine
dès l’école de Chicago et pour longtemps (Thrasher, 1927 ; Bourgois, 1995). Plus récemment,
David El Kenz (2005 : 388) a proposé une histoire du massacre à travers les siècles,
soulignant à quel point l’événement paroxystique était resté impensé, alors qu’il constitue un
formidable prisme pour comprendre un système sociopolitique. Les géographes ont, quant à
eux, prouvé la fécondité des analyses d’objets et de moments anomaux , comme l’« île » (voir
Cruse), des marges territoriales (Antheaume et Giraut, 2002), des crises et des transitions
(Brunet & Rey, 1996), pour n’en citer que quelques-uns. Malgré tout, la géographie française
reste relativement timide – surtout si on la compare aux géographies anglo-saxonnes inspirées
par les travaux de David Harvey (cf. par exemple Cresswell, 1996 ; Mitchell, 2000 ; Sibley,
1995) – sur la question des marges sociales malgré quelques travaux d’importance (Vant,
1986; Zeneidi-Henry, 2002).
Pourtant, dès les années 1980, Roger Brunet avait proposé aux géographes la notion
d’antimonde (Brunet, 1981, 1986, 1990, 1997 ; Brunet et al., 1993 ; pour un historique de la
notion, voir Marty, 2000). « Partie du monde mal connue et qui tient à le rester, qui se
présente à la fois comme le négatif du monde et comme son double indispensable » (Brunet et
al., 1992 : 35), l’antimonde permet d’attirer la réflexion sur une série de phénomènes sociaux,
plus ou moins troubles, parallèles ou ignorés, qui sont cependant essentiels au fonctionnement
de nos sociétés. Le goulag, ses espaces du secret, de la relégation mais centraux dans le
fonctionnement du système (Brunet, 1981) peut être compris comme matrice de la notion
d’antimonde : les rapports de l’antimonde au monde ne sont pas absents, bien au contraire
mais essentiels, fluides et multiples. Le système combat, circonscrit, tolère, cache, récupère
voire encourage un système parallèle (ou sous-système, produit par des sociétés au
fonctionnement contestable et perfectible – Marty, 2000) qu’il rencontre en de nombreuses
synapses. Des lieux aux échelles et géométries multiples, aux temporalités spécifiques, aux
configurations sociales originales, dessinent une géographie spécifique : celle des espaces du
« milieu », des trous noirs de l’économie souterraine, des défouloirs (espaces du sexe, de
l’argent, du jeu et de la lutte), des enclos réservés aux exclus et aux auto-exclus, des sas du
monde (planques et lieux de passage, camps de réfugiés, zones franches), des porte-respect
(bases militaires, îles et enclaves), des pépinières (d’entreprises) et des bois d’amour (Brunet,
1990).
1
FRE 2953 Géophile, École Normale Supérieure Lettres et Sciences humaines , 15 parvis René Descartes,
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La notion d’antimonde croise d’autres notions, provenant de disciplines voisines,
comme l’hétérotopie de Michel Foucault (Foucault, 2001 ; Lévy & Lussault, 2003), la
dystopie ou la translocality (Appadurai, dans Low & Zuñiga, 2003 : 339). « Épars en
archipels enchevêtrés », « dernières terres inconnues, (…) [où] il y a de belles analyses
spatiales à faire, et de belles révélations sur les stratégies territoriales et les lois de l’espace à
(…) attendre » (Brunet et al., 1992 : 38), les antimondes ont pourtant été peu étudiés en tant
que tels. Plus encore, les travaux s’intéressant à l’antimonde dédaignent la notion pour lui en
préférer d’autres. Ainsi, lorsque Fabrizio Maccaglia (2005 : 299) analyse l’action publique à
Palerme et l’emprise des activités illégales, il évoque le « territoire flottant » des abus (abusi)
et usages irréguliers, qui « se superpose à la ville légale au point de constituer une ville
parallèle, avec ses propres logiques de fonctionnement, tout en se fondant avec elle pour ne
former qu’une seule et même ville ». Alors que la définition évoque celle de Brunet, le terme
d’antimonde n’est pas employé et celui de désordre préféré.
Pourtant, la notion d’antimonde reste riche de potentiel, théorique, épistémologique,
méthodologique et éthique. En présentant des objets et des processus souvent proches de
l’idéal-type, sinon de l’archétype, car poussés à leur paroxysme, l’étude des antimondes est
d’un grand intérêt théorique dans la mesure où elle est susceptible de proposer de nouvelles
notions et concepts intéressant l’ensemble des sciences de l’espace social ainsi que d’en
revisiter plusieurs. Outre les notions proches évoquées ci-dessus, les objets de l’antimonde
interrogent le rapport entre territoire et réseau. Ils posent ainsi différemment la question de la
spatialité des phénomènes sociaux et, réciproquement, celle de la catégorisation spatiale par le
lieu que la géographie anglo-saxonne a évoqué avec la notion de place (Cresswell, 1996). Ils
offrent un éclairage nouveau à des notions courantes : les catégories d’espace public et
d’espace domestique ont ainsi été revues à travers le prisme des sans domicile fixe (ZeneidiHenry, 2002). Leur étude dessine une géographie de la contrainte et de l’évasion, mais aussi
une géographie critique du pouvoir (Brunet, 1997), de la multiplicité de ses formes, des
dispositifs de contrôle et de leurs contradictions.
La notion d’antimonde permet d’appréhender la complexité d’un autre faisceau de
notions : la question de la distance, liée à celle de la visibilité et des limites. L’antimonde
fonctionne à distance du monde, mais suffisamment proche pour pouvoir échanger
fructueusement avec lui. En même temps, l’antimonde se voile derrière une visibilité très
ambivalente, ce que l’on pourrait appeler une « transparence » géographique dans laquelle ses
contours seuls sont visibles sur le terrain, co-existant matériellement avec le monde, mais sa
logique interne reste inaccessible. Il joue sur les registres de distance et de visibilité :
l’antimonde est mis à distance par la société moralisatrice, utilise sa distanciation et
s’épanouit dans l’écart, fait rejouer la marge au centre. Il est certes du registre du caché et de
l’ombre, mais joue sur le clair-obscur, sur l’intimidation, l’ostentation et diverses formes de
publicité. D’autres jeux sur les registres de visibilité apparaissent dans l’antimonde : les
prisons mettent en scène la distance, et conjuguent visibilité politique (voire
instrumentalisation) et invisibilité sociale. Les régimes de visibilité (Lévy & Lussault, 2003)
pourraient donc être enrichis de la visibilité paradoxale de l’antimonde. Enfin, les lieux de
l’antimonde, souvent cachés mais connus, interrogent la notion de limite. Ils oscillent entre
limites très nettes, matérialisées, visibles, mises en valeur et en scène d’un côté, et limites
floues, fluides et mouvantes, dont la connaissance est vernaculaire et secrète de l’autre
(Maccaglia, 2005 : 367 sq.).
L’étude de l’antimonde permet également de comprendre la fécondité d’une approche
alliant géographie et droit. Pratiquée avec bonheur dans des disciplines sœurs comme
l’aménagement ou l’urbanisme, introduite en géographe urbaine et politique, elle montre
également sa pertinence en géographie sociale et culturelle. L’antimonde est bien souvent –
paradoxalement ? – surencadré sur le plan juridique : les antimondes du crime se définissent
évidemment par rapport – et en dehors de – la loi. Plus encore, le droit peut créer l’antimonde
et l’antimonde se servir du droit pour exister : c’est le cas des espaces dérogatoires de
l’économie, comme les zones franches, et de types de mobilité comme l’asile, de catégories
de populations créées par le droit comme les réfugiés statutaires.
Sur le plan scientifique, les antimondes restent des objets délicats à étudier. Cela est en
particulier dû à des problèmes d’ordre méthodologique car ils résistent « aux modes officiels
d’établissement de la connaissance géographique » (Marty, 2000 : 38). L’information y est
particulièrement difficile d’accès et d’élaboration : créer sa propre information par l’enquête
ou l’observation est souvent impossible, et il faut donc puiser dans les regards portés par
d’autres. Au-delà de cette question de la médiation nécessaire pour atteindre l’antimonde, par
des biais ou un « passeur », reste une seconde série de problèmes méthodologiques sur
l’administration de la preuve, la critique des sources, l’effort de généralisation, critères
traditionnels de scientificité. Le risque de se voir accusé d’être « journalistique » et non
géographe et scientifique, est donc grand mais peu évitable (Chauvenet & Orlic, 1985).
Enfin, les lieux et objets de l’antimonde posent de manière exacerbée les problèmes
d’ordre éthique rencontrés par les sciences sociales, sur les possibles retombées de la
recherche, le respect et l’anonymat des personnes interrogées, l’engagement politique du
chercheur. De plus, pour comprendre le fonctionnement de l’antimonde, il faut comprendre
ses normes et, le cas échéant, son « honneur » : si le choix d’étudier l’antimonde va souvent
de pair avec des convictions éthique de la part du chercheur, il se voit alors forcé de
« suspendre » ces convictions pour parvenir à ses fins (Scheper-Hughes, 1995). S’il met
en/jeu une éthique professionnelle dans la construction heurtée du savoir géographique,
l’antimonde met également à l’épreuve, au sens plein du terme, l’utilité sociale et citoyenne
du chercheur qui doit se saisir d’objets fuyants, mais essentiels, sous peine de les voir
accaparés par des discours non scientifiques – journalistiques dans le meilleur des cas,
stratégiques et intrumentalisateurs souvent (Proctor & Smith, 1999 ; Smith, 2000).
Ce numéro spécial de Géographie et Cultures consacré aux antimondes souhaite
explorer ces différentes pistes et contribuer ainsi à rappeler l’intérêt de la notion : malgré les
difficultés réelles à l’utiliser, puisqu’aussi fuyant que ce qu’il décrit, l’antimonde permet de
rendre compte de notre contemporain. Les premiers articles ont choisi de s’intéresser à des
objets sociaux-spatiaux dont l’appartenance à l’antimonde semble évidente : la prison
(Milhaud & Morelle), les demandeurs d’asile (Bonerandi & Richard), les réfugiés et
populations déplacées de la péninsule indochinoise (Thibault), les îles Caraïbes (Cruse). Ils
concluent à la nécessité de ne pas étudier l’antimonde comme tel : il ne prend sens, voire
n’existe que dans ses rapports indissociables avec le Monde. Les limites spatiales, juridiques,
ou sociales fonctionnent plus comme des synapses, permettant à l’antimonde de s’ouvrir sur
le monde, voire de s’en servir. Ces cas emblématiques remettent ainsi en cause la dichotomie
monde/antimonde, mais ils servent de prisme pour interroger la société dans son ensemble.
Deux autres articles ont opté pour une utilisation heuristique de la notion : Marty & Lepart
proposent d'appliquer l'antimonde à la relation que les hommes entretiennent avec la nature.
Mais, une fois de plus quand on aborde de telles notions, les limites se brouillent et ce sont les
relations - dialectiques - entre monde et antimonde qui apparaissent les plus intéressantes.
Schut met en pratique cette proposition dans le cas du monde souterrain et parvient ainsi à
identifier les temporalités de l’antimonde des grottes, de sa constitution à sa disparition.
Enfin, Michon analyse Canary Wharf et les Docklands londoniens. Espace dérogatoire de
l’économie formelle, jouant sur l’hypervisibilité, Canary Wharf est un monde dont le principe
de fonctionnement est d’empêcher le déploiement de tout antimonde.
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