LES LETTRES DE MON MOULIN D`Alphonse DAUDET

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LES LETTRES DE MON MOULIN D`Alphonse DAUDET
INSTITUT POLYVALENT MOYOPO
TEL 99 51 22 23 ;
e-mail [email protected]
LES LETTRES DE MON MOULIN D’Alphonse DAUDET
Et sa traduction anglaise
Letters from my mill
Source de la traduction : Librivox
Pour apprendre le français et l’anglais
Les deux versions sont réunies à l’institut Polyvalent MOYOPO.
Elles sont toutes deux libres de droit
La capacité d’un homme à traiter des problèmes dépend du nombre de problème qu’il a déjà traité.
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AVANT-PROPOS
Par devant maître Honorat Grapazi, notaire à la résidence de Pampérigouste,
« A comparu
« Le sieur Gaspard Mitifio, époux de Vivette Cornille, ménager au lieudit des Cigalières et y demeurant :
« Lequel par ces présentes a vendu et transporté sous les garanties de droit et de fait, et en franchise de
toutes dettes, privilèges et hypothèques,
« Au sieur Alphonse Daudet, poète, demeurant à Paris, à ce présent et ce acceptant,
« Un moulin à vent et à farine, sis dans la vallée du Rhône, au plein cœur de Provence, sur une côte boisée
de pins et de chênes verts ; étant ledit moulin abandonné depuis plus de vingt années et hors d’état de
moudre, comme il appert des vignes sauvages, mousses, romarins, et autres verdures parasites qui lui
grimpent jusqu’au bout des ailes ;
« Ce nonobstant, tel qu’il est et se comporte, avec sa grande roue cassée, sa plate-forme où l’herbe pousse
dans les briques, déclare le sieur Daudet trouver ledit moulin à sa convenance et pouvant servir à ses travaux
de poésie, l’accepte à ses risques et périls, et sans aucun recours contre le vendeur, pour cause de réparations
qui pourraient y être faites.
« Cette vente a lieu en bloc moyennant le prix convenu, que le sieur Daudet, poète, a mis et déposé sur le
bureau en espèces de cours, lequel prix a été de suite touché et retiré par le sieur Mitifio, le tout à la vue des
notaires et des témoins soussignés, dont quittance sous réserve.
« Acte fait à Pampérigouste, en l’étude Honorat, en présence de Francet Mamaï, joueur de fifre, et de
Louiset dit le Quique, porte-croix des pénitents blancs ;
« Qui ont signé avec les parties et le notaire après lecture... »
Foreword
Daudet lived and wrote in the 19th century. Having fled the rat race in Paris, he settled for a time in
Provence, where he lived in an old deserted windmill. On arrival he wrote a letter to his colleagues on Le
Figaro, who reckoned he would soon be back having got bored with the country. In it he described his
arrival and taunted them a bit with the contrast between his new environment and theirs in Paris. Figaro
published it with such success that he went on adding accounts of his own adventures and stories gathered
from neighbours. These finally were published as Lettres de Mon Moulin. I fell in love with the book at
grammar school, whither I had returned from evacuation with very little French. I read about two or three
pages with a dictionary and there began my love affair with the French Language. Many years later I finally
achieved my aim of translating it.
1. INSTALLATION.
Ce sont les lapins qui ont été étonnés !… Depuis si longtemps qu’ils voyaient la porte du moulin fermée, les murs et la
plate-forme envahis par les herbes, ils avaient fini par croire que la race des meuniers était éteinte, et, trouvant la place
bonne, ils en avaient fait quelque chose comme un quartier général, un centre d’opérations stratégiques : le moulin de
Jemmapes des lapins… La nuit de mon arrivée, il y en avait bien, sans mentir, une vingtaine assis en rond sur la plateforme, en train de se chauffer les pattes à un rayon de lune… Le temps d’entrouvrir une lucarne, frrt ! voilà le bivouac
en déroute, et tous ces petits derrières blancs qui détalent, la queue en l’air, dans le fourré. J’espère bien qu’ils
reviendront.
Quelqu’un de très étonné aussi, en me voyant, c’est le locataire du premier, un vieux hibou sinistre, à tête de penseur,
qui habite le moulin depuis plus de vingt ans. Je l’ai trouvé dans la chambre du haut, immobile et droit sur l’arbre de
couche, au milieu des plâtras, des tuiles tombées. Il m’a regardé un moment avec son œil rond ; puis, tout effaré de ne
pas me reconnaître, il s’est mis à faire : « Hou ! hou ! » et à secouer péniblement ses ailes grises de poussière ; — ces
diables de penseurs ! ça ne se brosse jamais… N’importe ! tel qu’il est, avec ses yeux clignotants et sa mine
renfrognée, ce locataire silencieux me plaît encore mieux qu’un autre, et je me suis empressé de lui renouveler son
bail. Il garde comme dans le passé tout le haut du moulin avec une entrée par le toit ; moi je me réserve la pièce du
bas, une petite pièce blanchie à la chaux, basse et voûtée comme un réfectoire de couvent.
C’est de là que je vous écris, ma porte grande ouverte, au bon soleil.
Un joli bois de pins tout étincelant de lumière dégringole devant moi jusqu’au bas de la côte. À l’horizon, les Alpilles
découpent leurs crêtes fines… Pas de bruit… À peine, de loin en loin, un son de fifre, un courlis dans les lavandes, un
grelot de mules sur la route… Tout ce beau paysage provençal ne vit que par la lumière.
La capacité d’un homme à traiter des problèmes dépend du nombre de problème qu’il a déjà traité.
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Et maintenant, comment voulez-vous que je le regrette, votre Paris bruyant et noir ? Je suis si bien dans mon moulin !
C’est si bien le coin que je cherchais, un petit coin parfumé et chaud, à mille lieues des journaux, des fiacres, du
brouillard !… Et que de jolies choses autour de moi ! Il y a à peine huit jours que je suis installé, j’ai déjà la tête
bourrée d’impressions et de souvenirs… Tenez ! Pas plus tard qu’hier soir, j’ai assisté à la rentrée des troupeaux dans
un mas (une ferme) qui est au bas de la côte, et je vous jure que je ne donnerais pas ce spectacle pour toutes les
premières que vous avez eues à Paris cette semaine. Jugez plutôt.
Il faut vous dire qu’en Provence, c’est l’usage, quand viennent les chaleurs, d’envoyer le bétail dans les Alpes. Bêtes
et gens passent cinq ou six mois là-haut, logés à la belle étoile, dans l’herbe jusqu’au ventre ; puis, au premier frisson
de l’automne, on redescend au mas, et l’on revient brouter bourgeoisement les petites collines grises que parfume le
romarin… Donc hier soir les troupeaux rentraient. Depuis le matin, le portail attendait, ouvert à deux battants ; les
bergeries étaient pleines de paille fraîche. D’heure en heure on se disait : « Maintenant, ils sont à Eyguières,
maintenant au Paradou. » Puis, tout à coup, vers le soir, un grand cri : « Les voilà ! » et là-bas, au lointain, nous
voyons le troupeau s’avancer dans une gloire de poussière. Toute la route semble marcher avec lui… Les vieux béliers
viennent d’abord, la corne en avant, l’air sauvage ; derrière eux le gros des moutons, les mères un peu lasses, leurs
nourrissons dans les pattes ; — les mules à pompons rouges portant dans des paniers les agnelets d’un jour qu’elles
bercent en marchant ; puis les chiens tout suants, avec des langues jusqu’à terre, et deux grands coquins de bergers
drapés dans des manteaux de cadis roux qui leur tombent sur les talons comme des chapes.
Tout cela défile devant nous joyeusement et s’engouffre sous le portail, en piétinant avec un bruit d’averse… Il faut
voir quel émoi dans la maison. Du haut de leur perchoir, les gros paons vert et or, à crête de tulle, ont reconnu les
arrivants et les accueillent par un formidable coup de trompette. Le poulailler, qui s’endormait, se réveille en sursaut.
Tout le monde est sur pied : pigeons, canards, dindons, pintades. La basse-cour est comme folle ; les poulets parlent de
passer la nuit !… On dirait que chaque mouton a rapporté dans sa laine, avec un parfum d’Alpe sauvage, un peu de cet
air vif des montagnes qui grise et qui fait danser.
C’est au milieu de tout ce train que le troupeau gagne son gîte. Rien de charmant comme cette installation. Les vieux
béliers s’attendrissent en revoyant leur crèche. Les agneaux, les tout petits, ceux qui sont nés dans le voyage et n’ont
jamais vu la ferme, regardent autour d’eux avec étonnement.
Mais le plus touchant encore, ce sont les chiens, ces braves chiens de berger, tout affairés après leurs bêtes et ne
voyant qu’elles dans le mas. Le chien de garde a beau les appeler du fond de sa niche : le seau du puits, tout plein
d’eau fraîche, a beau leur faire signe : ils ne veulent rien voir, rien entendre, avant que le bétail soit rentré, le gros
loquet poussé sur la petite porte à claire-voie, et les bergers attablés dans la salle basse. Alors seulement ils consentent
à gagner le chenil, et là, tout en lapant leur écuellée de soupe, ils racontent à leurs camarades de la ferme ce qu’ils ont
fait là-haut dans la montagne, un pays noir où il y a des loups et de grandes digitales de pourpre pleines de rosée
jusqu’au bord.
Moving In
It was the rabbits that were surprised. For so long had they seen the door of the mill closed, the walls and
the platform invaded by weeds, that they had come to believe that the race of millers was extinct, and,
having taken a liking to the place, had made of it a kind of strategic headquarters, a rabbit mill of the
Jemappes …
On the night of my arrival there were, without a word of a lie, at least a score of them sitting in a circle on
the platform and warming their paws in the moonlight. … I had barely the time to half open a window when,
woosh! The whole troop decamped, all their little white behinds scurrying, tails up, into the bushes. I hope
they come back.
Someone else who was astonished to see me was the first floor lodger, a sinister old owl with the pensive
expression of a philosopher, who had inhabited the mill for twenty years. I found him upstairs, sitting
motionless and upright on the mill shaft surrounded by rubble and fallen tiles. A round eye regarded me for
a moment; then, alarmed at not recognising me, he began to shout, ‘Hoo, hoo,’ and to shake his grey, dusty
wings painfully. These wretched philosophers, they never brush their clothes. Never mind. Such as he is,
with his blinking eyes and his sulky expression, I liked this silent lodger more than any other, and I made
haste to renew his tenancy. As before he keeps the whole of the upstairs of the mill with an entrance through
the roof, and I have reserved for myself the ground floor, a small whitewashed room, low and vaulted like a
monastery refectory.
It is from there that I am writing to you with my door wide open letting in the good sun.
In front of me a small wood of sparkling pine trees tumbles down to the bottom of the slope. On the horizon
the delicate peaks of the Alps cut into the sky. No noise. Just faintly from afar the notes of a flute, a curlew
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over the lavender fields, the bell of some mules on the road. All this beautiful Provençal countryside lives
and breathes light.
You think I miss your noisy, dark Paris? This is exactly what I was looking for, a warm, scented patch of
land, a thousand miles from newspapers, hackney carriages, fog. And what objects of beauty around me. It is
scarcely a week since I moved in and already my head is overflowing with impressions and memories.
Only last night I watched the flocks being brought down from the mountain to a farm at the bottom of the
hill, and I can assure you that I would not exchange that sight for all the first nights that you have attended
this week in Paris.
Just imagine.
I have to tell you that in Provence it is customary, when the hot weather arrives, to send the flocks up into
the Alps. The animals and people spend five or six months up there, sleeping under the stars in the lush
grass; then at the first touch of autumn they come back down to the farm and return to grazing comfortably
on the little grey, rosemary-scented hills. So yesterday the flocks were coming home. From first thing in the
morning the farm gate was wide open, the sheep barns were full of fresh hay. Hour by hour they said, ‘Now
they’re at Eyguières, now at Paradou.’ Then suddenly, towards evening, a great shout: ‘There they are!’ and
down there in the distance we see the flock approaching in a glory of dust. All the track seems to be walking
with them The old rams come first, looking fierce with their prominent horns; behind them the main flock of
sheep, the ewes rather weary, their lambs at their feet; the mules with their red pompoms carrying panniers
with day old lambs that they rock as they walk; then the dogs, all sweaty, with their tongues hanging right to
the ground, and two great rascals of shepherds in rough woolen red cloaks that reached to their heels. All
this files happily past us and is swallowed up by the gateway, their many feet pattering like heavy rain.
The commotion in the house has to be seen to be believed. From their high perch the great green and gold
peacocks with gauzy crests have recognized the home comers and greet them with a raucous trumpet blast.
The poultry run, which has been asleep, wakes up with a jolt. They are all on their feet: pigeons, ducks,
turkeys, and guinea fowl. The hen house has gone mad; the hens are talking of making a night of it. It seems
that each sheep has brought back in its wool, along with a wild alpine scent, a little of that lively mountain
air that intoxicates and leads to dancing.
In the midst of all this the flock reached its shelter. There is nothing as charming as this settling in. The old
rams get quite sentimental on seeing their nursery again. The tiny lambs, those who were born on the
journey and have never seen the farm, look around with astonishment. But the most touching of all is to see
the dogs, those brave sheepdogs, all busy with their animals and seeing nothing but them in the farmyard.
The guard dog can call them from his kennel: the bucket at the well full of fresh water can signal to them:
they don’t want to see anything, hear anything, until the livestock is home, the great bolt closed on the little
latticed gate and the shepherds sitting at table in the low room. Then and then only so they consent to go to
their kennels and there, lapping their pans of soup, they tell their farmyard friends what they have done up
there on the mountain, a dark countryside where there are wolves and tall purple foxgloves full of dew right
to their edges.
Daudet lived and wrote in the 19th century. Having fled the rat race in Paris, he settled for a time in
Provence, where he lived in an old deserted windmill. On arrival he wrote a letter to his colleagues on Le
Figaro, who reckoned he would soon be back having got bored with the country. In it he described his
arrival and taunted them a bit with the contrast between his new environment and theirs in Paris. Figaro
published it with such success that he went on adding accounts of his own adventures and stories gathered
from neighbours. These finally were published as Letters de Mon Moulin. I fell in love with the book at
grammar school, whither I had returned from evacuation with very little French. I read about two or three
pages with a dictionary and there began my love affair with the French Language. Many years later I finally
achieved my aim of translating it.
2. LA DILIGENCE DE BEAUCAIRE.
C’était le jour de mon arrivée ici. J’avais pris la diligence de Beaucaire, une bonne vieille patache qui n’a
pas grand chemin à faire avant d’être rendue chez elle, mais qui flâne tout le long de la route, pour avoir
l’air, le soir, d’arriver de très loin. Nous étions cinq sur l’impériale sans compter le conducteur.
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D’abord un gardien de Camargue, petit homme trapu, poilu, sentant le fauve, avec de gros yeux pleins de
sang et des anneaux d’argent aux oreilles ; puis deux Beaucairois, un boulanger et son gindre, tous deux très
rouges, très poussifs, mais des profils superbes, deux médailles romaines à l’effigie de Vitellius. Enfin, sur
le devant, près du conducteur, un homme… non ! Une casquette, une énorme casquette en peau de lapin, qui
ne disait pas grand-chose et regardait la route d’un air triste.
Tous ces gens-là se connaissaient entre eux et parlaient tout haut de leurs affaires, très librement. Le
Camarguais racontait qu’il venait de Nîmes, mandé par le juge d’instruction pour un coup de fourche donné
à un berger. On a le sang vif en Camargue… Et à Beaucaire donc ! Est-ce que nos deux Beaucairois ne
voulaient pas s’égorger à propos de la Sainte Vierge ? Il paraît que le boulanger était d’une paroisse depuis
longtemps vouée à la madone, celle que les Provençaux appellent la bonne mère et qui porte le petit Jésus
dans ses bras ; le gindre, au contraire, chantait au lutrin d’une église toute neuve qui s’était consacrée à
l’Immaculée Conception, cette belle image souriante qu’on représente les bras pendants, les mains pleines
de rayons. La querelle venait de là. Il fallait voir comme ces deux bons catholiques se traitaient, eux et leurs
madones :
— Elle est jolie, ton immaculée !
— Va-t’en donc avec ta bonne mère !
— Elle en a vu de grises, la tienne, en Palestine !
— Et la tienne, hou ! La laide ! Qui sait ce qu’elle n’a pas fait… Demande plutôt à saint Joseph.
Pour se croire sur le port de Naples, il ne manquait plus que de voir luire les couteaux, et ma foi, je crois
bien que ce beau tournoi théologique se serait terminé par là si le conducteur n’était pas intervenu.
— Laissez-nous donc tranquilles avec vos madones, dit-il en riant aux Beaucairois : tout ça, c’est des
histoires de femmes, les hommes ne doivent pas s’en mêler.
Là-dessus, il fit claquer son fouet d’un petit air sceptique qui rangea tout le monde de son avis.
La discussion était finie ; mais le boulanger, mis en train, avait besoin de dépenser le restant de sa verve, et,
se tournant vers la malheureuse casquette, silencieuse et triste dans son coin, il lui dit d’un air goguenard :
— Et ta femme, à toi, rémouleur ?… Pour quelle paroisse tient-elle ?
Il faut croire qu’il y avait dans cette phrase une intention très comique, car l’impériale tout entière partit
d’un gros éclat de rire… Le rémouleur ne riait pas, lui. Il n’avait pas l’air d’entendre. Voyant cela, le
boulanger se tourna de mon côté :
— Vous ne la connaissez pas sa femme, monsieur ? Une drôle de paroissienne, allez ! Il n’y en a pas deux
comme elle dans Beaucaire.
Les rires redoublèrent. Le rémouleur ne bougea pas ; il se contenta de dire tout bas, sans lever la tête :
— Tais-toi, boulanger.
Mais ce diable de boulanger n’avait pas envie de se taire, et il reprit de plus belle :
— Viédase ! Le camarade n’est pas à plaindre d’avoir une femme comme celle-là… Pas moyen de
s’ennuyer un moment avec elle… Pensez donc ! Une belle qui se fait enlever tous les six mois, elle a
toujours quelque chose à vous raconter quand elle revient… C’est égal, c’est un drôle de petit ménage…
Figurez-vous, monsieur, qu’ils n’étaient pas mariés depuis un an, paf ! Voilà la femme qui part en Espagne
avec un marchand de chocolat.
Le mari reste seul chez lui à pleurer et à boire… Il était comme fou. Au bout de quelque temps, la belle est
revenue dans le pays, habillée en Espagnole, avec un petit tambour à grelots. Nous lui disions tous :
— Cache-toi ; il va te tuer.
« Ah ! Ben oui ; la tuer… Ils se sont remis ensemble bien tranquillement, et elle lui a appris à jouer du
tambour de basque.
Il y eut une nouvelle explosion de rires. Dans son coin, sans lever la tête, le rémouleur murmura encore :
— Tais-toi, boulanger.
Le boulanger n’y prit pas garde et continua :
— Vous croyez peut-être, monsieur, qu’après son retour d’Espagne la belle s’est tenue tranquille… Ah mais
non !… Son mari avait si bien pris la chose ! Ça lui a donné envie de recommencer… Après l’Espagnol, ç’a
été un officier, puis un marinier du Rhône, puis un musicien, puis un… Est-ce que je sais ?… Ce qu’il y a de
bon, c’est que chaque fois c’est la même comédie. La femme part, le mari pleure ; elle revient, il se console.
Et toujours on la lui enlève, et toujours il la reprend… Croyez-vous qu’il a de la patience, ce mari-là ! Il faut
dire aussi qu’elle est crânement jolie, la petite rémouleuse… un vrai morceau de cardinal : vive, mignonne,
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bien roulée ; avec ça, une peau blanche et des yeux couleur de noisette qui regardent toujours les hommes en
riant… Ma foi ! Mon Parisien, si vous repassez jamais par Beaucaire.
— Oh ! Tais-toi, boulanger, je t’en prie…, fit encore une fois le pauvre rémouleur avec une expression de
voix déchirante.
À ce moment, la diligence s’arrêta. Nous étions au mas des Anglores. C’est là que les deux Beaucairois
descendaient, et je vous jure que je ne les retins pas… Farceur de boulanger ! Il était dans la cour du mas
qu’on l’entendait rire encore.
Ces gens-là partis, l’impériale sembla vide. On avait laissé le Camarguais à Arles ; le conducteur marchait
sur la route à côté de ses chevaux… Nous étions seuls là-haut, le rémouleur et moi chacun dans notre coin,
sans parler. Il faisait chaud ; le cuir de la capote brûlait. Par moments, je sentais mes yeux se fermer et ma
tête devenir lourde ; mais impossible de dormir. J’avais toujours dans les oreilles ce « Tais-toi, je t’en prie, »
si navrant et si doux… Ni lui non plus, le pauvre homme ! Il ne dormait pas. De derrière, je voyais ses
grosses épaules frissonner et sa main, — une longue main blafarde et bête, — trembler sur le dos de la
banquette, comme une main de vieux. Il pleurait…
— Vous voilà chez vous, Parisien ! me cria tout à coup le conducteur ; et du bout de son fouet il me montrait
ma colline verte avec le moulin piqué dessus comme un gros papillon.
Je m’empressai de descendre… En passant près du rémouleur, j’essayai de regarder sous sa casquette ;
j’aurais voulu le voir avant de partir. Comme s’il avait compris ma pensée, le malheureux leva brusquement
la tête, et, plantant son regard dans le mien :
— Regardez-moi bien, l’ami, me dit-il d’une voix sourde, et si un de ces jours vous apprenez qu’il y a eu un
malheur à Beaucaire, vous pourrez dire que vous connaissez celui qui a fait le coup.
C’était une figure éteinte et triste, avec de petits yeux fanés. Il y avait des larmes dans ces yeux, mais dans
cette voix il y avait de la haine. La haine, c’est la colère des faibles !… Si j’étais la rémouleuse, je me
méfierais.
THE BEAUCAIRE STAGECOACH
It was the day of my arrival here. I had taken the Beaucaire stagecoach, a rickety old coach which doesn’t go
far from home, but which ambles all the way in order to seem, when it arrives come evening, to have
travelled from afar. There were five of us aboard, not counting the driver.
Firstly a watchman from the Camargue, a small thick-set, hairy man, smelling of animals, with big,
bloodshot eyes and silver earrings; then two Beaucairois, a baker and his assistant, both of them very ruddy,
wheezing, but with superb profiles, two Roman effigies of Vitellius. Finally, up front with the driver, a
man... no, a casquette, an enormous rabbit skin cap, which said nothing and gazed at the road with a sad
expression.
All these people knew each other and talked freely at the top of their voices about their business. The man
from the Camargue said he was coming from Nimes, summonsed by the examining magistrate for hitting a
shepherd with a pitchfork. They are hot-blooded in the Camargue... And so to Beaucaire. Didn’t our two
Beaucairois try to cut each other’s throats over the Virgin Mary? Apparently the baker was from a parish
which had long been dedicated to the Madonna, whom the Provençaux call ‘the good mother’ and who
carries the infant Jesus in her arms; the assistant, on the other hand, sang in the choir of a very new church
consecrated to the Immaculate Conception, that beautiful smiling image that is represented with lowered
arms and the hands full of rays of light. This was the source of the quarrel. You should have seen how those
two Catholics went at it, them and their Madonnas.
‘She’s pretty, your immaculate one.’
‘Get away with you with your good mother.’
‘She saw some strange things in Palestine, your one.’
‘And yours, huh, she’s ugly. Who knows what she didn’t do. You’d better ask Saint Joseph.’
One needed only to see knives gleaming to believe oneself in the port of Naples, and, my Goodness, I think
this fine theological argument would have ended like that if the driver had not intervened.
The discussion came to an end but the baker, once wound up, still had eloquence in need of expression, and,
turning to the unfortunate casquette, silent and sad in his corner, said ironically,
‘And your wife, knife-grinder... Which parish does she support?
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One has to suppose that this remark was made for comic effect for the whole of the interior of the coach
exploded with laughter. The knife-grinder did not laugh. He didn’t seem to hear. Seeing this, the baker
turned to me:
‘You don’t know his wife, do you monsieur? A funny sort of parishioner. There isn’t another one like her in
Beaucaire.
The laughter redoubled. The knife-grinder didn’t move; he simply muttered, without raising his head:
‘Shut up, baker.’
But that devil of a baker had no wish to shut up, and he carried on with renewed vigour:
‘Bloody idiot! Our friend shouldn’t complain about a wife like that... He’ll never get bored with her... Just
think. A beauty who gets herself taken away every six months, she’ll always have a tale to tell when she
comes back... All the same it’s an odd household... Just imagine, monsieur, they hadn’t been married a year
and whoops. the wife goes off to Spain with a chocolate seller.
‘The husband stayed at home, weeping and drinking... He seemed mad. After a while the beauty returned to
the district, dressed in Spanish clothes, with a little tambourine with bells. We all said to her:
‘Hide; he’s going to kill you.’
‘Kill her?... They went back to living peacefully together and she taught him to play the Basque
tambourine.’
There was a new burst of laughter. In his corner, without lifting his head the knife-grinder muttered again:
‘Shut up, baker!’
The baker took no notice and went on:
‘You think perhaps, monsieur, that after her return from Spain the lady stayed quiet. But no. Her husband
had taken it so well that she felt like starting all over again. After the Spaniard it was an officer, then a sailor
from the Rhone, then a musician, then a... How would I know? The good thing is that every time it’s the
same performance. The wife leaves, the husband weeps; she comes back, he’s consoled. She’s always going
off with someone and he always takes her back.
Just think what patience he has, that husband. I must say she is devilish pretty, the little knife-grinder’s
wife... a real dish: lively, cute, tasty; and on top of that a white skin and nut coloured eyes, that always
looked at men laughing... My Goodness, my dear sir from Paris, if ever you pass through Beaucaire again...’
‘Oh do please stop, baker, I beg you...,’ said the poor knife-grinder in heartrending tones.
At that moment the coach stopped. We were at the Anglores farm. That is where the two Beaucairois got
out, and I can assure you that I wasn’t about to stop them. That comedian of a baker. He was in the
courtyard of the mas and we could still hear him laughing.
With those two gone the coach seemed empty. We’d left the chap from the Camargue at Arles; the driver
was walking on the road beside his horses... We were alone up there, the knife-grinder and me, each in our
corner, not talking. It was hot; the leather of the coach hood was baking hot.
At times I felt my eyes closing and my head getting heavy; but I couldn’t sleep. I kept hearing that ‘Oh do
please stop, baker, I beg you...,’ so heart rending and so gentle... And he. Poor man, was not sleeping either.
From behind I could see his plump shoulders shaking, and his hand – a long, pale ordinary hand – trembling
on the back of the seat, like the hand of an old man. He was crying.
‘Here you are, gentleman from Paris, you’re home.’ called the driver, and with the end of his whip he
pointed to my green hill with the mill stuck on top like a big butterfly.
I made haste to get out. Passing by the knife-grinder, I tried to look beneath his cap; I would have liked to
see him before leaving. As if he had divined my thought the poor man abruptly raised his head and, looking
me in the face,
‘Take a good look at me, my friend,’ he said in a muffled voice, ‘and if one of these days you hear of an unfortunate
incident in Beaucaire, you’ll know who did it.’
It was a sad, lifeless face with small faded eyes. There were tears in those eyes but in the voice there was hate. Hate is
the anger of the weak. If I were that knife-grinder’s wife, I would beware.
Daudet lived and wrote in the 19th century. Having fled the rat race in Paris, he settled for a time in Provence, where
he lived in an old deserted windmill. On arrival he wrote a letter to his colleagues on Le Figaro, who reckoned he
would soon be back having got bored with the country. In it he described his arrival and taunted them a bit with the
contrast between his new environment and theirs in Paris. Figaro published it with such success that he went on
adding accounts of his own adventures and stories gathered from neighbours. These finally were published as Lettres
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de Mon Moulin. I fell in love with the book at grammar school, whither I had returned from evacuation with very little
French. I read about two or three pages with a dictionary and there began my love affair with the French Language.
Many years later I finally achieved my aim of translating it.
3. LE SECRET DE MAÎTRE CORNILLE
Francet Mamaï, un vieux joueur de fifre, qui vient de temps en temps faire la veillée chez moi, en buvant du
vin cuit, m’a raconté l’autre soir un petit drame de village dont mon moulin a été témoin il y a quelque vingt
ans. Le récit du bonhomme m’a touché, et je vais essayer de vous le redire tel que je l’ai entendu.
Imaginez-vous pour un moment, chers lecteurs, que vous êtes assis devant un pot de vin tout parfumé, et que
c’est un vieux joueur de fifre qui vous parle.
Notre pays, mon bon monsieur, n’a pas toujours été un endroit mort et sans renom, comme il est
aujourd’hui. Autre temps, il s’y faisait un grand commerce de meunerie, et, dix lieues à la ronde, les gens
des mas nous apportaient leur blé à moudre… Tout autour du village, les collines étaient couvertes de
moulins à vent. De droite et de gauche on ne voyait que des ailes qui viraient au mistral par-dessus les pins,
des ribambelles de petits ânes chargés de sacs, montant et dévalant le long des chemins ; et toute la semaine
c’était plaisir d’entendre sur la hauteur le bruit des fouets, le craquement de la toile et le Dia hue ! des aidesmeuniers… Le dimanche nous allions aux moulins, par bandes. Là-haut, les meuniers payaient le muscat.
Les meunières étaient belles comme des reines, avec leurs fichus de dentelles et leurs croix d’or. Moi,
j’apportais mon fifre, et jusqu’à la noire nuit on dansait des farandoles. Ces moulins-là, voyez-vous,
faisaient la joie et la richesse de notre pays.
Malheureusement, des Français de Paris eurent l’idée d’établir une minoterie à vapeur, sur la route de
Tarascon. Tout beau, tout nouveau ! Les gens prirent l’habitude d’envoyer leurs blés aux minotiers, et les
pauvres moulins à vent restèrent sans ouvrage. Pendant quelque temps ils essayèrent de lutter, mais la
vapeur fut la plus forte, et l’un après l’autre, pécaïre ! Ils furent tous obligés de fermer… On ne vit plus
venir les petits ânes… Les belles meunières vendirent leurs croix d’or… Plus de muscat ! plus de
farandole !… Le mistral avait beau souffler, les ailes restaient immobiles… Puis, un beau jour, la commune
fit jeter toutes ces masures à bas, et l’on sema à leur place de la vigne et des oliviers.
Pourtant, au milieu de la débâcle, un moulin avait tenu bon et continuait de virer courageusement sur sa
butte, à la barbe des minotiers. C’était le moulin de maître Cornille, celui-là même où nous sommes en train
de faire la veillée en ce moment.
Maître Cornille était un vieux meunier, vivant depuis soixante ans dans la farine et enragé pour son état.
L’installation des minoteries l’avait rendu comme fou. Pendant huit jours, on le vit courir par le village,
ameutant le monde autour de lui et criant de toutes ses forces qu’on voulait empoisonner la Provence avec la
farine des minotiers. « N’allez pas là-bas, disait-il ; ces brigands-là, pour faire le pain, se servent de la
vapeur, qui est une invention du diable, tandis que moi je travaille avec le mistral et la tramontane, qui sont
la respiration du bon Dieu… » Et il trouvait comme cela une foule de belles paroles à la louange des moulins
à vent, mais personne ne les écoutait.
Alors, de male rage, le vieux s’enferma dans son moulin et vécut tout seul comme une bête farouche. Il ne
voulut pas même garder près de lui sa petite-fille Vivette, une enfant de quinze ans, qui, depuis la mort de
ses parents, n’avait plus que son grand au monde. La pauvre petite fut obligée de gagner sa vie et de se louer
un peu partout dans les mas, pour la moisson, les magnans ou les olivades. Et pourtant son grand-père avait
l’air de bien l’aimer, cette enfant-là. Il lui arrivait souvent de faire ses quatre lieues à pied par le grand soleil
pour aller la voir au mas où elle travaillait, et quand il était près d’elle, il passait des heures entières à la
regarder en pleurant…
Dans le pays on pensait que le vieux meunier, en renvoyant Vivette avait agi par avarice ; et cela ne lui
faisait pas honneur de laisser sa petite-fille ainsi traîner d’une ferme à l’autre, exposée aux brutalités des
baïles et à toutes les misères des jeunesses en condition. On trouvait très mal aussi qu’un homme du renom
de maître Cornille, et qui, jusque-là, s’était respecté, s’en allât maintenant par les rues comme un vrai
bohémien, pieds nus, le bonnet troué, la taillole en lambeaux… Le fait est que le dimanche, lorsque nous le
voyions entrer à la messe, nous avions honte pour lui, nous autres les vieux ; et Cornille le sentait si bien
qu’il n’osait plus venir s’asseoir sur le banc d’œuvre. Toujours il restait au fond de l’église, près du bénitier,
avec les pauvres.
La capacité d’un homme à traiter des problèmes dépend du nombre de problème qu’il a déjà traité.
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Dans la vie de maître Cornille il y avait quelque chose qui n’était pas clair. Depuis longtemps personne, au
village, ne lui portait plus de blé, et pourtant les ailes de son moulin allaient toujours leur train comme
devant... Le soir, on rencontrait par les chemins le vieux meunier poussant devant lui son âne chargé de gros
sacs de farine.
— Bonnes vêpres, maître Cornille ! lui criaient les paysans ; ça va donc toujours, la meunerie.
— Toujours, mes enfants, répondait le vieux d’un air gaillard. Dieu merci, ce n’est pas l’ouvrage qui nous
manque.
Alors, si on lui demandait d’où diable pouvait venir tant d’ouvrage, il se mettait un doigt sur les lèvres et
répondait gravement : « Motus ! Je travaille pour l’exportation… » Jamais on n’en put tirer davantage.
Quant à mettre le nez dans son moulin, il n’y fallait pas songer. La petite Vivette elle-même n’y entrait
pas…
Lorsqu’on passait devant, on voyait la porte toujours fermée, les grosses ailes toujours en mouvement, le
vieil âne broutant le gazon de la plate-forme, et un grand chat maigre qui prenait le soleil sur le rebord de la
fenêtre et vous regardait d’un air méchant.
Tout cela sentait le mystère et faisait beaucoup jaser le monde. Chacun expliquait à sa façon le secret de
maître Cornille, mais le bruit général était qu’il y avait dans ce moulin-là encore plus de sacs d’écus que de
sacs de farine.
À la longue pourtant tout se découvrit ; voici comment :
En faisant danser la jeunesse avec mon fifre, je m’aperçus un beau jour que l’aîné de mes garçons et la petite
Vivette s’étaient rendus amoureux l’un de l’autre. Au fond je n’en fus pas fâché, parce qu’après tout le nom
de Cornille était en honneur chez nous, et puis ce joli petit passereau de Vivette m’aurait fait plaisir à voir
trotter dans ma maison. Seulement, comme nos amoureux avaient souvent occasion d’être ensemble, je
voulus, de peur d’accidents, régler l’affaire tout de suite, et je montai jusqu’au moulin pour en toucher deux
mots au grand-père… Ah ! Le vieux sorcier ! il faut voir de quelle manière il me reçut ! Impossible de lui
faire ouvrir sa porte. Je lui expliquai mes raisons tant bien que mal, à travers le trou de la serrure ; et tout le
temps que je parlais, il y avait ce coquin de chat maigre qui soufflait comme un diable au-dessus de ma tête.
Le vieux ne me donna pas le temps de finir, et me cria fort malhonnêtement de retourner à ma flûte ; que, si
j’étais pressé de marier mon garçon, je pouvais bien aller chercher des filles à la minoterie… Pensez que le
sang me montait d’entendre ces mauvaises paroles ; mais j’eus tout de même assez de sagesse pour me
contenir, et, laissant ce vieux fou à sa meule, je revins annoncer aux enfants ma déconvenue… Ces pauvres
agneaux ne pouvaient pas y croire ; ils me demandèrent comme une grâce de monter tous deux ensembles au
moulin, pour parler au grand-père… Je n’eus pas le courage de refuser, et prrrt ! Voilà mes amoureux partis.
Tout juste comme ils arrivaient là-haut, maître Cornille venait de sortir. La porte était fermée à double tour ;
mais le vieux bonhomme, en partant, avait laissé son échelle dehors, et tout de suite l’idée vint aux enfants
d’entrer par la fenêtre, voir un peu ce qu’il y avait dans ce fameux moulin…
Chose singulière ! La chambre de la meule était vide… Pas un sac, pas un grain de blé ; pas la moindre
farine aux murs ni sur les toiles d’araignée… On ne sentait pas même cette bonne odeur chaude de froment
écrasé qui embaume dans les moulins… L’arbre de couche était couvert de poussière, et le grand chat
maigre dormait dessus.
La pièce du bas avait le même air de misère et d’abandon : — un mauvais lit, quelques guenilles, un
morceau de pain sur une marche d’escalier, et puis dans un coin trois ou quatre sacs crevés d’où coulaient
des gravats et de la terre blanche.
C’était là le secret de maître Cornille ! C’était ce plâtras qu’il promenait le soir par les routes, pour sauver
l’honneur du moulin et faire croire qu’on y faisait de la farine… Pauvre moulin ! Pauvre Cornille ! Depuis
longtemps les minotiers leur avaient enlevé leur dernière pratique. Les ailes viraient toujours, mais la meule
tournait à vide.
Les enfants revinrent tout en larmes, me conter ce qu’ils avaient vu. J’eus le cœur crevé de les entendre…
Sans perdre une minute, je courus chez les voisins, je leur dis la chose en deux mots, et nous convînmes
qu’il fallait, sur l’heure, porter au moulin Cornille tout ce qu’il y avait de froment dans les maisons… Sitôt
dit, sitôt fait. Tout le village se met en route, et nous arrivons là-haut avec une procession d’ânes chargés de
blé, — du vrai blé, celui-là !
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Le moulin était grand ouvert… Devant la porte, maître Cornille, assis sur un sac de plâtre, pleurait, la tête
dans ses mains. Il venait de s’apercevoir, en rentrant, que pendant son absence on avait pénétré chez lui et
surpris son triste secret.
— Pauvre de moi ! disait-il. Maintenant, je n’ai plus qu’à mourir… Le moulin est déshonoré.
Et il sanglotait à fendre l’âme, appelant son moulin par toutes sortes de noms, lui parlant comme à une
personne véritable.
À ce moment, les ânes arrivent sur la plate-forme, et nous nous mettons tous à crier bien fort comme au beau
temps des meuniers :
— Ohé ! Du moulin !… Ohé ! Maître Cornille !
Et voilà les sacs qui s’entassent devant la porte et le beau grain roux qui se répand par terre, de tous côtés…
Maître Cornille ouvrait de grands yeux. Il avait pris du blé dans le creux de sa vieille main et il disait, riant
et pleurant à la fois :
— C’est du blé !… Seigneur Dieu !… Du bon blé !… Laissez-moi, que je le regarde.
Puis, se tournant vers nous :
— Ah ! Je savais bien que vous me reviendriez… Tous ces minotiers sont des voleurs.
Nous voulions l’emporter en triomphe au village :
— Non, non, mes enfants ; il faut avant tout que j’aille donner à manger à mon moulin… Pensez donc ! il y
a si longtemps qu’il ne s’est rien mis sous la dent !
Et nous avions tous des larmes dans les yeux de voir le pauvre vieux se démener de droite et de gauche,
éventrant les sacs, surveillant la meule, tandis que le grain s’écrasait et que la fine poussière de froment
s’envolait au plafond.
C’est une justice à nous rendre : à partir de ce jour-là, jamais nous ne laissâmes le vieux meunier manquer
d’ouvrage. Puis, un matin, maître Cornille mourut, et les ailes de notre dernier moulin cessèrent de virer,
pour toujours cette fois… Cornille mort, personne ne prit sa suite. Que voulez-vous, monsieur !… tout a une
fin en ce monde, et il faut croire que le temps des moulins à vent était passé comme celui des coches sur le
Rhône, des parlements et des jaquettes à grandes fleurs.
Master Cornille's Secret
Pecatre! they were all obliged to close. We saw no more strings of little donkeys. The millers' pretty wives
sold their gold crosses. No more muscat! no more farandoles ! No matter how hard the mistral might blow,
the sails did not move. Then, one fine day, the commune ordered all those shanties torn down, and vines and
olive-trees were planted where they stood.
But, amid all the distraction, one little mill held out and continued to turn bravely on its hill, in despite of the
steam-millers. That was Master Cornille's mill, the same one in which we are passing the evening at this
moment. Master Cornille was an old miller, who had lived for sixty years in flour and was crazy over his
trade. The setting up of the steam- mills made him act like a madman. For a week he ran about the village,
collecting people round him and shouting at the top of his lungs that they intended to poison Provence with
the flour from the steam-mills.
'* Don't go, there," he would say; ''those villains use steam to make bread, steam, which is an invention of
the devil, while I work with the mistral and the tramontana, which are the breath of the good Lord "; and he
would spout a lot of fine words in praise of windmills, but no one listened to them.
Then, in a towering rage, the old man shut himself up in his mill, and lived alone like a wild beast. He would
n't even keep with him his granddaughter Vivette, a child of fifteen, who since the death of her parents had
no one but her grandfather in the world. The poor child was obliged to earn her living and to hire herself out
among the farms for the harvest, the silkworm season, or the olive picking. And yet her grandfather seemed
to love the child dearly. He often travelled four leagues on foot in the heat of the sun to see her at the farm
where she was working, and when he was with her, he would pass hours at a time gazing at her and
weeping. In the province, people thought that the old miller had been led by avarice to send Vivette away;
and it did not do him credit to allow his grandchild to travel about that way from one farm to another,
exposed to the brutality of the labourers and to all the trials of young women in service. People thought it
very wrong, too, that a man of Master Cornille's reputation, who up to that time had shown the greatest selfrespect, should go about through the streets like a regular gypsy, barefooted, with a cap all holes and a
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blouse all in rags. The fact is that on Sunday, when we saw him come in to mass, we were ashamed for him,
we old men; and Cornille felt it so keenly that he did n't dare to come and sit in the warden's pew; he always
remained at the back of the church, near the holy-water vessel, with the poor.
There was something in Master Cornille's life we could n't understand. For a long time no one in the village
had carried him any grain, and yet the sails of his windmill were always in motion as before. In the evening,
people met the old miller on the roads driving efore him his donkey loaded with fat bags of flour.
**Good evening, Master Cornille," the peaseants would call out to him; **is business still good ? "
'* Still good, my children," the old manwould reply, with a jovial air. *' Thank God, we have no lack of
work."
Then, if any one asked where in the devil so much work could come from, he would put a finger to his lips
and answer gravely:
** Hush! 1 am working for exportation."
No one could ever get anything more from him.
As for putting one's nose inside his mill, it was not to be thought of. Even little Vivette herself never went in
there.
When people passed in front of it, they always found the door closed, the huge sails moving, the old ass
browsing on the platform, and a great thin cat taking a sun-bath on the window-sill, and glaring at them with
a wicked expression.
All this smelt of mystery, and made people talk a great deal. Everyone had his own explanation of Master
Cornille's secret, but the general report was that there were even more bags of silver in the mill than bags of
grain.
After a while, however, everything came to light; this is how it happened:
One fine day, as I was playing on my fife for the young people to dance, I noticed that my eldest boy and
little Vivette had fallen inlove with each other. At heart I was not displeased, because after all the name of
Cornille was held in honour among us, and then it would have pleased me to see that pretty little bird of a
Vivette trotting about my house. But as our lovers had often had opportunities to be together, I determined,
for fear of accidents, to settle the business at once, and I went up to the mill to say a word to the grandfather.
Ah! The old sorcerer! You shouldhave seen how he received me! It was impossible for me to induce him to
open his door. I explained my reasons after a fashion, through the keyhole; and all the time I was talking,
there was that lean villain of a cat snorting like a devil over my head.
The old man did n't give me time to finish, but shouted to me most impolitely to go back to my fife; that if I
was in such a hurry to marry my boy, I could go and look for a girl at the steam-mill. As you can imagine,
the blood went to my head when 1 heard such rough talk; but 1 was wise enough to restrain myself, and
leaving the old fool in his mill, I returned to inform the children of my discomfiture. The poor lambs could
n't believe it; they asked me as a favour to allow them to goup together to the mill and speak to the
grandfather. I had n't the courage to refuse, andoff my lovers went.
Just as they reached the mill. Master Cornille had gone out. The door was securely locked; but the old
fellow, when he went away, had left his ladder outside, and suddenly it occurred to the children to go in by
the window and see what there might be inside that famous mill.
What a strange thing! The main room of the mill was empty. Not a sack, not a particle of grain; not the
slightest trace of flour on the walls or on the spider-webs. They could n't even smell that pleasant, warm
odour of ground wheat that makes the air of a mill so fragrant. The shaft was covered with dust and the huge
thin cat was sleeping on it.
The lower room had the same aspect of poverty and neglect: a wretched bed, a few rags, a crust of bread on
one stair, and in a corner three or four bursted sacks, with rubbish and plaster stickmg out.
That was Master Cornille's secret! It was that plaster that he paraded at night on the roads, to save the
honour of the mill and to make people think that he made flour there. Poor mill! Poor Cornille 1 Long ago
the steammillers had robbed them of their last customer. The sails still turned, but the mill ground nothing.
The children returned to me all in tears and told me what they had seen. It tore my heart to listen to them.
Without a moment's loss of time I ran to the neighbours; I told them the story in two words, and we agreed
instantly that we must carry to Cornille's mill all the wheat there was in the houses. No sooner said than
done. The whole village started off, and we arrived at the top of thehill with a procession of donkeys loaded
with grain, and real grain, too!
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The mill was wide-open. In front of the door Master Cornille sat on a bag of plaster, weeping, with his face
in his hands. He had discovered on returning home that during his absence someone had entered his mill and
discovered his sad secret.
''Poor me!" he said. **Now there’s nothing left for me to do but to die. The mill is dishonoured.*'
And he sobbed as if his heart would break; calling his mill by all sorts of names, speaking to it as if it was a
living person.
At that moment the donkeys arrived on the platform and we all began to shout as we did in the palmy days
of the millers:
*' Holla! Mill there! holla! Master Cornille! "
And the bags were piled up before the door and the fine red grain strewed the earth in all directions.
Master Cornille stared with all his eyes. He took up some grain in the hollow of his old hand, and said,
laughing and weeping at once:
*Mt is grain! Lord God! Real grain! Leave me; let me look at it."
Then, turning to us:
'* Ah! 1 knew that you’d come back to me. All those steam-millers are thieves."
We proposed to carry him in triumph to the village.
*'No, no, my children," he said; ''first of all I must give my mill something to eat. Just think! it’s so long
since he has had anything between his teeth ! "
And it brought the tears to the eyes of us all to see the poor old man rush about to right and left, emptying
the sacks, looking after the millstone, while the grain was crushed and the fine wheaten dust rose to the
ceiling. I must do our people justice: from that day we never allowed the old miller to lack work. Then one
morning Master Cornille died, and the sails of our last mill ceased to turn — this time forever. When
Cornille was dead, no one followed in his footsteps. What can you expect, monsieur? Everything has an end
in this world, and we must believe that the day of windmills has passed, like that of barges on the Rhone,
parliaments, and jackets with big flowers.
4. LA CHÈVRE DE M. SEGUIN
À M. Pierre Gringoire, poète lyrique à Paris.
Tu seras bien toujours le même, mon pauvre Gringoire !
Comment ! on t’offre une place de chroniqueur dans un bon journal de Paris, et tu as l’aplomb de refuser...
Mais regarde-toi, malheureux garçon ! Regarde ce pourpoint troué, ces chausses en déroute, cette face
maigre qui crie la faim. Voilà pourtant où t’a conduit la passion des belles rimes ! Voilà ce que t’ont valu dix
ans de loyaux services dans les pages du sire Apollo... Est-ce que tu n’as pas honte, à la fin ?
Fais-toi donc chroniqueur, imbécile ! Fais- toi chroniqueur ! Tu gagneras de beaux écus à la rose, tu auras
ton couvert chez Brébant, et tu pourras te montrer les jours de première avec une plume neuve à ta barrette...
Non ? Tu ne veux pas ?... Tu prétends rester libre à ta guise jusqu’au bout... Eh bien, écoute un peu l’histoire
de la chèvre de M. Seguin. Tu verras ce que l’on gagne à vouloir vivre libre.
M. Seguin n’avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres.
Il les perdait toutes de la même façon : un beau matin, elles cassaient leur corde, s’en allaient dans la
montagne, et là-haut le loup les mangeait. Ni les caresses de leur maître, ni la peur du loup, rien ne les
retenait. C’était, paraît-il, des chèvres indépendantes, voulant à tout prix le grand air et la liberté.
Le brave M. Seguin, qui ne comprenait rien au caractère de ses bêtes, était consterné. Il disait :
— C’est fini ; les chèvres s’ennuient chez moi, je n’en garderai pas une.
Cependant il ne se découragea pas, et, après avoir perdu six chèvres de la même manière, il en acheta une
septième ; seulement, cette fois, il eut soin de la prendre toute jeune, pour qu’elle s’habituât mieux à
demeurer chez lui.
Ah ! Gringoire, qu’elle était jolie la petite chèvre de M. Seguin ! Qu’elle était jolie avec ses yeux doux, sa
barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs qui lui
faisaient une houppelande ! C’était presque aussi charmant que le cabri d’Esméralda, tu te rappelles,
Gringoire ? — et puis, docile, caressante, se laissant traire sans bouger, sans mettre son pied dans l’écuelle.
Un amour de petite chèvre...
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M. Seguin avait derrière sa maison un clos entouré d’aubépines. C’est là qu’il mit sa nouvelle pensionnaire.
Il l’attacha à un pieu, au plus bel endroit du pré, en ayant soin de lui laisser beaucoup de corde, et de temps
en temps il venait voir si elle était bien. La chèvre se trouvait très heureuse et broutait l’herbe de si bon cœur
que M. Seguin était ravi.
— Enfin, pensait le pauvre homme, en voilà une qui ne s’ennuiera pas chez moi !
M. Seguin se trompait, sa chèvre s’ennuya.
Un jour, elle se dit en regardant la montagne :
— Comme on doit être bien là-haut ! Quel plaisir de gambader dans la bruyère, sans cette maudite longe qui
vous écorche le cou !... C’est bon pour l’âne ou pour le bœuf de brouter dans un clos !... Les chèvres, il leur
faut du large.
À partir de ce moment, l’herbe du clos lui parut fade. L’ennui lui vint. Elle maigrit, son lait se fit rare.
C’était pitié de la voir tirer tout le jour sur sa longe, la tête tournée du côté de la montagne, la narine ouverte,
en faisant Mê !... tristement.
M. Seguin s’apercevait bien que sa chèvre avait quelque chose, mais il ne savait pas ce que c’était... Un
matin, comme il achevait de la traire, la chèvre se retourna et lui dit dans son patois :
— Écoutez, monsieur Seguin, je me languis chez vous, laissez-moi aller dans la montagne.
— Ah ! Mon Dieu !... Elle aussi ! cria M. Seguin stupéfait, et du coup il laissa tomber son écuelle ; puis,
s’asseyant dans l’herbe à côté de sa chèvre :
— Comment Blanquette, tu veux me quitter !
Et Blanquette répondit :
— Oui, monsieur Seguin.
— Est-ce que l’herbe te manque ici ?
— Oh ! Non ! Monsieur Seguin.
— Tu es peut-être attachée de trop court ; veux-tu que j’allonge la corde !
— Ce n’est pas la peine, monsieur Seguin.
— Alors, qu’est-ce qu’il te faut ! Qu’est-ce que tu veux ?
— Je veux aller dans la montagne, monsieur Seguin.
— Mais, malheureuse, tu ne sais pas qu’il y a le loup dans la montagne... Que feras-tu quand il viendra ?...
— Je lui donnerai des coups de corne, monsieur Seguin.
— Le loup se moque bien de tes cornes. Il m’a mangé des biques autrement encornées que toi... Tu sais
bien, la pauvre vieille Renaude qui était ici l’an dernier ? Une maîtresse chèvre, forte et méchante comme un
bouc. Elle s’est battue avec le loup toute la nuit... puis, le matin, le loup l’a mangée.
— Pécaïre ! Pauvre Renaude !... Ça ne fait rien, monsieur Seguin, laissez-moi aller dans la montagne.
— Bonté divine !... dit M. Seguin ; mais qu’est-ce qu’on leur fait donc à mes chèvres ? Encore une que le
loup va me manger... Eh bien, non... je te sauverai malgré toi, coquine ! et de peur que tu ne rompes ta
corde, je vais t’enfermer dans l’étable, et tu y resteras toujours.
Là-dessus, M. Seguin emporta la chèvre dans une étable toute noire, dont il ferma la porte à double tour.
Malheureusement, il avait oublié la fenêtre, et à peine eut-il le dos tourné, que la petite s’en alla...
Tu ris, Gringoire ? Parbleu ! Je crois bien ; tu es du parti des chèvres, toi, contre ce bon M. Seguin... Nous
allons voir si tu riras tout à l’heure.
Quand la chèvre blanche arriva dans la montagne, ce fut un ravissement général. Jamais les vieux sapins
n’avaient rien vu d’aussi joli. On la reçut comme une petite reine. Les châtaigniers se baissaient jusqu’à terre
pour la caresser du bout de leurs branches. Les genêts d’or s’ouvraient sur son passage, et sentaient bon tant
qu’ils pouvaient. Toute la montagne lui fit fête.
Tu penses, Gringoire, si notre chèvre était heureuse ! Plus de corde, plus de pieu... rien qui l’empêchât de
gambader, de brouter à sa guise... C’est là qu’il y en avait de l’herbe ! jusque par-dessus les cornes, mon
cher !... Et quelle herbe ! Savoureuse, fine, dentelée, faite de mille plantes... C’était bien autre chose que le
gazon du clos. Et les fleurs donc !... De grandes campanules bleues, des digitales de pourpre à longs calices,
toute une forêt de fleurs sauvages débordant de sucs capiteux !...
La chèvre blanche, à moitié soûle, se vautrait là-dedans les jambes en l’air et roulait le long des talus, pêlemêle avec les feuilles tombées et les châtaignes... Puis, tout à coup, elle se redressait d’un bond sur ses
pattes. Hop ! La voilà partie, la tête en avant, à travers les maquis et les buissières, tantôt sur un pic, tantôt
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au fond d’un ravin, là-haut, en bas, partout... On aurait dit qu’il y avait dix chèvres de M. Seguin dans la
montagne.
C’est qu’elle n’avait peur de rien la Blanquette.
Elle franchissait d’un saut de grands torrents qui l’éclaboussaient au passage de poussière humide et
d’écume. Alors, toute ruisselante, elle allait s’étendre sur quelque roche plate et se faisait sécher par le
soleil... Une fois, s’avançant au bord d’un plateau, une fleur de cytise aux dents, elle aperçut en bas, tout en
bas dans la plaine, la maison de M. Seguin avec le clos derrière. Cela la fit rire aux larmes.
— Que c’est petit ! dit-elle ; comment ai-je pu tenir là-dedans ?
Pauvrette ! de se voir si haut perchée, elle se croyait au moins aussi grande que le monde...
En somme, ce fut une bonne journée pour la chèvre de M. Seguin. Vers le milieu du jour, en courant de
droite et de gauche, elle tomba dans une troupe de chamois en train de croquer une lambrusque à belles
dents. Notre petite coureuse en robe blanche fit sensation. On lui donna la meilleure place à la lambrusque,
et tous ces messieurs furent très galants... Il paraît même, — ceci doit rester entre nous, Gringoire, — qu’un
jeune chamois à pelage noir, eut la bonne fortune de plaire à Blanquette. Les deux amoureux s’égarèrent
parmi le bois une heure ou deux, et si tu veux savoir ce qu’ils se dirent, va le demander aux sources bavardes
qui courent invisibles dans la mousse.
Tout à coup le vent fraîchit. La montagne devint violette ; c’était le soir...
— Déjà ! dit la petite chèvre ; et elle s’arrêta fort étonnée.
En bas, les champs étaient noyés de brume. Le clos de M. Seguin disparaissait dans le brouillard, et de la
maisonnette on ne voyait plus que le toit avec un peu de fumée. Elle écouta les clochettes d’un troupeau
qu’on ramenait, et se sentit l’âme toute triste... Un gerfaut, qui rentrait, la frôla de ses ailes en passant. Elle
tressaillit... puis ce fut un hurlement dans la montagne :
— Hou ! Hou !
Elle pensa au loup ; de tout le jour la folle n’y avait pas pensé... Au même moment une trompe sonna bien
loin dans la vallée. C’était ce bon M. Seguin qui tentait un dernier effort.
— Hou ! Hou !... faisait le loup.
— Reviens ! Reviens !... criait la trompe.
Blanquette eut envie de revenir ; mais en se rappelant le pieu, la corde, la haie du clos, elle pensa que
maintenant elle ne pouvait plus se faire à cette vie, et qu’il valait mieux rester.
La trompe ne sonnait plus...
La chèvre entendit derrière elle un bruit de feuilles. Elle se retourna et vit dans l’ombre deux oreilles courtes,
toutes droites, avec deux yeux qui reluisaient... C’était le loup.
Énorme, immobile, assis sur son train de derrière, il était là regardant la petite chèvre blanche et la dégustant
par avance. Comme il savait bien qu’il la mangerait, le loup ne se pressait pas ; seulement, quand elle se
retourna, il se mit à rire méchamment.
— Ha ! Ha ! La petite chèvre de M. Seguin ! Et il passa sa grosse langue rouge sur ses babines d’amadou.
Blanquette se sentit perdue... Un moment en se rappelant l’histoire de la vieille Renaude, qui s’était battue
toute la nuit pour être mangée le matin, elle se dit qu’il vaudrait peut-être mieux se laisser manger tout de
suite ; puis, s’étant ravisée, elle tomba en garde, la tête basse et la corne en avant, comme une brave chèvre
de M. Seguin qu’elle était… Non pas qu’elle eût l’espoir de tuer le loup, — les chèvres ne tuent pas le loup,
— mais seulement pour voir si elle pourrait tenir aussi longtemps que la Renaude…
Alors le monstre s’avança, et les petites cornes entrèrent en danse.
Ah ! la brave chevrette, comme elle y allait de bon cœur ! Plus de dix fois, je ne mens pas, Gringoire, elle
força le loup à reculer pour reprendre haleine. Pendant ces trêves d’une minute, la gourmande cueillait en
hâte encore un brin de sa chère herbe ; puis elle retournait au combat, la bouche pleine... Cela dura toute la
nuit. De temps en temps la chèvre de M. Seguin regardait les étoiles danser dans le ciel clair, et elle se
disait :
— Oh ! Pourvu que je tienne jusqu’à l’aube...
L’une après l’autre, les étoiles s’éteignirent. Blanquette redoubla de coups de cornes, le loup de coups de
dents… Une lueur pâle parut dans l’horizon… Le chant d’un coq enroué monta d’une métairie.
— Enfin ! dit la pauvre bête, qui n’attendait plus que le jour pour mourir ; et elle s’allongea par terre dans sa
belle fourrure blanche toute tachée de sang…
Alors le loup se jeta sur la petite chèvre et la mangea.
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Adieu, Gringoire !
L’histoire que tu as entendue n’est pas un conte de mon invention. Si jamais tu viens en Provence, nos
ménagers te parleront souvent de la cabro de moussu Seguin, que se battégue touto la neui emé lou loup, e
piei lou matin lou loup la mangé.[1]
Tu m’entends bien, Gringoire :
E piei lou matin lou loup la mangé.
Monsieur Seguin’s Goat
To Monsieur Pierre Gringoire, lyric poet in Paris.
You will always be the same, my poor Gringoire.
What! You are offered a post as columnist on a good Parisian newspaper, and you have the nerve to refuse.
But look at yourself, you foolish boy. Look at you; doublet in holes, stockings in disarray, a face emaciated
from hunger. This is where your passion for beautiful rhymes has lead you. This is all you have got from ten
years of loyal service to Apollo. All in all, aren’t you ashamed?
So become a columnist, you idiot. Become a columnist. You’ll make a packet, you’ll have your reserved
place at Brébant’s restaurant, and you’ll be able to appear every day with a new feather in your cap.
No? You don’t want to? You claim to stay free to do exactly as you please right to the end. All right, just
listen for a while to the story of Monsieur Seguin’s goat.
You will see what one gets by wanting to be free.
M. Seguin never had any luck with his goats. He lost them all in the same way; one fine morning they broke
free, went up onto the mountain and there the wolf ate them. Neither the caresses of their master nor fear of
the wolf, nothing held them back. It seemed they were independent-minded goats who wanted at all costs
the open air life and freedom.
The good M. Seguin, who understood nothing of his animals’ character traits, was dismayed. He would say,
'It’s all over. The goats get bored at home with me; I won’t have a single one left.
However, he was not discouraged and, having lost six goats in the same way, he bought a seventh. Only this
time he made sure to get a really young one so that it would more easily get used to living with him.
Ah, Gringoire, how pretty she was, M. Seguin’s little goat! How pretty she was with her gentle eyes, her
little military beard, her little hooves black and gleaming, her stripy horns and her coat of long white hair.
She was almost as charming as Esmeralda’s kid – you remember her, Gringoire? And on top of all that she
was docile, affectionate, would stand still for milking without putting her foot in the bucket. A darling little
goat.
Behind his house M. Seguin had an enclosure surrounded by a hawthorn hedge. That is where he put his
new lodger. He attached her to a post in the nicest spot in the meadow, taking care to leave her plenty of
rope, and from time to time he came to see that she was all right. The goat was very happy and grazed the
grass so contentedly that M. Seguin was delighted.
‘At last,’ thought the poor man, ‘there’s one that won’t get bored with me.’
M. Seguin was wrong; the goat did get bored.
One day, looking at the mountain, she said to herself,
‘How nice it must be up there. What fun to gambol in the heather without this wretched tether that rubs my
neck sore? It’s fine for the donkey or the ox to graze in the enclosure. Goats need plenty of room.
From that moment on the grass in the enclosure seemed to her tasteless. Boredom overtook her. She grew
thin and she gave less and less milk. It was painful to see her with her head turned towards the mountain, her
nostrils flaring, pulling all day long on her tether, and bleating sadly.
M.Seguin noticed that there was something wrong with his goat but he did not know what it was. Then one
morning as he was finishing milking her, the goat turned round and said in his patois,
‘Listen, Monsieur Seguin, I’m pining here with you. Let me go to the mountain.’
‘Oh my God! Her too!’ cried M. Seguin, astounded, and he suddenly dropped the bucket. Then, sitting in the
grass beside his goat,
‘What, Blanquette, you want to leave me?’
And Blanquette replied,
‘Yes, Monsieur Seguin.’
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‘Haven’t you got enough grass here?’
‘No, it’s not that, Monsieur Seguin.’
‘Maybe you are tied too closely; do you want me to lengthen your rope?’
‘It’s no use, Monsieur Seguin.’
‘Well, what do you need? What do you want?’
‘I want to go to the mountain, Monsieur Seguin.’
‘But, my poor creature, don’t you know there is a wolf on the mountain. What will you do when he comes?’
‘I’ll butt him with my horns, Monsieur Seguin.’
‘The wolf won’t give a damn about your horns. He’s eaten nanny goats I had with horns just as good as
yours. You remember poor old Renaude who was here last year? A real boss nanny, as strong and vicious as
a billy goat. She fought the wolf all night. Then, in the morning, the wolf ate her.’
‘Ah, poor Renaude! But it doesn’t make any difference, Monsieur Seguin, let me go to the mountain.’
‘Heaven have pity.’ said M. Seguin, ‘what is going on with my goats? That’s another one the wolf is going
to eat. Well, no. I’m going to save you in spite of yourself, you little rascal. And in case you manage to
break your rope, I’m going to put you in the cowshed and you can stay here all the time.’
Thereupon M. Seguin took the goat into a dark cowshed and double-locked the door. Unfortunately, he
forgot about the window, and no sooner had he turned his back than the little goat departed.
Are you laughing, Gringoire? I swear I do believe you you’re on the side of the goats against the good M.
Seguin. Well, we’ll see if you’re laughing later on.’
When the while goat reached the mountain, there was an outbreak of delighted excitement. The old pine
trees had never seen anything so pretty. She was received like a little queen. The chestnut trees reached
down to the ground to caress her with the ends of their branches. The broom flowers opened as she passed
and smelled as nice as they could. All the mountain celebrated her arrival.
You think, Gringoire, that our goat is happy. No more tether, no more post, nothing to stop her gambolling,
browsing to her heart’s content. Up there the grass grows higher than her horns, my dear. And what grass.
Tasty, delicate as lace, full of a thousand kinds of herbs. It’s quite a different stuff to what grows in the
enclosure.
And the flowers. Great big blue bell flowers, purple foxgloves with long calyxes, a whole forest of wild
flowers overflowing with intoxicating juices.
The white goat, half drunk, wallowed in them, legs in the air, and rolled pell-mell down the hillside with the
fallen leaves and the chestnuts. Then, suddenly, she jumped to her feet with a bound. Hup. She was gone,
head first, across the scrubland and through the bushes, now on a pinnacle, now down in a ravine, up high,
down below, everywhere. One would have said there were ten of M. Seguin’s goats up on the mountain.
Blanquette had not a care in the world. In a single bound she leapt across wide flooded streams that spattered
her dusty way with a damp spray. Then, dripping and glistening, she went to stretch out on a flat rock to dry
herself in the sun. Once, venturing to the edge of a plateau with a laburnum flower in her teeth, she saw, way
down below on the plain, M. Seguin’s house with its enclosure behind it. This made her laugh till she cried.
‘How small it is.’ she said. ‘How could I bear it in there? Poor little thing! Seeing herself perched so high
up, she believed herself to be at least as big as the world.
All in all, it was a good day for M. Seguin’s goat. Towards midday, running all over the place, she fell in
with a herd of chamois who were busy dining with relish on wild vines.
Our little white robed escapee caused a sensation. They gave her the best place among the vines and all the
gentlemen were very gallant. It even seems – this must stay between ourselves, Gringoire – that one young
black coated chamois was lucky enough to take the fancy of Blanquette. The two lovers went off into the
woods for an hour or two on their own, and if you want to know what they talked about, go and ask the
talkative springs that flow invisibly through the moss.
Suddenly the wind got up. The mountain turned violet; it was evening.
‘Already?’ said the little goat, and she stopped in astonishment. Down below the fields were flooded with
mist. M. Seguin’s enclosure disappeared into the fog and she could see nothing of his house but the roof
with a little smoke. She heard the bells of a flock being gathered and felt saddened. A gyrfalcon on its way
home brushed against her with a wing as it passed. She shivered, then there was a howling on the mountain.
‘Hou! hou!’
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She thought of the wolf; all day the foolish little thing had not given him a thought. At the same moment a
trumpet sounded way down in the valley. It was the good M. Seguin making one last attempt.
‘Hou! hou!’ went the wolf.
‘Come back. Come back.’ cried the trumpet.
Blanquette wanted to go home, but she remembered the post, the tether, the enclosure hedge, she thought
that now she couldn’t adjust to that life and she’d better stay.
The trumpet sounded no more.
The goat heard a noise behind her in the leaves. She turned around and saw in the shadow two short ears,
sticking up, and two gleaming eyes. It was the wolf.
Enormous, unmoving, sitting on his tail, he was there looking at the little white goat and tasting her in
anticipation. Since he knew perfectly well that he would eat her, the wolf was in no hurry; when she turned
around he started to laugh nastily.
‘Ha,. Ha. M. Seguin’s little goat. And he licked his chops with his great red tongue.
Blanquette felt all was lost. For a moment, recalling the story of old Renaude, who had fought all night only
to be eaten in the morning, she wondered if it would be better to let herself be eaten straight away; then, on
second thoughts, she took guard, head down and horns to the front like the brave goat that she was.
Not that she had any hope of killing the wolf – goats don’t kill wolves – but only to see if she could hold out
as long as Renaude.
The monster was approaching, and those little horns started a dance. Ah, the brave little goat, how she
fought. More than ten times – I tell you no lie, Gringoire – she forced the wolf to retreat to get his breath
back. During these minute long truces the greedy little thing would pluck a quick blade or two of her
delicious grass; then she would return to the battle with her mouth full. So it went on all night. From time to
time M. Seguin’s goat looked at the stars dancing in the clear sky and said to herself,
‘If only I can hold out till the morning.’
One by one the stars went out. Blanquette increased the blows from her horns, the wolf’s teeth were ever
closer. A pale glow appeared on the horizon. The husky crowing of cock floated up from a farm.
‘At last,’ said the poor beast, who was only waiting for daylight to die; and she lay down with her beautiful
white coat all spattered with blood.
Then the wolf leapt on the little goat and ate her.
Farewell, Gringoire.
The story you have heard is not a tale of my invention. If ever you come to Provence, our housewives will
talk to you often about the ‘cabro de moussu Seguin, que se battègue touto la neuviemé lou loup, e piei lou
matin lou loup la mangé’.
Take note, Gringoire: In the morning the wolf ate her.
5. LES ÉTOILES.
RECIT D’UN BERGER PROVENÇAL
Du temps que je gardais les bêtes sur le Luberon, je restais des semaines entières sans voir âme qui vive,
seul dans le pâturage avec mon chien Labri et mes ouailles. De temps en temps l’ermite du Mont-de-l’Ure
passait par là pour chercher des simples ou bien j’apercevais la face noire de quelque charbonnier du
Piémont ; mais c’étaient des gens naïfs, silencieux à force de solitude, ayant perdu le goût de parler et ne
sachant rien de ce qui se disait en bas dans les villages et les villes. Aussi, tous les quinze jours, lorsque
j’entendais, sur le chemin qui monte, les sonnailles du mulet de notre ferme m’apportant les provisions de
quinzaine, et que je voyais apparaître peu à peu, au-dessus de la côte, la tête éveillée du petit miarro (garçon
de ferme), ou la coiffe rousse de la vieille tante Norade, j’étais vraiment bien heureux. Je me faisais raconter
les nouvelles du pays d’en bas, les baptêmes, les mariages ; mais ce qui m’intéressait surtout, c’était de
savoir ce que devenait la fille de mes maîtres, notre demoiselle Stéphanette, la plus jolie qu’il y eût à dix
lieues à la ronde. Sans avoir l’air d’y prendre trop d’intérêt, je m’informais si elle allait beaucoup aux fêtes,
aux veillées, s’il lui venait toujours de nouveaux galants ; et à ceux qui me demanderont ce que ces choses-là
pouvaient me faire, à moi pauvre berger de la montagne, je répondrai que j’avais vingt ans et que cette
Stéphanette était ce que j’avais vu de plus beau dans ma vie.
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Or, un dimanche que j’attendais les vivres de quinzaine, il se trouva qu’ils n’arrivèrent que très tard. Le
matin je me disais : « C’est la faute de la grand’messe ; » puis, vers midi, il vint un gros orage, et je pensai
que la mule n’avait pas pu se mettre en route à cause du mauvais état des chemins. Enfin, sur les trois
heures, le ciel étant lavé, la montagne luisante d’eau et de soleil, j’entendis parmi l’égouttement des feuilles
et le débordement des ruisseaux gonflés les sonnailles de la mule, aussi gaies, aussi alertes qu’un grand
carillon de cloches un jour de Pâques. Mais ce n’était pas le petit miarro, ni la vieille Norade qui la
conduisait. C’était… devinez qui !… notre demoiselle, mes enfants ! notre demoiselle en personne, assise
droite entre les sacs d’osier, toute rose de l’air des montagnes et du rafraîchissement de l’orage.
Le petit était malade, tante Norade en vacances chez ses enfants. La belle Stéphanette m’apprit tout ça, en
descendant de sa mule, et aussi qu’elle arrivait tard parce qu’elle s’était perdue en route ; mais à la voir si
bien endimanchée, avec son ruban à fleurs, sa jupe brillante et ses dentelles, elle avait plutôt l’air de s’être
attardée à quelque danse que d’avoir cherché son chemin dans les buissons. Ô la mignonne créature ! Mes
yeux ne pouvaient se lasser de la regarder. Il est vrai que je ne l’avais jamais vue de si près. Quelquefois
l’hiver, quand les troupeaux étaient descendus dans la plaine et que je rentrais le soir à la ferme pour souper,
elle traversait la salle vivement, sans ne guère parler aux serviteurs, toujours parée et un peu fière… Et
maintenant je l’avais là devant moi, rien que pour moi ; n’était-ce pas à en perdre la tête ?
Quand elle eut tiré les provisions du panier, Stéphanette se mit à regarder curieusement autour d’elle.
Relevant un peu sa belle jupe du dimanche qui aurait pu s’abîmer, elle entra dans le parc, voulut voir le coin
où je couchais, la crèche de paille avec la peau de mouton, ma grande cape accrochée au mur, ma crosse,
mon fusil à pierre. Tout cela l’amusait.
— Alors c’est ici que tu vis, mon pauvre berger ? Comme tu dois-t’ennuyer d’être toujours seul ! Qu’est-ce
que tu fais ? À quoi penses-tu ?…
J’avais envie de répondre : « À vous, maîtresse, » et je n’aurais pas menti ; mais mon trouble était si grand
que je ne pouvais pas seulement trouver une parole. Je crois bien qu’elle s’en apercevait, et que la méchante
prenait plaisir à redoubler mon embarras avec ses malices :
— Et ta bonne amie, berger, est-ce qu’elle monte te voir quelquefois ?… Ça doit être bien sûr la chèvre d’or,
ou cette fée Estérelle qui ne court qu’à la pointe des montagnes…
Et elle-même, en me parlant, avait bien l’air de la fée Estérelle, avec le joli rire de sa tête renversée et sa hâte
de s’en aller qui faisait de sa visite une apparition.
— Adieu, berger.
— Salut, maîtresse.
Et la voilà partie, emportant ses corbeilles vides.
Lorsqu’elle disparut dans le sentier en pente, il me semblait que les cailloux, roulant sous les sabots de la
mule, me tombaient un à un sur le cœur. Je les entendis longtemps, longtemps ; et jusqu’à la fin du jour je
restai comme ensommeillé, n’osant bouger, de peur de faire en aller mon rêve. Vers le soir, comme le fond
des vallées commençait à devenir bleu et que les bêtes se serraient en bêlant l’une contre l’autre pour rentrer
au parc, j’entendis qu’on m’appelait dans la descente, et je vis paraître notre demoiselle, non plus rieuse
ainsi que tout à l’heure, mais tremblante de froid, de peur, de mouillure. Il paraît qu’au bas de la côte elle
avait trouvé la Sorgue grossie par la pluie d’orage, et qu’en voulant passer à toute force elle avait risqué de
se noyer. Le terrible, c’est qu’à cette heure de nuit il ne fallait plus songer à retourner à la ferme ; car le
chemin par la traverse, notre demoiselle n’aurait jamais su s’y retrouver toute seule, et moi je ne pouvais pas
quitter le troupeau. Cette idée de passer la nuit sur la montagne la tourmentait beaucoup, surtout à cause de
l’inquiétude des siens. Moi, je la rassurais de mon mieux :
— En juillet, les nuits sont courtes, maîtresse… Ce n’est qu’un mauvais moment.
Et j’allumai vite un grand feu pour sécher ses pieds et sa robe toute trempée de l’eau de la Sorgue. Ensuite
j’apportai devant elle du lait, des fromageons ; mais la pauvre petite ne songeait ni à se chauffer, ni à
manger, et de voir les grosses larmes qui montaient dans ses yeux, j’avais envie de pleurer, moi aussi.
Cependant la nuit était venue tout à fait. Il ne restait plus sur la crête des montagnes qu’une poussière de
soleil, une vapeur de lumière du côté du couchant. Je voulus que notre demoiselle entrât se reposer dans le
parc. Ayant étendu sur la paille fraîche une belle peau toute neuve, je lui souhaitai la bonne nuit, et j’allai
m’asseoir dehors devant la porte… Dieu m’est témoin que, malgré le feu d’amour qui me brûlait le sang,
aucune mauvaise pensée ne me vint ; rien qu’une grande fierté de songer que dans un coin du parc, tout près
du troupeau curieux qui la regardait dormir, la fille de mes maîtres, — comme une brebis plus précieuse et
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plus blanche que toutes les autres, — reposait, confiée à ma garde. Jamais le ciel ne m’avait paru si profond,
les étoiles si brillantes… Tout à coup, la claire-voie du parc s’ouvrit et la belle Stéphanette parut. Elle ne
pouvait pas dormir. Les bêtes faisaient crier la paille en remuant, ou bêlaient dans leurs rêves. Elle aimait
mieux venir près du feu. Voyant cela, je lui jetai ma peau de bique sur les épaules, j’activai la flamme, et
nous restâmes assis l’un près de l’autre sans parler. Si vous avez jamais passé la nuit à la belle étoile, vous
savez qu’à l’heure où nous dormons, un monde mystérieux s’éveille dans la solitude et le silence. Alors les
sources chantent bien plus clair, les étangs allument des petites flammes. Tous les esprits de la montagne
vont et viennent librement ; et il y a dans l’air des frôlements, des bruits imperceptibles, comme si l’on
entendait les branches grandir, l’herbe pousser. Le jour, c’est la vie des êtres ; mais la nuit, c’est la vie des
choses. Quand on n’en a pas l’habitude, ça fait peur… Aussi notre demoiselle était toute frissonnante et se
serrait contre moi au moindre bruit. Une fois, un cri long, mélancolique, parti de l’étang qui luisait plus bas,
monta vers nous en ondulant. Au même instant une belle étoile filante glissa par-dessus nos têtes dans la
même direction, comme si cette plainte que nous venions d’entendre portait une lumière avec elle.
— Qu’est-ce que c’est ? me demanda Stéphanette à voix basse.
— Une âme qui entre en paradis, maîtresse ; et je fis le signe de la croix.
Elle se signa aussi, et resta un moment la tête en l’air, très recueillie. Puis elle me dit :
— C’est donc vrai, berger, que vous êtes sorciers, vous autres ?
— Nullement, notre demoiselle. Mais ici nous vivons plus près des étoiles, et nous savons ce qui s’y passe
mieux que des gens de la plaine.
Elle regardait toujours en haut, la tête appuyée dans la main, entourée de la peau de mouton comme un petit
pâtre céleste :
— Qu’il y en a ! Que c’est beau ! Jamais je n’en avais tant vu… Est-ce que tu sais leurs noms, berger ?
— Mais oui, maîtresse… Tenez ! juste au-dessus de nous, voilà le Chemin de saint Jacques (la voie lactée).
Il va de France droit sur l’Espagne. C’est saint Jacques de Galice qui l’a tracé pour montrer sa route au brave
Charlemagne lorsqu’il faisait la guerre aux Sarrasins[1]. Plus loin, vous avez le Char des âmes (la grande
Ourse) avec ses quatre essieux resplendissants. Les trois étoiles qui vont devant sont les Trois bêtes, et cette
toute petite contre la troisième c’est le Charretier. Voyez-vous tout autour cette pluie d’étoiles qui tombent ?
ce sont les âmes dont le bon Dieu ne veut pas chez lui… Un peu plus bas, voici le Râteau ou les Trois rois
(Orion). C’est ce qui nous sert d’horloge, à nous autres. Rien qu’en les regardant, je sais maintenant qu’il est
minuit passé. Un peu plus bas, toujours vers le midi, brille Jean de Milan, le flambeau des astres (Sirius).
Sur cette étoile-là, voici ce que les bergers racontent. Il paraît qu’une nuit Jean de Milan, avec les Trois rois
et la Poussinière (la Pléiade), furent invités à la noce d’une étoile de leurs amies. La Poussinière, plus
pressée, partit, dit-on, la première, et prit le chemin haut. Regardez-la, là-haut, tout au fond du ciel. Les
Trois rois coupèrent plus bas et la rattrapèrent ; mais ce paresseux de Jean de Milan, qui avait dormi trop
tard, resta tout à fait derrière, et furieux, pour les arrêter, leur jeta son bâton. C’est pourquoi les Trois rois
s’appellent aussi le Bâton de Jean de Milan... Mais la plus belle de toutes les étoiles, maîtresse, c’est la
nôtre, c’est l’Étoile du berger, qui nous éclaire à l’aube quand nous sortons le troupeau, et aussi le soir
quand nous le rentrons. Nous la nommons encore Maguelonne, la belle Maguelonne qui court après Pierre
de Provence (Saturne) et se marie avec lui tous les sept ans.
— Comment ! berger, il y a donc des mariages d’étoiles ?
— Mais oui, maîtresse.
Et comme j’essayais de lui expliquer ce que c’était que ces mariages, je sentis quelque chose de frais et de
fin peser légèrement sur mon épaule. C’était sa tête alourdie de sommeil qui s’appuyait contre moi avec un
joli froissement de rubans, de dentelles et de cheveux ondés. Elle resta ainsi sans bouger jusqu’au moment
où les astres du ciel pâlirent, effacés par le jour qui montait. Moi, je la regardais dormir, un peu troublé au
fond de mon être, mais saintement protégé par cette claire nuit qui ne m’a jamais donné que de belles
pensées. Autour de nous, les étoiles continuaient leur marche silencieuse, dociles comme un grand
troupeau ; et par moments je me figurais qu’une de ces étoiles, la plus fine, la plus brillante, ayant perdu sa
route, était venue se poser sur mon épaule pour dormir…
Tous ces détails d’astronomie populaire sont traduits de l’Almanach provençal qui se publie en Avignon.
The Stars
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The Account of a Provençal Shepherd
When I used to mind the sheep on the Luberon, I spent entire weeks without seeing a living soul, alone in
the pastures with my dog Labri and my flocks. From time to time the hermit from Mont-de-l'Ure passed that
way looking for medicinal herbs, or I might see the black face of a charcoal burner from Piémont; but these
were simple people, silent because of their solitude, who had lost the habit of talking and knew nothing of
what was talked about down in the villages and the towns. Also every two weeks, when I heard, on the road
that lead up from the valley, the tinkling bells of our farm mule bringing me the fortnight’s provisions, and I
saw appearing little by little above the slope the lively head of the little miarro (farm boy) or the russet headdress of old Aunt Norade, I was really happy. I made them tell me all the news from down in the lowlands,
the baptisms, marriages; but what interested me most of all was what became of my masters’ daughter, our
Stephanette, the prettiest demoiselle for miles around. Without seeming to take too much interest, I gathered
whether she had been to many fêtes or soirées, if she was getting new suitors; and to those who may ask me
what these matters had to do with me, a poor mountain shepherd, I will reply that I was twenty years old and
that Stephanette was the most beautiful thing I had seen in my life.
Well, one Saturday when I was awaiting the fortnightly supplies, it happened that they arrived very late. In
the morning I said to myself, ‘It’s because of high mass.’ Then towards midday there was a terrific storm
and I thought the mule had not been able to set out because of the condition of the tracks. At last, at three
o’clock, the mountain shining with water and sunshine under a washed sky, I heard, between the dripping
from the leaves and the overflowing of the swollen streams, the mule’s tinkling bells, as gay and lively as a
peal of bells on Easter Day.
But it wasn’t the little miarro nor old Norade leading it. It was – guess who? – our demoiselle, my children.
Our demoiselle herself, sitting up straight between the wicker baskets, all flushed with the mountain air and
the refreshing effect of the storm.
The little one was ill and Tante Norade holidaying at her children’s home. The beautiful Stephanette told me
all this as she got down from her mule and also that she had arrived late because she had got lost on the way;
but seeing her thus in her Sunday best, with her embroidered ribbons, bright skirt and lace, she seemed
rather to have been delayed at a dance than to have been trying to find her way through the bushes.
Oh the sweet creature. I couldn’t take my eyes off her. True, I had never seen her so close. Sometimes in the
winter, when the flocks came down to the plain and I used to go into the farmhouse in the evening for
supper, she would pass quickly through the room, hardly speaking to the servants, always reserved and a
little proud. And now there she was in front of me, there for me alone; isn’t that enough to make one lose his
head?
When she had taken the provisions out of the basket, Stephanette started to look curiously around. Slightly
lifting her beautiful Sunday skirt that could have been spoiled, she went into the sheep fold and wanted to
see the corner where I slept, the straw bed with the fleece and my big cape hung on the wall, my crook and
my tinder box. All this fascinated her.
‘So, this is where you live, my poor shepherd? You must be so lonely here always alone. What do you do?
What do you think about?’
I wanted to answer, ‘About you, mistress,’ and I wouldn’t have been lying, but I was so confused I couldn’t
summon up a single word. I think she noticed this and delighted in mischievously increasing my
embarrassment.
‘And your lady love, shepherd, does she come up to see you sometimes? She must be the golden goat or the
fairy Esterelle, who is seen only on the mountain tops.’
She herself, standing there talking to me, seemed like the fairy Esterelle, throwing her head back and
laughing prettily, and her haste to leave made her visit feel like an apparition.
‘Farewell, shepherd.’
‘Good bye, mistress.’
And she was gone, taking away the empty baskets.
When she disappeared down the sloping pathway, I felt as if the pebbles shifting under the mule’s hooves
were falling one by one onto my heart. I could hear them for a long, long time, and till the end of the day I
stayed there bemused, not daring to move for fear of driving my dream away. Towards evening, as the
valleys began to turn blue and the animals huddled together bleating to go into the sheepfold, I heard
someone calling me from down the hill and I saw our demoiselle come into sight, no longer laughing as
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before but trembling from cold and fear and damp. Apparently at the bottom of the hill she had found the
Sorgue swollen by the rainstorm and, while trying to cross had almost been drowned. The worst of it was
that at this time of night there was no question of returning to the farm because our demoiselle would never
have been able to find her way alone by the side route and I couldn’t leave my flock. She was distraught at
the idea of spending the night on the mountain, above all because her family would be worried. I did my best
to reassure her.
‘In July the nights are short, mistress. It’s just one nasty little moment.’
And I quickly lit a big fire to dry out her feet and her dress all soaked by the river water. Then I brought her
milk and cheese, but the poor little thing couldn’t think about getting warm or eating, and seeing the big
tears welling up in her eyes made me too feel like crying.
However, night had now really fallen. On the crests of the mountains there remained only a dusting of sun, a
mist of light where the sun had set. I wanted our demoiselle to go and lie down in the sheepfold. I spread a
new fleece on a bed of fresh straw, wished her ‘good night’ and went to sit outside by the doorway.
As God is my witness, in spite of the fire of love that was burning in my blood, not one bad thought
occurred to me; nothing but great pride, knowing that in a corner of the fold, right close to the curious flock
who watched her sleeping, the daughter of my masters, like a lamb more precious and whiter than all the
others, was entrusted to my care. Never had the sky seemed to me so deep, the stars so brilliant. Suddenly
the open-work door of the fold opened and the beautiful Stephanette emerged. She couldn’t sleep. The
animals were rustling the straw as they moved or bleating in their dreams. She preferred to come close to the
fire. Seeing that, I threw my goatskin coat round her shoulders and stirred up the fire, and we stayed sitting
side by side without talking. If you have ever spent a night under the stars, you will know that when we are
asleep, a mysterious world awakes in solitude and silence. That’s when the springs sing more clearly, the
ponds are lit with small flames. All the spirits of the mountains come and go freely; in the air there are
brushings of wings, imperceptible noises, as if one can hear the branches stretching and the grass growing.
The day is human life; night is the life of things. When one isn’t used to it, that can be frightening. So our
demoiselle was shaking and squeezed up to me at the slightest noise. Once a long melancholy cry, from the
pond that gleamed down below, came waving up to us. At the same moment a beautiful shooting star flashed
past our heads in the same direction, as if the plaintive cry we had just heard was carrying a light with it.
‘What is it?’ Stephanette whispered. ‘A soul entering Paradise, mistress.’ And I made the sign of the cross.
She crossed herself also, and stayed a moment, head in air, rapt. Then she said,
‘So it’s true, shepherd, that you people are wizards?’
‘Not at all, our demoiselle. But here we live closer to the stars and we know more of what is happening than
the people of the plain.
She was still looking up, resting her head on her hands, wrapped in the sheepskin like a little celestial
shepherd. ‘What a lot there are. How beautiful they are. I’ve never seen so many. Do you know their names,
shepherd?’
‘Yes. Mistress. Look, just above us, there’s the Way of Saint James (the milky way). It goes from France all
the way to Spain. It was St James of Galicia who made it to show the road to the brave Charlemagne when
he was waging war on the Saracens. Further on you have the Chariot of Souls (the great Bear) with four
shining axles. The three stars that go in front are the Three Beasts, and that little one by the third star is the
Charioteer. Do you see the shooting stars that are raining down around us? They are the souls that the Good
Lord doesn’t want. A little lower, there’s the Rake or the Three Kings (Orion). That is the one we shepherds
use as a clock. Just by looking at them I know that it is now after midnight. A little lower still, still towards
the south, shines Jean de Milan, the torch of the stars (Sirius). Here’s what the shepherds tell about that star.
It seems that one night Jean de Milan, the Three Kings and the Poussinière (the Pleiades), were invited to
the wedding of their friends’ star. Poussinière, who was in a hurry, left first, they say, and took the high
road. Look up there, right at the top of the sky. The Three Kings cut across lower down and caught her up;
but the lazy Jean de Milan, who had slept late, was furious at being left behind and threw his stick at them.
That’s why the Three Kings are also called Jean de Milan’s Stick. But the most beautiful of all the stars,
mistress, is ours, the Shepherds’ Star, which lights up the dawn for us when we bring the flock out, and also
the evening when we come back. We also call it Maguelonne, the beautiful Maguelonne, who runs after
Pierre de Provence (Saturn) and marries him every seven years.*
‘You mean, shepherd, there are marriages among the stars?’
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‘Yes, indeed, mistress.’
And as I tried to explain to her what these marriages were, I felt something cold and delicate press lightly on
my shoulder.
It was her head, made heavy with sleep, leaning against me with a gentle rustling of ribbons, lace and wavy
hair. She stayed like that without moving until the stars in the sky grew pale, blotted out by the rising
daylight. I just watched her sleep, a little worried deep inside me, but under the saintly protection of the clear
night that had had given me nothing but beautiful thoughts. Around us the stars continued their silent march,
peaceful as a great flock, and there were moments when I imagined that one of those stars, the finest, the
most brilliant, having lost its way, had come to rest on my shoulder to sleep.
Daudet lived and wrote in the 19th century. Having fled the rat race in Paris, he settled for a time in
Provence, where he lived in an old deserted windmill. On arrival he wrote a letter to his colleagues on Le
Figaro, who reckoned he would soon be back having got bored with the country. In it he described his
arrival and taunted them a bit with the contrast between his new environment and theirs in Paris. Figaro
published it with such success that he went on adding accounts of his own adventures and stories gathered
from neighbours. These finally were published as Lettres de Mon Moulin. I fell in love with the book at
grammar school, whither I had returned from evacuation with very little French. I read about two or three
pages with a dictionary and there began my love affair with the French Language. Many years later I finally
achieved my aim of translating it.
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6. L’ARLÉSIENNE
Pour aller au village, en descendant de mon moulin, on passe devant un mas bâti près de la route au fond
d’une grande cour plantée de micocouliers. C’est la vraie maison du ménager de Provence, avec ses tuiles
rouges, sa large façade brune irrégulièrement percée, puis tout en haut la girouette du grenier, la poulie pour
hisser les meules, et quelques touffes de foin brun qui dépassent…
Pourquoi cette maison m’avait-elle frappé ? Pourquoi ce portail fermé me serrait-il le cœur ? Je n’aurais pas
pu le dire, et pourtant ce logis me faisait froid. Il y avait trop de silence autour… Quand on passait, les
chiens n’aboyaient pas, les pintades s’enfuyaient sans crier… À l’intérieur, pas une voix ! Rien, pas même
un grelot de mule… Sans les rideaux blancs des fenêtres et la fumée qui montait des toits, on aurait cru
l’endroit inhabité.
Hier, sur le coup de midi, je revenais du village, et, pour éviter le soleil, je longeais les murs de la ferme,
dans l’ombre des micocouliers… Sur la route, devant le mas, des valets silencieux achevaient de charger une
charrette de foin… Le portail était resté ouvert. Je jetai un regard en passant, et je vis, au fond de la cour,
accoudé, — la tête dans ses mains, — sur une large table de pierre, un grand vieux tout blanc, avec une veste
trop courte et des culottes en lambeaux… Je m’arrêtai. Un des hommes me dit tout bas :
— Chut ! c’est le maître… Il est comme ça depuis le malheur de son fils.
À ce moment une femme et un petit garçon, vêtus de noir, passèrent près de nous avec de gros paroissiens
dorés, et entrèrent à la ferme.
L’homme ajouta :
— … La maîtresse et Cadet qui reviennent de la messe. Ils y vont tous les jours, depuis que l’enfant s’est
tué… Ah ! monsieur, quelle désolation !… Le père porte encore les habits du mort ; on ne peut pas les lui
faire quitter… Dia ! hue ! la bête !
La charrette s’ébranla pour partir. Moi, qui voulais en savoir plus long, je demandai au voiturier de monter à
côté de lui, et c’est là-haut, dans le foin, que j’appris toute cette navrante histoire…
Il s’appelait Jan. C’était un admirable paysan de vingt ans, sage comme une fille, solide et le visage ouvert.
Comme il était très beau, les femmes le regardaient ; mais lui n’en avait qu’une en tête, — une petite
Arlésienne, toute en velours et en dentelles, qu’il avait rencontrée sur la Lice d’Arles, une fois. — Au mas,
on ne vit pas d’abord cette liaison avec plaisir. La fille passait pour coquette, et ses parents n’étaient pas du
pays. Mais Jan voulait son Arlésienne à toute force. Il disait :
— Je mourrai si on ne me la donne pas.
Il fallut en passer par là. On décida de les marier après la moisson.
Donc, un dimanche soir, dans la cour du mas, la famille achevait de dîner. C’était presque un repas de noces.
La fiancée n’y assistait pas, mais on avait bu en son honneur tout le temps… Un homme se présente à la
porte, et, d’une voix qui tremble, demande à parler à maître Estève, à lui seul. Estève se lève et sort sur la
route.
— Maître, lui dit l’homme, vous allez marier votre enfant à une coquine, qui a été ma maîtresse pendant
deux ans. Ce que j’avance, je le prouve : voici des lettres !… Les parents savent tout et me l’avaient
promise ; mais, depuis que votre fils la recherche, ni eux ni la belle ne veulent plus de moi… J’aurais cru
pourtant qu’après ça elle ne pouvait pas être la femme d’un autre.
— C’est bien ! dit maître Estève quand il eut regardé les lettres ; entrez boire un verre de muscat.
L’homme répond :
— Merci ! j’ai plus de chagrin que de soif.
Et il s’en va.
Le père rentre, impassible ; il reprend sa place à table ; et le repas s’achève gaiement…
Ce soir-là, maître Estève et son fils s’en allèrent ensemble dans les champs. Ils restèrent longtemps dehors ;
quand ils revinrent, la mère les attendait encore.
— Femme, dit le ménager, en lui amenant son fils, embrasse-le ! il est malheureux…
Jan ne parla plus de l’Arlésienne. Il l’aimait toujours cependant, et même plus que jamais, depuis qu’on la
lui avait montrée dans les bras d’un autre. Seulement il était trop fier pour rien dire ; c’est ce qui le tua, le
pauvre enfant !… Quelquefois il passait des journées entières seul dans un coin, sans bouger. D’autres jours,
il se mettait à la terre avec rage et abattait à lui seul le travail de dix journaliers… Le soir venu, il prenait la
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route d’Arles et marchait devant lui jusqu’à ce qu’il vît monter dans le couchant les clochers grêles de la
ville. Alors il revenait. Jamais il n’alla plus loin.
De le voir ainsi, toujours triste et seul, les gens du mas ne savaient plus que faire. On redoutait un malheur…
Une fois, à table, sa mère, en le regardant avec des yeux pleins de larmes, lui dit :
— Eh bien ! écoute, Jan, si tu la veux tout de même, nous te la donnerons…
Le père, rouge de honte, baissait la tête…
Jan fit signe que non, et il sortit…
À partir de ce jour, il changea sa façon de vivre, affectant d’être toujours gai, pour rassurer ses parents. On le
revit au bal, au cabaret, dans les ferrades. À la vote de Fonvieille, c’est lui qui mena la farandole.
Le père disait : « Il est guéri. » La mère, elle, avait toujours des craintes et plus que jamais surveillait son
enfant… Jan couchait avec Cadet, tout près de la magnanerie ; la pauvre vieille se fit dresser un lit à côté de
leur chambre… Les magnans pouvaient avoir besoin d’elle, dans la nuit.
Vint la fête de saint Éloi, patron des ménagers.
Grande joie au mas… Il y eut du châteauneuf pour tout le monde et du vin cuit comme s’il en pleuvait. Puis
des pétards, des feux sur l’aire, des lanternes de couleur plein les micocouliers… Vive saint Éloi ! On
farandola à mort. Cadet brûla sa blouse neuve… Jan lui-même avait l’air content ; il voulut faire danser sa
mère ; la pauvre femme en pleurait de bonheur.
À minuit, on alla se coucher. Tout le monde avait besoin de dormir… Jan ne dormit pas, lui. Cadet a raconté
depuis que toute la nuit il avait sangloté… Ah ! je vous réponds qu’il était bien mordu, celui-là…
Le lendemain, à l’aube, la mère entendit quelqu’un traverser sa chambre en courant. Elle eut comme un
pressentiment :
— Jan, c’est toi ?
Jan ne répond pas ; il est déjà dans l’escalier.
Vite, vite la mère se lève :
— Jan, où vas-tu ?
Il monte au grenier ; elle monte derrière lui :
— Mon fils, au nom du ciel !
Il ferme la porte et tire le verrou.
— Jan, mon Janet, réponds-moi. Que vas-tu faire ?
À tâtons, de ses vieilles mains qui tremblent, elle cherche le loquet… Une fenêtre qui s’ouvre, le bruit d’un
corps sur les dalles de la cour, et c’est tout…
Il s’était dit, le pauvre enfant : « Je l’aime trop… Je m’en vais… » Ah ! misérables cœurs que nous
sommes ! C’est un peu fort pourtant que le mépris ne puisse pas tuer l’amour !…
Ce matin-là, les gens du village se demandèrent qui pouvait crier ainsi, là-bas, du côté du mas d’Estève…
C’était, dans la cour, devant la table de pierre couverte de rosée et de sang, la mère toute nue qui se
lamentait, avec son enfant mort sur ses bras.
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7. LA MULE DU PAPE.
De tous les jolis dictons, proverbes ou adages, dont nos paysans de Provence passementent leurs discours, je
n’en sais pas un plus pittoresque ni plus singulier que celui-ci. À quinze lieues autour de mon moulin, quand
on parle d’un homme rancunier, vindicatif, on dit : « Cet homme-là ! méfiez-vous !… il est comme la mule
du Pape, qui garde sept ans son coup de pied. »
J’ai cherché bien longtemps d’où ce proverbe pouvait venir, ce que c’était que cette mule papale et ce coup
de pied gardé pendant sept ans. Personne ici n’a pu me renseigner à ce sujet, pas même Francet Mamaï, mon
joueur de fifre, qui connaît pourtant son légendaire provençal sur le bout du doigt. Francet pense comme moi
qu’il y a là-dessous quelque ancienne chronique du pays d’Avignon ; mais il n’en a jamais entendu parler
autrement que par le proverbe...
— Vous ne trouverez cela qu’à la bibliothèque des Cigales, m’a dit le vieux fifre en riant.
L’idée m’a paru bonne, et comme la bibliothèque des Cigales est à ma porte, je suis allé m’y enfermer
pendant huit jours.
C’est une bibliothèque merveilleuse, admirablement montée, ouverte aux poètes jour et nuit, et desservie par
de petits bibliothécaires à cymbales qui vous font de la musique tout le temps. J’ai passé là quelques
journées délicieuses, et, après une semaine de recherches, — sur le dos, — j’ai fini par découvrir ce que je
voulais, c’est-à-dire l’histoire de ma mule et de ce fameux coup de pied gardé pendant sept ans. Le conte en
est joli quoique un peu naïf, et je vais essayer de vous le dire tel que je l’ai lu hier matin dans un manuscrit
couleur du temps qui sentait bon la lavande sèche et avait de grands fils de la Vierge pour signets.
Qui n’a pas vu Avignon du temps des Papes, n’a rien vu. Pour la gaieté, la vie, l’animation, le train des fêtes,
jamais une ville pareille. C’étaient, du matin au soir, des processions, des pèlerinages, les rues jonchées de
fleurs, tapissées de hautes lices, des arrivages de cardinaux par le Rhône, bannières au vent, galères
pavoisées, les soldats du Pape qui chantaient du latin sur les places, les crécelles des frères quêteurs ; puis,
du haut en bas des maisons qui se pressaient en bourdonnant autour du grand palais papal comme des
abeilles autour de leur ruche, c’était encore le tic tac des métiers à dentelles, le va-et-vient des navettes
tissant l’or des chasubles, les petits marteaux des ciseleurs de burettes, les tables d’harmonie qu’on ajustait
chez les luthiers, les cantiques des ourdisseuses ; par là-dessus le bruit des cloches, et toujours quelques
tambourins qu’on entendait ronfler, là-bas, du côté du pont. Car chez nous, quand le peuple est content, il
faut qu’il danse, il faut qu’il danse ; et comme en ce temps-là les rues de la ville étaient trop étroites pour la
farandole, fifres et tambourins se postaient sur le pont d’Avignon, au vent frais du Rhône, et jour et nuit l’on
y dansait, l’on y dansait… Ah ! l’heureux temps ! l’heureuse ville ! Des hallebardes qui ne coupaient pas ;
des prisons d’État où l’on mettait le vin à rafraîchir. Jamais de disette ; jamais de guerre… Voilà comment
les Papes du Comtat savaient gouverner leur peuple ; voilà pourquoi leur peuple les a tant regrettés !…
Il y en a un surtout, un bon vieux, qu’on appelait Boniface… Oh ! celui-là, que de larmes on a versées en
Avignon quand il est mort ! C’était un prince si aimable, si avenant ! Il vous riait si bien du haut de sa mule !
Et quand vous passiez près de lui, — fussiez-vous un pauvre petit tireur de garance ou le grand viguier de la
ville, — il vous donnait sa bénédiction si poliment ! Un vrai pape d’Yvetot, mais d’un Yvetot de Provence,
avec quelque chose de fin dans le rire, un brin de marjolaine à sa barrette, et pas la moindre Jeanneton... La
seule Jeanneton qu’on lui ait jamais connue, à ce bon père, c’était sa vigne, — une petite vigne qu’il avait
plantée lui-même, à trois lieues d’Avignon, dans les myrtes de Château-Neuf.
Tous les dimanches, en sortant de vêpres, le digne homme allait lui faire sa cour ; et quand il était là-haut,
assis au bon soleil, sa mule près de lui, ses cardinaux tout autour étendus aux pieds des souches, alors il
faisait déboucher un flacon de vin du cru, — ce beau vin, couleur de rubis qui s’est appelé depuis le
Château-Neuf des Papes, — et il le dégustait par petits coups, en regardant sa vigne d’un air attendri. Puis, le
flacon vidé, le jour tombant, il rentrait joyeusement à la ville, suivi de tout son chapitre ; et, lorsqu’il passait
sur le pont d’Avignon, au milieu des tambours et des farandoles, sa mule, mise en train par la musique,
prenait un petit amble sautillant, tandis que lui-même il marquait le pas de la danse avec sa barrette, ce qui
scandalisait fort ses cardinaux, mais faisait dire à tout le peuple : « Ah ! le bon prince ! Ah ! le brave
pape ! »
Après sa vigne de Château-Neuf, ce que le pape aimait le plus au monde, c’était sa mule. Le bonhomme en
raffolait de cette bête-là. Tous les soirs avant de se coucher il allait voir si son écurie était bien fermée, si
rien ne manquait dans sa mangeoire, et jamais il ne se serait levé de table sans faire préparer sous ses yeux
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un grand bol de vin à la française, avec beaucoup de sucre et d’aromates, qu’il allait lui porter lui-même,
malgré les observations de ses cardinaux… Il faut dire aussi que la bête en valait la peine. C’était une belle
mule noire mouchetée de rouge, le pied sûr, le poil luisant, la croupe large et pleine, portant fièrement sa
petite tête sèche toute harnachée de pompons, de nœuds, de grelots d’argent, de bouffettes ; avec cela douce
comme un ange, l’œil naïf, et deux longues oreilles, toujours en branle, qui lui donnaient l’air bon enfant…
Tout Avignon la respectait, et, quand elle allait dans les rues, il n’y avait pas de bonnes manières qu’on ne
lui fît ; car chacun savait que c’était le meilleur moyen d’être bien en cour, et qu’avec son air innocent, la
mule du Pape en avait mené plus d’un à la fortune, à preuve Tistet Védène et sa prodigieuse aventure.
Ce Tistet Védène était, dans le principe, un effronté galopin, que son père, Guy Védène, le sculpteur d’or,
avait été obligé de chasser de chez lui, parce qu’il ne voulait rien faire et débauchait les apprentis. Pendant
six mois, on le vit traîner sa jaquette dans tous les ruisseaux d’Avignon, mais principalement du côté de la
maison papale ; car le drôle avait depuis longtemps son idée sur la mule du Pape, et vous allez voir que
c’était quelque chose de malin… Un jour que Sa Sainteté se promenait toute seule sous les remparts avec sa
bête, voilà mon Tistet qui l’aborde, et lui dit en joignant les mains, d’un air d’admiration :
— Ah mon Dieu ! grand Saint-Père, quelle brave mule vous avez là !… Laissez un peu que je la regarde…
Ah ! mon Pape, la belle mule !… L’empereur d’Allemagne n’en a pas une pareille.
Et il la caressait, et il lui parlait doucement comme à une demoiselle :
— Venez çà, mon bijou, mon trésor, ma perle fine…
Et le bon Pape, tout ému, se disait dans lui-même :
— Quel bon petit garçonnet !… Comme il est gentil avec ma mule !
Et puis le lendemain savez-vous ce qui arriva ? Tistet Védène troqua sa vieille jaquette jaune contre une
belle aube en dentelles, un camail de soie violette, des souliers à boucles, et il entra dans la maîtrise du Pape,
où jamais avant lui on n’avait reçu que des fils de nobles et des neveux de cardinaux… Voilà ce que c’est
que l’intrigue !… Mais Tistet ne s’en tint pas là.
Une fois au service du Pape, le drôle continua le jeu qui lui avait si bien réussi. Insolent avec tout le monde,
il n’avait d’attentions ni de prévenances que pour la mule, et toujours on le rencontrait par les cours du
palais avec une poignée d’avoine ou une bottelée de sainfoin, dont il secouait gentiment les grappes roses en
regardant le balcon du Saint-Père, d’un air de dire :
« Hein !… pour qui ça ?… » Tant et tant qu’à la fin le bon Pape, qui se sentait devenir vieux, en arriva à lui
laisser le soin de veiller sur l’écurie et de porter à la mule son bol de vin à la française ; ce qui ne faisait pas
rire les cardinaux.
Ni la mule non plus, cela ne la faisait pas rire… Maintenant, à l’heure de son vin, elle voyait toujours arriver
chez elle cinq ou six petits clercs de maîtrise qui se fourraient vite dans la paille avec leur camail et leurs
dentelles ; puis, au bout d’un moment, une bonne odeur chaude de caramel et d’aromates emplissait l’écurie,
et Tistet Védène apparaissait portant avec précaution le bol de vin à la française. Alors le martyre de la
pauvre bête commençait.
Ce vin parfumé qu’elle aimait tant, qui lui tenait chaud, qui lui mettait des ailes, on avait la cruauté de le lui
apporter, là, dans sa mangeoire, de le lui faire respirer ; puis, quand elle en avait les narines pleines, passe, je
t’ai vu ! La belle liqueur de flamme rose s’en allait toute dans le gosier de ces garnements… Et encore, s’ils
n’avaient fait que lui voler son vin ; mais c’étaient comme des diables, tous ces petits clercs, quand ils
avaient bu !… L’un lui tirait les oreilles, l’autre la queue ; Quiquet lui montait sur le dos, Béluguet lui
essayait sa barrette, et pas un de ces galopins ne songeait que d’un coup de reins ou d’une ruade la brave
bête aurait pu les envoyer tous dans l’étoile polaire, et même plus loin… Mais non ! On n’est pas pour rien
la mule du Pape, la mule des bénédictions et des indulgences… Les enfants avaient beau faire, elle ne se
fâchait pas ; et ce n’était qu’à Tistet Védène qu’elle en voulait… Celui-là, par exemple, quand elle le sentait
derrière elle, son sabot lui démangeait, et vraiment il y avait bien de quoi. Ce vaurien de Tistet lui jouait de
si vilains tours ! Il avait de si cruelles inventions après boire !…
Est-ce qu’un jour il ne s’avisa pas de la faire monter avec lui au clocheton de la maîtrise, là-haut, tout làhaut, à la pointe du palais !… Et ce que je vous dis là n’est pas un conte, deux cent mille Provençaux l’ont
vu. Vous figurez-vous la terreur de cette malheureuse mule, lorsque, après avoir tourné pendant une heure à
l’aveuglette dans un escalier en colimaçon et grimpé je ne sais combien de marches, elle se trouva tout à
coup sur une plate-forme éblouissante de lumière, et qu’à mille pieds au-dessous d’elle elle aperçut tout un
Avignon fantastique, les baraques du marché pas plus grosses que des noisettes, les soldats du Pape devant
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leur caserne comme des fourmis rouges, et là-bas, sur un fil d’argent, un petit pont microscopique où l’on
dansait, où l’on dansait… Ah ! pauvre bête ! quelle panique ! Du cri qu’elle en poussa, toutes les vitres du
palais tremblèrent.
— Qu’est ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’on lui fait ? s’écria le bon Pape en se précipitant sur son balcon.
Tistet Védène était déjà dans la cour, faisant mine de pleurer et de s’arracher les cheveux :
— Ah ! grand Saint-Père, ce qu’il y a ! Il y a que votre mule… Mon Dieu ! qu’allons-nous devenir ? Il y a
que votre mule est montée dans le clocheton…
— Toute seule ???
— Oui, grand Saint-Père, toute seule… Tenez ! regardez-la, là-haut… Voyez-vous le bout de ses oreilles qui
passe ?… On dirait deux hirondelles…
— Miséricorde ! fit le pauvre Pape en levant les yeux… Mais elle est donc devenue folle ! Mais elle va se
tuer… Veux-tu bien descendre, malheureuse !…
Pécaïre ! elle n’aurait pas mieux demandé, elle, que de descendre… ; mais par où ? L’escalier, il n’y fallait
pas songer : ça se monte encore, ces choses-là ; mais, à la descente, il y aurait de quoi se rompre cent fois les
jambes… Et la pauvre mule se désolait, et, tout en rôdant sur la plate-forme avec ses gros yeux pleins de
vertige, elle pensait à Tistet Védène :
— Ah ! bandit, si j’en réchappe… quel coup de sabot demain matin !
Cette idée de coup de sabot lui redonnait un peu de cœur au ventre ; sans cela elle n’aurait pas pu se tenir…
Enfin on parvint à la tirer de là-haut ; mais ce fut toute une affaire. Il fallut la descendre avec un cric, des
cordes, une civière. Et vous pensez quelle humiliation pour la mule d’un pape de se voir pendue à cette
hauteur, nageant des pattes dans le vide comme un hanneton au bout d’un fil. Et tout Avignon qui la
regardait.
La malheureuse bête n’en dormit pas de la nuit. Il lui semblait toujours qu’elle tournait sur cette maudite
plate-forme, avec les rires de la ville au-dessous, puis elle pensait à cet infâme Tistet Védène et au joli coup
de sabot qu’elle allait lui détacher le lendemain matin. Ah ! mes amis, quel coup de sabot ! De
Pampérigouste on en verrait la fumée… Or, pendant qu’on lui préparait cette belle réception à l’écurie,
savez-vous ce que faisait Tistet Védène ? Il descendait le Rhône en chantant sur une galère papale et s’en
allait à la cour de Naples avec la troupe de jeunes nobles que la ville envoyait tous les ans près de la reine
Jeanne pour s’exercer à la diplomatie et aux belles manières. Tistet n’était pas noble ; mais le Pape tenait à
le récompenser des soins qu’il avait donnés à sa bête, et principalement de l’activité qu’il venait de déployer
pendant la journée du sauvetage.
C’est la mule qui fut désappointée le lendemain !
— Ah ! le bandit ! il s’est douté de quelque chose !… pensait-elle en secouant ses grelots avec fureur… ;
mais c’est égal, va, mauvais ! tu le retrouveras au retour, ton coup de sabot…, je te le garde !
Et elle le lui garda.
Après le départ de Tistet, la mule du Pape retrouva son train de vie tranquille et ses allures d’autrefois. Plus
de Quiquet, plus de Béluguet à l’écurie. Les beaux jours du vin à la française étaient revenus, et avec eux la
bonne humeur, les longues siestes, et le petit pas de gavotte quand elle passait sur le pont d’Avignon.
Pourtant, depuis son aventure, on lui marquait toujours un peu de froideur dans la ville. Il y avait des
chuchotements sur sa route ; les vieilles gens hochaient la tête, les enfants riaient en se montrant le
clocheton. Le bon Pape lui-même n’avait plus autant de confiance en son amie, et, lorsqu’il se laissait aller à
faire un petit somme sur son dos, le dimanche, en revenant de la vigne, il gardait toujours cette arrièrepensée : « Si j’allais me réveiller là-haut, sur la plateforme ! » La mule voyait cela et elle en souffrait, sans
rien dire ; seulement, quand on prononçait le nom de Tistet Védène devant elle, ses longues oreilles
frémissaient, et elle aiguisait avec un petit rire le fer de ses sabots sur le pavé…
Sept ans se passèrent ainsi ; puis, au bout de ces sept années, Tistet Védène revint de la cour de Naples. Son
temps n’était pas encore fini là-bas ; mais il avait appris que le premier moutardier du Pape venait de mourir
subitement en Avignon, et, comme la place lui semblait bonne, il était arrivé en grande hâte pour se mettre
sur les rangs.
Quand cet intrigant de Védène entra dans la salle du palais, le Saint-Père eut peine à le reconnaître, tant il
avait grandi et pris du corps. Il faut dire aussi que le bon Pape s’était fait vieux de son côté, et qu’il n’y
voyait pas bien sans besicles.
Tistet ne s’intimida pas.
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— Comment ! grand Saint-Père, vous ne me reconnaissez plus ?… C’est moi, Tistet Védène !…
— Védène ?…
— Mais oui, vous savez bien… celui qui portait le vin français à votre mule.
— Ah ! oui… oui… je me rappelle… Un bon petit garçonnet, ce Tistet Védène !… Et maintenant, qu’est-ce
qu’il veut de nous ?
— Oh ! peu de chose, grand Saint-Père… Je venais vous demander… À propos, est-ce que vous l’avez
toujours, votre mule ? Et elle va bien ?… Ah ! tant mieux !… Je venais vous demander la place du premier
moutardier qui vient de mourir.
— Premier moutardier, toi !… Mais tu es trop jeune. Quel âge as-tu donc ?
— Vingt ans deux mois, illustre pontife, juste cinq ans de plus que votre mule… Ah ! palme de Dieu, la
brave bête !… Si vous saviez comme je l’aimais cette mule-là… comme je me suis langui d’elle en Italie !…
Est-ce que vous ne me la laisserez pas voir ?
— Si, mon enfant, tu la verras, fit le bon Pape tout ému… Et puisque tu l’aimes tant, cette brave bête, je ne
veux plus que tu vives loin d’elle. Dès ce jour, je t’attache à ma personne en qualité de premier
moutardier… Mes cardinaux crieront, mais tant pis ! j’y suis habitué… Viens nous trouver demain, à la
sortie de vêpres, nous te remettrons les insignes de ton grade en présence de notre chapitre, et puis… je te
mènerai voir la mule, et tu viendras à la vigne avec nous deux… hé ! hé ! Allons ! va…
Si Tistet Védène était content en sortant de la grande salle, avec quelle impatience il attendit la cérémonie du
lendemain, je n’ai pas besoin de vous le dire. Pourtant il y avait dans le palais quelqu’un de plus heureux
encore et de plus impatient que lui : c’était la mule. Depuis le retour de Védène jusqu’aux vêpres du jour
suivant, la terrible bête ne cessa de se bourrer d’avoine et de tirer au mur avec ses sabots de derrière. Elle
aussi se préparait pour la cérémonie…
Et donc, le lendemain, lorsque vêpres furent dites, Tistet Védène fit son entrée dans la cour du palais papal.
Tout le haut clergé était là, les cardinaux en robes rouges, l’avocat du diable en velours noir, les abbés de
couvent avec leurs petites mitres, les marguilliers de Saint-Agrico, les camails violets de la maîtrise, le bas
clergé aussi, les soldats du Pape en grand uniforme, les trois confréries de pénitents, les ermites du mont
Ventoux avec leurs mines farouches et le petit clerc qui va derrière en portant la clochette, les frères
flagellants nus jusqu’à la ceinture, les sacristains fleuris en robes de juges, tous, tous, jusqu’aux donneurs
d’eau bénite, et celui qui allume, et celui qui éteint… il n’y en avait pas un qui manquât… Ah ! c’était une
belle ordination ! Des cloches, des pétards, du soleil, de la musique, et toujours ces enragés de tambourins
qui menaient la danse, là-bas, sur le pont d’Avignon…
Quand Védène parut au milieu de l’assemblée, sa prestance et sa belle mine y firent courir un murmure
d’admiration. C’était un magnifique Provençal, mais des blonds, avec de grands cheveux frisés au bout et
une petite barbe follette qui semblait prise aux copeaux de fin métal tombé du burin de son père, le sculpteur
d’or. Le bruit courait que dans cette barbe blonde les doigts de la reine Jeanne avaient quelquefois joué ; et
le sire de Védène avait bien, en effet, l’air glorieux et le regard distrait des hommes que les reines ont
aimés… Ce jour-là, pour faire honneur à sa nation, il avait remplacé ses vêtements napolitains par une
jaquette bordée de rose à la Provençale, et sur son chaperon tremblait une grande plume d’ibis de Camargue.
Sitôt entré, le premier moutardier salua d’un air galant, et se dirigea vers le haut perron, où le Pape
l’attendait pour lui remettre les insignes de son grade : la cuiller de buis jaune et l’habit de safran. La mule
était au bas de l’escalier, toute harnachée et prête à partir pour la vigne… Quand il passa près d’elle, Tistet
Védène eut un bon sourire et s’arrêta pour lui donner deux ou trois petites tapes amicales sur le dos, en
regardant du coin de l’œil si le Pape le voyait. La position était bonne… La mule prit son élan :
— Tiens ! attrape, bandit ! Voilà sept ans que je te le garde !
Et elle vous lui détacha un coup de sabot si terrible, si terrible, que de Pampérigouste même on en vit la
fumée, un tourbillon de fumée blonde où voltigeait une plume d’ibis ; tout ce qui restait de l’infortuné Tistet
Védène !…
Les coups de pied de mule ne sont pas aussi foudroyants d’ordinaire ; mais celle-ci était une mule papale ; et
puis, pensez donc ! elle le lui gardait depuis sept ans… Il n’y a pas de plus bel exemple de rancune
ecclésiastique.
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The Pope's Mule
He who never saw Avignon in the time of the Popes has seen nothing. Never was there such a city for
gayety, life, animation, and a succession of fetes. There were, from morning till night, processions,
pilgrimages, streets strewn with flowers and carpeted with magnificent tapestries, cardinals arriving by the
Rhone, with banners flying; gayly bedecked galleys, the soldiers of the Pope singing in Latin on the squares,
and the bowls of mendicant f riars: and then, from roof to cellar of the houses that crowded humming about
the great Papal palace, like bees about their hive, there was the tick-tack of the lace-makers' looms, the rapid
movement of the shuttles weaving gold thread for the vestments, the little hammers of the carvers of
burettes, the keyboards being tuned at the lute-makers', the songs of the empstresse; and, overhead, the clang
of the bells, and always a tambourine or two jingling down by the bridge. For with us, when the common
people are pleased, they must dance and dance; and as the streets in the city in those days were too narrow
for the farandole, the fifes and the tambourines stationed themselves on Avignon Bridge, in the cool breezes
from the Rhone; and there the people danced and danced, day and night.
Ah! the happy days! the happy city! Halberds that did not wound, state prisons where they put wine to cool.
No famine; no wars. That is how the Popes of the Comtat governed the people; that is why the people
regretted them so bitterly.
There was one especially, a good old fellow, whom they called Boniface. Ah! how many tears were shed in
Avignon when he died!
He was such a good-natured, affable prince! He laughed so heartily from the back of his mule! And when
you passed him — ^though you were simply a poor little digger of madder, or the provost of the city — he
would give you his blessing so courteously! He was a genuine Pope of Yvetot, but of a Provencal Yvetot,
with a something shrewd in his laughter, a sprig of marjoram in his biretta, and never a sign of a Jeanneton.
The only Jeanneton that the old man had ever been known to have was his vineyard, a tiny vineyard which
he had planted himself, three leagues from Avignon, among the myrtles of Chateau Neuf.
Every Sunday, after vespers, the excellent man went to pay court to it; and when he was there, seated in the
warm sun, with his mule by his side and his cardinals lying at the foot of the stumps all about, then he would
order a bottle of native wine opened, — that fine, ruby coloured wine which was called afterwards the
Chateau Neuf of the Popes, — and he would drink it in little sips, looking at his vineyard with a tender
expression. Then, when the bottle was empty and the day drew to a close, he would return merrily to the
city, followed by all his chapter; and when he rode over Avignon Bridge, through the drums and farandoles,
his mule, stirred by the music, would f^ill into a little skipping amble, while he himself marked the time of
the dance with his cap, which scandalised his cardinals terribly, but caused the people to say: *' Ah! the kind
prince! ah! the dear old Pope!"
Next to his vineyard at Chateau Neuf, the thing that the Pope loved best on earth was his mule. The good
man fairly doted on the beast. Every night, before going to bed, he would go to see if his stable was securely
fastened, if anything was lacking in the crib; and he never rose from the table until a huge bowl of wine a la
Francaise, with plenty of sugar and spices, had been prepared under his own eye, which he carried to the
mule himself, despite the comments of his cardinals. It should be said, too, that the beast was worth the
trouble. It was a fine black mule, dappled with red, sure-footed, with a glossy coat, a broad, full rump; and
she carried proudly her slender little head, all bedecked with plumes, and ribbons, and silver bells and
streamers; and as gentle as an angel withal, with a mild eye and two long ears always in motion, which gave
her a most amiable aspect. All Avignon respected her, and when she passed through the streets there was no
attention which the people did not pay her; for they all knew that that was the best way to be in favour at
court, and that, with her innocent look, the Pope's mule had led more than one to wealth; witness Tistet
Vedene and his wonderful adventures. This Tistet Vedene was in truth an impudent rascal, whom his father,
Guy Vedene, the gold-carver, had been obliged to turn out of his house, because he refused to do any work
and led the apprentices astray. For six months he was seen dragging his jacket through all the gutters of
Avignon, but principally in the neighbourhood of the Papal palace; for the rogue had had for a long while a
scheme of his own about the Pope's mule, and you will see what a mischievous scheme it was.
One day, when his Holiness all alone was riding by the ramparts on his steed, behold my Tistet approaches
him, and says, clasping his hands with an air of admiration:
*'Ah! 7non Dieu! what a fine mule you have, Holy Father! Just let me look at her.
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Ah! what a lovely mule, my Pope! the Emperor of Germany has not her like."
And he patted her and spoke softly to her, as to a maiden:
*'Come, my jewel, my treasure, my pearl."
And the excellent Pope, deeply moved, said to himself:
*'Whata nice little fellow! How nice he is with my mule! "
And what do you suppose happened the next day } Tistet Ved^ene exchanged his old yellow jacket for a
fine lace alb, a violet silk hood, and shoes with buckles; and he entered the household of the Pope, to which
only sons of nobles and nephews of cardinals had ever been admitted. That is what intrigue leads to! But
Tistet Vedene did not stop there.
Once in the Pope's service, the rascal continued the game that had succeeded so well.
Insolent with everybody else, he reserved his attention and care for the mule alone; and he was always to be
seen in the courtyard of the palace, with a handful of oats or a bunch of clover, whose purple clusters he
shook as he glanced at the Holy Father's balcony, as if he would say: ''Look! for whom is this?" The result
was that the excellent Pope finaHy, feeling that he was growing old, left it to him to look after the stable and
to carry the mule her bowl of wine a la Française ; which did not make the cardinals laugh.
Nor the mule either — it did not make her laugh. Now, when the time for her wine arrived, she always saw
five or six little clerks of the household enter her stable and hastily bury themselves in the straw with their
hoods and their lace; then, after a moment, a delicious odour of (Caramel and spices filled the stable, and
Tistet Vedene appeared, carefully carrying the bowl of wine a la Française, Then the poor beast's martyrdom
began.
That perfumed wine which she loved so dearly, which kept her warm, which gave her wings, they had the
fiendish cruelty to bring to her manger, to let her inhale it, and then, when her nostrils were full of it, off it
went! the beautiful rose-coloured liquor disappeared down the throats of those young rogues. And if they
had only contented themselves with stealing her wine! but all those little clerks were like devils when they
had been drinking. One pulled her ears, another her tail; Quiquet mounted her back, Beluguet tried his cap
on her head, and not one of the scamps reflected that with a sudden kick the excellent beast could have sent
them all into the polar star, or even farther. But no! not for nothing is one the Pope's male, the mule of
benedictions and indulgences.
Let the boys do what they would, she did not lose her temper, and she bore a grudge to Tistet Vedene alone.
But he — when she felt him behind her, her hoofs fairly itched, and in good sooth there was reason for it.
That ne'er-do-well of a Tistet played her such cruel tricks ! He conceived such fiendish ideas after drinking!
Would you believe that one day he took it into his head to make her go up with him into the belfry, way up
to the highest point of the palace! And this that I am telling you is not a fable — two hundred thousand
Provencals saw it. Just imagine the terror of that wretched beast, when, after twisting blindly about for an
hour on a winding staircase, and climbing I know not how many stairs, she suddenly found herself on a
platform dazzling with light; and a thousand feet below her, a whole fantastic Avignon, the stalls in the
market no larger than walnuts, the Pope's soldiers in front of their barracks like red ants, and yonder, over a
silver thread, a little microscopic bridge where the people danced and danced. Ah! the poor creature! what a
panic! All the windows in the palace shook with the bray that she uttered.
** What's the matter? What are they doing to her?" cried the good Pope, rushing out upon the balcony.
**Ah! Holy Father, this is what's the matter! Your mule — mon Dieu! what will become of us! — your
mule has gone up into the belfry."
*'A11 alone?"
**Yes, Holy Father, all alone. See! look up there. Don't you see the ends of her ears hanging over, like two
swallows ! "
*' Merciful Heaven!" exclaimed the poor Pope, raising his eyes. **Why, she must have gone mad! Why, she
will kill herself! Will you come down here, you wretched creature? "
Pecaire! She would have asked nothing better than 'to have come down; but how? As to the staircase, that
was not to be thought of; it is possible to go up such things; but in going down there is a chance to break
one's legs a hundred times. And the poor mule was in despair; as she wandered about the platform with her
great eyes filled with vertigo, she thought of Tistet Vedene.
** Ah! You villain, if I escape, what a kick to-morrow morning! "
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That idea of a kick restored a little of her courage; save for that, she could not have held out. At last they
succeeded in taking her down; but it was a difficult task. They had to lower her in a litter, with ropes and a
jack-screw. And you can imagine what a humiliation it was for the Pope's mule to be suspended at that
height, swinging about with her hoofs in the air, like a butterfly at the end of a string. And all Avignon
looking at her!
The wretched beast did not sleep that night. It seemed to her all the time that she was walking about on that
infernal platform, with the city laughing below her; then she thought of that infamous Tistet Vedene, and of
the dainty kick that she proposed to give him in the morning. Ah! my friends, what a kick! they would see
the smoke at Pamperigouste.
Now, while this pleasant reception was in store for him at the stable, what do you suppose Tistet Vedene
was doing ? He was going down the Rhone, singing, on one of the Pope's galleys, on his way to the Court of
Naples, with a party of young nobles whom the ' city sent every year to Queen Joanna, for training in
diplomacy and in refined manners. Tistet was not of noble birth; but the Pope desired to reward him for the
care he had bestowed upon his mule, and above all for the activity he had dispjayed during the day of rescue,
imagine the mule's disappointment the next morning!
''Ah! the villain! he suspected something! " she thought, as she shook her bells savagely; ''but never mind,
you scoundrel! you shall have it when you come back, that kick of yours; I will keep it for you! "
And she did keep it for him. After Tistet's departure, the mule resumed her quiet mode of life and her former
habits. No more Quiquet or Beluguet in her stable. The blissful days of wine d la Fraufaise had returned, and
with them good humour, the long siestas, and the little dancing step when she crossed Avignon Bridge.
Since her mis- fortune, however, she was always treated rather coldly in the city. People whispered together
as she passed; the old folks shook their heads, and the children laughed as they pointed to the belfry. Even
the worthy Pope himself had not his former confidence in his friend, and when he allowed himself to take a
little nap on her back, on Sundays, when he returned from his vineyard, he always had this thought: *'
Suppose I should wake up on the platform up there! "
The mule saw that and she was unhappy over it, although she said nothing; but when the name of Tistet
Vedene was mentioned in her presence, her long ears quivered, and with a short laugh she would sharpen the
iron of her little shoes on the pavemerrL Seven years passed thus; and then, at the end of those seven years,
Tistet Vedene returned from the Court of Naples. His time there was not at an end; but he had learned that
the Pope's chief mustard-bearer had died suddenly at Avignon, and as the office seemed to him a good one,
he returned in great haste to apply for it.
When that schemer of a Vedene entered the great hall of the palace, the Holy Father had difficulty in
recognising him, he had grown so tall and so stout. It should be said also that the Pope had grown old too,
and that he could not see well without spectacles. Tistet was not frightened.
**What.^ don't you recognise me, Holy Father.^ It is Tistet Vedene."
*' Vedene.^"
**Why yes, you know, the one who used to carry the French wine to your mule."
*'0h, yes! 1 remember. A good little fellow, that Tistet Vedene! And what does he
want of us now ? "
**0h! a mere nothing, Holy Father. I came to ask you — by the way — have you still your mule ? And is
she well ? Good ! — 1 came to ask you for the place of the chief mustard-bearer, who has just died."
*'You, chief mustard-bearer! why, you are too young. How old are you ? "
** Twenty years and two months, illustrious pontiff; just five years older than your mule. Ah! blessed palm
of God! the excel- lent beast! If you only knew how I loved that mule! how I sighed for her in Italy! —
Won't you let me see her ? "
''Yes, my child, you shall see her," said the kind-hearted Pope, deeply touched. " And as you are so fond of
the excellent beast, I propose that you shall live near her. From this day, I attach you to my person as chief
mustard-bearer. My cardinals will make an outcry, but so much the worse! 1 am used to it. Come to us tomorrow, when vespers is done, and we will deliver the symbols of your office, in the presence of our
chapter, and then — I will take you to see the mule, and you shall come to the vineyard with us both. Ha!
ha! — Now go!'* If Tistet Vedene was pleased when he left the great hall, I need not tell you how
impatiently he awaited the ceremony of the morrow. Meanwhile, there was some one in the palace still
happier than he and even more impatient; that was the mule. From the hour of Vedene's return until vespers
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of the following day, the bloodthirsty creature did not cease stuffing herself with oats, and kicking at the
wall with her hind feet. She, too, was preparing for the ceremony.
On the morrow, then, when vespers was at an end, Tistet Vedene entered the courtyard of the Papal palace.
All the high clergy were there, the cardinals in their red robes, the advocateofthe devil in black velvet, the
convent abbes with their little mitres, the churchwardens of theSaint-Agrico, the violet hoods of the
household, the lower clergy too, the Pope's soldiers in full uniform, the three brotherhoods of penitents, the
hermits from Mount Ventoux with their fierce eyes, and the little clerk who walks behind them carrying the
bell, the Flagellants naked to the waist, the red-faced sacristans in gowns like judges — all, yes, all, even to
those who hand the holy-water, and he who lights and he who extinguishes the candles; not one was
missing. Ah! it was a grand installation! Bells, fireworks, sunlight, music, and, as always, those mad
tambourine-players leading the dance yonder on Avignon Bridge.
When Vedene appeared in the midst of the assemblage, his presence and his handsome face aroused a
murmur of admiration. He was a magnificent Provenial, of the blond type, with long hair curled at the ends
and a small, unruly beard which resembled the shavings of fine metal from the graving-tool of his father the
goldsmith. The report was current that the fingers of Queen Joanna had sometimes toyed with that light
beard; and Sire de Vedene had in truth the vainglorious air and the distraught expression of men whom
queens have loved. That day, to do honour to his nation, he had replaced his Neapolitan clothes by a jacket
with a pink border a la Proveufale, and in his hood floated a long plume of the Camargue ibis.
Immediately upon his entrance, the chief mustard-bearer bowed with a noble air, and walked toward the
high dais, where the Pope awaited him, to deliver the symbols of his office: the spoon of yellow wood and
the saffron-coloured coat. The mule was at the foot of the staircase, all saddled and ready to start for the
vineyard. When he passed her, Tistet Vedenes miled affably and stopped to pat her two or three times in a
friendly way on the back, looking out of the corner of his eye to see if the Pope noticed him. The position
was excellent. The mule let fly:
'* There! take that, you villain! For seven years I have been keeping it for you! "
And she gave him a terrible kick, so terrible that the smoke of it was seen from far Pamperigouste, an
eddying cloud of blond smoke in which fluttered an ibis-feather — all that remained of the ill-fated Tistet
Vedene! A mule's kick is not ordinarily so disastrous; but she was a Papal mule; and then, think of it! she
had kept it for him for seven years. There is no finer example of an ecclesiastical grudge.
The Lighthouse of the Sanguinaires
The Lighthouse of the Sanguinaires
LAST night I was unable to sleep. The istral was in angry mood, and the outbursts of its loud voice kept me
awake until morning. The whole mill creaked, heavily swaying its mutilated sails, which whistled in the
wind like the rigging of a ship. Tiles flew from its dilapidated roof. In the distance the pines with which the
hill is covered waved to and fro and rustled in the darkness. One might have fancied oneself at sea.
It reminded me perfectly of my notable insomnia three years ago, when I was living at the lighthouse on the
Sanguinaires — on the Corsican coast at the mouth of the Bay of Ajaccio.
Another charming little corner that, which I had found, to dream, and to be alone.
Imagine an island of a reddish colour and of uncivilised aspect; the lighthouse at one end, at the other an old
Genoese tower, where an eagle lived in my day. Below, at the water's edge, a ruined lazaretto, overgrown
every- where by weeds ; and then, ravines, maqtns, high cliffs, a few wild goats, and small Corsican horses
gamboling about with flying manes; and lastly, high in the air, amid a whirlwind of sea-birds, the lighthouse
with its platform of white masonry, where the keepers walked to and fro, the green door with its arched top,
the little castiron tower, and above, the huge lantern flashing in the sun- light and giving light even during
the day. Such was the island of the Sanguinaires as I saw it again last night while I listened to the roaring of
my pines. It was to that enchanted isle that I used sometimes to retire, when I longed for fresh air and
solitude, before I owned a mill. What did I do there ? What I do here, or even less. When the mistral or the
tramontana did not blow too hard, I would seat myself between two rocks at the water's edge, amid the gulls,
and blackbirds, and swallows, and I would stay there almost all day in that sort of stupor and delicious
prostration which are born of gazing at the sea. You know, do you not, that pleasant intoxication of th
emind ? You do not think; nor do you dream. Your whole being escapes you, flies away — is scattered
about. You are the gull that plunges into the sea, the spray that floats in the sunlight between two waves —
the white smoke of yonder steamer rapidly disappearing, that little coral boat with the red sail, that drop of
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water, that fleck of mist — anything except yourself. Oh! how many hours of half-slumber and of mental
dispersion have I passed on my island!
On the days when the wind was high, the shore no longer being tenable, I would shut myself up in the
courtyard of the lazaretto, a small, melancholy courtyard, fragrant with rosemary and wild absinthium; and
there, sheltered behind a fragment of the old wall, I would allow myself to be gently overcome by the vague
perfume of neglect and sadness which floated about with the sunlight in the stone cells, open on all sides like
ancient tombs. From time to time, the closing of a gate, a light leap in the grass — it was a goat coming to
browse, out of the wind. On seeing me, she would stop in alarm, and stand there before me, sharp-eyed, with
her horns in the air, looking down on me with a childlike expression.
About five o'clock, the speaking-trumpet of the keepers summoned me to dinner. Then
I would take a narrow path through the maquis, rising almost perpendicularly from the sea, and I would
return slowly to the lighthouse, turning at every step to gaze at the boundless horizon of water and of lights
which seemed to expand as I went higher.
Above it was delightful. I can still see that pleasant dining-room with its floor of broad flags, with its oaken
wainscoting, the bouillabaisse smoking in the centre, the door wide- open on the white terrace, and the
setting sun streaming in. The keepers were always there, awaiting my arrival to sit down to dinner. There
were three of them, a Marseillais and two Corsicans, all short and bearded, with the same tanned and
wrinkled faces and the same goatskin caps; but entirely different in manner and in mood.
The ways of life of these men betrayed at once the difference between the two races. The Marseillais, active
and industrious, always full of business, always in motion, ran about the island from morning till night,
gardening, fishing, collecting gull's-eggs, lying in wait in the maquis to milk a goat on the wing; and always
some aioli or stew in process of manufacture.
The Corsicans, on the other hand, did absolutely nothing outside their duties as keepers; they looked upon
themselves as functionaries, and passed the whole of every day in the kitchen, playing endless games of
scopa, pausing only to light their pipes with a solemn air, and to cut with scissors, in the hollow of their
hand, the huge leaves of green tobacco.
For the rest, Marseillais and Corsicans alike were honest, simple, artless fellows, full of attentions for their
guest, although after all he must have seemed to them a most extraordinary personage.
Think of it! the idea of shutting oneself up in a lighthouse for pleasure! And they found the days so long, and
were so happy when it was their turn to go ashore. In the summer, that great happiness happened once a
month. Ten days ashore for every thirty days at the light, that is the rule; but in winter there is stormy
weather, and the rules do not hold. The wind blows, the sea rises, the Sanguinaires are white with foam, and
the keepers on duty are blockaded two or three months in succession, and sometimes under terrible
circumstances.
''This is what happened to me, monsieur," said old Bartoli one day while we were eating dinner, — **this is
what happened to me five years ago, at this very table that we are sitting at, one winter's night, as it is now.
That night, there was only two of us in the light, a man named Tcheco and myself. The others were ashore,
sick or on leave, I forget which now. We were finishing our dinner as quietly as possible. All of a sudden my
comrade stops eating, looks at me a minute with a funny expression, and pouf ! down he falls on the table
with his arms out. I go to him, and shake him, and call him:
''M say, Tche! OTche!'
**Not a word! He was dead. You can imagine my state. I sat there more than an hour, dazed and trembling
beside that corpse, and then all of a sudden the thought came to me: 'And the light!' I had just time to go up
into the lantern and light it. It was dark already. Such a night, monsieur! the sea and the wind did n't have
their natural voices.
Every minute it seemed to me as if some- body was calling to me on the stairs. And with it all, such a fever
and such a thirst! But you could n't have induced me to go down ; I was too much afraid of death. However,
at daybreak my courage came back a little. I put my comrade on his bed, with a sheet over him, then I said a
bit of a prayer and set the alarm signal. Unluckily the sea was too high; it didn't make any difference how
much I signalled, nobody came. And there I was alone in the lighthouse with my poor Tche, and God only
knows how long. I hoped I could keep him with me till the boat came; but after three days, it wasn't
possible. What was I to do.^ Carry him outside ? Bury him ? The rock was too hard, and there 's so many
crows on the island. It was a pity to abandon that good Tcheco to them. Then it occurred to me to take him
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down to one of the cells in the lazaretto. That sad task took me a whole afternoon, and I tell you it took
courage. Look you, monsieur, even to-day, when I go down to that part of the island on a windy afternoon, it
seems to me as if I had the dead man still on my shoulders."
Poor old Bartoli; the sweat rolled down his cheeks, just from thinking of it.
Our meals passed in this way, with plenty of conversation: the lighthouse, the sea, stories of shipwreck and
of Corsican bandits. Then, at nightfall, the keeper who had the first watch lighted his little lamp, took his
pipe, his drinking-cup, a huge volume of Plutarch with red edges — the whole library of the Sanguinaires —
and disappeared. A moment later, there was throughout the house a rattling of chains and pulleys and great
clock weights being wound up.
During that time, I sat outside on the terrace. The sun, already very low, sank more and more quickly
towards the water, dragging the whole horizon after it. The wind freshened, the island turned purple.
In the sky, close to me, a great bird flew heavily by: it was the eagle from the Genoese tower returning
home. Little by little the mist rose from the sea. Soon one could see only the white rim of foam around the
island. Suddenly, over my head, a great flood of soft light gushed forth. The lantern was lighted. Leaving the
whole island in shadow, the clear light fell upon the sea, and I sat there lost in darkness, beneath those great
luminous rays which barely splashed me as they passed. But the wind grew fresher and fresher. I had no
choice but to go inside. I closed the great door by feeling, and secured the iron bars; then, still feeling my
way, I ascended a little iron staircase which rang and trembled under my feet, and arrived at the top of the
lighthouse. There, there was light enough, on my word.
Imagine a gigantic Carcel lamp7*with six rows of wicks, around which the walls of the lantern move
slowly, some filled with an enormous crystal lens, the others opening on a great stationary sash, which
shelters the flame from the wind. On entering I was dazzled. Those brasses and pewters, those tin reflectors,
the convex crystal walls turning with great bluish circles, all that quivering and clashing of lights made me
dizzy for a moment.
Gradually, however, my eyes became accustomed to it, and I would take my seat at the foot of the lamp,
beside the keeper, who was reading his Plutarch aloud, for fear of falling asleep.
Outside, darkness and the abyss. On the small balcony which surrounds the lantern the wind rushes howling
like a madman. The lantern creaks, the sea roars. On the point of the island, over the reefs, the waves break
like cannon-shot. At times an invisible finger raps on the glass: some night-bird, attracted by the light,
dashing his head against the lens. In the warm, glowing lantern, nothing save the spitting of the flame, the
dropping of the oil, the noise of the chain as it unwinds, and a monotonous voice intoning the life of
Demetrius.
At midnight the keeper rose, casting a last glance at his wicks, and we went down. On the stairs we met the
comrade of the second watch coming up, rubbing his eyes; the cup and the Plutarch were passed to him.
Then, before going to bed, we entered for a moment the room .at the back, all littered with chains, with great
weights, with pewter reservoirs, and with ropes; and there, by the light of his little lamp, the keeper wrote on
the lighthouse log, that lay always open :
''Midnight. Heavy sea. Storm. Sail in the offing."
8. LE PHARE DES SANGUINAIRES.
Cette nuit je n’ai pas pu dormir. Le mistral était en colère, et les éclats de sa grande voix m’ont tenu éveillé
jusqu’au matin. Balançant lourdement ses ailes mutilées qui sifflaient à la bise comme les agrès d’un navire,
tout le moulin craquait. Des tuiles s’envolaient de sa toiture en déroute. Au loin, les pins serrés dont la
colline est couverte s’agitaient et bruissaient dans l’ombre. On se serait cru en pleine mer…
Cela m’a rappelé tout à fait mes belles insomnies d’il y a trois ans, quand j’habitais le phare des
Sanguinaires, là-bas, sur la côte corse, à l’entrée du golfe d’Ajaccio.
Encore un joli coin que j’avais trouvé là pour rêver et pour être seul.
Figurez-vous une île rougeâtre et d’aspect farouche ; le phare à une pointe, à l’autre une vieille tour génoise
où, de mon temps, logeait un aigle. En bas, au bord de l’eau, un lazaret en ruine, envahi de partout par les
herbes ; puis, des ravins, des maquis, de grandes roches, quelques chèvres sauvages, de petits chevaux
corses gambadant la crinière au vent ; enfin là-haut, tout en haut, dans un tourbillon d’oiseaux de mer, la
maison du phare, avec sa plate-forme en maçonnerie blanche, où les gardiens se promènent de long en large,
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la porte verte en ogive, la petite tour de fonte, et au-dessus la grosse lanterne à facettes qui flambe au soleil
et fait de la lumière même pendant le jour… Voilà l’île des Sanguinaires, comme je l’ai revue cette nuit, en
entendant ronfler mes pins. C’était dans cette île enchantée qu’avant d’avoir un moulin j’allais m’enfermer
quelquefois, lorsque j’avais besoin de grand air et de solitude.
Ce que je faisais?
Ce que je fais ici, moins encore. Quand le mistral ou la tramontane ne soufflaient pas trop fort, je venais me
mettre entre deux roches au ras de l’eau, au milieu des goélands, des merles, des hirondelles, et j’y restais
presque tout le jour dans cette espèce de stupeur et d’accablement délicieux que donne la contemplation de
la mer. Vous connaissez, n’est-ce pas, cette jolie griserie de l’âme ? On ne pense pas, on ne rêve pas non
plus. Tout votre être vous échappe, s’envole, s’éparpille. On est la mouette qui plonge, la poussière d’écume
qui flotte au soleil entre deux vagues, la fumée blanche de ce paquebot qui s’éloigne, ce petit corailleur à
voile rouge, cette perle d’eau, ce flocon de brume, tout excepté soi-même… Oh ! que j’en ai passé dans mon
île de ces belles heures de demi-sommeil et d’éparpillement !…
Les jours de grand vent, le bord de l’eau n’étant pas tenable, je m’enfermais dans la cour du lazaret, une
petite cour mélancolique, toute embaumée de romarin et d’absinthe sauvage, et là, blotti contre un pan de
vieux mur, je me laissais envahir doucement par le vague parfum d’abandon et de tristesse qui flottait avec
le soleil dans les logettes de pierre, ouvertes tout autour comme d’anciennes tombes. De temps en temps un
battement de porte, un bond léger dans l’herbe… c’était une chèvre qui venait brouter à l’abri du vent. En
me voyant, elle s’arrêtait interdite, et restait plantée devant moi, l’air vif, la corne haute, me regardant d’un
œil enfantin…
Vers cinq heures, le porte-voix des gardiens m’appelait pour dîner. Je prenais alors un petit sentier dans le
maquis grimpant à pic au-dessus de la mer, et je revenais lentement vers le phare, me retournant à chaque
pas sur cet immense horizon d’eau et de lumière qui semblait s’élargir à mesure que je montais.
Là-haut c’était charmant. Je vois encore cette belle salle à manger à larges dalles, à lambris de chêne, la
bouillabaisse fumant au milieu, la porte grande ouverte sur la terrasse blanche et tout le couchant qui
entrait… Les gardiens étaient là, m’attendant pour se mettre à table. Il y en avait trois, un Marseillais et deux
Corses, tous trois petits, barbus, le même visage tanné, crevassé, le même pelone (caban) en poil de chèvre,
mais d’allure et d’humeur entièrement opposées.
À la façon de vivre de ces gens, on sentait tout de suite la différence des deux races. Le Marseillais,
industrieux et vif, toujours affairé, toujours en mouvement, courait l’île du matin au soir, jardinant, pêchant,
ramassant des œufs de gouailles, s’embusquant dans le maquis pour traire une chèvre au passage ; et
toujours quelque aïoli ou quelque bouillabaisse en train.
Les Corses, eux, en dehors de leur service, ne s’occupaient absolument de rien ; ils se considéraient comme
des fonctionnaires, et passaient toutes leurs journées dans la cuisine à jouer d’interminables parties de scopa,
ne s’interrompant que pour rallumer leurs pipes d’un air grave et hacher avec des ciseaux, dans le creux de
leurs mains, de grandes feuilles de tabac vert…
Du reste, Marseillais et Corses, tous trois de bonnes gens, simples, naïfs, et pleins de prévenances pour leur
hôte, quoique au fond il dût leur paraître un monsieur bien extraordinaire…
Pensez donc ! venir s’enfermer au phare pour son plaisir !… Eux qui trouvent les journées si longues, et qui
sont si heureux quand c’est leur tour d’aller à terre… Dans la belle saison, ce grand bonheur leur arrive tous
les mois. Dix jours de terre pour trente jours de phare, voilà le règlement ; mais avec l’hiver et les gros
temps, il n’y a plus de règlement qui tienne. Le vent souffle, la vague monte, les Sanguinaires sont blanches
d’écume, et les gardiens de service restent bloqués deux ou trois mois de suite, quelquefois même dans de
terribles conditions.
— Voici ce qui m’est arrivé, à moi, monsieur, — me contait un jour le vieux Bartoli, pendant que nous
dînions, — voici ce qui m’est arrivé il y a cinq ans, à cette même table où nous sommes, un soir d’hiver,
comme maintenant. Ce soir-là, nous n’étions que deux dans le phare, moi et un camarade qu’on appelait
Tchéco… Les autres étaient à terre, malades, en congé, je ne sais plus… Nous finissions de dîner, bien
tranquilles… Tout à coup, voilà mon camarade qui s’arrête de manger, me regarde un moment avec de
drôles d’yeux, et, pouf ! tombe sur la table, les bras en avant. Je vais à lui, je le secoue, je l’appelle :
« — Oh ! Tché !… Oh Tché !…
« Rien ! il était mort… Vous jugez quelle émotion ! Je restai plus d’une heure stupide et tremblant devant ce
cadavre, puis, subitement cette idée me vient : « Et le phare ! » Je n’eus que le temps de monter dans la
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lanterne et d’allumer. La nuit était déjà là… Quelle nuit, monsieur ! La mer, le vent, n’avaient plus leurs
voix naturelles. À tout moment il me semblait que quelqu’un m’appelait dans l’escalier… Avec cela une
fièvre, une soif ! Mais vous ne m’auriez pas fait descendre… j’avais trop peur du mort. Pourtant, au petit
jour, le courage me revint un peu. Je portai mon camarade sur son lit ; un drap dessus, un bout de prière, et
puis vite aux signaux d’alarme.
« Malheureusement, la mer était trop grosse ; j’eus beau appeler, appeler, personne ne vint… Me voilà seul
dans le phare avec mon pauvre Tchéco, et Dieu sait pour combien de temps… J’espérais pouvoir le garder
près de moi jusqu’à l’arrivée du bateau ; mais au bout de trois jours ce n’était plus possible… Comment
faire ? le porter dehors ? l’enterrer ? La roche était trop dure, et il y a tant de corbeaux dans l’île. C’était pitié
de leur abandonner ce chrétien. Alors je songeai à le descendre dans une des logettes du lazaret… Ça me prit
tout une après-midi cette triste corvée-là, et je vous réponds qu’il m’en fallut, du courage... Tenez !
monsieur, encore aujourd’hui, quand je descends ce côté de l’île par une après-midi de grand vent, il me
semble que j’ai toujours le mort sur les épaules…
Pauvre vieux Bartoli ! La sueur lui en coulait sur le front, rien que d’y penser.
Nos repas se passaient ainsi à causer longuement : le phare, la mer, des récits de naufrages, des histoires de
bandits corses… Puis, le jour tombant, le gardien du premier quart allumait sa petite lampe, prenait sa pipe,
sa gourde, un gros Plutarque à tranche rouge, toute la bibliothèque des Sanguinaires, et disparaissait par le
fond. Au bout d’un moment, c’était dans tout le phare un fracas de chaînes, de poulies, de gros poids
d’horloges qu’on remontait.
Moi, pendant ce temps, j’allais m’asseoir dehors sur la terrasse. Le soleil, déjà très bas, descendait vers l’eau
de plus en plus vite, entraînant tout l’horizon après lui. Le vent fraîchissait, l’île devenait violette. Dans le
ciel, près de moi, un gros oiseau passait lourdement : c’était l’aigle de la tour génoise qui rentrait… Peu à
peu la brume de mer montait. Bientôt on ne voyait plus que l’ourlet blanc de l’écume autour de l’île… Tout
à coup, au-dessus de ma tête, jaillissait un grand flot de lumière douce. Le phare était allumé. Laissant toute
l’île dans l’ombre, le clair rayon allait tomber au large sur la mer, et j’étais là perdu dans la nuit, sous ces
grandes ondes lumineuses qui m’éclaboussaient à peine en passant… Mais le vent fraîchissait encore. Il
fallait rentrer. À tâtons, je fermais la grosse porte, j’assurais les barres de fer ; puis, toujours tâtonnant, je
prenais un petit escalier de fonte qui tremblait et sonnait sous mes pas, et j’arrivais au sommet du phare. Ici,
par exemple, il y en avait de la lumière.
Imaginez une lampe Carcel gigantesque à six rangs de mèches, autour de laquelle pivotent lentement les
parois de la lanterne, les unes remplies par une énorme lentille de cristal, les autres ouvertes sur un grand
vitrage immobile qui met la flamme à l’abri du vent… En entrant j’étais ébloui. Ces cuivres, ces étains, ces
réflecteurs de métal blanc, ces murs de cristal bombé qui tournaient, avec des grands cercles bleuâtres, tout
ce miroitement, tout ce cliquetis de lumières, me donnait un moment de vertige.
Peu à peu, cependant, mes yeux s’y faisaient, et je venais m’asseoir au pied même de la lampe, à côté du
gardien qui lisait son Plutarque à haute voix, de peur de s’endormir…
Au dehors, le noir, l’abîme. Sur le petit balcon qui tourne autour du vitrage, le vent court comme un fou, en
hurlant. Le phare craque, la mer ronfle. À la pointe de l’île, sur les brisants, les lames font comme des coups
de canon… Par moments un doigt invisible frappe aux carreaux : quelque oiseau de nuit, que la lumière
attire, et qui vient se casser la tête contre le cristal… Dans la lanterne étincelante et chaude, rien que le
crépitement de la flamme, le bruit de l’huile qui s’égoutte, de la chaîne qui se dévide ; et une voix monotone
psalmodiant la vie de Démétrius de Phalère…
À minuit, le gardien se levait, jetait un dernier coup d’œil à ses mèches, et nous descendions. Dans l’escalier
on rencontrait le camarade du second quart qui montait en se frottant les yeux ; on lui passait la gourde, le
Plutarque… Puis, avant de gagner nos lits, nous entrions un moment dans la chambre du fond, toute
encombrée de chaînes, de gros poids, de réservoirs d’étain, de cordages, et là, à la lueur de sa petite lampe,
le gardien écrivait sur le grand livre du phare, toujours ouvert :
Minuit. Grosse mer. Tempête. Navire au large.
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9. L’AGONIE DE LA SÉMILLANTE
Puisque le mistral de l’autre nuit nous a jetés sur la côte corse, laissez-moi vous raconter une terrible histoire
de mer dont les pêcheurs de là-bas parlent souvent à la veillée, et sur laquelle le hasard m’a fourni des
renseignements fort curieux.
… Il y a deux ou trois ans de cela.
Je courais la mer de Sardaigne en compagnie de sept ou huit matelots douaniers. Rude voyage pour un
novice ! De tout le mois de mars, nous n’eûmes pas un jour de bon. Le vent d’est s’était acharné après nous,
et la mer ne décolérait pas.
Un soir que nous fuyions devant la tempête, notre bateau vint se réfugier à l’entrée du détroit de Bonifacio,
au milieu d’un massif de petites îles… Leur aspect n’avait rien d’engageant : grands rocs pelés, couverts
d’oiseaux, quelques touffes d’absinthe, des maquis de lentisques, et, çà et là, dans la vase, des pièces de bois
en train de pourrir : mais, ma foi, pour passer la nuit, ces roches sinistres valaient encore mieux que le rouf
d’une vieille barque à demi pontée, où la lame entrait comme chez elle, et nous nous en contentâmes.
À peine débarqués, tandis que les matelots allumaient du feu pour la bouillabaisse, le patron m’appela, et,
me montrant un petit enclos de maçonnerie blanche perdu dans la brume au bout de l’île :
— Venez-vous au cimetière ? me dit-il.
— Un cimetière, patron Lionetti ! Où sommes-nous donc ?
— Aux îles Lavezzi, monsieur. C’est ici que sont enterrés les six cents hommes de la Sémillante, à l’endroit
même où leur frégate s’est perdue, il y a dix ans… Pauvres gens ! ils ne reçoivent pas beaucoup de visites ;
c’est bien le moins que nous allions leur dire bonjour, puisque nous voilà…
— De tout mon cœur, patron.
Qu’il était triste le cimetière de la Sémillante !… Je le vois encore avec sa petite muraille basse, sa porte de
fer, rouillée, dure à ouvrir, sa chapelle silencieuse, et des centaines de croix noires cachées par l’herbe… Pas
une couronne d’immortelles, pas un souvenir ! rien… Ah ! les pauvres morts abandonnés, comme ils doivent
avoir froid dans leur tombe de hasard !
Nous restâmes là un moment, agenouillés. Le patron priait à haute voix. D’énormes goélands, seuls gardiens
du cimetière, tournoyaient sur nos têtes et mêlaient leurs cris rauques aux lamentations de la mer.
La prière finie, nous revînmes tristement vers le coin de l’île où la barque était amarrée. En notre absence,
les matelots n’avaient pas perdu leur temps. Nous trouvâmes un grand feu flambant à l’abri d’une roche, et
la marmite qui fumait. On s’assit en rond, les pieds à la flamme, et bientôt chacun eut sur ses genoux, dans
une écuelle de terre rouge, deux tranches de pain noir arrosées largement. Le repas fut silencieux : nous
étions mouillés, nous avions faim, et puis le voisinage du cimetière… Pourtant, quand les écuelles furent
vidées, on alluma les pipes et on se mit à causer un peu. Naturellement, on parlait de la Sémillante.
— Mais enfin, comment la chose s’est-elle passée ? demandai-je au patron, qui, la tête dans ses mains,
regardait la flamme d’un air pensif.
— Comment la chose s’est passée ? me répondit le bon Lionetti avec un gros soupir, hélas ! monsieur,
personne au monde ne pourrait le dire. Tout ce que nous savons, c’est que la Sémillante, chargée de troupes
pour la Crimée, était partie de Toulon, la veille au soir, avec le mauvais temps. La nuit, ça se gâta encore.
Du vent, de la pluie, la mer énorme comme on ne l’avait jamais vue… Le matin, le vent tomba un peu, mais
la mer était toujours dans tous ses états, et avec cela une sacrée brume du diable à ne pas distinguer un fanal
à quatre pas… Ces brumes-là, monsieur, on ne se doute pas comme c’est traître… Ça ne fait rien, j’ai idée
que la Sémillante a dû perdre son gouvernail dans la matinée ; car, il n’y a pas de brume qui tienne, sans une
avarie, jamais le capitaine ne serait venu s’aplatir ici contre. C’était un rude marin, que nous connaissions
tous. Il avait commandé la station en Corse pendant trois ans, et savait sa côte aussi bien que moi, qui ne sais
pas autre chose.
— Et à quelle heure pense-t-on que la Sémillante a péri ?
— Ce doit être à midi ; oui, monsieur, en plein midi… Mais dame ! avec la brume de mer, ce plein midi-là
ne valait guère mieux qu’une nuit noire comme la gueule d’un loup… Un douanier de la côte m’a raconté
que ce jour-là, vers onze heures et demie, étant sorti de sa maisonnette pour rattacher ses volets, il avait eu
sa casquette emportée d’un coup de vent, et qu’au risque d’être enlevé lui-même par la lame, il s’était mis à
courir après, le long du rivage, à quatre pattes. Vous comprenez ! les douaniers ne sont pas riches, et une
casquette, ça coûte cher. Or il paraîtrait qu’à un moment notre homme, en relevant la tête, aurait aperçu tout
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près de lui, dans la brume, un gros navire à sec de toiles qui fuyait sous le vent du côté des îles Lavezzi. Ce
navire allait si vite, si vite, que le douanier n’eut guère le temps de bien voir. Tout fait croire cependant que
c’était la Sémillante, puisque une demi-heure après le berger des îles a entendu sur ces roches... Mais
précisément voici le berger dont je vous parle, monsieur ; il va vous conter la chose lui-même… Bonjour,
Palombo !… viens te chauffer un peu ; n’aie pas peur.
Un homme encapuchonné, que je voyais rôder depuis un moment autour de notre feu et que j’avais pris pour
quelqu’un de l’équipage, car j’ignorais qu’il y eût un berger dans l’île, s’approcha de nous craintivement.
C’était un vieux lépreux, aux trois quarts idiot, atteint de je ne sais quel mal scorbutique qui lui faisait de
grosses lèvres lippues, horribles à voir. On lui expliqua à grand’peine de quoi il s’agissait. Alors, soulevant
du doigt sa lèvre malade, le vieux nous raconta qu’en effet, le jour en question, vers midi, il entendit de sa
cabane un craquement effroyable sur les roches. Comme l’île était toute couverte d’eau, il n’avait pas pu
sortir, et ce fut le lendemain seulement qu’en ouvrant sa porte il avait vu le rivage encombré de débris et de
cadavres laissés là par la mer. Épouvanté, il s’était enfui en courant vers sa barque, pour aller à Bonifacio
chercher du monde.
Fatigué d’en avoir tant dit, le berger s’assit, et le patron reprit la parole :
— Oui, monsieur, c’est ce pauvre vieux qui est venu nous prévenir. Il était presque fou de peur ; et, de
l’affaire, sa cervelle en est restée détraquée. Le fait est qu’il y avait de quoi... Figurez-vous six cents
cadavres, en tas sur le sable, pêle-mêle avec les éclats de bois et les lambeaux de toile… Pauvre
Sémillante !… la mer l’avait broyée du coup, et si bien mise en miettes que dans tous ses débris le berger
Palombo n’a trouvé qu’à grand’peine de quoi faire une palissade autour de sa hutte… Quant aux hommes,
presque tous défigurés, mutilés affreusement… c’était pitié de les voir accrochés les uns aux autres, par
grappes… Nous trouvâmes le capitaine en grand costume, l’aumônier son étole au cou ; dans un coin, entre
deux roches, un petit mousse, les yeux ouverts… on aurait cru qu’il vivait encore ; mais non ! Il était dit que
pas un n’en réchapperait…
Ici le patron s’interrompit :
— Attention, Nardi ! cria-t-il, le feu s’éteint.
Nardi jeta sur la braise deux ou trois morceaux de planches goudronnées qui s’enflammèrent, et Lionetti
continua :
— Ce qu’il y a de plus triste dans cette histoire, le voici… Trois semaines avant le sinistre, une petite
corvette, qui allait en Crimée comme la Sémillante, avait fait naufrage de la même façon, presque au même
endroit ; seulement, cette fois-là, nous étions parvenus à sauver l’équipage et vingt soldats du train qui se
trouvaient à bord... Ces pauvres tringlos n’étaient pas à leur affaire, vous pensez ! On les emmena à
Bonifacio et nous les gardâmes pendant deux jours avec nous, à la marine… Une fois bien secs et remis sur
pied bonsoir ! bonne chance ! ils retournèrent à Toulon, où, quelque temps après, on les embarqua de
nouveau pour la Crimée… Devinez sur quel navire !… Sur la Sémillante, monsieur… Nous les avons
retrouvés tous, tous les vingt, couchés parmi les morts, à la place où nous sommes… Je relevai moi-même
un joli brigadier à fines moustaches, un blondin de Paris, que j’avais couché à la maison et qui nous avait
fait rire tout le temps avec ses histoires… De le voir là, ça me creva le cœur… Ah ! Santa Madre !…
Là-dessus, le brave Lionetti, tout ému, secoua les cendres de sa pipe et se roula dans son caban en me
souhaitant la bonne nuit… Pendant quelque temps encore, les matelots causèrent entre eux à demi-voix…
Puis, l’une après l’autre, les pipes s’éteignirent… On ne parla plus... Le vieux berger s’en alla… Et je restai
seul à rêver au milieu de l’équipage endormi.
Encore sous l’impression du lugubre récit que je venais d’entendre, j’essayais de reconstruire dans ma
pensée le pauvre navire défunt et l’histoire de cette agonie dont les goélands ont été seuls témoins. Quelques
détails qui m’avaient frappé, le capitaine en grand costume, l’étole de l’aumônier, les vingt soldats du train,
m’aidaient à deviner toutes les péripéties du drame… Je voyais la frégate partant de Toulon dans la nuit…
Elle sort du port. La mer est mauvaise, le vent terrible ; mais on a pour capitaine un vaillant marin, et tout le
monde est tranquille à bord…
Le matin, la brume de mer se lève. On commence à être inquiet. Tout l’équipage est en haut. Le capitaine ne
quitte pas la dunette… Dans l’entre-pont, où les soldats sont renfermés, il fait noir ; l’atmosphère est chaude.
Quelques-uns sont malades, couchés sur leurs sacs. Le navire tangue horriblement ; impossible de se tenir
debout. On cause assis à terre, par groupes, en se cramponnant aux bancs ; il faut crier pour s’entendre. Il y
en a qui commencent à avoir peur… Écoutez donc ! les naufrages sont fréquents dans ces parages-ci ; les
La capacité d’un homme à traiter des problèmes dépend du nombre de problème qu’il a déjà traité.
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tringlos sont là pour le dire, et ce qu’ils racontent n’est pas rassurant. Leur brigadier surtout, un Parisien qui
blague toujours, vous donne la chair de poule avec ses plaisanteries :
— Un naufrage !… mais c’est très amusant, un naufrage. Nous en serons quittes pour un bain à la glace, et
puis on nous mènera à Bonifacio, histoire de manger des merles chez le patron Lionetti.
Et les tringlos de rire…
Tout à coup, un craquement… Qu’est-ce que c’est ? Qu’arrive-t-il ?…
— Le gouvernail vient de partir, dit un matelot tout mouillé qui traverse l’entrepont en courant.
— Bon voyage ! crie cet enragé de brigadier ; mais cela ne fait plus rire personne.
Grand tumulte sur le pont. La brume empêche de se voir. Les matelots vont et viennent, effrayés, à tâtons…
Plus de gouvernail ! La manœuvre est impossible… La Sémillante, en dérive, file comme le vent… C’est à
ce moment que le douanier la voit passer ; il est onze heures et demie. À l’avant de la frégate, on entend
comme un coup de canon… Les brisants ! les brisants !… C’est fini, il n’y a plus d’espoir, on va droit à la
côte… Le capitaine descend dans sa cabine… Au bout d’un moment, il vient reprendre sa place sur la
dunette, — en grand costume… Il a voulu se faire beau pour mourir.
Dans l’entre-pont, les soldats, anxieux, se regardent, sans rien dire… Les malades essayent de se redresser…
le petit brigadier ne rit plus… C’est alors que la porte s’ouvre et que l’aumônier paraît sur le seuil avec son
étole :
— À genoux, mes enfants !
Tout le monde obéit. D’une voix retentissante, le prêtre commence la prière des agonisants.
Soudain un choc formidable, un cri, un seul cri, un cri immense, des bras tendus, des mains qui se
cramponnent, des regards effarés où la vision de la mort passe comme un éclair…
Miséricorde !…
C’est ainsi que je passai toute la nuit à rêver, évoquant, à dix ans de distance, l’âme du pauvre navire dont
les débris m’entouraient… Au loin, dans le détroit, la tempête faisait rage ; la flamme du bivac se courbait
sous la rafale ; et j’entendais notre barque danser au pied des roches en faisant crier son amarre.
10.
LES DOUANIERS
Le bateau l’Émilie, de Porto-Vecchio, à bord duquel j’ai fait ce lugubre voyage aux îles Lavezzi, était une
vieille embarcation de la douane, à demi pontée, où l’on n’avait pour s’abriter du vent, des lames, de la
pluie, qu’un petit rouf goudronné, à peine assez large pour tenir une table et deux couchettes. Aussi il fallait
voir nos matelots par le gros temps. Les figures ruisselaient, les vareuses trempées fumaient comme du linge
à l’étuve, et en plein hiver les malheureux passaient ainsi des journées entières, même des nuits, accroupis
sur leurs bancs mouillés, à grelotter dans cette humidité malsaine ; car on ne pouvait pas allumer de feu à
bord, et la rive était souvent difficile à atteindre… Eh bien, pas un de ces hommes ne se plaignait. Par les
temps les plus rudes, je leur ai toujours vu la même placidité, la même bonne humeur. Et pourtant quelle
triste vie que celle de ces matelots douaniers !
Presque tous mariés, ayant femme et enfants à terre, ils restent des mois dehors, à louvoyer sur ces côtes si
dangereuses. Pour se nourrir, ils n’ont guère que du pain moisi et des oignons sauvages. Jamais de vin,
jamais de viande, parce que la viande et le vin coûtent cher et qu’ils ne gagnent que cinq cents francs par
an ! Cinq cents francs par an ! vous pensez si la hutte doit être noire là-bas à la marine, et si les enfants
doivent aller pieds nus !… N’importe ! Tous ces gens-là paraissent contents. Il y avait à l’arrière, devant le
rouf, un grand baquet plein d’eau de pluie où l’équipage venait boire, et je me rappelle que, la dernière
gorgée finie, chacun de ces pauvres diables secouait son gobelet avec un « Ah !… » de satisfaction, une
expression de bien-être à la fois comique et attendrissante.
Le plus gai, le plus satisfait de tous, était un petit Bonifacien hâlé et trapu qu’on appelait Palombo. Celui-là
ne faisait que chanter, même dans les plus gros temps. Quand la lame devenait lourde, quand le ciel
assombri et bas se remplissait de grésil, et qu’on était là tous, le nez en l’air, la main sur l’écoute, à guetter le
coup de vent qui allait venir, alors, dans le grand silence et l’anxiété du bord, la voix tranquille de Palombo
commençait :
Non, monseigneur,
C’est trop d’honneur.
Lisette est sa…age,
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Reste au villa…age…
Et la rafale avait beau souffler, faire gémir les agrès, secouer et inonder la barque, la chanson du douanier
allait son train, balancée comme une mouette à la pointe des vagues. Quelquefois le vent accompagnait trop
fort, on n’entendait plus les paroles ; mais, entre chaque coup de mer, dans le ruissellement de l’eau qui
s’égouttait, le petit refrain revenait toujours :
Lisette est sa…age,
Reste au villa…age…
Un jour, pourtant, qu’il ventait et pleuvait très fort, je ne l’entendis pas. C’était si extraordinaire, que je
sortis la tête du rouf :
— Eh ! Palombo, on ne chante donc plus ?
Palombo ne répondit pas. Il était immobile, couché sous son banc. Je m’approchai de lui. Ses dents
claquaient ; tout son corps tremblait de fièvre.
— Il a une pountoura, me dirent ses camarades tristement.
Ce qu’ils appellent pountoura, c’est un point de côté, une pleurésie. Ce grand ciel plombé, cette barque
ruisselante, ce pauvre fiévreux roulé dans un vieux manteau de caoutchouc qui luisait sous la pluie comme
une peau de phoque, je n’ai jamais rien vu de plus lugubre. Bientôt le froid, le vent, la secousse des vagues,
aggravèrent son mal. Le délire le prit ; il fallut aborder.
Après beaucoup de temps et d’efforts, nous entrâmes vers le soir dans un petit port aride et silencieux,
qu’animait seulement le vol circulaire de quelques gouailles. Tout autour de la plage montaient de hautes
roches escarpées, des maquis inextricables d’arbustes verts, d’un vert sombre, sans saison. En bas, au bord
de l’eau, une petite maison blanche à volets gris : c’était le poste de la douane. Au milieu de ce désert, cette
bâtisse de l’État, numérotée comme une casquette d’uniforme, avait quelque chose de sinistre. C’est là qu’on
descendit le malheureux Palombo. Triste asile pour un malade ! Nous trouvâmes le douanier en train de
manger au coin du feu avec sa femme et ses enfants. Tout ce monde-là vous avait des mines hâves, jaunes,
des yeux agrandis, cerclés de fièvre. La mère, jeune encore, un nourrisson sur les bras, grelottait en nous
parlant.
— C’est un poste terrible, me dit tout bas l’inspecteur. Nous sommes obligés de renouveler nos douaniers
tous les deux ans. La fièvre de marais les mange…
Il s’agissait cependant de se procurer un médecin. Il n’y en avait pas avant Sartène, c’est-à-dire à six ou huit
lieues de là. Comment faire ? Nos matelots n’en pouvaient plus ; c’était trop loin pour envoyer un des
enfants. Alors la femme, se penchant dehors, appelant :
— Cecco !… Cecco !
Et nous vîmes entrer un grand gars bien découplé, vrai type de braconnier ou de banditto, avec son bonnet
de laine brune et son pelone en poils de chèvre. En débarquant je l’avais déjà remarqué, assis devant la
porte, sa pipe rouge aux dents, un fusil entre les jambes ; mais, je ne sais pourquoi, il s’était enfui à notre
approche. Peut-être croyait-il que nous avions des gendarmes avec nous. Quand il entra, la douanière rougit
un peu.
— C’est mon cousin… nous dit-elle. Pas de danger que celui-là se perde dans le maquis.
Puis elle lui parla tout bas, en montrant le malade. L’homme s’inclina sans répondre, sortit, siffla son chien,
et le voilà parti, le fusil sur l’épaule, sautant de roche en roche avec ses longues jambes.
Pendant ce temps-là, les enfants, que la présence de l’inspecteur semblait terrifier, finissaient vite leur dîner
de châtaignes et de brucio (fromage blanc). Et toujours de l’eau, rien que de l’eau sur la table ! Pourtant,
c’eût été bien bon, un coup de vin, pour ces petits. Ah ! misère ! Enfin la mère monta les coucher ; le père,
allumant son falot, alla inspecter la côte, et nous restâmes au coin du feu à veiller notre malade qui s’agitait
sur son grabat, comme s’il était encore en pleine mer, secoué par les lames. Pour calmer un peu sa
pountoura, nous faisions chauffer des galets, des briques qu’on lui posait sur le côté. Une ou deux fois,
quand je m’approchai de son lit, le malheureux me reconnut, et, pour me remercier, me tendit péniblement la
main, une grosse main râpeuse et brûlante comme une de ces briques sorties du feu…
Triste veillée ! Au dehors, le mauvais temps avait repris avec la tombée du jour, et c’était un fracas, un
roulement, un jaillissement d’écume, la bataille des roches et de l’eau. De temps en temps, le coup de vent
du large parvenait à se glisser dans la baie et enveloppait notre maison. On le sentait à la montée subite de la
flamme qui éclairait tout à coup les visages mornes des matelots, groupés autour de la cheminée et regardant
le feu avec cette placidité d’expression que donne l’habitude des grandes étendues et des horizons pareils.
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Parfois aussi, Palombo se plaignait doucement. Alors tous les yeux se tournaient vers le coin obscur où le
pauvre camarade était en train de mourir, loin des siens, sans secours ; les poitrines se gonflaient et l’on
entendait de gros soupirs. C’est tout ce qu’arrachait à ces ouvriers de la mer, patients et doux, le sentiment
de leur propre infortune. Pas de révoltes, pas de grèves. Un soupir, et rien de plus !… Si, pourtant, je me
trompe. En passant devant moi pour jeter une bourrée au feu, un d’eux me dit tout bas d’une voix navrée :
— Voyez-vous, monsieur… on a quelquefois beaucoup du tourment dans notre métier !…
11.
LE CURÉ DE CUCUGNAN.
Tous les ans, à la Chandeleur, les poètes provençaux publient en Avignon un joyeux petit livre rempli
jusqu’aux bords de beaux vers et de jolis contes. Celui de cette année m’arrive à l’instant, et j’y trouve un
adorable fabliau que je vais essayer de vous traduire en l’abrégeant un peu… Parisiens, tendez vos mannes.
C’est de la fine fleur de farine provençale qu’on va vous servir cette fois…
L’abbé Martin était curé… de Cucugnan.
Bon comme le pain, franc comme l’or, il aimait paternellement ses Cucugnanais ; pour lui, son Cucugnan
aurait été le paradis sur terre, si les Cucugnanais lui avaient donné un peu plus de satisfaction. Mais, hélas !
les araignées filaient dans son confessionnal, et, le beau jour de Pâques, les hosties restaient au fond de son
saint-ciboire. Le bon prêtre en avait le cœur meurtri, et toujours il demandait à Dieu la grâce de ne pas
mourir avant d’avoir ramené au bercail son troupeau dispersé.
Or, vous allez voir que Dieu l’entendit.
Un dimanche, après l’Évangile, M. Martin monta en chaire.
— Mes frères, dit-il, vous me croirez si vous voulez : l’autre nuit, je me suis trouvé, moi misérable pécheur,
à la porte du paradis.
« Je frappai : saint Pierre m’ouvrit !
« — Tiens ! c’est vous, mon brave monsieur Martin, me fit-il ; quel bon vent…? et qu’y a-t-il pour votre
service ?
« — Beau saint Pierre, vous qui tenez le grand livre et la clef, pourriez-vous me dire, si je ne suis pas trop
curieux, combien vous avez de Cucugnanais en paradis ?
« — Je n’ai rien à vous refuser, monsieur Martin ; asseyez-vous, nous allons voir la chose ensemble.
« Et saint Pierre prit son gros livre, l’ouvrit, mit ses besicles :
« — Voyons un peu : Cucugnan, disons-nous. Cu... Cu... Cucugnan. Nous y sommes. Cucugnan… Mon
brave monsieur Martin, la page est toute blanche. Pas une âme… Pas plus de Cucugnanais que d’arêtes dans
une dinde.
« — Comment ! Personne de Cucugnan ici ? Personne ? Ce n’est pas possible ! Regardez mieux…
« — Personne, saint homme. Regardez vous-même, si vous croyez que je plaisante.
« Moi, pécaïre ! je frappais des pieds, et, les mains jointes, je criais miséricorde. Alors, saint Pierre :
« — Croyez-moi, monsieur Martin, il ne faut pas ainsi vous mettre le cœur à l’envers, car vous pourriez en
avoir quelque mauvais coup de sang. Ce n’est pas votre faute, après tout. Vos Cucugnanais, voyez-vous,
doivent faire à coup sûr leur petite quarantaine en purgatoire.
« — Ah ! par charité, grand saint Pierre ! faites que je puisse au moins les voir et les consoler.
« — Volontiers, mon ami… Tenez, chaussez vite ces sandales, car les chemins ne sont pas beaux de reste…
Voilà qui est bien… Maintenant, cheminez droit devant vous. Voyez vous là-bas, au fond, en tournant ?
Vous trouverez une porte d’argent toute constellée de croix noires… à main droite… Vous frapperez, on
vous ouvrira… Adessias ! Tenez-vous sain et gaillardet.
« Et je cheminai… je cheminai ! Quelle battue ! j’ai la chair de poule, rien que d’y songer. Un petit sentier,
plein de ronces, d’escarboucles qui luisaient et de serpents qui sifflaient, m’amena jusqu’à la porte d’argent.
« — Pan ! pan !
« — Qui frappe ! me fait une voix rauque et dolente.
« — Le curé de Cucugnan.
« — De…?
« — De Cucugnan.
« — Ah !… Entrez.
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« J’entrai. Un grand bel ange, avec des ailes sombres comme la nuit, avec une robe resplendissante comme
le jour, avec une clef de diamant pendue à sa ceinture, écrivait, cra-cra, dans un grand livre plus gros que
celui de saint Pierre…
« — Finalement, que voulez-vous et que demandez-vous ? dit l’ange.
« — Bel ange de Dieu, je veux savoir, — je suis bien curieux peut-être, — si vous avez ici les Cucugnanais.
« — Les ?…
« — Les Cucugnanais, les gens de Cucugnan… que c’est moi qui suis leur prieur.
« — Ah ! l’abbé Martin, n’est-ce pas ?
« — Pour vous servir, monsieur l’ange.
« — Vous dites donc Cucugnan…
« Et l’ange ouvre et feuillette son grand livre, mouillant son doigt de salive pour que le feuillet glisse
mieux…
« — Cucugnan, dit-il en poussant un long soupir… Monsieur Martin, nous n’avons en purgatoire personne
de Cucugnan.
« — Jésus ! Marie ! Joseph ! personne de Cucugnan en purgatoire ! Ô grand Dieu ! où sont-ils donc ?
« — Eh ! saint homme, ils sont en paradis. Où diantre voulez-vous qu’ils soient ?
« — Mais j’en viens, du paradis…
« — Vous en venez !!… Eh bien ?
« — Eh bien ! ils n’y sont pas !…… Ah ! bonne mère des anges !…
« — Que voulez-vous, monsieur le curé ? s’ils ne sont ni en paradis ni en purgatoire, il n’y a pas de milieu,
ils sont…
« — Sainte croix ! Jésus, fils de David ! Aï ! aï ! aï ! est-il possible ?… Serait-ce un mensonge du grand
saint Pierre ?… Pourtant je n’ai pas entendu chanter le coq !… Aï ! pauvres nous ! comment irai-je en
paradis si mes Cucugnanais n’y sont pas ?
« — Écoutez, mon pauvre monsieur Martin, puisque vous voulez, coûte que coûte, être sûr de tout ceci, et
voir de vos yeux de quoi il retourne, prenez ce sentier, filez en courant, si vous savez courir… Vous
trouverez, à gauche, un grand portail. Là, vous vous renseignerez sur tout. Dieu vous le donne !
« Et l’ange ferma la porte.
« C’était un long sentier tout pavé de braise rouge. Je chancelais comme si j’avais bu ; à chaque pas, je
trébuchais ; j’étais tout en eau, chaque poil de mon corps avait sa goutte de sueur, et je haletais de soif…
Mais, ma foi, grâce aux sandales que le bon saint Pierre m’avait prêtées, je ne me brûlai pas les pieds.
« Quand j’eus fait assez de faux pas clopin-clopant, je vis à ma main gauche une porte… non, un portail, un
énorme portail, tout bâillant, comme la porte d’un grand four. Oh ! mes enfants, quel spectacle ! Là on ne
demande pas mon nom ; là, point de registre. Par fournées et à pleine porte, on entre là, mes frères, comme
le dimanche vous entrez au cabaret.
« Je suais à grosses gouttes, et pourtant j’étais transi, j’avais le frisson. Mes cheveux se dressaient. Je sentais
le brûlé, la chair rôtie, quelque chose comme l’odeur qui se répand dans notre Cucugnan quand Éloy, le
maréchal, brûle pour la ferrer la botte d’un vieil âne. Je perdais haleine dans cet air puant et embrasé ;
j’entendais une clameur horrible, des gémissements, des hurlements et des jurements.
« — Eh bien ! entres-tu ou n’entres-tu pas, toi ? — me fait, en me piquant de sa fourche, un démon cornu.
« — Moi ? Je n’entre pas. Je suis un ami de Dieu.
« — Tu es un ami de Dieu… Eh ! b… de teigneux ! que viens-tu faire ici ?…
« — Je viens… Ah ! ne m’en parlez pas, que je ne puis plus me tenir sur mes jambes… Je viens… je viens
de loin… humblement vous demander… si… si, par coup de hasard… vous n’auriez pas ici… quelqu’un…
quelqu’un de Cucugnan…
« — Ah ! feu de Dieu ! tu fais la bête, toi, comme si tu ne savais pas que tout Cucugnan est ici. Tiens, laid
corbeau, regarde, et tu verras comme nous les arrangeons ici, tes fameux Cucugnanais…
« Et je vis, au milieu d’un épouvantable tourbillon de flamme :
« Le long Coq-Galine, — vous l’avez tous connu, mes frères, — Coq-Galine, qui se grisait si souvent, et si
souvent secouait les puces à sa pauvre Clairon.
« Je vis Catarinet… cette petite gueuse… avec son nez en l’air… qui couchait toute seule à la grange… Il
vous en souvient, mes drôles !… Mais passons, j’en ai trop dit.
« Je vis Pascal Doigt-de-Poix, qui faisait son huile avec les olives de M. Julien.
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« Je vis Babet la glaneuse, qui, en glanant, pour avoir plus vite noué sa gerbe, puisait à poignées aux
gerbiers.
« Je vis maître Grapasi, qui huilait si bien la roue de sa brouette.
« Et Dauphine, qui vendait si cher l’eau de son puits.
« Et le Tortillard, qui, lorsqu’il me rencontrait portant le bon Dieu, filait son chemin, la barrette sur la tête et
la pipe au bec… et fier comme Artaban… comme s’il avait rencontré un chien.
« Et Coulau avec sa Zette, et Jacques, et Pierre, et Toni…
Ému, blême de peur, l’auditoire gémit, en voyant, dans l’enfer tout ouvert, qui son père et qui sa mère, qui sa
grand’mère et qui sa sœur…
— Vous sentez bien, mes frères, reprit le bon abbé Martin, vous sentez bien que ceci ne peut pas durer. J’ai
charge d’âmes, et je veux, je veux vous sauver de l’abîme où vous êtes tous en train de rouler tête première.
Demain je me mets à l’ouvrage, pas plus tard que demain. Et l’ouvrage ne manquera pas ! Voici comment je
m’y prendrai. Pour que tout se fasse bien, il faut tout faire avec ordre. Nous irons rang par rang, comme à
Jonquières quand on danse.
« Demain lundi, je confesserai les vieux et les vieilles. Ce n’est rien.
« Mardi, les enfants. J’aurai bientôt fait.
« Mercredi, les garçons et les filles. Cela pourra être long.
« Jeudi, les hommes. Nous couperons court.
« Vendredi, les femmes. Je dirai : Pas d’histoires !
« Samedi, le meunier !… Ce n’est pas trop d’un jour pour lui tout seul.
« Et, si dimanche nous avons fini, nous serons bien heureux.
« Voyez-vous, mes enfants, quand le blé est mûr, il faut le couper ; quand le vin est tiré, il faut le boire.
Voilà assez de linge sale, il s’agit de le laver, et de le bien laver.
« C’est la grâce que je vous souhaite. Amen ! »
Ce qui fut dit fut fait. On coula la lessive.
Depuis ce dimanche mémorable, le parfum des vertus de Cucugnan se respire à dix lieues à l’entour.
Et le bon pasteur M. Martin, heureux et plein d’allégresse, a rêvé l’autre nuit que, suivi de tout son troupeau,
il gravissait, en resplendissante procession, au milieu des cierges allumés, d’un nuage d’encens qui
embaumait et des enfants de chœur qui chantaient Te Deum, le chemin éclairé de la cité de Dieu.
Et voilà l’histoire du curé de Cucugnan, telle que m’a ordonné de vous le dire ce grand gueusard de
Roumanille, qui la tenait lui-même d’un autre bon compagnon.
The Curd of Cucugnan
EVERY year, at Candlemas, the Provencal poets publish at Avignon a merry little book filled to the covers
with fine verses and pretty tales. Last year's has just reached me, and I find in it a delicious fabliau, which I
am going to try to translate for you, shortening it a little. Hold out your sacks, Parisians. It is the very cream
of Provencal flour that I am going to serve you this time.
Abbe Martin was Cure of Cucugnan.
As good as bread, as honest as gold, he loved his flock like a father; in his eyes his Cucugnan would have
been paradise on earth, if the people had given him a little more satisfaction. But alas! the spiders spun their
webs in his confessional, and on glorious Easter day the consecrated wafers lay untouched in the holy pyx.
The good priest's heart was torn, and he constantly prayed to God that he might not die before he had
brought back his scattered flock to the fold.
Now you are about to see that God heard him.
One Sunday, after the Gospel, Monsieur Martin ascended the pulpit.
*' Brethren,'' he said, **you may believe me or not, as you please; the other night I, miserable sinner that I
am, found myself at the gate of paradise.
'*1 knocked; St. Peter opened the gate.
'* ' Ah! is it you, my dear Monsieur Martin,' he said; 'what good wind blows you here?
And what can 1 do for you ? '
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'* Blessed St. Peter, who keep the record and the keys,* could you tell me, if I am not too inquisitive, how
many of the people of Cucugnan you have here in paradise.?'
*' *I cannot refuse you anything. Monsieur Martin; sit down and we will look over the book together.'
*'And St. Peter took down his big book, opened it, and put on his spectacles.
"'Now let us see: Cucugnan, you say.. Cu-Cu-Cucugnan, here we are. Cucugnan. My worthy Monsieur
Martin, the page is entirely blank. Not a soul; no more Cucugnanese than there are fish-bones in a turkey.'
"'What! nobody from Cucugnan here. Nobody? It is impossible! Pray look again.'
" *No one, holy man. Look for yourself, if you think that 1 am jesting.'
>*Tstamped the ground, pecatre! and, with dasped hands, I prayed for mercy. Thereupon St. Peter said:
" * Look you, Monsieur Martin, you must n't turn your heart upside down like this, for you might burst a
blood-vessel. It is n't your fault, after all. Your Cucugnanese, you see, must be doing their little quarantine in
purgatory for sure.'
'"Oh! in the name of charity, great St. ^ Peter, let me at least see them, and console^ them ! '
*** Willingly, my friend. Here, put on these sandals at once, for the roads are not very good. That's all right;
now, walk straight ahead. Do you see the bend in the road yonder? You will find there a silver gate all
studded with black crosses, at the right. Knock, and it will be opened. y4deS' siasf keep well and hearty! '
''And I walked on and on. What a journey! My hair stands on end even to think of it. A narrow path, full of
thorns, of shiny insects, and of hissing serpents, led me to the silver gate.
**Tap! tap!
***Who knocks?' asked a hoarse, mournful voice.
'* * The Cure of Cucugnan/
'''Of what?'
" 'Of Cucugnan.'
"'Ah! Come in.'
"I went in. A tall, handsome angel, with wings as black as night and a robe as brilliant as day, with a
diamond key hanging at his girdle, was writing — era, era — in a book larger than that of St. Peter.
**'Well, what do you want, and whom have you come to see .?' asked the angel.
** ' Beautiful angel of God, I wish to know — I am very inquisitive, perhaps — if you have the
Cucugnanese here ? '
'"'The who?'
***The Cucugnanese, the people from Cucugnan; I am their pastor.'
** * Ah! Abbe Martin, is it not.?*'
** * At your service, Monsieur angel.'
** * Cucugnan, you say '
*' And the angel opened his great book and turned the leaves, moistening his finger with saliva, so that the
leaves would slip better.
** 'Cucugnan,' he said with a deep sigh;
* Monsieur Martin, we have no one from Cucugnan in purgatory.'
'**Jesus! Mary! Joseph! no one from Cucugnan in purgatory! Great God! where are they, then?'
*'*Why, holy man, they are in paradise Where in the deuce do you suppose they are?'
** * But I have just come from paradise.'
" * You have just come from there! well ? '
'* * Well! they are not there. Ah! Blessed Mother of the angels! '
'**What do you suppose, monsieur le cure ? If they are neither in paradise nor in purgatory, as there is no
half-way place, they must be '
'''Blessed crucifix! Jesus, Son of David! y4i/ ail is it possible.^ Can it be that great
St. Peter lied.^ Still, I did not hear the cock crow! Ai! poor I ! how can I go to paradise if my Cucugnanese
are not there ?*
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" 'Look you, my poor Monsieur Martin, as you wish to be sure of all this, let it cost what it may, and to see
the truth with your own eyes, take this path, and run if you know how to run. You will find on the left a
great gateway. There you will learn everything. God grant it! '
*^And the angel closed the gate.
I *Mt was a long path, all paved with red-hot embers. I staggered as if I had been drinking; at every step I
stumbled; I was drenched; every hair on my body had its drop of sweat and I was panting with thirst. But
thanks to the sandals which kind St. Peter had lent me, I did not burn my feet.
'* When 1 had made enough missteps clumping along, I saw at my left a gate — no, a gateway, an enormous
gateway, open wide, like the door of a huge oven. Oh! such a spectacle, my children! There nobody asked
me my name; and there was no register. You enter there in crowds, and without obstacle, my brethren, as
you enter the wine-shops on Sunday.
'* The sweat poured from me in great drops, and yet 1 was stiff with. cold; I shuddered. My hair stood on
end. I smelt burning, roasting flesh, something like the smell which spreads through Cucugnan when Eloy
the horseshoer burns the hoofs of an old ass, to shoe her. I lost my breath in that putrid, scorching air; I
heard a horrible outcry : groans and howls and oaths.
* * * Well ! are you coming in, or are n*t you ? ' asked a horned demon, pricking me with his fork.
* ' * I ? lam not coming in. I am a friend of God.'
***You are a friend of God? Well then, you scabby beast, what are you doing here ?'
***! have come — ah! don't mention it, for I can hardly stand on my legs — I have come — I have come a
long way, to ask you humbly, if — if, by any chance — you happen to have here any one — any one from
— from Cucugnan?'
'* * Ah! God*s fire! you play the fool, as if you did n't know that all Cucugnan is here. See, you ugly crow,
look about you, and you will see how we deal with your precious flock here.'
** And I saw in the midst of a frightful whirl- wind of flame :
'*Tall Coq-Galine — you all know him, brethren — Coq-Galine, who used to get drunk so often, and shook
his fleas on his poor Clairon.
H-saw Catarinet, that little hussy, with her nose in the air, who slept all alone in the barn. You remember
her, my rascals! But let us go on ; I have said too much of her.
'*! saw Pascal Doigt-de-Poix, who made his oil with Monsieur Julien's olives.
**I saw Babet the gleaner, who, when she gleaned, in order to make up her bundle more quickly, took
handfuls from the sheaves.
**I saw Master Grapasi, who oiled the wheel of his barrow so carefully.
**And Dauphine, who sold the water from his well so dear.
**And4.eTortillard, who, when he met me carrying the Sacrament, went his way, with his cap on his head
and his pipe in his mouth, as proud as Artaban, as iY"4i^ had met a dog.
** And Coulau with his Zette, and Jacques, and Pierre, and Toni "
Intensely moved, white with fear, the congregation groaned, as they saw, through the open jaws of hell, this
one his father, this one his mother, this one his grandmother, and this one his sister.
*' ' You must see, brethren,' continued worthy Abbe Martin, ' you must realise that this cannot last. I have
charge of your souls, and I am determined to save you from the abyss into which you are in a fair way to
plunge head foremost. To-morrow I shall go to work — no later than to-morrow. And work will not be
lacking. This is how I shall go about it. In order that all may go well, we must do everything in an orderly
manner. We will work row by row, as they do at Jonquieres when they dance.
** To-morrow, Monday, I will confess the old men and the old women. That is nothing.
** Tuesday, the children. That will not take long.
'* Wednesday, the boys and girls. That may take some time.
** Thursday, the men. We will cut that short.
** Friday, the women. I will say: 'No lies ! '
** Saturday, the miller! One day will not be too much for him alone.
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*' And if we have finished Sunday, we shall be very lucky.
*' You see, my children, when the grain is ripe, we must cut it; when the wine is drawn, we must drink it.
We have plenty of soiled linen — it is our business to wash it and to wash it thoroughly.
**That is the grace that I wish you. Amen! '*
What was said was done. The washing was done.
Since that memorable Sunday, the perfume of the virtues of Cucugnan can be smelt ten leagues away. And
the worthy pastor. Monsieur Martin, happy and light-hearted, dreamed the other night that, followed by his
whole flock, he climbed in a gorgeous procession, amid lighted candles, a cloud of fragrant incense, and
choir- boys singing the Te Deum, the brilliantly lighted road to the City of God.
And this is the story of the Cure of Cucugnan, as I was ordered to tell it you by that tall rascal of a
Roumanille, who heard it himself from some other jovial fellow.
12.
LES VIEUX.
Une lettre, père Azan ?
— Oui, monsieur… ça vient de Paris.
Il était tout fier que ça vînt de Paris, ce brave père Azan… Pas moi. Quelque chose me disait que cette
Parisienne de la rue Jean-Jacques, tombant sur ma table à l’improviste et de si grand matin, allait me faire
perdre toute ma journée. Je ne me trompais pas, voyez plutôt :
Il faut que tu me rendes un service, mon ami. Tu vas fermer ton moulin pour un jour et t’en aller tout de
suite à Eyguières… Eyguières est un gros bourg à trois ou quatre lieues de chez toi, — une promenade. En
arrivant, tu demanderas le couvent desOrphelines. La première maison après le couvent est une maison
basse à volets gris avec un jardinet derrière. Tu entreras sans frapper, — la porte est toujours ouverte, —
et, en entrant, tu crieras bien fort : « Bonjour, braves gens ! Je suis l’ami de Maurice… » Alors, tu verras
deux petits vieux, oh ! mais vieux, vieux, archivieux, te tendre les bras du fond de leurs grands fauteuils, et
tu les embrasseras de ma part, avec tout ton cœur, comme s’ils étaient à toi. Puis vous causerez ; ils te
parleront de moi, rien que de moi ; ils te raconteront mille folies que tu écouteras sans rire… Tu ne riras
pas, hein ?… Ce sont mes grands-parents, deux êtres dont je suis toute la vie et qui ne m’ont pas vu depuis
dix ans… Dix ans, c’est long ! Mais que veux-tu ? moi, Paris me tient ; eux, c’est le grand âge… Ils sont si
vieux, s’ils venaient me voir, ils se casseraient en route… Heureusement, tu es là-bas, mon cher meunier, et,
en t’embrassant, les pauvres gens croiront m’embrasser un peu moi-même… Je leur ai si souvent parlé de
nous et de cette bonne amitié dont…
Le diable soit de l’amitié ! Justement ce matin-là il faisait un temps admirable, mais qui ne valait rien pour
courir les routes : trop de mistral et trop de soleil, une vraie journée de Provence. Quand cette maudite lettre
arriva, j’avais déjà choisi mon cagnard (abri) entre deux roches, et je rêvais de rester là tout le jour, comme
un lézard, à boire de la lumière, en écoutant chanter les pins… Enfin, que voulez-vous faire ? Je fermai le
moulin en maugréant, je mis la clef sous la chatière. Mon bâton, ma pipe, et me voilà parti.
J’arrivai à Eyguières vers deux heures. Le village était désert, tout le monde aux champs. Dans les ormes du
cours, blancs de poussière, les cigales chantaient comme en pleine Crau. Il y avait bien sur la place de la
mairie un âne qui prenait le soleil, un vol de pigeons sur la fontaine de l’église ; mais personne pour
m’indiquer l’orphelinat. Par bonheur une vieille fée m’apparut tout à coup, accroupie et filant dans
l’encoignure de sa porte ; je lui dis ce que je cherchais ; et comme cette fée était très puissante, elle n’eut
qu’à lever sa quenouille : aussitôt le couvent des Orphelines se dressa devant moi comme par magie…
C’était une grande maison maussade et noire, toute fière de montrer au-dessus de son portail en ogive une
vieille croix de grès rouge avec un peu de latin autour. À côté de cette maison, j’en aperçus une autre plus
petite. Des volets gris, le jardin derrière… Je la reconnus tout de suite, et j’entrai sans frapper.
Je reverrai toute ma vie ce long corridor frais et calme, la muraille peinte en rose, le jardinet qui tremblait,
au fond à travers un store de couleur claire, et sur tous les panneaux des fleurs et des violons fanés. Il me
semblait que j’arrivais chez quelque vieux bailli du temps de Sedaine… Au bout du couloir, sur la gauche,
par une porte entr’ouverte on entendait le tic tac d’une grosse horloge et une voix d’enfant, mais d’enfant à
l’école, qui lisait en s’arrêtant à chaque syllabe : A… LORS… SAINT… I… RE… NEE… S’E… CRIA… A…
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JE… SUIS… LE… FRO… MENT…DU… SEIGNEUR… IL… FAUT… QUE… JE… SOIS… MOU… LU… PAR…
LA… DENT… DE… CES… A… NI… MAUX… Je m’approchai doucement de cette porte et je regardai.
Dans le calme et le demi-jour d’une petite chambre, un bon vieux à pommettes roses, ridé jusqu’au bout des
doigts, dormait au fond d’un fauteuil, la bouche ouverte, les mains sur ses genoux. À ses pieds, une fillette
habillée de bleu, — grande pèlerine et petit béguin, le costume des orphelines, — lisait la Vie de saint Irénée
dans un livre plus gros qu’elle… Cette lecture miraculeuse avait opéré sur toute la maison. Le vieux dormait
dans son fauteuil, les mouches au plafond, les canaris dans leur cage, là-bas sur la fenêtre. La grosse horloge
ronflait, tic tac, tic tac. Il n’y avait d’éveillé dans toute la chambre qu’une grande bande de lumière qui
tombait droite et blanche entre les volets clos, pleine d’étincelles vivantes et de valses microscopiques… Au
milieu de l’assoupissement général, l’enfant continuait sa lecture d’un air grave : AUS… SI… TOT… DEUX…
LIONS… SE… PRE… CI… PI… TE… RENT… SUR… LUI… ET… LE… DE… VO… RE… RENT… C’est à ce
moment que j’entrai… Les lions de saint Irénée se précipitant dans la chambre n’y auraient pas produit plus
de stupeur que moi. Un vrai coup de théâtre ! La petite pousse un cri, le gros livre tombe, les canaris, les
mouches se réveillent, la pendule sonne, le vieux se dresse en sursaut, tout effaré, et moi-même, un peu
troublé, je m’arrête sur le seuil en criant bien fort :
— Bonjour, braves gens ! je suis l’ami de Maurice.
Oh ! alors, si vous l’aviez vu, le pauvre vieux, si vous l’aviez vu venir vers moi les bras tendus,
m’embrasser, me serrer les mains, courir égaré dans la chambre, en faisant :
— Mon Dieu ! mon Dieu !…
Toutes les rides de son visage riaient. Il était rouge. Il bégayait :
— Ah ! monsieur… ah ! monsieur…
Puis il allait vers le fond en appelant :
— Mamette !
Une porte qui s’ouvre, un trot de souris dans le couloir… c’était Mamette. Rien de joli comme cette petite
vieille avec son bonnet à coque, sa robe carmélite, et son mouchoir brodé qu’elle tenait à la main pour me
faire honneur, à l’ancienne mode… Chose attendrissante ! ils se ressemblaient. Avec un tour et des coques
jaunes, il aurait pu s’appeler Mamette, lui aussi. Seulement la vraie Mamette avait dû beaucoup pleurer dans
sa vie, et elle était encore plus ridée que l’autre. Comme l’autre aussi, elle avait près d’elle une enfant de
l’orphelinat, petite garde en pèlerine bleue, qui ne la quittait jamais ; et de voir ces vieillards protégés par ces
orphelines, c’était ce qu’on peut imaginer de plus touchant.
En entrant, Mamette avait commencé par me faire une grande révérence, mais d’un mot le vieux lui coupa sa
révérence en deux :
— C’est l’ami de Maurice…
Aussitôt la voilà qui tremble, qui pleure, perd son mouchoir, qui devient rouge, toute rouge, encore plus
rouge que lui… Ces vieux ! ça n’a qu’une goutte de sang dans les veines, et à la moindre émotion elle leur
saute au visage…
— Vite, vite, une chaise… dit la vieille à sa petite.
— Ouvre les volets… crie le vieux à la sienne.
Et, me prenant chacun par une main, ils m’emmenèrent en trottinant jusqu’à la fenêtre, qu’on a ouverte toute
grande pour mieux me voir. On approche les fauteuils, je m’installe entre les deux sur un pliant, les petites
bleues derrière nous, et l’interrogatoire commence :
— Comment va-t-il ? Qu’est-ce qu’il fait ? Pourquoi ne vient-il pas ? Est-ce qu’il est content ?…
Et patati ! et patata ! Comme cela pendant des heures.
Moi, je répondais de mon mieux à toutes leurs questions, donnant sur mon ami les détails que je savais,
inventant effrontément ceux que je ne savais pas, me gardant surtout d’avouer que je n’avais jamais
remarqué si ses fenêtres fermaient bien ou de quelle couleur était le papier de sa chambre.
— Le papier de sa chambre !… Il est bleu, madame, bleu clair, avec des guirlandes…
— Vraiment ? faisait la pauvre vieille attendrie ; et elle ajoutait en se tournant vers son mari : C’est un si
brave enfant !
— Oh ! oui, c’est un brave enfant ! reprenait l’autre avec enthousiasme.
Et, tout le temps que je parlais, c’étaient entre eux des hochements de tête, de petits rires fins, des
clignements d’yeux, des airs entendus, ou bien encore le vieux qui se rapprochait pour me dire :
— Parlez plus fort… Elle a l’oreille un peu dure.
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Et elle de son côté :
— Un peu plus haut, je vous prie !… Il n’entend pas très bien…
Alors j’élevais la voix ; et tous deux me remerciaient d’un sourire ; et dans ces sourires fanés qui se
penchaient vers moi, cherchant jusqu’au fond de mes yeux l’image de leur Maurice, moi, j’étais tout ému de
la retrouver cette image, vague, voilée, presque insaisissable, comme si je voyais mon ami me sourire, très
loin, dans un brouillard.
Tout à coup le vieux se dresse sur son fauteuil :
— Mais j’y pense, Mamette…, il n’a peut-être pas déjeuné !
Et Mamette, effarée, les bras au ciel :
— Pas déjeuné !… Grand Dieu !
Je croyais qu’il s’agissait encore de Maurice, et j’allais répondre que ce brave enfant n’attendait jamais plus
tard que midi pour se mettre à table. Mais non, c’était bien de moi qu’on parlait ; et il faut voir quel branlebas quand j’avouai que j’étais encore à jeun :
— Vite le couvert, petites bleues ! La table au milieu de la chambre, la nappe du dimanche, les assiettes à
fleurs. Et ne rions pas tant, s’il vous plaît ! et dépêchons-nous…
Je crois bien qu’elles se dépêchaient. À peine le temps de casser trois assiettes le déjeuner se trouva servi.
— Un bon petit déjeuner ! me disait Mamette en me conduisant à table ; seulement vous serez tout seul…
Nous autres, nous avons déjà mangé ce matin.
Ces pauvres vieux ! à quelque heure qu’on les prenne, ils ont toujours mangé le matin.
Le bon petit déjeuner de Mamette, c’était deux doigts de lait, des dattes et une barquette, quelque chose
comme un échaudé ; de quoi la nourrir elle et ses canaris au moins pendant huit jours… Et dire qu’à moi
seul je vins à bout de toutes ces provisions !… Aussi quelle indignation autour de la table ! Comme les
petites bleues chuchotaient en se poussant du coude, et là-bas, au fond de leur cage, comme les canaris
avaient l’air de se dire : « Oh ! ce monsieur qui mange toute la barquette ! »
Je la mangeai toute, en effet, et presque sans m’en apercevoir, occupé que j’étais à regarder autour de moi
dans cette chambre claire et paisible où flottait comme une odeur de choses anciennes… Il y avait surtout
deux petits lits dont je ne pouvais pas détacher mes yeux. Ces lits, presque deux berceaux, je me les figurais
le matin, au petit jour, quand ils sont encore enfouis sous leurs grands rideaux à franges. Trois heures
sonnent. C’est l’heure où tous les vieux se réveillent :
— Tu dors, Mamette ?
— Non, mon ami.
— N’est-ce pas que Maurice est un brave enfant ?
— Oh ! oui c’est un brave enfant.
Et j’imaginais comme cela toute une causerie, rien que pour avoir vu ces deux petits lits de vieux, dressés
l’un à côté de l’autre…
Pendant ce temps, un drame terrible se passait à l’autre bout de la chambre, devant l’armoire. Il s’agissait
d’atteindre là-haut, sur le dernier rayon, certain bocal de cerises à l’eau-de-vie qui attendait Maurice depuis
dix ans et dont on voulait me faire l’ouverture. Malgré les supplications de Mamette, le vieux avait tenu à
aller chercher ses cerises lui-même ; et, monté sur une chaise au grand effroi de sa femme, il essayait
d’arriver là-haut… Vous voyez le tableau d’ici, le vieux qui tremble et qui se hisse, les petites bleues
cramponnées à sa chaise, Mamette derrière lui haletante, les bras tendus, et sur tout cela un léger parfum de
bergamote qui s’exhale de l’armoire ouverte et des grandes piles de linge roux… C’était charmant.
Enfin, après bien des efforts, on parvint à le tirer de l’armoire, ce fameux bocal, et avec lui une vieille
timbale d’argent toute bosselée, la timbale de Maurice quand il était petit. On me la remplit de cerises
jusqu’au bord ; Maurice les aimait tant, les cerises ! Et tout en me servant, le vieux me disait à l’oreille d’un
air de gourmandise :
— Vous êtes bien heureux, vous, de pouvoir en manger !… C’est ma femme qui les a faites… Vous allez
goûter quelque chose de bon.
Hélas sa femme les avait faites, mais elle avait oublié de les sucrer. Que voulez-vous ? on devient distrait en
vieillissant. Elles étaient atroces, vos cerises, ma pauvre Mamette… Mais cela ne m’empêcha pas de les
manger jusqu’au bout, sans sourciller.
Le repas terminé, je me levai pour prendre congé de mes hôtes. Ils auraient bien voulu me garder encore un
peu pour causer du brave enfant, mais le jour baissait, le moulin était loin, il fallait partir.
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Le vieux s’était levé en même temps que moi.
— Mamette, mon habit !… Je veux le conduire jusqu’à la place.
Bien sûr qu’au fond d’elle-même Mamette trouvait qu’il faisait déjà un peu frais pour me conduire jusqu’à
la place ; mais elle n’en laissa rien paraître. Seulement, pendant qu’elle l’aidait à passer les manches de son
habit, un bel habit tabac d’Espagne à boutons de nacre, j’entendais la chère créature qui lui disait
doucement :
— Tu ne rentreras pas trop tard, n’est-ce pas ?
Et lui, d’un petit air malin :
— Hé ! hé !… je ne sais pas… peut-être…
Là-dessus, ils se regardaient en riant, et les petites bleues riaient de les voir rire, et dans leur coin les canaris
riaient aussi à leur manière… Entre nous, je crois que l’odeur des cerises les avait tous un peu grisés.
… La nuit tombait, quand nous sortîmes, le grand-père et moi. La petite bleue nous suivait de loin pour le
ramener ; mais lui ne la voyait pas, et il était tout fier de marcher à mon bras, comme un homme. Mamette,
rayonnante, voyait cela du pas de sa porte, et elle avait en nous regardant de jolis hochements de tête qui
semblaient dire : « Tout de même, mon pauvre homme !… il marche encore. »
Old Folks
" A letter, Father Azan ?" i\ '*Yes, monsieur, it comes from Paris." He was as proud as a peacock that it
came from Paris, was excellent Father Azan. But not I. Something told me that that Parisian epistle from
Rue Jean-Jacques, falling upon my table unexpectedly and so early in the morning, would make me lose my
whole day. I was not mistaken; see for yourself:
'*You must do me a favour, my friend. You must close your mill for one day and go at once to Eyguieres —
Eyguieres is a large village three or four leagues from you, just a pleasant walk. On arriving there, you will
ask for the orphan convent. The next house to the convent is a low house with gray shutters, and a small
garden behind. You will go in without knocking — the door is always open — and as you enter, you will
say in a very loud voice: **Good day, my good people! I am Maurice's friend!' Then you will see two old
folks — oh! very old, immeasurably old — who will hold out their arms to you from the depths of their
great easy-chairs, and you will embrace them for me, with all your heart, as if they were your own people.
Then you will talk; they will talk about me; nothing but me; they will tell you a thousand foolish things,
which you will listen to with- out laughing. — You won't laugh, will you ? — They are my grandparents,
two people whose whole life I am, and who have not seen me for ten years. Ten years is a long while! but
what can you expect ? Paris holds me tight, and their great age holds them. They are so old, that if they
should come to see me they would fall to pieces on the way. Luckily, you are in the neighbourhood, my dear
miller, and, while embracing you, the poor people will think that they are embracing me to some extent. I
have so often written to them of you and of the warm friendship "
The devil take our friendship! It happened to be magnificent weather that morning, but not at all appropriate
for walking on the road; too much mistral and too little sunshine — a genuine Proven(one day. When that
infernal letter arrived, I had already chosen my cagnard (place of shelter) between two rocks, and 1 was
dreaming of staying there all day, like a lizard, drinking light, and listening to the song of the pines.
However, what was I to do ? 1 closed the mill, grumbling, and put the key under the door. My stick and my
pipe, and I was off.
1 reached Eyguieres about two o'clock. The village was deserted; every soul was in the fields. Under the
elms of the farmyards, white with dust, the grasshoppers were singing as in the heart of Crau. There was an
ass taking the air on the square, in front of the mayor's office, and a flock of pigeons on the church fountain;
but no one to point out to me the way to the orphanage. Luckily an old fairy appeared of a sudden, sitting in
her doorway and spinning. I told her what I was looking for; and as that fairy was very powerful, she had
only to raise her distaff: instantly the orphan convent rose before me as if by magic. It was a high, gloomy,
dark building, proud to be able to show, above its ogive doorway, an old cross of red sandstone with some
Latin words around it. Beside it, I saw another smaller house. Gray shutters and a garden behind. I
recognised it instantly, and I entered without knocking.
As long as I live 1 shall never forget that long, quiet, cool corridor, with its pink walls, the little garden
quivering at the rear through a curtain of light colour, and over all the panels faded flowers and lyres. It
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seemed to me as if 1 were entering the house of some old bailiff of the days of Sedaine. Through a halfopened door at the end of the corridor, on the left, I could hear the ticking of a big clock, and the voice of a
child, but of a child of schoolage, reading and pausing after each \yprd : * ' Then — St. — I-re-nae-us —
cried — I— am — the — grain — oi—tbc-'-Lbvd. — I—mv.st — be — ground — by — the — teeth — of
— these — an-i-mals."
I approached the door softly and looked in.
In the peaceful half-light of a small bedroom, a good old man with red cheeks, wrinkled to the ends of his
fingers, was sleeping in an easy-chair, with his mouth open and his hands on his knees. At his feet a little
girl dressed in blue — big cape and little cap, the costume of the convent — was reading the life of St.
Irenaeus from a book larger than herself. That miraculous reading had produced its effect upon the whole
house- hold. The old man was sleeping in his chair, the flies on the ceiling, the canaries in their cage at the
window. The great clock snored, tick-tack, tick-tack. There was nothing awake in the whole chamber save a
broad band of light which entered, straight and white, through the closed shutters, full of living sparks and
microscopic waltzes. Amid the general. drowsiness, the child gravely continued her reading: *' In-stant-ly —
two — lions—rushed — up — on — him — and —ate — him — up." It was at that moment that 1 entered.
The lions of St. Irenaeus rushing into the room would not have produced greater stupefaction than I did. A
genuine stage effect! The little girl shrieked, the great book fell, the flies and canaries woke, the clock
struck, the old man sat up with a start, greatly alarmed, and 1 myself, slightly disturbed, halted in the
doorway and shouted very loud :
**Good day, good people! I am Maurice's friend."
Oh, if you had seen the poor old man then; if you had seen him come towards me with outstretched arms,
embrace me, shake my hands, and run wildly about the room, exclaiming:
'" Mon Dieu! mon Dfeu ! "
Every wrinkle in his face laughed. His iheeks flushed, and he stammered:
'*Ah! monsieur; ah! monsieur."
Then he hurried towards the end of the room, calling:
' * Mamette !Mamette ! "
A door opened, there was a mouse like tread in the hall; it was Mamette. Nothing could be prettier than that
little old woman, with her shell-shaped bonnet, her nun's gown, and the embroidered handkerchief which
she held in her hand, to do me honour, after the ancient fashion. It was a most touching thing — they
actually resembled each other. With a tower of hair and yellow shells, he too might have been named
Mamette. But the real Mamette must have wept bitterly during her life, and she was even more wrinkled
than the other. Like the other, too, she had with her a child from the orphanage, a little nurse in a blue cape,
who never left her; and to see those two people cared for by those two orphans was the most touching
picture that one could imagine.
When she came in, Mamette began by making me a low reverence, but the old man cut it in two by a word:
**This is Maurice's friend."
Instantly she began to tremble and weep, she lost her handkerchief, turned red, red as a peony, even redder
than he. Those old people had but a single drop of blood in their veins, and at the slightest emotion it rushed
to their faces.
** Quick, quick, a chair!" said the old woman to her little one.
* 'Open the shutters, " cried the old man to his.
And, each taking me by a hand, they trotted to the window, which was thrown wide open that they might the
better see me. The easy-chairs were brought, and I stationed myself between them on a folding-chair, the
little blue girls behind us, and the questioning began.
**How is he? What is he doing .Why doesn't he come to see us. Is he happy ." and patati! and patata! that
sort of thing for hours.
For my part, 1 answered all their questions to the best of my ability, giving such details concerning my
friend as I knew, and unblushingly inventing those that I did not know; above all, being careful not to
confess that I had never noticed whether his window closed tightly, or what colour the paper was on the
walls of his bedroom.
*'The paper of his bedroom! it is blue madame, a light blue, with flowers."
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** Really.^" said the poor old woman, deeply moved; and she added, turning towards her husband: **He is
such a good boy ! "
*'0h, yes; he is a good boy!'* said the other, enthusiastically.
And all the time I was talking, they exchanged little nods of the head, little sly laughs, and winks, and
significant glances; or else the old man would stoop over and say to me:
'* Speak louder. She's a little hard of hearing."
And she, on her side:
'*A little louder, please! he doesn't hear very well."
Thereupon I would raise my voice; and both would thank me with a smile; and in those faded smiles,
leaning towards me, seeking in the depths of my eyes the image of their Maurice, I, for my part, was deeply
moved to find that image in theirs — vague, veiled, almost intangible, as if I saw my friend smiling at me, a
long way off, in a mist.
Suddenly the old man sat erect in his chair.
*' Why, it just occurs to me, Mamette — perhaps he has not breakfasted!"
And Mamette, in dismay, tossed her arms into the air:
*' Not breakfasted! Great Heaven! "
I thought that they were still talking about Maurice, and I was about to reply that that excellent youth never
waited later than noon for his breakfast. But no, they were talking about me; and you should have seen the
commotion when I confessed that 1 was still fasting.
'*Lay the table quick, my little blues; the table in the middle of the room, and the Sunday cloth, the lowered
plates. And let 's no* laugh so much, if you please; and make haste."
1 should say that they did make haste. They had hardly had time to break three plates when the breakfast
was ready.
**A nice little breakfast," said Mamette, as she led me to the table, *'but you will be all alone. We have
already eaten this morning-."
Poor old people! at no matter what time you take them, they have always eaten that morning.
Mamette's nice little breakfast consisted of two fingers of milk, some dates, and a barquette, something like
a shortcake; enough to support her and her canaries for at least a week. And to think that I alone consumed
all those provisions! What indignation about the little table! How the little blues whispered as they nudged
each other; and yonder in their cage, how the canaries seemed to say to each other: ''Oh! see that gentleman
eating the whole barquette ! "
I did eat it all, in truth, and almost without noticing it, occupied as 1 was in looking about that light, peaceful
room, where the air was filled with an odour as of ancient things. Above all, there were two little beds from
which I could not remove my eyes. Those beds, almost cradles, I imagined as they looked in the morning at
daybreak, when they were still hidden behind their great French curtains. The clock strikes three. That is the
hour when all old people wake.
''Are you asleep, Mamette?'*
"No, my dear."
' ' Is n't Maurice a nice boy } "
"Oh! he is a nice boy, indeed."
And I imagined a long conversation like that, simply from having seen those two little beds standing side by
side.
Meanwhile, there was a terrible drama taking place at the other end of the room, before the cupboard. It was
a matter of reaching on the top shelf a certain jar of brandied cherries, which had been awaiting Maurice ten
years, and which they desired to open in my honour.
Despite the entreaties of Mamette, the old man had insisted upon going to get the cherries himself; and,
having mounted a chair, to his wife's great alarm, he was trying to reach them. You can imagine the picture
— the old man trembling and standing on tiptoe, the little blues clinging to his chair, Mamette behind him,
gasping, with outstretched arms, and over all a faint perfume of bergamot, which exhaled from the open
cupboard and from the great piles of unbleached linen. It was delightful.
At last, after many efforts, they succeeded in taking the famous jar from the cupboard, and with it an old
silver cup, all marred and dented, Maurice's cup when he was small. They filled it for me with cherries to the
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brim; Maurice was so fond of cherries! and while serving me the old man whispered in my ear with the air
of an epicurean:
**You are very lucky, you are, to have a chance to eat them. My wife made them herself. You are going to
taste something good."
Alas! his wife had made them, but she had forgotten to sweeten them. What can you expect. People become
absent-minded as they grow old. Your cherries were atrocious, my poor Mamette. But that did not prevent
me from eating them to the last one, without a wink.
The repast at an end, I rose to take leave of my hosts. They would have been glad to keep me a little longer,
to talk about the good boy; but the day was drawing to a close, the mill was fair away, and I must go.
The old man rose as 1 did.
*' My coat, Mamette. I am going with him to the square."
Surely Mamette believed in her heart that it was already a little cool for him to escort me to the square, but
she made no sign. However, while she was helping him to put his four arms into the sleeves of his coat, a
fine coat of the colour of Spanish snuff, I heard the dear creature whisper to him :
'* You won't stay out too late, will you?" And he, with a little sly look: '*Ha! ha! I don't know — perhaps."
At that they looked at each other with a laugh, and the little blues laughed to see them laugh, and the
canaries in their corner laughed also in their way. Between ourselves, I believe that the odour of the cherries
had intoxicated them all a little.
The night was falling when the grandfather and 1 went out. The little blue followed us at a distance, to take
him home; but he did not see her and he was as proud as possible to walk on my arm, like a man. Mamette,
with radiant face, saw that from her doorstep, and as she watched us, she nodded her head prettily, as if to
say:
''Never mind, he can still walk, my poor old man! "
13.
BALLADES EN PROSE.
En ouvrant ma porte ce matin, il y avait autour de mon moulin un grand tapis de gelée blanche. L’herbe
luisait et craquait comme du verre ; toute la colline grelottait… Pour un jour ma chère Provence s’était
déguisée en pays du Nord ; et c’est parmi les pins frangés de givre, les touffes de lavandes épanouies en
bouquets de cristal, que j’ai écrit ces deux ballades d’une fantaisie un peu germanique, pendant que la gelée
m’envoyait ses étincelles blanches, et que là-haut, dans le ciel clair, de grands triangles de cigognes venues
du pays de Henri Heine descendaient vers la Camargue en criant : « Il fait froid… froid… froid. »
I
14. LA MORT DU DAUPHIN.
Le petit Dauphin est malade, le petit Dauphin va mourir… Dans toutes les églises du royaume, le SaintSacrement demeure exposé nuit et jour et de grands cierges brûlent pour la guérison de l’enfant royal. Les
rues de la vieille résidence sont tristes et silencieuses, les cloches ne sonnent plus, les voitures vont au pas…
Aux abords du palais, les bourgeois curieux regardent, à travers les grilles, des suisses à bedaines dorées qui
causent dans les cours d’un air important.
Tout le château est en émoi… Des chambellans, des majordomes, montent et descendent en courant les
escaliers de marbre… Les galeries sont pleines de pages et de courtisans en habits de soie qui vont d’un
groupe à l’autre quêter des nouvelles à voix basse… Sur les larges perrons, les dames d’honneur éplorées se
font de grandes révérences en essuyant leurs yeux avec de jolis mouchoirs brodés.
Dans l’Orangerie, il y a nombreuse assemblée de médecins en robe. On les voit, à travers les vitres, agiter
leurs longues manches noires et incliner doctoralement leurs perruques à marteaux… Le gouverneur et
l’écuyer du petit Dauphin se promènent devant la porte, attendant les décisions de la Faculté. Des marmitons
passent à côté d’eux sans les saluer. M. l’écuyer jure comme un païen, M. le gouverneur récite des vers
d’Horace… Et pendant ce temps-là, là-bas, du côté des écuries, on entend un long hennissement plaintif.
C’est l’alezan du petit Dauphin que les palefreniers oublient et qui appelle tristement devant sa mangeoire
vide.
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Et le roi ? Où est monseigneur le roi ?… Le roi s’est enfermé tout seul dans une chambre, au bout du
château… Les Majestés n’aiment pas qu’on les voie pleurer… Pour la reine, c’est autre chose… Assise au
chevet du petit Dauphin, elle a son beau visage baigné de larmes, et sanglote bien haut devant tous, comme
ferait une drapière.
Dans sa couchette de dentelles, le petit Dauphin, plus blanc que les coussins sur lesquels il est étendu,
repose, les yeux fermés. On croit qu’il dort ; mais non ! Le petit Dauphin ne dort pas… Il se retourne vers sa
mère, et, voyant qu’elle pleure, il lui dit :
— Madame la reine, pourquoi pleurez-vous ? Est-ce que vous croyez bonnement que je m’en vas mourir ?
La reine veut répondre. Les sanglots l’empêchent de parler.
— Ne pleurez donc pas, madame la reine ; vous oubliez que je suis le Dauphin, et que les Dauphins ne
peuvent pas mourir ainsi…
La reine sanglote encore plus fort, et le petit Dauphin commence à s’effrayer.
— Holà, dit-il, je ne veux pas que la mort vienne me prendre, et je saurai bien l’empêcher d’arriver
jusqu’ici… Qu’on fasse venir sur l’heure quarante lansquenets très forts pour monter la garde autour de
notre lit !… Que cent gros canons veillent nuit et jour, mèche allumée, sous nos fenêtres ! Et malheur à la
mort, si elle ose s’approcher de nous !…
Pour complaire à l’enfant royal, la reine fait un signe. Sur l’heure, on entend les gros canons qui roulent dans
la cour ; et quarante grands lansquenets, la pertuisane au poing, viennent se ranger autour de la chambre. Ce
sont de vieux soudards à moustaches grises. Le petit Dauphin bat des mains en les voyant. Il en reconnaît un
et l’appelle :
— Lorrain ! Lorrain !
Le soudard fait un pas vers le lit :
— Je t’aime bien, mon vieux Lorrain… Fais voir un peu ton grand sabre… Si la mort veut me prendre, il
faudra la tuer, n’est-ce pas ?
Lorrain répond :
— Oui, monseigneur…
Et il a deux grosses larmes qui coulent sur ses joues tannées.
À ce moment, l’aumônier s’approche du petit Dauphin et lui parle longtemps à voix basse en lui montrant un
crucifix. Le petit Dauphin l’écoute d’un air fort étonné, puis tout à coup l’interrompant :
— Je comprends bien ce que vous me dites, monsieur l’abbé ; mais enfin est-ce que mon petit ami Beppo ne
pourrait pas mourir à ma place, en lui donnant beaucoup d’argent ?…
L’aumônier continue à lui parler à voix basse, et le petit Dauphin a l’air de plus en plus étonné.
Quand l’aumônier a fini, le petit Dauphin reprend avec un gros soupir :
— Tout ce que vous me dites là est bien triste, monsieur l’abbé ; mais une chose me console, c’est que làhaut, dans le paradis des étoiles, je vais être encore le Dauphin… Je sais que le bon Dieu est mon cousin et
ne peut pas manquer de me traiter selon mon rang.
Puis il ajoute, en se tournant vers sa mère :
— Qu’on m’apporte mes plus beaux habits, mon pourpoint d’hermine blanche et mes escarpins de velours !
Je veux me faire brave pour les anges et entrer au paradis en costume de Dauphin.
Une troisième fois, l’aumônier se penche vers le petit Dauphin et lui parle longuement à voix basse… Au
milieu de son discours, l’enfant royal l’interrompt avec colère :
— Mais alors crie-t-il, d’être Dauphin, ce n’est rien du tout !
Et, sans vouloir plus rien entendre, le petit Dauphin se tourne vers la muraille, et il pleure amèrement.
II
15. LE SOUS-PREFET AUX CHAMPS.
M. le sous-préfet est en tournée. Cocher devant, laquais derrière, la calèche de la sous-préfecture l’emporte
majestueusement au concours régional de la Combe-aux-Fées. Pour cette journée mémorable, M. le souspréfet a mis son bel habit brodé, son petit claque, sa culotte collante à bandes d’argent et son épée de gala à
poignée de nacre… Sur ses genoux repose une grande serviette en chagrin gaufré qu’il regarde tristement.
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M. le sous-préfet regarde tristement sa serviette en chagrin gaufré ; il songe au fameux discours qu’il va
falloir prononcer tout à l’heure devant les habitants de la Combe-aux-Fées :
— Messieurs et chers administrés…
Mais il a beau tortiller la soie blonde de ses favoris et répéter vingt fois de suite :
— Messieurs et chers administrés… la suite du discours ne vient pas.
La suite du discours ne vient pas… Il fait si chaud dans cette calèche !… À perte de vue, la route de la
Combe-aux-Fées poudroie sous le soleil du Midi… L’air est embrasé… et sur les ormeaux du bord du
chemin, tout couverts de poussière blanche, des milliers de cigales se répondent d’un arbre à l’autre… Tout
à coup M. le sous-préfet tressaille. Là-bas, au pied d’un coteau, il vient d’apercevoir un petit bois de chênes
verts qui semble lui faire signe.
Le petit bois de chênes verts semble lui faire signe :
— Venez donc par ici, monsieur le sous-préfet ; pour composer votre discours, vous serez beaucoup mieux
sous mes arbres…
M. le sous-préfet est séduit ; il saute à bas de sa calèche et dit à ses gens de l’attendre, qu’il va composer son
discours dans le petit bois de chênes verts.
Dans le petit bois de chênes verts il y a des oiseaux, des violettes, et des sources sous l’herbe fine… Quand
ils ont aperçu M. le sous-préfet avec sa belle culotte et sa serviette en chagrin gaufré, les oiseaux ont eu peur
et se sont arrêtés de chanter, les sources n’ont plus osé faire de bruit, et les violettes se sont cachées dans le
gazon… Tout ce petit monde-là n’a jamais vu de sous-préfet, et se demande à voix basse quel est ce beau
seigneur qui se promène en culotte d’argent.
À voix basse, sous la feuillée, on se demande quel est ce beau seigneur en culotte d’argent… Pendant ce
temps-là, M. le sous- préfet, ravi du silence et de la fraîcheur du bois, relève les pans de son habit, pose son
claque sur l’herbe et s’assied dans la mousse au pied d’un jeune chêne ; puis il ouvre sur ses genoux sa
grande serviette de chagrin gaufré et en tire une large feuille de papier ministre.
— C’est un artiste ! dit la fauvette.
— Non, dit le bouvreuil, ce n’est pas un artiste, puisqu’il a une culotte en argent ; c’est plutôt un prince.
— C’est plutôt un prince, dit le bouvreuil.
— Ni un artiste, ni un prince, interrompt un vieux rossignol, qui a chanté toute une saison dans les jardins de
la sous-préfecture… Je sais ce que c’est : c’est un sous-préfet !
Et tout le petit bois va chuchotant :
— C’est un sous-préfet ! c’est un sous-préfet !
— Comme il est chauve ! remarque une alouette à grande huppe.
Les violettes demandent :
— Est-ce que c’est méchant ?
— Est-ce que c’est méchant ? demandent les violettes.
Le vieux rossignol répond :
— Pas du tout !
Et sur cette assurance, les oiseaux se remettent à chanter, les sources à courir, les violettes à embaumer,
comme si le monsieur n’était pas là… Impassible au milieu de tout ce joli tapage, M. le sous-préfet invoque
dans son cœur la Muse des comices agricoles, et, le crayon levé, commence à déclamer de sa voix de
cérémonie :
— Messieurs et chers administrés…
— Messieurs et chers administrés, dit le sous-préfet de sa voix de cérémonie…
Un éclat de rire l’interrompt ; il se retourne et ne voit rien qu’un gros pivert qui le regarde en riant, perché
sur son claque. Le sous-préfet hausse les épaules et veut continuer son discours ; mais le pivert l’interrompt
encore et lui crie de loin :
— À quoi bon ?
— Comment ! à quoi bon ? dit le sous-préfet, qui devient tout rouge ; et, chassant d’un geste cette bête
effrontée, il reprend de plus belle :
— Messieurs et chers administrés…
— Messieurs et chers administrés…, a repris le sous-préfet de plus belle.
Mais alors, voilà les petites violettes qui se haussent vers lui sur le bout de leurs tiges et qui lui disent
doucement :
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— Monsieur le sous-préfet, sentez-vous comme nous sentons bon ?
Et les sources lui font sous la mousse une musique divine ; et dans les branches, au-dessus de sa tête, des tas
de fauvettes viennent lui chanter leurs plus jolis airs ; et tout le petit bois conspire pour l’empêcher de
composer son discours.
Tout le petit bois conspire pour l’empêcher de composer son discours… M. le sous-préfet, grisé de parfums,
ivre de musique, essaye vainement de résister au nouveau charme qui l’envahit. Il s’accoude sur l’herbe,
dégrafe son bel habit, balbutie encore deux ou trois fois :
— Messieurs et chers administrés… Messieurs et chers admi… Messieurs et chers…
Puis il envoie les administrés au diable ; et la Muse des comices agricoles n’a plus qu’à se voiler la face.
Voile-toi la face, ô Muse, des comices agricoles !… Lorsque, au bout d’une heure, les gens de la souspréfecture, inquiets de leur maître, sont entrés dans le petit bois, ils ont vu un spectacle qui les a fait reculer
d’horreur… M. le sous-préfet était couché sur le ventre, dans l’herbe, débraillé comme un bohème. Il avait
mis son habit bas ;… et, tout en mâchonnant des violettes, M. le sous-préfet faisait des vers.
The Death of the Dauphin
The little Dauphin is sick; the little Dauphin is going to die. In all the churches of the realm the Blessed
Sacrament is exposed ' night and day, and tall candles are burning for the recovery of the royal child. The
streets in the old residence are sad and silent, the bells no longer ring, the carriages go at a foot- pace. About
the palace the curious citizens watch through the iron grills the porters with gilt paunches talking in the
courtyards with an air of importance.
The whole chateau is in commotion. Chamberlains, majordomos, run hastily up and down the marble
staircases. The galleries are full of pages and of courtiers in silk garments, who go from group to group
asking news in undertones. On the broad steps weeping maids of honour greet one another with low
courtesies, wiping their eyes with pretty embroidered handkerchiefs.
In the orangery there is a great assemblage of long-robed doctors. Through the windows they can be seen
flourishing their long black sleeves and bending majestically their hammer like wigs. The little Dauphin's
governor and equerry walk back and forth before the door, awaiting the decision of the faculty. Scullions
pass them by without saluting them. The equerry swears like a heathen, the governor recites lines from
Horace. And meanwhile, in the direction of the stables one hears a long, plaintive neigh. It is the little
Dauphin's horse, calling sadly from his empty manger.
And the king ? Where is monseigneur the king? The king is all alone in a room at the end of the chateau.
Majesties do not like to be seen weeping. As for the queen, that is a different matter. Seated at the little
Dauphin's pillow, her lovely face is bathed in tears, and she sobs aloud before them all, as a linen- draper's
wife might do.
In his lace-bedecked crib the little Dauphin, whiter than the cushions upon which he lies, is resting now with
closed eyes. They think that he sleeps; but no. The little Dauphin is not asleep. He turns to his mother, and
seeing that she is weeping, he says to her:
** Madame queen, why do you weep? Is it because you really believe that I am going to die?''
The queen tries to reply. Sobs prevent her from speaking.
''Pray do not weep, madame queen; you forget that I am the Dauphin, and that dauphins cannot die like this."
The queen sobs more bitterly than ever, and the little Dauphin begins to be alarmed.
*'l say," he says, *'I don't want Death to come and take me, and I will find a way to prevent his coming here.
Let them send at once forty very strong troopers to stand guard around our bed! Let a hundred big guns
watch night and day, with matches lighted, under our windows! And woe to Death if it dares approach us! '*
To please the royal child the queen makes a sign. In a moment they hear the big guns rumbling through the
courtyard; and forty tall troopers, halberds in hand, take their places about the room. They are all old
soldiers with gray mustaches. The little Dauphin claps his hands when he sees them. He recognises one of
them and calls him :
*' Lorrain! Lorrain!'*
The soldier steps forward towards the bed.
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'M love you dearly, my old Lorrain. Let me see your big sword. If Death tries to take me you must kill him,
won't you ?"
**Yes, monseigneur," Lorrain replies. And two great tears roll down his bronzed cheeks.
At that moment the chaplain approaches the little Dauphin and talks with him for a long time in a low voice,
showing him a crucifix. The little Dauphin listens with an expression of great surprise, then, abruptly
interrupting him, he says:
**I understand what you say, monsieur I'abbe; but tell me, couldn't my little friend Beppo die in my place, if
I gave him a lot of money ? "
The chaplain continues to speak in a low voice, and the little Dauphin's expression becomes more and more
astonished.
When the chaplain has finished, the little Dauphin replies with a deep sigh : '*A11 this that you tell me is
very sad, monsieur l'abbe; but one thing consoles me, and that is that up yonder, in the paradise of the stars, I
shall still be the Dauphin. I know that the good Lord is my cousin, and that He cannot fail to treat me
according to my rank."
Then he adds, turning to his mother:
** Let them bring me my richest clothes, my doublet of white ermine and my velvet slippers!
I wish to make myself handsome for the angels, and to enter paradise in the costume of a Dauphin."
A third time, the chaplain leans towards the little Dauphin and talks to him for a long time in a low voice. In
the midst of his harangue, the royal child angrily interrupts :
'* Why then, to be Dauphin is to be nothing at all!"
And, refusing to listen to anything more, the little Dauphin turns towards the wall and weeps bitterly.
16. LE PORTEFEUILLE DE BIXIOU.
Un matin du mois d’octobre, quelques jours avant de quitter Paris, je vis arriver chez moi, — pendant que je
déjeunais, — un vieil homme en habit râpé, cagneux, crotté, l’échine basse, grelottant sur ses longues
jambes comme un échassier déplumé. C’était Bixiou. Oui, Parisiens, votre Bixiou, le féroce et charmant
Bixiou, ce railleur enragé qui vous a tant réjouis depuis quinze ans avec ses pamphlets et ses caricatures…
Ah ! le malheureux, quelle détresse ! Sans une grimace qu’il fit en entrant, jamais je ne l’aurais reconnu.
La tête inclinée sur l’épaule, sa canne aux dents comme une clarinette, l’illustre et lugubre farceur s’avança
jusqu’au milieu de la chambre et vint se jeter contre ma table en disant d’une voix dolente :
— Ayez pitié d’un pauvre aveugle !…
C’était si bien imité que je ne pus m’empêcher de rire. Mais lui, très froidement :
— Vous croyez que je plaisante… regardez mes yeux.
Et il tourna vers moi deux grandes prunelles blanches sans regard.
— Je suis aveugle, mon cher, aveugle pour la vie… Voilà ce que c’est que d’écrire avec du vitriol. Je me
suis brûlé les yeux à ce joli métier ; mais là, brûlé à fond… jusqu’aux bobèches ! ajouta-t-il en me montrant
ses paupières calcinées où ne restait plus l’ombre d’un cil.
J’étais si ému que je ne trouvai rien à lui dire. Mon silence l’inquiéta :
— Vous travaillez ?
— Non, Bixiou, je déjeune. Voulez-vous en faire autant ?
Il ne répondit pas, mais au frémissement de ses narines, je vis bien qu’il mourait d’envie d’accepter. Je le
pris par la main, et je le fis asseoir près de moi.
Pendant qu’on le servait, le pauvre diable flairait la table avec un petit rire :
— Ça a l’air bon tout ça. Je vais me régaler ; il y a si longtemps que je ne déjeune plus ! Un pain d’un sou
tous les matins, en courant les ministères… car, vous savez, je cours les ministères, maintenant ; c’est ma
seule profession. J’essaye d’accrocher un bureau de tabac… Qu’est-ce que voulez ? il faut qu’on mange à la
maison. Je ne peux plus dessiner ; je ne peux plus écrire… Dicter ?… Mais quoi ?… Je n’ai rien dans la tête,
moi ; je n’invente rien. Mon métier, c’était de voir les grimaces de Paris et de les faire ; à présent il n’y a
plus moyen… Alors j’ai pensé à un bureau de tabac ; pas sur les boulevards, bien entendu. Je n’ai pas droit à
cette faveur, n’étant ni mère de danseuse, ni veuve d’officier sperrior. Non ! simplement un petit bureau de
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province, quelque part bien loin, dans un coin des Vosges. J’aurai une forte pipe en porcelaine ; je
m’appellerai Hans ou Zébédé, comme dans Erckmann-Chatrian, et je me consolerai de ne plus écrire en
faisant des cornets de tabac avec les œuvres de mes contemporains.
« Voilà tout ce que je demande. Pas grand chose, n’est ce pas ?… Eh bien, c’est le diable pour y arriver…
Pourtant les protections ne devraient pas me manquer. J’étais très lancé autrefois. Je dînais chez le maréchal,
chez le prince, chez les ministres ; tous ces gens-là voulaient m’avoir parce que je les amusais ou qu’ils
avaient peur de moi. À présent, je ne fais plus peur à personne. Ô mes yeux ! mes pauvres yeux ! Et l’on ne
m’invite nulle part. C’est si triste une tête d’aveugle à table… Passez-moi le pain, je vous prie… Ah ! les
bandits ! ils me l’auront fait payer cher ce malheureux bureau de tabac. Depuis six mois, je me promène
dans tous les ministères avec ma pétition. J’arrive le matin, à l’heure où l’on allume les poêles et où l’on fait
faire un tour aux chevaux de Son Excellence sur le sable de la cour ; je ne m’en vais qu’à la nuit, quand on
apporte les grosses lampes et que les cuisines commencent à sentir bon…
« Toute ma vie se passe sur les coffres à bois des antichambres. Aussi les huissiers me connaissent, allez ! À
l’Intérieur, ils m’appellent : « Ce bon monsieur ! » Et moi, pour gagner leur protection, je fais des
calembours, ou je dessine d’un trait sur un coin de leur buvards de grosses moustaches qui les font rire…
Voilà où j’en suis arrivé après vingt ans de succès tapageurs, voilà la fin d’une vie d’artiste !… Et dire qu’ils
sont en France quarante mille galopins à qui notre profession fait venir l’eau à la bouche ! Dire qu’il y a tous
les jours, dans les départements, une locomotive qui chauffe pour nous apporter des panerées d’imbéciles
affamés de littérature et de bruit imprimé !… Ah ! province romanesque, si la misère de Bixiou pouvait te
servir de leçon !
Là-dessus il se fourra le nez dans son assiette et se mit à manger avidement, sans dire un mot… C’était pitié
de le voir faire. À chaque minute, il perdait son pain, sa fourchette, tâtonnait pour trouver son verre…
Pauvre homme! il n’avait pas encore l’habitude.
Au bout d’un moment, il reprit :
— Savez-vous ce qu’il y a encore de plus horrible pour moi ? C’est de ne plus pouvoir lire mes journaux. Il
faut être du métier pour comprendre cela… Quelquefois le soir, en rentrant, j’en achète un, rien que pour
sentir cette odeur de papier humide et de nouvelles fraîches… C’est si bon ! et personne pour me les lire !
Ma femme pourrait bien, mais elle ne veut pas : elle prétend qu’on trouve dans les faits divers des choses qui
ne sont pas convenables… Ah ! ces anciennes maîtresses, une fois mariées, il n’y a pas plus bégueules
qu’elles. Depuis que j’en ai fait Mme Bixiou, celle-là s’est crue obligée de devenir bigote, mais à un point !…
Est-ce qu’elle ne voulait pas me faire frictionner les yeux avec l’eau de la Salette ! Et puis, le pain bénit, les
quêtes, la Sainte-Enfance, les petits Chinois, que sais-je encore ?… Nous sommes dans les bonnes œuvres
jusqu’au cou… Ce serait cependant une bonne œuvre de me lire mes journaux. Eh bien, non, elle ne veut
pas… Si ma fille était chez nous, elle me les lirait, elle ; mais, depuis que je suis aveugle, je l’ai fait entrer à
Notre-Dame-des-Arts, pour avoir une bouche de moins à nourrir…
« Encore une qui me donne de l’agrément, celle-là ! Il n’y a pas neuf ans qu’elle est au monde, elle a déjà eu
toutes les maladies… Et triste ! et laide ! plus laide que moi, si c’est possible… un monstre !… Que voulezvous ? je n’ai jamais su faire que des charges… Ah çà, mais je suis bon, moi, de vous raconter mes histoires
de famille. Qu’est-ce que cela peut vous faire à vous ?… Allons, donnez-moi encore un peu de cette eau-devie. Il faut que je me mette en train. En sortant d’ici je vais à l’instruction publique, et les huissiers n’y sont
pas faciles à dérider. C’est tous d’anciens professeurs.
Je lui versai son eau-de-vie. Il commença à la déguster par petites fois, d’un air attendri… Tout à coup, je ne
sais quelle fantaisie le piquant, il se leva, son verre à la main, promena un instant autour de lui sa tête de
vipère aveugle, avec le sourire aimable du monsieur qui va parler, puis, d’une voix stridente, comme pour
haranguer un banquet de deux cents couverts :
— Aux arts ! Aux lettres ! À la presse !
Et le voilà parti sur un toast de dix minutes, la plus folle et la plus merveilleuse improvisation qui soit jamais
sortie de cette cervelle de pitre.
Figurez-vous une revue de fin d’année intitulée : le Pavé des lettres en 186* ; nos assemblées soi-disant
littéraires, nos papotages, nos querelles, toutes les cocasseries d’un monde excentrique, fumier d’encre, enfer
sans grandeur, où l’on s’égorge, où l’on s’étripe, où l’on se détrousse, où l’on parle intérêts et gros sous bien
plus que chez les bourgeois, ce qui n’empêche pas qu’on y meure de faim plus qu’ailleurs ; toutes nos
lâchetés, toutes nos misères ; le vieux baron T… de la Tombola s’en allant faire « gna… gna… gna… » aux
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Tuileries avec sa sébile et son habit barbeau ; puis nos morts de l’année, les enterrements à réclames,
l’oraison funèbre de monsieur le délégué toujours la même : « Cher et regretté ! pauvre cher ! » à un
malheureux dont on refuse de payer la tombe ; et ceux qui se sont suicidés, et ceux qui sont devenus fous ;
figurez-vous tout cela, raconté, détaillé, gesticulé par un grimacier de génie, vous aurez alors une idée de ce
que fut l’improvisation de Bixiou.
Son toast fini, son verre bu, il me demanda l’heure et s’en alla, d’un air farouche, sans me dire adieu…
J’ignore comment les huissiers de M. Duruy se trouvèrent de sa visite ce matin-là ; mais je sais bien que
jamais de ma vie je ne me suis senti si triste, si mal en train qu’après le départ de ce terrible aveugle. Mon
encrier m’écœurait, ma plume me faisait horreur. J’aurais voulu m’en aller loin, courir, voir des arbres,
sentir quelque chose de bon… Quelle haine, grand Dieu ! que de fiel ! quel besoin de baver sur tout, de tout
salir ! Ah ! le misérable…
Et j’arpentais ma chambre avec fureur, croyant toujours entendre le ricanement de dégoût qu’il avait eu en
me parlant de sa fille.
Tout à coup, près de la chaise où l’aveugle s’était assis, je sentis quelque chose rouler sous mon pied. En me
baissant, je reconnus son portefeuille, un gros portefeuille luisant, à coins cassés, qui ne le quitte jamais et
qu’il appelle en riant sa poche à venin. Cette poche, dans notre monde, était aussi renommée que les fameux
cartons de M. de Girardin. On disait qu’il y avait des choses terribles là dedans… L’occasion se présentait
belle pour m’en assurer. Le vieux portefeuille, trop gonflé, s’était crevé en tombant, et tous les papiers
avaient roulé sur le tapis ; il me fallut les ramasser l’un après l’autre…
Un paquet de lettres écrites sur du papier à fleurs, commençant toutes : Mon cher papa, et signées : Céline
Bixiou des Enfants de Marie.
D’anciennes ordonnances pour des maladies d’enfants : croup, convulsions, scarlatine, rougeole… (la
pauvre petite n’en avait pas échappé une !)
Enfin une grande enveloppe cachetée d’où sortaient, comme d’un bonnet de fillette, deux ou trois crins
jaunes tout frisées ; et sur l’enveloppe, en grosse écriture tremblée, une écriture d’aveugle :
Cheveux de Céline, coupés le 13 mai, le jour de son entrée là-bas.
Voilà ce qu’il y avait dans le portefeuille de Bixiou.
Allons, Parisiens, vous êtes tous les mêmes. Le dégoût, l’ironie, un rire infernal, des blagues féroces, et puis
pour finir :… Cheveux de Céline coupés le 13 mai.
17. LA LÉGENDE DE L’HOMME À LA CERVELLE D’OR.
A LA DAME QUI DEMANDE DES HISTOIRES GAIES.
En lisant votre lettre, madame, j’ai eu comme un remords. Je m’en suis voulu de la couleur un peu trop
demi-deuil de mes historiettes, et je m’étais promis de vous offrir aujourd’hui quelque chose de joyeux, de
follement joyeux.
Pourquoi serais-je triste, après tout ? Je vis à mille lieues des brouillards parisiens, sur une colline
lumineuse, dans le pays des tambourins et du vin muscat. Autour de chez moi tout n’est que soleil et
musique ; j’ai des orchestres de culs-blancs, des orphéons de mésanges ; le matin, les courlis qui font :
« Coureli ! coureli ! » à midi, les cigales, puis les pâtres qui jouent du fifre, et les belles filles brunes qu’on
entend rire dans les vignes… En vérité, l’endroit est mal choisi pour broyer du noir ; je devrais plutôt
expédier aux dames des poèmes couleur de rose et des pleins paniers de contes galants.
Eh bien, non ! je suis encore trop près de Paris. Tous les jours, jusque dans mes pins, il m’envoie les
éclaboussures de ses tristesses… À l’heure même où j’écris ces lignes, je viens d’apprendre la mort
misérable du pauvre Charles Barbara ; et mon moulin en est tout en deuil. Adieu les courlis et les cigales ! Je
n’ai plus le cœur à rien de gai… Voilà pourquoi, madame, au lieu du joli conte badin que je m’étais promis
de vous faire, vous n’aurez encore aujourd’hui qu’une légende mélancolique.
Il était une fois un homme qui avait une cervelle d’or ; oui, madame, une cervelle toute en or. Lorsqu’il vint
au monde, les médecins pensaient que cet enfant ne vivrait pas, tant sa tête était lourde et son crâne
démesuré. Il vécut cependant et grandit au soleil comme un beau plant d’olivier ; seulement sa grosse tête
l’entraînait toujours, et c’était pitié de le voir se cogner à tous les meubles en marchant… Il tombait souvent.
Un jour, il roula du haut d’un perron et vint donner du front contre un degré de marbre, où son crâne sonna
comme un lingot. On le crut mort ; mais, en le relevant, on ne lui trouva qu’une légère blessure, avec deux
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ou trois gouttelettes d’or caillées dans ses cheveux blonds. C’est ainsi que les parents apprirent que l’enfant
avait une cervelle en or.
La chose fut tenue secrète ; le pauvre petit lui-même ne se douta de rien. De temps en temps, il demandait
pourquoi on ne le laissait plus courir devant la porte avec les garçonnets de la rue.
— On vous volerait, mon beau trésor ! lui répondait sa mère…
Alors le petit avait grand’peur d’être volé ; il retournait jouer tout seul, sans rien dire, et se trimbalait
lourdement d’une salle à l’autre…
À dix-huit ans seulement, ses parents lui révélèrent le don monstrueux qu’il tenait du destin ; et, comme ils
l’avaient élevé et nourri jusque-là, ils lui demandèrent en retour un peu de son or. L’enfant n’hésita pas ; sur
l’heure même, — comment ? par quels moyens ? la légende ne l’a pas dit, — il s’arracha du crâne un
morceau d’or massif, un morceau gros comme une noix, qu’il jeta fièrement sur les genoux de sa mère…
Puis tout ébloui des richesses qu’il portait dans la tête, fou de désirs, ivre de sa puissance, il quitta la maison
paternelle et s’en alla par le monde en gaspillant son trésor.
Du train dont il menait sa vie, royalement, et semant l’or sans compter, on aurait dit que sa cervelle était
inépuisable… Elle s’ épuisait cependant, et à mesure on pouvait voir les yeux s’éteindre, la joue devenir plus
creuse. Un jour enfin, au matin d’une débauche folle, le malheureux, resté seul parmi les débris du festin et
les lustres qui pâlissaient, s’épouvanta de l’énorme brèche qu’il avait déjà faite à son lingot ; il était temps de
s’arrêter.
Dès lors, ce fut une existence nouvelle. L’homme à la cervelle d’or s’en alla vivre, à l’écart, du travail de ses
mains, soupçonneux et craintif comme un avare, fuyant les tentations, tâchant d’oublier lui-même ces fatales
richesses auxquelles il ne voulait plus toucher… Par malheur, un ami l’avait suivi dans sa solitude, et cet
ami connaissait son secret.
Une nuit, le pauvre homme fut réveillé en sursaut par une douleur à la tête, une effroyable douleur ; il se
dressa éperdu, et vit, dans un rayon de lune, l’ami qui fuyait en cachant quelque chose sous son manteau…
Encore un peu de cervelle qu’on lui emportait !…
À quelque temps de là, l’homme à la cervelle d’or devint amoureux, et cette fois tout fut fini… Il aimait du
meilleur de son âme une petite femme blonde, qui l’aimait bien aussi, mais qui préférait encore les pompons,
les plumes blanches et les jolis glands mordorés battant le long des bottines.
Entre les mains de cette mignonne créature, — moitié oiseau, moitié poupée, — les piécettes d’or fondaient
que c’était un plaisir. Elle avait tous les caprices ; et lui ne savait jamais dire non ; même, de peur de la
peiner, il lui cacha jusqu’au bout le triste secret de sa fortune.
— Nous sommes donc bien riches ? disait-elle.
Le pauvre homme répondait :
— Oh ! oui… bien riches !
Et il souriait avec amour au petit oiseau bleu qui lui mangeait le crâne innocemment. Quelquefois cependant
la peur le prenait, il avait des envies d’être avare ; mais alors la petite femme venait vers lui en sautillant, et
lui disait :
— Mon mari, qui êtes si riche ! achetez-moi quelque chose de bien cher…
Et il lui achetait quelque chose de bien cher.
Cela dura ainsi pendant deux ans ; puis, un matin, la petite femme mourut, sans qu’on sût pourquoi, comme
un oiseau… Le trésor touchait à sa fin ; avec ce qui lui en restait, le veuf fit faire à sa chère morte un bel
enterrement. Cloches à toute volée, lourds carrosses tendus de noir, chevaux empanachés, larmes d’argent
dans le velours, rien ne lui parut trop beau. Que lui importait son or maintenant ?… Il en donna pour
l’église, pour les porteurs, pour les revendeuses d’immortelles ; il en donna partout, sans marchander…
Aussi, en sortant du cimetière, il ne lui restait presque plus rien de cette cervelle merveilleuse, à peine
quelques parcelles aux parois du crâne.
Alors on le vit s’en aller dans les rues, l’air égaré, les mains en avant, trébuchant comme un homme ivre. Le
soir, à l’heure où les bazars s’illuminent, il s’arrêta devant une large vitrine dans laquelle tout un fouillis
d’étoffes et de parures reluisait aux lumières, et resta là longtemps à regarder deux bottines de satin bleu
bordées de duvet de cygne. « Je sais quelqu’un à qui ces bottines feraient bien plaisir, » se disait-il en
souriant ; et, ne se souvenant déjà plus que la petite femme était morte, il entra pour les acheter.
Du fond de son arrière-boutique, la marchande entendit un grand cri ; elle accourut et recula de peur en
voyant un homme debout, qui s’accotait au comptoir et la regardait douloureusement d’un air hébété. Il
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tenait d’une main les bottines bleues à bordure de cygne, et présentait l’autre main toute sanglante, avec des
raclures d’or au bout des ongles.
Telle est, madame, la légende de l’homme à la cervelle d’or.
Malgré ses airs de conte fantastique, cette légende est vraie d’un bout à l’autre… Il y a par le monde de
pauvres gens qui sont condamnés à vivre de leur cerveau, et payent en bel or fin, avec leur moelle et leur
substance, les moindres choses de la vie. C’est pour eux une douleur de chaque jour ; et puis, quand ils sont
las de souffrir…
The Legend of the Man with the Golden Brain
On reading your letter, madame, I had a feeling of remorse. I was angry with myself for the rather too
doleful colour of my stories, and I am determined to offer you today something joyous, yes, wildly joyous.
For why should I be melancholy, after all? I live a thousand leagues from Parisian fogs, on a hill bathed in
light, in the land of tambourines and muscat wine. About me, everything is sunshine and music; I have
orchestras of finches, choruses of tomtits; in the morning the curlews say: 'Cureli! cureli! "; at noon, the
grasshoppers; and then the shepherds playing their fifes, and the lovely dark-faced girls whom I hear
laughing among the vines. In truth, the spot is ill-chosen to paint in black; I ought rather to send to the ladies
rose-coloured poems and baskets full of love-tales.
But no! 1 am still too near Paris. Every day, even among my pines, the capital splashes me with its
melancholy. At the very hour that 1 write these lines, I learn of the wretched death of Charles Barbara, and
my mill is mourning bitterly. Adieu, curlews and grasshoppers! 1 have now no heart for gayety. And. that is
why, madame, instead of the pretty, jesting story that I had determined to tell you, you will have again today a melancholy legend.
There was once a man who had a golden brain; yes, madame, a golden brain. When he came into the world,
the doctors thought that the child would not live, his head was so heavy and his brain so immeasurably large.
He did live, however, and grew in the sunlight like a fine olive-tree; but his great head always led him
astray, and it was heartrending to see him collide with all the furniture as he walked. Often he fell. One day
he rolled from the top of a flight of stairs and struck his forehead against a marble step, upon which his skull
rang like a bar of metal. They thought that he was dead; but on lifting him up, they found only a slight
wound, with two or three drops of gold among his fair hair. Thus it was that his parents first learned that the
child had a golden brain.
The thing was kept secret; the poor little fellow himself suspected nothing. From time to time he asked why
they no longer allowed him to run about in front of the gate, with the children in the street.
'* Because they would steal you, my lovely treasure! " his mother replied.
Thereupon the little fellow was terribly afraid of being stolen; he went back to his lonely play, without a
word, and stumbled heavily from one room to another.
Not until he was eighteen years old did his parents disclose to him the miraculous gift that he owed to
destiny; and as they had educated and supported him until then, they asked him, in return, for a little of his
gold.
The child did not hesitate; on the instant — how? By what means? The legend does not say — he tore from
his brain a piece of solid gold as big as a nut, and proudly tossed it upon his mother's knees. Then, dazzled
by the wealth that he bore in his head, mad with desires, drunken with his power, he left his father's house
and went out into the world, lavishing his treasure.
From the pace at which he lived, like a prince, sowing gold without counting, one would have said that his
brain was inexhaustible. It did become exhausted, however, and little by little one could see his eyes grow
dull, his cheeks become more and more hollow. At last, one morning, after a wild debauch, the unfortunate
fellow, alone among the remnants of the feast and the paling candles, was alarmed at the enormous hole he
had already made in his ingot; it was high time to stop.
Thenceforth he led a new kind of life. The man with the golden brain went off to live apart, working with his
hands, suspicious and timid as a miser, shunning temptations, trying to forget, himself, that fatal wealth
which he was determined never to touch again. Unfortunately a friend followed him into the solitude and
that friend knew his secret.
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One night the poor man was awakened with a start by a pain in his head, a frightful pain. He sprang out of
bed in deadly alarm, and saw by the moonlight his friend running away, with something hidden under his
cloak.
Another piece of his brain stolen from him!
Sometime after, the man with the golden brain fell in love, and then it was all over. He loved with his whole
heart a little fair-haired woman, who loved him well, too, but who preferred her ribbons and her white
feathers and the pretty little bronze tassels tapping the sides of her boots.
In the hands of that dainty creature, half bird and half doll, the gold pieces melted merrily away. She had
every sort of caprice; and he could never say no; indeed, for fear of causing her pain, he concealed from her
to the end the sad secret of his fortune.
'* We must be very rich," she would say.
And the poor man would answer:
'* Oh, yes! very rich! '' and he would smile fondly at the little bluebird that was innocently consuming his
brain. Sometimes, however, fear seized him; and he longed again to be a miser; but then the little woman
would come hopping towards him and say:
**Come, my husband, you are so rich, buy me something very costly."
And he would buy something very costly.
This state of affairs lasted two years; then, one morning, the little woman died, no one knew why, like a
bird. The treasure was almost exhausted; with what remained the widower provided a grand funeral for his
dear dead wife. Bells clanging, heavy coaches draped in black, plumed horses, silver tears on the velvet —
nothing seemed too fine to him. What mattered his gold to him now? He gave of it for the church, for the
bearers, for the women who sold immortelles ; he gave it on all sides, without bargaining. So that, when he
left the cemetery, almost nothing was left of that marvellous brain, save a few tiny pieces on the walls of his
skull.
Then people saw him wandering through the streets, with a wild expression, his hands before him, stumbling
like a drunken man. At night, at the hour when the shops were lighted, he halted in front of a large show
window in which a bewildering mass of stars and jewels glittered in the light, and he stood there a long
while gazing at two blue satin boots bordered with swan's-down. ** I know some one to whom those boots
would give great pleasure," he said to himself with a smile; and, already forgetting that the little woman was
dead, he went in to buy them.
From the depths of her back-shop, the dealer heard a loud outcry; she ran to the spot, and recoiled in terror at
sight of a man leaning against the window and gazing at her sorrowfully with a dazed look. He held in one
hand the blue boots trimmed with swan's down, and held out to her the other hand all bleeding, with
scrapings of gold on the ends of the nails.
Such, madame, is the legend of the man with the golden brain.
Although it has the aspect of a fanciful tale, it is true from beginning to end. There are in this world many
poor fellows who are contented to live on their brains, and who pay in refined gold, with their marrow and
their substance, for the most trivial things of life. It is to them a pain recurring every day; and then, when
they are weary of suffering
18. LES TROIS MESSES BASSES.
CONTE DE NOËL.
I
— Deux dindes truffées, Garrigou ?…
— Oui, mon révérend, deux dindes magnifiques bourrées de truffes. J’en sais quelque chose, puisque c’est
moi qui ai aidé à les remplir. On aurait dit que leur peau allait craquer en rôtissant, tellement elle était
tendue…
— Jésus-Maria ! moi qui aime tant les truffes !… Donne-moi vite mon surplis, Garrigou… Et avec les
dindes, qu’est-ce que tu as encore aperçu à la cuisine ?…
— Oh ! toutes sortes de bonnes choses… Depuis midi nous n’avons fait que plumer des faisans, des huppes,
des gelinottes, des coqs de bruyère. La plume en volait partout… Puis de l’étang on a apporté des anguilles,
des carpes dorées, des truites, des…
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— Grosses comment, les truites, Garrigou ?
— Grosses comme ça, mon révérend… Énormes !…
— Oh ! Dieu ! il me semble que je les vois… As-tu mis le vin dans les burettes ?
— Oui, mon révérend, j’ai mis le vin dans les burettes… Mais dame ! il ne vaut pas celui que vous boirez
tout à l’heure en sortant de la messe de minuit. Si vous voyiez cela dans la salle à manger du château, toutes
ces carafes qui flambent pleines de vins de toutes les couleurs… Et la vaisselle d’argent, les surtouts ciselés,
les fleurs, les candélabres !… Jamais il ne se sera vu un réveillon pareil. Monsieur le marquis a invité tous
les seigneurs du voisinage. Vous serez au moins quarante à table, sans compter le bailli ni le tabellion…
Ah ! vous êtes bien heureux d’en être, mon révérend !… Rien que d’avoir flairé ces belles dindes, l’odeur
des truffes me suit partout... Meuh !…
— Allons, allons, mon enfant. Gardons-nous du péché de gourmandise, surtout la nuit de la Nativité… Va
bien vite allumer les cierges et sonner le premier coup de la messe ; car voilà que minuit est proche, et il ne
faut pas nous mettre en retard…
Cette conversation se tenait une nuit de Noël de l’an de grâce mil six cent et tant, entre le révérend dom
Balaguère, ancien prieur des Barnabites, présentement chapelain gagé des sires de Trinquelage, et son petit
clerc Garrigou, ou du moins ce qu’il croyait être le petit clerc Garrigou, car vous saurez que le diable, ce
soir-là, avait pris la face ronde et les traits indécis du jeune sacristain pour mieux induire le révérend père en
tentation et lui faire commettre un épouvantable péché de gourmandise. Donc, pendant que le soi-disant
Garrigou (hum ! hum !) faisait à tour de bras carillonner les cloches de la chapelle seigneuriale. Le révérend
achevait de revêtir sa chasuble dans la petite sacristie du château ; et, l’esprit déjà troublé par toutes ces
descriptions gastronomiques, il se répétait à lui-même en s’habillant :
— Des dindes rôties… des carpes dorées… des truites grosses comme ça !…
Dehors, le vent de la nuit soufflait en éparpillant la musique des cloches, et, à mesure, des lumières
apparaissaient dans l’ombre aux flancs du mont Ventoux, en haut duquel s’élevaient les vieilles tours de
Trinquelage. C’étaient des familles de métayers qui venaient entendre la messe de minuit au château. Ils
grimpaient la côte en chantant par groupes de cinq ou six, le père en avant, la lanterne en main, les femmes
enveloppées dans leurs grandes mantes brunes où les enfants se serraient et s’abritaient. Malgré l’heure et le
froid, tout ce brave peuple marchait allègrement, soutenu par l’idée qu’au sortir de la messe il y aurait,
comme tous les ans, table mise pour eux en bas dans les cuisines. De temps en temps, sur la rude montée, le
carrosse d’un seigneur précédé de porteurs de torches, faisait miroiter ses glaces au clair de lune, ou bien une
mule trottait en agitant ses sonnailles, et à la lueur des falots enveloppés de brume, les métayers
reconnaissaient leur bailli et le saluaient au passage :
— Bonsoir, bonsoir, maître Arnoton !
— Bonsoir, bonsoir, mes enfants !
La nuit était claire, les étoiles avivées de froid ; la bise piquait, et un fin grésil, glissant sur les vêtements
sans les mouiller, gardait fidèlement la tradition des Noëls blancs de neige. Tout en haut de la côte, le
château apparaissait comme le but, avec sa masse énorme de tours, de pignons, le clocher de sa chapelle
montant dans le ciel bleu noir, et une foule de petites lumières qui clignotaient, allaient, venaient, s’agitaient
à toutes les fenêtres, et ressemblaient, sur le fond sombre du bâtiment, aux étincelles courant dans des
cendres de papier brûlé… Passé le pont-levis et la poterne, il fallait, pour se rendre à la chapelle, traverser la
première cour, pleine de carrosses, de valets, de chaises à porteurs, toute claire du feu des torches et de la
flambée des cuisines. On entendait le tintement des tournebroches, le fracas des casseroles, le choc des
cristaux et de l’argenterie remués dans les apprêts d’un repas ; par là-dessus, une vapeur tiède, qui sentait
bon les chairs rôties et les herbes fortes des sauces compliquées, faisait dire aux métayers comme au
chapelain, comme au bailli, comme à tout le monde :
— Quel bon réveillon nous allons faire après la messe !
II
Drelindin din !… Drelindin din !…
C’est la messe de minuit qui commence. Dans la chapelle du château, une cathédrale en miniature, aux
arceaux entrecroisés, aux boiseries de chêne, montant jusqu’à hauteur des murs, les tapisseries ont été
tendues, tous les cierges allumés. Et que de monde ! Et que de toilettes ! Voici d’abord, assis dans les stalles
sculptées qui entourent le chœur, le sire de Trinquelage, en habit de taffetas saumon, et près de lui tous les
nobles seigneurs invités. En face, sur des prie-Dieu garnis de velours, ont pris place la vieille marquise
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douairière dans sa robe de brocart couleur de feu et la jeune dame de Trinquelage, coiffée d’une haute tour
de dentelle gaufrée à la dernière mode de la cour de France. Plus bas on voit, vêtus de noir avec de vastes
perruques en pointe et des visages rasés, le bailli Thomas Arnoton et le tabellion maître Ambroy, deux notes
graves parmi les soies voyantes et les damas brochés. Puis viennent les gras majordomes, les pages, les
piqueurs, les intendants, dame Barbe, toutes ses clefs pendues sur le côté à un clavier d’argent fin. Au fond,
sur les bancs, c’est le bas office, les servantes, les métayers avec leurs familles ; et enfin, là-bas, tout contre
la porte qu’ils entr’ouvrent et referment discrètement, messieurs les marmitons qui viennent entre deux
sauces prendre un petit air de messe et apporter une odeur de réveillon dans l’église toute en fête et tiède de
tant de cierges allumés.
Est-ce la vue de ces petites barrettes blanches qui donne des distractions à l’officiant ? Ne serait-ce pas
plutôt la sonnette de Garrigou, cette enragée petite sonnette qui s’agite au pied de l’autel avec une
précipitation infernale et semble dire tout le temps :
— Dépêchons-nous, dépêchons-nous… Plus tôt nous aurons fini, plus tôt nous serons à table.
Le fait est que chaque fois qu’elle tinte, cette sonnette du diable, le chapelain oublie sa messe et ne pense
plus qu’au réveillon. Il se figure les cuisiniers en rumeur, les fourneaux où brûle un feu de forge, la buée qui
monte des couvercles entr’ouverts, et dans cette buée deux dindes magnifiques, bourrées, tendues, marbrées
de truffes…
Ou bien encore il voit passer des files de pages portant des plats enveloppés de vapeurs tentantes, et avec
eux il entre dans la grande salle déjà prête pour le festin. Ô délices ! voilà l’immense table toute chargée et
flamboyante, les paons habillés de leurs plumes, les faisans écartant leurs ailes mordorées, les flacons
couleur de rubis, les pyramides de fruits éclatants parmi les branches vertes, et ces merveilleux poissons
dont parlait Garrigou (ah ! bien oui, Garrigou !) étalés sur un lit de fenouil, l’écaille nacrée comme s’ils
sortaient de l’eau, avec un bouquet d’herbes odorantes dans leurs narines de monstres. Si vive est la vision
de ces merveilles, qu’il semble à dom Balaguère que tous ces plats mirifiques sont servis devant lui sur les
broderies de la nappe d’autel, et deux ou trois fois, au lieu de Dominus vobiscum ! il se surprend à dire le
Benedicite. À part ces légères méprises, le digne homme débite son office très consciencieusement, sans
passer une ligne, sans omettre une génuflexion ; et tout marche assez bien jusqu’à la fin de la première
messe ; car vous savez que le jour de Noël le même officiant doit célébrer trois messes consécutives.
— Et d’une ! se dit le chapelain avec un soupir de soulagement ; puis, sans perdre une minute, il fait signe à
son clerc ou celui qu’il croit être son clerc, et…
Drelindin din !… Drelindin din !
C’est la seconde messe qui commence, et avec elle commence aussi le péché de dom Balaguère.
— Vite, vite, dépêchons-nous, lui crie de sa petite voix aigrelette la sonnette de Garrigou, et cette fois le
malheureux officiant, tout abandonné au démon de gourmandise, se rue sur le missel et dévore les pages
avec l’avidité de son appétit en surexcitation. Frénétiquement il se baisse, se relève, esquisse les signes de
croix, les génuflexions, raccourcit tous ses gestes pour avoir plus tôt fini. À peine s’il étend ses bras à
l’Évangile, s’il frappe sa poitrine au Confiteor. Entre le clerc et lui c’est à qui bredouillera le plus vite.
Versets et répons se précipitent, se bousculent. Les mots à moitié prononcés, sans ouvrir la bouche, ce qui
prendrait trop de temps, s’ achèvent en murmures incompréhensibles.
Oremus ps… ps… ps…
Mea culpa… pa… pa…
Pareils à des vendangeurs pressés foulant le raisin de la cuve, tous deux barbotent dans le latin de la messe,
en envoyant des éclaboussures de tous les côtés.
Dom… scum !… dit Balaguère.
… Stutuo !… répond Garrigou ; et tout le temps la damnée petite sonnette est là qui tinte à leurs oreilles,
comme ces grelots qu’on met aux chevaux de poste pour les faire galoper à la grande vitesse. Pensez que de
ce train-là une messe basse est vite expédiée.
— Et de deux ! dit le chapelain tout essoufflé ; puis sans prendre le temps de respirer, rouge, suant, il
dégringole les marches de l’autel et…
Drelindin din !… Drelindin din !…
C’est la troisième messe qui commence. Il n’y a plus que quelques pas à faire pour arriver à la salle à
manger ; mais, hélas ! à mesure que le réveillon approche, l’infortuné Balaguère se sent pris d’une folie
d’impatience et de gourmandise. Sa vision s’accentue, les carpes dorées, les dindes rôties, sont là, là… Il les
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touche ;… il les… Oh ! Dieu !… Les plats fument, les vins embaument ; et secouant son grelot enragé, la
petite sonnette lui crie :
— Vite, vite, encore plus vite !…
Mais comment pourrait-il aller plus vite ? Ses lèvres remuent à peine. Il ne prononce plus les mots… À
moins de tricher tout à fait le bon Dieu et de lui escamoter sa messe… Et c’est ce qu’il fait, le
malheureux !… De tentation en tentation il commence par sauter un verset, puis deux. Puis l’épître est trop
longue, il ne la finit pas, effleure l’évangile, passe devant le Credo sans entrer, saute le Pater, salue de loin
la préface, et par bonds et par élans se précipite ainsi dans la damnation éternelle, toujours suivi de l’infâme
Garrigou (vade retro, Satanas !) qui le seconde avec une merveilleuse entente, lui relève sa chasuble, tourne
les feuillets deux par deux, bouscule les pupitres, renverse les burettes, et sans cesse secoue la petite sonnette
de plus en plus fort, de plus en plus vite.
Il faut voir la figure effarée que font tous les assistants ! Obligés de suivre à la mimique du prêtre cette
messe dont ils n’entendent pas un mot, les uns se lèvent quand les autres s’agenouillent, s’asseyent quand les
autres sont debout ; et toutes les phases de ce singulier office se confondent sur les bancs dans une foule
d’attitudes diverses. L’étoile de Noël en route dans les chemins du ciel, là-bas, vers la petite étable, pâlit
d’épouvante en voyant cette confusion…
— L’abbé va trop vite… On ne peut pas suivre, murmure la vieille douairière en agitant sa coiffe avec
égarement.
Maître Arnoton, ses grandes lunettes d’acier sur le nez, cherche dans son paroissien où diantre on peut bien
en être. Mais au fond, tous ces braves gens, qui eux aussi pensent à réveillonner, ne sont pas fâchés que la
messe aille ce train de poste ; et quand dom Balaguère, la figure rayonnante, se tourne vers l’assistance en
criant de toutes ses forces : Ite, missa est, il n’y a qu’une voix dans la chapelle pour lui répondre un Deo
gratias si joyeux, si entraînant, qu’on se croirait déjà à table au premier toast du réveillon.
III
Cinq minutes après, la foule des seigneurs s’asseyait dans la grande salle, le chapelain au milieu d’eux. Le
château, illuminé de haut en bas, retentissait de chants, de cris, de rires, de rumeurs ; et le vénérable dom
Balaguère plantait sa fourchette dans une aile de gelinotte, noyant le remords de son péché sous des flots de
vin du pape et de bons jus de viandes. Tant il but et mangea, le pauvre saint homme, qu’il mourut dans la
nuit d’une terrible attaque, sans avoir eu seulement le temps de se repentir ; puis, au matin, il arriva dans le
ciel encore tout en rumeur des fêtes de la nuit, et je vous laisse à penser comme il y fut reçu.
— Retire-toi de mes yeux, mauvais chrétien ! lui dit le souverain Juge, notre maître à tous. Ta faute est assez
grande pour effacer toute une vie de vertu… Ah ! Tu m’as volé une messe de nuit… Eh bien ! tu m’en
payeras trois cents en place, et tu n’entreras en paradis que quand tu auras célébré dans ta propre chapelle
ces trois cents messes de Noël en présence de tous ceux qui ont péché par ta faute et avec toi…
… Et voilà la vraie légende de dom Balaguère comme on la raconte au pays des olives. Aujourd’hui le
château de Trinquelage n’existe plus, mais la chapelle se tient encore droite tout en haut du mont Ventoux,
dans un bouquet de chênes verts. Le vent fait battre sa porte disjointe, l’herbe encombre le seuil ; il y a des
nids aux angles de l’autel et dans l’embrasure des hautes croisées dont les vitraux coloriés ont disparu depuis
longtemps. Cependant il paraît que tous les ans, à Noël, une lumière surnaturelle erre parmi ces ruines, et
qu’en allant aux messes et aux réveillons, les paysans aperçoivent ce spectre de chapelle éclairé de cierges
invisibles qui brûlent au grand air, même sous la neige et le vent. Vous en rirez si vous voulez, mais un
vigneron de l’endroit, nommé Garrigue, sans doute un descendant de Garrigou, m’a affirmé qu’un soir de
Noël, se trouvant un peu en ribote, il s’était perdu dans la montagne du côté de Trinquelage ; et voici ce qu’il
avait vu… Jusqu’à onze heures, rien. Tout était silencieux, éteint, inanimé. Soudain, vers minuit, un carillon
sonna tout en haut du clocher, un vieux, vieux carillon qui avait l’air d’être à dix lieues. Bientôt, dans le
chemin qui monte, Garrigue vit trembler des feux, s’agiter des ombres indécises. Sous le porche de la
chapelle, on marchait, on chuchotait :
— Bonsoir, maître Arnoton !
— Bonsoir, bonsoir, mes enfants !…
Quand tout le monde fut entré, mon vigneron, qui était très brave, s’approcha doucement, et regardant par la
porte cassée eut un singulier spectacle. Tous ces gens qu’il avait vus passer étaient rangés autour du chœur,
dans la nef en ruine, comme si les anciens bancs existaient encore. De belles dames en brocart avec des
coiffes de dentelle, des seigneurs chamarrés du haut en bas, des paysans en jaquettes fleuries ainsi qu’en
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avaient nos grands-pères, tous l’air vieux, fané, poussiéreux, fatigué. De temps en temps, des oiseaux de
nuit, hôtes habituels de la chapelle, réveillés par toutes ces lumières, venaient rôder autour des cierges dont
la flamme montait droite et vague comme si elle avait brûlé derrière une gaze ; et ce qui amusait beaucoup
Garrigue, c’était un certain personnage à grandes lunettes d’acier, qui secouait à chaque instant sa haute
perruque noire sur laquelle un de ces oiseaux se tenait droit tout empêtré en battant silencieusement des
ailes…
Dans le fond, un petit vieillard de taille enfantine, à genoux au milieu du chœur, agitait désespérément une
sonnette sans grelot et sans voix, pendant qu’un prêtre, habillé de vieil or, allait, venait devant l’autel en
récitant des oraisons dont on n’entendait pas un mot… Bien sûr c’était dom Balaguère, en train de dire sa
troisième messe basse.
19. LES ORANGES
FANTAISIE.
À Paris, les oranges ont l’air triste de fruits tombés ramassés sous l’arbre. À l’heure où elles vous arrivent,
en plein hiver pluvieux et froid, leur écorce éclatante, leur parfum exagéré dans ces pays de saveurs
tranquilles, leur donnent un aspect étrange, un peu bohémien. Par les soirées brumeuses, elles longent
tristement les trottoirs, entassées dans leurs petites charrettes ambulantes, à la lueur sourde d’une lanterne en
papier rouge. Un cri monotone et grêle les escorte, perdu dans le roulement des voitures, le fracas des
omnibus :
— À deux sous la Valence !
Pour les trois quarts des Parisiens, ce fruit cueilli au loin, banal dans sa rondeur, où l’arbre n’a rien laissé
qu’une mince attache verte, tient de la sucrerie, de la confiserie. Le papier de soie qui l’entoure, les fêtes
qu’il accompagne, contribuent à cette impression. Aux approches de janvier surtout, les milliers d’oranges
disséminées par les rues, toutes ces écorces traînant dans la boue du ruisseau, font songer à quelque arbre de
Noël gigantesque qui secouerait sur Paris ses branches chargées de fruits factices. Pas un coin où on ne les
rencontre. À la vitrine claire des étalages, choisies et parées ; à la porte des prisons et des hospices, parmi les
paquets de biscuits, les tas de pommes ; devant l’entrée des bals, des spectacles du dimanche. Et leur parfum
exquis se mêle à l’odeur du gaz, au bruit des crincrins, à la poussière des banquettes du paradis. On en vient
à oublier qu’il faut des orangers pour produire les oranges, car pendant que le fruit nous arrive directement
du Midi à pleines caisses, l’arbre, taillé, transformé, déguisé, de la serre chaude où il passe l’hiver, ne fait
qu’une courte apparition au plein air des jardins publics.
Pour bien connaître les oranges, il faut les avoir vues chez elles, aux îles Baléares, en Sardaigne, en Corse,
en Algérie, dans l’air bleu doré, l’atmosphère tiède de la Méditerranée. Je me rappelle un petit bois
d’orangers, aux portes de Blidah ; c’est là qu’elles étaient belles ! Dans le feuillage sombre, lustré, vernissé,
les fruits avaient l’éclat de verres de couleur, et doraient l’air environnant avec cette auréole de splendeur
qui entoure les fleurs éclatantes. Çà et là des éclaircies laissaient voir à travers les branches les remparts de
la petite ville, le minaret d’une mosquée, le dôme d’un marabout, et au-dessus l’énorme masse de l’Atlas,
verte à sa base, couronnée de neige comme d’une fourrure blanche, avec des moutonnements, un flou de
flocons tombés.
Une nuit, pendant que j’étais là, je ne sais par quel phénomène ignoré depuis trente ans cette zone de frimas
et d’hiver se secoua sur la ville endormie, et Blidah se réveilla transformée, poudrée à blanc. Dans cet air
algérien si léger, si pur, la neige semblait une poussière de nacre. Elle avait des reflets de plumes de paon
blanc. Le plus beau, c’était le bois d’orangers. Les feuilles solides gardaient la neige intacte et droite comme
des sorbets sur des plateaux de laque, et tous les fruits poudrés à frimas avaient une douceur splendide, un
rayonnement discret comme de l’or voilé de claires étoffes blanches. Cela donnait vaguement l’impression
d’une fête d’église, de soutanes rouges sous des robes de dentelles, de dorures d’autel enveloppées de
guipures…
Mais mon meilleur souvenir d’oranges me vient encore de Barbicaglia, un grand jardin auprès d’Ajaccio où
j’allais faire la sieste aux heures de chaleur. Ici les orangers, plus hauts, plus espacés qu’à Blidah,
descendaient jusqu’à la route, dont le jardin n’était séparé que par une haie vive et un fossé. Tout de suite
après, c’était la mer, l’immense mer bleue… Quelles bonnes heures j’ai passées dans ce jardin ! Au-dessus
de ma tête, les orangers en fleur et en fruit brûlaient leurs parfums d’essences. De temps en temps, une
orange mûre, détachée tout à coup, tombait près de moi comme alourdie de chaleur, avec un bruit mat, sans
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écho, sur la terre pleine. Je n’avais qu’à allonger la main. C’étaient des fruits superbes, d’un rouge pourpre à
l’intérieur. Ils me paraissaient exquis, et puis l’horizon était si beau ! Entre les feuilles, la mer mettait des
espaces bleus éblouissants comme des morceaux de verre brisés qui miroitaient dans la brume de l’air. Avec
cela le mouvement du flot agitant l’atmosphère à de grandes distances, ce murmure cadencé qui vous berce
comme dans une barque invisible, la chaleur, l’odeur des oranges... Ah ! qu’on était bien pour dormir dans le
jardin de Barbicaglia !
Quelquefois cependant, au meilleur moment de la sieste, des éclats de tambour me réveillaient en sursaut.
C’étaient de malheureux tapins qui venaient s’exercer en bas, sur la route. À travers les trous de la haie,
j’apercevais le cuivre des tambours et les grands tabliers blancs sur les pantalons rouges. Pour s’abriter un
peu de la lumière aveuglante que la poussière de la route leur renvoyait impitoyablement, les pauvres diables
venaient se mettre au pied du jardin, dans l’ombre courte de la haie. Et ils tapaient ! et ils avaient chaud !
Alors, m’arrachant de force à mon hypnotisme, je m’amusais à leur jeter quelques-uns de ces beaux fruits
d’or rouge qui pendaient près de ma main. Le tambour visé s’arrêtait. Il y avait une minute d’hésitation, un
regard circulaire pour voir d’où venait la superbe orange roulant devant lui dans le fossé ; puis il la ramassait
bien vite et mordait à pleines dents sans même enlever l’écorce.
Je me souviens aussi que tout à côté de Barbicaglia, et séparé seulement par un petit mur bas, il y avait un
jardinet assez bizarre que je dominais de la hauteur où je me trouvais. C’était un petit coin de terre
bourgeoisement dessiné. Ses allées blondes de sable, bordées de buis très vert, les deux cyprès de sa porte
d’entrée, lui donnaient l’aspect d’une bastide marseillaise. Pas une ligne d’ombre. Au fond, un bâtiment de
pierre blanche avec des jours de caveau au ras du sol. J’avais d’abord cru à une maison de campagne ; mais,
en y regardant mieux, la croix qui la surmontait, une inscription que je voyais de loin creusée dans la pierre,
sans en distinguer le texte, me firent reconnaître un tombeau de famille corse. Tout autour d’Ajaccio, il y a
beaucoup de ces petites chapelles mortuaires, dressées au milieu de jardins à elles seules. La famille y vient,
le dimanche, rendre visite à ses morts. Ainsi comprise, la mort est moins lugubre que dans la confusion des
cimetières. Des pas amis troublent seuls le silence.
De ma place, je voyais un bon vieux trottiner tranquillement par les allées. Tout le jour il taillait les arbres,
bêchait, arrosait, enlevait les fleurs fanées avec un soin minutieux ; puis, au soleil couchant, il entrait dans la
petite chapelle où dormaient les morts de sa famille ; il resserrait la bêche, les râteaux, les grands arrosoirs ;
tout cela avec la tranquillité, la sérénité d’un jardinier de cimetière. Pourtant, sans qu’il s’en rendît bien
compte, ce brave homme travaillait avec un certain recueillement, tous les bruits amortis et la porte du
caveau refermée, chaque fois discrètement comme s’il eût craint de réveiller quelqu’un. Dans le grand
silence radieux, l’entretien de ce petit jardin ne troublait pas un oiseau, et son voisinage n’avait rien
d’attristant. Seulement la mer en paraissait plus immense, le ciel plus haut, et cette sieste sans fin mettait
tout autour d’elle, parmi la nature troublante, accablante à force de vie, le sentiment de l’éternel repos…
20. LE POÈTE MISTRAL.
Dimanche dernier, en me levant, j’ai cru me réveiller rue du Faubourg-Montmartre. Il pleuvait, le ciel était
gris, le moulin triste. J’ai eu peur de passer chez moi cette froide journée de pluie, et tout de suite l’envie
m’est venue d’aller me réchauffer un brin auprès de Frédéric Mistral, ce grand poète qui vit à trois lieues de
mes pins, dans son petit village de Maillane.
Sitôt pensé, sitôt parti : une trique en bois de myrte, mon Montaigne, une couverture, et en route !
Personne aux champs… Notre belle Provence catholique laisse la terre se reposer le dimanche… Les chiens
seuls au logis, les fermes closes... De loin en loin, une charrette de roulier avec sa bâche ruisselante, une
vieille encapuchonnée dans sa mante feuille morte, des mules en tenue de gala, housse de sparterie bleue et
blanche, pompons rouge, grelots d’argent, — emportant au petit trot toute une carriole de gens de mas qui
vont à la messe ; puis, là-bas, à travers la brume, une barque sur la roubine et un pêcheur debout qui lance
son épervier…
Pas moyen de lire en route ce jour-là. La pluie tombait par torrents, et la tramontane vous la jetait à pleins
seaux dans la figure… Je fis le chemin tout d’une haleine, et enfin, après trois heures de marche, j’aperçus
devant moi les petits bois de cyprès au milieu desquels le pays de Maillane s’abrite de peur du vent.
Pas un chat dans les rues du village ; tout le monde était à la grand’messe. Quand je passai devant l’église, le
serpent ronflait, et je vis les cierges reluire à travers les vitres de couleur.
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Le logis du poète est à l’extrémité du pays ; c’est la dernière maison à main gauche, sur la route de SaintRemy, — une maisonnette à un étage avec un jardin devant… J’entre doucement… Personne ! La porte du
salon est fermée, mais j’entends derrière quelqu’un qui marche et qui parle à haute voix… Ce pas et cette
voix me sont bien connus… Je m’arrête un moment dans le petit couloir peint à la chaux, la main sur le
bouton de la porte, très ému. Le cœur me bat. — Il est là. Il travaille… Faut-il attendre que la strophe soit
finie ?… Ma foi ! Tant pis, entrons.
Ah ! Parisiens, lorsque le poète de Maillane est venu chez vous montrer Paris à sa Mireille, et que vous
l’avez vu dans vos salons, ce Chactas en habit de ville, avec un col droit et un grand chapeau qui le gênait
autant que sa gloire, vous avez cru que c’était là Mistral… Non, ce n’était pas lui. Il n’y a qu’un Mistral au
monde, celui que j’ai surpris dimanche dernier dans son village, le chaperon de feutre sur l’oreille, sans
gilet, en jaquette, sa rouge taillole catalane autour des reins, l’œil allumé, le feu de l’inspiration aux
pommettes, superbe avec un bon sourire, élégant comme un pâtre grec, et marchant à grands pas, les mains
dans ses poches, en faisant des vers…
— Comment ! C’est toi ? cria Mistral en me sautant au cou ; la bonne idée que tu as eue de venir !… Tout
juste aujourd’hui, c’est la fête de Maillane. Nous avons la musique d’Avignon, les taureaux, la procession, la
farandole, ce sera magnifique… La mère va rentrer de la messe ; nous déjeunons, et puis, zou ! nous allons
voir danser les jolies filles…
Pendant qu’il me parlait, je regardais avec émotion ce petit salon à tapisserie claire, que je n’avais pas vu
depuis si longtemps, et où j’ai passé déjà de si belles heures. Rien n’était changé. Toujours le canapé à
carreaux jaunes, les deux fauteuils de paille, la Vénus sans bras et la Vénus d’Arles sur la cheminée, le
portrait du poète par Hébert, sa photographie par Etienne Carjat, et, dans un coin, près de la fenêtre, le
bureau, — un pauvre petit bureau de receveur d’enregistrement, — tout chargé de vieux bouquins et de
dictionnaires. Au milieu de ce bureau, j’aperçus un gros cahier ouvert… C’était Calendal, le nouveau poème
de Frédéric Mistral, qui doit paraître à la fin de cette année le jour de Noël. Ce poème, Mistral y travaille
depuis sept ans, et voilà près de six mois qu’il en a écrit le dernier vers ; pourtant, il n’ose s’en séparer
encore. Vous comprenez, on a toujours une strophe à polir, une rime plus sonore à trouver… Mistral a beau
écrire en provençal, il travaille ses vers comme si tout le monde devait les lire dans la langue et lui tenir
compte de ses efforts de bon ouvrier… Oh ! le brave poète, et que c’est bien Mistral dont Montaigne aurait
pu dire : Souvienne-vous de celuy à qui, comme on demandoit à quoy faire il se peinoit si fort en un art
quine pouvoit venir à la cognoissance de guère des gens, « J’en ay assez de peu, répondit-il. J’en ay assez
d’un. J’en ay assez de pas un. »
Je tenais le cahier de Calendal entre mes mains, et je le feuilletais, plein d’émotion… Tout à coup une
musique de fifres et de tambourins éclate dans la rue, devant la fenêtre, et voilà mon Mistral qui court à
l’armoire, en tire des verres, des bouteilles, traîne la table au milieu du salon, et ouvre la porte aux musiciens
en me disant :
— Ne ris pas… Ils viennent me donner l’aubade… je suis conseiller municipal.
La petite pièce se remplit de monde. On pose les tambourins sur les chaises, la vieille bannière dans un
coin ; et le vin cuit circule. Puis quand on a vidé quelques bouteilles à la santé de M. Frédéric, qu’on a causé
gravement de la fête, si la farandole sera aussi belle que l’an dernier, si les taureaux se comporteront bien,
les musiciens se retirent et vont donner l’aubade chez les autres conseillers. À ce moment, la mère de Mistral
arrive.
En un tour de main la table est dressée : un beau linge blanc et deux couverts. Je connais les usages de la
maison ; je sais que lorsque Mistral a du monde, sa mère ne se met pas à table… La pauvre vieille femme ne
connaît que son provençal et se sentirait mal à l’aise pour causer avec des Français… D’ailleurs, on a besoin
d’elle à la cuisine.
Dieu ! Le joli repas que j’ai fait ce matin-là : — un morceau de chevreau rôti, du fromage de montagne, de
la confiture de moût, des figues, des raisins muscats. Le tout arrosé de ce bon châteauneuf des papes qui a
une si belle couleur rose dans les verres…
Au dessert, je vais chercher le cahier de poème, et je l’apporte sur la table devant Mistral.
— Nous avions dit que nous sortirions, fait le poète en souriant.
— Non ! Non !… Calendal ! Calendal !
Mistral se résigne, et de sa voix musicale et douce, en battant la mesure de ses vers avec la main, il entame
le premier chant :
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— D’une fille folle d’amour, — à présent que j’ai dit la triste aventure, — je chanterai, si Dieu veut, un
enfant de Cassis, — un pauvre petit pêcheur d’anchois…
Au dehors, les cloches sonnaient les vêpres, les pétards éclataient sur la place, les fifres passaient et
repassaient dans les rues avec les tambourins. Les taureaux de Camargue, qu’on menait courir, mugissaient.
Moi, les coudes sur la nappe, des larmes dans les yeux, j’écoutais l’histoire du petit pêcheur provençal.
Calendal n’était qu’un pêcheur ; l’amour en fait un héros… Pour gagner le cœur de sa mie, — la belle
Estérelle, — il entreprend des choses miraculeuses, et les douze travaux d’Hercule ne sont rien à côté des
siens.
Une fois, s’étant mis en tête d’être riche, il a inventé de formidables engins de pêche, et ramène au port tout
le poisson de la mer. Une autre fois, c’est un terrible bandit des gorges d’Ollioules, le comte Sévéran, qu’il
va relancer jusque dans son aire, parmi ses coupe-jarrets et ses concubines… Quel rude gars que ce petit
Calendal ! Un jour, à la Sainte-Baume, il rencontre deux partis de compagnons venus là pour vider leur
querelle à grands coups de compas sur la tombe de maître Jacques, un Provençal qui a fait la charpente du
temple de Salomon, s’il vous plaît. Calendal se jette au milieu de la tuerie, et apaise les compagnons en leur
parlant…
Des entreprises surhumaines !… Il y avait là-haut, dans les rochers de Lure, une forêt de cèdres
inaccessibles, où jamais bûcheron n’osa monter. Calendal y va, lui. Il s’y installe tout seul pendant trente
jours. Pendant trente jours, on entend le bruit de sa hache qui sonne en s’enfonçant dans les troncs. La forêt
crie ; l’un après l’autre, les vieux arbres géants tombent et roulent au fond des abîmes et quand Calendal
redescend, il ne reste plus un cèdre sur la montagne…
Enfin en récompense de tant d’exploits, le pêcheur d’anchois obtient l’amour d’Estérelle, et il est nommé
consul par les habitants de Cassis. Voilà l’histoire de Calendal… Mais qu’importe Calendal ? Ce qu’il y a
avant tout dans le poème, c’est la Provence, — la Provence de la mer, la Provence de la montagne, — avec
son histoire, ses mœurs, ses légendes, ses paysages, tout un peuple naïf et libre qui a trouvé son grand poète
avant de mourir… Et maintenant, tracez des chemins de fer, plantez des poteaux à télégraphes, chassez la
langue provençale des écoles ! La Provence vivra éternellement dans Mireille et dans Calendal.
— Assez de poésie ! dit Mistral en fermant son cahier. Il faut aller voir la fête.
Nous sortîmes ; tout le village était dans les rues ; un grand coup de bise avait balayé le ciel, et le ciel
reluisait joyeusement sur les toits rouges mouillés de pluie. Nous arrivâmes à temps pour voir rentrer la
procession. Ce fut pendant une heure un interminable défilé de pénitents en cagoule, pénitents blancs,
pénitents bleus, pénitents gris, confréries de filles voilées, bannières roses à fleurs d’or, grands saints de bois
dédorés portés à quatre épaules, saintes de faïence coloriées comme des idoles avec de gros bouquets à la
main, chapes, ostensoirs, dais de velours vert, crucifix encadrés de soie blanche, tout cela ondulant au vent
dans la lumière des cierges et du soleil, au milieu des psaumes, des litanies, et des cloches qui sonnaient à
toute volée.
La procession finie, les saints remisés dans leurs chapelles, nous allâmes voir les taureaux, puis les jeux sur
l’aire, les luttes d’hommes, les trois sauts, l’étrangle-chat, le jeu de l’outre, et tout le joli train des fêtes de
Provence… La nuit tombait quand nous rentrâmes à Maillane. Sur la place, devant le petit café où Mistral va
faire, le soir, sa partie avec son ami Zidore, on avait allumé un grand feu de joie… La farandole s’organisait.
Des lanternes de papier découpé s’allumaient partout dans l’ombre ; la jeunesse prenait place ; et bientôt, sur
un appel des tambourins, commença autour de la flamme une ronde folle, bruyante, qui devait durer toute la
nuit.
Après souper, trop las pour courir encore, nous montâmes dans la chambre de Mistral. C’est une modeste
chambre de paysan, avec deux grands lits. Les murs n’ont pas de papier ; les solives du plafond se voient…
Il y a quatre ans, lorsque l’Académie donna à l’auteur de Mireille le prix de trois mille francs, Mme Mistral
eut une idée.
— Si nous faisions tapisser et plafonner ta chambre ? dit-elle à son fils.
— Non ! Non ! répondit Mistral... Ça, c’est l’argent des poètes, on n’y touche pas.
Et la chambre est restée toute nue ; mais tant que l’argent des poètes a duré, ceux qui ont frappé chez Mistral
ont toujours trouvé sa bourse ouverte…
J’avais emporté le cahier de Calendal dans la chambre, et je voulus m’en faire lire encore un passage avant
de m’endormir. Mistral choisit l’épisode des faïences. Le voici en quelques mots :
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C’est dans un grand repas je ne sais où. On apporte sur la table un magnifique service en faïence de
Moustiers. Au fond de chaque assiette, dessiné en bleu dans l’émail, il y a un sujet provençal ; toute
l’histoire du pays tient là-dedans. Aussi il faut voir avec quel amour sont décrites ces belles faïences ; une
strophe pour chaque assiette, autant de petits poèmes d’un travail naïf et savant, achevés comme un
tableautin de Théocrite.
Tandis que Mistral me disait ses vers dans cette belle langue provençale, plus qu’aux trois quarts latine, que
les reines ont parlée autrefois et que maintenant nos pâtres seuls comprennent, j’admirais cet homme au
dedans de moi, et, songeant à l’état de ruine où il a trouvé sa langue maternelle et ce qu’il en a fait, je me
figurais un de ces vieux palais des princes des Baux comme on en voit dans les Alpilles : plus de toits, plus
de balustres aux perrons, plus de vitraux aux fenêtres, le trèfle des ogives cassé, le blason des portes mangé
de mousse, des poules picorant dans la cour d’honneur, des porcs vautrés sous les fines colonnettes des
galeries, l’âne broutant dans la chapelle où l’herbe pousse, des pigeons venant boire aux grands bénitiers
remplis d’eau de pluie, et enfin, parmi ces décombres, deux ou trois familles de paysans qui se sont bâti des
huttes dans les flancs du vieux palais.
Puis, voilà qu’un beau jour le fils d’un de ces paysans s’éprend de ces grandes ruines et s’indigne de les voir
ainsi profanées ; vite, vite, il chasse le bétail hors de la cour d’honneur ; et, les fées lui venant en aide, à lui
tout seul il reconstruit le grand escalier, remet des boiseries aux murs, des vitraux aux fenêtres, relève les
tours, redore la salle du trône, et met sur pied le vaste palais d’autre temps, où logèrent des papes et des
impératrices.
Ce palais restauré, c’est la langue provençale.
Ce fils de paysan, c’est Mistral.
The Poet Mistral
Last Saturday when I got up, I thought I had awoken in rue du Faubourg-Montmartre. It was raining, the
sky was grey and the mill was sad. I didn’t fancy spending this cold rainy day at home, and suddenly I felt
like going to warm myself up a little with Frederic Mistral, the great poet who lives about ten miles from my
pine trees in the little village of Maillane.
No sooner thought than gone. A sturdy myrtle stick, my copy of Montaigne, a rug, and off I went.
No one in the fields. Our beautiful Catholic Provence lets the earth rest on Sundays. The dogs alone in their
kennels, the farmhouses closed. In the distance a carter’s wagon with its dripping tarpaulin, an old woman
hooded under her russet mantle, the mules in their fete day attire, blue and white straw coats, red pompoms,
silver bells, bringing at a trot a whole cartload of people on their way to mass. Then over there through the
mist a boat on the irrigation channel and a standing fisherman casting his net.
No way to read on the way on a day like this. The rain was falling in torrents, and the tramontane threw
buckets full of it in my face. I did the whole distance in one go and at last, after walking for three hours, I
saw in front of me the little cypress woods, in the middle of which the village of Maillane shelters from the
wind.
In the village streets not even a cat; everyone was at high mass. When I passed the church, the serpent was
groaning and I could see the candles shining through the stained glass windows.
The poet’s home is at the far end of the village; it’s the last house on the left, on the Saint-Remy road, a
small one storey house with a garden in front. I go in quietly. No one. The sitting room door is shut but I can
hear someone pacing and talking aloud. The step and the voice are well known to me. I stop a moment in the
little white-washed corridor, excited, my hand on the door handle. My heart is thumping. He’s there. He’s
working. Should I wait till the verse is finished? Ah well, never mind. Let’s go in.
Ah, Parisians, when the poet from Maillane came to your town to show Paris to his Mireille, and you saw
him in your salons, that Chactas in town clothes with a stiff collar and a big hat that embarrassed him as
much as his fame, you thought that was Mistral. No, that wasn’t him. There is only one Mistral in the world,
he whom I surprised last Saturday in his village, felt hat over his ears, no waistcoat, wearing a peasant
smock with a red woolen Catalan cummerbund around his loins, a gleam in his eye, the fire of inspiration
flaming in his cheeks, superb and smiling, elegant as a Greek shepherd and pacing up and down with his
hands in his pockets, composing poetry.
La capacité d’un homme à traiter des problèmes dépend du nombre de problème qu’il a déjà traité.
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‘Well I never, is it you?’ cried Mistral, hugging me. What a good idea to come and see me. You’ve come on
the right day. It’s the Maillane’s fête day today. We have music from Avignon, the bulls, the procession, the
farandole, it will be wonderful. My mother will be coming back from mass, we’ll have lunch and then we’ll
be off to see the pretty girls dancing.’
While he was talking to me I was looking nostalgically at the little sitting room with its light wallpaper, the
little room that I had not seen for so long and where I had spent so many happy hours. Nothing had changed.
There was still the yellow check sofa, the two wicker armchairs, the Venus without arms and the Venus of
Arles on the mantelpiece, the portrait of the poet by Hébert, Etienne Garjat’s photograph of him and, in a
corner near the window, the desk – a poor little tax collector’s desk loaded with old books and dictionaries.
In the middle of this desk I saw a thick notebook lying open. It was Calendar, Frederic Mistral’s new poem,
which is due to be published at the end of this year on Christmas day. Mistral has been working on this
poem for seven years and it is six months since he wrote the last verse, but he still daren’t let it go. You
understand, there is always a verse to be polished, a more resonant rhyme to be found. Mistral may indeed
write in Provençal, but he works on his poetry as if everyone can read them in that language and will hold
him responsible for his efforts as a good worker. Oh! What a poet!, it really is of Mistral Montaigne should
have said:
Remember him, he who being asked why he took so much pains in an art that could come to the knowledge
of but few persons? Replied, 'A few are enough for me. I have enough with one; I have enough with never a
one.'
I held the Calendar notebook in my hands and flicked through it, bursting with excitement. Suddenly fife
and tambourine music breaks out in the street under the window, and my dear Mistral rushes to the
cupboard, takes out glasses and bottles, drags the table to the middle of the room and opens the door to the
musicians, saying to me,
‘Don’t laugh. They come to serenade me. I’m a municipal councilor. The little room fills up with people.
They put the tambourines on the chairs, the old banner in a corner, and the mulled wine is passed around.
Then, when they have emptied several bottles to the health of M. Frederic and have had a serious discussion
on the fête, whether the farandole will be danced as beautifully as the year before, whether the bulls will
behave themselves, the musicians retreat and go to serenade the other councilors. At that moment Mistral’s
mother arrives.
At a flick of the hand the table is laid; a beautiful white tablecloth and two places. I know the ways of the
house; I know that whenever Mistral entertains, his mother does not come to the table. The poor old woman
only knows Provençal and doesn’t feel comfortable talking to French speakers. Besides, she is needed in the
kitchen.
Heavens! What a wonderful meal I had there that day:- a piece of roasted kid, some mountain cheese, some
grape jelly, figs, muscat grapes. Everything washed down with that good Château neuf des Papes, which has
such a beautiful rosy colour in the glasses.
When it’s time for dessert, I go to fetch the notebook with the poem and bring it to Mistral at the table.
‘We said we were going out,’ said the poet, smiling.
‘No, no. Calendal! Calendal’
Mistral gives in and in his quiet musical voice, keeping time to the rhythm of his verse with his hand, he
starts the first canto:
‘Of a girl madly in love, now that I’ve told the sad story, I’ll sing, God willing, a child from Cassis, a poor
little anchovy fisherman.’
Outside the bells were ringing for vespers, fireworks were exploding on the square, the fifes paraded back
and forth in the streets with the tambourines. The Camargue bulls bellowed as they were led to the race. As
for me, with my elbows on the tablecloth, tears in my eyes, I listened to the story of the little Provençal
fisher boy.
Calendal was only a fisherman; love made him a hero. To gain the heart of his love, the beautiful Esterelle
he undertook miraculous feats and Hercules’ twelve labours are nothing compared to his.
Once, having decided to become rich, he invented some amazing fishing machines and brought to the port
all the fish in the sea. Another time it’s a terrible bandit from the Ollioules canyons, Count Sévéran, that he
is going to throw back into his own territory among his cut-throats and his concubines. What a tough boy,
that little Calendal. One day at la Sainte-Baume he met two gangs of friends who had come there to settle
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their quarrel by fighting on the grave of Maître Jacques, a Provençal who had done the framework for the
Temple of Solomon, if you please. Calendal throws himself into the midst of the carnage and calms the gang
down by talking to them.
Superhuman feats. Up there in among the rocks of Lure there was a forest of cedar trees that no one could
fell and no woodcutter dared go up there. Calendal goes there. He stays there alone for thirty days. During
those thirty days the sound of his axe can be heard ringing as it buries itself in the trunks. The forest cries;
one after the other the old giants of trees fall and roll to the bottom of the canyons, and when Calendal
comes back down, there is not a single cedar left on the mountain.
At last, as a reward for sp many exploits, the anchovy fisherman obtains Esterelle’s love and is made a
consul by the inhabitants of Cassis. There you have the story of Calendal. But why does it matter, this story
of Calendal? What you have in the poem above all is Provence, the Provence of the sea, the Provence of the
mountain, with its history, its customs, its legends, its countryside, a whole simple and free nation, which
found its great poet before dying. And now, you can plot railway lines, plant telegraph poles, drive the
Provençal language from the schools. Provence will live forever in Mireille and in Calendal.
‘Enough of poetry,’ says Mistral, closing his notebook. We must go and see the fête.’
We went out; the whole village was on the streets, a great gust of wind had swept the sky clean, and the sun
was shining radiantly on the red roofs wet from the rain. We were in time to see the procession coming back.
For a whole hour there was an unending stream of penitents in cowls, white penitents, blue penitents, grey
penitents, groups of veiled girls, pink banners adorned with golden flowers, great gilded wooden statues of
saints carried on four shoulders, earthenware saints painted like idols with big bouquets in their hands,
copes, monstrances, green velvet canopies, crucifixes bound in white silk, all these waving in the wind and
in the light of the candles and the sun, accompanied by psalms, litanies and the bells that were chiming
wildly.
The procession over, the saints returned to their chapels, we went to see the bulls, then the games on the
green, the wrestling, the triple jump, cat-strangle wrestling, the goatskin game, and all the fun and games of
the fêtes in Provence. Night was falling as we made our way back to Maillane. On the square in front of the
little café where Mistral is going to meet up in the evening with his friend Zidore, they had lit a big
celebratory fire. The farandole was being arranged. Lanterns of cut out paper were being lighted all over the
place in the shadow; the young people were taking their places and soon, at a signal from the tambourines,
there began around the fire a mad, noisy circle dance that would go on all night. After supper, too weary to
run any more, we went up to Mistral’s room. It is a simple peasant’s room with two big beds. The walls are
not papered; the joists of the ceiling are visible. Four years ago, when the Academic gave the author of
Mireille a prize of three thousand francs, Mme Mistral had an idea.
‘What about getting your room wallpapered and having a ceiling put in?’ she said to her son.
‘No, no,’ replied Mistral, ‘that is poetry money. It’s not to be touched.’
And the room remained completely bare, but as long as the poetry money lasted, those who knocked on
Mistral’s door always found the purse open.
I had taken the Calendal notebook into the room, and I asked him to read me another passage before we
went to sleep. Mistral chose the episode about the earthenware. Here it is in a few words:
A feast was being given, I know not where. They bring to the table a magnificent Moustiers earthenware
service. At the base of each plate, drawn in blue in the glaze, there is a Provençal subject; the whole history
of the land is shown there. And you should just see how lovingly he describes these beautiful dishes, a verse
for each plate, so many little poems all worked simple and so skilful, each as perfect as an idyll by
Theocrats.
While Mistral was reciting these verses for me in the lovely Provençal language, more than three quarters
Latin, which was spoken in former times by queens and is now only understood by our shepherds, I was
filled with admiration for that man and thinking about the ruined condition in which he had found his mother
tongue and what he had achieved with it. I imagined one of those old palaces of the princes of Les Baux,
such as one sees in the Alps, no roofs, no banisters on the steps, no glass in the windows, the embossed
trefoils on the archways broken, the coats of arms over the doorways overgrown by moss, hens pecking in
the courtyards, pigs wallowing under the slender columns of the galleries, a donkey browsing on the grass
growing in the chapel, pigeons coming to drink in the great fonts filled with rain water, and finally, among
these ruins, two or three peasant families who have built hovels for themselves against the walls of the old
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palace. Then one fine day the son of one of these peasants falls in love with the magnificent ruins and is
angered to see them so desecrated. Quickly he chases the livestock out of the courtyard and, with the help of
fairies, he alone rebuilds the great staircase, replaces the paneling on the walls, the glass in the windows,
rebuilds the towers, re-gilds the throne room and restores to its former magnificence the vast palace, where
popes and empresses once stayed. This restored palace is the Provençal language.
And this peasant’s son is Mistral.
Daudet lived and wrote in the 19th century. Having fled the rat race in Paris, he settled for a time in
Provence, where he lived in an old deserted windmill. On arrival he wrote a letter to his colleagues on Le
Figaro, who reckoned he would soon be back having got bored with the country. In it he described his
arrival and taunted them a bit with the contrast between his new environment and theirs in Paris. Figaro
published it with such success that he went on adding accounts of his own adventures and stories gathered
from neighbours. These finally were published as Letters de Mon Moulin. I fell in love with the book at
grammar school, whither I had returned from evacuation with very little French. I read about two or three
pages with a dictionary and there began my love affair with the French Language. Many years later I finally
achieved my aim of translating it.
21. L’ÉLIXIR DU RÉVÉREND PÈRE GAUCHER.
— Buvez ceci, mon voisin ; vous m’en direz des nouvelles.
Et, goutte à goutte, avec le soin minutieux d’un lapidaire comptant des perles, le curé de Graveson me versa
deux doigts d’une liqueur verte, dorée, chaude, étincelante, exquise… J’en eus l’estomac tout ensoleillé.
— C’est l’élixir du Père Gaucher, la joie et la santé de notre Provence, me fit le brave homme d’un air
triomphant ; on le fabrique au couvent des Prémontrés, à deux lieues de votre moulin… N’est-ce pas que
cela vaut bien toutes les chartreuses du monde ?… Et si vous saviez comme elle est amusante, l’histoire de
cet élixir ! Écoutez plutôt…
Alors, tout naïvement, sans y entendre malice, dans cette salle à manger de presbytère, si candide et si calme
avec son Chemin de la croix en petits tableaux et ses jolis rideaux clairs empesés comme des surplis, l’abbé
me commença une historiette légèrement sceptique et irrévérencieuse, à la façon d’un conte d’Érasme ou de
d’Assoucy :
— Il y a vingt ans, les Prémontrés, ou plutôt les Pères blancs, comme les appellent nos Provençaux, étaient
tombés dans une grande misère. Si vous aviez vu leur maison de ce temps-là, elle vous aurait fait peine.
Le grand mur, la tour Pacôme, s’en allaient en morceaux. Tout autour du cloître rempli d’herbes, les
colonnettes se fendaient, les saints de pierre croulaient dans leurs niches. Pas un vitrail debout, pas une porte
qui tînt. Dans les préaux, dans les chapelles, le vent du Rhône soufflait comme en Camargue, éteignant les
cierges, cassant le plomb des vitrages, chassant l’eau des bénitiers. Mais le plus triste de tout, c’était le
clocher du couvent, silencieux comme un pigeonnier vide ; et les Pères, faute d’argent pour s’acheter une
cloche, obligés de sonner matines avec des cliquettes de bois d’amandier !…
Pauvres Pères blancs ! Je les vois encore, à la procession de la Fête-Dieu, défilant tristement dans leurs
capes rapiécées, pâles, maigres, nourris de citres et de pastèques, et derrière eux monseigneur l’abbé, qui
venait la tête basse, tout honteux de montrer au soleil sa crosse dédorée et sa mitre de laine blanche mangée
des vers. Les dames de la confrérie en pleuraient de pitié dans les rangs, et les gros porte-bannières
ricanaient entre eux tout bas en se montrant les pauvres moines :
— Les étourneaux vont maigres quand ils vont en troupe.
Le fait est que les infortunés Pères blancs en étaient arrivés eux-mêmes à se demander s’ils ne feraient pas
mieux de prendre leur vol à travers le monde et de chercher pâture chacun de son côté.
Or, un jour que cette grave question se débattait dans le chapitre, on vint annoncer au prieur que le frère
Gaucher demandait à être entendu au conseil… Vous saurez pour votre gouverne que ce frère Gaucher était
le bouvier du couvent ; c’est-à-dire qu’il passait ses journées à rouler d’arcade en arcade dans le cloître, en
poussant devant lui deux vaches étiques qui cherchaient l’herbe aux fentes des pavés. Nourri jusqu’à douze
ans par une vieille folle du pays des Baux, qu’on appelait tante Bégon, recueilli depuis chez les moines, le
malheureux bouvier n’avait jamais pu rien apprendre qu’à conduire ses bêtes et à réciter son Pater noster ;
encore le disait-il en provençal, car il avait la cervelle dure et l’esprit comme une dague de plomb. Fervent
chrétien du reste, quoique un peu visionnaire, à l’aise sous le cilice et se donnant la discipline avec une
conviction robuste, et des bras !…
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Quand on le vit entrer dans la salle du chapitre, simple et balourd, saluant l’assemblée la jambe en arrière,
prieur, chanoines, argentier, tout le monde se mit à rire. C’était toujours l’effet que produisait, quand elle
arrivait quelque part, cette bonne face grisonnante avec sa barbe de chèvre et ses yeux un peu fous ; aussi le
frère Gaucher ne s’en émut pas.
— Mes révérends, dit-il d’un ton bonasse en tortillant son chapelet de noyaux d’olives, on a bien raison de
dire que ce sont les tonneaux vides qui chantent le mieux. Figurez-vous qu’à force de creuser ma pauvre tête
déjà si creuse, je crois que j’ai trouvé le moyen de nous tirer tous de peine.
« Voici comment. Vous savez bien tante Bégon, cette brave femme qui me gardait quand j’étais petit. (Dieu
ait son âme, la vieille coquine ! elle chantait de bien vilaines chansons après boire.) Je vous dirai donc, mes
révérends pères, que tante Bégon, de son vivant, se connaissait aux herbes de montagnes autant et mieux
qu’un vieux merle de Corse. Voire, elle avait composé sur la fin de ses jours un élixir incomparable en
mélangeant cinq ou six espèces de simples que nous allions cueillir ensemble dans les Alpilles. Il y a belles
années de cela : mais je pense qu’avec l’aide de saint Augustin et la permission de notre père abbé, je
pourrais — en cherchant bien — retrouver la composition de ce mystérieux élixir. Nous n’aurions plus alors
qu’à le mettre en bouteilles, et à le vendre un peu cher, ce qui permettrait à la communauté de s’enrichir
doucettement, comme ont fait nos frères de la Trappe et de la Grande…
Il n’eut pas le temps de finir. Le prieur s’était levé pour lui sauter au cou. Les chanoines lui prenaient les
mains. L’argentier, encore plus ému que tous les autres, lui baisait avec respect le bord tout effrangé de sa
cuculle… Puis chacun revint à sa chaire pour délibérer ; et, séance tenante, le chapitre décida qu’on
confierait les vaches au frère Thrasybule, pour que le frère Gaucher pût se donner tout entier à la confection
de son élixir.
Comment le bon frère parvint-il à retrouver la recette de tante Bégon ? Au prix de quels efforts ? au prix de
quelles veilles ? L’histoire ne le dit pas. Seulement, ce qui est sûr, c’est qu’au bout de six mois, l’élixir des
Pères blancs était déjà très populaire. Dans tout le Comtat, dans tout le pays d’Arles, pas un mas, pas une
grange qui n’eut au fond de sa dépense, entre les bouteilles de vin cuit et les jarres d’olives à la picholine, un
petit flacon de terre brune cacheté aux armes de Provence, avec un moine en extase sur une étiquette
d’argent. Grâce à la vogue de son élixir, la maison des Prémontrés s’enrichit très rapidement. On releva la
tour Pacôme. Le prieur eut une mitre neuve, l’église de jolis vitraux ouvragés ; et, dans la fine dentelle du
clocher, toute une compagnie de cloches et de clochettes vint s’abattre, un beau matin de Pâques, tintant et
carillonnant à la grande volée.
Quant au frère Gaucher, ce pauvre frère lai dont les rusticités égayaient tant le chapitre, il n’en fut plus
question dans le couvent. On ne connut plus désormais que le Révérend Père Gaucher, homme de tête et de
grand savoir, qui vivait complètement isolé des occupations si menues et si multiples du cloître, et
s’enfermait tout le jour dans sa distillerie, pendant que trente moines battaient la montagne pour lui chercher
des herbes odorantes… Cette distillerie, où personne, pas même le prieur, n’avait le droit de pénétrer, était
une ancienne chapelle abandonnée, tout au bout du jardin des chanoines. La simplicité des bons pères en
avait fait quelque chose de mystérieux et de formidable ; et si, par aventure, un moinillon hardi et curieux,
s’accrochant aux vignes grimpantes, arrivait jusqu’à la rosace du portail, il en dégringolait bien vite, effaré
d’avoir vu le Père Gaucher, avec sa barbe de nécroman, penché sur ses fourneaux, le pèse-liqueur à la main ;
puis, tout autour, des cornues de grès rose, des alambics gigantesques, des serpentins de cristal, tout un
encombrement bizarre qui flamboyait ensorcelé dans la lueur rouge des vitraux…
Au jour tombant, quand sonnait le dernier Angélus, la porte de ce lieu de mystère s’ouvrait discrètement, et
le révérend se rendait à l’église pour l’office du soir. Il fallait voir quel accueil quand il traversait le
monastère ! Les frères faisaient la haie sur son passage. On disait :
— Chut !… il a le secret !…
L’argentier le suivait et lui parlait la tête basse… Au milieu de ces adulations, le père s’en allait en
s’épongeant le front, son tricorne aux larges bords posé en arrière comme une auréole, regardant autour de
lui d’un air de complaisance les grandes cours plantées d’orangers, les toits bleus où tournaient des
girouettes neuves, et, dans le cloître éclatant de blancheur, — entre les colonnettes élégantes et fleuries, —
les chanoines habillés de frais qui défilaient deux par deux avec des mines reposées.
— C’est à moi qu’ils doivent tout cela ! se disait le révérend en lui-même ; et chaque fois cette pensée lui
faisait monter des bouffées d’orgueil.
Le pauvre homme en fut bien puni. Vous allez voir…
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Figurez-vous qu’un soir, pendant l’office, il arriva à l’église dans une agitation extraordinaire : rouge,
essoufflé, le capuchon de travers, et si troublé qu’en prenant de l’eau bénite il y trempa ses manches
jusqu’au coude. On crut d’abord que c’était l’émotion d’arriver en retard ; mais quand on le vit faire de
grandes révérences à l’orgue et aux tribunes au lieu de saluer le maître-autel, traverser l’église en coup de
vent, errer dans le chœur pendant cinq minutes pour chercher sa stalle, puis une fois assis, s’incliner de
droite et de gauche en souriant d’un air béat, un murmure d’étonnement courut dans les trois nefs. On
chuchotait de bréviaire à bréviaire :
— Qu’a donc notre Père Gaucher ?… Qu’a donc notre Père Gaucher ?
Par deux fois le prieur, impatienté, fit tomber sa crosse sur les dalles pour commander le silence… Là-bas,
au fond du chœur, les psaumes allaient toujours ; mais les répons manquaient d’entrain…
Tout à coup, au beau milieu de l’Ave verum, voilà mon Père Gaucher qui se renverse dans sa stalle et
entonne d’une voix éclatante :
22. Dans Paris, il y a un Père blanc,Patatin, patatan, tarabin, taraban…
Consternation générale. Tout le monde se lève. On crie :
— Emportez-le… il est possédé !
Les chanoines se signent. La crosse de monseigneur se démène… Mais le Père Gaucher ne voit rien,
n’écoute rien ; et deux moines vigoureux sont obligés de l’entraîner par la petite porte du chœur, se débattant
comme un exorcisé et continuant de plus belle ses patatin et ses taraban.
Le lendemain, au petit jour, le malheureux était à genoux dans l’oratoire du prieur, et faisait sa coulpe avec
un ruisseau de larmes :
— C’est l’élixir, Monseigneur, c’est l’élixir qui m’a surpris, disait-il en se frappant la poitrine. Et de le voir
si marri, si repentant, le bon prieur en était tout ému lui-même.
— Allons, allons, Père Gaucher, calmez-vous, tout cela séchera comme la rosée au soleil… Après tout, le
scandale n’a pas été aussi grand que vous pensez. Il y a bien eu la chanson qui était un peu… hum !
Hum !… Enfin il faut espérer que les novices ne l’auront pas entendue… À présent, voyons, dites-moi bien
comment la chose vous est arrivée… C’est en essayant l’élixir, n’est-ce pas ? Vous aurez eu la main trop
lourde… Oui, oui, je comprends… C’est comme le frère Schwartz, l’inventeur de la poudre : vous avez été
victime de votre invention… Et dites-moi, mon brave ami, est-il bien nécessaire que vous l’essayiez sur
vous-même, ce terrible élixir ?
— Malheureusement, oui, Monseigneur… l’éprouvette me donne bien la force et le degré de l’alcool ; mais
pour le fini, le velouté, je ne me fie guère qu’à ma langue…
— Ah ! Très bien… Mais écoutez encore un peu que je vous dise… Quand vous goûtez ainsi l’élixir par
nécessité, est-ce que cela vous semble bon ? Y prenez-vous du plaisir ?…
— Hélas ! Oui, Monseigneur, fit le malheureux Père en devenant tout rouge… Voilà deux soirs que je lui
trouve un bouquet, un arôme !… C’est pour sûr le démon qui m’a joué ce vilain tour… Aussi je suis bien
décidé désormais à ne plus me servir que de l’éprouvette. Tant pis si la liqueur n’est pas assez fine, si elle ne
fait pas assez la perle…
— Gardez-vous-en bien, interrompit le prieur avec vivacité. Il ne faut pas s’exposer à mécontenter la
clientèle… Tout ce que vous avez à faire maintenant que vous voilà prévenu, c’est de vous tenir sur vos
gardes… Voyons, qu’est-ce qu’il vous faut pour vous rendre compte ? ... Quinze ou vingt gouttes, n’est-ce
pas ?… mettons vingt gouttes… Le diable sera bien fin s’il vous attrape avec vingt gouttes… D’ailleurs,
pour prévenir tout accident, je vous dispense dorénavant de venir à l’église. Vous direz l’office du soir dans
la distillerie… Et maintenant, allez en paix, mon Révérend, et surtout… comptez bien vos gouttes.
Hélas ! Le pauvre Révérend eut beau compter ses gouttes… le démon le tenait, et ne le lâcha plus.
C’est la distillerie qui entendit de singuliers offices !
Le jour, encore, tout allait bien. Le Père était assez calme : il préparait ses réchauds, ses alambics, triait
soigneusement ses herbes, toutes herbes de Provence, fines, grises, dentelées, brûlées de parfums et de
soleil… Mais, le soir, quand les simples étaient infusés et que l’élixir tiédissait dans de grandes bassines de
cuivre rouge, le martyre du pauvre homme commençait.
— … Dix-sept… dix-huit… dix-neuf… vingt !…
Les gouttes tombaient du chalumeau dans le gobelet de vermeil. Ces vingt-là, le père les avalait d’un trait,
presque sans plaisir. Il n’y avait que la vingt et unième qui lui faisait envie. Oh ! cette vingt et unième
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goutte !… Alors, pour échapper à la tentation, il allait s’agenouiller tout au bout du laboratoire et s’abîmait
dans ses patenôtres. Mais de la liqueur encore chaude il montait une petite fumée toute chargée d’aromates,
qui venait rôder autour de lui et, bon gré mal gré, le ramenait vers les bassines… La liqueur était d’un beau
vert doré… Penché dessus, les narines ouvertes, le père la remuait tout doucement avec son chalumeau, et
dans les petites paillettes étincelantes que roulait le flot d’émeraude, il lui semblait voir les yeux de tante
Bégon qui riaient et pétillaient en le regardant…
— Allons ! Encore une goutte !
Et de goutte en goutte, l’infortuné finissait par avoir son gobelet plein jusqu’au bord. Alors, à bout de forces,
il se laissait tomber dans un grand fauteuil, et, le corps abandonné, la paupière à demi close, il dégustait son
péché par petits coups, en se disant tout bas avec un remords délicieux :
— Ah ! Je me damne… je me damne…
Le plus terrible, c’est qu’au fond de cet élixir diabolique, il retrouvait, par je ne sais quel sortilège, toutes les
vilaines chansons de tante Bégon : Ce sont trois petites commères, qui parlent de faire un banquet… ou :
Bergerette de maître André s’en va-t-au bois seulette… et toujours la fameuse des Pères blancs : Patatin
patatan.
Pensez quelle confusion le lendemain, quand ses voisins de cellule lui faisaient d’un air malin :
— Eh ! Eh ! Père Gaucher, vous aviez des cigales en tête, hier soir en vous couchant.
Alors c’étaient des larmes, des désespoirs, et le jeûne, et le cilice, et la discipline. Mais rien ne pouvait
contre le démon de l’élixir ; et tous les soirs, à la même heure, la possession recommençait.
Pendant ce temps, les commandes pleuvaient à l’abbaye que c’était une bénédiction. Il en venait de Nîmes,
d’Aix, d’Avignon, de Marseille… De jour en jour le couvent prenait un petit air de manufacture. Il y avait
des frères emballeurs, des frères étiqueteurs, d’autres pour les écritures, d’autres pour le camionnage ; le
service de Dieu y perdait bien par-ci par-là quelques coups de cloches ; mais les pauvres gens du pays n’y
perdaient rien, je vous en réponds…
Et donc, un beau dimanche matin, pendant que l’argentier lisait en plein chapitre son inventaire de fin
d’année et que les bons chanoines l’écoutaient les yeux brillants et le sourire aux lèvres, voilà le Père
Gaucher qui se précipite au milieu de la conférence en criant :
— C’est fini… Je n’en fais plus… Rendez-moi mes vaches.
— Qu’est-ce qu’il y a donc, Père Gaucher ? demanda le prieur, qui se doutait bien un peu de ce qu’il y avait.
— Ce qu’il y a, Monseigneur ?… Il y a que je suis en train de me préparer une belle éternité de flammes et
de coups de fourche… Il y a que je bois, que je bois comme un misérable…
— Mais je vous avais dit de compter vos gouttes.
— Ah ! bien oui, compter mes gouttes ! C’est par gobelets qu’il faudrait compter maintenant… Oui, mes
Révérends, j’en suis là. Trois fioles par soirée… Vous comprenez bien que cela ne peut pas durer... Aussi,
faites faire l’élixir par qui vous voudrez… Que le feu de Dieu me brûle si je m’en mêle encore !
C’est le chapitre qui ne riait plus.
— Mais, malheureux, vous nous ruinez ! criait l’argentier en agitant son grand-livre.
— Préférez-vous que je me damne ?
Pour lors, le prieur se leva.
— Mes Révérends, dit-il en étendant sa belle main blanche où luisait l’anneau pastoral, il y a moyen de tout
arranger… C’est le soir, n’est-ce pas, mon cher fils, que le démon vous tente ?…
— Oui, monsieur le prieur, régulièrement tous les soirs… Aussi, maintenant, quand je vois arriver la nuit,
j’en ai, sauf votre respect, les sueurs qui me prennent, comme l’âne de Capitou quand il voyait venir le bât.
— Eh bien ! Rassurez-vous... Dorénavant, tous les soirs, à l’office, nous réciterons à votre intention
l’oraison de saint Augustin, à laquelle l’indulgence plénière est attachée… Avec cela, quoi qu’il arrive, vous
êtes à couvert… C’est l’absolution pendant le pêché.
— Oh bien ! Alors, merci, monsieur le prieur !
Et, sans en demander davantage, le Père Gaucher retourna à ses alambics, aussi léger qu’une alouette.
Effectivement, à partir de ce moment-là, tous les soirs, à la fin des complies, l’officiant ne manquait jamais
de dire :
— Prions pour notre pauvre Père Gaucher, qui sacrifie son âme aux intérêts de la communauté… Oremus
Domine…
La capacité d’un homme à traiter des problèmes dépend du nombre de problème qu’il a déjà traité.
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Et pendant que sur toutes ces capuches blanches, prosternées dans l’ombre des nefs, l’oraison courait en
frémissant comme une petite bise sur la neige, là-bas, tout au bout du couvent, derrière le vitrage enflammé
de la distillerie, on entendait le père Gaucher qui chantait à tue-tête :
Dans Paris il y a un Père blanc,
Patatin, patatan, taraban, tarabin ;
Dans Paris il y a un Père blanc
Qui fait danser des moinettes,
Trin, trin, trin, dans un jardin ;
Qui fait danser des…
… Ici le bon curé s’arrêta plein d’épouvante :
— Miséricorde ! Si mes paroissiens m’entendaient !
23. À MILIANAH.
NOTES DE VOYAGE.
Cette fois, je vous emmène passer la journée dans une jolie petite ville d’Algérie, à deux ou trois cents lieues
du moulin… Cela nous changera un peu des tambourins et des cigales…
… Il va pleuvoir ; le ciel est gris, les crêtes du mont Zaccar s’enveloppent de brume. Dimanche triste…
Dans ma petite chambre d’hôtel, la fenêtre ouverte sur les remparts arabes, j’essaye de me distraire en
allumant des cigarettes… On a mis à ma disposition toute la bibliothèque de l’hôtel ; entre une histoire très
détaillée de l’enregistrement et quelques romans de Paul de Kock je découvre un volume dépareillé de
Montaigne… Ouvert le livre au hasard, relu l’admirable lettre sur la mort de La Boétie… Me voilà plus
rêveur et plus sombre que jamais... Quelques gouttes de pluie tombent déjà. Chaque goutte, en tombant sur
le rebord de la croisée, fait une large étoile dans la poussière entassée là depuis les pluies de l’an dernier…
Mon livre me glisse des mains, et je passe de longs instants à regarder, cette étoile mélancolique…
Deux heures sonnent à l’horloge de la ville, un ancien marabout dont j’aperçois d’ici les grêles murailles
blanches… Pauvre diable de marabout ! Qui lui aurait dit cela, il y a trente ans, qu’un jour il porterait au
milieu de la poitrine un gros cadran municipal, et que, tous les dimanches, sur le coup de deux heures, il
donnerait aux églises de Milianah le signal de sonner les vêpres ?… Ding ! Dong ! Voilà les cloches
parties !… Nous en avons pour longtemps… Décidément, cette chambre est triste. Les grosses araignées du
matin, qu’on appelle pensées philosophiques, ont tissé leurs toiles dans tous les coins… Allons dehors.
J’arrive sur la grande place. La musique du 3e de ligne, qu’un peu de pluie n’épouvante pas, vient de se
ranger autour de son chef. À une des fenêtres de la division, le général paraît, entouré de ses demoiselles ;
sur la place le sous-préfet se promène de long en large au bras du juge de paix. Une demi-douzaine de petits
Arabes, à moitié nus, jouent aux billes dans un coin avec des cris féroces. Là-bas, un vieux juif en guenilles
vient chercher un rayon de soleil qu’il avait laissé hier à cet endroit et qu’il s’étonne de ne plus trouver…
« Une, deux, trois, partez ! » La musique entonne une ancienne mazurka de Talexy, que les orgues de
Barbarie jouaient l’hiver dernier sous mes fenêtres. Cette mazurka m’ennuyait autrefois ; aujourd’hui elle
m’émeut jusqu’aux larmes.
Oh ! Comme ils sont heureux les musiciens du 3e ! L’œil fixé sur les doubles croches, ivres de rythme et de
tapage, ils ne songent à rien qu’à compter leurs mesures. Leur âme, toute leur âme tient dans ce carré de
papier large comme la main, — qui tremble au bout de l’instrument entre deux dents de cuivre. « Une, deux,
trois, partez ! » Tout est là pour ces braves gens ; jamais les airs nationaux qu’ils jouent ne leur ont donné le
mal du pays… Hélas ! Moi qui ne suis pas de la musique, cette musique me fait peine, et je m’éloigne…
Où pourrais-je bien la passer, cette grise après-midi de dimanche ? Bon ! La boutique de Sid’Omar est
ouverte… Entrons chez Sid’Omar.
Quoiqu’il ait une boutique, Sid’Omar n’est point un boutiquier. C’est un prince du sang, le fils d’un ancien
dey d’Alger qui mourut étranglé par les janissaires… À la mort de son père, Sid’Omar se réfugia dans
Milianah avec sa mère qu’il adorait, et vécut là quelques années comme un grand seigneur philosophe parmi
ses lévriers, ses faucons, ses chevaux et ses femmes, dans de jolis palais très frais, pleins d’orangers et de
fontaines. Vinrent les Français. Sid’Omar, d’abord notre ennemi et l’allié d’Abd-el-Kader, finit par se
brouiller avec l’émir et fit sa soumission. L’émir, pour se venger, entra dans Milianah en l’absence de
Sid’Omar, pilla ses palais, rasa ses orangers, emmena ses chevaux et ses femmes, et fit écraser la gorge de sa
mère sous le couvercle d’un grand coffre… La colère de Sid’Omar fut terrible : sur l’heure même il se mit
La capacité d’un homme à traiter des problèmes dépend du nombre de problème qu’il a déjà traité.
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au service de la France, et nous n’eûmes pas de meilleur ni de plus féroce soldat que lui tant que dura notre
guerre contre l’émir. La guerre finie, Sid’Omar revint à Milianah ; mais encore aujourd’hui, quand on parle
d’Abd-el-Kader devant lui, il devient pâle et ses yeux s’allument.
Sid’Omar a soixante ans. En dépit de l’âge et de la petite vérole, son visage est resté beau : de grands cils, un
regard de femme, un sourire charmant, l’air d’un prince. Ruiné par la guerre, il ne lui reste de son ancienne
opulence qu’une ferme dans la plaine du Chélif et une maison à Milianah, où il vit bourgeoisement avec ses
trois fils élevés sous ses yeux. Les chefs indigènes l’ont en grande vénération. Quand une discussion s’élève,
on le prend volontiers pour arbitre, et son jugement fait loi presque toujours. Il sort peu : on le trouve toutes
les après-midi dans une boutique attenante à sa maison et qui ouvre sur la rue. Le mobilier de cette pièce
n’est pas riche : — des murs blancs peints à la chaux, un banc de bois circulaire, des coussins, de longues
pipes, deux braseros… C’est là que Sid’Omar donne audience et rend la justice. Un Salomon en boutique.
Aujourd’hui dimanche, l’assistance est nombreuse. Une douzaine de chefs sont accroupis, dans leurs
beurnouss, tout autour de la salle. Chacun d’eux a près de lui une grande pipe, et une petite tasse de café
dans un fin coquetier de filigrane. J’entre, personne ne bouge… De sa place, Sid’Omar envoie à ma
rencontre son plus charmant sourire et m’invite de la main à m’asseoir près de lui, sur un grand coussin de
soie jaune ; puis, un doigt sur les lèvres, il me fait signe d’écouter.
Voici le cas : — Le caïd des Beni-Zougzougs ayant eu quelque contestation avec un juif de Milianah au
sujet d’un lopin de terre, les deux parties sont convenues de porter le différend devant Sid’Omar et de s’en
remettre à son jugement. Rendez-vous est pris pour le jour même, les témoins sont convoqués ; tout à coup
voilà mon juif qui se ravise, et vient, seul, sans témoins, déclarer qu’il aime mieux s’en rapporter au juge de
paix des Français qu’à Sid’Omar… L’affaire en est là à mon arrivée.
Le juif — vieux, barbe terreuse, veste marron, bas bleus, casquette en velours — lève le nez au ciel, roule
des yeux suppliants, baise les babouches de Sid’Omar, penche la tête, s’agenouille, joint les mains… Je ne
comprends pas l’arabe, mais à la pantomime du juif, au mot : Zouge de paix, zouge de paix, qui revient à
chaque instant, je devine tout ce beau discours :
— Nous ne doutons pas de Sid’Omar, Sid’Omar est sage, Sid’Omar est juste… Toutefois le zouge de paix
fera bien mieux notre affaire.
L’auditoire, indigné, demeure impassible comme un Arabe qu’il est… Allongé sur son coussin, l’œil noyé,
le bouquin d’ambre aux lèvres, Sid’Omar — dieu de l’ironie — sourit en écoutant. Soudain, au milieu de sa
plus belle période, le juif est interrompu par un énergique caramba ! qui l’arrête net ; en même temps un
colon espagnol, venu là comme témoin du caïd, quitte sa place et, s’approchant d’Iscariote, lui verse sur la
tête un plein panier d’imprécations de toutes langues, de toutes couleurs, — entre autres certain vocable
français trop gros monsieur pour qu’on le répète ici… Le fils de Sid’Omar, qui comprend le français, rougit
d’entendre un mot pareil en présence de son père et sort de la salle. — Retenir ce trait de l’éducation arabe.
— L’auditoire est toujours impassible, Sid’Omar toujours souriant. Le juif s’est relevé et gagne la porte à
reculons, tremblant de peur, mais gazouillant de plus belle son éternel zouge de paix, zouge de paix… Il sort.
L’Espagnol, furieux, se précipite derrière lui, le rejoint dans la rue et par deux fois — vli ! Vlan ! — le
frappe en plein visage… Iscariote tombe à genoux, les bras en croix... L’Espagnol, un peu honteux, rentre
dans la boutique... Dès qu’il est rentré, — le juif se relève et promène un regard sournois sur la foule
bariolée qui l’entoure. Il y a là des gens de tout cuir, — Maltais, Mahonais, nègres, Arabes, tous unis dans la
haine du juif et joyeux d’en voir maltraiter un… Iscariote hésite un instant, puis, prenant un Arabe par le pan
de son beurnouss :
— Tu l’as vu, Achmed, tu l’as vu... tu étais là... Le chrétien m’a frappé... Tu seras témoin… bien… bien…
tu seras témoin.
L’Arabe dégage son beurnouss et repousse le juif… Il ne sait rien, il n’a rien vu : juste au moment, il
tournait la tête…
— Mais toi, Kaddour, tu l’as vu… tu as vu le chrétien me battre… crie le malheureux Iscariote à un gros
nègre en train d’éplucher une figue de Barbarie…
Le nègre crache en signe de mépris et s’éloigne, il n’a rien vu… Il n’a rien vu non plus, ce petit Maltais dont
les yeux de charbon luisent méchamment derrière sa barrette ; elle n’a rien vu, cette Mahonaise au teint de
brique qui se sauve en riant, son panier de grenades sur la tête…
Le juif a beau crier, prier, se démener… pas de témoin ! Personne n’a rien vu… Par bonheur deux de ses
coreligionnaires passent dans la rue à ce moment, l’oreille basse, rasant les murailles. Le juif les avise :
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— Vite, vite, mes frères ! Vite à l’homme d’affaires ! Vite au zouge de paix !… Vous l’avez vu, vous
autres... vous avez vu qu’on a battu le vieux !
S’ils l’ont vu !… Je crois bien.
… Grand émoi dans la boutique de Sid’Omar… Le cafetier remplit les tasses, rallume les pipes. On cause,
on rit à belles dents. C’est si amusant de voir rosser un juif !… Au milieu du brouhaha et de la fumée, je
gagne la porte doucement ; j’ai envie d’aller rôder un peu du côté d’Israël pour savoir comment les
coreligionnaires d’Iscariote ont pris l’affront fait à leur frère…
— Viens dîner ce soir, moussiou, me crie le bon Sid’Omar…
J’accepte, je remercie. Me voilà dehors.
Au quartier juif, tout le monde est sur pied. L’affaire fait déjà grand bruit. Personne aux échoppes. Brodeurs,
tailleurs, bourreliers, — tout Israël est dans la rue… Les hommes — en casquette de velours, en bas de laine
bleue — gesticulant bruyamment, par groupes… Les femmes, pâles, bouffies, raides comme des idoles de
bois dans leurs robes plates à plastron d’or, le visage entouré de bandelettes noires, vont d’un groupe à
l’autre en miaulant… Au moment où j’arrive, un grand mouvement se fait dans la foule. On s’empresse, on
se précipite… Appuyé sur ses témoins, le juif — héros de l’aventure — passe entre deux haies de casquettes,
sous une pluie d’exhortations :
— Venge-toi, frère, venge-nous, venge le peuple juif. Ne crains rien ; tu as la loi pour toi.
Un affreux nain, puant la poix et le vieux cuir, s’approche de moi d’un air piteux, avec de gros soupirs :
— Tu vois ! me dit-il. Les pauvres juifs, comme on nous traite ! C’est un vieillard ! regarde. Ils l’ont presque
tué.
De vrai, le pauvre Iscariote a l’air plus mort que vif. Il passe devant moi, — l’œil éteint, le visage défait ; ne
marchant pas, se traînant… Une forte indemnité est seule capable de le guérir ; aussi ne le mène-t-on pas
chez le médecin, mais chez l’agent d’affaires.
Il y a beaucoup d’agents d’affaires en Algérie, presque autant que de sauterelles. Le métier est bon, paraît-il.
Dans tous les cas, il a cet avantage qu’on y peut entrer de plain-pied, sans examens, ni cautionnement, ni
stage. Comme à Paris nous nous faisons hommes de lettres, on se fait agent d’affaires en Algérie. Il suffit
pour cela de savoir un peu de français, d’espagnol, d’arabe, d’avoir toujours un code dans ses fontes, et sur
toute chose le tempérament du métier.
Les fonctions de l’agent sont très variées : tour à tour avocat, avoué, courtier, expert, interprète, teneur de
livres, commissionnaire, écrivain public, c’est le maître Jacques de la colonie. Seulement Harpagon n’en
avait qu’un, de maître Jacques, et la colonie en a plus qu’il ne lui en faut. Rien qu’à Milianah, on les compte
par douzaines. En général, pour éviter les frais de bureau, ces messieurs reçoivent leurs clients au café de la
grande place et donnent leurs consultations — les donnent-ils ? — entre l’absinthe et le champoreau.
C’est vers le café de la grande place que le digne Iscariote s’achemine, flanqué de ses deux témoins. Ne les
suivons pas.
En sortant du quartier juif, je passe devant la maison du bureau arabe. Du dehors, avec son chapeau
d’ardoises et le drapeau français qui flotte dessus, on la prendrait pour une mairie de village. Je connais
l’interprète, entrons fumer une cigarette avec lui. De cigarette en cigarette, je finirai bien par le tuer, ce
dimanche sans soleil !
La cour qui précède le bureau est encombrée d’Arabes en guenilles. Ils sont là une cinquantaine à faire
antichambre, accroupis, le long du mur, dans leurs beurnouss. Cette antichambre bédouine exhale —
quoique en plein air — une forte odeur de cuir humain. Passons vite… Dans le bureau, je trouve l’interprète
aux prises avec deux grands braillards entièrement nus sous de longues couvertures crasseuses, et racontant
d’une mimique enragée je ne sais quelle histoire de chapelet volé. Je m’assieds sur une natte dans un coin, et
je regarde… Un joli costume, ce costume d’interprète ; et comme l’interprète de Milianah le porte bien ! Ils
ont l’air taillés l’un pour l’autre. Le costume est bleu de ciel avec des brandebourgs noirs et des boutons d’or
qui reluisent. L’interprète est blond, rose, tout frisé ; un joli hussard bleu plein d’humour et de fantaisie ; un
peu bavard, — il parle tant de langues ! un peu sceptique, il a connu Renan à l’école orientaliste ! — grand
amateur de sport, à l’aise au bivouac arabe comme aux soirées de la sous-préfète, mazurkant mieux que
personne, et faisant le cousscouss comme pas un. Parisien, pour tout dire ; voilà mon homme, et ne vous
étonnez pas que les dames en raffolent… Comme dandysme, il n’a qu’un rival : le sergent du bureau arabe.
Celui-ci — avec sa tunique de drap fin et ses guêtres à boutons de nacre — fait le désespoir et l’envie de
toute la garnison. Détaché au bureau arabe, il est dispensé des corvées, et toujours se montre par les rues,
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ganté de blanc, frisé de frais, avec de grands registres sous le bras. On l’admire et on le redoute. C’est une
autorité.
Décidément, cette histoire de chapelet volé menace d’être fort longue. Bonsoir ! je n’attends pas la fin.
En m’en allant je trouve l’antichambre en émoi. La foule se presse autour d’un indigène de haute taille, pâle,
fier, drapé dans un beurnouss noir. Cet homme, il y a huit jours, s’est battu dans le Zaccar avec une
panthère. La panthère est morte ; mais l’homme a eu la moitié du bras mangée. Soir et matin il vient se faire
penser au bureau arabe, et chaque fois on l’arrête dans la cour pour lui entendre raconter son histoire. Il parle
lentement, d’une belle voix gutturale. De temps en temps, il écarte son beurnouss et montre, attaché contre
sa poitrine, son bras gauche entouré de linges sanglants.
À peine suis-je dans la rue, voilà un violent orage qui éclate. Pluie, tonnerre, éclairs, sirocco… Vite,
abritons-nous. J’enfile une porte au hasard, et je tombe au milieu d’une nichée de bohémiens, empilés sous
les arceaux d’une cour moresque. Cette cour tient à la mosquée de Milianah ; c’est le refuge habituel de la
pouillerie musulmane, on l’appelle la cour des pauvres.
De grands lévriers maigres, tout couverts de vermine, viennent rôder autour de moi d’un air méchant.
Adossé contre un des piliers de la galerie, je tâche de faire bonne contenance, et, sans parler à personne, je
regarde la pluie qui ricoche sur les dalles coloriées de la cour. Les bohémiens sont à terre, couchés par tas.
Près de moi, une jeune femme, presque belle, la gorge et les jambes découvertes, de gros bracelets de fer aux
poignets et aux chevilles, chante un air bizarre à trois notes mélancoliques et nasillardes. En chantant, elle
allaite un petit enfant tout nu en bronze rouge, et, du bras resté libre, elle pile de l’orge dans un mortier de
pierre. La pluie, chassée par un vent cruel, inonde parfois les jambes de la nourrice et le corps de son
nourrisson. La bohémienne n’y prend point garde et continue à chanter, sous la rafale, en pilant l’orge et
donnant le sein.
L’orage diminue. Profitant d’une embellie, je me hâte de quitter cette cour des Miracles et je me dirige vers
le dîner de Sid ’Omar ; il est temps… En traversant la grande place, j’ai encore rencontré mon vieux juif de
tantôt. Il s’appuie sur son agent d’affaires ; ses témoins marchent joyeusement derrière lui ; une bande de
vilains petits juifs gambade à l’entour… Tous les visages rayonnent. L’agent se charge de l’affaire : Il
demandera au tribunal deux mille francs d’indemnité.
24. LES SAUTERELLES.
Encore un souvenir d’Algérie, et puis nous reviendrons au moulin…
La nuit de mon arrivée dans cette ferme du Sahel, je ne pouvais pas dormir. Le pays nouveau, l’agitation du
voyage, les aboiements des chacals, puis une chaleur énervante, oppressante, un étouffement complet,
comme si les mailles de la moustiquaire n’avaient pas laissé passer un souffle d’air… Quand j’ouvris ma
fenêtre, au petit jour, une brume d’été lourde, lentement remuée, frangée aux bords de noir et de rose, flottait
dans l’air comme un nuage de poudre sur un champ de bataille. Pas une feuille ne bougeait, et dans ces
beaux jardins que j’avais sous les yeux, les vignes espacées sur les pentes au grand soleil qui fait les vins
sucrés, les fruits d’Europe abrités dans un coin d’ombre, les petits orangers, les mandariniers en longues
files microscopiques, tout gardait le même aspect morne, cette immobilité des feuilles attendant l’orage. Les
bananiers eux-mêmes, ces grands roseaux vert tendre, toujours agités par quelque souffle qui emmêle leur
fine chevelure si légère, se dressaient silencieux et droits, en panaches réguliers.
Je restai un moment à regarder cette plantation merveilleuse, où tous les arbres du monde se trouvaient
réunis, donnant chacun dans leur saison leurs fleurs et leurs fruits dépaysés. Entre les champs de blé et les
massifs de chênes lièges, un cours d’eau luisait, rafraîchissant à voir par cette matinée étouffante ; et tout en
admirant le luxe et l’ordre de ces choses, cette belle ferme avec ses arcades moresques, ses terrasses toutes
blanches d’aube, les écuries et les hangars groupés autour, je songeais qu’il y a vingt ans, quand ces braves
gens étaient venus s’installer dans ce vallon du Sahel, ils n’avaient trouvé qu’une méchante baraque de
cantonnier, une terre inculte hérissée de palmiers nains et de lentisques. Tout à créer, tout à construire. À
chaque instant des révoltes d’Arabes. Il fallait laisser la charrue pour faire le coup de feu. Ensuite les
maladies, les ophtalmies, les fièvres, les récoltes manquées, les tâtonnements de l’inexpérience, la lutte avec
une administration bornée, toujours flottante. Que d’efforts ! Que de fatigues ! Quelle surveillance
incessante !
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Encore maintenant, malgré les mauvais temps finis et la fortune si chèrement gagnée, tous deux, l’homme et
la femme, étaient les premiers levés à la ferme. À cette heure matinale je les entendais aller et venir dans les
grandes cuisines du rez-de-chaussée, surveillant le café des travailleurs. Bientôt une cloche sonna, et au bout
d’un moment les ouvriers défilèrent sur la route. Des vignerons de Bourgogne ; des laboureurs kabyles en
guenilles, coiffés d’une chéchia rouge ; des terrassiers mahonnais, les jambes nues ; des Maltais ; des
Lucquois ; tout un peuple disparate, difficile à conduire. À chacun d’eux le fermier, devant la porte,
distribuait sa tâche de la journée d’une voix brève, un peu rude. Quand il eut fini, le brave homme leva la
tête, scruta le ciel d’un air inquiet ; puis m’apercevant à la fenêtre :
— Mauvais temps pour la culture, me dit-il… voilà le sirocco.
En effet, à mesure que le soleil se levait, des bouffées d’air, brûlantes, suffocantes, nous arrivaient du sud
comme de la porte d’un four ouverte et refermée. On ne savait où se mettre, que devenir. Toute la matinée se
passa ainsi. Nous prîmes du café sur les nattes de la galerie, sans avoir le courage de parler ni de bouger. Les
chiens allongés, cherchant la fraîcheur des dalles, s’étendaient dans des poses accablées. Le déjeuner nous
remit un peu, un déjeuner plantureux et singulier où il y avait des carpes, des truites, du sanglier, du
hérisson, le beurre de Staouëli, les vins de Crescia, des goyaves, des bananes, tout un dépaysement de mets
qui ressemblait bien à la nature si complexe dont nous étions entouré… On allait se lever de table. Tout à
coup, à la porte-fenêtre fermée pour nous garantir de la chaleur du jardin en fournaise, de grands cris
retentirent :
— Les criquets ! Les criquets !
Mon hôte devint tout pâle comme un homme à qui on annonce un désastre, et nous sortîmes précipitamment.
Pendant dix minutes, ce fut dans l’habitation, si calme tout à l’heure, un bruit de pas précipités, de voix
indistinctes, perdues dans l’agitation d’un réveil. De l’ombre des vestibules où ils s’étaient endormis, les
serviteurs s’élancèrent dehors en faisant résonner avec des bâtons, des fourches, des fléaux, tous les
ustensiles de métal qui leur tombaient sous la main, des chaudrons de cuivre, des bassines, des casseroles.
Les bergers soufflaient dans leurs trompes de pâturage. D’autres avaient des conques marines, des cors de
chasse. Cela faisait un vacarme effrayant, discordant, que dominaient d’une note suraiguë les « You ! you !
you ! » des femmes arabes accourues d’un douar voisin. Souvent, paraît-il, il suffit d’un grand bruit, d’un
frémissement sonore de l’air, pour éloigner les sauterelles, les empêcher de descendre.
Mais où étaient-elles donc, ces terribles bêtes ? Dans le ciel vibrant de chaleur, je ne voyais rien qu’un nuage
venant à l’horizon, cuivré, compact, comme un nuage de grêle, avec le bruit d’un vent d’orage dans les mille
rameaux d’une forêt. C’étaient les sauterelles. Soutenues entre elles par leurs ailes sèches étendues, elles
volaient en masse, et malgré nos cris, nos efforts, le nuage s’avançait toujours, projetant dans la plaine une
ombre immense. Bientôt il arriva au-dessus de nos têtes ; sur les bords on vit pendant une seconde un
effrangement, une déchirure. Comme les premiers grains d’une giboulée, quelques-unes se détachèrent,
distinctes, roussâtres ; ensuite toute la nuée creva, et cette grêle d’insectes tomba drue et bruyante. À perte
de vue les champs étaient couverts de criquets, de criquets énormes, gros comme le doigt.
Alors le massacre commença. Hideux murmure d’écrasement, de paille broyée. Avec les herses, les pioches,
les charrues, on remuait ce sol mouvant ; et plus on en tuait, plus il y en avait. Elles grouillaient par couches,
leurs hautes pattes enchevêtrées ; celles du dessus faisant des bonds de détresse, sautant au nez des chevaux
attelés pour cet étrange labour. Les chiens de la ferme, ceux du douar, lancés à travers champs, se ruaient sur
elles, les broyaient avec fureur. À ce moment, deux compagnies de turcos, clairons en tête, arrivèrent au
secours des malheureux colons, et la tuerie changea d’aspect.
Au lieu d’écraser les sauterelles, les soldats les flambaient en répandant de longues tracées de poudre.
Fatigué de tuer, écœuré par l’odeur infecte, je rentrai. À l’intérieur de la ferme, il y en avait presque autant
que dehors. Elles étaient entrées par les ouvertures des portes, des fenêtres, la baie des cheminées. Au bord
des boiseries, dans les rideaux déjà tout mangés, elles se traînaient, tombaient, volaient, grimpaient aux murs
blancs avec une ombre gigantesque qui doublait leur laideur. Et toujours cette odeur épouvantable.
À dîner, il fallut se passer d’eau. Les citernes, les bassins, les puits, les viviers, tout était infecté. Le soir,
dans ma chambre, où l’on en avait pourtant tué des quantités, j’entendis encore des grouillements sous les
meubles, et ce craquement d’élytres semblable au pétillement des gousses qui éclatent à la grande chaleur.
Cette nuit-là non plus je ne pus pas dormir. D’ailleurs autour de la ferme tout restait éveillé. Des flammes
couraient au ras du sol d’un bout à l’autre de la plaine. Les turcos en tuaient toujours.
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Le lendemain, quand j’ouvris ma fenêtre comme la veille, les sauterelles étaient parties ; mais quelle ruine
elles avaient laissée derrière elles ! Plus une fleur, plus un brin d’herbe : tout était noir, rongé, calciné. Les
bananiers, les abricotiers, les pêchers, les mandariniers, se reconnaissaient seulement à l’allure de leurs
branches dépouillées, sans le charme, le flottant de la feuille qui est la vie de l’arbre. On nettoyait les pièces
d’eau, les citernes. Partout des laboureurs creusaient la terre pour tuer les œufs laissés par les insectes.
Chaque motte était retournée, brisée soigneusement. Et le cœur se serrait de voir les mille racines blanches,
pleines de sève, qui apparaissaient dans ces écroulements de terre fertile…
25. LES DEUX AUBERGES.
C’était en revenant de Nîmes, une après-midi de juillet. Il faisait une chaleur accablante. À perte de vue, la
route blanche, embrasée, poudroyait entre les jardins d’oliviers et de petits chênes, sous un grand soleil
d’argent mat qui remplissait tout le ciel. Pas une tâche d’ombre, pas un souffle de vent. Rien que la vibration
de l’air chaud et le cri strident des cigales, musique folle, assourdissante, à temps pressés, qui semble la
sonorité même de cette immense vibration lumineuse… Je marchais en plein désert depuis deux heures,
quand tout à coup, devant moi, un groupe de maisons blanches se dégagea de la poussière de la route. C’était
ce qu’on appelle le relais de Saint-Vincent : cinq ou six mas, de longues granges à toiture rouge, un
abreuvoir sans eau dans un bouquet de figuiers maigres, et, tout au bout du pays, deux grandes auberges qui
se regardent face à face de chaque côté du chemin.
Le voisinage de ces auberges avait quelque chose de saisissant. D’un côté, un grand bâtiment neuf, plein de
vie, d’animation, toutes les portes ouvertes, la diligence arrêtée devant, les chevaux fumants qu’on dételait,
les voyageurs descendus buvant à la hâte sur la route dans l’ombre courte des murs ; la cour encombrée de
mulets, de charrettes ; des rouliers couchés sous les hangars en attendant la fraîche. À l’intérieur, des cris,
des jurons, des coups de poing sur les tables, le choc des verres, le fracas des billards, les bouchons de
limonades qui sautaient, et, dominant tout ce tumulte, une voix joyeuse, éclatante, qui chantait à faire
trembler les vitres :
La belle Margoton
Tant matin s’est levée,
A pris son broc d’argent,
À l’eau s’en est allée…
… L’auberge d’en face, au contraire, était silencieuse et comme abandonnée. De l’herbe sous le portail, des
volets cassés, sur la porte un rameau de petit houx tout rouillé qui pendait comme un vieux panache, les
marches du seuil calées avec des pierres de la route… Tout cela si pauvre, si pitoyable, que c’était une
charité vraiment de s’arrêter là pour boire un coup.
En entrant, je trouvai une longue salle déserte et morne, que le jour éblouissant de trois grandes fenêtres sans
rideaux fait plus morne et plus déserte encore. Quelques tables boiteuses où traînaient des verres ternis par la
poussière, un billard crevé qui tendait ses quatre blouses comme des sébiles, un divan jaune, un vieux
comptoir, dormaient là dans une chaleur malsaine et lourde. Et des mouches ! des mouches ! jamais je n’en
avais tant vu : sur le plafond, collées aux vitres, dans les verres, par grappes… Quand j’ouvris la porte, ce fut
un bourdonnement, un frémissement d’ailes comme si j’entrais dans une ruche.
Au fond de la salle, dans l’embrasure d’une croisée, il y avait une femme debout contre la vitre, très occupée
à regarder dehors. Je l’appelai deux fois :
— Hé ! L’hôtesse !
Elle se retourna lentement, et me laissa voir une pauvre figure de paysanne, ridée, crevassée, couleur de
terre, encadrée dans de longues barbes de dentelle rousse comme en portent les vieilles de chez nous.
Pourtant ce n’était pas une vieille femme ; mais les larmes l’avaient toute fanée.
— Qu’est-ce que vous voulez ? me demanda-t-elle en essuyant ses yeux.
— M’asseoir un moment et boire quelque chose…
Elle me regarda très étonnée, sans bouger de sa place, comme si elle ne comprenait pas.
— Ce n’est donc pas une auberge ici ?
La femme soupira :
— Si… c’est une auberge, si vous voulez… Mais pourquoi n’allez-vous pas en face comme les autres ?
C’est bien plus gai…
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— C’est trop gai pour moi… J’aime mieux rester chez vous.
Et, sans attendre sa réponse, je m’installai devant une table.
Quand elle fut bien sûre que je parlais sérieusement, l’hôtesse se mit à aller et venir d’un air très affairé,
ouvrant des tiroirs, remuant des bouteilles, essuyant des verres, dérangeant les mouches… On sentait que ce
voyageur à servir était tout un événement. Par moments la malheureuse s’arrêtait, et se prenait la tête comme
si elle désespérait d’en venir à bout.
Puis elle passait dans la pièce du fond ; je l’entendais remuer de grosses clefs, tourmenter des serrures,
fouiller dans la huche au pain, souffler, épousseter, laver des assiettes. De temps en temps, un gros soupir,
un sanglot mal étouffé…
Après un quart d’heure de ce manège, j’eus devant moi une assiettée de passerilles (raisins secs), un vieux
pain de Beaucaire aussi dur que du grès, et une bouteille de piquette.
— Vous êtes servi, dit l’étrange créature, et elle retourna bien vite prendre sa place devant la fenêtre.
Tout en buvant, j’essayai de la faire causer.
— Il ne vous vient pas souvent du monde, n’est-ce pas, ma pauvre femme ?
— Oh ! Non, monsieur, jamais personne… Quand nous étions seuls dans le pays, c’était différent : nous
avions le relais, des repas de chasse pendant le temps des macreuses, des voitures toute l’année… Mais
depuis que les voisins sont venus s’établir, nous avons tout perdu… Le monde aime mieux aller en face.
Chez nous, on trouve que c’est trop triste… Le fait est que la maison n’est pas bien agréable. Je ne suis pas
belle, j’ai les fièvres, mes deux petites sont mortes… Là-bas, au contraire, on rit tout le temps. C’est une
Arlésienne qui tient l’auberge, une belle femme avec des dentelles et trois tours de chaîne d’or au cou. Le
conducteur, qui est son amant, lui amène la diligence. Avec ça un tas d’enjôleuses pour chambrières…
Aussi, il lui en vient de la pratique ! Elle a toute la jeunesse de Bezouces, de Redessan, de Jonquières. Les
rouliers font un détour pour passer par chez elle… Moi, je reste ici tout le jour, sans personne, à me
consumer.
Elle disait cela d’une voix distraite, indifférente, le front toujours appuyé contre la vitre. Il y avait
évidemment dans l’auberge d’en face quelque chose qui la préoccupait…
Tout à coup, de l’autre côté de la route, il se fit un grand mouvement. La diligence s’ébranlait dans la
poussière. On entendait des coups de fouet, les fanfares du postillon, les filles accourues sur la porte qui
criaient :
— Adiousias !… adiousias !… et par là-dessus la formidable voix de tantôt reprenant de plus belle :
A pris son broc d’argent,
À l’eau s’en est allée ;
De là n’a vu venir
Trois chevaliers d’armée…
… À cette voix l’hôtesse frissonna de tout son corps, et, se tournant vers moi :
— Entendez-vous ? me dit-elle tout bas, c’est mon mari… N’est-ce pas qu’il chante bien ?
Je la regardai, stupéfait.
— Comment ? votre mari !… Il va donc là-bas, lui aussi ?
Alors elle, d’un air navré, mais avec une grande douceur :
— Qu’est-ce que vous voulez, monsieur ? Les hommes sont comme ça, ils n’aiment pas voir pleurer ; et moi
je pleure toujours depuis la mort des petites… Puis, c’est si triste cette grande baraque où il n’y a jamais
personne… Alors, quand il s’ennuie trop, mon pauvre José va boire en face, et comme il a une belle voix,
l’Arlésienne le fait chanter. Chut !… le voilà qui recommence.
Et, tremblante, les mains en avant, avec de grosses larmes qui la faisaient encore plus laide, elle était là
comme en extase devant la fenêtre à écouter son José chanter pour l’Arlésienne :
Le premier lui a dit :
« Bonjour, belle mignonne ! »
The Two Inns
I was returning from Nimes, one July afternoon. The heat was overwhelming. The scorching white road
stretched out as far as the eye could see, a dusty line, between gardens of olive trees and of scrub-oaks,
beneath a huge sun of dull silver, which filled the whole sky. Not a sign of shade, not a breath of wind.
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Nothing save the vibration of the hot air, and the shrill cry of the grasshoppers, a mad, deafening music, at a
hurried tempo, which seemed the very resonance of that boundless, luminous vibration? I had been walking
through this desert for two hours, when suddenly a group of white houses detached itself from the dust of the
road before me. It was what is called the relay of St. Vincent: five or six farmhouses, long, reroofed barns, a
watering-trough without water, in a clump of meager fig-trees and, on the outskirts of the hamlet, two large
inns looking at each other from opposite sides of the street.
There was something striking in the proximity of those two inns. On one side, a large new building, full of
life and animation, all the doors thrown open, the diligence stopping in front, the steaming horses being
unharnessed, the passengers drinking hastily on the road, in the short shadow of the walls; the courtyard
crowded with mules and vehicles; carters lying under the sheds, awaiting the cool of the evening. Within,
outcries, oaths, blows of fists on the tables, the clinking of glasses, the clicking of billiard-balls, the popping
of corks, and above all that uproar, a jovial, ringing voice, singing so loud that the windows shook:
" Pretty little Margoton, As soon as dawn was waking, Took her silver pitcher, And went off to the well."
The inn opposite, on the contrary, was silent and seemed deserted. Grass under the gateway, shutters broken,
over the door a rusty twig of holly hanging like an old plume, the door-step strewn with stones from the
road. It was all so poverty-stricken, so pitiful, that it seemed an act of charity to stop there and drink a glass.
On entering, I found a long room, deserted and dismal, which the dazzling light, entering
Through three curtainless windows, rendered even more dismal and deserted. A few rickety tables, on which
stood broken glasses dull with dust, a dilapidated billiard-table, holding out its four pockets as if asking
alms, a yellow couch, an old desk, slumbered there in an oppressive and unhealthy heat. And the flies! flies
everywhere! I had never seen so many: on the ceiling, clinging to the windows, in the glasses, in swarms.
When I opened the door, there was a buzzing, a humming of wings as if I were entering a hive.
At the end of the room, in a window-recess, there was a woman standing close to the window, busily
occupied in looking out. I called her twice:
**Ho there! Hostess!''
She turned slowly, and showed me the face of a poverty-stricken peasant woman, wrinkled and furrowed,
earth-coloured, framed by long lappets of rusty lace, such as the old women in our neighbourhood wear. She
was not an old woman, though; but much weeping had faded her completely:
**What do you want?" she asked, wiping her eyes.
*'To sit down a moment and drink something."
She gazed at me in amazement, without moving from her place, as if she did not understand me.
**Is n't this an inn."
The woman sighed.
'* Yes, it is an inn, if you choose. But why don't you go opposite, like all the rest ? It is much more lively."
''It is too lively for me. I prefer to stay here with you."
And without waiting for her reply, I seated myself at the table.
When she was quite sure that I was speaking seriously, the hostess began to go and come with a very busy
air, opening doors, moving bottles, wiping glasses, and disturbing the flies. It was clear that a guest to wait
upon was an important event. At times the unhappy creature would stop and take her head in her hands, as if
she despaired of ever accomplishing anything.
Then she went into the rear room; I heard her shaking great keys, fumbling with locks, looking into the
bread-box, blowing, dusting, washing plates. From time to time a deep sigh, a sob ill stifled.
After a quarter of an hour of this business, I had before me a plate of raisins, an old loaf of Beaucaire bread,
as hard as sandstone, and a bottle of sour new wine.
** You are served," said the strange creature; and she turned back at once to her place at the window.
As I drank, I tried to make her talk.
*' You don't often have people here; do you, my poor woman? "
*'0h, no! Never any one, monsieur. When we were alone here, it was different; we had the relay, we
provided hunt-dinners during the ducking season, and carriages all the year round. But since our neighbours
set up in business, we have lost everything. People prefer to go opposite. They consider it too dull here. It's a
fact that the house is not very pleasant. I am not good-looking, I have fever and ague, and my two little girls
are dead. Over yonder, on the contrary, they are laughing all the time. It is a woman from Aries who keeps
the inn, a handsome woman with laces, and three bands of gold beads round her neck. The driver of the
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diligence, who is her lover, takes it to her place. And then she has a lot of hussies for chambermaids, so that
she gets lots of custom! She has all the young men from Bezouces, Redessan, and Jonquieres. The carters go
out of their way to pass her house. And I stay here all day without a soul, eating my heart out."
She said this in a distraught, indifferent tone, with her forehead still resting against the glass. There was
evidently something which interested her at the inn opposite.
Suddenly, on the other side of the road there was a great commotion. The diligence moved off through the
dust. I heard the cracking of the whip, the postillion's bugle, and the girls who had run to the door calling
out:
'' Adiousias I adiousias ! '* And over it all the stentorian voice that I had heard before, beginning again,
louder than ever:
** She took her silver pitcher, and went off to the well; from there she could not see three soldiers drawing
near."
At that voice the hostess trembled in every limb, and, turning to me, she said in an undertone: '*Do you
hear? That's my husband. Does n't he sings well? "
I gazed at her in stupefaction.
**What. Your husband. Do you mean to say that he goes there too? "
Thereupon, with a heart-broken air, but with the utmost gentleness, she replied:
'* What can you expect, monsieur? Men are made that way; they don't like to see people cry; and I cry all
the time since my little girls died. And then this great barrack, where nobody ever comes, is so melancholy.
And so, when he is bored too much, my poor Jose goes across the road to drink, and as he has a fine voice,
the woman from Aries makes him sing. Hush! There he goes again."
And she stood there, as if in a trance, trembling, with her hands outstretched, and tears rolling down her
cheeks, which made her look uglier than ever, to hear her Jose singing for the woman from Aries:
** The first one said to her: ' Good day, my pretty dear! * " Monday Tales, (1873).
26. EN CAMARGUE.
I : LE DEPART
Grande rumeur au château. Le messager vient d’apporter un mot du garde, moitié en français, moitié en
provençal, annonçant qu’il y a eu déjà deux ou trois beaux passages de Galéjons, de Charlottines, et que les
oiseaux de prime non plus ne manquaient pas.
« Vous êtes des nôtres ! » m’ont écrit mes aimables voisins ; et ce matin, au petit jour de cinq heures, leur
grand break, chargé de fusils, de chiens, de victuailles, est venu me prendre au bas de la côte. Nous voilà
roulant sur la route d’Arles, un peu sèche, un peu dépouillée, par ce matin de décembre où la verdure pâle
des oliviers est à peine visible, et la verdure crue des chênes-kermès un peu trop hivernale et factice. Les
étables se remuent. Il y a des réveils avant le jour qui allument la vitre des fermes ; et dans les découpures de
pierre de l’abbaye de Montmajour, des orfraies encore engourdies de sommeil battent de l’aile parmi les
ruines. Pourtant nous croisons déjà le long des fossés de vieilles paysannes qui vont au marché au trot de
leurs bourriquets. Elles viennent de la Ville-des-Baux. Six grandes lieues pour s’asseoir une heure sur les
marches de Saint-Trophyme et vendre des petits paquets de simples ramassés dans la montagne !…
Maintenant voici les remparts d’Arles ; des remparts bas et crénelés, comme on en voit sur les anciennes
estampes où des guerriers armés de lances apparaissent en haut de talus moins grands qu’eux. Nous
traversons au galop cette merveilleuse petite ville, une des plus pittoresques de France, avec ses balcons
sculptés, arrondis, s’avançant comme des moucharabiés jusqu’au milieu des rues étroites, avec ses vieilles
maisons noires aux petites portes, moresques, ogivales et basses, qui vous reportent au temps de Guillaume
Court-Nez et des Sarrasins. À cette heure, il n’y a encore personne dehors. Le quai du Rhône seul est animé.
Le bateau à vapeur qui fait le service de la Camargue chauffe au bas des marches, prêt à partir. Des
ménagers en veste de cadis roux, des filles de La Roquette qui vont se louer pour des travaux des fermes,
montent sur le pont avec nous, causant et riant entre eux. Sous les longues mantes brunes rabattues à cause
de l’air vif du matin, la haute coiffure arlésienne fait la tête élégante et petite avec un joli grain d’effronterie,
une envie de se dresser pour lancer le rire ou la malice plus loin… La cloche sonne ; nous partons. Avec la
triple vitesse du Rhône, de l’hélice, du mistral, les deux rivages se déroulent. D’un côté c’est la Crau, une
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plaine aride, pierreuse. De l’autre, la Camargue, plus verte, qui prolonge jusqu’à la mer son herbe courte et
ses marais pleins de roseaux.
De temps en temps le bateau s’arrête près d’un ponton, à gauche ou à droite, à Empire ou à Royaume,
comme on disait au moyen âge, du temps du Royaume d’Arles, et, comme les vieux mariniers du Rhône
disent encore aujourd’hui. À chaque ponton, une ferme blanche, un bouquet d’arbres. Les travailleurs
descendent chargés d’outils, les femmes leur panier au bras, droites sur la passerelle. Vers Empire ou vers
Royaume peu à peu le bateau se vide, et quand il arrive au ponton du Mas-de-Giraud où nous descendons, il
n’y a presque plus personne à bord.
Le Mas-de-Giraud est une vieille ferme des seigneurs de Barbentane, où nous entrons pour attendre le garde
qui doit venir nous chercher. Dans la haute cuisine, tous les hommes de la ferme, laboureurs, vignerons,
bergers, bergerots, sont attablés, graves, silencieux, mangeant lentement, et servis par les femmes qui ne
mangeront qu’après. Bientôt le garde paraît avec la carriole. Vrai type à la Fenimore, trappeur de terre et
d’eau, garde-pêche et garde-chasse, les gens du pays l’appellent lou Roudeïroù (le rôdeur), parce qu’on le
voit toujours, dans les brumes d’aube ou de jour tombant, caché pour l’affût parmi les roseaux, ou bien
immobile dans son petit bateau, occupé à surveiller ses nasses sur les clairs (les étangs) et les
roubines(canaux d’irrigation). C’est peut-être ce métier d’éternel guetteur qui le rend aussi silencieux, aussi
concentré. Pourtant, pendant que la petite carriole chargée de fusils et de paniers marche devant nous, il nous
donne des nouvelles de la chasse, le nombre des passages, les quartiers où les oiseaux voyageurs se sont
abattus. Tout en causant, on s’enfonce dans le pays.
Les terres cultivées dépassées, nous voici en pleine Camargue sauvage. À perte de vue, parmi les pâturages,
des marais, des roubines, luisent dans les salicornes. Des bouquets de tamaris et de roseaux font des îlots
comme sur une mer calme. Pas d’arbres hauts. L’aspect uni, immense, de la plaine, n’est pas troublé. De loin
en loin, des parcs de bestiaux étendent leurs toits bas presque au ras de terre. Des troupeaux dispersés,
couchés dans les herbes salines, ou cheminant serrés autour de la cape rousse du berger, n’interrompent pas
la grande ligne uniforme, amoindris qu’ils sont par cet espace infini d’horizons bleus et de ciel ouvert.
Comme de la mer unie malgré ses vagues, il se dégage de cette plaine un sentiment de solitude,
d’immensité, accru encore par le mistral qui souffle sans relâche, sans obstacle, et qui, de son haleine
puissante, semble aplanir, agrandir le paysage. Tout se courbe devant lui. Les moindres arbustes gardent
l’empreinte de son passage, en restent tordus, couchés vers le sud dans l’attitude d’une fuite perpétuelle…
II : LA CABANE.
Un toit de roseaux, des murs de roseaux desséchés et jaunes, c’est la cabane. Ainsi s’appelle notre rendezvous de chasse. Type de la maison camarguaise, la cabane se compose d’une unique pièce, haute, vaste, sans
fenêtre, et prenant jour par une porte vitrée qu’on ferme le soir avec des volets pleins. Tout le long des
grands murs crépis, blanchis à la chaux, des râteliers attendent les fusils, les carniers, les bottes de marais.
Au fond, cinq ou six berceaux sont rangés autour d’un vrai mât planté au sol et montant jusqu’au toit auquel
il sert d’appui. La nuit, quand le mistral souffle et que la maison craque de partout, avec la mer lointaine et
le vent qui la rapproche, porte son bruit, le continue en l’enflant, on se croirait couché dans la chambre d’un
bateau.
Mais c’est l’après-midi surtout que la cabane est charmante. Par nos belles journées d’hiver méridional,
j’aime rester tout seul près de la haute cheminée où fument quelques pieds de tamaris. Sous les coups du
mistral ou de la tramontane, la porte saute, les roseaux crient, et toutes ces secousses sont un bien petit écho
du grand ébranlement de la nature autour de moi. Le soleil d’hiver fouetté par l’énorme courant s’éparpille,
joint ses rayons, les disperse. De grandes ombres courent sous un ciel bleu admirable. La lumière arrive par
saccades, les bruits aussi ; et les sonnailles des troupeaux entendues tout à coup, puis oubliées, perdues dans
le vent, reviennent chanter sous la porte ébranlée avec le charme d’un refrain… L’heure exquise, c’est le
crépuscule, un peu avant que les chasseurs n’arrivent. Alors le vent s’est calmé. Je sors un moment. En paix
le grand soleil rouge descend, enflammé, sans chaleur. La nuit tombe, vous frôle en passant de son aile noire
tout humide. Là-bas, au ras du sol, la lumière d’un coup de feu passe avec l’éclat d’une étoile rouge avivée
par l’ombre environnante. Dans ce qui reste de jour, la vie se hâte. Un long triangle de canards vole très bas,
comme s’ils voulaient prendre terre ; mais tout à coup la cabane, où le caleil est allumé, les éloigne : celui
qui tient la tête de la colonne dresse le cou, remonte, et tous les autres derrière lui s’emportent plus haut avec
des cris sauvages.
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Bientôt un piétinement immense se rapproche, pareil à un bruit de pluie. Des milliers de moutons, rappelés
par les bergers, harcelés par les chiens, dont on entend le galop confus et l’haleine haletante, se pressent vers
les parcs, peureux et indisciplinés. Je suis envahi, frôlé, confondu dans ce tourbillon de laines frisées, de
bêlements ; une houle véritable où les bergers semblent portés avec leur ombre par des flots bondissants…
Derrière les troupeaux, voici des pas connus, des voix joyeuses. La cabane est pleine, animée, bruyante. Les
sarments flambent. On rit d’autant plus qu’on est plus las. C’est un étourdissement d’heureuse fatigue, les
fusils dans un coin, les grandes bottes jetées pêle-mêle, les carniers vides, et à côté les plumages roux, dorés,
verts, argentés, tout tachés de sang. La table est mise ; et dans la fumée d’une bonne soupe d’anguilles, le
silence se fait, le grand silence des appétits robustes, interrompu seulement par les grognements féroces des
chiens qui lapent leur écuelle à tâtons devant la porte…
La veillée sera courte. Déjà près du feu, clignotant lui aussi, il ne reste plus que le garde et moi. Nous
causons, c’est-à-dire nous nous jetons de temps en temps l’un à l’autre des demi-mots à la façon des
paysans, de ces interjections presque indiennes, courtes et vite éteintes comme les dernières étincelles des
sarments consumés. Enfin le garde se lève, allume sa lanterne, et j’écoute son pas lourd qui se perd dans la
nuit…
III : A L’ESPERE ! (A L’AFFUT !)
L’espère ! Quel joli nom pour désigner l’affût, l’attente du chasseur embusqué, et ces heures indécises où
tout attend, espère, hésite entre le jour et la nuit. L’affût du matin un peu avant le lever du soleil, l’affût du
soir au crépuscule. C’est ce dernier que je préfère, surtout dans ces pays marécageux où l’eau des clairs
garde si longtemps la lumière…
Quelquefois on tient l’affût dans le negochin (le naye-chien), un tout petit bateau sans quille étroit, roulant
au moindre mouvement. Abrité par les roseaux, le chasseur guette les canards du fond de sa barque, que
dépassent seulement la visière d’une casquette, le canon du fusil et la tête du chien flairant le vent, happant
les moustiques, ou bien de ses grosses pattes étendues penchant tout le bateau d’un côté et le remplissant
d’eau. Cet affût-là est trop compliqué pour mon inexpérience. Aussi, le plus souvent, je vais à l’espère à
pied, barbotant en plein marécage avec d’énormes bottes taillées dans toute la longueur du cuir. Je marche
lentement, prudemment, de peur de m’envaser. J’écarte les roseaux pleins d’odeurs saumâtres et de sauts de
grenouilles…
Enfin, voici un îlot de tamaris, un coin de terre sèche où je m’installe. Le garde, pour me faire honneur, a
laissé son chien avec moi ; un énorme chien des Pyrénées à grande toison blanche, chasseur et pêcheur de
premier ordre, et dont la présence ne laisse pas que de m’intimider un peu. Quand une poule d’eau passe à
ma portée, il a une certaine façon ironique de me regarder en rejetant en arrière, d’un coup de tête à l’artiste,
deux longues oreilles flasques qui lui pendent dans les yeux ; puis des poses à l’arrêt, des frétillements de
queue, toute une mimique d’impatience pour me dire :
— Tire… tire donc !
Je tire, je manque. Alors, allongé de tout son corps, il bâille et s’étire d’un air las, découragé, et insolent…
Eh bien ! oui, j’en conviens, je suis un mauvais chasseur. L’affût, pour moi, c’est l’heure qui tombe, la
lumière diminuée, réfugiée dans l’eau, les étangs qui luisent, polissant jusqu’au ton de l’argent fin la teinte
grise du ciel assombri. J’aime cette odeur d’eau, ce frôlement mystérieux des insectes dans les roseaux, ce
petit murmure des longues feuilles qui frissonnent. De temps en temps, une note triste passe, et roule dans le
ciel comme un ronflement de conque marine. C’est le butor qui plonge au fond de l’eau son bec immense
d’oiseau-pêcheur et souffle… rrrououou ! Des vols de grues filent sur ma tête. J’entends le froissement des
plumes, l’ébouriffement du duvet dans l’air vif, et jusqu’au craquement de la petite armature surmenée. Puis,
plus rien. C’est la nuit, la nuit profonde, avec un peu de jour resté sur l’eau…
Tout à coup j’éprouve un tressaillement, une espèce de gêne nerveuse, comme si j’avais quelqu’un derrière
moi. Je me retourne, et j’aperçois le compagnon des belles nuits, la lune, une large lune toute ronde, qui se
lève doucement, avec un mouvement d’ascension d’abord très sensible, et se ralentissant à mesure qu’elle
s’éloigne de l’horizon.
Déjà un premier rayon est distinct près de moi, puis un autre un peu plus loin… Maintenant tout le marécage
est allumé. La moindre touffe d’herbe a son ombre. L’affût est fini, les oiseaux nous voient : il faut rentrer.
On marche au milieu d’une inondation de lumière bleue, légère, poussiéreuse ; et chacun de nos pas dans les
clairs, dans les roubines, y remue des tas d’étoiles tombées et des rayons de lune qui traversent l’eau
jusqu’au fond.
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IV : LE ROUGE ET LE BLANC.
Tout près de chez nous, à une portée de fusil de la cabane, il y en a une autre qui lui ressemble, mais plus
rustique. C’est là que notre garde habite avec sa femme et ses deux aînés : la fille, qui soigne le repas des
hommes, raccommode les filets de pêche ; le garçon, qui aide son père à relever les nasses, à surveiller les
martilières (vannes) des étangs. Les deux plus jeunes sont à Arles, chez la grand’mère ; et ils y resteront
jusqu’à ce qu’ils aient appris à lire et qu’ils aient fait leur bon jour (première communion), car ici on est trop
loin de l’église et de l’école, et puis l’air de la Camargue ne vaudrait rien pour ces petits. Le fait est que,
l’été venu, quand les marais sont à sec et que la vase blanche des roubines se crevasse à la grande chaleur,
l’île n’est vraiment pas habitable.
J’ai vu cela une fois au mois d’août, en venant tirer les hallebrands, et je n’oublierai jamais l’aspect triste et
féroce de ce paysage embrasé. De place en place, les étangs fumaient au soleil comme d’immenses cuves,
gardant tout au fond un reste de vie qui s’agitait, un grouillement de salamandres, d’araignées, de mouches
d’eau cherchant des coins humides. Il y avait là un air de peste, une brume de miasmes lourdement flottante
qu’épaississaient encore d’innombrables tourbillons de moustiques. Chez le garde, tout le monde grelottait,
tout le monde avait la fièvre, et c’était pitié de voir les visages jaunes, tirés, les yeux cerclés, trop grands, de
ces malheureux condamnés à se traîner, pendant trois mois, sous ce plein soleil inexorable qui brûle les
fiévreux sans les réchauffer… Triste et pénible vie que celle de garde-chasse en Camargue ! Encore celui-là
a sa femme et ses enfants près de lui ; mais à deux lieues plus loin, dans le marécage, demeure un gardien de
chevaux qui, lui, vit absolument seul d’un bout de l’année à l’autre et mène une véritable existence de
Robinson. Dans sa cabane de roseaux, qu’il a construite lui-même, pas un ustensile qui ne soit son ouvrage,
depuis le hamac d’osier tressé, les trois pierres noires assemblées en foyer, les pieds de tamaris taillés en
escabeaux, jusqu’à la serrure et la clé de bois blanc fermant cette singulière habitation.
L’homme est au moins aussi étrange que son logis. C’est une espèce de philosophe silencieux comme les
solitaires, abritant sa méfiance de paysan sous d’épais sourcils en broussailles. Quand il n’est pas dans le
pâturage, on le trouve assis devant sa porte, déchiffrant lentement, avec une application enfantine et
touchante, une de ces petites brochures roses, bleues ou jaunes, qui entourent les fioles pharmaceutiques
dont il se sert pour ses chevaux. Le pauvre diable n’a pas d’autre distraction que la lecture, ni d’autres livres
que ceux-là. Quoique voisins de cabane, notre garde et lui ne se voient pas. Ils évitent même de se
rencontrer. Un jour que je demandais au roudeïroù la raison de cette antipathie, il me répondit d’un air
grave :
— C’est à cause des opinions… Il est rouge, et moi je suis blanc.
Ainsi, même dans ce désert dont la solitude aurait dû les rapprocher, ces deux sauvages, aussi ignorants,
aussi naïfs l’un que l’autre, ces deux bouviers de Théocrite, qui vont à la ville à peine une fois par an et à qui
les petits cafés d’Arles, avec leurs dorures et leurs glaces, donnent l’éblouissement du palais des Ptolémées,
ont trouvé moyen de se haïr au nom de leurs convictions politiques !
V : LE VACCARES.
Ce qu’il y a de plus beau en Camargue, c’est le Vaccarès. Souvent, abandonnant la chasse, je viens
m’asseoir au bord de ce lac salé, une petite mer qui semble un morceau de la grande, enfermé dans les terres
et devenu familier par sa captivité même. Au lieu de ce desséchement, de cette aridité qui attristent
d’ordinaire les côtes, le Vaccarès, sur son rivage un peu haut, tout vert d’herbe fine, veloutée, étale une flore
originale et charmante : des centaurées, des trèfles d’eau, des gentianes, et ces jolies saladelles, bleues en
hiver, rouges en été, qui transforment leur couleur au changement d’atmosphère, et dans une floraison
ininterrompue marquent les saisons de leurs tons divers.
Vers cinq heures du soir, à l’heure où le soleil décline, ces trois lieues d’eau sans une barque, sans une voile
pour limiter, transformer leur étendue, a un aspect admirable. Ce n’est plus le charme intime des clairs, des
roubines, apparaissant de distance en distance entre les plis d’un terrain marneux sous lequel on sent l’eau
filtrer partout, prête à se montrer à la moindre dépression du sol. Ici, l’impression est grande, large. De loin,
ce rayonnement de vagues attire des troupes de macreuses, des hérons, des butors, des flamants au ventre
blanc, aux ailes roses, s’alignant pour pêcher tout le long du rivage, de façon à disposer leurs teintes diverses
en une longue bande égale ; et puis des ibis, de vrais ibis d’Égypte, bien chez eux dans ce soleil splendide et
ce paysage muet. De ma place, en effet, je n’entends rien que l’eau qui clapote, et la voix du gardien qui
rappelle ses chevaux, dispersés sur le bord. Ils ont tous des noms retentissants : « Cifer !… (Lucifer)…
La capacité d’un homme à traiter des problèmes dépend du nombre de problème qu’il a déjà traité.
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L’Estello !… L’Estournello !… » Chaque bête, en s’entendant nommer, accourt, la crinière au vent, et vient
manger l’avoine dans la main du gardien…
Plus loin, toujours sur la même rive, se trouve une grande manado (troupeau) de bœufs paissant en liberté
comme les chevaux. De temps en temps, j’aperçois au-dessus d’un bouquet de tamaris l’arête de leurs dos
courbés, et leurs petites cornes en croissant qui se dressent. La plupart de ces bœufs de Camargue sont
élevés pour courir dans les ferrades, les fêtes de villages ; et quelques-uns ont des noms déjà célèbres par
tous les cirques de Provence et de Languedoc. C’est ainsi que la manado voisine compte entre autres un
terrible combattant appelé le Romain, qui a décousu je ne sais combien d’hommes et de chevaux aux courses
d’Arles, de Nîmes, de Tarascon. Aussi ses compagnons l’ont-ils pris pour chef ; car dans ces étranges
troupeaux les bêtes se gouvernent elles-mêmes, groupées autour d’un vieux taureau qu’elles adoptent
comme conducteur. Quand un ouragan tombe sur la Camargue, terrible dans cette grande plaine où rien ne le
détourne, ne l’arrête, il faut voir la manado se serrer derrière son chef, toutes les têtes baissées tournant du
côté du vent ces larges fronts où la force du bœuf se condense. Nos bergers provençaux appellent cette
manœuvre : vira la bano au giscle — tourner la corne au vent. Et malheur aux troupeaux qui ne s’y
conforment pas ! Aveuglée par la pluie, entraînée par l’ouragan, la manado en déroute tourne sur elle-même,
s’effare, se disperse, et les bœufs éperdus, courant devant eux pour échapper à la tempête, se précipitent
dans le Rhône, dans le Vaccarès ou dans la mer.
27. NOSTALGIE DE CASERNES.
Ce matin, aux premières clartés de l’aube, un formidable roulement de tambour me réveille en sursaut…
Ran plan plan ! Ran plan plan !…
Un tambour dans mes pins à pareille heure !… Voilà qui est singulier, par exemple.
Vite, vite, je me jette à bas de mon lit et je cours ouvrir la porte.
Personne ! Le bruit s’est tu… Du milieu des lambrusques mouillées, deux ou trois courlis s’envolent en
secouant leurs ailes… Un peu de brise chante dans les arbres… Vers l’orient, sur la crête fine des Alpilles,
s’entasse une poussière d’or d’où le soleil sort lentement… Un premier rayon frise déjà le toit du moulin. Au
même moment, le tambour, invisible, se met à battre aux champs sous le couvert… Ran… plan… plan, plan,
plan.
Le diable soit de la peau d’âne ! Je l’avais oubliée. Mais enfin, quel est donc le sauvage qui vient saluer
l’aurore au fond des bois avec un tambour ?… J’ai beau regarder, je ne vois rien… rien que les touffes de
lavande, et les pins qui dégringolent jusqu’en bas sur la route… Il y a peut-être par-là dans le fourré quelque
lutin caché en train de se moquer de moi… C’est Ariel, sans doute, ou maître Puck. Le drôle se sera dit, en
passant devant mon moulin :
— Ce Parisien est trop tranquille là-dedans, allons lui donner l’aubade.
Sur quoi, il aura pris un gros tambour, et… ran plan plan !… ran plan plan !… Te tairas-tu gredin de Puck !
tu vas réveiller mes cigales.
Ce n’était pas Puck.
C’était Gouguet François, dit Pistolet, tambour au 31e de ligne, et pour le moment en congé de semestre.
Pistolet s’ennuie au pays, il a des nostalgies, ce tambour, et — quand on veut bien lui prêter l’instrument de
la commune — il s’en va, mélancolique, battre la caisse dans les bois, en rêvant de la caserne du PrinceEugène.
C’est sur une petite colline verte qu’il est venu rêver aujourd’hui… Il est là, debout contre un pin, son
tambour entre ses jambes et s’en donnant à cœur joie… Des vols de perdreaux effarouchés partent à ses
pieds sans qu’il s’en aperçoive. La férigoule embaume autour de lui, il ne la sent pas.
Il ne voit pas non plus les fines toiles d’araignée qui tremblent au soleil entre les branches, ni les aiguilles de
pin qui sautillent sur son tambour. Tout entier à son rêve et à sa musique, il regarde amoureusement voler
ses baguettes, et sa grosse face niaise s’épanouit de plaisir à chaque roulement.
Ran plan plan ! Ran plan plan !…
« Qu’elle est belle, la grande caserne, avec sa cour aux larges dalles, ses rangées de fenêtres bien alignées,
son peuple en bonnet de police, et ses arcades basses plaines du bruit des gamelles !… »
Ran plan plan ! Ran plan plan !…
La capacité d’un homme à traiter des problèmes dépend du nombre de problème qu’il a déjà traité.
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« Oh ! L’escalier sonore, les corridors peints à la chaux, la chambrée odorante, les ceinturons qu’on astique,
la planche au pain, les pots de cirage, les couchettes de fer à couverture grise, les fusils qui reluisent au
râtelier ! »
Ran plan plan ! Ran plan plan !
« Oh ! les bonnes journées du corps de garde, les cartes qui poissent aux doigts, la dame de pique hideuse
avec des agréments à la plume, le vieux Pigault-Lebrun dépareillé qui traîne sur le lit de camp !… »
Ran plan plan ! Ran plan plan !
« Oh ! les longues nuits de faction à la porte des ministères, la vieille guérite où la pluie entre, les pieds qui
ont froid !… les voitures de gala qui vous éclaboussent en passant !… Oh ! la corvée supplémentaire, les
jours de bloc, le baquet puant, l’oreiller de planche, la diane froide par les matins pluvieux, la retraite dans
les brouillards à l’heure où le gaz s’allume, l’appel du soir où l’on arrive essoufflé ! »
Ran plan plan ! Ran plan plan !
« Oh ! le bois de Vincennes, les gros gants de coton blanc, les promenades sur les fortifications… Oh ! la
barrière de l’École, les filles à soldats, le piston du Salon de Mars, l’absinthe dans les bouisbouis, les
confidences entre deux hoquets, les briquets qu’on dégaîne, la romance sentimentale chantée une main sur le
cœur !… »
Rêve, rêve, pauvre homme ! Ce n’est pas moi qui t’en empêcherai… ; tape hardiment sur ta caisse, tape à
tours de bras. Je n’ai pas le droit de te trouver ridicule.
Si tu as la nostalgie de ta caserne, est-ce que, moi, je n’ai pas la nostalgie de la mienne ?
Mon Paris me poursuit jusqu’ici comme le tien. Tu joues du tambour sous les pins, toi ! Moi, j’y fais de la
copie… Ah ! les bons Provençaux que nous faisons ! Là-bas, dans les casernes de Paris, nous regrettions nos
Alpilles bleues et l’odeur sauvage des lavandes ; maintenant, ici, en pleine Provence, la caserne nous
manque, et tout ce qui la rappelle nous est cher !…
Huit heures sonnent au village. Pistolet, sans lâcher ses baguettes, s’est mis en route pour rentrer… On
l’entend descendre sous le bois, jouant toujours… Et moi, couché dans l’herbe, malade de nostalgie, je crois
voir, au bruit du tambour qui s’éloigne, tout mon Paris défiler entre les pins…
Ah ! Paris !… Paris !… Toujours Paris !
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