Au temps d`Idi Amin Dada Souffle de glace

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Au temps d`Idi Amin Dada Souffle de glace
Dimanche 11 février 2007 / Page
[ Carnets
Blanchard en dilettante
Que ceux qui jusque-là ignoraient André Blanchard se rassurent, ils
n’étaient pas les seuls. La faute est d’autant plus inexcusable que l’auteur
est de sacrée qualité. Cette coulpe battue, on objectera que ledit Blanchard
n’a jamais fait donner le tambour pour qu’on parle de lui. Une discrétion
qui fait partie de son équation personnelle. Se commettre le moins possible
avec le microcosme littéraire, surtout n’appartenir à personne, et du fond
de sa province – il voit tous les jours Vesoul et ses splendeurs – noircir ses
carnets d’aphorismes cinglants, d’articulets cyniques, de coups de griffes
vachards, parfois de caresses bienvenues… Le genre est difficile, encombré par les figures de Jules Renard ou de Léautaud. Mais Contrebande,
que nous donne à lire le dilettante et qui couvre la période allant de 2003
à 2005, n’en souffre aucunement. Blanchard s’y empare de tous les sujets,
de Marco Pantani à Saddam Hussein. Il cite Bernanos, Mauriac, Godard,
relit Proust, interroge le temps qu’il fait. Puis brocarde Finkielkraut, sanctifie le spleen, assassine les FRAC « où se niche la crème de l’art contemporain dans toute sa panoplie de petit terroriste… » Comme il s’est donné
les moyens de sa liberté, il peut frapper de taille et d’estoc, embrocher les
hypocrisies, rire des vanités. Le regard est celui d’un sceptique amer, à
l’occasion enjoué, la plume celle d’un styliste exigeant, un rien précieux.
Mais le plus jubilatoire peut-être, c’est l’obligation faite au lecteur consentant de réagir à une pensée aussi sauvage. Contrebande provoque le sourire, l’enthousiasme et l’instant d’après le refus, l’irritation. Une gymnastique ardue mais délicieuse.
[ DVD
7
Chez les artistes de Montparnasse
C’était le bon vieux temps de
l’ORTF. Une époque bénie où
Jean-Marie Drot, réalisateur et
producteur originaire de Nancy,
pouvait arpenter Montparnasse
pendant des mois pour y recueillir les témoignages de ceux
qui animèrent ce "village des artistes" durant la première moitié
du XXe siècle.
Au hasard d’un atelier ou sous
les lustres de la Coupole, de la
Rotonde ou du Dôme, peintres,
sculpteurs, écrivains, poètes,
photographes et comédiens ouvraient l’armoire aux souvenirs.
Des noms ? Man Ray, Giacometti, Cocteau, Prévert, Cendrars, Brassaï, Aragon, Elsa
Triolet, Duchamp, Miro, Chagall…
Ils sont plus de 150 à figurer
au générique des 14 émissions
de ces Heures chaudes de
Montparnasse qui furent diffusées – chose impensable aujourd’hui – en "prime time" au début
des années 60.
Puis reprises en 1980, avant de
faire l’objet de deux somptueux
coffrets de 3 DVD (Doriane
Films) agrémentés chacun d’un
livret de 16 pages. Une promenade nostalgique au fil d’un
quartier désormais disparu et sur
lequel soufflait un vent vivifiant
de chaleur, de liberté et d’amour
de l’art malgré des conditions de
vie souvent précaires.
Et un sacré exemple d’une télévision qui savait alors être intelligente.
M. B.
Michel GENSON
[ Blues
[ Cinéma
Au temps d’Idi Amin Dada
Documentariste de renom, Kevin Macdonald se tourne vers la fiction avec Le dernier
roi d’Ecosse pour mieux cerner la personnalité fantasque du dictateur ougandais
Idi Amin Dada.
par Michel BITZER
L
Crossroads live
Le blues en concert, comme pour le jazz,
c’est quand même ce qui se fait de mieux côté
vibrations. Live on 75 Interstate de Larry McCray (Diexiefrog), réalisé en live dans un club
de Detroit (Illinois), nous en offre une excellente illustration. Tout en groove et en puissance, Larry intègre l’énergie du rock dans un
feeling blues et soul. Originaire de l’Arkansas,
cet excellent guitariste revendique les influences de Freddy, Albert et BB King, mais
également d’Ike et Tina Turner, Ray Charles,
Steve Wonder. Plein de feeling, d’inspiration,
l’auteur de Delta Hurricane nous offre un véritable festival sur sa guitare Gibson Flying V.
Son ami Lucky Perterson chante et joue à
l’orgue Hammond sur Four Little Boys.
Kenny Wayne Sheperd, lui, fait partie avec
Jonny Lang (et Erick Starczan dans notre région) de la jeune génération des guitar heroes
du blues, dans la lignée du regretté Steve Ray
Vaughan. Mais il a le respect des anciens, le
goût et la culture des racines du blues comme en
témoigne l’album Ten days out, Blues from the
Backroads (Reprise Records), une tournée de
10 jours en live courant juin 2004 des monuments du blues comme BB King (sublime, la
version de The Thrill is gone !), Clarence Gathemouth Brown (décédé à la Nouvelle Orléans
après le passage de l’ouragan Katrina), Hubert
Sumlin, Pinetop Perkins, Honeyboy Edwards,
Bryan Lee que l’on retrouve également en complément DVD de l’album dans le film de la
tournée réalisé par Kenny Wayne Sheperd himself.
Petite piqûre de rappel, enfin, pour ceux qui
seraient passés à côté, il est toujours temps et
urgent de vous procurer le double DVD Crossroads, guitar festival, (Warner/Reprise) organisé par Eric Clapton au Cotton Bowl de Dallas,
Texas en juin 2004 dans le cadre de sa fondation
Antigua contre l’alcool et les drogues. L’affiche
est éblouissante avec, autour d’Eric Slowhand
Clapton, Robert Lockwood, BB King, Robert
Cray, Buddy Guy, Jimmie Vaughan, Jonny
Lang, JJ Cale, ZZ Top, Carlos Santana, James
Taylor, Joe Walsh, John Mc Laughlin…
Francis KOCHERT
ES crocodiles ougandais
ne chômaient pas à
l’époque du général Idi
Amin Ada. Toujours un cadavre
à se mettre sous la dent, puisque
le dictateur de Kampala privilégiait cette méthode expéditive
pour faire disparaître les victimes de sa mégalomanie meurtrière. 300 à 500 000 durant les
huit années de règne de cet Ubu
africain ! Autoproclamé "président à vie" après avoir renversé
Milton Obote en janvier 1971,
l’ancien lieutenant de l’Armée
britannique – et champion national de boxe – allait instaurer
un régime de terreur avec ses fameux escadrons de la mort chargés d’éliminer tous les opposants.
« Pourtant, nous avons découvert avec surprise que
beaucoup de gens ont encore
du respect pour lui. Les Occidentaux ne comprennent pas
qu’il était perçu là-bas
comme quelqu’un d’extraordinaire, même s’il usait des
pires violences. Au début, les
gens le trouvaient chaleureux
et drôle. Il a commencé avec
les meilleures intentions du
monde, avant d’être dominé
par ses propres faiblesses de
caractère. Et toutes ces
contradictions sont fascinantes », explique Kevin Macdonald, dont l’adaptation du
roman de Giles Foden Le dernier roi d’Ecosse sort mercredi
dans les salles obscures.
Trente ans après le long-métrage en forme d’autoportrait
que lui avait consacré Barbet
Schroeder, Amin Dada est
Son
interprétation
du tyran
de Kampala
a déjà valu
à Forest
Whitaker le
Goden Globe
du meilleur
acteur
dans un film
dramatique.
En attendant
un Oscar
le 25 février ?
donc de retour sur les écrans.
« Mais c’est avant tout un
film sur la rencontre entre
deux personnages et sur
l’étrange relation qui se noue
entre un jeune docteur écossais et un homme qui devient
peu à peu un dictateur », précise le réalisateur qui se forgea
une solide réputation de documentariste grâce à Un jour en
septembre – qui relatait la prise
d’otages perpétrée durant les
Jeux Olympiques de Munich –,
avant de mêler déjà la réalité et
la fiction dans La mort suspen-
due, l’histoire de deux alpinistes britanniques en perdition
dans les Andes.
En attendant de revenir au
documentaire avec L’ennemi
de mon ennemi qui évoquera
les relations ambiguës de
Klaus Barbie avec les services
secrets occidentaux, Kevin
Macdonald nous entraîne donc
sur les rives du lac Victoria
dans les années soixante-dix.
Son diplôme de médecin tout
juste en poche, Nicholas Garrigan (James McAvoy) y débarque pour une mission hu-
[ Livres
dera. Mais un matin, si les gamins rentrent à la maison
dans la voiture du shérif, ce
n’est pas qu’ils ont commis
quelque bêtise, encore, c’est
que la neige est trop haute et
l’école fermée, et que le représentant de la loi a une annonce à communiquer à la famille. A Jessup Dolly, le
disparu, en particulier. Jessup
Dolly qui a bénéficié d’une
mise en liberté conditionnelle
et doit se présenter au tribunal le jour du jugement, sous
peine de voir ses biens
confisqués – sa maison, ses
bois, ses terres.
Mais Jessup a disparu. Et
c’est très mauvais signe. Sans
doute, ce n’est pas la première fois, mais il faut savoir
que Jessup est un des
meilleurs fabricants de
blanche de ces montagnes, à
plusieurs miles à la ronde, et
ce détail fait sans doute que
sa disparition prend des allures plutôt noirâtres. C’est ce
que va tenter d’élucider Ree.
Qui chausse ses rangers,
passe le « manteau de
Mémé » sur sa robe à trois
cents et s’en va dans l’hiver à
la recherche du père disparu,
à la recherche de son cadavre
s’il le faut – ce qui serait
bien possible – pour sauver
la maison, le toit, le terrier familial. C’est une Dolly. Elle a
de qui tenir, le sang qu’il faut.
Même ses oncles les plus
durs le lui reconnaissent.
Même ceux d’en face – ceux
et celles – qui n’hésitent pas
dans un premier sursaut à la
rouer vive jusqu’à la laisser
quasi morte. Mais il faudrait
que le monde s’écroule sous
ses pas pour arrêter Ree en
marche, lancée têtue et hargneuse au travers des froidures. Jusqu’au bout, tant
qu’une once de force la tient
debout. Jusqu’à la conclusion
– quelle qu’elle soit.
Dire que ce roman apporte
une bouffée d’air pur dans la
production habituelle tient
bien sûr de la litote facile.
C’est de l’air glacé. Revigorant au possible. Qui vous
brûle la gorge et les poumons
de ses cristaux à chaque inspiration. Daniel Woodrell est
une signature qui compte
grandement, à inscrire aux
côtés des plus prestigieuses de
Daniel WOODRELL
la littérature noire (de roman
noir). Un type qui a écrit La
fille aux cheveux rouge tomate (Rivages) ne peut décidément pas être mauvais.
Δ Un hiver de glace par
Daniel Woodrell –
Rivages thriller
P. P.
Puisque nous sommes chez
Rivages, sans attendre, pour
accompagner, un James Lee
Burke : Jolie Blon’s Bounce.
James Lee Burke dont le magistral Dans la brume électrique avec les morts confédérés va être porté à l’écran par
Bertrand Tavernier avec
Tommy Lee Jones. Oui monsieur.
Photo © Gille PLAZY / OPALE
Ree attend. Elle a seize ans,
c’est une dure. Ici c’est un
minimum, mieux vaut être
une dure à seize ans, dans ces
contrées ébouriffées où règnent sur les versants escarpés quelques familles plus
âpres et rugueuses que les
paysages dans lesquels elles
survivent. Au nombre de ces
familles calamiteuses, les
Dolly. Ree est de cette sèvelà. Des oncles, des tantes, des
cousins à la pelle. Pas un de
ces gens-là qui n’aient un
jour eu affaire à la justice, ou
ceux qui sont passés à travers
sont encore trop jeunes ou la
justice et l’ordre et la loi ne
connaissent pas leur existence. Car il vaut mieux en
avoir, également, de ce côtélà de la barrière, pour se risquer dans ces contrées.
Ree attend, dans le froid de
l’hiver, le bois qui manque
pour chauffer la maison, la
nourriture qui manque pour
remplir les ventres des deux
frères. Quand elle en aura
l’âge, elle s’engagera dans
l’armée. Elle quittera cet
enfer et ces hordes de cinglés
qui l’occupent. Elle s’éva-
Δ On reverra aussi
avec intérêt Général
Idi Amin Dada,
le captivant
documentaire
de Barbet Schroeder
réédité dans un coffret
de trois DVD consacré
au cinéaste
(Carlotta Films).
Dernière croisade
Souffle de glace
Tous les jours sont plus ou
moins maudits dans cette région-là des Ozarks, étroites
vallées d’enfer qui valent bien
en noirceurs toutes les banlieues du monde, campagnes
morbides et sauvages dont le
bon ton en crapulerie veut
qu’on ne parle jamais, la prudence veut qu’on évite, qu’on
s’en s’écarte, pays gluants autant qu’acérés dont les habitants sont des bouseux, tandis
que les habitants des banlieues
et villes en vogue citées plus
haut et dont les romans noirs
font leurs terreaux sont plus
ordinairement, et banalement,
considérés comme des mauvais garçons.
Un jour maudit entre tous,
Jessup Dolly s’en va. Au volant de sa mauvaise voiture il
s’éloigne sur le mauvais chemin creux, il a promis de revenir bientôt, il a promis de revenir avec un gros sac de
billets. Une fortune. Un gros
sac rempli de billets qui tirera
de la misère sa famille, trois
enfants, Ree, la grande fille,
les deux fils, son épouse folle
enfermée en elle-même.
Mais il ne revient pas.
manitaire. Mais le hasard d’un
accident de la route va le propulser dans l’entourage immédiat d’Idi Amin Dada (Forest
Whitaker) et faire du jeune
Ecossais le toubib personnel
du tyran, en même temps que
le témoin privilégié de ses
crimes.
L’occasion d’approcher les
cercles du pouvoir et de se
mêler aux fêtes somptueuses
données à Kampala attire forcément le jeune homme, surtout qu’Amin Dada affiche un
charisme qui le séduit. Mais
quand Nicholas se trouve brutalement confronté à la barbarie en vigueur dans cette
Afrique des grands lacs guère
avare de massacres en tout
genre, le film bascule dans la
noirceur absolue. Avec pour
héros un pantin pitoyable qui
se vautre dans le sang de ses
compatriotes, même si Kevin
Macdonald traque la moindre
trace d’humanité chez Amin
Dada.
« Il était drôle et intelligent. Il était aussi paranoïaque et brutal. Il avait des
qualités et des défauts, et
c’est ce paradoxe vivant qui
a fasciné et trompé les médias dans les années soixantedix, notamment britanniques
et français », soutient le cinéaste qui entendait « montrer
l’homme
derrière
le
monstre ». Grâce à un époustouflant Forest Whitaker dans
le rôle du despote sanguinaire,
il parvient à ses fins avec ce
film tourné sur les lieux authentiques de cette lugubre
page d’histoire. Et l’image saturée à l’extrême comme la
bande musicale ensoleillée
renforcent encore le dépaysement, pour mieux plonger le
spectateur dans ce cauchemar
éveillé.
Lorsque Maurice G. Dantec, auteur
de polar et de science-fiction applaudi, commence son journal polémique en 1999 à l’occasion de sa migration au Canada, la presse découvre
un virulent pamphlétaire qu’elle étiquette immédiatement néo-réac halluciné. Sept ans plus tard le troisième
tome du Théâtre des Opérations
(2002-2006) paraît chez Albin Michel sous le titre American Black
Box, et clos l’exercice diariste de
l’auteur.
Comme les précédents, c’est un torrent furieux de verbe en liberté qui
gronde 690 pages durant. Dans un
patchwork de notes plus ou moins
longues, de citations et d’aphorismes,
de poèmes et de samples in extenso de
textes piochés sur le web, on navigue
au gré du chaos créateur d’un esprit
survolté, au cœur de la fabrique de
l’œuvre, dans l’atelier mental de
l’écrivain. C’est toutefois un ouvrage
à réserver à un œil averti, et qu’il faut
faire dialoguer avec l’œuvre de fiction
de Dantec pour en saisir tout l’intérêt.
L’outrance étant le privilège du
pamphlet, l’auteur y a recours généreusement pour assassiner ses ennemis préférés (les « nazislamistes », les
« talibanlieusards », la « presse de
gôche », les « droit-de-l’hommistes »
et des dizaines de personnalités historiques et médiatiques), à coups d’insultes, d’anathèmes et d’imprécations.
Dantec se réaffirme chrétien, sioniste
et pro-américain. Il commente l’ac-
tualité internationale vue par le
prisme de ses opinions, développe sa
critique philosophique de la modernité, revisite l’histoire de la chrétienté
et de ses textes. Une réflexion globale
qui tente l’élaboration d’une « théorie
du principe du Monde » avec pour but
avoué l’éclosion d’une « théorie de la
littérature ».
Car c’est bien de littérature qu’il
s’agit. Les plus belles pages se nichent
entre deux vociférations, exposant au
lecteur courageux le noyau dur du talent de Dantec. Autour des notions de
néant, de langage et de fiction, rapportées à son histoire personnelle, il met
en place un jeu de correspondance qui
offre une clef pour une compréhension
plus large de son œuvre romanesque.
Six romans qui ne sont pas de simples
produits culturels divertissants, mais
qui donnent à voir la véritable mutation du sujet Dantec à l’aune de la mutation de la société, et le devenir d’un
authentique écrivain à des années-lumière de la posture des médiocres
écrivants qui encombrent les rentrées
littéraires. On lit Dantec comme on lit
Philippe Muray, Michel Houellebecq,
Pierre Mérot, Patrick Declerck, et la
revue Ligne de Risque, pour sentir vaciller le monde autour de soi, voir
voler en éclat les apparences et
prendre une autre mesure de ce que
peut être un homme, cette minuscule
et gigantesque singularité.
Jean-Baptiste DEFAUT