Préface

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Préface
Besançon-Cluny : aller-retour
Cet ouvrage présente des textes réunis suite au colloque « Linguistique
& Littérature, Cluny 40 ans après » organisé à Besançon en octobre 2007. Il
est consacré aux liens historiques et contemporains entre ces deux
disciplines. Il adopte une perspective résolument interdisciplinaire qui
entend ainsi relativiser l’opposition traditionnelle entre les deux pratiques,
avec l’idée de répondre à la question suivante : que s’est-il passé en
quarante ans, après le colloque de 1968 qui avait rassemblé des chercheurs
tels que Jean Peytard, Julia Kristeva, Philippe Sollers, Michel Arrivé, JeanPierre Colin, Henri Meschonnic, pour ne citer qu’eux ? En intitulant le
colloque « Linguistique & littérature, Cluny 40 ans après », nous avons
voulu faire écho à celui de 1968, qui avait joué un rôle important dans la
promotion des premières alliances entre les deux disciplines, linguistique et
littérature.
Le collectif présentant cet ouvrage s’est construit dans le but d’exposer
et d’analyser l’intérêt de l’intersection entre la littérature et la linguistique,
les enjeux des concepts transitionnels, envisagés dans leur dynamique
interdisciplinaire. Il s’agit aussi d’impulser une réflexion sur l’apport
potentiel des connaissances dans l’approche des textes et des discours du
point de vue des deux disciplines.
Pourquoi une telle initiative ? Les années soixante et soixante-dix ont
donné un nouveau souffle aux collaborations entre linguistes et littéraires,
loin des multiples cloisonnements des champs de savoirs. Pourtant, il reste
aujourd’hui encore des résistances à la conjonction de la linguistique et de
la littérature, surtout en France, où ces disciplines sont encore loin l’une de
l’autre dans les découpages classiques au sein de l’institution académique.
Aussi, une fois la période structuraliste passée, certains voient les deux
champs se distancier davantage.
Plusieurs problématiques, envisagées comme source d’interaction entre
ces deux champs disciplinaires, se sont imposées : quelle est l’influence du
débat intellectuel des années soixante et soixante-dix autour des travaux de
Greimas, Barthes, Bakhtine, Kristeva, Todorov, Genette et Peytard sur les
théories récentes de la lecture et de l’interprétation des textes ? Quel regard
les deux disciplines portent-elles l’une sur l’autre, et comment leur
métadiscours en témoigne-t-il ? Quelle est la place aujourd’hui du texte
littéraire dans l’enseignement de la linguistique, et des méthodes
linguistiques chez les littéraires ? Que devient le couple texte-discours par
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rapport à ce qu’on appelle aujourd’hui les corpus ? Quels sont à l’âge
numérique les enjeux et les objets de la stylistique ? Comment les deux
disciplines intègrent-elles le social dans le discours à l’analyse des textes ?
Quel regard porte-t-on aujourd’hui des deux côtés sur le rôle de l’analyse de
discours comme discipline fédératrice ?
Le colloque a accueilli non seulement des spécialistes dans les deux
domaines et d’autres domaines voisins, mais également des chercheurs
ayant participé au premier colloque Cluny de 1968 comme Michel Arrivé et
Michel Apel-Muller.
L’article de M. Apel-Muller, en préambule de cet ouvrage, est un des
rares documents historiques sur la genèse de l’idée et sur l’organisation de
la première conférence « Linguistique & Littérature » de Cluny 1968 et du
colloque « Littérature et idéologies, Colloque de Cluny II » de 1970.
L’auteur, qui était un des investigateurs et principaux organisateurs du
colloque de 1968, a également été invité d’honneur à notre conférence de
2007. Il convient ici de souligner que les liens avec le PCF et l’implication
politique décrite par M. Apel-Muller en 1968 n’ont pas eu lieu en 2007, et
que cet ouvrage, ainsi que notre retour sur Cluny, restent exclusivement
linguistiques et littéraires.
Il peut sembler aventureux de consacrer un ouvrage à un sujet qui a
l’inconvénient de poser des questions de nature à séparer les théoriciens.
Certains ne manqueraient pas de contester cette alliance. Au moment où les
frontières ont tendance à reculer entre ce qui est littéraire et ce qui ne l’est
pas, ou l’est un peu moins ou bien différemment, quel profit pourrait-on
tirer du fait de reposer la question de l’autonomie des territoires propres aux
deux groupes de disciplines ? Par ailleurs, à supposer qu’un tel rapport soit
possible, légitime ou même obligatoire, quelle discipline serait
éventuellement habilitée à dominer : la linguistique ou la littérature ?
Force est d’avouer que notre objectif premier n’a pas été de trancher
dans le débat, ni de prétendre avoir un quelconque dernier mot. D’ailleurs, il
ne nous semble pas raisonnable de vouloir répondre à autant
d’interrogations à partir de quelques articles seulement. Notre projet est
bien plus modeste : amener des chercheurs, linguistes et littéraires, à
réfléchir sur les différentes approches de l’étude de textes comme
observatoire des pratiques des deux disciplines.
Il ne nous appartient pas de décréter que la rencontre aura été heureuse
ou non, et nous ne pensons pas opportun de nous poser la question. En
revanche, il nous semble que, loin de lire dans ces divergences les
symptômes d’une crise des études littéraires et linguistiques, nous y voyons
plutôt l’occasion de prouver la nécessité ainsi que la légitimité de croiser les
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perspectives dans le sens de l’enrichissement de la recherche dans ces
domaines.
De ce point de vue, le lecteur remarquera que les analyses présentées ici
se développent dans plusieurs directions : celle de la théorie et de
l’épistémologie du texte, celle de l’analyse de discours du texte littéraire,
celle de la sémiotique et celle de la narratologie, de la fiction et du genre,
c’est-à-dire la description du matériau qui sert à construire le texte et les
formes de la textualité, mais aussi l’interprétation de textes particuliers. Le
lecteur se rendra compte, au fur et à mesure de la lecture de cet ouvrage que
les deux démarches s’avèrent complémentaires.
En effet, les chercheurs de ce collectif, représentant des champs
disciplinaires bien différents, appliquent leurs théories et techniques dans un
même but : la compréhension et l’étude du texte ou du discours. Autant de
questions, théoriques et pratiques, qui sont dans le droit fil du rapport entre
linguistique et littérature. Cet ouvrage cherchera à rendre compte de l’état
de l’art du travail accompli, de sa diversité, mais aussi, en s’appuyant sur
ces propositions théoriques, à ouvrir de nouvelles voies à la recherche en
sciences humaines.
En publiant des auteurs d’horizons divers et de spécialités différentes,
nous avons tenté d’explorer, sans visée présomptueuse d’exhaustivité, les
normes et les usages de l’analyse du texte dans les pratiques des deux
disciplines. Nous souhaitons ainsi envisager certains des usages que l’on
fait de la notion du texte, clarifier différents concepts ou conceptions de
celui-ci, en considérant la diversité des élaborations théoriques et des
champs disciplinaires. Notre objectif a été de réunir quelques éléments pour
illustrer différentes pratiques du texte, dans toutes ses acceptions, voire dans
tous ses états.
Les contributions de ce recueil peuvent se lire séparément, bien que le
découpage que nous avons adopté forme des sections constituant les fils
conducteurs de l’ensemble.
C’est Michel Arrivé qui inaugure l’opus, par la section intitulée
« Théories et épistémologie du texte et du discours », avec un article qui se
propose d’examiner le problème des relations entre la littérature et la
linguistique dans l’une de ses origines : les réflexions de Saussure. Dans la
réflexion du linguiste suisse, la littérature occupe une place très restreinte
tandis que les autres travaux de Saussure donnent au contraire une place
centrale à la « littérature ». Comment s’explique la forclusion dont la
littérature est l’objet dans le Cours de Linguistique générale en contraste
avec son omniprésence dans les autres travaux du maître de Genève ? Qu’en
est-il, chez Saussure, du concept de lettre ? On voit dans cet article de
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quelle façon ce concept, omniprésent dans la réflexion sémiologique de
Saussure, permet de mettre en place les notions de littéralité et de littérarité.
L’auteur s’intéresse aussi dans cet article au sort qui a été réservé, à partir
de la fin des années 50, au(x) discours de Saussure par les théoriciens de la
littérature.
Se plaçant dans une perspective historique, Sémir Badir consacre son
article au Groupe µ et à son implication à l’égard de la théorie littéraire. Il
met l’accent premièrement sur les premières apparitions publiques et les
premières publications du groupe en 1967 et 1968 à la pluridisciplinarité
des travaux du groupe sur la Rhétorique généralisée ou générale, ainsi qu’à
la naissance de deux définitions concurrentes de la littérature, une définition
centrifuge et une centripète. Dans un deuxième temps, il est question du
moment de la publication de Rhétorique de la poésie, environ dix ans plus
tard, en 1977. Ce livre vient confirmer la conception « libérale » de la
littérature défendue par le Groupe µ, par opposition à une vision
« intégriste » entretenue par le groupe Tel Quel et ses adeptes. La littérature
aura par la suite cessé d’intéresser le groupe du point de vue théorique qui
est le sien, une fois qu’il sera parvenu à la définir.
De son côté, Dominique Ducard s’intéresse aux rapports du texte
littéraire à la linguistique et à la sémiologie, venant des deux analystes du
langage Roland Barthes et Antoine Culioli. R. Barthes n’est pas présent en
1968 au colloque Linguistique et littérature de Cluny mais il dirige cette
année-là un numéro de Langages portant le même titre. Il se situe alors,
dans « le moment du Texte » marqué par le renoncement au structuralisme
méthodologique dérivé du modèle linguistique et au « plaisir d’exercer une
Systématique ». La question centrale, pour Barthes, a été celle de la
subjectivité du lecteur et de l’analyste. Or l’informatique textuelle, ou les
théories qui proposent des schémas formels à appliquer aux textes, réduisent
l’investissement subjectif en mettant à jour des possibilités de sens pour un
lecteur idéal ou abstrait. Reprenant la question aujourd’hui, il semble que la
théorie des opérations énonciatives d’A. Culioli, qui porte sur l’activité de
langage appréhendée à travers les textes, permet d’introduire la subjectivité
du lecteur, dans son activité de représentation et d’interprétation, et de la
contrôler en se donnant les moyens linguistiques de cette interprétation. La
méthode d’enquête, qui met les premières perceptions à l’épreuve de
l’observation raisonnée des formes, ouvre à la discussion et à l’exercice du
débat scientifique.
Andrée Chauvin-Vileno et Mongi Madini abordent, quant à eux, les
relations de l'analyse de discours à la sémiotique. La relecture de Peytard
met l’accent sur l’indissociabilité de la linguistique et de la littérature (via la
sémiotique et la didactique) à travers une théorie du discours. Dans l’article
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de Syntagmes 3 publié en 1980, Jean Peytard relit, relie ou sépare linguistes
et sémioticiens, notamment Greimas et Bakhtine, et circonscrit par filiation,
par exclusion, par réinterprétation, son propre foyer dynamique. Peut-on se
contenter de définir Peytard contre Greimas et pour Bakhtine ? Cet article se
propose de préciser cette interrelation complexe à partir d’une relecture
sélective de ces trois auteurs. Sera aussi menée une réflexion, à partir de
quelques jalons et en lien étroit avec la précédente interrogation, sur ces
méta-syntagmes identificateurs que sont « sémiotique » et « analyse du
discours » et sur la manière dont ils évoluent entre débat scientifique et
affichage institutionnel.
Monique Lebre se propose de dégager les prémisses de ce qui fut une
approche singulière de l’analyse discursive, en s'appuyant sur les
contributions de Jean Peytard au colloque de Cluny (« Problématique du
"verbal" dans le roman contemporain » et « Introduction générale »). A
l’aide de quelques textes manuscrits et des deux textes écrits pour le
colloque de Cluny, confrontés à des textes ultérieurs, elle montre au lecteur
l’importance de ce colloque dans la mise au point d’un appareil conceptuel
et d’une recherche qui concernait tout autant la sémiotique littéraire que
l’enseignement de la littérature et l’étude des textes scientifiques. L’article
montre également en quoi les interrogations de J. Peytard sur les rapports
entre linguistique et littérature sont toujours d’actualité. Seront aussi
rappelés le contexte de l'époque et la dimension « militante » de ces prises
de position.
S’attelant à l’histoire des notions de l’intertexte et de l’interdiscours,
Marie-Anne Paveau nous propose de parcourir la généalogie scientifique de
l’interdiscours et de l’intertexte, en qualifiant les deux notions de « paire de
faux jumeaux ». Elle retrace ici dans un premier temps la genèse de ces
notions à partir des inventions terminologiques de Kristeva et Pêcheux, en
décrivant leurs contextes d’apparition. Elle montre dans un second temps
que ces deux notions, si souvent assimilées, parfois confondues et même
interverties, se développent dans des configurations théoriques très
différentes si ce n’est antagonistes dans les années 1970 et 1980. Les deux
approches reposent sur des conceptions différentes de la matérialité des
textes et des discours : soit la matérialité est un ensemble de segments
langagiers ou textuels observables, soit elle est définie comme une altérité
qui traverse les textes et les discours à l’insu de leurs co-énonciateurs.
L’évolution de ces notions en littérature et dans les concepts texte-discours
témoigne de leur autonomisation par rapport aux ancrages d’origine. Leur
rapprochement terminologique et théorique, leur extension notionnelle et
dérivationnelle circulent fréquemment dans les travaux des chercheurs, qui
témoignent des croisements et divergences entre littérature et linguistique.
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De l’angle de l’analyse textuelle assistée par ordinateur, Margareta
Kastberg Sjöblom propose ici une étude lexicométrique de la revue La
nouvelle critique, et plus précisément de son numéro spécial Linguistique et
Littérature, Colloque de Cluny qui contient la publication intégrale des
interventions et des discussions qui les ont accompagnées lors du colloque
en 1968. La numérisation du texte dans son intégralité et l’application d’un
logiciel lexicométrique permettent non seulement d’analyser le lexique et la
structure des différentes communications, mais aussi d’étudier les thèmes et
les réseaux thématiques dans l’ensemble et à l’intérieur de chaque
intervention. Cette technique permet ainsi d’étudier, de façon précise et
systématique, les réseaux thématiques exploités par les participants de 1968,
qui manifestaient le désir de briser les multiples cloisonnements de la
recherche, de trouver le terrain d'un échange fécond. Le résultat de l’analyse
lexicométrique permet d’extraire un fil conducteur thématique à partir du
lexique employé par les intervenants eux-mêmes.
La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Analyse de discours et
textes littéraires », est consacrée aux travaux sur l’analyse de discours en
situation et aux études de texte littéraire.
L’article d’Etienne Brunet montre la complémentarité des différentes
approches de l’analyse lexicométrique : d’un côté celle-ci peut « aider » la
littérature dans les questions de datation, d’attribution ou de caractérisation,
comme elle peut guider la linguistique dans la description, l’évolution et
l’extension des faits langagiers. D’un autre côté la lexicométrie peut aussi
jouer, comme la stylistique, un rôle fédérateur et réunir dans une même
approche l’objet littéraire et l’objet linguistique. L’article donne au sein
d’un même corpus des exemples comparés à différentes strates du langage,
en parcourant l’espace qui sépare l’objet littéraire et l’objet linguistique.
Dans une optique quantitative, l’article d’Eliane Delente consiste, dans
une première partie, à aborder l'étude de la convergence, encore peu
avancée aujourd’hui, pour montrer toute la complexité de la question, due
en particulier au fait que non seulement les structures syntaxiques et
sémantiques mais également métriques, sont hiérarchiques et enchâssées.
Elle formule ensuite des propositions pour rendre compte des modalités
d'association des expressions linguistiques et des unités métriques, variables
selon les époques et les auteurs. Dans une dernière partie, elle présente un
projet de constitution d'une base de données exclusivement consacrée aux
textes poétiques et théâtraux du XVIIe jusqu’au début du XXe siècle et
d'outils d'analyse automatique des formes métriques.
La contribution de J. Fontanille s’attèle au rôle de la métaphore
théâtrale dans Sodome et Gomorrhe de Proust. L’étude se réfère aux
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processus de modélisation interne pour montrer en quoi les figures et tropes
rhétoriques peuvent contribuer à une catégorisation du monde ; ou,
inversement, de quel mode de catégorisation et de médiation il est question
dans les tropes et figures exploitées dans la praxis énonciative.
Sur les lexèmes « rencontre » et « rencontrer », Claudine Normand
cherche, à partir des manipulations formelles sur leurs emplois dans la
langue « ordinaire », à accéder à une compréhension plus fine de leurs
usages littéraires dans des fragments romanesques développant le thème de
la rencontre. Son objectif est de montrer comment les propriétés qu'une
analyse linguistique de ces lexèmes met en évidence se retrouvent mises en
œuvre ou subverties dans les textes littéraires. A cet effet elle reprend
quelques moments de rencontres romanesques célèbres : chez Proust
(première rencontre avec Gilberte /Albertine), Stendhal (Mme de Rénal /
Mathide de la Mole), Flaubert (Mme Bovary / Mme Arnoult) et quelques
autres.
L’article d’Anna Jaubert fait le point sur une interdisciplinarité perçue
comme scientifiquement nécessaire, mais qui au cours des dernières
décennies s’est avérée problématique. Après les liens tissés par l’approche
philologique des textes, ce sont, dans les années 60, les points de vue
sémiotique et poétique qui scellent les intérêts convergents. Mais, dans le
même temps, des divergences sont apparues et ont eu le dessus. Prolongeant
les conclusions tirées après cette défaite et la promotion d’une autre
perspective, l’auteur analyse ici les conditions d’un nouveau contrat. Il ne
s’agira plus de lancer une passerelle flottante entre deux disciplines, mais
d’articuler rigoureusement la stylistique à l’analyse du discours en
proposant une réflexion sur la gradualité de deux valeurs : le style du
discours et la littérarité.
Le travail de Dominique Maingueneau esquisse les conditions de
possibilité d’une démarche d’analyse du discours, qui s’avère difficilement
compatible avec les approches qui « appliquent » la linguistique à un
univers qui lui serait étranger. Il s’attache néanmoins à souligner que primo
on peut avoir une conception moins restrictive de l’analyse du discours ; et
secundo pour englobante qu’elle soit, l’analyse du discours ne peut, en
aucune manière, recouvrir l’ensemble des approches des œuvres littéraires,
dès lors que ces dernières sont considérées dans la logique des discours
constituants, en prise à la fois sur l’enseignement et sur l’ensemble de
l’activité culturelle d’une société.
C’est autour des questions de la typologie textuelle et des modèles
narratologiques, que s’articule la troisième section de ce recueil, intitulée
« Genres, narration, interprétation ». Les contributions se focalisent sur
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différents aspects porteurs pour les deux disciplines, tant d’un point de vue
théorique et épistémologique que dans la perspective de leur applicabilité à
des besoins heuristiques.
L’une est comparatiste, spécialiste de l’analyse des contes de Perrault,
des Grimm et d’Andersen, l’autre, linguiste, spécialiste de linguistique
textuelle, avec un intérêt particulier pour le discours littéraire : Ute
Heidmann et Jean-Michel Adam commencent leur travail par une sorte de
bilan des acquis principaux et réflexions des travaux sur les contes. L’article
met particulièrement l’accent sur les avantages et les difficultés de
développer une approche réellement pluridisciplinaire des contes. Ce qu’ils
proposent aboutit à un système ouvert qui lie étroitement les concepts de cotextualité, péritextualité, intertextualité et généricité, concepts qui sont à la
base de leur réflexion interdisciplinaire entre sciences littéraires et sciences
du langage.
André Petitjean met en perspective des rapports entre littérature et
linguistique et propose une réflexion de type épistémologique à propos du
phénomène de la généricité textuelle. Pour ce faire, il prend comme
exemple, à l’intérieur du champ de la littérature, les fictions dramatiques, en
cherchant à déterminer leurs particularités génériques. En effet, en dépit des
mutations, complexifications et hybridations génériques dont témoignent les
œuvres dramatiques contemporaines, la généricité demeure une catégorie de
sens commun et le partage générique entre fiction romanesque et
dramatique, par exemple, garde son efficience. L’auteur montre aussi qu’au
delà de leurs divergences, les différentes théories pour reconnaître qu'une
catégorisation générique, qu'elle soit endogène et empirique ou exogène et
explicitement construite, possède une constellation hétérogène de propriétés
relativement stabilisées par consensus sous la forme d’une matrice
discursive.
La contribution de Driss Ablali, répond à la question de l’apport de la
linguistique dans une réflexion sur les genres. Dans une problématique qui
vise à définir ce que pourrait être l'articulation entre linguistique de la
langue et linguistique du discours, l’auteur aborde brièvement dans un
premier temps la question des genres d’un point de vue épistémologique,
pour en venir ensuite à la question de la description linguistique des formes
de la généricité. Sur un corpus d’articles de revues universitaires de sept
domaines en sciences humaines, lemmatisé par Cordial, et à l’aide du
logiciel Hyperbase, il montre qu'une telle caractérisation n'est possible qu'à
travers une démarche à la fois contrastive et contextuelle, au sein de
laquelle se trouvent mobilisés la syntaxe, la morphologie et le lexique.
Pascale Delormas s’interroge dans son article sur une catégorie
discursive particulière : l’« autographie » (vs « autobiographie »), dans la
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perspective de l’analyse de discours. Parce que l’analyse du discours
cherche l’intégration du social dans l'analyse des textes, elle permet
d’accéder à une nouvelle représentation du phénomène littéraire. Pour
l’analyse du discours, l’interdiscours est le cadre conceptuel des échanges et
des positionnements discursifs à partir duquel les œuvres sont décrites.
L’auteur illustre ici son propos à partir de l’exemple des autographies de
Jean-Jacques Rousseau, exemplaires des modalités pragmatiques de la
construction d’une figure d’auteur dans une époque qui l’y autorise. En
outre, l’article fait état de difficultés d’ordre épistémologique quant au
rapport texte autographique/discours autographique.
L’article de Laura Santone, à partir de la correspondance inédite qu’ont
entretenue Jean Paulhan et la princesse Marguerite Caetani entre 1948 et
1960 autour de la revue « Botteghe Oscure », entrepernd d’examiner, dans
le cadre global de la littérature épistolaire, comment les instruments
d’investigation linguistique venant de l’analyse du discours donnent à voir
dans la lettre privée une forme particulière d’échange dans laquelle
l’interaction interpersonnelle se noue au développement des relations
interculturelles en dessinant un tableau fourmillant de portraits et de petits
faits vrais. Le travail prend appui sur les notions de « cadre
scénographique », dans le sens indiqué par D. Maingueneau, et de « cadre
participatif », selon la définition qu’en donne E. Goffmann, mais aussi selon
la théorie des interactions verbales de C. Kerbrat-Orecchioni. Il s’agit donc
d’utiliser des outils linguistiques afin de mettre en lumière la convergence
de deux voies apparemment différentes : la recherche sur le langage en acte
et en jeu, et la richesse et la complexité d’un objet traditionnellement
qualifié comme littéraire.
Le travail de Sabine Petillon a pour objectif d’analyser, dans le cadre
d’une linguistique de la production écrite, les manuscrits d’écrivains, en
suivant trois directions distinctes : le plan sémiotique tout d’abord, suivi du
plan syntaxique et enfin des plans sémantique et textuel. Le travail illustre
clairement comment les interrogations autour des croquis, des comptes, des
notes, des listes de mots, des plans, des scénarios, du texte en cours de
linéarisation, ce qu’on appelle le matériau manuscrit, offrent une étonnante
variété de productions écrites.
L’article de Florian Pennanech s’intéresse aux enjeux proprement
théoriques de la démarche de Gérard Genette dans le domaine de la
narratologie, en mettant au jour sa singularité parmi les discours consacrés à
la littérature dans les années 60 et 70. L’essentiel de cette communication
consiste en une analyse du destin de la poétique genettienne, d’une part à
travers son utilisation par les discours institutionnels, d’autre part dans le
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dépassement qu’entendent en proposer les nouvelles narratologies
(féministes, post-colonialistes, cognitivistes…).
Dans le sillage des travaux de Rabatel, l’article d’Anissa Belhadjin se
propose d'étudier, à travers un corpus de romans noirs, en quoi certaines
théories narratologiques post-classiques peuvent constituer une piste
congruente pour l’analyse de quelques manifestations de l’hétérogénéité
romanesque. L’article montre aussi comment la narratologie a évolué vers
une « narratologie post-classique » très féconde notamment dans les pays
anglo-saxons, au point qu'on parle aujourd’hui plus volontiers de
narratologies (au pluriel).
Pour clore ce travail, Alain Rabatel fait un retour sur la question du
style à partir d’un paradigme énonciatif revisité. En pensant le style comme
un processus de singularisation de la parole dans le cadre du jeu avec les
contraintes socio-culturelles des genres, ce travail internalise le poids des
données sociales en faisant place aux facteurs qui déterminent les pratiques
singulières tout en rendant compte de la diversité des parcours des acteurs
individuels.
Cet ouvrage, pour terminer, n’a pas la prétention d’aborder de façon
exhaustive l’ensemble des questions liées à la recherche dans les deux
disciplines. Néanmoins, une conclusion générale nous semble s’en dégager.
Cet ensemble de textes offre, par la multiplicité des regards qu’il convoque,
l’occasion au chercheur de mettre en œuvre une démarche interdisciplinaire,
hors des carcans de pensée classiques. En cherchant à dépasser la simple et
rassurante juxtaposition pluridisciplinaire, nous proposons au lecteur une
confrontation d’ensemble entre fondateurs, continuateurs et nouveaux
venus, adjuvants et opposants.
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