Pour une encomiastique visuelle
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Pour une encomiastique visuelle
Vol. 4, no. 1/2012 STYLES OF COMMUNICATION Pour une encomiastique visuelle Maître de conférences Costin Popescu, docteur Université de Bucarest, Roumanie [email protected] Abstract. The paintings that represent Nicolae and Elena Ceausescu, exhibited in 2004 by the National Museum of Contemporary Art (MNAC) and reproduced in an album in 2008 by the German printing house Steidl, show the difficulties that a rhetoric of eulogy can encounter in a democratic society.The rich traditions of eulogy may be considered a source of inspiration for these paintings. The aims of this research are: to identify the ways artists persuasively bind glorifiable meanings and techniques, to discover the combinatory potential of certain techniques cherished by eulogy, and to bring to light the rhetorical invariants of the genre. Keywords: visual rhetoric, argumentation, legitimacy. Le Musée National d’Art Contemporain de la Roumanie a présenté en 2004 une exposition qui réunissait des portraits de Nicolae et Elena Ceauşescu, portraits ou commandés à des peintres par diverses institutions politiques, ou offerts à la famille dirigeante par des artistes, habituellement par l’intermédiaire du Ministère de la Culture. En 2008, les éditions allemandes Steidl ont publié les photographies des tableaux dans un album intitulé Ceau. Je me propose d’inventorier et d’examiner les effets d’une partie de l’encomiastique visuelle ayant comme objet la famille Ceauşescu, liant ces effets aux traits structuraux des éloges en question1. Je substantive l’adjectif français encomiastique (du gr. enkomion, louange) afin de désigner plus commodément un ensemble, souvent très complexe, d’éloges et de mieux le distinguer d’autres pratiques rhétoriques. Il s’agit d’une partie seulement de l’encomiastique visuelle, car dans la communauté politique Pour Heinrich F. Plett (Rhétorique et stylistique. In A. Kibédi Varga (ed.), Théorie de la littérature. Paris: Picard, 1981, p.143), la rhétorique vise à inventorier et décrire les effets des types de textes, à lier ces effets aux caractéristiques structurales des types en question, à établir l’historicité des textes et de leurs interprètes. 1 92 Vol. 4, no. 1/2012 STYLES OF COMMUNICATION roumaine étaient actifs plusieurs systèmes rhétoriques: a) le système rhétorique a que le pouvoir déployait devant son propre corps politique pour se légitimer; b) le système rhétorique b que déployaient divers segments du corps politique, en dialogue avec le premier, en le confirmant et en le soutenant (le sens profond de ce système visait la propagation de l’idée de monolithisme idéologique; le système en cause réunit des rhétoriques dont les contenus peuvent être différents du celui du pouvoir, par exemple la rhétorique de l’opposition); c) le système rhétorique c au moyen duquel des citoyens, membres comme tant d’autres du corps politique, envisageaient de déterminer le pouvoir à leur accorder des faveurs; d) le système rhétorique d qui s’opposait aux précédents, surtout aux deux premiers, et se manifestait surtout par des blagues politiques, destiné à contester le pouvoir et à réduire la pression à laquelle les citoyens étaient soumis. Les tableaux présentés au MNAC appartenaient aux rhétoriques b et c. Souvent; établir avec précision leur appartenance à un de ces systèmes n’est pas facile; assez de procédés compositionnels circulent d’un système rhétorique à l’autre. Un artiste a toujours à faire deux choix importants: de contenus et d’une manière. Dans la situation qui nous intéresse, le choix des contenus est orienté par des valeurs sur lesquelles la société attire constamment l’attention et dont suprême est la perpétuation de la société même. Certes, la question ne se pose pas strictement dans ces termes, mais dans des termes de bien-être, de progrès, de performances en santé ou éducation, etc. La circulation en société de l’ensemble de valeurs en discussion est modelée par des arguments, dont principaux sont le rapport entre la personne et ses actes et le rapport entre le groupe et ses membres. Le rapport entre la personne et ses actes, forme de la liaison de coexistence fondamentale – en philosophie, entre une essence et ses manifestations –, est le prototype d’une série de liens dont le plus banal semble être le rapport entre un groupe et ses membres, «ces derniers étant la manifestation du groupe, tout comme l’acte est l’expression de la personne.»1 L’artiste, que doit-il faire? Découvrir des traits que les membres de la société et ses dirigeants ont en commun (cette communauté fonde la représentativité), ou au moins des traits que la société aime s’attribuer («le Roumain est né poète»). Qui plus est, la représentativité réclame que ces traits soient considérés comme plus intenses, donc plus utiles à la société, chez les dirigeants et que, en nombre semble-t-il jamais suffisant chez les dirigeants, ils s’harmonisent providentiellement. Les artistes n’ont pas rencontré des difficultés à constater que les deux premières rhétoriques cultivaient quasi exclusivement les types d’arguments susmentionnés. Aussi les ont-ils Chaïm Perelman, Lucie Olbrechts-Tyteca (1983) Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique. Bruxelles: Editions de l’Université de Bruxelles, p.394, 432. 1 93 Vol. 4, no. 1/2012 STYLES OF COMMUNICATION retenu avec tant d’application, qu’ils leur occupé l’ensemble des réflexions sur l’expression. Il leur restait à trouver les signes iconiques et plastiques convenables aux configurations argumentatives. Cherchons à reconnaître quelques schémas rhétoriques, produits de ces réflexions. Un portrait exprime des traits de caractère, des qualités intellectuelles, etc. A ces traits et qualités les gens associent des faits, s’attendant à découvrir une harmonie dans l’association. Les Romains déjà croyaient que la réputation d’un individu découlait de son caractère, et que celui-ci se reflétait sur le visage1. Les peintres roumains ont retenu l’idée que la noblesse d’un caractère venait et du visage, et des faits; lorsque quelqu’un décidait de se limiter à ennoblir la figure de Ceauşescu, il savait fort bien que la propagande allait fournir ce que lui-même avait laissé en dehors du tableau: les faits héroïques (la construction de la société socialiste multilatéralement développée). Aussi avons-nous des portraits de Nicolae et Elena Ceauşescu aux traits embellis, idéalisés, conformément à des pratiques ayant débuté dans l’Antiquité2. L’ampleur de ce processus d’embellissement varie beaucoup. Objet de transformations peut bien être Nicolae ou Elena Ceauşescu, mais l’embellissement peut également signifier un modelage général, portant non seulement sur les susdites personnes, mais aussi sur leur environnement définitoire reflété dans l’expression plastique. Dans le premier cas, le type de beauté n’a pas une définition stylistique précise: il suit des exigences que personne ne saurait contester telles la symétrie ou l’harmonie des éléments composants (ici, la règle sainte semble être: rien ne sortira en évidence – nez ni trop grand, ni trop petit, lèvres ni trop épaisses, ni trop minces, menton ni trop rond, ni trop pointu, etc.) «La perception des objets familiers (...) est inséparablement liée aux images-norme que le contemplateur possède dans son esprit. Par exemple, il existe une image-norme pour le visage humain, symétrique, droit, frontal, tel que le reflètent les John Pope-Hennessy (1976) Portretul în Renaştere (Le portrait pendant la Renaissance). Trad.roum., Bucarest: Meridiane, p.45. 2 A l’époque hellénistique, même si «l’ancien idéal de la beauté sereine et éternelle, reflet immuable d’une divinité parangon de toutes les perfections, tend à céder la place à des œuvres plastiques où (...) toutes les misères que révèlent la douleur ou la laideur sont appelées sans exception à fournir leur témoignage sur le tout de la réalité humaine», pourtant «le type royal est encore paré d’un prestige surhumain, et cette divinisation de la personne du souverain luttera encore longtemps contre le pur souci de la vérité avant qu’on ose en révéler les tares inévitables, inhérentes à sa condition mortelle. Ici l’influence de l’Orient, où le roi n’apparaît qu’isolé dans sa magnificence hiératique, et par sa mission placé hors du commun des hommes, est assez évidente.» (Jean Babelon, op.cit., p.57-58) Plus loin, à propos de Démétrius Poliorcète, roi de Macédoine (294-288): «La tendance à l’idéalisation, encore très sensible dans les premiers tétradrachmes, s’affaiblit progressivement pour faire place à un réalisme délibéré.» (Ibidem, p.68) 1 94 Vol. 4, no. 1/2012 STYLES OF COMMUNICATION dessins des enfants et les diverses étapes primitives de la conception picturale. Si un visage particulier, rencontré dans la vie quotidienne ou dans une image, est reconnu et accepté comme humain, cela dépend de la possibilité que le contemplateur le considère comme dérivant de sa propre image-norme.»1 Certes, une société peut se constituer, à divers moments de son évolution, des inventaires opérationnels de telles images-norme. Dans le second cas, le simple appel à une manière (de la Renaissance, du romantisme...) apporte du prestige à l’objet représenté. L’ordre impressionne, encore plus, détermine une amélioration de statut. Il arrive assez souvent que l’ensemble de la construction plastique soit réalisé autour d’un procédé: le front ample comme symbole d’une vie intérieure riche et intense a obsedé surtout les premières étapes de la Renaissance, et presque tous les peintres octroyent à Elena Ceauşescu un front excessif (IL.1); la Renaissance appréciait également les compositions dont les personnages étaient placés devant des fenêtres ou des arcades s’ouvrant vers la nature, les planchers en carreaux, les draperies lourdes; les peintres roumains ont utilisé et fenêtres et arcades, et planchers en carreaux, et draperies lourdes (IL.2). Le portrait romantique était attiré par la vie intérieure complexe, tourmentée. Nicolae Ceauşescu a inspiré des tels portraits, il a pu y reconnaître la consistance de sa vie secrète. Je ne crois cependant pas que ces toiles fussent destinées au peuple; au peuple son conducător (dirigeant) devait communiquer seulement la voie à suivre et la sérénité issue de la certitude que c’en était la bonne. Les artistes peuvent gagner la bonne volonté d’un leader en lui montrant toujours de nouveaux traits qu’ils se plaisent de lui attribuer. A l’idée d’excellence individuelle on associe également, dans le cas du portrait, d’autres solutions expressives: soit une rupture – de texture, de brillance (luminance), de tonalité, etc. –, soit un contraste entre figure et fonds, accentué entre autres par le caractère décoratif du fonds. Dans le cadre de la première solution, le visage du personnage principal – habituellement Nicolae Ceauşescu – bénéficie d’un autre traitement que le reste de la composition. Dans cette catégorie de ruptures, la plus fréquente est la différence chromatique, cependant nos peintres semblent avoir préféré la rupture de touche et de brillance (IL.3). Pour ce qui est de la seconde solution, le visage de Nicolae Ceauşescu est placé dans le centre du champ visuel, entouré d’éléments traités décorativement. Les efforts d’élaboration et de réalisation du tableau sont faibles; le tableau même ressemble à des pancartes portées dans des défilés. Une variante pour les schémas rhétoriques relatifs au portrait est l’association de 1 Rudolf Arnheim (1997) Visual thinking. Berkeley: University of California Press, p.94. 95 Vol. 4, no. 1/2012 STYLES OF COMMUNICATION l’individu à un symbole. Un livre à la main, Elena Ceauşescu devient savante (IL.4). Les objets entrent dans le tableau avec une «charge» symbolique qu’ils ont accumulée antérieurement, dans l’univers réel ou artistique. Cette charge imprègne toute nouvelle relation qu’on propose (livre – Elena Ceauşescu est une tentative d’amplifier la relation humain – livre, relation symbolique). Qui plus est: le fait qu’en 1987 Nicolae Ceauşescu şi Elena Ceauşescu ont été représentés travaillant dans une bibliothèque parmi des livres doit être compris comme une (nouvelle) preuve de la cohérence absolue de leurs faits et de l’accord entre leurs faits et eux-mêmes. L’argument du rapport entre la personne et ses faits exige une mise à l’épreuve aussi diverse que possible de l’excellence; la diversité typologique des actes doit être très grande. Voilà pourquoi les Ceauşescu apparaissaient assez fréquemment engagés dans des activités intellectuels. L’universalité du motif prouve qu’il s’agit là de la manifestation rhétorique d’une pression venant du versant idéologique de l’exercice du pouvoir: les leaders politiques aiment qu’on leur attribue des tourments intellectuels. («Dans ses dernières années, (Franco – m.n., C.P.) a commencé à se créer un passé où il profitait de chaque moment libre pour plonger dans des livres de politique, économie, problèmes sociaux et science militaire (...) Quand après sa mort la résidence de El Pardo a été ouverte au public comme musée, on a constaté qu’il n’avait pas eu de bibliothèque.»1 On peut facilement glisser du schéma rhétorique qu’on vient de discuter – et dont les variantes associent à l’idéalisation d’un individu des solutions expressives telles la rupture de texture, de brillance, etc. ou la résurrection d’une manière (de la Renaissance, du romantisme...) prestigieuse au point de conférer elle-même du prestige – à un autre schéma, des accumulations de faits exemplaires / d’effets de faits exemplaires. Attendons-nous à voir les artistes associer à l’inventaire de traits définitoires des Ceauşescu l’inventaire de leurs champs d’activité (évidemment, je ne les présente pas exhaustivement): résolution, dévouement, esprit de suite, diplomatie, dignité, patriotisme, esprit de sacrifice, etc. se prouvent dans des actions destinées à amplifier le bien-être du peuple (développement de l’agriculture, diversification de l’activité industrielle, la construction d’habitations...), à défendre la paix, à sauvegarder l’indépendance et la souveraineté de la nation, à préserver l’identité nationale; délicatesse, amour, décision, dévouement, curiosité intellectuelle, compétence, passion, esprit de suite se prouvent dans des efforts pour consolider la famille, pour affirmer la paix, pour développer la science. Paul Preston (1993) “The Discreet Charm of a Dictator. How Franco’s Personae Hid His Neurosis, Cruelty and Corruption”. [In:] Times Literary Supplement, 4692 / March, 5. L’article reproduit la conférence de Preston (fin 1992) d’une série présentée à Wiener Library, Londres. 1 96 Vol. 4, no. 1/2012 STYLES OF COMMUNICATION L’inventaire visuel des succès de toutes sortes du communisme roumain apparaît fréquemment dans les tableaux. D’un côté, le procédé épargne le travail idéatique de l’artiste. Celui-ci peut utiliser des bandes / carreaux etc. pour y répartir des images de succès dans l’industrie, l’agriculture, la science, l’enseignement, le logement, etc. (IL.5) ou grouper dans des zones (quasi)circulaires monochromes (rouge, jaune, bleu – couleurs nationales) des images des mêmes succès. Finalement, on a affaire à une commode rhétorique du nombre. De l’autre, pourquoi tant de préoccupation pour ce qui déjà appartenait au passé? Tous connaissaient les succès, pourquoi y revenir à l’infini? Les Roumains, ne s’étaient-ils pas accoutumés à l’idée que les succès en question étaient les résultats de leur action, de leur valeur? Ces succès, les voilà devenus instruments de légitimation. Pourquoi ce besoin de légitimation? L’anthropologie politique en fournit une explication: «Toutes les sociétés, même celles qui paraissent les plus figées, sont obsédées par le sentiment de leur vulnérabilité.»1 Dans un suprasystème politique (l’ensemble du monde) dont la principale caractéristique est l’interdépendance des systèmes constitutifs, il faut s’attendre à ce que les succès réalisés dans un système s’expliquent et par la pression que les autres systèmes exercent; s’il veut se maintenir, un pouvoir politique doit développer la production économique de la société où il se manifeste au moins afin de ne pas mettre la société en cause dans une dépendance non conditionnée par rapport à d’autres, faciliter aux membres de la société l’accès à des logements, etc. Au fond, par toutes ces mesures le pouvoir se protège lui-même. Quand on se vente incessamment avec des succès qu’on obtient bon gré mal gré, on peut s’attendre à voir l’audience suspecter qu’il s’agit en fait de plusieurs audiences; une audience est celui même qui se vente (et qui anesthésie le sentiment de sa vulnérabilité). Il paraît curieux, mais le schéma rhétorique en question, quel que soit le système rhétorique où il fonctionne, semble destiné plutôt à calmer le pouvoir qu’à convaincre le corps politique. Agglomérés autour du leader politique ou derrière lui, les succès sont illustrations d’une règle que les communistes roumains voulaient imposer et à la diffusion de laquelle ils veillaient avec tenacité: le communisme seul apporte le bien au peuple. «L’illustration a pour rôle de renforcer l’adhésion à une règle connue et admise, en fournissant des cas particuliers qui éclairent l’énoncé général (…) Alors que l’exemple (qui fonde une règle – m.n., C.P.) doit être incontestable, l’illustration, dont ne dépend pas l’adhésion à la règle, peut être plus douteuse, mais elle doit frapper vivement l’imagination pour s’imposer à l’attention (…) l’illustration ne tend pas à remplacer l’abstrait par le concret, ni à transposer les structures dans un autre domaine, comme le ferait l’analogie. Elle est 1 Georges Balandier (1969) Anthropologie politique. Paris: PUF, p.129. 97 Vol. 4, no. 1/2012 STYLES OF COMMUNICATION véritablement un cas particulier, elle corrobore la règle»1. Chantiers, entreprises chimiques, écluses sont sans effort aucun déplaçables non seulement d’un tableau à l’autre, mais d’une région à l’autre à l’intérieur du même tableau. Si derrière Ceauşescu n’apparaissait qu’une entreprise, tous savaient qu’elle faisait partie d’une longue série de succès, aux côtés d’immeubles d’habitation, du métro, de salles de sport, de champs que labouraient des outillages agricoles, etc. Le peintre pouvait se permettre d’épargner ses efforts, un élément de la série stimulait sa citation complète. Un troisième schéma rhétorique – pour plus de commodité, on pourrait les appeler, dans l’ensemble de leurs déterminations, par un seul terme / syntagme: portrait, réalisations, etc. – est le bain de foule. Ce schéma a une longue histoire: depuis l’Antiquité, un personnage important a une suite; le bain de foule est davantage: s’il y avait de la place, tout le peuple s’entasserait pour voir, entendre, toucher, flairer... son dirigeant. Comme schéma rhétorique, le bain de foule est lié à une certaine façon de la société de se considérer: le long des siècles, les sociétés ont accepté comme faisant partie d’ellesmêmes des catégories d’individus toujours plus nombreuses (il y en avait assez qui n’en faisaient pas partie – les esclaves, dans l’Antiquité); du point de vue idéologique, le communisme rassemblait dans les frontières de la société tous les individus se trouvant dans les frontières politico-administratives. Qui plus est, il les intégrait tous dans une structure monolithique et célébrait inlassablement le caractère monolithique de la structure. On le voit, de cette façon il (se) déclarait qu’il n’avait plus d’ennemis, donc de raison pour s’alarmer. L’argument groupe – membres acquérait une manifestation radicale: il n’y avait personne en dehors du groupe. Cette position idéologique expliquait sans difficulté les rhétoriques a et b; mais le fonctionnement des rhétoriques c et d nous pousse à formuler des doutes à l’égard du caractère monolithique de la société roumaine. Qui plus est, à un regard rétrospectif, on peut apprécier que les systèmes rhétoriques a et b récitaient leurs rôles sans prêter attention aux signaux de la rhétorique d (tandis que la rhétorique c essayait d’obtenir des bénéfices aussi grand que possible dans des délais qui, dans une certaine période, semblaient être toujours plus brefs). Le schéma rhétorique en discussion semble avoir préféré dans les tableaux de Nicolae et Elena Ceauşescu deux solutions plastiques: les cercles concentriques et les plans parallèles. Dans le premier cas, les deux se trouvent dans le centre des cercles ou dans le cercle au plus petit rayon, par exemple en dançant la ronde. Dans le second, ils se trouvent ou au premier plan, ou au deuxième, les personnages du premier plan les regardant le dos tourné au contemplateur afin de l’attirer dans le tableau. 1 Ch.Perelman, L.Olbrechts-Tyteca, op.cit., p.481, 484. 98 Vol. 4, no. 1/2012 STYLES OF COMMUNICATION Une longue suite de divinisations de dirigeants politiques suivit à celle d’Alexandre le Grand; quand la pratique donnait des signes de fatigue, surtout dans les conditions où la foi en un monde supra-ordonné s’affaiblissait, les personnes se trouvant à la tête des hiérarchies sociales étaient soumis à des comparaisons, exaltantes et gratuites, à des personnages mythologiques; l’aristocratie se distinguait des autres classes par le fait même de produire de telles constructions spirituelles raffinées. Les démocraties, réelles ou déclarées, consolident souvent le statut de certains de leurs membres en les intégrant à une série d’excellence, à une série de héros qui bien méritent de leur nation. Nicolae Ceauşescu devait choisir une série de figures importantes de la nation ayant comme dénominateur commun des valeurs sur lesquelles s’appuyait aussi l’idéologie communiste à teneur nationaliste de son parti: parce qu’il avait occupé des territoires qui vers l’ouest s’étendaient au-delà du Bassin Pannonien et vers l’est jusqu’à la mer Noire, pouvait siéger à ses côtés Buerebista; parce qu’ils avait combattu pour l’unité de la nation méritaient de lui tenir compagnie Michel le Brave et Alexandru Ioan Cuza. Curieusement, Etienne le Grand est assez rarement présent dans la série d’excellence où Ceauşescu se serait installé (et s’installait), bien que ses succès politico-militaires soient remarquables et même si ses politiques socio-économiques devraient le rendre sympathique à l’idéologie communiste. Les mauvaises langues affirment qu’il avait un péché capital: comme Ceauşescu, il était de petite taille. Parmi les tableaux de la série d’excellence il y en a un où Nicolae et Elena Ceauşescu trinquent avec Etienne le Grand (IL.6). Ce qui surprend dans cette toile est le lien actif, nettement précisé entre les personnages; habituellement, les artistes groupent d’une façon ou d’une autre les Ceauşescu et des figures marquantes de l’histoire nationale en laissant aux destinataires le soin de trouver un contenu à ce rapprochement. Cette fois-ci, le grand prince sort de son cadre, c’est-à-dire de l’espace de l’immortalié où son règne et la reconnaissance patriotique l’ont placé, pour saluer des mérites comparables chez un descendent. Etienne le Grand porte des marques d’ancienneté, il est peint tel qu’on le connaît de tableaux votifs et de tissus religieux; la forme-Etienne garde dans le tableau les dégâts que le temps a provoqués aux fresques. Rapprocher deux représentations si différentes (personnages d’époques différentes, procédés expressifs différents) force une certaine autonomie de la signification à détacher: cette entité bipolaire (j’exclus Elena Ceauşescu; imaginons un tableau où Etienne avait à ses côtés une de ses quatre épouses – Maruşca, Evdochia, Maria de Mangop, Maria Voichiţa – ou une, la plus fameuse, de ses maîtresses – Maria Răreşoaia, de Hârlău, mère de Petru Rareş, grand prince lui aussi... le communisme ne tolérait pas la luxure), libérée des contraintes du temps, est fortement spiritualisée. 99 Vol. 4, no. 1/2012 STYLES OF COMMUNICATION Enfin, un dernier schéma rhétorique, rarement utilisé, réunit des compositions dont les formes sont intégrées au nom d’une idée-liant, où espace, lumière, tons, etc. sont organisés selon une idée à même d’engendrer de l’unité, de la force, partant, de la persuasion. J’appelle scènes ces compositions, afin de souligner l’unité de leurs significations. Mais dans de telles compositions le seul rapport d’association affective, spirituelle, intellectuelle est assymétrique: une forme-personnage guide les autres formes-personnages, les oriente; sans Ceauşescu, le peuple était impuissant. La contrerhétorique d seule repoussait ce rapport, les autres rhétoriques le répétaient sans donner un moment l’impression qu’elles auraient pu ou désiré lui ajouter une nuance. Les systèmes rhétoriques au service du pouvoir n’ont jamais présenté Nicolae Ceauşescu en train de discuter avec un seul interlocuteur autre qu’un membre de sa famille (Elena Ceauşescu, un de leurs trois enfants – la rhétorique a présentait parfois des images où Nicolae Ceauşescu et un de ses deux fils jouaient aux échecs, dans une atmosphère théâtralement relaxée). Certes, le peuple, heureux d’être guidé, exprimait invariablement sa gratitude; et le rapport avec un seul interlocuteur soulève des problèmes idéologiques, complique les choses: comme le conducător ne peut sortir de son rôle (dans la politique américaine, surtout pour les campagnes présidentielles, on a tenté pour la première fois de présenter le leader comme individu en chair et os1), le partenaire de dialogue sera vu habituellement comme un symbole, sera condamné à une carence d’individualité – dans le meilleur des cas, parce que dans le pire il sera perçu comme instrument destiné à accomplir les missions élaborées par le conducător. Quel partenaire égal de dialogue aurait pu avoir Ceauşescu? Vivaient en lui plusieurs personnes, dont une capable de parler normalement avec l’homme de la rue? Les schémas rhétoriques, configurations persuasives, que j’ai présentées réunissent, d’un côté, un ensemble de contenus, de l’autre, une série de modalités d’organiser les champs visuels. Comment mettre en lumière l’excellence de la forme-Ceauşescu mieux qu’en éliminant du tableau toute autre forme ou en retenant aux côtés de la forme-Ceauşescu seulement des formes-objets à valeur symbolique? Accompagnés, Nicolae ou / et Elena «Au cours d’une de ses dernières conférences de presse, le président Reagan – aidé d’un appareil auditif dans chaque oreille – a demandé plusieurs fois qu’une question lui soit répétée. „Je suis désolé, s’est-il excusé, faussement penaud, mais mes batteries sont à plat.“ „Un geste comme celui-là, c’est champion“, ont dit unanimement les consultants politiques, gourous obligés et „metteurs en images“ indispensables de toutes les campagnes électorales aux Etats-Unis depuis vingt-cinq ans, des présidentielles aux moindres consultations locales. „Reagan, jugent-ils en chœur, est décidément le roi de la communication.“ (...) Chez les démocrates, on aime bien se montrer en chandail. Le jean, le week-end, indique que l’on est resté grass roots (attaché à ses racines), autrement dit que le succès ne vous est pas monté à la tête.» Etc. (Clémentine Gustin, Politique-spectacle. La prime à l’emballage, «le Point», 20-26 mai 1985, p.75-76). 1 100 Vol. 4, no. 1/2012 STYLES OF COMMUNICATION Ceauşescu établit / établissent avec enfants, travailleurs, paysans, etc. une seule relation assymétrique: ils ont beaucoup à apprendre au peuple, le peuple a beaucoup à apprendre d’eux. Le pouvoir communiste a été incapable de créer du point de vue rhétorique des publics nouveaux (formés, attention, des mêmes individus, mais étalant de nouveaux traits caractéristiques), dont la communion avec Ceauşescu aurait rapproché celui-ci du peuple. Le communisme roumain affirmait si radicalement son athéisme, par exemple, que son chef n’a jamais pu se rendre au tombeau d’Etienne le Grand: le tombeau se trouvait dans un monastère. Le public orthodoxe (un citoyen appartient à plusieurs publics) n’a pas trouvé de motivation pour s’engager dans l’édification de l’unité nationale. Il n’est resté dans les citoyens aucun trait à même de soutenir cette édification. Les systèmes rhétoriques qui nous intéressent organisent très simplement leurs champs visuels. On commettrait cependant une erreur si on condamnait cette simplicité dans le cas d’une seule encomiastique visuelle, quand on peut la découvrir dans toutes. Le louange visuel – rhétoriques a, b et c – semble parcourir en sens opposé le chemin que suit l’art en s’éloignant continuellement de la norme structurale, déterminer un retour de l’expression plastique à ses premières manifestations, configurations de grande simplicité et de grand équilibre1. Aussi dans les compositions les formes sont-elles le plus souvent ou groupées dans le centre, ou déployées dans l’axe, ou alignées dans des plans toujours plus éloignés du contemplateur... L’analyse des schémas rhétoriques (et des procédés dont ils sont formés) n’a pas une trop grande utilité si elle ne considère pas un contexte plus ample, politique et social. La contre-rhétorique a mené une guerre d’escarmouches, et ses hostilités – ponctuelles – avec la rhétorique officielle, qui plus est, les limites de la rhétorique officielle que ces hostilités mettaient en évidence, ne montrent leurs véritables enjeux qu’au niveau contextuel. Déclarer Ceauşescu à une oreille (ureche = oreille, a fi într-o ureche = être fou) parce que dans ses portraits exposés dans les institutions publiques une seule oreille était visible relève d’une guerre d’escarmouches; le rapide remplacement du portrait en question par un autre montrant les deux oreilles est un indice d’alerte chez les responsables de la rhétorique officielle. Peut-être parce que la pression sociale avait-elle augmenté au point de rendre douteux le contrôle même qu’impliquait la réduction de la pression par des blagues (on disait que le pouvoir même diffusait des blagues pour réduire la pression de la domination)? Ce portrait signale le problème du rapport entre les rhétoriques politiques. Lorsqu’elle chante ses héros, une communauté se chante elle-même: elle se fait second Rudolf Arnheim (1997) Art and Visual Perception. Berkeley: University of California Press, paragraphe «What looks lifelike?» (p.136-139) du chapitre «Form» (p.96-161), en général tout le chapitre. 1 101 Vol. 4, no. 1/2012 STYLES OF COMMUNICATION objet de ses propres louanges. Elevant une personne sur une nouvelle marche de la hiérarchie universelle, les éloges ne consolident pas seulement les représentations que celle-ci se fait de son propre statut existentiel, mais aussi les représentations que la communauté où les éloges se produisent se fait d’elle-même. Cependant, entre les faits et les discours de l’une et les louanges de l’autre un équilibre doit exister. Les louanges peuvent ruiner et faits, et paroles. Dans certains tableaux, s’entassent ouvriers et paysans, personnalités historiques – Decebal, Michel le Brave, Alexandru Ioan Cuza –, livres, «réalisations» – métro, immeubles d’habitation, écluses, etc. – pour induire l’idée d’un Ceauşescu irremplaçable. Quand De Gaulle disait que les cimetières sont pleins de personnalités irremplaçables, c’était la démesure des éloges qu’il persiflait. L’incapacité de les rafraîchir – incapacité dont les sources sont l’inconsistance des flattés et l’inhabileté des flatteurs – les rendent creux, fades. Les produits des rhétoriques b et c manquaient d’éclat (tout comme les produits de la rhétorique a). Nous n’avons eu la chance de jouir ni même de beaux mensonges. IL.1 IL.2 Sabin Bălaşa, Portrait de Elena Ceauşescu, 1978, 98 x 89, huile sur toile Auteur inconnu, Elena Ceauşescu, date inconnue, 202 x 146, huile sur toile 102 Vol. 4, no. 1/2012 STYLES OF COMMUNICATION IL.3 IL.4 Constantin Niţescu, Le Président Nicolae Ceauşescu visitant les mines de la Vallée du Jiu, 1984, 160 x 160, huile sur toile Vladimir Sulski, Elena Ceauşescu au livre, 1984, 63 x 49, huile sur toile IL.5 IL.6 Mircea Bâtcă, Réalisations dans le département de Hunedoara, date inconnue, 129 x 100, huile sur toile Dan Hatmanu, Anniversaire, 1983, 102 x 120, huile sur toile 103 Vol. 4, no. 1/2012 STYLES OF COMMUNICATION Bibliographie Arnheim, Rudolf (1997) Visual Thinking. Berkeley: University of California Press. Arnheim, Rudolf (1997) Art and Visual Perception. Berkeley: University of California Press. Balandier, Georges (1969) Anthropologie politique. Paris: PUF. Gustin, Clémentine (1985) Politique-spectacle. La prime à l’emballage, «le Point», 20-26 mai, p.75-76. Perelman, Chaïm & Lucie Olbrechts-Tyteca (1983) Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique. Bruxelles: Editions de l’Université de Bruxelles. Plett, Heinrich F. (1981) «Rhétorique et stylistique». [In:] A. Kibédi Varga (ed.), Théorie de la littérature. Paris: Picard, Paris. Pope-Hennessy, John (1976) Portretul în Renaştere (Le portrait pendant la Renaissance). Trad.roum., Bucarest: Meridiane. Preston, Paul (1993) “The discreet Charm of a Dictator. How Franco’s Personae Hid His Neurosis, Cruelty and Corruption” [In:] Times Literary Supplement, 4692 / March, 5. 104