L`Autre Forum

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L`Autre Forum
L’Autre
Forum
LE JOURNAL DES PROFESSEURS ET PROFESSEURES
D E L’ U N I V E R S I T É D E M O N T R É A L
VOLUME 12, NUMÉRO 2, MAI 2008
Normand Baillargeon
Germain Lacasse
Marie-Joëlle Zahar
Valéry Ridde
Katia Mohindra
Pascal Reboul
Michel Cabanac
François Béland
Bryn Williams-Jones
Table ronde
Marie-Pierre Bousquet
Claire Durand
Andrée Lajoie
Gregor Murray
Marc Renaud
Michel Seymour
La recherche
sous influence
L’Autre
Forum
Sommaire
LE JOURNAL DES PROFESSEURS ET PROFESSEURES
DE L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL
VOLUME 12, NUMÉRO 2, MAI 2008
Page éditoriale
Chroniques
3
Nouvelles de l’Assemblée
42
SGPUM Info
44
Comité de rédaction
Chantal Caux
Claude Marois
Stéphane Molotchnikoff
Christian Nadeau
Samir Saul
Collaboration
Louis Dumont
Denis Monière
Samir Saul
Édition et production
Rédaction
Suzanne Grenier
(Intersigne)
Dossier
La recherche sous influence
4
Conception graphique
Libre, ciblée, orientée, concertée… qui en décide ?
Table ronde sur le financement de la recherche
en sciences humaines et sociales
4
Illustration
de la couverture
Quelques observations sur la recherche
en éducation et ses actuelles conditions
Normand Cousineau
16
Normand Baillargeon
Cinéma et censure, champ et contrechamp
Diane Héroux
lmpression
Produlith inc.
19
Germain Lacasse
Analyser la violence politique après le 11 septembre
21
Marie-Joëlle Zahar
Repenser notre participation
aux conférences scientifiques
25
Valéry Ridde et Katia Mohindra
La recherche biomédicale en milieu hospitalier :
du sacerdoce au chemin de croix
28
Pascal Reboul
Dionysiens et Apolloniens
31
Michel Cabanac
Le désaccord : les dépenses de santé au Québec
33
François Béland
Conflits d’intérêts au sein de l’université :
politiques et pratiques
39
Bryn Williams-Jones
En complément
Le Forum sur la sécurité et la défense
La liberté scientifique est-elle menacée par la précarité d’emploi ?
Le Conseil de recherches en sciences naturelles et génie du Canada (CRSNG)
Le programme des Chaires de recherche du Canada
Les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC)
20
28
30
30
30
L’Autre Forum est un journal
d’information et de débats
financé par le SGPUM.
Les auteurs sont responsables
du choix et de la présentation
des faits figurant dans leurs
articles ainsi que des opinions
qui y sont exprimées, lesquelles
ne sont pas nécessairement
celles du SGPUM et n’engagent
pas le syndicat.
SGPUM
C.P. 6128
Succursale Centre-ville
Montréal (Québec) H3C 3J7
Tél. : (514) 343-6636
[email protected]
www.sgpum.umontreal.ca
Louis Dumont, professeur de pharmacologie, président du SGPUM
Page éditoriale
POUR LA SAUVEGARDE DES MISSIONS FONDAMENTALES DE L’UNIVERSITÉ
Subventionner l’imaginaire
avant l’utilitaire
l y a quelques mois, les grands journaux
français faisaient la manchette avec un
plaidoyer du prix Nobel de physique 2007,
Albert Fert 1, en faveur de la recherche libre.
Les propos du chercheur ne sont pas passés
inaperçus, alors que le courant actuel est plutôt à
la faveur de la recherche ciblée. Aux autorités qui
entendent « mettre la science au service de la société », il réplique : « Les chercheurs doivent être
conscients des problèmes de société. Les progrès technologiques, les avancées médicales... contribuent
bien sûr à la qualité de vie. Mais on ne peut pas imposer une finalité stricte à la recherche. Son parcours
n’est jamais linéaire. Il faut laisser la recherche
fondamentale se dérouler, les chercheurs suivre
leurs idées, en zigzaguant, pour déboucher sur des
découvertes et ensuite des applications 2. »
Au moins deux présupposés contestables sont
à l’œuvre dans les politiques de la recherche et de
l’innovation : celui qui fait de la démarche scientifique un processus dont les résultats seraient programmables selon des paramètres d’efficacité ; et
celui qui amène à considérer la « recherche libre »
comme une entreprise d’emblée insensible aux problèmes de notre monde et moindrement profitable
à son évolution réelle. Ces vues de l’esprit procèdent
d’une approche éminemment réductrice. Le progrès
social tend à y être ramené au développement des
technologies et à la croissance industrielle. Une
«boîte noire» protège par ailleurs du questionnement
l’intervention des médiateurs – décideurs politiques,
investisseurs, administrateurs – qui interprètent
ladite « demande sociale » et déterminent les orientations censées en découler. Reste à prendre en
compte la posture des chercheurs eux-mêmes. Et
reste à considérer, en démocratie, le rôle des citoyens.
Les principaux problèmes auxquels font face
nos sociétés, localement et à l’échelle de la planète,
I
offrent pourtant une résistance tenace à la planification stratégique et aux success stories de l’économie du savoir. Comment mettre la croissance industrielle au service d’un développement durable sans
ouvrir un espace de déploiement aux ressources de
l’imaginaire ? Comment s’en tenir à une notion
simple de l’utilitaire quand, par exemple, la production d’un nouveau carburant prive de vastes
populations démunies des aliments dont dépend
leur survie ? Comment mettre fin aux navrantes inégalités qui s’accentuent entre les riches et les pauvres ? La recherche « appliquée » se rapporte à des
éléments qui comportent des risques, et elle requiert
dès lors au premier chef une conscience aiguisée de
l’environnement touché et une indissoluble impartialité. Reste aussi à établir ce qui importe en priorité.
Les données présentées dans ce dossier de
L’Autre Forum montrent que, malgré les sommes
faramineuses qui y sont injectées, le système de
financement de la recherche engendre des inégalités
importantes et des exclusions au sein même des
forces vives de l’université. Un rééquilibrage des
ressources s’impose, entre les grands fonds subventionnaires, entre les types de programmes de soutien
aux chercheurs et entre les deux fonctions universitaires fondamentales que sont la recherche et l’enseignement. Un des enjeux est de placer la science non
pas comme simple vecteur du développement économique, mais comme constituante de la culture –
et de rendre ainsi le plus largement partageables
des capacités humaines telles que la rigueur, la curiosité et la créativité, dans une optique d’innovation
sociale. AF
1. Albert Fert est découvreur, en convergence avec
les travaux du physicien allemand Peter Grünberg,
de la magnétorésistance géante (en anglais, Giant
Magnetoresistance Effect ou GMR).
2. Le Monde, 24 octobre 2007.
L’Autre Forum : mai 2008
3
Dans un premier temps, L’Autre Forum avait invité Marc Renaud, président
du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) du Canada de 1997 à
2005, à traiter dans ce dossier de l’influence des organismes subventionnaires
sur la recherche universitaire. Enthousiaste, celui-ci a proposé, à la place
d’un simple article, une formule qui lui permettrait d’entrer en interaction
avec le professeur de philosophie Michel Seymour, dont il avait lu avec
intérêt–mais aussi certaines réserves–le texte publié dans notre précédent
Libre, ciblée, orientée, concertée
numéro1, sous le thème «L’Argent et l’Université».
La rédaction de L’Autre Forum a eu envie de pousser
plus loin cette idée, en réunissant six collègues de
l’Université de Montréal aux profils bien contrastés
et prêts à s’engager dans une discussion à plusieurs
voix. Ont ainsi participé Marie-Pierre Bousquet,
Claire Durand, Andrée Lajoie, Gregor Murray,
Marc Renaud et Michel Seymour.
L’animation des échanges a été confiée à Marianne
Kempeneers, professeure au Département de sociologie.
Celle-ci a établi l’ordre des présentations d’un premier
tour de table et cerné les questions centrales qui
allaient lancer le débat: Quels sont les principaux
changements survenus dans le paysage de la
recherche au Québec et au Canada depuis 1960,
et surtout depuis les 10 dernières années ?
Quels sont les impacts de l’évolution des modes de subvention sur
l’orientation et les pratiques de la recherche ? Cette évolution s’est-elle
produite pour le meilleur ou pour le pire ? Et que faire aujourd’hui ?
A-t-on une prise sur la situation ?
D’entrée de jeu, les angles de questionnement des participants ont
rappelé à quel point la problématique est multidimensionnelle. Une série
de « points chauds » et de questions offrant encore matière à débat ont
ressorti des discussions, dont voici un compte rendu.
1. Michel Seymour, « D’où viennent
les sous ? Où est passé l’argent ? »,
L’Autre Forum, vol. 12, no 1,
décembre 2007, p. 5-9.
4
L’Autre Forum : mai 2008
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
TABLE RONDE SUR LE FINANCEMENT
DE LA RECHERCHE EN SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES
… qui en décide?
Plus d’argent pour la recherche universitaire…
Ce qui tient de l’évidence aujourd’hui – la présence massive de la recherche subventionnée – n’a pas toujours fait
partie du paysage universitaire. Par étapes, au fil de nouveaux programmes de financement gouvernementaux,
des modes de recherche se sont profilés et ont gagné du terrain. Avons-nous une idée juste des résultats de
cette évolution ? Saisissons-nous bien les dynamiques en jeu ?
Marc Renaud : Le paysage de la recherche
a changé, d’abord parce qu’il y a beaucoup plus d’argent disponible, du moins
au gouvernement fédéral. De 1997 à 2005,
le budget de la recherche et des bourses
du CRSH est passé de 94 millions de dollars à 350 millions, incluant plusieurs
investissements dits asymétriques (ARUC,
INE, Économie sociale, bourses aux étudiants). Avec la transformation du Conseil
médical de la recherche en Instituts de
recherche en santé du Canada (IRSC ),
beaucoup d’argent neuf a été consacré
aux sciences sociales de la santé. En
même temps, la création de la Fondation
canadienne de recherche sur les services
de santé, de la Fondation Trudeau, de
Génome Canada et de la Fondation canadienne pour l’innovation a, dans tous ces
cas, à des degrés divers, servi la recherche en sciences sociales et humaines. On
sait que 20% des Chaires de recherche du
Canada est allé aux sciences humaines
et sociales. Enfin, les changements dans
les critères d’admissibilité aux Réseaux
des centres d’excellence ont ouvert plus
grand la porte à une contribution des
sciences sociales. Au cours de ces années,
le CRSH a essayé de maintenir un équilibre entre la recherche dite « libre » (subventions de recherche « ordinaires ») et
la recherche dite « ciblée » : pour chaque
dollar en « ciblé », un autre dollar en
« libre ». Cet équilibre est beaucoup plus
difficile à maintenir maintenant que le
parti au pouvoir n’investit qu’en fonction
de ses politiques industrielles.
Andrée Lajoie : Aux fins de ma recherche
en cours, j’ai examiné l’évolution des
subventions disponibles aux chercheurs
du Québec, excluant celles qui sont destinées aux universités et aux centres de
recherche (voir page 6). Ces données seront évidemment détaillées et analysées
de façon approfondie dans mon livre à
venir. Mais ce qu’on voit d’abord, c’est
uniquement de la recherche libre au
CRSH , jusqu’en 1970. Dès que le Québec
entre dans le jeu, cela devient de la recherche concertée. Québec concerte et
cible avant Ottawa, qui suit. On observe
une montée énorme de la recherche à la
fois concertée et ciblée, laquelle, entre
1995 et 2005, passe de 27 % à 52 % des
subventions accessibles aux chercheurs.
Le résultat, quand on se place au Québec,
actuellement, devant les offres fédérales
et provinciales de subventions, est le suivant: un chercheur qui veut travailler seul
et choisir ses sujets de recherche dispose
de 30 % des budgets ; ceux qui acceptent
de travailler en équipe mais refusent de
se faire imposer un sujet ont accès à 39%;
ceux qui acceptent de se faire imposer
un sujet mais veulent travailler seuls ont
accès à 43 %, alors que ceux qui sont
prêts à faire toutes les concessions ont
accès à 100 % des budgets. Qu’est-ce qui
explique cette tendance marquée ? Pourquoi le Québec est-il le premier à avoir
concerté et ciblé ses subventions ? Pourquoi la recherche libre y est-elle si tardive
et si mince ? Pourquoi les subventions
fédérales ciblées et concertées ont-elles
tellement augmenté (400 %) entre 1995
et 2005 ?
Michel Seymour: Historiquement, les organismes québécois ont été beaucoup plus
interventionnistes que les organismes
L’Autre Forum : mai 2008
5
canadiens, mais ces derniers sont beaucoup plus actifs depuis 1995, soit, je le
note, l’année du référendum québécois.
Le budget du Conseil de recherches en
sciences humaines (CRSH) a atteint
603 millions en 2006-2007, si on inclut
le programme de frais ou coûts indirects.
J’ai examiné la répartition des surplus
fédéraux investis dans la recherche universitaire, et je peux vous présenter les
chiffres (voir ci-contre). On y voit surtout,
au CRSH , la part relativement minime
que représentent les subventions allouées
à la recherche définie par le chercheur.
Et qu’est-ce qui a été favorisé ? Le
CRSH a privilégié la recherche portant
sur les peuples autochtones, la santé, la
ville, la famille et l’environnement. Il y a
même eu pendant un certain temps,
dans le formulaire du CRSH, la possibilité
de concourir à un programme spécifique
portant sur le fédéralisme. Par ailleurs,
la « concertation » est évidemment mise
au premier plan. Même le programme
des subventions ordinaires de recherche
autorise désormais la recherche faite en
groupe. Les organismes québécois ne
font pas exception. Il existe un important
programme de subventions pour les
regroupements stratégiques au Fonds
québécois de recherche sur la culture
(FQRSC ). Les subventions équipes du
FCAR ont laissé la place à des subventions d’infrastructure devant réunir, sauf
exception, un plus grand nombre de
chercheurs et favorisant la recherche
appliquée.
Évolution des subventions fédérales et provinciales
disponibles aux chercheurs du Québec
Observations préliminaires issues d’une recherche dirigée par Andrée Lajoie
Avant 1957
Fondations américaines. Fonds distribués par un groupe de chercheurs
canadiens émérites.
1957
Ottawa
Premier organisme subventionnaire : le Conseil des arts. Recherche libre
uniquement. Les premières subventions à la recherche libre en sciences
humaines et sociales.
1970
Québec
Premier organisme subventionnaire : le programme FCAC (le Fonds FCAC
viendra par la suite), à l’intérieur du ministère de l’Éducation.
Concertation (obligation d’être en équipe ou en partenariat).
Réunit les sciences humaines et sociales.
1975
Ottawa
Premier organisme fédéral de recherche concertée : le Programme
de recherche concertée du Conseil des arts.
1976
Québec
Ciblage (objets précis) et orientation (domaines) : une liste de thèmes
est établie par le ministre de l’Éducation.
1977
Ottawa
Création du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH).
Premier organisme spécifiquement dédié aux sciences humaines.
1978
Québec
Concertation et ciblage. Création du premier programme public
québécois de recherche à la fois concertée et ciblée : Programmes majeurs
de recherche du Fonds FCAC, devenu autonome par rapport au ministère
de l’Éducation.
1978
Ottawa
Création du premier programme de subvention fédérale publique ciblée :
Programme de recherche thématique du CRSH.
1979
Québec
Seul organisme spécifiquement dédié aux sciences humaines et sociales :
le Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS). Ne couvre pas toutes
les sciences humaines et sociales.
1984
Québec
Intensification de la concertation. Création du premier programme
de subvention dont les partenaires sont imposés par l’organisme
subventionnaire : Action concertée FCAR.
1988
Québec
Premier programme québécois de subvention à la recherche libre :
Établissement de nouveaux chercheurs de FCAR. Ce programme redeviendra
ciblé quand sera joint au FQRSC.
1989
Ottawa
Intensification de la concertation. Création du premier programme
dont les partenaires sont imposés par l’organisme subventionnaire :
Réseau des centres d’excellence.
19902005
Ottawa
Québec
Intensification de la concertation et du ciblage. Création de plusieurs
programmes indiquant des contraintes de plus en plus lourdes
et nombreuses (CRSH, CQRS, FQRSC).
2001
Ottawa
Concertation et ciblage. Création du premier programme de subventions
publiques fédéral : Initiatives conjointes du CRSH.
2002
Québec
Fin de la recherche libre. Programme Établissement de nouveaux
chercheurs est rattaché au FQRSC. Entièrement ciblé.
Les fonds fédéraux investis dans la recherche universitaire
Claire Durand : Le premier point qu’il me
semble important d’aborder est effectivement la multiplication des programmes
stratégiques, des réseaux stratégiques,
etc. Quelle part des fonds de recherche
en sciences humaines est maintenant
attribuée à cette portion de la recherche
dont les thématiques sont prédéterminées sans que l’on ait la moindre idée de
qui en a décidé ni de qui a été consulté,
si quelqu’un l’a même été ?
6
L’Autre Forum : mai 2008
(en millions de dollars)
2007-2008
2007-2008
2006-2007
Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC)
CRSNG
CRSH
Bourses et prix
Chaires
Recherche définie par le chercheur
Recherche ciblée
Recherche stratégique
Diffusion
Réseaux centres d’excellence
Sous-total
Coûts indirects
1 000,0
958,0
603,0
94,3
54,0
93,3
23,4
19,2
9,2
11,8
305,2
297,0
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
L’économie du savoir : entre l’interventionnisme et la « dépolitisation »
L’important influx dans le financement gouvernemental de la recherche universitaire est étroitement associé
au déploiement de l’économie du savoir, tout en restant sensible au jeu des forces politiques – notamment
conservatrices. Aussi néolibéral que puisse être ce mouvement, l’État en est un des agents propulseurs.
Au Canada, les réformes se prêtent ainsi à une lecture des tensions nationales : le financement fédéral de
la recherche universitaire fournirait, directement extraits d’un champ de compétence des provinces, des matériaux
pour la construction d’une identité canadienne. Comment cette dimension « nationale » s’articule-t-elle à la
« nouvelle gestion publique » qui cherche à s’incarner dans ces politiques ? Sur le terrain, le champ de la recherche
tendrait-il à se « dépolitiser », du moins dans les perceptions et l’attitude de professeurs soumis à de fortes
pressions professionnelles et désireux de se donner les moyens de mener leurs activités de recherche ?
Instrumentalisée, la recherche finit-elle par perdre de vue son objet ?
Marc Renaud : « Ces nouveaux investissements ont été faits parce que – pour
toutes sortes de raisons – le gouvernement Chrétien était un fervent croyant
dans l’économie du savoir, avec tout ce
qui vient avec : plus de R- D pour permettre l’innovation et de meilleures parts
des marchés internationaux, la vision de
la recherche comme une « triple hélice »
– université-industrie-État – avec un fort
attachement à la recherche dite de
« mode 2 » – soit la recherche multidisciplinaire faite en contexte d’application,
avec moult partenaires et intégrée dans
moult réseaux canadiens et internationaux. Cette vision a fortement favorisé
un rapprochement entre le Conseil de
recherches en sciences naturelles et en
génie du Canada (CRSNG ) et les IRSC ,
d’une part, et le milieu des affaires, ce qui
a été beaucoup moins le cas au CRSH ,
pour des raisons évidentes. Cette vision
a aussi amené le gouvernement à investir
massivement dans des projets très ciblés
– par exemple, la FCI, Génome Canada,
Triumf, l’Observatoire de neutrinos–sans
faire appel aux trois conseils subventionnaires, perçus comme trop favorables
aux chercheurs universitaires et incapables d’investissements aussi ciblés.
Pour comprendre comment ce climat
a eu un impact sur le CRSH, il faut aussi
connaître la hargne avec laquelle le
National Citizen Coalition, lié au Reform
Party, s’est attaqué aux sciences humaines
et sociales pendant 15 ans ! « Pourquoi
une 6 000e thèse sur Shakespeare ? Pourquoi telle étude sur les prostituées à
Vancouver ? » Durant les périodes de
pointe, le CRSH avait une équipe de cinq
personnes à plein temps pour répliquer
dans les médias à ces attaques.
Gregor Murray : Il faut comprendre les
changements observés dans le contexte
de la nouvelle gestion publique et de ses
valeurs : la marchandisation, la compétition et un mouvement du modèle collégial vers un modèle managérial. Dans
les universités, l’instrumentalisation de
la recherche se présente alors comme un
mécanisme de différenciation sur les
marchés de l’éducation. D’autant plus
que l’économie du savoir place l’université au cœur des stratégies sociétales, ce
qui implique pour celle-ci des transformations réelles. D’une part, la formation
universitaire est valorisée sur le plan individuel afin de construire un parcours
professionnel. D’autre part, les politiques
d’innovation deviennent centrales. L’université est au cœur de cette réflexion, car
le système éducatif dans son ensemble
doit assurer le positionnement de la
société dans la nouvelle division internationale du travail. La nouvelle gestion
publique dicte que les États veulent un
retour sur leurs investissements et veulent
être capables de mesurer les impacts.
« Les investissements
massifs du gouvernement fédéral dans
les organismes qui
subventionnent la
recherche universitaire
violent le principe
fédéral. »
MICHEL SEYMOUR est professeur
titulaire au Département de
philosophie. Il est membre
du Centre de recherche sur la
diversité au Québec (CRIDAQ).
Son projet de recherche
individuelle subventionné
par le Conseil de recherches en
sciences humaines du Canada
(2003-2006), qui portait sur
les droits collectifs des peuples
dans les États multinationaux,
a mené à la publication d’un
livre, De la tolérance à la
reconnaissance. Une théorie
libérale des droits collectifs.
L’Autre Forum : mai 2008
7
Michel Seymour : Ce qui m’a intéressé en
premier lieu dans le financement de la
recherche universitaire, c’est la façon dont
les investissements massifs du gouvernement fédéral dans les organismes qui
subventionnent la recherche universitaire
« Je me rends compte
– et j’essaie de réparer
ça maintenant avec
mes étudiants – que
je n’ai pas du tout
été formée pour
devenir professeure,
selon les exigences
d’aujourd’hui. »
MARIE-PIERRE BOUSQUET
est professeure agrégée au
Département d’anthropologie
de l’Université de Montréal.
Elle s’intéresse en priorité
aux sociétés algonquiennes
du Québec, spécialement aux
Algonquins. Ses recherches
portent sur les transformations
vécues par ces sociétés, les
représentations du changement,
les résonances sociales,
économiques et politiques de
la sauvegarde des savoirs. Cela
l’amène à étudier l’impact des
législations; la transformation
du processus décisionnel
politique, dans la redéfinition
du pouvoir entre pouvoirs
publics et administrés; les
stratégies de protection d’un
patrimoine à définir ; l’influence
de courants idéologiques visant
à promouvoir une identité
amérindienne moderne.
Ces champs d’investigation
dépassent les frontières de
la province. Ils impliquent
des études sur le terrain.
8
L’Autre Forum : mai 2008
violent le principe fédéral. La compétence
des provinces en matière d’éducation
devrait être totale. La recherche universitaire relève de l’université, et donc
relève d’une compétence québécoise et
provinciale exclusive. Et il n’y a pas de
« pouvoir fédéral de dépenser », ni dans
la constitution ni dans la jurisprudence.
Dans le contexte de l’après-1980, il y a
eu coup de force fédéral, avec le rapatriement de la constitution malgré l’opposition de l’Assemblée nationale. Après
1995, au départ, la situation financière
de l’État fédéral était difficile. On coupait
dans les transferts aux provinces et dans
l’administration fédérale. Mais dès que
les surplus sont revenus, on a assisté à
un nouveau coup de force du nation
building canadien. Je suis d’accord avec
les motifs évoqués par les gens autour
de la table – concernant le rôle de la nouvelle économie, par exemple –, mais les
décisions politiques sont généralement
le résultat de plusieurs facteurs, et l’un
de ceux-ci, c’est qu’après l’échec référendaire de 1995 le fédéral a la voie libre
pour y aller gaiement. La montée astronomique de ses investissements dans la
recherche nous place alors devant un
débat entre nationalistes et fédéralistes,
mais pas celui qu’on pense. Il met plutôt
en présence les nationalistes canadiens
contre les fédéralistes québécois. On ne
parle jamais de ces questions dans les
universités.
Andrée Lajoie : Les subventions fédérales
à la recherche sont-elles constitutionnelles ? Non, sauf si elles sont nécessaires
à un objet qui serait clairement dans les
compétences fédérales. Je me suis amusée à prendre la liste des thèmes qui ont
été attribués aux subventions, et il y en
a 11 sur 58 qui pourraient être rattachés
à ces compétences, à condition de montrer un lien de nécessité entre le projet
et un objectif fédéral. Mais il n’y a jamais
eu de poursuite devant les tribunaux.
Marie-Pierre Bousquet : Si l’éducation
relève du provincial, ce n’est pas du tout
comme ça que moi, en tant que jeune
chercheure, je l’ai vécu. Une chose qu’on
apprend très vite, c’est qu’on n’est qu’un
pion sur un échiquier international. En
même temps, la loyauté à son institution
devient moins importante. Certains professeurs se servent de leurs subventions
pour monnayer leur embauche au sein
d’une autre université ; à l’inverse, d’autres qui se trouvent en périphérie ne
pourront jamais se relocaliser géographiquement parce qu’ils n’ont pas un
dossier de subventions qui les rendrait
employables ailleurs. Il est bien clair que
les subventions, ça sert à la recherche,
mais aussi au fonctionnement de l’institution : parce qu’on vous en ponctionne
un petit bout, mais également parce que
ça permet de vendre la qualité de votre
département sur un échiquier plus large.
Fondamentalement, les subventions, on
les a d’abord très égoïstement pour soimême, pour son propre cv. Moi je suis
arrivée avec de grandes idées, mais je me
dis plutôt : « D’accord, il faut que je remplisse mon cv et pour cela j’ai besoin de
tel montant, à telle date. » Je trouve cela
atroce. Mais que cela relève du provincial, du national, des États-Unis, ça m’est
égal.
Michel Seymour : Quand on ne s’occupe
pas de la politique, la politique s’occupe
de nous. Je me suis aussi débattu pour
avoir des subventions individuelles là où
elles se trouvaient. Il n’y en avait pas au
FQRSC ? Alors je me suis tourné vers le
CRSH . Les circonstances on fait que j’en
ai toujours eu. Donc je peux dire qu’il y
a eu dans l’ordre des choses un élément
positif pour ma propre recherche. Mais
je peux aussi prendre du recul et considérer que, si je ne dis pas un seul mot
concernant ce qui se passe, eh bien, je
suis un allié objectif du nationalisme
canadien. Le nation building n’est pas
qu’une abstraction !
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
Mutations : le système de la recherche universitaire survivra-t-il à ses propres effets ?
Le rôle des organismes subventionnaires se résume-t-il à celui d’être une interface entre le politique et le milieu
universitaire ? Quel est le fondement de leur pouvoir d’élaborer des orientations, de juger des priorités et de
guider les processus de sélection ? Garant de la légitimité politique et scientifique du système de financement
de la recherche, le « jugement des pairs » reste une notion clé. Mais comment se fait le partage des pouvoirs
entre la communauté des chercheurs et tous ces autres acteurs impliqués directement ou indirectement dans
la production du savoir – politiciens, fonctionnaires, administrations universitaires, et directions des nouvelles
structures (centres de recherche, instituts, réseaux d’excellence, etc.) ? Paradoxalement, le système actuel de
la recherche engendrerait-il des inégalités exponentielles qui rendent peu à peu caduque la notion de « pairs » ?
Pour les professeurs, les enjeux sont très concrets et immédiats : liberté de définir ses sujets de recherche, choix
des modes de collaboration, possibilité de conjuguer recherche et enseignement, capacité d’offrir des contextes
de formation et de travail aux étudiants, promotions et progression dans la carrière…
Marc Renaud : Le nombre de possibilités
a cru considérablement pour les chercheurs. Le CRSH est devenu une organisation beaucoup plus raffinée dans ses
politiques et beaucoup plus sensible à
son rôle de valorisation et de défense de
la recherche en sciences humaines et
sociales. Les mécanismes d’allocation par
les pairs ont été raffinés, en internationalisant les évaluateurs et en permettant
un appel des décisions rendues. Les règles
éthiques ont été clarifiées, bien que leur
application ait peut-être bureaucratisé à
outrance le processus de démarrage d’un
projet de recherche.
Le Canada a résolument investi les
universités de la mission scientifique de
l’État. Ce faisant, dans toutes les universités, le budget « recherche » a cru exponentiellement. L’énorme danger, c’est
toutefois la perte d’intérêt, voire même
la dégradation, de l’enseignement de
premier cycle, pourtant le « nerf » le plus
crucial de la société du savoir. Il n’y a que
deux ou trois universités canadiennes –
Toronto, UBC et McGill – qui ont donné
l’ordre aux titulaires de chaires de donner au moins un cours au premier cycle.
Je trouve que ça, ça a du bon sens comme
plan de gestion.
Le maintien d’un équilibre entre la
recherche «libre» et la recherche «ciblée»
est un exercice à refaire chaque année,
avant et après chaque budget fédéral.
Il n’est pas évident que l’équilibre relativement bien maintenu au cours des
10 dernières années puisse être soutenu
sous le gouvernement actuel. Le gouvernement Harper continue d’investir en
sciences humaines et sociales, mais de
manière beaucoup plus directive que ne
le faisait le gouvernement Chrétien.
Gregor Murray : L’université devient en fait
«multimandat», ce qui crée des pressions
énormes sur les ressources. Des pressions
énormes sur des employés, notamment
des chercheurs professeurs, qui doivent
internaliser des tensions inhérentes à ces
multiples mandats. On observe certainement une intensification importante du
travail liée au contexte global, à la nouvelle gestion publique et aux NTIC. Mais
voici le paradoxe : les professeurs chercheurs sont justement une des catégories sociales qui profitent de la nouvelle
économie, d’où une certaine ambigüité
dans le discours. Il y a beaucoup de possibilités dans le domaine des sciences
sociales et humaines pour les chercheurs
intéressés à poursuivre leurs intérêts
scientifiques, surtout si ceux-ci connaissent une réception sociale. Nous bénéficions d’un appui assez important des
autorités publiques, et il ne faut pas tomber dans le misérabilisme ! La concurrence est vive et elle exerce des effets
positifs et pervers à la fois.
« Il n’est pas
évident que l’équilibre
relativement bien
maintenu au cours des
10 dernières années
puisse être soutenu
sous le gouvernement
actuel. »
MARC RENAUD est professeur
titulaire au Département
de sociologie de l’Université
de Montréal. Ses recherches
s’articulent à plusieurs thèmes
et intérêts : développement
technologique et santé;
politiques de la santé et du
bien-être; les professions;
les théories de l’État ;
la recherche évaluative;
les déterminants de la santé.
Président du CRSH de 1997
à 2005, il a été instigateur
et porteur d’un document
charnière dans l’histoire de
l’organisme: D’un conseil
subventionnaire à un conseil
du savoir.
L’Autre Forum : mai 2008
9
Il est important de maintenir un
espace pour la recherche bottom-up, car
c’est ça l’université. Mais il faut également reconnaître la légitimité de la
recherche ciblée ou dirigée, parce qu’il y
a une société qui nous dépasse, et une
légitimité publique à définir certains
thèmes. Il est possible d’envisager un
dosage approprié des programmes ciblés
et des programmes libres. Dans tous les
cas cependant, il faut que la décision
résulte d’une évaluation des pairs. Et
j’ajouterais un critère : l’évaluation externe. Sans évaluation externe, il n’y a pas
« C’est comme si
le monde universitaire
se divisait en deux :
les excellents
et la plèbe. »
CLAIRE DURAND est professeure
titulaire au Département de
sociologie de l’Université de
Montréal. Après un doctorat
en psychologie du travail,
elle a orienté ses recherches
vers les méthodes quantitatives
et la méthodologie des
sondages, entre autres les
sondages électoraux. Elle a
étudié de près les sondages
réalisés lors des principales
campagnes électorales au
Québec, au Canada et en France.
Elle s’est également intéressée
à l’évolution de l’appui à la
souveraineté du Québec et à
ses déterminants. Depuis 1998,
elle a aussi réalisé trois études
portant sur les conditions
de travail des professeurs
d’université. Ses recherches
actuelles portent sur le rôle
des sondages dans la société.
10
L’Autre Forum : mai 2008
d’oxygène dans le système. Je crois à la
bonne foi des comités, mais le problème
réside dans la normalisation de la recherche – un phénomène notoire, actuellement, dans les facultés de gestion. On
observe non seulement une hiérarchisation, mais aussi une standardisation
des lieux de publication, ce qui conduit
à privilégier la production presque exclusivement en anglais. Le danger principal
dans le système actuel, c’est l’absence
de débat autour d’une telle normalisation. Et celle-ci, je le répète, provient du
jugement par les pairs.
Andrée Lajoie : Le problème avec le
ciblage, c’est que les fonctionnaires en
poste et les politiciens ont quitté le champ
depuis longtemps et ils ne savent pas ce
qui est important dans la discipline. Parfois, les recherches qui sont demandées
n’ont pas besoin d’être faites, parce
qu’elles ont déjà été produites. D’autres
fois, c’est à faire, mais à beaucoup plus
longue échéance. Par exemple, quand
j’ai produit Les structures administratives régionales, qui a été mon premier
ouvrage, publié en 1968, je l’ai fait par
curiosité. Quand il y a eu par la suite la
commission Castonguay, on m’a demandé de m’occuper des structures administratives régionales de la santé. La même
chose s’est passée avec Expropriation et
fédéralisme, un ouvrage que j’ai publié
en 1972. C’est parce que je l’avais d’abord
réalisé de mon propre chef que, 10 ans
après, on m’a demandé de faire le dossier
contre l’expropriation de Mirabel. Quand
on réalise une recherche, on ne sait pas
si elle va avoir des impacts précis ; elle
en a souvent énormément, mais à beaucoup plus long terme.
La recherche ciblée est la plupart du
temps de la recherche très appliquée,
répondant à ce que les ministères veulent
savoir. Ce qu’il faudrait dans ce cas, ce
serait plutôt engager des gens dans les
ministères pour réaliser ces études, ou
bien la donner à contrat en dehors des
universités. Cette façon de faire créerait
en outre de l’emploi pour les diplômés
auxquels on enseigne comment faire de
la recherche.
Gregor Murray : Je fais toutefois une distinction nette entre un conseil de recherche qui arrive avec ses orientations
scientifiques et des orientations dictées
par les pouvoirs politiques.
Michel Seymour : Il reste que dans l’ensemble on assiste à une perte de contrôle
des chercheurs sur leurs recherches. Des
exigences nouvelles concernant les thématiques de recherche sont apparues.
Les programmes ont favorisé la création
de centres et d’instituts. Ils ont favorisé
l’interventionnisme des administrateurs
des universités. Les Chaires de recherche
du Canada ont elles aussi fait l’objet de
décisions prises par le haut. À l’Université de Montréal, il y en a plus d’une
centaine. Elles ont été attribuées à partir
du vice-rectorat à la recherche. Il était
impossible de soumettre sa candidature
à ce concours. En 2000, les organismes
subventionnaires fédéraux ont aussi
exigé des universités qu’elles se prononcent sur les grandes orientations stratégiques de la recherche. À l’Université de
Montréal, quelques administrateurs se
sont penchés sur la question et ont
accouché d’un document établissant des
orientations stratégiques. On peut compter sur les doigts de la main le nombre
d’auteurs impliqués dans sa rédaction.
Sa plus récente mouture est toutefois fort
révélatrice d’une nouvelle orientation
prise par l’administration de l’université.
Clairement, on y favorise le secteur de
la santé : un des trois secteurs privilégiés
est la santé ; 8 des 11 thèmes transversaux
sont en lien avec la santé ; 5 des 8 thèmes
transversaux qui concernent les sciences
naturelles sont en lien avec le secteur
de la santé ; 3 des 6 thèmes transversaux
qui concernent les lettres et sciences
humaines sont en lien avec la santé ; 10
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
des 16 thématiques porteuses concernent
la santé. Tout mène à ce que le secteur
des sciences biomédicales et de la santé
devienne la locomotive qui traîne le
wagon des sciences naturelles et celui
des lettres et sciences humaines.
Claire Durand : Pour faire sérieusement la
recherche prévue dans nos projets, il
faudrait normalement que tous les
chercheurs financés aient droit à un
dégrèvement de trois crédits annuel. La
situation actuelle où seuls certains
chercheurs en bénéficient entraîne des
iniquités évidentes entre collègues. Sur
quelle base décide-t-on qu’un chercheur
arrivé 5e à un concours obtiendra un
dégrèvement, et non celui qui est arrivé
6 e, alors que le rang résulte d’un ensemble de facteurs qui n’ont rien à voir
avec le temps que le chercheur aura à
consacrer à sa recherche ? De plus, en
ayant moins de temps à consacrer à sa
recherche, le chercheur non dégrevé se
retrouvera encore plus désavantagé à sa
prochaine demande. Notons que, dans
certaines disciplines, les professeurs
n’enseignent pas plus de trois cours annuellement, alors qu’en sciences sociales,
même si les exigences de la carrière sont
devenues très similaires à celles qui ont
cours en sciences pures, la norme est de
quatre cours. Les chercheurs se retrouvent continuellement tiraillés entre les
obligations de leur recherche et celles de
leur enseignement et de leur encadrement. Et ils peuvent difficilement faire les
deux au niveau où ils voudraient le faire,
ce qui entraîne une grande frustration.
La pérennité de la catégorie « recommandé mais non subventionné » étonne.
Comment peut-on, année après année,
amoncer à des chercheurs que leur projet
devrait être conduit, mais qu’il ne le sera
pas, uniquement en raison d’un manque
de fonds ! Devant une situation chronique, n’y aurait-il pas un rééquilibrage
à effectuer dans le système d’attribution ?
Enfin, mon opinion sur le programme de Chaires de recherche est
« partagée ». D’un côté, il me semble évident que certaines chaires ont eu un
impact bénéfique sur la recherche, y
compris sur celle de collègues qui ont
collaboré avec des titulaires de chaires.
D’un autre côté, il me semble que le processus de détermination des thématiques associées à ces chaires est sinon
arbitraire, du moins non transparent.
Par ailleurs, les privilèges dont bénéficient les détenteurs de chaires par
rapport à d’autres collègues ayant un
dossier tout aussi bon sinon meilleur sont
difficilement justifiables. C’est comme si
le monde universitaire se divisait en
deux : les excellents et la plèbe. Cette
situation entraîne une surenchère à la
prime et aux dégrèvements. On se demande où cela va finir et quels critères
peuvent ou doivent prévaloir pour accepter ou refuser ces demandes. Et cela a créé
une forte pression sur les universités, qui
ont dû consentir à satisfaire une partie
de ces exigences. Notons qu’à peu près
au moment où le programme a été mis
en œuvre, les primes salariales ont triplé
à l’Université de Montréal.
J’observe aussi d’autres effets pervers
sur la vie universitaire. Par exemple, des
personnes qui avaient été embauchées
pour donner un enseignement dans tel
ou tel domaine se font dire que, en tant
que chercheur boursier, elles doivent
donner moins de cours. Il en résulte une
perte de la capacité des départements
d’offrir une formation de qualité.
Il existe un tel déséquilibre selon les
fonds, qui me paraît difficilement justifiable. Ainsi, des chercheurs en sciences
sociales qui se tournent vers les IRSC font
des demandes de 800 000 dollars, ou
de 1 million de dollars, alors qu’une
demande de 150 000 dollars au CRSH
paraît déjà énorme. Pourtant, sur le plan
des nécessités de la recherche, les projets
sont équivalents.
« Je suis la preuve
vivante que la
recherche libre
précède et accompagne
les questions
sociales. »
Professeure émérite, ANDRÉE
LAJOIE a occupé ses premières
fonctions professorales à la
Faculté de droit de l’Université
de Montréal en 1968. Rattachée
au Centre de recherche en droit
public (CRDP), elle en a été
la directrice de 1976 à 1980.
Ses recherches ont d’abord porté
sur le droit constitutionnel
et administratif, appliqué
notamment aux domaines
urbain, de la santé et de
l’enseignement supérieur.
Elle s’est ensuite concentrée
en droit constitutionnel, en se
penchant sur le rôle du pouvoir
judiciaire dans la production
du droit et sur les droits des
minorités et des Autochtones.
Andrée Lajoie a été récipiendaire
de la Médaille d’or du CRSH
de 2006 pour l’ensemble de
ses réalisations en recherche.
Ayant à cœur la défense de
la liberté des chercheurs, elle a
choisi d’utiliser les fonds ainsi
obtenus à une étude de l’impact
des modes de subvention sur
l’orientation de la recherche
en sciences humaines et
sociales au Québec. Elle
prépare actuellement un livre
qui présentera les données
et les analyses découlant
de cette démarche.
L’Autre Forum : mai 2008
11
Enfin, le fait que les subventions sont
données sur une période de trois ans ne
correspond pas aux besoins de l’encadrement. Comment assurer un soutien
financier à un étudiant de doctorat si on
ne sait pas si l’on pourra maintenir notre
niveau de subventions pendant toute la
durée de ses études ?
Marie-Pierre Bousquet : Il y a 10 ans j’étais
encore étudiante, et je suis devenue
professeure agrégée l’année dernière. Je
me rends compte – et j’essaie de réparer
ça maintenant avec mes étudiants – que
je n’ai pas du tout été formée pour devenir professeure, selon les exigences
d’aujourd’hui. Je suis devenue professeure au mois d’août, et on m’a demandé
de déposer une demande de subvention
en octobre. Je ne savais pas du tout comment m’y prendre. J’ai ainsi obtenu une
subvention Établissement de nouveaux
chercheurs, et je me rends compte que
ça a par la suite beaucoup joué dans mon
dossier de promotion. Il se trouve que
l’année où je l’ai demandée nous étions
dans une bonne conjoncture, et le taux
de réussite atteignait 50 %. Ce n’est plus
le cas aujourd’hui.
Cette expérience m’a amenée à
constater le nombre d’heures incroyable
que l’on doit consacrer au « pitonnage »
requis par les demandes de subvention
– ne serait-ce que pour arriver à faire son
fameux «cv commun», qui en réalité n’est
pas commun du tout aux différents organismes. Le contenu du projet lui-même,
c’est ce que j’ai le plus de plaisir à écrire,
parce que c’est mon domaine. Mais avant
j’aurai dû demander des autorisations,
faire des lettres, etc. C’est extrêmement
bureaucratique, il y a beaucoup de formulaires à remplir.
Je suis une grande fan des subventions individuelles, parce qu’on ne
dépend que de soi-même. Quand on est
nouveau chercheur, on ne connaît pas
encore grand monde. Par ailleurs, on ne
m’avait jamais appris en tant qu’étudiante
12
L’Autre Forum : mai 2008
à gérer une équipe. Le temps venu, je ne
savais pas du tout comment m’y prendre
pour les publications communes, la gestion des budgets, etc. Il y a des équipes
qui ne sont que des montages. Elles ne
se réuniront jamais. Elles ne se forment
que pour obtenir des sous. Il y a là une
certaine fraude. Certaines équipes sont
vraiment énormes, mais de quoi accouchent-elles? On passe tellement de temps
à gérer, qu’il n’en sort finalement pas
grand-chose, sinon de quoi demander
une autre subvention. Parfois, on monte
un dossier monumental, mais on obtient
finalement un financement minime. On
doit payer une misère nos assistants de
recherche. Maintenant, je ne choisis que
des équipes dans lesquelles je connais
tout le monde. Que ce soient tous des
gens avec qui je travaille. Et je veille
surtout à ce qu’elles ne soient pas trop
grosses.
La recherche appliquée, je m’en
méfie un peu, mais je n’y suis pas fermée
a priori. Comme il faut absolument avoir
des subventions, je me suis créé des
sujets pour lesquels au départ je n’avais
pas d’intérêt spécifique. Il y a des domaines où il y a beaucoup d’argent, alors
on fait une demande très opportuniste,
qui comporte elle aussi en revanche sa
montagne de paperasse à rassemble. En
fin de compte, que la recherche soit un
peu orientée, dans ma discipline, cela
nous a donné un certain coup de fouet.
Cela nous a obligés à réfléchir aux implications de nos propres recherches.
Michel Seymour : Avant le FQRSC, existait
le FCAR Équipe. En philosophie, il y avait
une douzaine de petites équipes tout
naturellement constituées. Ce n’était pas
pour avoir la subvention. On voulait travailler ensemble, et il y avait le programme FCAR Équipe. Alors, le FQRSC
est entré avec son programme Infrastructure, et à partir de ce moment les
équipes ne pouvaient qu’exceptionnellement – quand un nombre restreint de
persones travaillaient dans le domaine
en question au Québec – être constituées
de 2 ou 3 chercheurs. Autrement, il fallait
rassembler des équipes de 12 à 15 chercheurs. Toutes les petites équipes qui ont
essayé de s’élargir et de formuler un projet dans un cadre plus large pour une
subvention d’infrastructure ont été laminées, du moins la première année, au
profit de subventions à des équipes qui
font de la recherche appliquée. Après des
protestations, on a tenté de corriger le
tir. Il y a donc de la recherche ciblée, mais
il y a aussi un privilège accordé à la
recherche ciblée appliquée.
Andrée Lajoie : Ce problème vient entre
autres du fait que, de nouveau avec le
F QRSC , on se retrouve dans une situation où les sciences humaines et sociales
n’ont pas leur organisme à elles. C’est
pour ça qu’on essaie d’imposer ce genre
d’équipes. En médecine ou en physique,
par exemple, on ne va pas donner un
laboratoire par personne, ça coûterait
trop cher. Alors on demande des équipes
pour justifier des infrastructures. Ce qui
nous a beaucoup servis au fédéral, c’est
que les sciences humaines ont été identifiées comme telles.
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
Postures, intentions et actions possibles
S’adapter ou résister ? Il semble être devenu extrêmement difficile pour les professeurs de maintenir une
cohérence entre le sens de ce qui devrait être – scientifiquement et politiquement – et les modalités de leur survie
professionnelle en recherche. À l’instigation d’un participant à la table ronde, la discussion s’articule autour
de la « nostalgie », dont on sonde les limites et le potentiel. Des propositions concrètes sont avancées : prélever
sur toutes les subventions une ponction pour soutenir la recherche pure, instaurer un régime de subventions
qui assurerait à tous les professeurs un fond de base en recherche.
Gregor Murray : L’ironie de la nostalgie
comme mode de réflexion sur le devenir
de la recherche, c’est que les universités
de jadis étaient élitistes, patriarcales,
paternalistes, et le plus souvent fermées
sur la société. La nostalgie exerce donc
une sélectivité désarmante. À ce propos,
j’ai lu avec intérêt un article récent intitulé Academic nostalgia : A narrative
approach to academic work, dont l’auteure, Oili-Helena Ylijoki, est Finlandaise.
Celle-ci fait valoir que la nostalgie est
omniprésente dans le discours des chercheurs dans tous les domaines qu’elle a
étudiés. Il faut surtout reconnaître, selon
la professeure Ylikjoki que la nostalgie
remplit de multiples fonctions sur le plan
du discours, et qu’elle permet aux chercheurs de constituer un espace pour la
réflexion critique et le maintien des modèles alternatifs de recherche. À mon
avis, la nostalgie présente également un
danger : jumelée par exemple à un syndicalisme défensif, replié sur lui-même,
elle peut constituer un blocage et freiner
le développement de projets adaptés aux
besoins réels et actuels de la société plus
large que nous habitons.
Je considère qu’il faut surtout
distinguer entre l’influence politique et
l’influence, celle-là souhaitable, des
organismes fondés sur l’évaluation par
les pairs. Il importe aussi de protéger,
dans le système actuel qui offre de
grandes possibilités, des plages pour la
recherche pure – par exemple, en établissant un pourcentage sur les contrats de
recherche qui reviendrait à celle-ci. Il me
paraît légitime de vouloir orienter les
recherches, mais à condition de respecter certains principes, surtout là où l’on
détecte une érosion.
Andrée Lajoie : Il y a de quoi être nostalgique. L’université telle que moi je l’ai
vécue, c’était bien plus agréable que ce
que je vous entends raconter. Je viens
d’une faculté professionnelle, où il n’y
avait pas de recherche avant que le
Centre de recherche en droit public soit
créé. C’est le ministre de l’Éducation de
l’époque, M. Paul Gérin-Lajoie, qui a alors
fait venir le recteur de l’Université de
Montréal à sa maison de campagne pour
lui donner le budget de l’année à venir et
qui lui a dit: «Monseigneur, je vous donne
tout ce que vous voulez, plus 100 000 $
pour créer un centre d’étude en urbanisme et un centre de recherche en droit
public. » La première subvention que j’ai
eue, un peu de la même façon, on me l’a
tout simplement offerte.
Michel Seymour : Même alors il y avait du
dirigisme !
Gregor Muray : Les modes d’attribution
étaient paternalistes.
Andrée Lajoie : Mais ce que vous décrivez
des valeurs actuelles, qui ne seraient pas
si mauvaises, correspond à une vision
terriblement instrumentale des universités comme agents de développement
économique.
Gregor Muray : Je dis surtout qu’il faut
essayer de voir l’impact réel des pressions
« Il faut travailler
à développer
les habiletés
et les capacités
organisationnelles
susceptibles de gérer
les tensions, qui sont
réelles et souvent
contradictoires. »
GREGOR MURRAY est professeur
titulaire à l’École de relations
industrielles de l’Université de
Montréal et titulaire de la Chaire
de recherche du Canada sur
la mondialisation et le Travail.
Il est directeur du Centre de
recherche interuniversitaire
sur la mondialisation et
le travail. Ses activités de
recherche se concentrent, dans
ce cadre, sur un projet CRSHGrands travaux de recherche
concertée, qui vise à soutenir le
développement d’un programme
de recherche interdisciplinaire,
interuniversitaire et international
portant sur les défis théoriques
et pratiques du renouveau
institutionnel en matière de
travail et d’emploi. La question
centrale qui sous-tend ce
projet concerne les façons
d’atteindre à la fois l’efficacité
organisationnelle et le bien-être
économique des travailleurs
dans un contexte de plus
en plus internationalisé.
L’Autre Forum : mai 2008
13
externes sur l’université, parce que l’université a changé son articulation à la
société. Et en même temps il est essentiel de garder des plages d’autonomie et
de pensée critique. Et finalement, la question, c’est de savoir quelle sont les capacités institutionnelles et l’habilitation
des chercheurs à gérer ces tensions qui
sont réelles. La nostalgie est un mécanisme de défense par rapport à l’instrumentalisation, mais elle ne nous donne
pas des outils qui vont nous permettre
d’aller au-delà de l’impasse que nous
vivons. À la base, il est surtout important
à mes yeux de reconnaître que les tensions sont réelles et souvent contradictoires. Il faut donc travailler à développer
les capacités organisationnelles susceptibles de gérer les tensions et de renforcer
la capacité des chercheurs d’y faire face.
Cela peut se faire en tenant un discours
proactif et ouvert sur la société. Il faut
également des mécanismes pour protéger la recherche libre.
Marie-Pierre Bousquet : Pour ce qui est de
la nostalgie universitaire, moi je suis
dans un département où, pendant longtemps, il n’y avait pas de subventions.
Mon propre prédécesseur n’a jamais eu
une seule subvention, et pourtant il a fait
une grande carrière. Alors que, maintenant, on sait très bien que sans subventions il y a un grand risque que l’on
n’obtienne pas l’agrégation. Certains de
mes collègues ne se rendent pas compte,
je crois, de l’importance cruciale qu’il y
a d’aider les nouveaux arrivés à faire des
demandes de subventions.
Michel Seymour : Je suis nostalgique d’une
manière nuancée. Je fais partie d’un
projet Grands travaux concertés. Et je fais
partie d’un centre. Mais on en est rendu
à un point où, si un chercheur ne fait pas
partie d’un centre, cela paraît problématique dans sa démarche. Il ne faudrait
pas qu’on en vienne à considérer que la
subvention de recherche ordinaire est…
14
L’Autre Forum : mai 2008
ordinaire. Les sommes des grandes subventions sont telles, qu’on se demande
ce qu’il va advenir de la recherche faite
par des chercheurs individuels. La situation est catastrophique. En 2007-2008, le
taux de succès de l’Université de Montréal a été de 25 % au CRSH. Auparavant,
on atteignait jusqu’à 43 %. Je peux vous
fournir les chiffres (voir ci-contre). Dans
mon département, 11 demandes sur 12
ont échoué cette année. Cela ne s’est jamais produit dans l’histoire du département. Les jeunes, dans ces conditions,
ont tout particulièrement de la difficulté
à pénétrer le système des subventions
ordinaires de recherche. Et ces échecs en
début de carrière vont leur nuire ensuite.
Quelles sont au bout du compte les
possibilités pour les nouveaux chercheurs ? Il est de plus en plus difficile
d’obtenir une subvention du CRSH . Audelà du programme Établissement de
nouveaux chercheurs, au FQRSC , il ne
faut pas y penser. Il y a un important
nombre de « recommandés non financés». La compétition est féroce. Les jeunes
sont en concurrence avec les professeurs
d’expérience. Pourtant, tous sont embauchés pour faire de la recherche. La
proposition syndicale d’offrir des fonds
de recherche de base ne vise pas à aider
ceux qui échouent, mais à assurer qu’il
n’y ait pas d’exclus méritoires, surtout
en début de carrière. L’idée est donc
d’intervenir dans un contexte qui rend
la recherche individuelle de plus en plus
difficile à réaliser.
Gregor Murray : On force les jeunes à y aller
trop tôt, avant qu’ils aient construit leur
dossier, parce qu’il y a des programmes
internes qui sont jumelés à des demandes
externes.
Michel Seymour : Mais de plus en plus,
dans la perception des gens, avoir un
bon dossier, c’est justement aller chercher une subvention.
Taux de succès de l’UdeM
auprès du CRSH
1999-2000
2000-2001
2001-2002
2002-2003
2003-2004
2004-2005
2005-2006
2006-2007
2007-2008
39,6 %
37,6
33,8
43,3
33,0
35,0
36,0
33,5
24,3
Marie-Pierre Bousquet : En ce sens, la
mesure proposée n’apporterait rien au
dossier de promotion, car les fonds obtenus ne seraient pas considérés comme
une subvention.
Andrée Lajoie : Mais cela permettrait de
faire de la recherche.
Michel Seymour : Et peut-être aussi de
publier davantage.
Marc Renaud : Il y a plusieurs universités
qui ont adopté ce système.
Andrée Lajoie : Les subventions de recherche, ce n’est pas fait pour les promotions. C’est fait pour faire de la recherche. AF
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
Commentaire de Marie-Pierre Bousquet
Au sujet de l’utilité sociale de la recherche
Quels principes de base guident la recherche ? Que
le chercheur doit rester indépendant. Qu’il doit travailler à faire avancer les connaissances. Qu’il y a
deux sortes de recherches : la recherche fondamentale et la recherche appliquée (ou impliquée). La
recherche fondamentale n’exige pas que ceux qui
la conduisent formulent, après l’obtention de leurs
résultats, des recommandations ou des solutions,
contrairement à la recherche appliquée qui doit être
utile et remplir une ou plusieurs missions.
Voilà ce que j’ai appris pendant ma formation en
sciences sociales, qui valorisait la recherche fondamentale, soi-disant plus neutre et, peut-être, plus
noble car délivrée des contingences de l’engagement
et de la résolution de problèmes sociaux. Ces beaux
principes, fragiles, volent en éclats quand le chercheur se rend compte qu’il a de nombreuses chances
d’obtenir des subventions sur certains sujets et très
peu sur d’autres. Pourquoi? Parce que les organismes
subventionnaires, financés par l’État, réservent une
partie de leurs fonds à des thèmes d’utilité sociale,
allant du jeu compulsif à la violence chez les Autochtones ou aux problématiques des sans-abris. Sont
ainsi identifiées les priorités sociales de l’État, qui ne
correspondent pas forcément à celles des chercheurs.
On a alors l’impression que la recherche utile est la
recherche appliquée. Pour ceux qui avancent les
fonds, la recherche appliquée semble même apparaître comme la plus pertinente. Une telle dichotomie
entre la fondamentale et l’appliquée est infiniment
réductrice. La recherche est un processus complexe
et on ne peut prédire à l’avance toutes les conséquences d’un projet.
La définition de thèmes par les organismes subventionnaires a pour résultat de dicter au chercheur
son sujet. En effet, lesdits thèmes définis dans des
programmes spécifiques sont en général accompagnés de questions auxquelles il doit impérativement
répondre et d’exigences à remplir. Mais le chercheur
n’est pas obligé de se présenter à ces programmes
et, passant à côté de ces fonds, il peut demander des
subventions dites ordinaires (indispensables à la
préservation de l’autonomie des universitaires). En
revanche, s’il accepte de se plier aux contraintes des
fonds thématiques, il doit être conscient du fait qu’il
aura à porter trois casquettes : celle de chercheur
bien sûr, celle de gestionnaire également (sachant
que tout le monde n’est pas forcément formé à la
gestion), mais aussi celle de praticien. Or, la pratique
suppose qu’on est en mesure d’intervenir auprès
des personnes concernées par la recherche. En tant
qu’anthropologue, je n’ai aucun pouvoir décisionnel
et je ne dispose d’aucun mode d’intervention : ce
n’est pas mon job. Je peux formuler des recommandations, mais je n’ai aucun moyen de les faire appliquer. Ainsi, les chercheurs qui sont dans la même
situation que moi vont soit aller chercher un partenariat avec les milieux de pratique (ce qui complique
encore la gestion de la recherche), soit ne répondre
qu’à moitié aux exigences, notamment à propos des
retombées immédiates de ses résultats, et s’exposer
ainsi à une critique fondée en grande partie sur une
incompréhension quant à l’étendue de son champ
de compétences.
Il est d’une grande importance que des professeurs
fassent de la recherche appliquée ayant un impact
direct sur la pratique et la politique. Il s’agit là d’un
des rôles de l’université. Toutefois, je critique et
rejette fermement l’idée que ces professeurs constituent le seul modèle quant à la façon dont la
recherche universitaire doit être faite. En effet, cela
reviendrait à traiter les universitaires comme un
groupe homogène, ce qui n’est évidemment pas le
cas, et cela saperait une richesse indéniable, à savoir
la diversité dans les disciplines, dans les méthodes
et dans les questions de recherche qui font de
l’université une institution d’une telle valeur dans
la société. AF
L’Autre Forum : mai 2008
15
Quelques observations
sur la recherche en éducation
et ses actuelles conditions
Normand Baillargeon
Professeur, Département d’éducation et pédagogie
Université du Québec à Montréal
Il est ridicule de mettre en premier lieu
ce qui vient ensuite et en dernier lieu ce
qui vient d’abord. […] Nous qui accordons
de la valeur à la connaissance, nous en
ridiculisons l’idée en décrétant que chacun
devra produire de la recherche écrite
pour survivre et que le résultat de cette
production s’appellera l’« explosion
du savoir ».
JACQUES BARZUN
Notre situation actuelle [en éducation]
rappelle ce qui est arrivé à la biologie en
U.R.S.S. sous la domination du lysenkisme –
qui est d’ailleurs une théorie présentant
des similitudes avec le constructivisme.
À l’époque de Staline, Lysenko […] causa
à la biologie soviétique un grand retard
ainsi qu’une famine à grande échelle […]
À la porte de chaque commission scolaire
devrait figurer un écriteau sur lequel
on lirait : « Souvenons-nous de Lysenko ».
E. DONALD HIRSCH, JR.
16
L’Autre Forum : mai 2008
ans le vaste dispositif d’élaboration des pratiques et
de leur justification théorique qui s’est mis en place
en éducation au Québec, l’État et les universités sont
les deux pôles d’une dynamique qui doit permettre
la formation des maîtres, l’élaboration des programmes et, plus généralement, le développement d’une vision
de l’éducation. La grande instance de légitimation de tout ce
dispositif serait la recherche qui s’y pratique, par quoi il faut
essentiellement entendre la recherche subventionnée, à laquelle
on est invité à se livrer assidument. Celle-ci a souvent mauvaise
presse, et cette réputation est à mon sens fondée dans une
importante mesure.
La première thèse que je veux soutenir est que la recherche
au sens où elle est prônée n’est pas toujours nécessaire ou
même souhaitable en éducation ; que là où elle est possible,
elle est en général extrêmement difficile à réaliser ; que là où
elle était possible et a été réalisée correctement, elle ne peut, à
elle seule, dicter les politiques publiques.
Si les affirmations précédentes sont vraies, on est en
présence d’une manière de paradoxe : tout le monde est tenu
de faire ce qui n’est ni facile, ni toujours possible ou nécessaire,
ni même, en certains cas, souhaitable. Dans ces conditions, on
peut se risquer à faire certaines prédictions. En voici trois.
La première est que ce qui se donnera comme de la
recherche tendra, au moins en certains cas, à ne l’être qu’en un
sens cosmétique et métaphorique du terme ; la deuxième, que
cette recherche se fera au détriment de (voire sera carrément
nuisible à) certains autres aspects de l’étude et de la pratique
de l’éducation ainsi que de la formation des maîtres (l’acquisition d’une culture générale, la connaissance de l’histoire et de
la philosophie de l’éducation, la maîtrise de certains acquis
scientifiques, par exemple) ; la troisième, que le système qui
met en place et perpétue ce dispositif de légitimation doit se
comprendre en des termes non pas scientifiques ou épistémologiques, mais bien sociologiques et idéologiques : cela signifie
D
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
qu’il aura ses lieux de dispensation du pouvoir et de contrôle
des capitaux (financiers, mais aussi culturels et symboliques)
et tendra à ne tolérer aucune dissidence – cette situation étant
extrêmement dangereuse tant pour la vigueur et la liberté de
la pensée que pour le contrôle politique qu’elle donne à l’État
et à certains groupes sur l’éducation.
Ces trois prédictions me paraissent avérées et décrire assez
précisément la situation actuelle de la recherche en éducation
au Québec telle que j’ai pu l’observer depuis 20 ans à titre de
professeur dans une faculté d’éducation.
Les remarques qui suivent voudraient suggérer que cette
conclusion, dont je sais bien qu’elle demeure polémique et
minoritaire, mérite d’être prise au sérieux.
***
J’ai d’abord dit que la recherche n’est pas toujours
nécessaire en éducation.
Cela tient à ce que comprendre l’éducation est pour une
part importante un travail d’analyse conceptuelle et exigeant
donc la production de définitions conceptuelles. C’est ainsi
qu’aucune recherche au monde ne vous dira ce qu’est l’éducation, ce qu’est le savoir ou ce que sont tant d’autres concepts
nécessaires pour cerner ce que signifie éduquer – comme
intérêt, expérience, découverte, etc.
Considérez par exemple les débats ayant récemment entouré le programme d’histoire réformée du MELS – qui a suscité
la colère de bien des observateurs. Au cœur de ces débats se
trouve la question de savoir si ce programme endoctrine ou non.
Or, justement: on ne peut trancher cette question par une simple
recherche empirique et y répondre exige minimalement la
production d’une définition conceptuelle de l’endoctrinement.
Ce travail de réflexion est immense et difficile, mais il est
indispensable. À mon avis, il est à peu près complètement
ignoré dans les facultés d’éducation ou au MELS . Pire : il y est
méprisé. Et la pauvreté conceptuelle et la confusion de certains
travaux publiés en éducation, je le crains, sont un rappel du
risque qu’on court à négliger ces devoirs de l’esprit.
J’ai ensuite soutenu que, là où elle est possible, la recherche
sur l’éducation est en général extrêmement difficile à réaliser.
C’est tout particulièrement vrai de la recherche sur l’enseignement et l’apprentissage. Prenons un exemple trivial. Supposons
que vous ayez identifié un problème qui vous intéresse et dont
la solution ne saurait être conceptuelle : disons que vous vous
passionnez pour la question de savoir quel impact a l’humour
du professeur sur les résultats scolaires de ses élèves. Vous vous
proposerez donc de réaliser une recherche empirique. Mais
pour cela, cette fois encore, vous devrez d’abord produire des
définitions des concepts que vous voulez employer : qu’est-ce
que l’humour, par exemple, et comment le reconnaîtrez-vous ?
Puis, vous devrez réaliser votre recherche, idéalement dans des
conditions rigoureuses : vous aurez des groupes constitués de
manière aléatoire et suffisamment nombreux ; vous aurez un
groupe expérimental et un groupe témoin ; vous vous efforcerez
de garder les traitements identiques, à l’exception de l’humour.
Et ainsi de suite 1.
Ces conditions sont très difficiles à satisfaire et ne le sont
que très, très rarement dans la recherche réalisée en éducation.
En lieu et place, de manière massivement prépondérante, on y
appelle « recherche » le recours à toutes sortes de théories plus
ou moins sérieuses, souvent hautement abstraites et empruntées ici et là aux sciences sociales ou à la philosophie, ou des
travaux sur un nombre très limité de sujets. Il en résulte souvent
une sorte d’artificialisme théorique parfois assez désolant. Il
en résulte aussi ceci que la recherche crédible est ignorée ou
méconnue, tandis que celle qui est connue et utilisée par les
décideurs n’est pas crédible.
Il y a pire encore : depuis 20 ans environ, le milieu des
sciences de l’éducation a adhéré sans retenue à des thèses postmodernistes à la mode dans certains autres secteurs de la vie
intellectuelle, à des conceptions franchement irrationalistes
voire parfois carrément antirationalistes, hostiles au savoir et à
la science.
Ce qui en résulte a été bien décrit dans une importante
étude portant sur les recherches publiées en éducation en
Grande Bretagne 2.
L’auteur montre que la recherche en éducation est partisane et biaisée, aussi bien dans la manière dont elle est menée
que dans la présentation des résultats et dans ses argumentaires ; qu’elle est méthodologiquement inadéquate ; il note
encore la présence d’un large pan de recherches non empiriques dans lesquelles des thèses controversées sont données
comme allant de soi, où des sources secondaires (plutôt que
primaires) sont couramment utilisées et qui confinent à l’adulation de grands auteurs à la mode (J.F. Lyotard et Michel Foucault
sont nommés), auteurs dont il est loin d’être évident qu’ils ont
quoi que ce soit d’important, de vrai ou de non trivial à nous
dire sur l’éducation. Enfin, ces recherches, rappelle-t-il, tendent
à ne pas être répliquées de manière à produire un savoir
cumulatif ; elles sont pour la plupart conduites en un vacuum,
sans être prises en compte par le reste de la communauté
scientifique.
Ce portrait me semble globalement exact et correspondre
à ce que je constate chez nous depuis des années.
J’ai enfin dit que là où elle est possible et a été réalisée
correctement, la recherche ne peut à elle seule dicter les
politiques publiques qu’il conviendrait d’aborder. Cela tient
d’abord, bien entendu, au caractère politique et normatif de
l’activité d’éduquer : comme on le sait depuis David Hume au
L’Autre Forum : mai 2008
17
moins, des propositions prescriptives ne peuvent être déduites
de seules propositions descriptives. Mais il faut aussi noter que
le nombre fantastique de variables à prendre en compte rend
souvent très problématique la généralisation des résultats. Cela
a des répercussions fort importantes. Laissez-moi donner un
exemple de ce que je veux dire 3.
Il existe en éducation une recherche bien connue et méthodologiquement exemplaire appelée STAR (pour Student/Teacher
Achievement Ratio). Réalisée au Tennessee, elle y a établi les
effets bénéfiques de la réduction de la taille des groupes sur
l’équité et la réussite des élèves. Or, lorsque la Californie, au
coût de 5 milliards de dollars, a implanté cette politique, les
effets escomptés ne se sont pas produits. Pour le dire sommairement, cette désastreuse conséquence tient au fait que la
recherche, même méthodologiquement et conceptuellement
valide, doit encore, pour être utilisée, être interprétée et évaluée
dans le cadre d’une vision riche et articulée de l’éducation – et
donc par des gens qui ont réfléchi à ce que signifie éduquer,
qui connaissent les résultats de recherches crédibles déjà menées, qui connaissent la psychologie cognitive et qui ont fait
l’effort conceptuel de penser l’éducation.
Ce qui nous ramène à mon premier point, celui de la
nécessité d’une connaissance des concepts et des théories de
l’éducation pour ses praticiens et pour les décideurs.
Mais cette analyse serait incomplète si elle ne touchait
aussi un mot de la manière dont la recherche en éducation
s’institutionnalise chez nous, à travers la relation universitéÉtat, afin de montrer comment elle est transformée dans cette
dynamique.
La funeste alliance
Pour ce faire, je ne résiste pas à la tentation de retourner contre
les théoriciens constructivistes des sciences de l’éducation les
armes qu’ils pointent si facilement sur la science empirique et
expérimentale.
Celle-ci, on le sait, est par plusieurs d’entre eux présumée
n’être qu’une construction sociale, sans valeur de vérité, ayant
usurpé son prestige et dont l’autorité n’a d’autre fondement et
d’existence que dans son inscription sociale et les liens qu’elle
entretient avec le politique. Si c’est là une conception absolument intenable de la science, c’est toutefois une description
tout à fait juste de la genèse et de la nature d’une bonne part
du « savoir » produit dans les sciences de l’éducation, en même
temps qu’une excellente explication de son influence.
Les professeurs en éducation doivent produire de la recherche, idéalement subventionnée; les fonctionnaires consomment cette recherche, les deux groupes s’alimentant aux fonds
publics – les deuxièmes distribuant aux premiers une partie de
la manne. Ce copinage est potentiellement fort dangereux,
18
L’Autre Forum : mai 2008
puisqu’il met en cause l’indépendance des chercheurs par
rapport au politique et donne à l’alliance ainsi créée un
immense pouvoir. Il ne laisse guère d’espace de libre examen
qui serait indépendant des intérêts des uns et des autres. Les
fonctionnaires du ministère se félicitent de fonder leurs décisions sur des travaux universitaires et les légitiment par là,
tandis que des universitaires voient dans l’utilisation de leurs
travaux dans la prise de décision politique une reconnaissance
qui établirait leur valeur. Comme le disait John Updike, il est
difficile de faire admettre quelque chose à quelqu’un lorsque
le versement de son salaire dépend précisément du fait qu’il
ne l’admettra pas. Cette alliance finit par constituer une véritable secte, réduisant au silence toute opposition, monopolisant canaux de diffusion de l’information et distribuant fonds
de recherches et capital symbolique.
Tout cela, je le crains, s’est fait et continue de se faire au
détriment de la vie de l’esprit et est bien loin de servir et l’université et les enfants du Québec.
La situation me paraît à ce point déplorable que j’ai récemment – et très sérieusement – proposé un moratoire de quelques
années sur la recherche (en particulier subventionnée) en
éducation, persuadé qu’il serait bénéfique à tout le monde.
La proposition n’a eu aucun écho et je ne m’en suis pas
étonné.
Les lecteurs et lectrices des lignes qui précèdent auront
compris pourquoi. AF
1. Je souligne, sans pouvoir ici aller plus loin, que la détermination
de ce qui constitue une recherche valable en éducation fait l’objet de
passionnés débats. Certains – et j’en suis, pour l’essentiel – pensent que
la valeur des recherches empiriques va décroissante à partir de, tout en
haut, celles qui ont recours à des méthodes réellement expérimentales
sur échantillon aléatoire, jusqu’à, tout en bas, celles qui présentent des
évidences anecdotiques, et cela en passant tour à tour par : des études
comparatives quasi-expérimentales ; des comparaisons pré/post ; des
études corrélationnelles ; des études de cas. Contre ce point de vue,
d’autres font valoir les mérites de recherches qualitatives ou autres.
Mais pour mon argumentaire, il suffira de noter ici que même les
plus crédibles des partisans de ces autres approches souscrivent eux
aussi à des standards qu’ils partagent avec les partisans des méthodes
quantitatives et conviennent que la recherche doit soulever clairement
des questions susceptibles d’être étudiées empiriquement ; doit tenir
compte de ce qui est connu ou établi ; doit utiliser des méthodes
crédibles ; doit recourir à des raisonnements cohérents ; doit enfin
aboutir à des résultats reproductibles et avancer des conclusions
librement accessibles à l’examen et à la critique.
2. James Tooley, Educational rersearch. A Critique. A Survey of Published
Educational Research, OFSTED, Londres, 1998.
3. J’emprunte cet exemple à E. Donald Hirsch Jr., « Classroom Research
and Cargo Cults », Policy Review, no 115, octobre-novembre 2002
[www.coreknowledge.org/CK/about/articles].
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
Cinéma et censure,
champ et contrechamp
Ce que le monde des arts et de la culture juge intolérable
est-il admis comme règles du jeu dans le milieu universitaire ?
Germain Lacasse
Professeur adjoint
Département d’histoire de l’art et études cinématographiques
Université de Montréal
es boucliers se sont levés rapidement sur
les plateaux de tournage et ailleurs lorsqu’il a été révélé que le gouvernement
conservateur s’apprêtait à faire adopter le
projet de loi C-10 (modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu), dont un paragraphe négligé aurait
permis de refuser le financement de films jugés
offensants 1. Les protestations ont été nombreuses
et vigoureuses, et leurs auteurs dénonçaient ce qu’ils
ont appelé un retour de la censure. Si celle-ci est
depuis longtemps disparue des horizons officiels, il
serait pourtant bien naïf de croire qu’elle n’existe
plus. Les projets de films sont tous soumis à des
processus de sélection, on le constate lorsque même
les cinéastes chevronnés protestent. Mais cette censure déviée existe aussi dans la recherche universitaire en études cinématographiques.
La censure la plus efficace n’est pas celle qu’on
connaît, c’est celle qui est invisible, transparente
comme la pellicule, et qui fait assimiler la censure
au résultat d’une sélection naturelle. Dans le monde
de la recherche elle s’exerce beaucoup plus par le
biais de la structure du financement des projets.
Quiconque a déjà soumis un projet de recherche
aux organismes gouvernementaux sait qu’environ
un projet sur trois est financé ; d’ailleurs, les chercheurs refusés savent que le mieux à faire est de
resoumettre le projet en espérant être dans la liste
des gagnants la fois suivante. En avant la loterie !
Mais tous ne remarquent pas qu’à ce jeu, plus on
gagne et plus on a de chances de gagner encore (à
la vraie loterie, il faut parier plus pour gagner plus).
Les projets déjà agréés semblent renouvelés plus
L
facilement et leurs détenteurs semblent obtenir ainsi
une crédibilité supérieure. C’est non seulement une
loterie truquée, c’est une course où de meilleures
positions de départ sont accordées à de meilleurs
coureurs. C’est assez navrant de constater qu’au
moment où l’on décrie souvent ce qu’on appelle
maintenant le «darwinisme social» ce même modèle
est devenu dominant dans la gestion de la recherche.
Évidemment, ça n’a rien à voir avec le fait que ce
soit aussi le modèle prégnant du capitalisme libéral
ou des autres sociétés hiérarchisées verticalement.
Le financement des grands travaux d’équipe est
un autre mécanisme dont la censure est un effet
pervers. Bien sûr on peut faire des recherches de
La recherche se concentre au lieu
de se ramifier. Pendant que les objets
de la connaissance se complexifient,
les approches pour les examiner
évoluent en sens contraire.
qualité dans de grandes équipes interdisciplinaires,
nul ne le niera. Mais l’effet discutable d’une structure qui privilégie ces sortes de travaux, c’est la
canalisation de la recherche vers ces grands sujets
« porteurs » à géométrie souvent peu variable. Les
chercheurs doivent donc se « fédérer » (à Québec
aussi !) vers des projets communs qui absorberont
leurs énergies et leurs talents pour plusieurs années.
La recherche (et conséquemment l’enseignement)
L’Autre Forum : mai 2008
19
se concentre au lieu de se ramifier. Pendant que les
objets de la connaissance se complexifient, les
approches pour les examiner évoluent en sens
contraire. Curieuse dialectique.
Productivité, voilà un autre paradigme devenu
majeur. La recherche doit donner des résultats. Ceuxci doivent être quantifiables en énoncés diffusés et
visibles. Les rapports demandés par les organismes
subventionnaires doivent mettre bien en évidence
le nombre de conférences prononcées, d’articles
publiés, d’étudiants embauchés, de collaborations
établies. Un collègue influent parlait récemment de
«stakhanovisme intellectuel», en flétrissant la course
à la publication qui fait souvent passer la quantité
devant la qualité. Dans ce contexte on comprend
vite pourquoi la création est un volet bien pauvre
de la recherche. La création demande réflexion mais
surtout, n’est pas souvent productive, car l’artiste
n’embauche pas d’assistants, il ne publie pas, il n’est
pas cité, il est moins médiatisé qu’une molécule, il
ne génère pas de profits, il ne vend pas de brevet.
Notre discipline compte des chercheurs créateurs,
mais l’argent pour préparer leurs œuvres doit être
trouvé surtout dans le monde financier.
Mais attention à ce que vous dites sur cette
censure qui n’existe pas. Le signataire de ces lignes
l’a appris à ses dépens il y a dix ans, lorsqu’il retrouva
les films canadiens de la 1re Guerre mondiale dans
le cadre d’un projet postdoc. Il voulut ensuite participer à la restauration des films, mais fut écarté
de toute cette opération ; les films sont aujourd’hui
visibles sur le site Web de l’ONF, mais n’y cherchez
pas le nom de l’auteur de ce commentaire… Sans
doute celui-ci aurait-t-il dû éviter de publier des
articles expliquant comment la disparition de ces
films avait été le résultat de la négligence des institutions elles-mêmes. L’auteur a tout de même compris que pour obtenir d’autres subventions, il
vaudrait mieux trouver un autre sujet et chercher à
moins perturber « l’ordre public » par des projets
« offensants ». AF
1. Lia Lévesque, « Dion invite le milieu de la culture
à témoigner contre la censure », Le Devoir, 29 mars 2008,
p. C 7.
Le Forum sur la sécurité et la défense (FSD)
La création du Forum sur la sécurité et la défense par
le gouvernement fédéral remonte à 1967. Ce programme
permet notamment l’octroi de subventions à 12 centres
d’expertise universitaires, à une chaire d’études en gestion
de la défense, à des candidats à des bourses, ainsi qu’à
des projets spéciaux.
Selon la documentation officielle, le mandat du FSD
consiste notamment :
Q à renforcer et à assurer le soutien d’une forte base de
connaissances canadiennes concernant des questions
contemporaines en matière de sécurité et de défense ;
Q à favoriser des discussions et des commentaires éclairés
sur les politiques publiques par le biais de recherches,
d’enseignement, de sensibilisation et d’initiatives
d’éducation du grand public ;
Q à améliorer les communications et l’interaction entre
le ministère de la Défense nationale (MDN), les Forces
canadiennes (FC) et le milieu universitaire canadien.
20
L’Autre Forum : mai 2008
La gestion du Forum relève du directeur de
la politique officielle du ministère de la Défense
nationale, avec le concours d’un comité de sélection
dit « indépendant », dont les membres sont nommés
par le ministre de la Défense nationale.
En octobre 2005, on annonçait la reconduction
du mandat du FSD pour cinq ans, assortie d’une
augmentation de 25 % de son budget. Au cours de ce
cycle, le montant annuel des fonds disponibles pour les
centres d’expertise et la chaire totalisera 1,65 millions
de dollars, soit une hausse de 32 %.
Comme l’illustre son Bilan de l’année 2006-2007,
le programme projette une vision intégratrice sur
les activités universitaires ainsi financées : « Plus
de 600 personnes travaillent dans les Centres du FSD
au Canada, dont 183 membres du corps professoral.
Au cours de l’exercice financier 2005-2006, les universitaires du Forum ont publié, seuls ou en collaboration,
près de 600 ouvrages, articles et chapitres. »
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
Analyser la violence politique
après le 11 septembre
Effet tranchant du label « terroriste ». Limitation des déplacements.
Déjà difficile à maintenir en raison d’une relation trouble avec l’État,
l’indépendance des chercheurs intéressés par la violence politique
est-elle une position intenable dans un monde radicalement polarisé ?
Marie-Joëlle Zahar
Professeure agrégée, Département de science politique
Université de Montréal
es événements cataclysmiques du 11 septembre 2001 ont-ils eu un impact sur
la recherche en sciences sociales ? Cette
contribution examine ce qu’il en est dans
un champ délimité du savoir : l’analyse de
la violence politique. Complexe et multiforme, la
relation entre violence et politique remonte à la nuit
des temps. Dans le monde de l’après-Guerre froide,
la violence politique a ceci de particulier qu’elle lie
plus systématiquement les facettes nationales et
internationales du phénomène : guerres civiles,
narcotrafic, criminalité transnationale et, bien sûr,
terrorisme, ne peuvent être appréhendés qu’à l’intersection entre la politique interne et les relations
internationales. Le 11 septembre a-t-il modifié la
manière dont les politologues abordent (ou pas) ces
objets de recherche ?
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous semble
nécessaire d’émettre un constat: les sciences sociales,
notamment la science politique, ont une relation
tant intime que trouble avec l’État. Intime car, nées
dans le sillage des grandes guerres du XXe siècle, ces
disciplines furent rapidement sollicitées par les
politiciens à la recherche d’information fiable et
privilégiée sur les États et sociétés avec lesquels ils
devaient composer. Politologues, sociologues et
anthropologues ont constamment été incités par les
différents services de renseignement à « partager
leurs recherches », notamment au plus vif de la
L
Guerre froide, alors qu’il s’agissait de faire basculer
les nouveaux pays indépendants du « Tiers-monde »
dans « notre camp ». Intime également parce que la
recherche en sciences sociales bénéficie depuis toujours d’un appui financier de l’État. Ainsi, la plupart
des chercheurs français fonctionnent dans l’orbite
du Conseil national de la recherches scientifique ;
au Canada, la majorité écrasante des subventions
provient du Conseil de recherches en sciences humaines ; même aux États-Unis le Congrès établit en
1985 l’United States Institute of Peace qui aura le
mandat de financer la recherche sur la prévention,
la gestion et la résolution des conflits internationaux.
Trouble, car le conseiller du prince se veut parfois
prince lui-même. L’attraction du pouvoir sur les
politologues n’est plus à prouver. Notamment aux
États-Unis, il n’est pas rare de voir ceux-ci briguer
et occuper les plus hauts postes – à l’appui de cette
assertion les carrières des Kissinger, Brezinski,
Condoleeza Rice, un aller-retour entre les couloirs
des départements universitaires et les coulisses
(sinon l’avant-scène) du pouvoir qui n’est pas sans
influencer les choix des chercheurs et leurs objets
de recherche.
Voilà qui pourrait porter à croire que rien (ou
presque) n’a changé avec les attentats de New York
et de Washington D.C., le 11 septembre 2001. On ne
pourrait se tromper davantage. Ces événements ont
profondément modifié le contexte dans lequel
L’Autre Forum : mai 2008
21
s’effectue désormais la recherche sur la violence
politique contemporaine. Dans le reste de cette contribution, j’avancerai deux arguments pour caractériser le changement. Premièrement, je suggérerai
que la relation entre États et chercheurs est devenue
asymétrique sinon unidirectionnelle. Deuxièmement, je soulignerai que les changements dans la
structure du financement contribuent à cette asymétrie et qu’ils risquent également d’avoir une
influence nocive sur la qualité même des recherches
dans le domaine. Finalement, je conclurai en émettant quelques réflexions sur l’impact du contexte
polarisé dans lequel opèrent désormais les chercheurs intéressés par la violence politique.
et ses conséquences en termes de polarisation du
discours, ainsi que les restrictions de mouvement
imposées aux chercheurs sur le terrain.
Depuis le 11 septembre est « terroriste » tout
groupe armé non étatique qui a recours à la violence.
Ainsi, les Forces armées révolutionnaires de Colombie, le Fatah, l’Euskadi ta Askatasuna, le Hezbollah
libanais, le Hamas et les insurgés irakiens sont tous
logés à la même enseigne. Plusieurs pays ont d’ailleurs profité de la réaction américaine aux attentats
du 11 septembre pour utiliser le label « terroriste »
afin de délégitimer l’action de leurs opposants
internes, notamment lorsque ceux-ci sont également musulmans. Ainsi a-ton vu le gouvernement de
Vladimir Poutine désigner les
Appropriation,
Tchétchènes comme terrocontrôle et interdiction :
ristes, alors que le gouverles changements dans
nement chinois a affublé les
la relation chercheur-État
minorités ouïgoures, en son
Dans le monde de l’avant-11
sein, de ce même qualificatif.
septembre, l’indépendance
La lutte contre le terrorisme
du chercheur intéressé par la
n’admet pas de demiviolence politique était un
mesures ; rappelons-nous la
choix théoriquement posfameuse déclaration du présible. Maints chercheurs ont
sident Bush : « Vous êtes avec
repoussé ou encore éludé les
nous ou vous êtes contre
propositions en provenance
nous. » Dans un tel contexte,
de services de renseignement.
tout effort pour analyser les
logiques qui sous-tendent la
violence des groupes dits
«
terroristes » est assimilé à
Politologues, sociologues et anthropologues ont
une justification de leurs acconstamment été incités par les différents services
tions. À titre d’illustration, et
de renseignement à « partager leurs recherches »,
sans pour autant nous prononcer sur la qualité intrinnotamment au plus vif de la Guerre froide.
sèque de ces deux ouvrages,
nous pourrions comparer la
Plusieurs ont refusé les sommes mises à leur disporéaction viscérale qui a suivi la publication du livre
sition en contrepartie du partage de leurs résultats,
de Robert Pape, Dying to Win, dans lequel il montre
préférant mener une recherche indépendante bien
que la plupart des attaques « terroristes » répond à
que souvent plus laborieuse. Les résultats de la reune logique d’action stratégique, à l’engouement
cherche étaient évalués dans un souci sinon une
pour celui de Mia Bloom, paru en même temps, et
prétention à l’objectivité. Aujourd’hui, plusieurs
intitulé Dying to Kill, dans lequel Bloom affirme que
changements, dont certains expressément liés aux
les terroristes cherchent avant toute chose à instilattentats de septembre 2001, militent pour réduire,
ler la peur et à causer des dégâts humains et matésans toutefois l’éliminer, la marge d’indépendance
riels parmi les civils. La tendance actuelle de décrire
les acteurs non étatiques armés – insurgés, rebelles,
de ces chercheurs. Nous nous arrêterons aux deux
seigneurs de la guerre et terroristes – comme des
changements les plus notoires : le label « terroriste »
22
L’Autre Forum : mai 2008
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
criminels de guerre dépourvus de toute légitimité
populaire, mus par des intérêts individuels et étroits
ou par des pulsions profondes, incapables de rationalité et de compromis, pose un défi de taille aux
analystes.
Si les événements du 11 septembre ne peuvent
être accusés d’avoir, à eux seuls, restreint l’accès aux
groupes ayant commis des actes de violence politique, ils ont toutefois contribué à augmenter ces
restrictions. Les conflits de l’après-Guerre froide posaient déjà de multiples défis logistiques aux analystes cherchant à obtenir de l’information. Il est
particulièrement ardu de mener des recherches
dans un contexte de guerre civile ou de narcotrafic.
Les défis sécuritaires sont multiples et évidents ; la
liberté de mouvement est souvent aléatoire, les
risques physiques sont omniprésents, la préparation
des chercheurs à de tels terrains minimale, sinon
absente. Les défis plus analytiques sont moins évidents mais tout aussi graves : comment en effet
s’assurer de la qualité des informations recueillies
alors qu’on ne peut souvent pas en vérifier la provenance ? Comment, également, parer aux dangers de
l’information biaisée : au mieux, être naïf et manipulé ; au pire, se faire le porte-parole et l’apologiste
de l’une ou l’autre des factions. Comment par ailleurs
obtenir l’accès à cette information alors que notre
citoyenneté est aujourd’hui perçue, non seulement
comme une identité nationale, mais comme un
positionnement idéologique ? Un exemple est cet
étudiant américain que j’ai rencontré lors d’un
récent séjour de recherche au Liban et qui était
catalogué par les différents groupes politiques sur
la base de sa nationalité, ce qui déterminait, a priori,
leur décision de lui donner le feu vert pour mener
des entretiens. Ou cet autre étudiant dont la seule
«erreur» fut d’apprendre le dialecte syrien arabe avant
d’aller faire un terrain parmi les forces politiques
progouvernementales libanaises (antisyriennes) et
qui ne comprenait pas la méfiance de ses interlocuteurs à son égard.
Dans de tels contextes, les chercheurs ont historiquement eu tendance à opter pour la solution de
facilité qui consiste à trouver leur information là où
la cueillette est plus facile – dans les grands centres
urbains. Malheureusement, cela privilégie une lecture particulière du conflit, lecture inspirée des
autorités centrales qui contrôlent souvent tout ce
qui se passe et se dit dans les lieux du pouvoir. Leur
lecture se fait donc aux dépens de perspectives en
provenance de lieux plus reculés où l’emprise du
gouvernement serait moins forte et la cohérence du
récit « national » plus souvent mise à l’épreuve.
Tant les défis de la recherche sur le terrain que
les problèmes associés aux solutions de rechange
ont augmenté depuis le 11 septembre à la faveur de
pratiques telles que la quasi-interdiction de la présence de chercheurs sur le théâtre des opérations
militaires (une pratique adoptée, entre autres, par le
gouvernement israélien dans la bande de Gaza) ou
encore la tendance actuelle qui consiste à permettre
un accès contrôlé au terrain (par le biais d’une pratique similaire au journalisme embedded, les visites
organisées pour universitaires). Un exemple tiré de
notre expérience personnelle suffira à illustrer ce
propos. Lors d’une visite en Bosnie-Herzégovine,
organisée à l’été 2002 par le Forum sur la sécurité
et la défense (un programme du ministère de la
Défense nationale), les responsables ont poussé le
zèle jusqu’à changer l’itinéraire du bus transportant
les participants afin d’éviter de passer en Republika
Srpska, l’Entité serbe de Bosnie-Herzégovine
(« Entité » étant le nom donné à l’équivalent des
provinces dans ce pays), et ce, à l’insistance de certains participants aux opinions antiserbes prononcées. Une telle décision, bien qu’apparemment
anodine, empêchait toutefois ceux d’entre nous qui
n’avaient jamais visité le pays auparavant de voir si
leurs perceptions concernant les serbes bosniaques
correspondaient ou non à la réalité. Une telle « censure » était d’autant plus navrante que nos rencontres dans la région se limitaient aux représentants
des gouvernements centraux, à l’exclusion de leurs
partenaires au niveau des Entités.
Un goulet d’étranglement supplémentaire :
le financement de la recherche
Dans le monde de l’après-11 septembre, il est de
plus en plus difficile d’entreprendre des recherches
sur la violence politique. D’une part, la polarisation
du discours rend toute analyse nuancée sujette à
disqualification ; d’autre part, les conditions de terrain militent contre l’indépendance du chercheur,
de plus en plus incité à effectuer ses recherches
« dans l’orbite » ou « sous le parapluie sécuritaire »
des forces militaires en présence. Une complication
supplémentaire provient de la restructuration du
financement de la recherche en sciences sociales.
L’Autre Forum : mai 2008
23
Dans ce domaine, deux tendances contradictoires
sont à noter : d’une part, l’injection de sommes considérables pour appuyer la recherche stratégique ;
d’autre part, le tarissement des fonds d’appui à la
recherche individuelle. Toutes deux sont sources
d’inquiétudes quand à l’avenir de la recherche sur
la violence politique.
Le chercheur est de plus en plus incité
à effectuer ses recherches « dans l’orbite »
ou « sous le parapluie sécuritaire »
des forces militaires en présence.
La lutte contre le terrorisme est aujourd’hui la
priorité incontestable du gouvernement américain
et l’une des priorités de la majorité des gouvernements occidentaux. Cette priorité nationale est
assortie d’une injection de fonds pour appuyer les
recherches dans le domaine. Injection oui, mais les
sources de ce financement devraient susciter des
interrogations. Par exemple, le département de la
sécurité du territoire national (Homeland Security)
est aujourd’hui le pourvoyeur de la majorité des
subventions de recherche portant sur le terrorisme
aux États-Unis. Or, il est légitime de se demander si
le mandat dudit département ne l’inciterai pas à
sélectionner les projets de recherche plus susceptibles de conforter ses vues en la matière et de l’aider
à mettre en pratique des politiques découlant desdites vues. Bien qu’il soit trop tôt pour statuer sur la
question, il serait néanmoins irresponsable de ne
pas effectuer un suivi de la situation. Bien que, pour
l’instant, cette situation soit l’apanage de la recherche
sur la violence politique aux États-Unis, il n’est pas
dit que nous ne devrions pas avoir d’inquiétudes
similaires au Canada. Dans un contexte où des gouvernements successifs nous chantent depuis quelque temps les louanges de la recherche « stratégique », il est approprié de se demander si ce genre
de considération se limitera à identifier les sujets
dits « stratégiques » et de s’interroger sur la possibilité d’éventuels dérapages.
Avant de clore notre propos, il reste à souligner
un deuxième aspect du financement de la recherche
dont les conséquences inattendues pourraient
contribuer à la détérioration de la situation actuelle.
24
L’Autre Forum : mai 2008
Il s’agit du tarissement des subventions de recherche
individuelle, lentement mais sûrement amenuisées,
tant en nombre qu’en pourcentage des subventions
accordées, par la tendance actuelle au regroupement des compétences dans le cadre d’équipes de
recherche, de regroupements stratégiques et de
grands travaux de recherche concertée. S’il est vrai
que ce genre d’initiatives encourage le réseautage,
la mise en commun des compétences et le partage
intellectuel, elles peuvent également, dans un
contexte tel que décrit plus haut, décourager l’expression des voix dissidentes. En effet, la psychologie sociale, notamment les travaux d’Irving Janis,
nous éveille aux dangers de la pensée de groupe
(groupthink), qui favorise le consensus, supprime
la dissidence et transforme l’autre (dans ce cas les
chercheurs ne partageant pas le même point de vue)
en stéréotype.
***
La marge d’autonomie des chercheurs œuvrant à
analyser la violence politique a sensiblement été
restreinte par les événements du 11 septembre 2001
et leurs conséquences. Dans un contexte de polarisation idéologique, le chercheur doit souvent naviguer entre les deux titres fort peu enviables de «traître
à la nation » ou encore « espion de l’ennemi ». Exercice périlleux et inconfortable, la recherche dans le
domaine devient d’autant plus difficile que les
conditions d’accès au terrain se compliquent de jour
en jour dans ces mêmes endroits « stratégiques » où
se joue l’implication de nos gouvernements dans
les dynamiques de la violence internationale : Afghanistan, Iraq, Haïti, Israël-Palestine. Il en découle, à
notre avis, une responsabilité accrue de poursuivre
la recherche, de poser les questions qui dérangent
et de naviguer, le plus adroitement possible, cette
mer tourmentée semée d’écueils. Plus que toute
chose, c’est ainsi que se traduit l’engagement
citoyen du chercheur qui alimente nos débats de
société et interroge le rapport pouvoir-vérité. AF
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
Repenser notre participation
aux conférences scientifiques
Le rituel des colloques fait à ce point partie des mœurs universitaires
qu’on s’aventure rarement à le mettre en cause. Deux repères pour
sa révision : l’écologie et l’intégration des nouvelles générations.
Valéry Ridde
Katia Mohindra
Centre de recherche du CHUM
Département de médecine sociale et préventive
Université de Montréal
Chercheure postdoctorale
Université de Colombie-Britannique
L’Autre Forum : mai 2008
25
ans le système nordaméricain
de la recherche, les anciens
étudiants au doctorat qui terminent leur stage postodoctoral peuvent, dans le meilleur
des cas, postuler pour un poste d’adjoint.
Il leur est ainsi possible de devenir soit
professeur adjoint, soit chercheur adjoint.
Mais pour cela, les Homo academicus,
comme les a désignés Bourdieu, doivent
faire la démonstration dans leur curriculum vitae que leur potentiel comme
chercheur ou professeur est important.
Bien que les tâches soient bien différentes entre les deux catégories d’adjoints,
les critères qui servent à la sélection des
candidats constituent un même système
établi : il faut avoir publié beaucoup d’articles, dans des revues dont les facteurs
d’impact sont les plus élevés possibles,
il faut obtenir et conserver de nombreuses
subventions permettant de financer un
programme de recherche qui démontre
notre capacité de devenir autonomes, et
il faut aussi avoir effectué de nombreuses
communications, soit sur invitation de
collègues, soit dans des colloques, après
avoir été sélectionné par un comité scientifique.
Nous aurions de nombreuses idées
à partager sur tous ces aspects de la
carrière d’un chercheur, mais nous nous
bornerons à discuter des communications scientifiques – la règle voulant aussi
que l’on ne développe pas plus d’une
idée centrale par article !
D
La place des communications dans
la carrière d’un nouveau chercheur
Après avoir soutenu notre thèse de
doctorat en santé publique dans des universités canadiennes différentes, nous
sommes devenus tous les deux de « nouveaux chercheurs ». Nous allons donc
maintenant plonger dans un monde
universitaire de plus en plus compétitif,
aux règles bien établies, dans un système
exigeant mais en même temps précaire.
Pour accroître nos chances d’obtenir un
26
L’Autre Forum : mai 2008
stage postdoctoral et ensuite un poste
universitaire, pour commencer notre
carrière et la poursuivre jusqu’au Graal
de la titularisation, il apparaît indispensable de participer à des conférences
scientifiques. D’où vient cette norme ?
Les conseils en ce sens nous sont
répétés à la fois par nos formateurs à la
recherche, par nos pairs et nos collègues,
et par les organismes subventionnaires.
Par exemple, le Fonds de la recherche en
santé du Québec envoie aux nouveaux
chercheurs-boursiers un guide américain 1 sur la carrière de chercheur, dans
lequel on nous conseille même un deal :
« I learned early on that if you want to be
promoted, you need to get a national reputation. This means that you have to be invited to give talks at universities around the
country and at national conferences. […] So
how do you get these invitations when you’re
just starting out ? Well, you can’t be shy. You
have friends all over the country who are also
young faculty and carrying out work that
would be of interest to your department
colleagues. Call them up and make a deal :
“I’ll invite you if you’ll invite me.” »
Les Instituts de recherche en santé
du Canada disposent aussi d’un guide à
l’intention des nouveaux chercheurs 2,
auxquels des conseils ciblés sont prodigués pour réaliser des communications
scientifiques. La tendance est d’ailleurs
internationale. Ainsi, dans un pays
comme la France, où les universitaires
sont attachés à une autre tradition, ce
mode d’organisation de la recherche
gagne du terrain. En témoigne, dans
l’introduction d’un ouvrage sur l’épistémologie du politique, un professeur
émérite européen qui souligne à quel
point les nouveaux chercheurs en voie
d’intégration s’épuisent à faire des communications dans des colloques3.
Qu’est-ce qui justifie cette exigence
du système établi de la recherche? Quatre
motifs sont avancés pour nous encourager à participer aux conférences scientifiques : 1) présenter les résultats de nos
recherches ; 2) apprendre des communications des autres ; 3) se créer un réseau
de contacts ; 4) améliorer notre CV pour
obtenir un poste et des subventions.
C’est ce que nous avons fait ces cinq dernières années en parcourant le Canada
et le monde, de l’Afrique à l’Australie, en
passant par l’Europe. Au delà de notre
« épuisement », qu’avons-nous retiré de
notre participation à ces dizaines de
conférences auxquelles nous avons dûment livré des communications ? Évitons
d’emblée les descriptions romancées du
monde universitaire selon Robertson
Davies ou à la David Lodge. Plutôt, nous
attirerons l’attention sur certaines lacunes
et, dans un esprit constructif, nous formulerons des suggestions certes modestes, mais dont bénéficieront peut-être
ceux qui, comme nous, se retrouveront
dans quelque temps au cœur de cet univers. Point de déterminisme, donc, dans
notre position. À l’instar du « potentiel
créatif des individus » de Strauss 4, nous
pensons que les acteurs disposent d’une
marge de manœuvre dans ce système
universitaire décrit par certains comme
une anarchie organisée 5.
Notre expérience des colloques
Pour communiquer des résultats de
recherche en très peu de temps devant
un auditoire souvent fatigué par sa participation à de multiples conférences ou
ateliers parallèles, il faut posséder de
réelles compétences oratoires en matière
de communication. Or, l’acquisition de
ces compétences fait rarement partie des
cours et séminaires de formation doctorale. Il faut donc se former seuls, lire les
ouvrages consacrés à ce sujet, bien se
préparer et répéter ses présentations.
L’Acfas 6 a produit quelques guides très
utiles en la matière, et il en existe des
centaines qui sont mis à la disposition
des chercheurs et des étudiants. Ce volet
de la diffusion des résultats de nos
recherches exige un investissement en
temps somme toute important, surtout
si on communique dans une autre langue
que sa langue maternelle.
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
Malgré tout, il faut considérer cet
exercice avec modestie, car, même dans
les grandes conférences internationales,
il n’est pas rare de se retrouver devant
un public de moins de 10 personnes.
Ainsi, lors d’une conférence mondiale,
les cinq présentateurs d’une séance que
nous présidions ont fait face à un auditoire composé de… un seul membre ! De
surcroît, il arrive bien souvent que la
thématique qui a permis de rassembler
plusieurs communications dans un
même atelier soit plus factice que réelle,
le public ayant du mal à en saisir les
points communs. Les sessions parallèles
étant très nombreuses, les participants
sont très dispersés. Comme le financement des déplacements pour participer
à ces conférences est souvent conditionnel à l’acceptation d’une communication,
les comités de sélection ont tendance à
en accepter beaucoup, parfois trop. On
ne peut donc tout à fait conclure qu’une
communication est excellente parce
qu’elle a été sélectionnée.
Une fois sur place, il n’est pas aisé de
se créer un réseau. Il faut avoir une personnalité particulière pour oser interpeller le professeur de renommée internationale dont les travaux nous intéressent.
Et à défaut d’une telle audace, on se retrouvera entre étudiants ou collègues de
la même université. Une autre possibilité
demeure, qui consiste à demander à certains collègues plus expérimenté d’agir
comme courtiers et de nous introduire
dans leurs réseaux.
La participation à ces conférences à
travers le monde peut coûter fort cher –
individuellement et collectivement, budgétairement et écologiquement. Les frais
d’inscription sont souvent très élevés, et
rarement équitables. Les universités n’ont
pas toujours de programmes de subvention pour aider ceux et celles qui débutent. Les chercheurs des pays à faible
revenu peinent à financer leurs déplacements internationaux et, lorsqu’ils y
parviennent, c’est la question du visa qui
devient un véritable casse-tête 7. Sur le
plan écologique, ces conférences ont des
effets parfois catastrophiques 8. Les programmes sont diffusés en version papier,
sur des centaines de pages. Les voyages
en avion consomment des milliers de
litres de carburant. Des sacs, des gourdes,
des stylos et autres accessoires sont
donnés aux participants, alors que ces
derniers n’en ont pas vraiment besoin.
Peu d’universitaires se déplacent sans
rien pour écrire ! Les matériaux fournis
sont loin de respecter l’environnement,
sauf dans le cas des conférences qui
adoptent une politique « Zéro déchet ».
La nourriture n’est pas toujours saine
pour la santé, alors que l’on passe des
heures sans véritable activité physique.
Immuables, les façons de faire ?
Le système établi des conférences scientifiques fait que les acteurs universitaires
n’ont pas toujours des pratiques exemplaires. Cela est particulièrement frappant
dans le cas des chercheurs et des professeurs du domaine de la santé publique,
qui sont censés dire aux populations
comment améliorer leur santé. Évidemment, nous sommes membres de cette
communauté épistémique et participons
entièrement à cet état de fait. Aussi, dans
l’espoir que les modalités de fonctionnement entourant les communications
scientifiques en viennent à évoluer, nous
formulons quelques suggestions :
Q Réorienter la règle implicite faisant que
la quantité de communications présentées dans des conférences scientifiques est actuellement plus importante
pour la carrière de professeur et de
chercheur que la qualité de ces présentations ;
Q Autoriser le financement de déplacements pour participer aux conférences
scientifiques sans le rendre conditionnel à l’acceptation d’une communication ;
Q Organiser des événement ciblés
pour favoriser le contact entre les
conférenciers principaux (keynote
speakers), les étudiants et les jeunes
chercheurs ou professeurs ;
Q Organiser des conférences écologiques
(eau, papier, alimentation) et saines
(alimentation, activité physique) ;
Q Offrir des prix d’inscription équitables
(en fonction des revenus des personnes, des pays ou des statuts) ;
Q Considérer la possibilité de traduire les
communications dans d’autres langues que l’anglais afin de mieux partager les connaissances ;
Q Prévoir des activités visant la participation du grand public et une diffusion des contenus au-delà du cercle
des experts.
Espérons que nous serons tous en mesure d’employer les marges de manœuvre
dont nous disposons pour susciter le
débat autour de ces quelques recommandations. AF
1. Howard Hughes Medical Institute and
Burroughs Wellcome Fund, Making the
Right Moves. A Practical Guide to Scientific
Management for Postdocs and New Faculty,
2e éd., 2006.
2. <http://www.cihr-irsc.gc.ca/f/27491.html>
3. Pierre Favre, Comprendre le monde pour
le changer. Épistémologie du politique, Paris,
Presses de Sciences Po, 2005.
4. Anselm L. Strauss, La trame de la
négociation : sociologie qualitative et
interactionnisme, Paris, L’Harmattan, 1992.
5. M.D. Cohen, J.G. March et J.P. Olsen (1991)
« Le modèle du “garbage can” dans les
anarchies organisées », dans J.G. March
(éd.), Décisions et organisations, Paris,
Les éditions d’organisations, p. 163-204.
6. <http://www.acfas.ca/outils>
7. Valéry Ridde, E. Gagnon, et M. De Koninck,
« Scientifiques avec ou sans frontières ? »,
Bulletin de santé publique, Association
pour la Santé Publique du Québec,
septembre 2007. Voir aussi Valéry Ridde,
(2008) « Defying boundaries : globalisation,
bureaucracy and academic exchange/
À l’épreuve des frontières : globalisation,
bureaucratie et échanges scientifiques »,
Promotion and Education, vol. 15, no 1,
7. Katia Mohindra (à paraître), « Greening
public health conferences : Educating
ourselves », Health Education Journal.
L’Autre Forum : mai 2008
27
LA LIBERTÉ SCIENTIFIQUE EST-ELLE MENACÉE PAR LA PRÉCARITÉ D’EMPLOI ?
La recherche sur des bases instables
n 2007, le SGPUM publiait un dossier afin
d’attirer l’attention sur le problème de la
précarité d’emploi des chercheurs dans
les universités et les centres de recherche
du Québec 1.
Les chercheurs en question, pour la plupart rattachés aux facultés de médecine, ont généralement
obtenu une bourse salariale d’organismes tels que
le Fonds de la recherche en santé du Québec (FRSQ)
ou les Instituts de recherche en santé du Canada
(IRSC), au mérite de leur dossier. Ils participent pour
la plupart aux programmes de la catégorie « Bourse
de carrière » (aussi appelée « Chercheur-boursier »),
conçus pour assurer la continuité dans les recherches et favoriser l’intégration des boursiers à des
postes de professeurs réguliers au sein des universités. Pourtant, même après un diplôme de doctorat
E
et de 12 à 17 années de recherche active cautionnées
par l’obtention de bourses salariales très disputées,
aucune sécurité d’emploi n’est fermement acquise
pour ceux et celles qui font partie, sans contredit,
du noyau dynamique de la recherche au Québec.
En 2005, dans un mémoire conjoint endossé
par la CREPUQ et le FRSQ , les doyens des facultés
de médecine de quatre universités québécoises
estimaient que 87 chercheurs arriveraient avant
2010 au terme des bourses salariales de carrière – et
deviendraient non admissibles – sans avoir obtenu
un poste universitaire permanent. À ce chapitre,
certaines institutions, dont l’Université de Montréal,
font particulièrement mauvaise figure.
Le phénomène est d’autant plus préoccupant
que la situation perdure, même si elle a été dénoncée à la fois par des organisations syndicales et par
La recherche biomédicale en milieu hospitalier : du
Pascal Reboul
Chercheur agrégé, Faculté de médecine, Université de Montréal
ien qu’étant un mécréant, je me permets
d’utiliser le vocabulaire ecclésiastique,
car ce fut la conclusion après de nombreux échanges avec un confrère : si autrefois on entrait en religion, un chercheur entre en sciences pour assouvir sa passion
qui consiste en une soif insatiable de savoir. Souvent
le jeune chercheur, la jeune chercheure n’a pas de
plan de carrière précis en tête, mais veut uniquement accomplir le travail qui le fascine. La recherche
universitaire, n’est-ce pas formidable, et d’autant
plus si on est capable de la raccrocher au milieu
clinique ! Un mélange de liberté intellectuelle et de
participation à former la relève. Ne prend-on pas
des étudiants afin de favoriser la construction de
leurs connaissances avec l’ultime espoir qu’un jour
ils prennent le flambeau ?
B
28
L’Autre Forum : mai 2008
Ah pardon, j’oubliais ! La recherche n’est faisable
qu’avec de l’argent, et la recherche biomédicale est
très onéreuse. Alors que l’enveloppe budgétaire au
sein des organismes stagne, le nombre de demandes
ne cesse d’augmenter. Conséquemment, la sélection
est de plus en plus restrictive et s’éloigne parfois des
critères scientifiques pour se rapprocher de critères
politiques. En sus, ces mêmes organismes font
prévaloir des axes stratégiques, ce qui limite encore
davantage la réelle liberté de recherche.
Mais revenons à l’étudiant. À quoi sert un étudiant par ces temps de crise ? Même si nous nous
voilons la face, nous l’utilisons comme main-d’œuvre
peu coûteuse. Peu importe son avenir, pourvu qu’il
nous produise des papiers. Combien de chercheurs
sont capables de signifier à un étudiant qui amorce
un doctorat qu’il se destine à devoir réaliser deux
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
la CREPUQ , et malgré la promesse de nouvelles
pratiques institutionnelles. Les orientations annoncées dans la foulée de la Stratégie québécoise de la
recherche et de l’innovation incitent en outre à
croire que le problème de la précarité d’emploi va
s’accroître et se transférer dans l’univers éclaté des
centres de recherche.
En janvier 2006, l’Université de Montréal profitait de l’apport de 184 chercheurs, dont 3 membres
de l’Association des médecins cliniciens enseignants de Montréal (AMCEM), 80 membres du Syndicat général des professeurs et professeures de
l’Université de Montréal (SGPUM) et 101 non syndiqués bénéficiant d’une bourse salariale administrée
par un centre de recherche ou un institut affilié.
Parmi l'ensemble de ces chercheurs, seulement
14 avaient reçu une promesse d’intégration dans un
Nombre estimé de chercheurs sans poste
de professeur régulier universitaire
au terme d’une bourse salariale senior du FRSQ, jusqu’en 2010–
Mémoire CREPUQ-FRSQ (2005)
Université
Université
Université
Université
de Montréal
Laval
McGill
de Sherbrooke
40
25
12
10
poste de professeur régulier entre 2007 et 2011… à
la condition de toujours répondre aux exigences
(subventions, publications, encadrement) au terme
de la période d’attente.
Les données récentes semblent indiquer que la
tendance se maintient, et même qu’elle s’accentue. AF
1. Les chercheurs en milieu universitaire, une force précaire,
mai 2007.
sacerdoce au chemin de croix
voire trois postdoctorats ? Voilà qui soulève un autre
élément important de la recherche scientifique :
l’éthique.
Dans ce contexte, quelle est l’éthique des chercheurs envers leurs étudiants, vis-à-vis de leurs propres recherches et de leurs publications ? Dans un
contexte hyper compétitif, continuer à croire qu’un
chercheur ne sera jamais enclin à céder à la tricherie
intellectuelle ou comportementale est purement
utopique. Quelques cas, certes sporadiques, ont déjà
été dénoncés hors institution. La perte de fonds a
une répercussion similaire pour un professeur et
un chercheur en ce qui concerne la perception de
soi. Toutefois, le chercheur fait face à une conséquence potentielle d’un tout autre ordre : la perte
de fonction, et donc de salaire. C’est à ce moment
là que commence le chemin de croix.
N’est-ce pas humiliant que d’essayer de justifier
votre travail parce que vous n’apportez plus d’argent
à votre institution ? N’est-ce pas humiliant que d’être
forcé à reconnaître que, malgré la passion qui vous
anime encore, vous vous trouvez dans une situation
d’échec ? À tort ou à raison, la chercheure ou le chercheur ressent alors un fardeau très lourd à porter.
Et ce chemin de croix ne nous conduit pas vers le
sommet de la colline, mais vers la descente aux
enfers.
Ce ressentiment me remémore quelques restes
de connaissances latines. « Passion » vient du verbe
pati, qui signifie « souffrir ». Pour bon nombre de
chercheures et chercheurs, il était difficile d’imaginer que cette racine latine les rattraperait, et pourtant telle est la réalité.
Alea jacta est. AF
L’Autre Forum : mai 2008
29
Le Conseil de recherches en sciences
naturelles et génie du Canada (CRSNG)
Conseil d’administration du CRSNG –
Membres extérieurs aux universités
(en millions de dollars)
958
895
Outre sa présidence, le CRSNG est actuellement composé de 22 membres,
dont 3 membres associés représentant les autres conseils subventionnaires
(IRSC, CNRC et CRSH), 10 membres provenant d’universités canadiennes
et 9 membres issus d’autres milieux.
665,3
Claude Benoit*
Budget 2007-2008 :
Dépenses en 2006-2007 :
Appui aux universités
canadiennes en 2006-2007 :
En 2006, la R-D universitaire représentait 39 %
de toute la recherche menée au Canada, telle que
mesurée en fonction des dépenses par le CRSNG.
Adam Chowaniec
Haig deB. Farris
Diane Hébert
Mike Lazaridis
Eugene McCaffrey
Murray McLaughlin*
Maurice Moloney*
Arlene Ponting
Le Programme des Chaires
de recherche du Canada
Créé en 2000 par le gouvernement du Canada,
ce programme permanent visait à établir
2 000 chaires de recherches avant 2008.
Voici quelques statistiques au 31 novembre 2007.
Contribution totale
du Programme :
Contribution de
la Fondation canadienne
pour l’innovation (FCI) :
Centre des sciences de Montréal –
Société du Vieux-Port de Montréal inc. (Québec)
Tundra Semiconductor Corp. (Ontario)
Fractal Capital Corp. (Colombie-Britannique)
Consultante (Québec)
Research in Motion Ltd. (Ontario)
Mississauga, (Ontario)
McLaughlin Consultants Inc. (Ontario)
SemBioSys Genetics Inc. (Alberta)
Science Alberta Foundation (Alberta)
*Membres du Bureau du Conseil.
Les programmes du CRSNG en 2006-2007
1,76 milliard de dollars
(en millions de dollars)
Attirer et garder en poste les membres du corps enseignant
Chaires de recherche du Canada
Chaires de recherche industrielle, autres chaires
et programmes d’aide aux membres du corps enseignant
Financer la recherche fondamentale
Subventions à la découverte
Subventions d’outils et d’instruments de recherche (OIR)
Subventions d’appui aux ressources majeures (ARM)
Financer la recherche dans des domaines stratégiques
Financer des partenariats universités-industrie-gouvernement
Subventions de recherche et développement coopérative
Réseaux de centres d’excellence (RCE)
Subventions de réseaux de recherche
Ententes de partenariat de recherche
Appuyer la commercialisation
24 millions de dollars
Nombre total de chaires
de recherche du Canada
attribuées :
1 851
Nombre de femmes
titulaires d’une chaire :
446 (24 %)
Nombre d’hommes
titulaires d’une chaire :
1 405 (76 %)
145,2
111,2
29,9
440,8
328,3
50,8
24,1
53,1
112,3
47,9
40,2
12,1
4,2
12,0
Les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC)
Évolution des dépenses par secteur d’activité
1999-2000
Millions $
%
30
Concours ouverts
Initiatives stratégiques
Subventions d’appui aux Instituts
Application des connaissances
Chaires de recherche du Canada
Réseaux de centres d’excellence
251
24
TOTAL
289
L’Autre Forum : mai 2008
87
8
2004-2005
Millions $
%
448,4
170,7
64,0
24,2
60,6
25,0
8,5
3,5
704,7
2005-2006
Millions $
%
478,1
171,9
13,0
5,4
72,9
27,5
768,8
62,2
22,3
1,7
0,7
9,5
3,6
2006-2007
Millions $
%
487,9
195,8
13,0
3,9
82,2
27,5
810,2
60,2
24,2
1,6
0,5
10,1
3,4
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
Dionysiens et Apolloniens
Faut-il tenter d’organiser la recherche scientifique ?
Michel Cabanac
Professeur, Département de physiologie
Faculté de médecine
Université Laval
a science est le partage de données évidentes puis l’usage de
la raison afin d’organiser ces
évidences et de nous comprendre nous-mêmes et le
monde qui nous entoure. Sur la nature
de la science on pourra lire avec profit
l’excellent livre de l’astrophysicien JeanRené Roy, Les héritiers de Prométhée 1.
La recherche scientifique consiste à accroître la masse de connaissances partageables, d’information objective. Le
titre de ce commentaire est emprunté à
une lettre du lauréat Nobel de médecine
Albert Szent-Györgyi à l’hebdomadaire
Science. Szent-Györgyi y rappelle que les
termes Apollonien et Dionysien, proposés auparavant par le physicien John
Rader Platt 2, décrivent un peu schématiquement les extrêmes de deux attitudes
différentes de l’esprit, probablement
observables dans chacune des activités
humaines, mais présentes tout spécialement dans la recherche scientifique.
Les Apolloniens tendent à développer et
à perfectionner des lignes de recherche
établies, alors que les Dionysiens fondent sur leur intuition et sont ainsi plus
susceptibles d’ouvrir des lignes de
recherche nouvelles et inattendues.
L
L’excitante mais peu rassurante
incertitude
Un exemple de recherche dionysienne
vient d’être récemment apporté par le
psychologue Seth Roberts de l’Université
de Berkeley : hors des sentiers battus et
en expérimentant sur lui-même, il a
découvert un nouveau régime amaigrissant facile à suivre (donc parfaitement
adapté à ces temps d’obésité endémique)3. Cependant ce type de recherche
recèle un inconvénient, comme rappelé
par Szent-Györgyi lui-même. L’approche
dionysienne, y compris l’autoexpérimentation à-la-Roberts, certes favorise la découverte « accidentelle » (chez les esprits
bien préparés), mais il est impossible de
prédire ce qu’on trouvera, et ce que sera
la prochaine question. Cet inconvénient
se rencontre même dans le bon cas où
la recherche scientifique est pratiquée
par des professionnels de recherche euxmêmes, selon des critères stricts et publics. Or, la recherche moderne est généralement coûteuse et ses besoins sont
couverts par l’État, c’est-à-dire le contribuable. Il s’ensuit qu’on doit pouvoir
constater que l’argent est dépensé «avec
parcimonie et à bon escient » 4. Les administrations bailleuses de fonds demandent donc des descriptions détaillées des
projets de recherche et des résultats
attendus. Ce n’est point ainsi que fonctionne l’esprit dionysien, contrairement à
celui de l’Apollonien, qui se plie aisément
à ces contraintes. Les Dionysiens sont
donc a priori désavantagés dans ce qui
reste, à juste titre, une compétition pour
l’accès aux subventions de recherche.
Une autre distinction entre modalités de recherche est apportée par les
prolégomènes à cette recherche. Pardonnez-moi de donner un exemple personnel : encore étudiant, j’ai découvert
l’excitation de la recherche scientifique
lorsque mon maître, Joseph Chatonnet,
m’a proposé un sujet de thèse. Il était
arrivé à la conclusion qu’une sensibilité
au froid devait exister dans la profondeur
du corps et il s’attendait à ce que l’organe
sensible se trouve dans l’hypothalamus,
à la base du cerveau. L’expérimentation
a montré qu’il avait raison. C’est ce que
j’appelle la «recherche-pêche-à-la-ligne»:
on pense qu’une truite se trouve dans
telle fosse de la rivière et on expédie sa
mouche juste au dessus; en recherche on
a formulé une hypothèse, on pose une
question précise, et on monte une expérimentation pour y répondre tout aussi
précisément. À ce type de recherche
s’oppose la démarche «recherche-pêcheau-chalut » : on racle le fond de la mer,
on remonte toutes sortes de sédiments
mêlés au poisson ; en recherche, on ne
sait pas trop ce qu’on explore, on mesure
toutes sortes de paramètres et on calcule
les corrélations pour essayer de trouver
quelque chose de significatif.
La recherche pêche-à-la-ligne est
une véritable aventure intellectuelle
génératrice d’une excitation joyeuse et
sans cesse renouvelée. En effet, un résultat, qu’il soit positif ou négatif, conduit
à « voir » d’un œil nouveau le système
qu’on étudie. Cette vision nouvelle amène
à formuler de nouvelles hypothèses, à
L’Autre Forum : mai 2008
31
poser de nouvelles questions et à tenter
d’y répondre avec de nouvelles expérimentations.
Venons-en aux questions centrales
de ce dossier de L’Autre Forum : faut-il
tenter d’organiser la recherche scientifique – et comment faut-il, dans cette
optique, la subventionner ? Le public non
informé a depuis longtemps brocardé la
recherche fondamentale. Au siècle dernier, Alphonse Allais 5 faisait rire aux
dépens de l’académicien Marey qui
étudiait les réflexes de redressement du
chat en chute libre. L’auteur aurait été
mieux inspiré de s’abstenir, car la curiosité de Marey devait en effet le conduire,
en un cheminement typiquement dionysien, à fabriquer le premier appareil
de photo à répétition qui permit plus
tard l’invention du cinématographe.
Notons au passage que la NASA continue
l’étude des réflexes de redressement
commencée par Marey et qui était l’objet
de dérision, mais cette fois chez de
jeunes ratons en apesanteur 6. L’invention de la pénicilline puis des autres
antibiotiques est due, comme chacun
au mieux les besoins de la science et les
justes exigences financières des contribuables qui, en définitive, payent pour
la recherche. Malheureusement, ces critères mêmes les conduisent à privilégier
des projets qui ne sont pas nécessairement les plus fertiles à long terme. En
effet, la recherche apollonienne est certaine d’obtenir un résultat, ses méthodes
peuvent être décrites avec précision
1. Ce livre a été publié en 1998 par les Presses
de l’Université Laval.
2. « Dionysians and Apollonians », dans Science,
vol. 176, juin 1972, p. 966. Il faut admirer
la déontologie d’Albert Szent-Györgyi, car
les termes en question lui ont été inspirés
par une simple communication personnelle
reçue de John Rader Platt.
Une des périodes les plus fécondes de ma recherche
fut à Yale, où la multidisciplinarité était systématique.
sait, à Flemming. Comment en est-il
venu là ? Tout simplement en étudiant la
pousse de micro-organismes divers, phénomène en apparence si éloigné de toute
application médicale. Il est ainsi possible
de répertorier, comme l’a fait dans un
ouvrage étonnant l’éminent pneumologue Julius Comroe 7, quantité d’applications qui ont évolué de façon totalement imprévue mais qui trouvent leur
origine dans la curiosité de recherches
en apparence farfelues.
À quoi mène l’un sans l’autre?
Les organismes bailleurs de fonds sont
certes objectifs et s’efforcent de satisfaire
32
L’Autre Forum : mai 2008
et où la fréquentation quotidienne des
zoologistes, des chimistes, des physiciens et des philosophes à proximité
stimulait l’imagination créatrice et la
curiosité des chercheurs. En arrivant à
Laval, j’avais retrouvé un peu la même
atmosphère. Au fil des années, avec la
politique hospitalière de la Faculté de
médecine et le transfert des laboratoires
vers des hôpitaux spécialisés, ce terreau
s’est hélas quelque peu appauvri. Je
connais bien l’environnement hospitalier pour avoir été moi-même chef de
service dans une vie précédente. La perspective hospitalière première, et bien
évidemment entièrement justifiée, est le
soulagement du patient, non la recherche
scientifique. La recherche en milieu hospitalier tend inévitablement vers l’application qui, à moyen ou même à court
terme, stérilise bien souvent l’imagination créatrice. AF
même longtemps à l’avance, car elle
fonctionne souvent comme la pêche au
chalut. En revanche, la recherche dionysienne pêche le plus souvent à la mouche
avec un facteur d’incertitude élevé. On
comprend donc la préférence des comités pour le premier type, bien que souvent il s’agisse de recherche systématique
de seconde ligne, plutôt que d’avantgarde.
La multidisciplinarité suscite la
curiosité et fertilise la recherche, asinus
asinum fricat. Encore une expérience
personnelle : une des périodes les plus
fécondes de ma recherche fut à Yale, où
la multidisciplinarité était systématique
3. « Self-experimentation as a source of new
ideas : Ten examples about sleep, mood,
health, and weight », dans Behavioral
Brain Sciences, vol. 27, 2004, p. 227-288 ;
The Shangri-La Diet. The No Hunger Eat
Anything, Weight-Loss Plan, New York,
Putnam’s Sons, 2006.
4. Selon le calembour célèbre.
5. La barbe et autres contes, Paris, Éditions
10/18, 1963, p. 182.
6. Rachel Nowak, « NASA’s space biology
program shows signs of life », dans Science,
vol. 268, avril 1995, p. 497-498 .
7. Julius H. Comroe, Retrospectroscope :
Insight into Medical Discovery, Menlo Park,
Californie,Von Gehr Press, 1977.
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
Le désaccord :
les dépenses de santé au Québec
1
Chiffres à l’appui. Vraiment ? Gare au détournement des données quantitatives
– un risque que courent sans doute en fait les résultats de toute recherche.
François Béland
Professeur titulaire, Département d’administration de la santé
Faculté de médecine
Université de Montréal
e 19 février dernier, le Téléjournal de
Radio-Canada (Radio Canada 2008) faisait
sa « une » avec le rapport du Groupe de
travail sur le financement du système de
santé (Castonguay et al. 2008). La journaliste Josée Thibault affirmait d’entrée de jeu : « Au
Québec, 44 % des dépenses de l’État vont à la santé. »
Suivait une déclaration de M. Castonguay dans laquelle il affirmait : « […] on sait qu’il n’y a pas suffisamment de revenus pour financer notre système
de santé.» D’où les propositions du Groupe de travail
pour mettre à contribution l’utilisateur des services
de santé, dont une cotisation annuelle de 100 $ pour
une inscription à une clinique de services de santé.
Une visite à la Clinique médicale MaisonneuveRosemont nous fait voir une longue file d’attente.
Une personne, en entrevue, déclare que « peut-être
qu’un 100 $ éviterait d’attendre de longues heures ».
Puis, M. Marc de Bellefeuille, administrateur de
la clinique, affirme que « le statu quo n’est plus
possible ».
Une quantité considérable d’information était
mise à la disposition des téléspectateurs en quelques minutes. Ceux-ci se trouvaient mis devant les
« dépenses de l’État », puis devant le « financement
des services de santé ». On nous montrait une clinique médicale en activité pour conclure que le
statu quo n’était « plus possible ». Mais, de quelles
dépenses de quel État s’agit-il ? Tous les services de
santé souffrent-ils des mêmes problèmes de financement ? Quel est le poids des services médicaux ou
hospitaliers par rapport aux revenus de l’État ?
L
Les données et affirmations entendues au
Téléjournal du 19 février sont parties prenantes des
débats récents sur le financement public des
services de santé (Ménard et al. 2005 ; MSSS , 2006 ;
MFQ 2007a ; Castonguay et al. 2008). La hausse de
30,6 % à 44,3 % des « dépenses de l’État » consacrées
à la santé, illustrée dans un tableau à la fin du reportage, donne le vertige à plus d’un analyste du système
de santé du Québec. Mais ces données résistentelles à l’analyse ?
Elles le devraient, puisque cette histoire que
nous a racontée le Téléjournal repose sur des données tirées des documents budgétaires qui accompagnent le discours du budget du ministre des
Finances du Québec. Les dépenses de programme
sont obtenues depuis les opérations budgétaires du
Fonds consolidé du revenu du gouvernement du
Québec (MFQ, 2007b, Tableau J.6). Elles correspondent aux enveloppes de crédits des ministères et aux
résultats des opérations des organismes, comptes et
fonds spéciaux sous leur responsabilité (Conseil du
Trésor, 2007a, Annexe 6.1, p. 76). Mais…
Car il y a un « mais ». D’autres sources donnent
une autre image du poids des dépenses de santé
dans les dépenses de programme du gouvernement
du Québec. L’Institut canadien d’information sur la
santé (ICIS) publie, en collaboration avec les ministères provinciaux responsables des services de santé,
un bilan annuel de leurs dépenses de santé. L’ICIS
établit des estimations comparables des dépenses
de santé des gouvernements provinciaux et désagrège
ces dépenses en plusieurs de leurs composantes,
L’Autre Forum : mai 2008
33
dont les sommes consacrées à la rémunération des
médecins et aux dépenses des hôpitaux. La collaboration de l’ICIS avec les provinces n’oblige d’aucune façon cet organisme autonome à s’astreindre
aux règles comptables que celles-ci s’imposent dans
la préparation de leur budget annuel.
À titre d’exemple, la figure 1 projette quelques
indicateurs des dépenses gouvernementales de
santé au Québec 2. La courbe supérieure montre
l’évolution des dépenses du ministère de la Santé
et des Services sociaux (MSSS) dans les dépenses de
programme du gouvernement du Québec. Les
dépenses de programme sont les dépenses totales
FIGURE 1. Différentes estimations de l’évolution des dépenses du MSSS,
des dépenses de santé et des dépenses pour les médecins
et hôpitaux au Québec (1975-1976 à 2006-2007)
Sources: Ministère des Finances du Québec, Plan budgétaire 2007-2008*, Tableau J.6 ; Institut canadien
d’information sur la santé (ICIS), Tendances nationales des dépenses de santé**, Série D, Tableau D.1.5.1,
Annexe D.1.
des opérations budgétaires du Fonds consolidé du
revenu moins le service de la dette. On y voit en fin
de période le 44,3 % cité par Mme Josée Thibault et
l’évolution de 30,6 % à 44,3 % rapportée au
Téléjournal du 19 février dernier. Donc, les données
du Téléjournal ne correspondent pas à n’importe
quelles « dépenses de santé » et « dépenses de l’État » :
d’une part, il s’agit des dépenses du MSSS et, d’autre
part, des dépenses de programme.
La courbe au milieu de la figure 1 représente
l’évolution des dépenses de santé sur les dépenses
de programme proposée par l’ICIS. Les dépenses
de santé du gouvernement du Québec représentaient en 1981-1982, selon l’ICIS , 28 % de ses dépenses de programme ; en l’année financière 20062007, elles en représentaient 32,3 %. Estimations
radicalement différentes des précédentes.
34
L’Autre Forum : mai 2008
Enfin, la dernière courbe de la figure 1 trace
l’évolution des dépenses pour les médecins et les
hôpitaux, rapportée par l’ICIS , en fonction des
revenus selon les opérations budgétaires du Fonds
consolidé du revenu. Elles se sont maintenues à
25 % des revenus jusqu’en 1994-1995, pour plonger
à 19,3 % en 1998-1999, pour remonter à 22,1 % en
2007-2008. Quel est donc le statu quo qui ne peutêtre maintenu et à quoi servirait la cotisation
annuelle de 100 $ aux cliniques de santé ?
L’histoire des dépenses de santé du gouvernement du Québec racontée dans la presse, dans les
documents ministériels (MFQ 2007a) et par les
groupes d’étude (Ménard et al. 2005 ; Castonguay
et al. 2008) est incompatible avec celle qui ressort
des données de l’ICIS. Dans un cas, on présente une
hausse continue, dans l’autre, la hausse apparaît
récente et bien modeste. Enfin, les dépenses pour
les médecins et les hôpitaux représentent une moins
grande part des revenus gouvernementaux maintenant qu’il y a une dizaine d’années. Laquelle de ces
histoires faut-il retenir ? Existe-t-il des données
« scientifiques » blindées qui permettent de choisir
l’une plutôt que l’autre ? Quelle est l’utilité de chacune pour comprendre le poids financier que représente la responsabilité de l’administration publique
du Québec envers les services de santé ?
Le jeu des pourcentages :
numérateurs et dénominateurs
Pour commencer, quelques notions d’arithmétique.
Le poids que les dépenses de santé exercent sur les
ressources financières gouvernementales est mesuré par une proportion ou un pourcentage. Dans les
deux cas, le résultat est obtenu en utilisant deux
données : un numérateur et un dénominateur, soit
« l’équation fondamentale des pourcentages ».
Poids des dépenses = % =
de santé
Numérateur
Dépenses de santé
=
Dénominateur
Ressources financières
Le numérateur est une estimation des dépenses
de santé assumées par une administration publique,
le dénominateur une estimation des ressources
financières dont elle dispose.
L’accroissement de la proportion des dépenses
de santé sur les ressources financières de l’administration publique dépend de l’évolution de ces deux
éléments, laquelle n’est pas toujours en synchronie.
Donc, une augmentation du poids relatif des
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
dépenses de santé par rapport aux ressources financières peut être le résultat, entre autres possibilités :
1. d’une augmentation plus rapide des dépenses
de santé (le numérateur) que des ressources
financières (le dénominateur) ;
2. de la stabilité des dépenses de santé combinée
à la diminution des ressources financières ;
3. d’une augmentation des dépenses de santé et
de la stabilité des ressources financières ;
4. d’une diminution moins rapide des dépenses
de santé que des ressources financières.
La signification exacte d’une tendance mesurée
par une proportion ne peut se saisir que si numérateur et dénominateur sont clairement définis et
si leur évolution conjointe est bien comprise. Toutes
les interprétations, pessimistes comme optimistes,
de l’évolution historique des dépenses de santé des
gouvernements par rapport à leurs ressources financières ont leurs sources dans les variations du jeu
entre numérateur et dénominateur.
chiffre que nous avons utilisé, plutôt que celui des
budgets du MSSS, dans l’estimation de la proportion
des dépenses de santé sur les dépenses de programme des opérations budgétaires du gouvernement du Québec (figure 2). Les dépenses de santé
ont accru leur part dans les dépenses de programme
de 30,0 % à 40,8 % de 1970-1971 à 2007-2008.
L’accroissement a été lent jusqu’en 1996-1997, pour
s’accélérer par la suite.
En 2006-2007, les dépenses de santé occupent,
dans les dépenses de programme, un poids inférieur
de 3,5 % à celui des dépenses du MSSS . Les tendances historiques sont cependant très semblables.
FIGURE 2. Les dépenses du MSSS et les dépenses de santé sur les
dépenses de programme des opérations budgétaires du Fonds
consolidé des revenus du Québec (1975-1976 à 2006-2007)
Le numérateur
Une question se pose: les dépenses du MSSS reflètentelles les dépenses gouvernementales de santé au
Québec ? Les dépenses du MSSS comprennent plus
que les dépenses en santé. Par exemple, aux dépenses
en services sociaux, le gouvernement du Québec a
ajouté en 2007-2008 celles du programme Promotion
et développement de la Capitale-Nationale (Conseil
du Trésor 2007b, p. 165). Lorsqu’il est question des
dépenses gouvernementales de santé ne devrait-on
pas chercher à les isoler des autres dépenses du
MSSS ?
En pratique, il est difficile de séparer les estimations des dépenses de santé de celles des services
sociaux et des autres titres de dépenses du MSSS sur
la base de l’information contenue dans les documents budgétaires du ministère des Finances du
Québec (MFQ) et du Conseil du trésor. L’ICIS se livre
à cet exercice en collaboration avec le MSSS. L’organisme applique une définition large des dépenses
de santé. Elles incluent l’ensemble des activités qui
visent « à améliorer ou à prévenir la détérioration
de l’état de santé » (ICIS 2007, p. 63).
Les dépenses du MSSS en 2006-2007 étaient de
23 843 millions de dollars (Conseil du trésor 2007b,
p. 23 et 165). L’ICIS propose une estimation des
dépenses de santé du gouvernement du Québec de
21 951 millions (ICIS 2007, tableau B.4.1). C’est ce
Sources: Ministère des Finances du Québec, Plan budgétaire 2007-2008*, Tableau J.6 ; Institut canadien
d’information sur la santé (ICIS), Tendances nationales des dépenses de santé**, Tableaux B.4.1 et
D.1.5.1.
L’utilisation des dépenses de santé établies par l’ICIS
dans le numérateur n’explique qu’une faible part
des différences entre l’évolution des dépenses de
santé par rapport aux « ressources financières »
gouvernementales illustrées à la figure 1. Sauf en ce
qui concerne les dépenses en services médicaux et
hospitaliers, il faut donc chercher une explication
dans le dénominateur.
Le dénominateur
Le MFQ utilise comme dénominateur les dépenses
de programme des opérations budgétaires du Fonds
consolidé du revenu du gouvernement du Québec.
Dans le cas de l’ICIS, le dénominateur provient des
données sur l’administration publique du Québec
obtenues du Système de gestion financière (SGF) de
Statistique Canada (ICIS, 2007, Annexe D1).
L’Autre Forum : mai 2008
35
Les dépenses de programme selon les documents budgétaires du MFQ sont en 2006-2007 de
51 769 millions de dollars (MFQ 2007b, Tableau J.6).
Elles correspondent aux enveloppes ministérielles
et aux résultats des opérations des organismes,
comptes et fonds spéciaux sous leur responsabilité
(Conseil du Trésor, 2007a, Annexe 6.1, p. 76). Le SGF
divise les opérations budgétaires de l’État du Québec en deux catégories, soit « l’administration publique générale » et « l’administration provinciale ».
Les estimations des dépenses de l’administration
publique générale incluent les dépenses des ministères selon les opérations budgétaires du MFQ, plus
FIGURE 3. Dépenses de programme de l’administration publique
du Québec selon trois sources (1975-1976 à 2006-2007)
Sources : Ministère des Finances du Québec, Plan budgétaire 2007-2008*, Tableau J.6 ; Institut canadien
d’information sur la santé (ICIS), Tendances nationales des dépenses de santé**, Annexe D.1 ; Statistique
Canada, SGF, Tableau des Recettes et dépenses des administrations publiques provinciales et
territoriales, février 2007.
les dépenses de fonds et organismes spécialisés
budgétaires et non budgétaires (SGF , 2004, p. 126).
Les budgets correspondants de ces fonds et organismes sont de plus grande dimension que ceux du
MFQ . Ils incluent, par exemple, les indemnités sociales aux victimes de la route et aux accidentés du
travail. En conséquence, les dépenses de programme
de l’administration publique générale du Québec
pour l’année financière 2006-2007 sont de 65 041 millions de dollars. L’administration provinciale inclut,
en plus des dépenses des administrations publiques
générales, les opérations budgétaires des universités
et collèges, des établissements de santé et des
régimes de retraite non provisionnés. Les dépenses
de programme de l’administration provinciale sont
de 75 795 millions en 2006-2007. Les données du SGF
sur les dépenses gouvernementales de programme
36
L’Autre Forum : mai 2008
divergent considérablement des dépenses de programme des opérations budgétaires du MFQ.
À la figure 3, l’évolution des trois estimations
des dépenses de programme du MFQ et du SGF est
illustrée pour les périodes disponibles. Jusqu’en
1988-1989, les estimations des dépenses de programme selon les opérations budgétaires du Fonds
consolidé des revenus (MFQ ) et selon l’administration publique générale (SGF ) ont évolué passablement au même rythme. À partir de 1997-1998,
soit au moment de l’entrée en vigueur de la loi sur
le déficit zéro et de l’introduction de la réforme de
la comptabilité gouvernementale (Fiset et al. 1998 ;
MFQ 1999), les estimations du SGF se mettent à
croître plus rapidement que celles du MFQ. Les taux
de croissance annuels des dépenses de programme
sont plus élevés selon les données du SGF (de 5,6 %
à 5,8 %) que selon celles du MFQ (4,8 %).
L’ICIS, en fonction de sa définition des dépenses
de santé (ICIS 2007, p. 72) a choisi d’utiliser les
dépenses de l’administration publique générale
pour ses estimations des dépenses de programme
des gouvernements provinciaux. Les histoires
différentes sur l’évolution des dépenses de santé
racontées à la figure 1 par le MFQ et l’ICIS reposent
presque entièrement sur les dénominateurs. Dans
un cas, le dénominateur respecte les conventions
du MFQ , dans l’autre cas, il inclut un domaine de
responsabilité de l’État beaucoup plus vaste.
Là où il y a dépenses gouvernementales, il y a
aussi revenus. Le dénominateur utilisé pour mesurer
les « les ressources financières » de l’État est habituellement construit depuis les dépenses de programme du gouvernement du Québec. M. Castonguay, au Téléjournal de Radio-Canada du 19 février
dernier, mentionnait l’insuffisance des revenus de
l’État pour soutenir ses dépenses de santé. Des
économistes ont aussi utilisé les revenus pour étudier le poids des dépenses de santé dans les activités
gouvernementales (Evans 2007). Les revenus, contrairement aux dépenses de programme, sont une
mesure de la capacité et de la volonté des gouvernements provinciaux de mobiliser les ressources
financières nécessaires pour mener à bien leurs
politiques. À la figure 4, les dépenses de santé du
gouvernement du Québec (ICIS 2007, Tableau B.4.1)
sont rapportées aux revenus budgétaires (MFQ
2007b) et aux revenus de l’administration publique
générale (SGF 2007).
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
De 1975-1976 à 1988-1989, les dépenses du
MSSS et les dépenses de santé du gouvernement du
Québec évoluent en symbiose : elles se maintiennent
autour de 30 % des revenus de ses opérations budgétaires. Les dépenses de santé ont continué à représenter 30 % des revenus jusqu’en 2000-2001, puis
se sont haussées graduellement jusqu’à 36 % des
revenus en 2007-2008. L’accroissement de la part
des dépenses de santé dans les revenus des opérations budgétaires du gouvernement du Québec est
donc récent.
La ligne inférieure de la figure 4 représente les
dépenses de santé en fonction des revenus de l’administration publique du Québec obtenus depuis
le SGF de Statistique Canada. Les dépenses de santé
varient dans une fourchette de 25 % à 30 % ; elles en
représentaient 28,1 % en 2006-2007. Il y a là une
stabilité remarquable.
services médicaux et hospitaliers. Il faut retenir que
le gouvernement du Québec a très bien réussi à faire
face à la pression croissante des coûts des services
médicaux et hospitaliers au cours des 30 dernières
années. De la même façon, l’ensemble des dépenses
de santé n’a pas posé de problèmes insurmontables
pour l’administration publique au Québec.
Qu’en est-il de l’avenir ? La projection des dépenses gouvernementales de santé, et de leur poids
dans l’ensemble des dépenses et revenus, est une
tâche ardue. Elle doit cependant se fonder sur une
bonne description des tendances historiques. Nous
n’avons pu évoquer ici que quelques aspects de
FIGURE 4. Les dépenses du MISS et les dépenses de santé sur les
revenus du gouvernement du Québec selon trois sources
La responsabilité de l’administration publique
du Québec en matière de services de santé
Il est possible de raconter plusieurs histoires sur
l’évolution des dépenses gouvernementales de
santé. Elles dépendent surtout du dénominateur.
Quel est le bon ?
Les séries du MFQ se rapportent aux activités
ministérielles du gouvernement du Québec, celles
de l’ICIS réfèrent aux responsabilités envers les
services de santé de l’administration publique du
Québec. Vaillancourt et Morand Perrault (2007),
dans un document remis au Groupe de travail
Castonguay, soulignaient que le débat public sur les
services gouvernementaux de santé porte sur
l’ensemble de la responsabilité de l’administration
publique relativement à ces services, et non pas sur
les dépenses d’un ministère du gouvernement du
Québec, aussi important soit-il. Voilà un argument
en faveur de l’histoire racontée par l’ICIS et le SGF,
plutôt que de celle du MFQ.
Les dépenses gouvernementales de santé embrassent un domaine large. Les dépenses en services
médicaux et hospitaliers n’en sont qu’une partie, et
une partie décroissante. Or, ces services sont les seuls
pleinement couverts par le régime d’assurancesanté public et universel. Il y a donc quelque chose
de faux dans la démonstration qui consiste à invoquer les dépenses du MSSS, et leur évolution, pour
établir l’existence d’une impasse budgétaire gouvernementale et promouvoir le financement privé des
Sources: Ministère des Finances du Québec, Plan budgétaire 2007-2008*, Tableau J.6 ; Institut canadien
d’information sur la santé (ICIS), Tendances nationales des dépenses de santé**, Tableaux B.4.1 ;
Statistique Canada, SGF, Tableau des Recettes et dépenses des administrations publiques provinciales
et territoriales, février 2007.
cette histoire et souligner combien il était difficile
d’en informer le public. Les données, aussi fondées
soient-elles, seront toujours soumises à interprétation. Là est le nœud de la question ! AF
*
Accessible en ligne : www.budget.finances.gouv.qc.ca/
budget/2007-2008a/fr/documents/pdf/PlanBudgetaire.pdf
(consulté le 6 Juillet 2007).
** Accessible en ligne : http://secure.cihi.ca/cihiweb/
dispPage.jsp?cw_page=download_form_f&cw_sku=4532&c
w_ctt=1&cw_dform=N&cw_ord=2 (consulté le 6 juillet
2007).
1. Ce texte est largement inspiré du chapitre 7 de F. Béland,
A.P. Contandriopoulos, A. Quesnel-Vallée et L. Robert,
Le privé dans la santé : un débat sans fin ?, sous presse
aux Presses de l’Université de Montréal.
2. En 2007, l’ICIS et le MSSS ont révisé d’un commun accord
les procédures d’estimation des dépenses de santé et
appliqué la nouvelle méthode aux données de 1997 et
des années suivantes (ICIS 2007, p. 92-93 ; MSSS 2008).
La discontinuité est indiquée dans les figures, et les séries
chronologiques doivent être interprétées avec prudence.
L’Autre Forum : mai 2008
37
Références
Castonguay, C., Marcotte, J. et M. Venne (2008).
En avoir pour son argent. Rapport du Groupe de travail
sur le financement du système de santé. Québec :
Ministère des Finances du Québec
<http://www.financementsante.gouv.qc.ca/fr/rapport/pdf/
RapportFR_FinancementSante.pdf>
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Conseil du Trésor (2007a). Budget des dépenses 2007-2008,
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Etude_FVaillancourt.pdf> (site consulté le 29 février 2008).
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
Conflits d’intérêts au sein de l’université :
politiques et pratiques
Savons-nous reconnaître les conflits d’intérêts ? En discerner la gravité ?
Et choisir la réponse appropriée ? Voilà des habiletés que les conditions
actuelles de la recherche universitaire appellent à acquérir.
Bryn Williams-Jones
Professeur adjoint, Programmes de bioéthique
Département de médecine sociale et préventive
Université de Montréal
l existe une préoccupation croissante de la part des professeurs,
des administrateurs et des gouvernements quant à l’occurrence
de conflits d’intérêts (CI) dans la
recherche universitaire. La crainte est
que les CI dans l’université – qui menacent l’objectivité scientifique, l’impartialité et la crédibilité des décisions – se
traduiront par une perte de confiance du
public et saperont le statut social privilégié des universités. Pour promouvoir
l’objectivité et l’intégrité de la recherche,
et pour éviter ou mieux gérer les CI , les
universités en Amérique du Nord et en
Europe ont mis au point un large éventail
de politiques, contrats et commissions.
Mais que ces mécanismes de gouvernance soient capables de répondre à ce
défi est loin d’être clair.
I
Qu’est-ce qu’un conflit d’intérêts ?
Un conflit d’intérêts peut être défini
comme suit : « […] a situation in which
a person has a private or personal interest sufficient to appear to influence the
objective exercise of his or her official
duties as, say, a public official, an employee, or a professional 1. » Plus précisément,
dans le cas de la recherche universitaire,
un CI peut se poser avec « any factor that
might tend to undermine a competent
researcher’s ability to make scientifically
reliable judgments concerning research
strategy, evidence or conclusions 2 ». Ces
facteurs sont compris comme incluant
non seulement les intérêts financiers,
mais aussi toute la gamme des facteurs
personnels ou psychologiques qui peuvent influer sur son jugement (par
exemple, la fierté personnelle, le prestige,
la compétitivité). Ces conflits peuvent
être qualifiés de réels ou de potentiels
(c’est-à-dire un conflit d’intérêts actuel
ou une situation qui menace de se transformer en conflit d’intérêts), ou d’apparents (c’est-à-dire perçus comme des
conflits, qu’ils soient réels ou potentiels).
Parce qu’ils peuvent miner la confiance,
même des CI apparents risquent de faire
des dommages importants aux réputations individuelles et institutionnelles.
Les CI les plus évidents sont le fait
de situations dans lesquelles les chercheurs ont des intérêts financiers ou
personnels qui semblent susceptibles
d’influencer l’exercice objectif de leurs
fonctions officielles, soit en tant que
contributeurs à l’ensemble des connaissances partagées, soit comme éducateurs. Particulièrement préoccupant est
le potentiel de CI qui résulte du financement privé de la recherche, que ce soit
sous la forme de contrats de recherche
L’Autre Forum : mai 2008
39
ou de participation dans des entreprises
dérivées. Parmi les exemples notables de
CI, on inclura les cliniciens scientifiques
ayant des intérêts – frais de recrutement
des patients, actions dans les sociétés
soutenant les études cliniques, etc. –
susceptibles d’affecter le jugement médical et représentant un risque pour la
sécurité des patients ou des participants
aux essais cliniques. Plus généralement,
ces intérêts peuvent menacer la qualité
Gérer les conflits d’intérêts
La méthode la plus courante pour résoudre un CI (qu’il soit réel, potentiel ou
apparent) est d’exiger la divulgation des
intérêts. L’idée est qu’une fois que les
intérêts de la personne sont transparents
pour les autres parties prenantes (par
exemple, dans un processus de prise de
décision ou de publication dans une revue
académique), il devient alors possible
pour les autres d’équilibrer ou de juger
Beaucoup de personnes et de politiques supposent
qu’un CI est le résultat d’une corruption…
et l’objectivité des publications savantes,
une préoccupation considérée comme
suffisamment grave pour que de nombreuses revues scientifiques exigent
maintenant des déclarations explicites
de CI. Les institutions peuvent aussi rencontrer des CI lorsque, par exemple, les
administrateurs se sentent poussés à
soutenir les priorités commerciales, au
détriment de la liberté académique ou
des responsabilités professionnelles.
Dans leur forme extrême, les pressions
commerciales – par exemple, pour protéger les intérêts et investissements de
l’industrie – ont abouti à des évaluations
éthiques « accélérées » qui manquent de
rigueur, à la suppression des résultats de
recherche négatifs, au bâillonnement de
chercheurs et à l’absence de protection
des chercheurs universitaires devant
l’influence des entreprises ou des
contestations judiciaires de partenaires
industriels3.
Il faut reconnaître, toutefois, que les
CI ne sont pas intrinsèquement contraires
à l’éthique ; les arrangements institutionnels peuvent parfois rendre le CI probable, voire inévitable. Ce qui est alors
important, éthiquement, est que les
individus et les institutions aient à leur
disposition les outils nécessaires pour
faire face aux CI lorsqu’ils surviennent.
40
L’Autre Forum : mai 2008
les déclarations et décisions prises par
une personne à la lumière de ses intérêts. Éthiquement, il y a ici un parallèle
avec la notion de consentement éclairé.
Cependant, dans certains cas, la divulgation ne peut servir qu’à minimiser l’importance de ce qui est en fait un grave
conflit, ou fournit insuffisamment d’information pour permettre à d’autres parties,
dans un processus de prise de décision,
d’évaluer avec réalisme le risque de partialité. Il est généralement reconnu que
de nombreux CI sont suffisamment graves
(par exemple, dans les cas impliquant
des intérêts financiers importants) pour
que leur influence ne puisse être résolue
de façon fiable par la divulgation, par un
audit ou par une révision. Dans de telles
situations, la seule résolution plausible
est que la personne en CI se retire complètement du processus décisionnel.
Comme d’autres grandes organisations (entreprises, ministères gouvernementaux, etc.), les universités ont réagi
aux défis posés par les CI en promulguant
des politiques et des directives. Aux
États-Unis, par exemple, l’introduction
des politiques de CI universitaires a été
motivée en partie par la réglementation
fédérale, qui oblige tous les établissements de recherche recevant un financement fédéral à établir des politiques
et procédures relatives aux CI . Tous les
membres du corps professoral des universités en quête d’un financement du
US Public Health Service (ce qui inclut
les National Institutes of Health et la
National Science Foundation) sont tenus
de déclarer tous significant financial
interests qui pourraient causer ou semblent causer une partialité de la recherche
financée par les fonds publics. Ces règlements prévoient une structure générale
et des normes minimales pour les protocoles universitaires de CI ; plus de 70 %
des institutions de recherche américaines ont mis en œuvre des politiques
qui vont au-delà des exigences minimales du gouvernement fédéral, bien
qu’elles varient encore largement dans
leurs formes et dans leurs contenus 4. À
l’instar de leurs homologues américains,
la plupart des universités canadiennes
ont élaboré des lignes directrices sur
l’intégrité scientifique et l’éthique de la
recherche, ainsi que des politiques plus
focalisées sur les CI . Ces politiques,
toutefois, ne sont pas uniformément ou
complètement réglementées par les
législations provinciale ou fédérale, qui
définissent des normes minimales communes 5. Une exception est la gestion des
CI liés à la recherche sur les sujets humains, qui est régie par des lois provinciales et des politiques nationales telles
que l’Énoncé de politique des trois
conseils : Éthique de la recherche avec
des êtres humains. Il y a aussi eu des
initiatives visant à fournir de manière
coordonnée et systématique des conseils
aux universités afin qu’elles mettent au
point des politiques de CI. Mais les politiques universitaires de CI sont encore
assez diversifiées dans leur portée et leur
contenu, et elles sont souvent inadéquates dans la pratique. Même les meilleurs documents de gouvernance manquent de spécificité et ont des lacunes sur
le plan des politiques et des processus,
et ils sont aussi susceptibles d’être mal
compris ou tout simplement ignorés.
LA RECHERCHE SOUS INFLUENCE
Cette situation soulève des questions élémentaires. Est-ce que les politiques de CI universitaires sont accessibles
et compréhensibles ? À qui s’appliquent
ces politiques – aux professeurs, au personnel, aux étudiants ? Est-ce que le CI
est clairement défini dans les politiques
et procédures qui sont établies pour éviter
de telles situations ou y remédier ? Afin
de commencer à aborder ces importantes
questions d’éthique et de gouvernance,
j’ai procédé, en 2006, avec un collègue
à l’Université Saint Mary’s à Halifax, le
Dr Chris MacDonald, à une étude des
principales politiques de CI au sein du
Groupe des treize (G13) 6 universités de
recherche canadiennes 7, ainsi qu’une
étude de cas détaillée de l’environnement
politique à l’Université de Montréal 8. En
utilisant des outils en ligne d’analyse de
lisibilité et une analyse éthique de contenu, nous avons comparé les points forts
et les faiblesses des politiques de CI des
universités canadiennes, avec une attention particulière à leur clarté et à leur
lisibilité, ainsi qu’à leur utilité apparente
dans l’explication et la gestion des CI .
Nous nous sommes trouvés devant une
grande diversité de documents : des déclarations très générales de principe, de
brèves discussions sur des CI insérées
dans d’autres textes (par exemple, dans
des lignes directrices sur l’éthique de la
recherche ou l’intégrité scientifique), et
enfin des politiques de CI universitaires
pour le personnel académique et non académique, les chercheurs et les étudiants.
Alors que la plupart de ces politiques –
mais pas toutes – tendaient à inclure au
moins une définition de ce qui constitue
un CI , quelques exemples clés et une
explication des procédures appropriées
pour éviter ou atténuer les situations de
CI , leur utilité pratique était discutable.
La majorité était encline à se concentrer
presque exclusivement sur les CI financiers, sans accorder d’attention à l’effet
potentiel d’autres intérêts, comme le
prestige ou le désir de bénéficier d’une
promotion dans la carrière universitaire.
Un bon nombre des politiques de CI ont
également été très difficiles à comprendre
à cause de leur langage légaliste, du fait
que les définitions n’étaient pas toujours
claires, que les procédures n’étaient pas
bien expliquées, et parce que peu de ces
documents fournissaient des liens vers
de l’information supplémentaire concernant les CI. Enfin, ces politiques sont également susceptibles d’avoir une faible
visibilité chez les professeurs et le personnel ; bien que disponibles en ligne,
certaines demeurent difficiles à trouver.
Ce qui est plus important, c’est qu’il est
probable que de nombreux professeurs
et membres du personnel ne soient
même pas au courant de la politique de
leur université en matière de CI, soit parce
que cette politique n’est pas incluse dans
le matériel introductif remis aux nouveaux employés, soit parce que sa présentation se limite à une procédure officielle
telle que la déclaration annuelle de CI –
c’est le cas à l’Université de Montréal.
Un facteur aggravant est que beaucoup
de personnes et de politiques supposent
qu’un CI est le résultat d’une corruption
et non de processus inconscients ou
involontaires, qui donc ont un effet même
sur les personnes les mieux intentionnées.
Vers une culture d’éthique
de la recherche
Beaucoup de problèmes liés aux CI proviennent vraisemblablement de personnes ayant une mauvaise compréhension des directives et des procédures
institutionnelles pertinentes, et de la
conviction qu’ils peuvent gérer les CI par
leurs propres moyens. Les politiques
devraient aider la communauté universitaire à comprendre les contextes dans
lesquels se produit un CI (par exemple,
la réalité de la recherche ou de l’enseignement dans les divers départements
universitaires). Elles devraient de surcroît
habiliter ses membres à discerner le type
et la gravité d’un CI (par exemple, sur le
plan financier ou du prestige académique,
ou encore des relations familiales), puis
à choisir les réponses appropriées (c’està-dire la divulgation, le retrait ou l’évitement). Comme dans le cas d’autres problèmes éthiques complexes, les politiques
ne peuvent apporter qu’une solution
partielle lors d’un CI universitaire. D’autres mécanismes, comme l’éducation et
la discussion au sujet des normes et des
valeurs de l’université, seront des moyens
importants pour promouvoir une culture
d’éthique de la recherche 9. Néanmoins,
de bonnes politiques de CI sont des
étapes évidentes et importantes qui nous
amènent dans la bonne direction. AF
1. C. MacDonald, M. McDonald et W. Norman,
« Charitable conflicts of interest », Journal
of Business Ethics, vol. 39, nos 1-2, 2002,
p. 67-74.
2. M. Davis, Ethics and the University, Londres,
Routledge, 1999.
3. A. Schafer, « Biomedical conflicts of interest:
A defence of the sequestration thesis –
learning from the cases of Nancy Olivieri
and David Healy », Journal of Medical
Ethics, vol 30, no 1, 2004, p. 8-24.
4. E.A. Boyd, S. Lipton et L.A. Bero,
« Implementation of financial disclosure
policies to manage conflicts of interest »,
Health Affairs, vol. 23, no 2, 2004, p. 206-214.
5. U. Ogbogu, « The regulation of conflicts of
interest in the Canadian stem cell research
environment », Health Law Review, vol. 16,
no 2, 2007, p. 41-55.
6. L’Université d’Alberta, l’Université de
Colombie-Britannique, l’Université de
Calgary, l’Université Dalhousie, l’Université
Laval, l’Université McGill, l’Université
McMaster, l’Université de Montréal,
l’Université d’Ottawa, l’Université
Queen’s, l’Université de Toronto, l’Université
de Waterloo et l’Université de Western
Ontario.
7. B. Williams-Jones, B. et C. MacDonald,
« Conflict of interest policies at Canadian
universities: Clarity and content »,
Journal of Academic Ethics, vol. 6, no 1,
2008, p. 79-90.
8. V. Couture, E. Smith et B. Williams-Jones,
Rapport sur les conflits d’intérêts à
l’Université de Montréal : éthique, pratiques
et politiques, Montréal, Comité sur les
conflits d’intérêts à l’Université de Montréal,
2007.
9. M.M. McDonald et B. Williams-Jones,
« Governance and stem cell research:
Towards the clinic », Health Law Review,
vol. 16, no 2, 2007, p. 27-40.
L’Autre Forum : mai 2008
41
Nouvelles de l’Assemblée
Denis Monière, professeur titulaire,
Département de science politique, membre de l’Assemblée universitaire
La démocratie serait-elle mieux servie par le vote électronique?
L’Assemblée universitaire a
été placée devant un grave
dilemme cet hiver. Encore une
fois, nous avons dû prendre
part à de longs débats pour
résoudre un problème posé
par l’imagination juridique
du rectorat, comme si on
s’ingéniait à vouloir changer
les règles du jeu alors que
personne n’avait manifesté
d’insatisfaction. Certains
loustics pourraient même se
demander si l’on ne provoque
pas à dessein de faux débats
pour éviter de discuter des
questions plus essentielles.
Quoi qu’il en soit, la
direction de l’Université
nous a proposé d’adopter
l’utilisation d’une machine à
voter pour remplacer le vote
à main levée. Ne reculant pas
devant la dépense pour se
donner des airs de modernité,
la DGTIC a investi dans des
bidules électroniques qui
permettent d’enregistrer
les votes et de les compiler
instantanément. On avait
même réservé une partie de
la séance du 18 février 2008
pour nous en faire la démonstration. Malheureusement,
le système s’est avéré
erratique, complexe à opérer,
et finalement l’expérience
a tourné en eau de boudin
au grand dam de nos
administrateurs.
Deux arguments ont été
invoqués pour justifier
cette innovation. Le vote
électronique était avantageux
parce qu’il systématisait le
vote secret, qui fut une des
La votation sous toutes ses formes
En complément à cette
chronique, L’Autre Forum
fait un bref survol des
multiples modes de votation
utilisés par différents
types d’assemblées ou
organisations publiques.
Dans la plupart des assemblées, le mode de scrutin
ordinaire est le vote à main
levée ou son équivalent
électronique.
Il arrive que l’on ait recours
au mode assis et levé,
qui facilite le comptage.
Il est parfois précisé que
seuls le nombre de votants
et le nombre de suffrages
sont insérés dans le procèsverbal ; dans ce cas, le détail
nominatif est consultable par
les membres de l’assemblée,
mais n’est pas diffusé.
42
L’Autre Forum : mai 2008
Certaines assemblées
prévoient un scrutin public –
au moyen d’un bulletin
identifié, d’un vote électronique ou autre – qui s’impose
de droit pour certaines
matières ou qui résulte d’une
procédure de demande par
une proportion déterminée
de membres. Le sens du vote
de chaque membre est alors
connu et le détail nominatif
est publié. Ce mode de scrutin
peut s’effectuer par appel
nominal.
Le scrutin secret – par
bulletins fermés ou par vote
électronique – s’impose en
général de droit lorsqu’il s’agit
de nominations. La plupart
des assemblées prévoient une
procédure de demande par
une proportion déterminée
des membres présents.
Plusieurs assemblées prévoient
un mode prépondérant –
public ou secret – si une
demande de scrutin public
et une demande de scrutin
secret sont présentées
simultanément.
Le vote électronique peut
donc être utilisé quel que
soit le mode de scrutin.
Son usage n’en demeure
pas moins controversé.
Parmi les inquiétudes qu’il
soulève, notons sa vulnérabilité aux manipulations
technologiques, la difficulté
de vérification et de détection
des erreurs, et l’incertitude
quant aux garanties
d’anonymat, quand celui-ci
est recherché.
Voici quelques références :
Une revue de presse mise à
jour sur le vote électronique :
<http://del.icio.us/padawan_
paris/vote_electronique>
Chantal Enguehard,
Transparency in Electronic
Voting: the Great Challenge :
<http://www.sciences.
univ-nantes.fr/info/perso/
permanents/enguehard/
perso/IPSA_RC10_2008.pdf>
Joseph A. Calandrino,
J. Alex Halderman et Edward
W. Felten, Machine-Assisted
Election Auditing, Center
for Information Technology
Policy and Dept. of Computer
Science, Princeton University,
2007 : < http://itpolicy.
princeton.edu/voting/
audit07full.pdf>
grandes conquêtes de la
démocratie. Ensuite, il évitait
d’avoir à compter les mains
levées, ce qui devait accélérer
le déroulement des séances
de l’Assemblée.
Mais ces arguments n’avaient
que l’apparence du bon sens
et ne passèrent pas l’examen
de la critique philosophique
et politologique. Le vote
secret est l’apanage des choix
collectifs qui visent l’élection
de représentants par le corps
électoral. Il est normal que,
lorsque le citoyen doit se
prononcer sur des personnes,
il puisse le faire de façon
secrète. Il s’agit alors
d’assurer le respect de sa
liberté de conscience et de
choix, en évitant qu’il soit
soumis à des influences
indues. On suppose que
certains candidats pourraient
exercer des pressions morales,
financières ou autres pour
forcer des électeurs à voter
en leur faveur.
Mais dans le cadre des
assemblées délibérantes,
qui regroupent des représentants élus des diverses
composantes d’une
communauté, le vote secret
n’est pas approprié. La prise
de position doit au contraire
se faire publiquement, au
vu et au su de tous. Cette
exigence est même nécessaire
au bon fonctionnement de
la démocratie, et ce, pour
deux raisons. D’abord, le
vote à main levée oblige
le représentant à se sentir
responsable de ses décisions.
Sachant que son vote sera
connu, il doit s’impliquer
dans le débat, se forger une
opinion et être en mesure de
l’expliquer et de la défendre
devant l’assemblée et devant
ses commettants. Si le
vote n’était pas connu,
le représentant n’aurait pas
cette motivation à participer
activement à la délibération
et pourrait se comporter de
façon arbitraire, c’est-à-dire
voter en fonction de son
intérêt personnel ou en fonction de critères irrationnels.
Le caractère public du vote
favorise donc la qualité des
délibérations.
Savoir qui a voté pour quoi
est aussi indispensable aux
électeurs, qui ont besoin
d’information pour fonder le
choix de leurs représentants.
Comment pouvons-nous
élire des personnes qui nous
représentent vraiment si nous
ne savons pas ce qu’elles ont
pensé, dit et fait dans leur
fonction de représentant ?
La personne qui est élue pour
participer à une assemblée
délibérante doit en principe
servir les intérêts de ses
commettants, refléter leurs
problèmes et préoccupations,
et voter au meilleur de sa
connaissance en faveur des
propositions qui tendent
à satisfaire leurs besoins
ou contre celles qui les
désavantagent. Si le vote
était secret, comment le
citoyen pourrait-il évaluer
les décisions de celui qui
le représente ? Le vote à
main levée produit cette
information indispensable
au choix démocratique du
citoyen. C’est d’ailleurs ce
type de vote qui est pratiqué
dans les parlements. Ce qui
vaut pour un parlement
devrait aussi valoir pour
une assemblée universitaire.
Cette logique est d’autant
plus imparable que le vote
secret peut aussi être
pratiqué dans des assemblées
délibérantes, lorsqu’il s’agit
d’élire des personnes ou
encore lorsque des membres
de l’assemblée le demandent,
sur des sujets délicats ou
épineux. Il n’y a donc aucune
raison de généraliser l’usage
du vote secret, qui s’avérerait
nuisible à la transparence
des décisions de l’Assemblée
universitaire.
L’autre argument concernant
la rapidité des résultats
ne tient pas plus la route
et pose des questions de
fiabilité. Les machines à
voter ne sont pas infaillibles,
comme on a pu le constater
en Floride aux élections
présidentielles de 2000.
Le cafouillage a donné la
victoire à un président qui
ne la méritait pas. On n’a
pas été en mesure de faire
un recomptage exhaustif,
et il y a eu de longs délais
pour finaliser le choix, qui a
été fait en dernière instance
par la Cour suprême. Ce
type d’incident se produit
fréquemment. On en a eu une
illustration supplémentaire
aux élections municipales de
Montréal, le 13 octobre 2006,
alors que 45 000 votes furent
enregistrés deux fois et que
la transmission des résultats
fut considérablement retardée.
Avec ce système, l’électeur
ne peut vérifier si le vote
enregistré correspond au vote
exprimé. Il ne peut non plus
participer au dépouillement,
puisque l’ordinateur fonctionne en totale opacité.
Voilà quelques-unes des
raisons pour lesquelles nous
nous sommes opposés à
l’introduction des machines
à voter à l’Assemblée
universitaire. L’innovation en
question représente beaucoup
plus un péril qu’un progrès
pour la démocratie. AF
L’Autre Forum : mai 2008
43
SGPUM Info
Renouvellement de la
convention collective
La convention collective
du SGPUM arrive à échéance
le 31 mai 2008. Un comité
de préparation à été à l’œuvre
pour mettre au point un
projet de négociation d’une
nouvelle convention collective
pour la période 2008-2011.
Adopté à l’Assemblée générale
du 16 avril 2008, le projet
dresse un portrait de la réalité
vécue par les professeurs et
professeures, et identifie les
besoins, les principaux enjeux
et les pistes de solution.
Parmi les grands objectifs
figurent des améliorations à
divers chapitres, à réaliser sur
une période de trois ans. En
voici quelques-unes : l’ajout
de 150 postes de professeurs
aux 1 260 postes actuels
et la fixation d’un plancher
d’emploi (nombre minimum
de postes de professeur
occupés ou octroyés au
1er juin de chaque année) ; la
reconnaissance des activités
professorales d’enseignement,
en particulier la comptabilisation de la charge d’encadrement des étudiants aux cycles
supérieurs ; une allocation
interne de recherche ; le plan
de carrière et l’intégration des
chercheurs ; les indexations
Samir Saul, premier vice-président du SGPUM
salariales annuelles et
le rattrapage salarial par
rapport à la moyenne du G10
(le groupe des dix grandes
universités de recherche
au Canada).
Le 14 mai 2008, le Conseil
syndical a élu un comité de
négociation dont la fonction
sera de rencontrer les
représentants de la direction
pour arriver à une entente
au sujet des améliorations
recherchées.
Mémoire
sur les espaces
En février 2008, le SGPUM
publiait un mémoire intitulé
En quête du meilleur scénario
possible pour la préservation
et l’essor durable du campus
de l’Université de Montréal. Ce
mémoire a été présenté dans
le cadre de la consultation sur
le Plan directeur des espaces
de l’UdeM – Phase B. Ce Plan
consiste principalement à
établir un second campus
de l’Université de Montréal
sur le site de la gare de triage
d’Outremont, acheté en mars
2006, et à y déplacer des
unités.
correspond aux besoins réels
de l’Université de Montréal.
On ignore si la charge
financière sera supportable
ou si elle compromettra le
développement d’ensemble
de l’institution. Trop d’incertitudes entourent ce vaste
chantier, impliquant des choix
coûteux et irréversibles.
L’immensité du projet par
rapport aux besoins et aux
ressources soulève de sérieuses
inquiétudes pour l’avenir de
l’Université de Montréal et
pour sa mission. Le mémoire
du SGPUM indique que les
mérites du scénario de deux
campus n’ont pas été
démontrés. Tout porte sur le
long terme, ce qui ne répond
pas aux besoins urgents
d’espace de certaines unités.
On ne sait pas si cette
« approche démesurée »
Le mémoire du SGPUM
propose un autre scénario,
basé sur le développement
de l’Université de Montréal
sur son campus actuel.
Avec comme ligne directrice
la réalisation de la mission
universitaire, il suggère un
programme de réalisations
viables, comportant la
préservation du patrimoine
bâti dans une optique de
développement durable. Le
mémoire se termine par dix
recommandations concrètes.
Information sur les finances de l’Université de Montréal
Au cours de l’année, le Groupe de réflexion ad hoc sur le budget et les états financiers (GRABE)
a produit des chroniques dans lesquelles il analysait en profondeur la situation financière de
l’Université de Montréal et les orientations budgétaires actuelles. Ce minutieux travail est
d’autant plus nécessaire que les documents financiers de l’institution sont hermétiques et que
les réponses obtenues à l’Assemblée universitaire n’éclairent pas suffisamment la communauté
universitaire sur les choix effectués et les virements opérés entre les divers fonds. Entre autres,
le GRABE s’est intéressé au service de la dette et aux causes du déficit accumulé, ainsi qu’au
rôle des dépenses immobilières dans ces deux postes. La situation de sous-financement des
universités, tout comme les déboires auxquels s’exposent les universités qui s’engagent dans
des aventures immobilières, rend encore plus importantes une gestion saine des ressources
et leur utilisation prioritairement aux fins de l’enseignement et de la recherche.