Tchèques et Allemands

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Tchèques et Allemands
DOCUMENTS
DOSSIER
UN POINT DE VUE ALLEMAND
SUR L'ÉTAT ACTUEL
DES RELATIONS GERMANO-TCHÈQUES
JOHANNES GROTZKY
P
our la majeure partie de la population allemande, les problèmes et les
questions non résolues que rencontrent les relations germanotchèques sont devenues incompréhensibles. Durant des décennies,
les régimes communistes de l'Europe de l'Est ont été tenus pour responsables
des tensions entre l'Allemagne et ses voisins à l'Est. D'une façon générale,
l'on croyait en Allemagne que le rétablissement d'une situation démocratique
allait permettre de parvenir, avec les peuples et les États de l'Est, à un accord
rapide sur des positions politiques communes.
La plupart des citoyens allemands de l'Ouest considèrent aujourd'hui comme
réglée la question de l'expulsion de millions d'Allemands de l'Est dans les
années 1945/46. L'importance de l'aide matérielle consentie aux expulsés dans
les années cinquante et soixante, et la conclusion des traités avec la Pologne
et la Tchécoslovaquie étaient considérées comme une base suffisante pour
construire de nouvelles relations avec les voisins après l'effondrement du communisme. Il est vrai qu'une fois encore, avant l'unification, l'Allemagne avait été
amenée au cours de négociations internationales à reconnaître la ligne
Oder/Neisse comme frontière définitive avec la Pologne, ce qui écartait, pour
l'avenir, toute revendication au sujet des anciens territoires allemands à l'Est.
Dans ces négociations à deux, puis à quatre, les relations avec la Tchécoslovaquie ne jouèrent pas de rôle par rapport au problème de l'unification. (1)
C'est pourtant sur ce point que se déploie actuellement, entre Bonn et Prague,
un processus laborieux qui pèse sur la conclusion souhaitée d'une déclaration
commune relative au passé et à l'avenir des relations entre les deux États. En
République fédérale, il semble pourtant, à première vue, que le citoyen moyen
considère sans arrière-pensée la relation avec la République tchèque. L'industrie
allemande compte parmi les principaux investisseurs en « Tchéquie ». Des éditeurs de journaux allemands ont contribué à mettre sur pied en République
tchèque un paysage médiatique très diversifié. Près de 6.000 garçons et filles
des deux pays participent, chaque année, à des échanges de jeunes. (2) A partir
des localités proches des frontières, un va-et-vient intense s'est établi permettant
aux expulsés de revoir leur ancienne patrie. Des Allemands des Sudètes, qui
(1) Les territoires dont les expulsés de 1945/46 étaient originaires (Bohême, Moravie, Silésie autrichienne, etc.)
n'avaient jamais fait partie de l'Allemagne. Avant 1806, ils étaient rattachés à l'Empire, dont le nom officiel était
« Romain ». Il n'y avait donc pas lieu de demander à la République fédérale, à l'Allemagne réunifiée, de renoncer
formellement à ces territoires. (N.d.l.R.)
(2) Mais ils sont plus de 150.000 dans le cadre de l'Office franco-allemand pour la Jeunesse. (N.d.l.R.)
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avaient dû quitter la Tchécoslovaquie sous la contrainte, assument désormais
fréquemment des parrainages pour ce qui avait été autrefois leurs églises, leurs
cimetières, leurs monuments. Certains même deviennent citoyens d'honneur de
leur ville natale. Des écoliers tchèques viennent étudier en échange dans un
lycée allemand de la frontière tchéco-bavaroise. Un bataillon de la Bundeswehr
a officiellement établi des relations amicales avec un bataillon de l'armée
tchèque. Des soldats allemands et tchèques se rencontrent, en formation mêlée,
pour des activités communes.
D'où vient le mal ?
Comment faire un tout avec ces exemples positifs d'une part et le froid diplomatique d'autre part qui règne actuellement dans les contacts entre Bonn et
Prague ? D'où vient le mal ? Quelles en sont les raisons majeures ? Vu d'Allemagne, on peut dire, en simplifiant, que les gouvernements de Bonn et de
Prague ne démordent pas de leurs positions maximales, que l'on ne peut comprendre qu'à travers l'histoire des deux pays au cours des huit dernières
décennies, et au-delà même, à travers plus d'un millénaire de relations
étroites, tantôt conflictuelles et tantôt fructueuses, et qu'à partir des réserves
sur le plan du droit international découlant de cette histoire. Les conflits aigus
entre les habitants tchèques et allemands qui peuplaient le pays de la couronne de Saint Wenceslas ont conduit, après la chute de la monarchie des
Habsbourg et la création de l'État tchécoslovaque en 1918, à des tensions
considérables entre le nouvel État et ses citoyens de souche allemande qui
y étaient établis de longue date (3). Les Allemands dits des Sudètes (4) sont
donc nombreux à voir, dans leur expulsion à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, une conséquence tardive de ces interminables querelles, tandis que les
Tchèques la considèrent comme une réponse à la politique d'occupation et de
persécution menée par Hitler à leur égard. La Landsmannschaft (5), organisation officielle d'une grande partie des Allemands expulsés de Tchécoslovaquie, représente une force influente qui contribue puissamment à la formulation des réserves d'ordre politique et juridique par l'administration et les
instances gouvernementales à Bonn. A noter aussi que la Landsmannschaft
reflète pratiquement l'ensemble de l'éventail politique, des forces social-démocrates jusqu'aux forces conservatrices nationales. L'État de Bavière a adopté
une sorte de patronage pour les Allemands des Sudètes qui forment une partie
non négligeable de sa population. (Entre un quart et un cinquième). C'est pourquoi les interventions du ministre-président de Bavière exercent aussi une
influence certaine sur la politique extérieure allemande dans ce domaine, et
(3) Ils représentaient alors environ un tiers de la population.
(4) Ce nom vient des montagnes du Nord-Ouest de la Bohême, région presque totalement peuplée d'Allemands
avant 1945. Par extension il a été attribué à tous les Allemands établis en Bohême, en Moravie et dans la Silésie
ex-autrichienne. (N.d.l.R.)
(5) Le mot vient de « Landsmann » qui signifie compatriote originaire de la même région. (N.d.l.R.)
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cela d'autant plus que les voix des expulsés et de leurs descendants vont plus
nombreuses au parti gouvernemental CSU qu'à la gauche.
Les revendications des Sudètes
D'une façon générale, Bonn exige de Prague que les autorités tchèques ne
condamnent pas seulement les crimes commis lors de l'expulsion des Allemands de Tchécoslovaquie, mais l'expulsion elle-même en tant qu'acte contraire à la Loi internationale. Au-delà, et là aussi essentiellement sous l'influence
de la Landsmannschaft, il est demandé au gouvernement de Prague de révoquer formellement les décrets de Benes, le président de l'époque, qui furent à
l'origine de l'expropriation généralisée des Allemands. Les lois d'amnistie, grâce
auxquelles les « bavures » commises lors de l'expulsion ont pu rester impunies,
devraient également être abolies. En outre, la Landsmannschaft exige le rétablissement du « droit à la patrie », c'est-à-dire la possibilité, pour eux, de se
réinstaller dans leur pays d'origine tout en conservant la nationalité allemande.
Plus minoritaires, certains cercles avant tout d'orientation national-conservatrice
revendiquent même pour les Allemands réinstallés la mise en place d'une autonomie culturelle allemande en République tchèque. M. Posselt, député européen de la CSU, exige que le droit de rapatriement en République tchèque soit
reconnu non seulement aux Allemands expulsés, mais à tous leurs descendants nés en Allemagne. Si la Landsmannschaft réclame ce droit avec véhémence, d'autres « Sudètes », certes beaucoup moins nombreux, refusent ces
revendications extrêmes et s'engagent dans des associations pour l'amitié germano-tchèque. Jusqu'à maintenant, tous les gouvernements qui se sont succédés à Bonn ont considéré l'expulsion des Allemands après la Seconde Guerre mondiale comme une violation du Droit international. Dans le cas des
Allemands des Sudètes, Bonn refuse de se lier par une renonciation formelle
à une réparation de la part de Prague. En effet dans un tel cas, les Allemands
des Sudètes pourraient juridiquement exiger que cette réparation leur fût versée
par le Gouvernement fédéral en intentant une action devant les tribunaux. Une
telle argumentation montre à elle seule que la volonté politique de parvenir à
un accord est, de toute évidence, entravée par des interprétations légalistes qui
traduisent des positions idéologiques. Car il en va en même temps du dédommagement des victimes de la domination national-socialiste dans la Tchécoslovaquie détruite par Hitler. Sur ce point, le gouvernement de Bonn se montre
d'ailleurs prêt à apporter, par le biais d'une Fondation commune, des fonds au
profit aussi bien des victimes des nazis que des victimes de l'expulsion.
M. Kinkel, le ministre allemand des Affaires étrangères, a, dans cette situation
complexe, signalé que pour Bonn l'article 13 des Accords de Potsdam ne pouvait en aucun cas être une légitimation de l'expulsion (au contraire de la position du gouvernement de Prague). Ce faisant M. Kinkel n'a fait que répéter ce
qui a été de tout temps la position juridique de la République fédérale. Cet
article évoque en effet la « déportation en bon ordre de la population
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allemande » en Pologne, en Tchécoslovaquie et en Hongrie. Les ambassadeurs des États-Unis, de Russie et de Grande-Bretagne assurèrent par la suite
le gouvernement de Prague de la validité des Accords de Potsdam pour leur
pays respectif. Le déroulement fort tendu des pourparlers germano-tchèques
prend de ce fait une dimension internationale supplémentaire. Les gestes
conciliants du président Vaclav Havel en direction des expulsés ont moins fait
la une de la presse allemande que le désaccord actuel entre Bonn et Prague.
Les travaux d'une commission mixte d'historiens allemands et tchèques montrent à quel point les contradictions sont profondes. Cette Commission, qui
s'est encore tout récemment réunie avec la participation d'historiens français,
est confrontée à des données extrêmement divergentes. La littérature des
expulsés allemands parle de 250.000 morts lors de l'exode des Allemands des
Sudètes tandis que, de leur côté, les Tchèques avancent le chiffre de 40.000
morts « tout au plus ». (6) De telles contradictions, quasiment insurmontables,
sont un élément caractéristique de la situation actuelle des relations germanotchèques. (7)
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(Traduction : Marie-Lys Wilwerth)
(6) Ce chiffre paraît de toute façon terrible, surtout si l'on considère qu'il s'agissait d'un transfert pacifique qui
devait se dérouler dans des conditions de « bon ordre » (geregelte Umsiedlung).
(7) De très récentes révélations de la presse allemande (notamment du Spiegel) permettent cependant de penser que les travaux préparatoires pour la publication d'une Déclaration commune des deux Gouvernements sur
tous les problèmes en suspens sont pratiquement achevés, mais qu'en considération de la proximité des élections tchèques la signature officielle n'aura lieu qu'après ce scrutin qui peut avoir des conséquences sur la composition du gouvernement de Prague. (N.d.l.R.)
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DIALOGUE DIFFICILE
DANS UN CADRE FLOU
DOSSIER
Réflexions sur les relations tchéco-allemandes
après le « Tournant »
MIROSLAV KUNSTAT
L'
intensité du dialogue en cours entre Tchèques et Allemands a
atteint dans ces dernières années un degré si élevé qu'on ne peut
guère lui trouver d'analogie. Cela ne signifie cependant nullement
qu'à présent les monologues parallèles, c'est-à-dire l'absence de capacité de
parler les uns aux autres entre Allemands et Tchèques – surtout en ce qui
concerne la manière de communiquer, tout à fait spécifique, des Allemands
des Sudètes et des Tchèques – se soient transformées automatiquement,
avec la prédictibilité d'une loi naturelle, dans un dialogue vivace et fructueux.
Les irritations qui surgissent régulièrement démontrent que beaucoup de ceux
qui, d'un côté comme de l'autre, cultivent éternellement le passé, sont tellement épris des pensées et des valeurs d'hier qu'ils préfèrent toujours s'en tenir
à un monologue relativement confortable.
C'est sur la nécessité d'un dialogue authentique, conduit avec empathie et une
compréhension mutuelle pleine de tact, qu'insista aussi le Président tchèque
Vaclav Havel lui-même dans sa déclaration fondamentale du 17 février 1995
relative aux relations tchéco-allemandes : « Cependant, il faut que ce soit un
vrai dialogue. cela veut dire que nous devrions échanger des informations,
des expériences, des connaissances, des analyses, des suggestions et des
programmes, que nous devrions les comparer et rechercher une entente, une
harmonie et que nous parvenions à transformer en action tout le bien sur
lequel nous tombons d'accord, et cela sans que ni l'un ni l'autre ne se sente,
même furtivement, ôtage de l'autre ou ôtage de notre histoire maléfique ».
Je tente ici de dresser un bilan succinct des deux niveaux de dialogue qui existent entre les Tchèques et les Allemands et plus spécialement les Allemands
des Sudètes : d'un côté, le niveau politique, dans l'acception restreinte du mot,
et de l'autre côté le niveau de la société civique et de la vie intellectuelle. (Dialogue « d'en bas »)
Le dialogue au niveau politique
Dès avant 1989, l'on a pu suivre le processus progressif de détente et d'amélioration des relations entre la Tchécoslovaquie et l'Allemagne (de l'Ouest) :
l'ancienne RFA devenait le partenaire commercial occidental le plus important
de la Tchécoslovaquie, et les années 80 se placèrent aussi sous le signe de
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nouveaux jumelages entre villes et universités. Ces tendances positives
n'étaient pas seulement les fruits du Traité de Prague de 1973 et de la nouvelle
Ostpolitik de la coalition socialiste-libérale de Bonn orientée vers le futur (poursuivie et développée encore après le changement de gouvernement à Bonn
en 1982). Elles furent aussi le résultat d'un climat politique européen qui avait
changé après l'Acte final de la CSCE de Helsinki ; il y eut certes ensuite à
Prague de sensibles tendances, réitérées et escaladantes, surtout après la
publication de la Charte 77, qui eurent pour conséquence la formation d'un
repli et d'un isolement protecteur plus profonds et plus intellectuels que ce qui
se passait alors en Pologne ; mais elles ne purent que freiner le cours fondamental des choses sans pouvoir le changer entièrement.
Sur le plan historique, la relation entre Allemands et Tchèques a eu, au cours
du siècle actuel, deux chances historiques pour créer des rapports nouveaux
moins grevés par le poids du passé.
Non seulement la première chance fut manquée, mais elle finit en catastrophe.
Après la Première Guerre mondiale, la question ouverte des minorités nationales dans la nouvelle Tchécoslovaquie a trop longtemps attendu un règlement équitable avant de devenir, après 1933, le sujet principal et abusif du
combat contre la démocratie parlementaire tchécoslovaque, en particulier
lorsque Prague devint la première « plaque tournante » de l'exil politique allemand. On connaît les étapes historiques qui suivirent : le projet d'attaque de
Hitler contre la Tchécoslovaquie (plan Grün), les « Accords » de Munich de
1938, l'occupation du reste de la Tchécoslovaquie en mars 1939, l'établissement du « Protectorat d'Empire (Reichsprotektorat) de Bohême et de Moravie », etc. La germanisation à laquelle l'on se livra pendant l'Occupation et la
Umvolkung (1), l'extermination presque totale de la minorité juive avec ses
360.000 victimes : toute cette fin catastrophique de la cohabitation tchécoallemande d'autrefois rendit alors impossible le maintien même minimal d'une
cohabitation de voisinage entre les deux peuples après la guerre. La conséquence, l'expulsion et le déplacement obligatoire de la plupart des Allemands
des Sudètes hors de la Tchécoslovaquie d'après 1945 reste aujourd'hui encore
un sujet d'affrontement et un handicap dans les relations entre l'Allemagne et
la République tchèque. Jusqu'à ce jour perdure cette relation réciproque ambivalente des Tchèques et des Allemands : « L'Allemagne est notre inspiratrice
et notre souffrance ; elle est source de traumatismes compréhensibles, de
beaucoup de préjugés et de convictions erronées, créatrices aussi de critères
auxquels nous nous référons ; certains voient dans l'Allemagne notre plus
grande espérance, d'autres notre plus grand danger ». (Vaclav Havel, discours
du 17 février 1995)
La deuxième chance, inattendue, et donc unique en son genre, de reconstruire
des relations équilibrées entre les deux États voisins, fut apportée par la Révo-
(1) Transformation des membres d'un peuple en membres d'un autre peuple : il s'agissait de récupérer des
Allemands qui s'étaient laissés slaviser, ou leurs descendants. (N.d.l.R.)
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lution démocratique de 1989. Dans quelle mesure y est-on parvenu dans les
six années qui suivirent ?
L'histoire, brève mais dense, de ces relations bilatérales au cours des années
1989-1995, peut être divisée en quatre périodes ayant chacune sa spécificité :
Novembre 1989 - 3 octobre 1990
Cette première période est placée sous le signe des prises de contact et des
rencontres-apprentissages de la nouvelle élite de politique étrangère tchèque
avec les hommes politiques allemands (ce ne fut pas un hasard si le premier
voyage à l'étranger du Président Vaclav Havel le conduisit en RDA et en Allemagne fédérale) . Elle est placée surtout sous le signe du geste du citoyen
(et ensuite Président) Havel, envers les Allemands des Sudètes : leur expulsion et transplantation forcée hors de la Tchécoslovaquie fut désignée par lui
comme un « acte très profondément immoral ». Les différentes déclarations
de Havel à ce sujet varient seulement sur le détail ; que l'on ait pu dire que
ces déclarations ne constituaient que de simples « excuses » doit être considéré comme symptomatique d'une manière sélective de rendre compte des
choses ; et ce genre d'« informations » continuent à se produire des deux côtés
à l'heure actuelle.
Au plan de la politique interne, ce geste de Havel était particulièrement courageux, mais ce fut aussi une démarche politique contestée, voire risquée.
D'après une déclaration de l'ancien Président du gouvernement tchèque
P. Pithart, la direction du Forum des Citoyens (2) (OF) a estimé alors que ces
paroles n'étaient pas seulement un danger pour sa campagne mais qu'elles
furent une mise en péril de toute l'évolution qui avait eu lieu après novembre
1989 ! Pourtant Havel a toujours insisté sur tout le contexte de sa déclaration
et il l'a toujours ramenée à sa « juste mesure » : ce qui lui importait ce n'était
pas la révision de l'histoire, ou plus précisément du résultat de la guerre – mais
il entendait donner une impulsion vers une nouvelle et complexe approche du
passé, au service de l'hygiène psychique même de la communauté tchèque.
Ce geste de Havel au tournant de 1989/1990 n'a pas jusqu'ici trouvé d'écho
de même valeur et de même poids du côté allemand. Sur ce point, la plupart
des commentaires tchèques et allemands sont concordants.
Parallèlement au développement d'un « langage symbolique » dans l'ère nouvelle d'après 1989, des démarches concrètes ont aussi été entreprises : en
décembre 1989, les ministres des Affaires étrangères Genscher et Dienstbier
enlèvent les fils de fer barbelés au point de passage de la frontière à Waidhaus/Rozvadov ; en février 1990 fut décidée la création d'une commission
mixte d'historiens tchéco-allemande, ensuite fut supprimée l'obligation de visa
entre les deux pays – plus rapidement qu'avec les autres États de l'Union
européenne.
(2) Parti né de la contestation civique du régime communiste (NMR).
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Octobre 1990 - 6 juin 1992
La nouvelle situation créée par la conclusion du Traité « 4 + 2 » du 12
septembre 1990 et par la réunification allemande rendit également nécessaire
l'élaboration de nouveaux traités fondamentaux (3) bilatéraux avec les voisins
orientaux de l'Allemagne, la Pologne et la Tchécoslovaquie. Tandis que les relations allemandes avec la Pologne étaient régies par deux nouveaux traités bilatéraux (du 14 novembre 1990 et du 17 juin 1991), le complexe des traités tchécoallemands à conclure fut basé sur un texte signé seulement le 27 février 1992
et qui ne put être ratifié par les deux parlements qu'à la veille de l'élection
tchèque de juin 1992. Le nouveau traité de bon voisinage ne pouvait être qu'un
texte signé par deux États entièrement souverains et démocratiques – à la différence du Traité de Prague de 1973 (4) – et devait représenter un sensible bond
en avant qualitatif. Dans l'euphorie des années 1989-1990 les attentes furent
évidemment énormes ; dans une perspective actuelle, elles paraissent nettement exagérées.
Si nous comparons aujourd'hui le texte du nouveau traité dès lors ratifié par
les deux pays avec celui de l'année 1973, il résulte que le nouveau texte est
beaucoup plus riche en volume (le Traité de Prague de 1973 se compose de
6 articles, celui de 1992 en revanche en possède 35). Il règle des questions
essentielles dans les domaines politiques et même europolitiques, économiques et culturels et même des questions humanitaires, avec une ampleur
qui n'aurait pas été concevable avant la révolution pacifique de 1989. L'histoire
des négociations de ce nouveau traité n'a pourtant pas été moins dramatique
et pénible que celle des années 1971-1973. A la différence de l'ancien Traité
de Prague, elles furent cette fois-ci commentées et critiquées par des médias
libres, en particulier en Tchécoslovaquie, et ce sujet brûlant joua de ce fait un
rôle important dans la campagne électorale tchécoslovaque dont il devint l'un
des thèmes les plus importants. Il est difficile aujourd'hui d'apprécier dans quelle mesure les atermoiements du côté de Bonn pour signer et ratifier le Traité
qui était prêt dès l'été 1991, pesèrent sur les mauvais scores électoraux des
Libéraux-Démocrates (Obcanské hnuti) de Jiri Dienstbier, qui était alors
ministre des Affaires étrangères. L'atmosphère tendue qui précède à Prague
la ratification de ce traité ajouta aussi un facteur supplémentaire parmi les
causes de l'échec des négociations sur la substance et la forme que devait
prendre la nouvelle fédération « authentique » entre les Républiques tchèque
et slovaque à l'avant-veille des élections parlementaires ; elle contribua ainsi
à une désécurisation généralisée de la situation politique.
Les grands ensembles de problèmes les plus importants à résoudre dans le
nouveau traité étaient les suivants :
(3) Traité fondamental (Grundlagenvertrag). Le terme fut utilisé pour le traité signé en 1972 entre les deux Allemagnes qui codifiait les relations entre les deux pays. Employé ici par analogie. (N.d.l.R.)
(4) La Tchécoslovaquie entièrement dominée par l'URSS n'était alors ni souveraine, ni démocratique. (N.d.l.R.)
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1 - le préambule contenant un jugement de valeur sur l'histoire, en particulier
le passage du deuxième paragraphe (« ...en souvenir du grand nombre des
victimes que le règne de la violence, la guerre et l'expulsion ont provoqué... »),
qui entraîna une discussion intense sur l'interprétation du mot « expulsion »
(Vertreibung) et sur les conséquences juridiques possibles qui pourraient en
découler pour le futur. (5)
2 - L'appréciation portée sur les Accords de Munich de l'année 1938 (l'exigence tchèque de les déclarer « nuls et non avenus dès le début ») ne put s'imposer dans le nouveau traité. A sa place furent seulement réaffirmées les formules anciennes du Traité de 1973 qui parlaient de la « nullité » ou de
« l'annulation » de « Munich ».
3 - Les questions relatives à la propriété. Il n'y eut à ce sujet qu'un échange
de lettres entre les deux ministres des Affaires étrangères Jiri Dienstbier et
Hans-Dietrich Genscher qui convinrent que le traité ne se préoccuperait pas
de la question des biens.
4 - La reconnaissance de la frontière existant entre les deux États fut elle aussi
plus particulièrement attaquée par l'opposition tchèque de l'époque (la désignation utilisée dans la version allemande de « frontière existante » aurait comporté, d'après plusieurs critiques et experts tchèques, une prétention cachée
à la révision possible de cette frontière).
5 - Dans la formule concernant la continuité (« en reconnaissant le fait que l'État tchécoslovaque n'a pas cessé d'exister depuis 1918 »), les attentes
tchèques ne furent pas non plus satisfaites : La Tchécoslovaquie avait pris parti
à l'origine pour une formulation plus étendue qui devait reconnaître la continuité de la frontière commune depuis 1918. (6)
Malheureusement, les divers gestes posés par le côté tchécoslovaque allant
dans le sens d'une politique de rapprochement en vue de la solution de ces
questions aujourd'hui encore disputées éveillèrent moins d'attention que les
critiques. Officiellement, Bonn réagit alors avec beaucoup de retard et toujours
négativement à ces gestes :
Dès avant la signature du Traité fondamental, en mai 1991 par exemple,
Prague avait déjà ébauché un allègement du droit d'établissement ou de
retour au pays – pour les ex-citoyens tchécoslovaques de nationalité allemande (la législation de la Fédération alors existante n'excluait pas la double
nationalité) ; une réflexion fut également conduite sur les modalités d'une
éventuelle participation de ces anciens citoyens au processus de privatisation de l'économie tchécoslovaque, de même qu'à la privatisation par coupons. En réponse, Prague s'attendait à des gestes correspondants de Bonn
(entre autres à la déclaration déjà mentionnée sur la continuité de l'État tchécoslovaque et de ses frontières, sur le dédommagement des quelques rares
(5) Il s'agit des revendications des expulsés concernant les biens confisqués ou abandonnés lors de leur départ
forcé. (N.d.l.R.)
(6) Qui n'est pourtant nulle part aussi explicitement mise en cause.
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victimes tchèques survivantes du régime nazi, et éventuellement aussi sur
la renonciation aux revendications de restitution des propriétés des Allemands des Sudètes – sur le modèle du « précédent » des biens allemands
qui avaient été expropriés dans la zone d'occupation soviétique dans les
années 1945-1949). (7)
Si beaucoup de sceptiques caractérisent aujourd'hui le texte alors négocié
comme un « chiffon de papier » nécessitant une révision, c'est qu'ils n'ont pas
vu que ce Traité représente cependant toujours une base solide pour intensifier
les relations germano-tchèques et pour normaliser les contacts devenus entre
temps quotidiens sur des plans les plus divers. Il y a certainement beaucoup
de réserves à faire à propos de la situation actuelle : celle par exemple qui
concerne la création d'un Office tchéco-allemand pour la Jeunesse, prévu
pourtant dans le Traité (sur le modèle franco-allemand et aujourdhui également
sur le modèle germano-polonais), et qui reste encore à réaliser.
Les relations de certaines Républiques de la Fédération tchécoslovaque avec
certains Länder allemands se sont développées de manière un peu plus satisfaisante. Ainsi la République tchèque est aujourd'hui liée à quatre Länder par
un solide réseau de traités négociés dans les années 1990-92 avec le BadeWurtemberg, la Rhénanie Nord-Westphalie, la Bavière et la Saxe. Même dans
le cas de la Bavière, la collaboration pragmatique prédomine sur les questions
restées sans solution : l'achèvement du pipe-line de pétrole Ingolstadt-Kralupy
en est la meilleure preuve.
De juin 1992 au 31 décembre 92
Au cours de cette courte période, la politique extérieure tchécoslovaque se
consacra pleinement au travail d'explication (Aufklärung) concernant la crise
constitutionnelle et la partition (Dismembration) de la République tchécoslovaque en deux États successeurs ; c'était là, de toute évidence, une
tâche primordiale au vu de la crise qui éclatait alors dans l'ex-Yougoslavie.
En septembre 1992 il y eut pourtant à Bonn un événement d'une grande
importance, à savoir l'échange des documents de ratification du nouveau
traité tchécoslovaco-allemand. Cette signature symbolique permit l'accomplissement de toutes les formalités d'usage et le Traité entra en vigueur à
la veille de la disparition de la Tchécoslovaquie. Après le 1er janvier 1993
les deux États-successeurs – la République tchèque et la Slovaquie – succédèrent également à la République tchécoslovaque comme parties signataires de ce Traité.
(7) Le traité soviético-allemand de 1990 contient la reconnaissance par l'Allemagne unie de ces expropriations
décidées par l'autorité soviétique avant la création de la RDA, alors que celles opérées après 1949 par la RDA
sont susceptibles d'être remises en question. L'on se demande fréquemment à présent en Allemagne si la Russie est encore intéressée par cette clause. (N.d.l.R.)
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De janvier 1993 jusqu'à janvier 1996
D'un point de vue géopolitique et même au niveau de la Realpolitik, les deux
États successeurs de l'ex-Tchécoslovaquie ont perdu en importance et en
poids en comparaison avec celle-ci. La modification de la situation géopolitique de la République tchèque a imposé certaines corrections de parcours.
Bien que les relations avec l'Allemagne occupent toujours une place centrale
dans le projet de la politique extérieure tchèque, l'on a pu mieux voir, à partir
de 1993, qu'il allait de soi qu'entre Allemands et Tchèques des intêrets existent qui, non seulement ne sont pas actuellement identiques, mais qui souvent sont même différents. Bien que des progrès considérables aient été
accomplis dans de nombreux domaines depuis la signature du Traité fondamental, on n'exclut pas à Prague, à cause « du retour de l'Allemagne dans
la logique de sa propre histoire » (d'après une formule du ministre des
Affaires étrangères J. Zielenic) un possible renforcement de la composante
nationaliste dans la politique extérieure de Bonn, ou, plus tard, de Berlin. Un
certain processus de changement de pensée se produisit aussi chez le président Vaclav Havel lui-même. Dans ce contexte, son important discours sur
l'Allemagne du 17 février 1995 ne put causer véritablement de surprise. Sa
confiance de principe en une Allemagne démocratique n'apparut d'aucune
manière comme un chèque en blanc accordé aux hommes politiques allemands concrets. (Il n'est pas surprenant non plus que certains d'entre eux
aient ensuite manifesté leur déception). Ce discours contient des formulesclés importantes en ce qui concerne les positions les plus essentielles de la
politique tchèque envers l'Allemagne. Dans ce sens, ce discours mit fin à une
période de transition terne et morose pendant laquelle (en 1993-94) plusieurs papiers de travail et plusieurs propositions furent apportés par le côté
tchèque (par exemple la mise en place d'une commission mixte des partis
de la coalition gouvernementale pour l'étude de ce qu'il est convenu d'appeler la question des Allemands des Sudètes). A ces initiatives, dont les
conséquences extrêmes ne furent pas toujours suffisamment prévues à
l'avance, ont fait écho en général de l'autre côté de la frontière des revendications provenant surtout d'hommes politiques bavarois ou Allemands des
Sudètes et qui n'étaient pas toujours très réalistes.
Le discours sur l'Allemagne du Président Havel prononcé en février 1995 ouvrit
cependant aussi de nouvelles perspectives pour la solution des questions
controversées entre les deux États. La thématique bilatérale tchéco-allemande
devint de plus en plus un sujet pour les médias allemands et pour la politique
allemande. Pour beaucoup, il est maintenant de plus en plus évident que la
République tchèque est le dernier des États voisins de l'Allemagne avec
lequel beaucoup reste à faire pour la réconciliation et pour maîtriser les problèmes hérités du passé. A ce stade, il s'agit nécessairement de procéder avec
prudence en ce qui concerne les gestes unilatéraux de bonne volonté. Les
négociateurs qui préparent une déclaration gouvernementale ou parlementaire
commune en sont bien conscients. Leur tâche n'est pas facile – il ne s'agit pas
seulement de « rompre la quadrature du cercle par une sémantique de haut
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DOCUMENTS
niveau » ( B. Koller).(8) La rédaction d'un texte crédible, acceptable par les
deux partis, sera sûrement aussi un signe important pour l'environnement
extérieur comme signe de ce que les deux États démocratiques signataires
ne se donnent plus pour but seulement une co-existence et une collaboration
purement pragmatiques, mais veulent en venir à un bon voisinage
« européen » dans le meilleur sens de ce terme.
Le dialogue « d'en bas »
Après le « Tournant » l'on a pu enregistrer, sur plusieurs niveaux, un dialogue
certes intensif mais aussi contradictoire entre Tchèques et Allemands (y compris certains Allemands des Sudètes). Il fut particulièrement intense chez les
historiens où il remplit des volumes entiers dont le contenu n'est malheureusement que trop rarement utilisé par les hommes politiques. En ce sens, la
rencontre de Dresde, en octobre 1995, des Présidents Havel et Herzog avec
la Commission officielle des historiens tchèques et allemands constitue une
heureuse exception à la règle. On pourrait cependant citer ici également une
longue liste de manifestations communes, conférences et symposiums : en
particulier les conférences de la fondation Bernard Bolzano (9) et de la Communauté Ackermann à Jihlava/Iglau (10), ou encore les Entretiens de Marienbad où se réunissent principalement des intellectuels chrétiens, hommes
d'église et hommes politiques et qui méritent une attention particulière. Impossible aussi de passer sous silence les innombrables contacts entre sociauxdémocrates tchèques et allemands, y compris des Allemands des Sudètes :
sur beaucoup de points (certainement pas sur tous), un large consensus y a
été trouvé. Ce n'est pas là un hasard : les chrétiens ou les sociaux-démocrates, tchèques et allemands, forment entre eux des communautés porteuses
de valeurs identiques dans lesquelles les différences nationales ne jouent
qu'un rôle secondaire. Il en va tout autrement chez les nationalistes de tout
poil : chez eux l'appel au dialogue bute toujours sur la logique inflexible des
déclarations isolées et des monologues souvent bizarres.
Cependant un déficit historique reste encore à ce jour sensible : entre la
Pologne et l'Allemagne cet effort de dialogue à commencé beaucoup plus tôt :
dès 1961, des responsables chrétiens protestants allemands ont demandé la
reconnaissance de la frontière Oder-Neiße ; dès 1965, les évêques polonais
(8) Berthold Koller, correspondant de la FAZ à Prague. La citation est extraite d'un article paru dans le quotidien
de Francfort au début de 1996.
(9) La Fondation Bernard Bolzano dont le siège est à Prague porte le nom du philosophe, mathématicien et
théologien B. Bolzano (1781-1848) qui milita toute sa vie pour une convivance pacifique, voire même une véritable symbiose des deux ethnies en Bohême et en Moravie. La Fondation qui porte son nom s'efforce de promouvoir la compréhension mutuelle et la réconciliation entre Tchèques et Allemands. Le Président du Conseil
de la Fondation est actuellement M. Jaroslav Sabata, dissident d'avant 1989 et ensuite ministre du gouvernement de Petr Pithart jusqu'à l'élection de 1992.
(10) Cf. encadré en p. 11.
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ont écrit la fameuse lettre à leurs frères de fonction allemands. En Tchécoslovaquie, les chapitres refoulés des relations avec l'Allemagne n'ont pu être
abordés, à partir des années 1970/1980, que dans les cercles restreints formés par des dissidents isolés de la société ordinaire, à la différence de la
Pologne où par exemple l'ouvrage « Dwie ojczycny – dwa patriootyzmy/ Deux
patries – deux patriotismes » de Jozef Lipski (11) fut à l'origine d'un grand
débat public.
Les dicussions qui ont eu lieu jusqu'à présent dessinent tout à fait clairement
la place réelle des problèmes qui font encore litige. Une manière réaliste de
concrétiser les « droits au pays natal » pour beaucoup d'Allemands expulsés
ou d'Allemands des Sudètes serait d'abord de leur rendre leur place dans l'histoire – et également dans la conscience des Tchèques. Une prise de conscience réfléchie et publique de la présence des deux peuples dans une histoire
commune et d'un passé vécu en commun de façon plutôt harmonieuse dans
un cadre historique vieux de bientôt mille ans, pourrait avoir une valeur qui renverrait enfin ad acta « les histoires des combats entre ethnies » empoussiérées. Il faut que la politique réelle contribue à accélérer ce processus, avant
tout en ouvrant des perspectives claires pour le futur et en refusant de manière
non équivoque la « prise en ôtage » de la jeune génération par les mauvais
esprits d'un passé maléfique.
■
(Traduction : Danielle Cassard)
(11) Jan Jozef Lipski (1926-1991). Journaliste et écrivain polonais, historien de la littérature, sous la dictature
communiste membre de cercles opportunistes. Membre actif de Solidarnosc, plusieurs fois emprisonné. Après
1989, membre du Sénat polonais.
Son article paru dans la Kultura d'octobre 1981 (N° 409) demeure un texte central du débat polonais sur les
relations avec l'Allemagne.
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RÈGLEMENT DE COMPTE
POLITICO-MUSICAL
DOSSIER
Gerd Albrecht et la Philharmonie tchèque
CHRISTIAN MERLIN
L
es proverbes ont la vie dure, les clichés aussi. Ceux qui croyaient encore que la musique adoucit les mœurs et qu'elle est une langue universelle qui surmonte les différences ethniques et politiques, ont subi un
démenti flagrant : c'est autour d'une querelle de musiciens que s'est cristallisé
récemment le différend germano-tchèque.
Fondé en 1894 à partir d'un noyau de musiciens du Théâtre National de
Prague (1), l'Orchestre Philharmonique Tchèque avait donné son premier
concert le 4 janvier 1896 sous la direction du compositeur Antonin Dvorak, artisan de l'éveil d'une conscience nationale tchèque en matière musicale, voire
artistique en général. Donnant en première audition la plupart des grandes partitions de Dvorak, Smetana, Janacek et Martinu, la phalange pragoise devint
vite un fer de lance de la vie culturelle tchèque, enjeu politique autant qu'instrument culturel. Depuis son premier chef permanent Ludvik Celanski, la Philharmonie Tchèque n'avait eu que des compatriotes pour directeurs musicaux.
Le grand Vaclav Talich, élève d'Arthur Nikisch, en fit, de 1919 à 1946, l'un des
plus beaux orchestres du monde, forgeant sa sonorité spécifiquement tchèque
(une énergie rythmique inépuisable, des bois inhabituellement clairs, au son
d'une grande verdeur et au vibrato nourri des chants et danses populaires, des
cors rustiques et des cuivres cinglants), tout en le familiarisant avec le grand
répertoire classico-romantique austro-allemand qu'il avait fréquenté à Berlin et
Leipzig. Son successeur, Rafaël Kubelik, dirigea l'orchestre de 1942 à 1948
avant d'émigrer en Occident et d'y faire la carrière que l'on sait. C'est alors Karel
Ancerl, immense musicien survivant des camps de concentration de Theresienstadt (Terezin) et Auschwitz, qui imposa sa marque à l'orchestre à partir
de 1948. Spécialiste hors pair de Dvorak et Janacek, dont chacun des enregistrements qu'il a laissés est une référence difficile à surpasser, Ancerl familiarisa également l'orchestre avec la musique de Mahler (dont la Philharmonie
avait tout de même créé la Septième Symphonie en 1908) et les compositeurs
russes du XXe siècle (Stravinsky, Prokofiev, Chostakovitch), où son style sobre,
(1) Il convient d'avoir présent à l'esprit qu'au milieu du XIXe siècle encore, en plein éveil ou réveil de la conscience
nationale tchèque, Prague, la capitale de la Bohême, était une ville où dominaient très largement la population
allemande (longtemps majoritaire) et la culture allemande. Très progressivement la partie tchèque, tout en devenant majoritaire, se dota des instruments culturels destinés à faire pièce aux structures allemandes. C'est ainsi
qu'une université tchèque vint doubler l'Université Charles qui resta allemande jusqu'en 1918. La création de
la Philharmonie tchèque s'inscrit dans ce contexte d'affrontement entre les deux nations qui se partageaient la
Bohême (ainsi que la Moravie et la Silésie autrichienne). (N.d.l.R.)
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concentré, incisif et pourtant toujours chantant faisait littéralement merveille.
Ancerl quitta la Tchécoslovaquie lors des événements pragois de 1968, la politique rattrapant une nouvelle fois la musique. Aveuglé par des années de rideau
de fer, le monde occidental ne fit pas à ce musicien d'exception l'accueil qu'il méritait et il ne trouvait comme point de chute que le modeste Orchestre Symphonique
de Toronto, au Canada où il mourut en 1973. Malgré ces avatars, la Tchécoslovaquie sut lui trouver en son sein un successeur en la personne de Vaclav Neumann, disparu il y a quelques mois : ancien violoniste du célèbre Quatuor Smetana, Neumann poursuivit et enrichit la tradition mahlérienne de l'orchestre,
gravant notamment au disque l'intégrale des symphonies du compositeur autrichien. Paris se souvient avec émotion du talent magistral et simple de Neumann,
qui joua, réparties sur plusieurs années, au Théâtre des Champs-Élysées les neuf
symphonies de Mahler avec l'Orchestre National de France. Homme cultivé, solide artisan, musicien exigeant, Neumann n'avait sans doute pas la personnalité
charismatique de Talich, Kubelik ou Ancerl, mais son style pudique et sans
concession, sa connaissance intime du répertoire et de l'histoire tchèque, ont permis à la Philharmonie de rester consciente de sa tradition, de 1968 à 1989. Son
successeur désigné, Jiri Belohlavek, jusqu'ici patron de l'Orchestre Symphonique
« FOK » de Prague (la formation « B » de la capitale), assura dès lors une sorte
d'intérim permanent, entamant en particulier une politique d'enregistrements discographiques de musique tchèque pour un label britannique.
Gerd Albrecht, premier chef titulaire étranger
Mais dans tous les pays du bloc de l'Est, l'heure était au règlement des
comptes avec le passé, et Glasnost et Perestroïka exigeaient changements
des mentalités et surtout nouvelles têtes. Lors d'une tournée au Japon en
1991, les musiciens tchèques souhaitèrent montrer leur détermination à décider pour une fois eux-mêmes de leur destin. Ils procédèrent à un vote pour
élire démocratiquement leur chef d'orchestre permanent. Belohlavek obtint 49
voix, soit 17 de moins qu'un autre concurrent : Gerd Albrecht, musicien…. allemand ! Peu connu du public français et international, ne serait-ce que parce
qu'il n'a pas de contrat avec une grande firme discographique, Albrecht est une
personnalité non négligeable de la vie musicale allemande. Ce sexagénaire
élégant, caustique et réputé assez autoritaire, était directeur musical de l'Opéra de Hambourg depuis 1988, après avoir occupé des fonctions similaires au
Deutsche Oper de Berlin (Ouest) et à l'Orchestre de la Tonhalle de Zurich. Passionné par les œuvres rares, la musique contemporaine et la pédagogie, il fait
beaucoup pour sortir les programmes de concerts des sentiers battus. A Hambourg, il a institué des séances pour les jeunes spectateurs où il analyse et
décortique un opéra avec autant de rigueur que d'humour. A la télévision allemande, il produit et présente une série d'émissions sur la musique contemporaine au cours desquelles, au pupitre de l'Orchestre Radio-Symphonique
de Berlin (aujourdhui l'Orchestre Symphonique Allemand de Berlin), il explique
dans le détail l'œuvre d'un compositeur vivant tout en s'entretenant avec ce
dernier, avant de jouer la pièce intégralement. Il sagit réellement de modèles
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du genre. Il créa lui-même certains chefs-d'œuvre des trente dernières années
comme le Requiem de Ligeti, les opéras Lear et Troades d'Aribert Reimann,
ou encore des œuvres de Hans-Werner Henze. Il réhabilita également des
ouvrages oubliés de certains compositeurs post-romantiques allemands
comme Zemlinski, Schreker ou Reger, sans parler du Tchèque Dvorak, dont
il enregistra la cantate quasi inconnue Les Chemises de noces et l'opéra guère
plus fréquenté Dimitri. C'est cet homme original que la majorité des musiciens
pragois désigna pour être le premier chef d'orchestre non tchèque de la fameuse Philharmonie. Albrecht fut aussitôt conscient des risques et déclare aujourd'hui avoir tenté dès le début de dissuader les musiciens : « Vous êtes fous
d'élire un Allemand », leur aurait-il dit alors, pressentant qu'il y aurait du grabuge. Il accepta pourtant le poste prestigieux, pour un salaire annuel à la limite
du symbolique (24.000 DM, soit 83.000 F. : pas tout à fait 7.000 F. par mois).
Une affaire d'État
Dès le début, la résistance s'organisa, tant dans les rangs mêmes de la Philharmonie que dans les milieux politiques et dans une certaine presse. Elle prit les
formes les plus diverses, des petites mesquineries aux attaques frontales. Un jour
le chef trouvait la porte de son bureau fermée, personne ne sachant bien sûr où
se trouvait la clé. Une autre fois, lors d'une interview télévisée, la traduction simultanée se taisait soudain, comme pour bien montrer que le musicien allemand ne
savait pas parler tchèque. Les journaux les plus nationalistes et chauvins (Rude
Pravo, Mlada Fronta Dnes, Lidove Noviny) le traitaient alternativement d'antitchèque, d'anticatholique et d'antisémite, notamment parce qu'il avait refusé de
jouer à Saint Pierre de Rome pour célébrer la reprise des relations diplomatiques
entre Israël et le Vatican. Personne ne rappelait évidemment à l'occasion que plusieurs orchestres anglais avaient déjà décliné la même offre, et que si l'invitation
avait été lancée à la Philharmonie Tchèque, c'est un autre chef que les organisateurs (peu scrupuleux par rapport aux conditions annoncées) avaient prévu
pour diriger le concert. En outre, ce n'est pas « l'antisémite » Albrecht qui trouva
à redire au projet de concert d'hommage aux déportés de Theresienstadt, mais
bien ses adversaires au sein de la Philharmonie. D'autres lui reprochaient de s'enrichir sur le dos de l'Orchestre, notamment au cours d'une tournée en Allemagne,
au Luxembourg et au Portugal, accusation restée sans suite lorsqu'Albrecht proposa d'en débattre devant un tribunal compétent. D'autres, au contraire, regrettaient son manque de rayonnement économique (pas de contrats discographiques séduisants en vue), omettant de mentionner qu'il avait su négocier des
tournées annuelles au Japon jusqu'à l'an 2000, susceptibles de rapporter environ
3,5 Millions de DM (12 Millions de Francs) à l'orchestre.
Lentement mais sûrement, la présence d'Albrecht à Prague prenait les proportions d'une affaire nationale. Deux camps se firent jour. Les soutiens du
chef allemand, parmi lesquels son prédécesseur Vaclav Neumann, chef honoraire et figure nationale, qui annula un concert par solidarité avec son confrère,
Jiri Grusa, ambassadeur de République Tchèque à Bonn, qui considère que le
caractère direct et parfois cassant d'Albrecht joue en sa défaveur dans un pays
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DOCUMENTS
on l'on n'est pas habitué à dire ouvertement ce que l'on pense, Pavel Tigrid,
ministre de la Culture, fin lettré qui avait fui son pays à l'arrivée des communistes
après avoir été poursuivi par les nazis, et environ les deux tiers de l'orchestre,
encore prêts à manifester sous la pluie en faveur de leur chef élu. Ses ennemis :
le reste de l'orchestre, soit une bonne vingtaine de musiciens détérminés, emmenés par le tromboniste Ludvig Bortl, qui considère la présence d'Albrecht comme
une honte pour le pays, Ivan Medek, proche conseiller du Président Vaclav
Havel, Ivan Kovar, directeur général de la Philharmonie, un administratif aux
ordres, dépourvu de la moindre connaissance musicale, et dont l'une des premières décisions fut d'annuler un concert de l'Orchestre Philharmonique sous
le prétexte fallacieux et apparemment plein d'arrière-pensées économiques, que
la salle était retenue pour accueillir une répétition de l'ensemble baroque britannique « The London Classical Players ». Depuis la fondation du Festival de Printemps de Prague en 1946, c'était une tradition inaliénable de confier le concert
d'ouverture à la Philharmonie, qui y joue tous les ans « Ma Patrie » de Smetana.
Mais pour la première fois cette année, cela ne devait pas être le cas, à la plus
grande surprise de tout le monde musical et d'Albrecht en premier lieu : c'est à
peu près comme si l'on décidait du jour au lendemain de ne plus jouer les
œuvres de Wagner à Bayreuth. Raison invoquée : la direction du festival n'avait
pas reçu de demande écrite de l'Orchestre Philharmonique Tchèque ! Kafka
rejoint Ubu, et surtout la pire époque du stalinisme.
Une situation sans issue
Vaclav Havel s'est abstenu de fréquenter les concerts de la Philharmonie
Tchèque et les fêtes du centenaire de l'orchestre. Cherchant à déjouer les
mises en causes politiques, il déclara sans ménagement qu'il s'agissait exclusivement d'un problème artistique, et que la seule accusation justifiée faite à
Gerd Albrecht était d'avoir fait baisser le niveau musical de la Philharmonie.
Il est vrai que les quelques disques qu'Albrecht a eu le temps de réaliser avec
les Tchèques ne sont pas mémorables, mais les circonstances extra-musicales
étaient telles quil est fort difficile de juger sereinement de leur collaboration.
Assez peu modestement, Albrecht déclara qu'il devait payer pour 300 ans de
domination habsbourgeoise, pour l'occupation nazie et pour la participation
des troupes de la RDA à la répression du Printemps de Prague en 1968. On
pensait avoir trouvé le chemin de l'apaisement en acceptant que le concert du
centenaire fût dirigé conjointement par le Tchèque Belohlavek (première partie
du programme) et par Gerd Albrecht (deuxième partie, avec la symbolique
Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak). Jusqu'au dernier moment
Albrecht déclara qu'il ne se laisserait pas intimider et remplirait son contrat. Il
en fut autrement. Le mardi 30 janvier 1996, Gerd Albrecht donna au Rudolfinum de Prague une conférence de presse au cours de laquelle il fit part de sa
démission immédiate. Il présenta cette décision comme douloureuse car
détruisant les rêves et espoirs qui avaient été les siens trois ans auparavant,
ne serait-ce que de contribuer par la musique au rapprochement germanotchèque. C'était sous-estimer le poids de l'histoire et des mentalités.
■
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DOCUMENTS
DOSSIER
RELATIONS GERMANO-TCHÈQUES :
LE GRAND CHASSÉ-CROISÉ
DE L'HISTOIRE
JEAN-LUC DELPEUCH
D
ans le grand chassé-croisé de l'histoire qui s'est emparé de l'Europe
depuis la chute du Mur de Berlin, la question des relations germanotchèques revêt à nouveau aujourd'hui une importance toute particulière.
Au lendemain de la Révolution de Velours en décembre 1989, le nouveau président de la Fédération tchécoslovaque, Vaclav Havel avait pourtant tenté de
refermer la boîte de Pandore des querelles ancestrales en présentant au nom
des peuples tchèque et slovaque des excuses à l'Allemagne pour l'expulsion des
minorités allemandes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette prise
de position courageuse avait suscité de nombreuses critiques dans l'opinion
tchécoslovaque. La question des relations germano-tchèques, d'abord quelque
peu occultée par la séparation entre Tchèques et Slovaques intervenue le 1er janvier 1993, n'en demeure pas moins ouverte. Malgré les efforts des deux gouvernements en matière politique, économique et culturelle, Vaclav Havel a retiré
sa main tendue aux Allemands face aux incompréhensions que ceux-ci semblaient manifester, à l'égard de son pays, lors d'un discours prononcé en février
1995. Depuis, la Déclaration commune préparée par les deux gouvernements
tarde à être finalisée.
Un regard sur les réalités économiques et historiques nous permettra de mieux
comprendre les difficultés qui prévalent actuellement dans les relations germanotchèques.
Premier investisseur étranger en République tchèque et en Slovaquie, grâce
notamment à l'acquisition de Skoda arrachée de haute lutte à Renault en
1991 (1), l'Allemagne est également le premier client et le premier fournisseur
de ces deux républiques, l'Allemagne représentant à elle seule le tiers du commerce extérieur de ces pays. Le volume du commerce entre l'Allemagne et les
Républiques de l'ancienne Tchécoslovaquie croît chaque année de 15 % environ, il est excédentaire en faveur de l'Allemagne qui exporte plus vers cette
région qu'elle n'importe d'elle. Comme l'ensemble des pays d'Europe centrale,
la République tchèque et la Slovaquie participent donc à entretenir la croissance
économique allemande en compensant la récession relative que ce pays connaît
depuis quelques mois. D'ores et déjà le volume du commerce de l'Allemagne
avec les pays d'Europe centrale et orientale dépasse le flux des échanges entre
(1) L'idée de présenter une entreprise nationale fortement marquée par l'influence communiste pour opérer la
privatisation de Skoda a pu paraître à l'époque plutôt baroque. (N.d.l.R.)
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DOCUMENTS
l'Allemagne et les États-Unis. La République tchèque occupe le deuxième rang
des partenaires commerciaux de l'Allemagne en Europe centrale et orientale,
juste après la Pologne et à égalité avec la Russie, pour une population bien plus
faible que ces deux pays.
A court terme cependant, la différence très forte de revenu par tête entre l'Allemagne et ses voisins orientaux (rapport d'1 à 10 environ) crée des situations parfois difficiles à gérer. Si la main-d'œuvre tchèque est très attarayante pour l'industrie allemande, la tendance à la délocalisation de la production allemande
est critiquée par les syndicats de ce pays. Le développement de l'activité frontalière est également une question politiquement sensible : les diplômés
tchèques vont faire de « petits boulots » au-delà de la frontière ; un médecin
tchèque multiplie sa paye par dix à s'employer comme infirmier ou aide-soignant
dans les hôpitaux allemands ou autrichiens. Un musicien de la Philharmonie
tchèque fait plus qu'arrondir ses fins de mois en jouant pour un orchestre municipal ou folklorique bavarois. Les maçons, plombiers ou mécaniciens tchèques
concurrencent activement leurs homologues allemands dans les régions frontalières. Malgré la libéralisation très avancée du commerce extérieur entre
l'Union Européenne et les pays associés d'Europe centrale et orientale, les producteurs allemands de ciment et de fonte ont déclenché auprès de Bruxelles des
procédures antidumping accusant leurs concurrents tchèques de pratiques
déloyales. Si d'un côté l'Allemagne tire globalement bénéfice du développement
économique en Europe centrale, ce dont l'Union européenne bénéficie à son tour
de façon indirecte, une partie de l'opinion publique allemande nourrit des craintes
quant aux conséquences déstabilisantes de l'ouverture des barrières douanières
avec les anciens pays communistes. Ayant le sentiment d'avoir déjà « beaucoup
donné » pour les nouveaux Länder, certains milieux économiques et politiques
allemands ont des états d'âme sur la nécessité de se « sacrifier » à nouveau,
cette fois pour les pays d'Europe centrale, et s'efforcent de tempérer la volonté
ardente affichée par le gouvernement allemand de pousser à un élargissement
rapide de l'Union européenne.
Les inquiétudes des Tchèques
Fascinés par le niveau de vie, la puissance économique et l'efficacité allemande, attirés à court terme par la source de devises que constitue le tourisme
allemand, beaucoup de Tchèques admettent également une certaine inquiétude face à l'évolution de la situation. Ils sont sensibles au risque de voir leur
pays progressivement absorbé par la sphère germanique, au moins sur le plan
économique. Les investisseurs allemands sont donc à la fois désirés, accueillis
et redoutés : on leur prête parfois la volonté d'acquérir les entreprises tchèques
pour les liquider et éviter ainsi leur concurrence déstabilisante. De même pour
les touristes allemands qui sont autant courtisés que décriés, suspectés de
venir prendre du bon temps à tarif réduit dans les établissements spécialisés
de l'autre côté de la frontière. Cette situation ambivalente d'attraction-répulsion, cette difficile symbiose entre les peules allemand et tchèque, féconde,
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DOCUMENTS
ambiguë et orageuse est illustrée par la situation du chef d'orchestre allemand
Gerd Albrecht nommé à la tête de la prestigieuse Philharmonie tchèque et
acculé à la démission à la suite des critiques du Président Havel, d'une partie
de ses musiciens et de l'opinion publique tchèque. (2)
Enfoncés comme un coin de monde slave au cœur de l'espace allemand, les
Pays tchèques ont longtemps fait partie d'ensembles multinationaux majoritairement germaniques, dans lesquels les Tchèques ont su pourtant jouer un
rôle d'avant-garde et de ferment. Bien loin d'avoir été en permanence dominés
et soumis par les Allemands, les Tchèques, malgré des périodes noires de leur
histoire, ont souvent joué un rôle d'animateurs de cette région de l'Europe,
chaque fois qu'ils n'ont pas eu la tentation du repli national et linguistique sur
eux-mêmes, chaque fois qu'ils n'ont pas succombé à la peur ou au rejet de la
germanité. C'est sous Charles IV, roi tchèque d'origine luxembourgeoise, élu
empereur de l'Empire romain germanique au XIVe siècle, que l'Empire connut
un âge d'or. Prague était sa capitale, florissante d'humanisme et de culture universelle. Peu après, au début du XVe siècle, Jan Hus, religieux tchèque, a été
le précurseur de la Réforme, un siècle avant Luther. Ses idées novatrices ont
déclenché une longue période de guerres de religions dans toute l'Europe,
achevée par la Contre-Réforme qui a sonné le glas de la période faste de la
Bohême. La Bohême et la Moravie dont le développement économique et
industriel avait été dans une large partie lancé par des experts miniers allemands, a été le cœur industriel de l'Empire austro-hongrois pour devenir l'un
des pays les plus développés d'Europe après la Première Guerre mondiale.
Prague est également l'image de la richesse qui peut naître de la fécondation
mutuelle des cultures allemandes, juive (le plus souvent de langue allemande)
et tchèque. Quelle meilleure image de cette richesse que les correspondances
échangées entre Franz Kafka et Milena Jensenska. Il lui écrit en allemand, elle
lui répond en tchèque, ils établissent une relation devenue depuis mythique.
La question délicate des Sudètes
L'expulsion de plus 2,5 millions d'Allemands des Sudètes, agréée par la Conférence de Potsdam en août 1945 et mise en œuvre par les décrets du gouvernement Benes est présentée et vécue par une grande partie de la population
tchèque comme une revanche sur les « collaborateurs du régime nazi ». Elle
est également perçue par une minorité comme une absurdité et une injustice,
bien exprimée par le romancier Bohumil Hrabal dans son « Moi qui ai servi le
roi d'Angleterre » : des régions prospères entièrement vidées de leur population, des villages, des usines, des fermes, laissés à l'abandon et saccagés,
des montagnes vidées de toute présence humaine. Aujourd'hui à nouveau le
débat est ouvert, non seulement entre les associations de Sudètes expulsés,
(2) Voir ci-dessous l'article de Christian Merlin sur ce sujet en p. 25.
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DOCUMENTS
relayés par le gouvernement allemand, et les autorités tchèques, mais également au sein des opinions publiques tchèque et allemande. Faut-il regretter
l'expulsion et rouvrir l'histoire ou tirer un trait sur ce passé ? Les partis de la
gauche tchèque et notamment les néo-communistes jouent sur la confusion
entre légitimité antinazie et antigermanisme. L'extrême droite manipule également la peur de l'Allemand. Le gouvernement tchèque, à l'approche des élections de juin 1996, ne souhaite pas être taxé de faiblesse dans ses négociations avec les autorités allemandes, qui lient la question toujours ouverte de
la réparation des victimes tchèques du nazisme à une reconnaissance du droit
à la restitution ou au dédommagement pour les Sudètes expulsés, quitte à en
négocier le contenu réel. La perspective de l'élargissement de l'Union européenne rend plus aigu encore ce débat : l'Allemagne est en position de favoriser ou de ralentir l'admission de la République tchèque en fonction du progrès
des négociations sur la question sudète. La liberté de circulation et d'établissement au sein de l'Union rendra de toute façon possible le retour des Allemands des Sudètes ou de certains de leurs descendants dans leur région d'origine, dédommagement acquis ou pas. En Allemagne les partis d'opposition
et ceux de la coalition s'affrontent aussi sur le thème des relations avec la
République tchèque, les premiers réclamant du gouvernement plus de mansuétude à l'égard des voisins tchèques, les seconds comptant avec l'influence
importante qu'exercent les groupes de pression sudètes au sein de la CSU
bavaroise.
Il est plus que probable, à l'approche des élections législatives tchèques de
juin 1996, que la question allemande jouera un rôle de plus en plus déterminant sur l'évolution du pays. Soit le pragmatisme et la hauteur de vue l'emportent de part et d'autre et le chemin de la République tchèque dans son « retour
vers l'Europe » et, derrière elle, celui des autres pays d'Europe centrale sera
aisé et rapide, soit les vieux démons se réveilleront et la stabilité de toute l'Europe peut à nouveau être mise à mal. Il importe donc que l'Allemagne ne fasse
pas du droit à la restitution des biens des Sudètes expulsés une condition à
la normalisation de ses relations avec la République tchèque, afin de ne pas
réveiller les réactions antigermaniques latentes de l'opinion. Certaines associations d'Allemands des Sudètes sont d'ailleurs favorables à une telle
approche conciliante. Par-delà les arguties historico-juridiques, il est du devoir
de tous ceux qui aiment l'Allemagne et qui souhaitent qu'enfin l'Europe trouve
son unité, d'inciter à ce que cette hypothèque soit levée au plus vite.
■
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DOCUMENTS
La communauté Ackermann
(Ackermann-Gemeinde) a 50 ans
Fondée en 1946 par des Allemands des Sudètes catholiques qui,
dans l'esprit de leur foi chrétienne, rejetaient les idées de vengeance pour chercher l'entente avec leurs anciens compatriotes
tchèques, la Communauté Ackermann œuvre pour une nouvelle
relation entre Tchèques et Allemands. Elle porte le nom d'une des
premières œuvres poétiques de la langue allemande, créée au
XVe siècle par un « Sudète », Johann von Saaz, sous le titre « Le
laboureur de Bohême » (Der Ackermann aus Böhmen). Ce souvenir rappelle qu'avant l'expulsion de 1945/46 les Allemands de
Bohême et de Moravie avaient vécu près de mille ans dans une
réelle, quoique parfois difficile, convivance avec leur voisins et plus
tard concitoyens tchèques. Les gens d'Ackermann ont développé
une intense activité, après l'exode de 1945/46 et la prise de pouvoir communiste de 1948 en faveur des catholiques tchèques persécutés par le régime communiste et plus généralement pour
toutes les victimes, emprisonnées, isolées, privées de leur gagnepain. Ils leur ont fait parvenir des livres, des hosties, des journaux,
des vêtements pour le culte. Ils ont assisté et aidé les Tchèques
réfugiés en Allemagne comme les Allemands souvent isolés et
vieillis qui avaient pu rester en Tchécoslovaquie.
Les quelque 10.000 membres de la Communauté militent pour
une véritable et réciproque réconciliation, pour un dialogue qui se
traduit en rencontres de jeunes, en pélerinages, en colloques. Le
président Havel aussi bien que le chancelier Kohl ont soutenu et
reconnu les mérites de la Communauté Ackermann qui est souvent en proie aux attaques des nationalistes si nombreux parmi les
expulsés Sudètes et leurs dirigeants. Le sol est pierreux entre les
deux peuples, les hommes qui cultivent le champ (c'est la traduction de Ackermann) le savent bien, mais cela ne les incite pas à
abandonner leur labourage.
J.R.
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