Mémoire de Licence

Transcription

Mémoire de Licence
Mémoire de Licence
Stefano Cruciata
[email protected]
ENSAPLV - Juin 2013
1
« Apprendre, c’est se retrouver »
Malcom de Chazal
Sens Plastique, 1974
2
Sommaire
Introduction
4
Du programme à l’action
7
En chemin
9
Apprendre pour changer
11
La mémoire de la Ville
12
L’oiseau et son rêve
14
Dessine-moi une tour
16
Une tour pour observer
18
Une tour pour rêver
20
Des Villes et des Villages
24
Architecture sculpturale ou des morceaux de sucre
26
Architecture sculpturale ou objet architectural
28
Architecture ou graphisme tridimensionnel
32
Bibliographie
35
3
La mémoire de soi
Il y a deux ans j’ai pris la décision de tenter l’admission dans
une école d’Architecture.
Rien de vraiment exceptionnel, beaucoup de jeunes baccalauréats
tentent leur chance chaque année.
Mais dans ma situation, une dose de courage et même
d’inconscience était davantage nécessaire.
Et de détermination également, puisque il s’agissait, en cas de
réussite, de fermer l’agence, licencier les collaborateurs, changer
d’appartement et, à quarante-trois ans, remettre l’uniforme
d’étudiant.
Mon histoire, mon chemin, ou, plus pertinemment, mon projet, est
guidé par le désir d’achever un parcours.
Reprendre, vingt ans après, les études d’Architecture, que des
évènements - tout simplement la vie - m’avaient fait interrompre.
Plus précisément il faudrait dire changer, et non interrompre
En effet, j’ai choisi, après le décès de mon père - j’avais vingt deux
ans - un cycle d’études plus court, en Design qui promettait une
indépendance économique rapide. En deuxième année
d’Architecture à Florence, j’avais alors basculé sur l’option Design.
Avant cet évènement capital, je ne m’étais jamais posé la question :
quoi étudier ou pour combien de temps.
Mon père était un entrepreneur du bâtiment, il m’amenait souvent
sur les chantiers, j’aimais cela.
Encore aujourd’hui l’odeur d’un chantier, ce mélange de poussière,
ciment, bois, métal, m’est agréable.
Son faux désordre me plaît également, m’intrigue, me rassure.
Le devenir des choses, même enfant, stimulait mon imagination.
Mon éducation scolaire a été linéaire, presque séquentielle, jamais
imposée.
4
À quatorze ans, le Lycée Technique de Dessinateur pour le
Bâtiment, puis un passage par les Beaux-Arts, département de
Scénographie, et enfin l’Université d’Architecture.
Mais la linéarité de ce chemin a été modifiée par la vie elle-même, et
j’ai terminé avec des études de Design, option Dessin d’Objet.
Ce n’est pas très lyrique ; je n’ai pas un récit de « passion depuis
l’enfance » à raconter pour justifier mes derniers quinze ans
d’activité professionnelle comme dessinateur produit.
Le destin a été ironiquement généreux, j’ai travaillé beaucoup, peutêtre trop.
Aux yeux de tous j’ai eu beaucoup de chance . . .
Un premier stage confirmé en embauche (c’était en 1994), chez
Salvatore Ferragamo, à Florence. Puis nouvelle embauche, deux
ans après, chez Valentino à Rome, et ensuite chez Giorgio Armani,
à Milan au studio de création du département Armani casa jusqu’en
2001.
Cette année là, au mois de septembre, pendant que toute la ville
était déserte et ses habitants figés devant les télés à regarder
l’effondrement des Tours Jumelles, je finissais juste de vider mon
appartement de Milan et je venais d’en trouver un nouveau, à Paris.
Le choix était fait : vivre en France, à Paris, pour retrouver des
envies, changer de vie, et reprendre mes études d’Architecture.
Mais là encore la vie, ou moi, ou les deux, qui sait, en ont décidé
autrement.
Quelques mois après l’emménagement, on me proposait un contrat
pour une Maison parisienne, comme Directeur Artistique des
Collections de Maroquinerie et Objets. L’offre était de qualité, la
Maison prestigieuse.
J’ai accepté la proposition.
Encore une fois emporté par les nécessités, ou par l’ambition,
l’orgueil (c’est flatteur d’être apprécié, recherché sur le marché du
travail), encore une fois mon projet, l’intention d’étudier
l’Architecture, fut mis de côté. J’ouvris une agence de design
endossant la double casquette de designer et d’entrepreneur.
5
« De l’anticipation à l’intention,
Du souhait au programme »
Francis Tilman, Penser le projet
6
Du programme à l’action
Pendant des années, j’ai géré l’agence en lui consacrant tout
mon temps, mes énergies, mais pas mon âme.
Au fur et à mesure du temps, j’ai dû me rendre à l’évidence : je ne
vivais pas mon histoire, la frustration grandissait de jour en jour.
À l’automne 2011, j’ai commencé à fréquenter les cours du soir de la
Ville de Paris, pour tester ma capacité à l’apprentissage, à l’écoute.
J’ai suivi des cours d’infographie, de français, d’art plastique.
Je doutais du fait d’être encore capable d’apprendre, d’accepter de
devenir lucidement inexpert et malléable.
Avec étonnement, je découvris que non seulement j’étais à ma
place, comme élève, mais que cela ne me demandait pas d’effort. Je
ne me crispais pas si un formateur, souvent plus jeune que moi, me
dépassait par son savoir ou son expérience.
C’était un passage et une épreuve nécessaire, avant de me lancer
dans le véritable projet d’intégrer un cycle d’études en Architecture.
L’expérience des cours de la Ville de Paris m’a aussi rassuré : je
n’étais pas le seul adulte à vouloir reprendre les études.
Tout comme moi, d’autres personnes de mon âge, rencontrées aux
cours, avaient besoin de nourrir leur âme.
De se sentir nouvellement en «devenir», présent à soi-même.
Quand j’ai su que j’étais accepté à l’École Nationale Supérieure de
Paris la Villette en troisième année du Cycle Licence, j’ai eu un
vertige.
La réalité s’est alors imposée dans toute son évidence :
Pendant trois ans, je serai un étudiant.
Un simple étudiant - donc, par définition, partiellement ignorant et
totalement inexpert – perdu dans la multitude de la population de la
plus nombreuse École d’Architecture de France.
Je devais aussi quitter mes repères, mon territoire, pour redevenir
un apprenti, un élève.
Un ‘humble’ étudiant de quarante-trois ans.
7
« Le voleur a tout emporté
Sauf la lune
Qui était à ma fenêtre »
Haïku de Ryôkan (1758 – 1831)
8
En chemin
L’été dernier j’ai fait un grand vide. Je me suis débarrassé de
tout ce qui me rappelait ma précédente vie :
Archives, prototypes, livres…
En même temps, je n’avais pas vraiment le choix. Mon nouveau
logement m’interdit toute utilisation inutile de l’espace.
Mais comme l’écrivait Leonardo da Vinci « Les petites pièces ou
petites demeures mettent l’esprit sur le droit chemin, les grandes
sont la cause de la dérive. »
J’ai ainsi découvert avec plaisir que le vide, l’espace dans sa nudité,
est source d’apaisement, agit comme une caisse de résonance pour
la pensée.
Ma nouvelle vie d’étudiant m’interdit en même temps tout excès.
Plus d’espace, plus de temps, plus de besoin de posséder l’inutile.
L’emploi du temps est désormais tel que depuis je n’ai pas eu
l’occasion de me questionner sur la justesse de mon choix.
Grâce au rythme intense des études d’architecture, j’ai redécouvert
que j’étais encore capable d’expérimenter l’apprentissage avec
enthousiasme, sans épargner énergies et moyens.
Projet après projet, examen après examen, je dessine mes
nouveaux jours, semaines, mois.
J’ai peine à croire qu’une année seulement est passée, et que ce
texte que je rédige est mon Rapport de Licence de fin de cycle.
Mais je n’ai pas été le seul « en famille » à devenir élève. C’est vrai
que j’ai fait ce chemin en parallèle avec une autre personne, une
petite personne, mon filleul âgé de six ans.
Tous les deux, nous avons été confrontés à ce changement de
condition. La société nous définit désormais différemment, nous
accueille autrement. Nous participons au projet majeur de la société,
l’intégration par l’éducation, nous sommes ainsi les destinataires
d’une culture, d’un savoir collectif.
9
Le projet comme outil de changement
Le projet concrétise une intention ; il n’a de sens que s’il pose
un but, et prévoit un certain nombre de moyens pour l’atteindre.
Le projet est donc fondamentalement lié à l’action, mais aussi
au futur, du fait qu’il désigne une action que l’on prévoit réaliser
Cécile Paul – Sociologue de l’Éducation.
10
Apprendre pour changer
L’être humain est une machine formidable sélectionnée pour
la survie dans un environnement donné.
Apprendre, c’est comprendre, se relationner à cet environnement.
Dessiner, créer, va bien au-delà. Cela signifie, selon moi, imaginer
en partie cet environnement, projeter sa propre pensée, de la
dimension de l’abstraction intellectuelle à la réalité.
Observer ce phénomène sur un enfant, et, en même temps, le
constater sur moi-même, supposé être un adulte, a été une source
de réflexion.
Cela mériterait une dissertation en soi, tel le sujet est riche.
Je me limiterai alors, faute de temps et moyens d’analyse, à
présenter des moments de cette traversée commune au delà du
miroir.
Pour l’enfant, cela est d’une naturalité innée : son dessin EST la
réalité, et non la représentation de son imaginaire.
Quand la conscience commence à lui offrir une vision plus
complexe, à ce moment précis un dessin devient un projet, la
manifestation d’une intention intellectuelle projetée dans un futur
plus ou moins proche, la notion de temps étant autre chez l’enfant.
Cette année, j’ai pu découvrir comment pour l’homme le projet est
un outil essentiel de relation et d’interaction de l’imaginaire avec la
réalité et la société.
C’est cette capacité, cette volonté d’agir sur son environnement
spatial mais également, sinon avant tout, social, qui nous différencie
des autres êtres vivants.
Nous construisons, par l’accumulation parfois chaotique de projets
dans l’espace, une mémoire architecturale collective.
Une mémoire spatiale, architecturale, mais aussi une identité
culturelle, sociale. Stimulé par ce sujet de réflexion, j’ai alors lu
l’ouvrage de l’architecte italien Aldo Rossi, L’Architettura della Città.
11
La mémoire de la Ville
Aldo Rossi est bien conscient que l’objet de sa recherche – la Ville –
et plus précisément la ville historique, ne peut être expliquée ou
représentée par des considérations ou théories définitives, ni
interprétée par des schémas immuables.
La Ville est, en effet, considérée comme une œuvre d’art collective,
matière changeante et en perpétuel devenir, pour laquelle les
usuelles conventions temporelles et définitions spatiales résultent
inappropriées pour comprendre sa signification complexe.
Pour construire cette esquisse de théorie, Aldo Rossi récupère les
acquis des géographes, historiens et anthropologues attentifs aux
spécificités du milieu urbain, mais tout en restant à l’intérieur de la
discipline de l’architecture.
L’ouvrage ne cherche pas une définition généraliste de la ville ; au
contraire il se focalise sur ce qui constitue, dans une ville, la donnée
visible, l’aspect formel.
À travers une investigation sur la « vie des formes urbaines », Aldo
Rossi saisit l’unicité et l’individualité de la Ville, dans sa dimension
réelle et physique d’architecture.
Le sujet de cette quête n’est pas le récit en soi d’une ville, mais la
volonté, à travers des outils d’analyse rationnels, de comprendre
« L’âme de la ville ».
J’ai inclus cet extrait de ma lecture car je pense qu’il est utile pour
donner corps à mes considérations, pour retracer le chemin que j’ai
en partie accompli.
Je me suis rendu compte que même si je réside en France depuis
désormais douze ans, ma sensibilité pour l’architecture, pour les
questions de la dimension collective qu’elle construit, a une racine
qui est spécifique à ma culture d’origine.
Il peut y avoir une image sociale et mentale partiellement différente
des mots Ville, Rue, Place, Maison, Famille.
12
« Le plus que l’homme puisse attendre est l’étonnement, et
si le premier phénomène l’étonne, qu’il soit satisfait.
Pas davantage ne pourra lui être donné,
et rien de plus il n’aura à chercher.
Là est la limite. »
Goethe
13
L’oiseau et son rêve
Elia a six ans.
Il n’est plus un petit enfant, comme il aime le rappeler aux « grandes
personnes ».
C’est un garçon curieux, extraverti, qui ne tient pas en place, se
questionnant sur tout.
C’est mon filleul et mon petit élève !
Cette année, il a commencé à lire, écrire et à faire des dessins de
plus en plus élaborés.
À ses yeux, je suis une « grande personne » ainsi que son maître
d’Arts appliqués pendant les vacances.
Tout comme lui, j’ai aussi préparé mon « cartable » au mois de
septembre dernier, pour entreprendre le chemin de l’École.
Une école pour des grandes personnes bien évidemment, avec un
nom difficile à prononcer : ENSAPLV.
L’école d’Elia a un plus joli nom, « Scuola Elementare Italo
Calvino ».
Il y a, comme dans la mienne, des dessins affichés un peu partout ;
mais qui sait pourquoi, à l’école Italo Calvino, tout est coloré, flottant,
comme sans poids.
On comprend facilement que les petits artistes ignorent insolemment
Vitruve, que Galilée demeure dans son limbe, et que Newton leur
rappelle plus facilement le nom d’un personnage de dessin animé !
Elia est très curieux au sujet de mon école ; à son avis, elle est très
intéressante !
Selon lui, c’est la meilleure des écoles, puisque, je le cite :
« Vous y dessinez tout le temps, vous y passez des journées
entières à jouer avec des maquettes de maisons et de rues et
aucune maîtresse ne vous oblige à écrire des A qui rassemblent à
des A ».
14
Au téléphone, (il habite à Florence), toujours d’un ton sérieux,
il pose des questions sur mes dessins, mes projets et mes
nouveaux camarades.
Selon lui, cette école, au nom étrange comme une formule magique
- ENSAPLV - est un lieu extraordinaire, où des maisons et des villes
entières prennent forme sans avoir à craindre d’épuiser les briques
des Lego !
Pour lui faire comprendre que c’était un jeu parfois complexe et
difficile, presque comme ses devoirs d’arithmétique, il y a quelques
mois, je lui ai appris un mot nouveau, un mot qui sera mon fidèle
compagnon de route : PROJET.
C’était étonnamment simple tout compte fait : il suffisait de lui faire
comprendre que nous, les êtres humains, nous faisons un projet
pour toute chose que nous voulons réaliser, réelle ou imaginaire, et
que les rêves, par exemple, sont les projets de formidables choses
imaginaires.
Voilà comment je lui ai présenté ce mot, futur sujet de nos jeux :
« Un projet c’est le dessin de quelque chose qui n’existe pas encore
Elia, quelque chose que tu as imaginé, et que tu aimerais voir et
sans doute toucher ! Pour cela il faut tout dessiner, tout bien
mesurer et écrire, puisque souvent, il faut être à plusieurs pour
réussir un bon projet ! ».
E : Comme maman, le dimanche en cuisine ?
Elle me demande toujours de lire les recettes et peser les
ingrédients !
J’ai même fait un dessin de notre dernier gâteau…
Alors, (pensif) les recettes sont aussi des projets ?
- Oui, sans doute, mais tu auras besoin d’un très grand four pour y
faire cuire une maison tout entière…
E : Tu plaisantes toujours !
- Mais non, ce four gigantesque existe vraiment, et il
s’appelle CHANTIER.
15
E : Je comprends maintenant. Tu sais, nous avons eu un grand
chantier juste en face, avec des grues gigantesques qui avaient des
lumières tout en haut la nuit !
Mais un oiseau fait-il un projet lui aussi pour construire son nid,
Stefano ?
- Un oiseau ... il n’a pas besoin de dessiner, il ne pourrait pas non
plus avec toutes les jolies plumes qu’il a, mais je pense qu’il rêve le
projet de son nid…
Il a la chance de savoir d’avance ce qu’il faut faire, quand il faut le
faire, et où il faut le faire. Son nid sera toujours le meilleur des nids,
et cela sans avoir besoin d’un architecte !
(Ni d’avoir lu un traité de bioclimatique, me dis-je à moi-même).
16
Dessine-moi une tour
17
Une Tour pour observer
E : Tu sais, moi aussi je serai architecte !
- C’est une belle idée, c’est un beau métier Elia.
Mais sait-il ce que c’est qu’un métier ?
Comment lui expliquer ?
Un jeu ? Seulement un peu plus sérieux ? Je doute…
- Mais pourquoi maintenant voudrais-tu être architecte ?
Il me semble que tu voulais être pâtissier il n’y a pas très longtemps,
n’est-ce pas ?
E : Oui, mais, tu sais, tout à l’heure maman m’a montré sur son iPad
la maison que tu as dessinée pour moi… la Maison Atelier comme
elle l’a appelée.
- Elle t’a plu ? J’ai l’ai dessinée en pensant à vous tu sais ?
Mais la réponse d’Elia a été étonnante et imprévisible…
E : Elle ne fonctionnera certainement pas !
Alors j’ai décidé de faire ton école aussi et de dessiner moi-même la
maison, de faire mon projet !
Déclara-t-il, en prononçant bien les lettres de son nouveau mot :
P
R O J E T
- Elle ne fonctionne pas… ça alors !
Tu es vraiment une petite canaille, tu sais ?
C’est un beau projet pourtant, et coloré comme tu voulais.
J’ai prévu que ta chambre soit grande, que maman puisse te voir
jouer, et que la cuisine soit ensoleillée, avec une énorme table où tu
peux tout faire : jouer, lire, faire tes devoirs, aider maman à cuisiner,
18
faire des dessins, même sur la table ! Il y a même une terrasse, avec
des jardinières géantes !
J’avais reçu un cahier des charges très détaillé en fait. J’avais même
pris le soin de faire les menuiseries en rouge Ferrari, sa couleur
préférée.
Mais plus sérieusement, j’avais consacré à cette mission mon rendu
de projet de fin de semestre. C’est en pensant à lui et à sa maman
(célibataire) que j’avais fait toute ma recherche et finalisé mes
intentions projectuelles.
E : Oui, elle est jolie, et j’aime beaucoup les fenêtres rouges et la
table gigantesque !
Mais...
- Mais ?
E : Il n’y a pas la TOUR !
- C’est vrai, tu as raison Elia, il n’y a aucune tour, mais elle n’était
pas prévue dans le projet…
Pourquoi voudrais-tu une tour maintenant ?
E : Mais c’est évident, comment fais-tu pour ne pas le comprendre ?
Je pensais, mais je ne lui dis pas, que en effet je n’avais vraiment
pas terminé mon cycle Licence, peut-être que j’aurais du prêter plus
d’attention à mes cours magistraux…
Surtout au cours « Tours pour enfants rebelles »
- Il n’y a pas de doute, nous allons faire une tour alors !
Aide moi à la dessiner Elia, comment devrait-elle être ?
E : (Concentré) : Haute, très haute, avec un grand ascenseur pour y
faire entrer tout le monde : maman, grand-mère, et mon nounours
bien sûr !
Je note sur mon carnet : « Chercher sur catalogue Otis, ascenseur
confortable pour nounours et famille… ».
- Très haute, bien sûr, pas de souci, tu sais, à Paris ils vont en faire
une très haute, tout en verre, de 160 mètres, mais elle ne sera pas
jolie comme la nôtre, au contraire !
19
E : (Toujours concentré), Je veux que la mienne dépasse les
nouvelles maisons qu’ils ont construit de l’autre côté de la rue, là où
il y avait les oliviers de Monsieur Giovanni.
De là haut, je pourrai à nouveau voir le parc, les oliviers, et les
chatons de Micia au printemps.
Tu sais, hier j’ai compté 20 plus 18 maisons, ce n’était pas facile du
tout, puisqu’elles sont toutes pareilles et j’ai dû recommencer
plusieurs fois.
Les nouvelles maisons n’ont même pas les fenêtres rouges, tu sais,
même pas de toit ou de cheminée comme la maison de Monsieur
Giovanni, elles sont toutes plates comme mes Lego !
Et la maison de Monsieur Giovanni n’est plus là non plus…
20
Une Tour pour rêver
Je lui promis de lui faire un super dessin de tour, le plus tôt possible.
Notre projet sera le plus beau jamais vu à Florence, même plus
beau que la tour du Palazzo Vecchio !
Dommage pour la vieille maison en brique. J’aimais bien cette petite
ferme, prisonnière de la ville. C’était l’archétype de la maison, telle
qu’un enfant peut la dessiner. Les fenêtres, par exemple, on aurait
dit des yeux dans un drôle de visage, avec pour bouche la porte et
pour dents l’escalier en pierre où les lézards avaient pour habitude
de prendre le soleil !
Il est tard, désormais.
Je suis sûr qu’Elia dort déjà. Qui sait, peut-être qu’il joue sur la tour,
dans un beau rêve tout coloré comme seuls les enfants arrivent à en
faire.
Je pose mon livre de bioclimatique, mes yeux se ferment tout seuls,
je commence à confondre les Watt avec les Jules, approximation qui
ne ferait pas du tout plaisir à mon très sérieux professeur !
Et j’imagine la manière de dessiner la tour d’Elia…
Haute, très haute, solide, avec un ascenseur, des ascenseurs
panoramiques comme dans un dessin de Sant’Elia, grand
visionnaire lui...
J’imagine - ou je rêve, qui sait - une ville entière peuplée de tours,
comme le village de San Gimignano en Toscane, des tours de
toutes les hauteurs, formes, couleurs et matériaux.
Et sur chacune des enfants regardant des champs d’oliviers.
21
« La pièce est le commencement de l’architecture.
C’est le lieu de l’esprit. »
Louis Kahn
22
L’exercice de la mémoire
23
Des Villes et des Villages
Avec Elia, nous faisons souvent ce jeu au téléphone.
Nous nous posons des questions. Il faut y répondre très rapidement,
sans trop réfléchir et sans se faire aider !
Hier nous avons fait celui-ci, et c’est bien lui qui a gagné.
- Qu’est-ce qu’une ville ?
E : La ville… c’est le monde !
(Il le dit fort, avec enthousiasme, comme imaginant le plaisir
d’explorer cette immense ville-monde).
- Et un village ?
E : Un village c’est un lieu plein de petites maisons !
- Et qu’est-ce qu’une maison ?
E : Un lieu avec des pièces et des choses, où on y mange, où on y
joue et où on y dort !
Comment faire mieux en moins de deux minutes ?
À la question « qu’est-ce qu’une ville », je m’étais déjà perdu dans
mes pensées et hypothèses.
J’aurais commencé par tracer l’histoire des civilisations, des
premières cabanes aux villes du Moyen-Orient, pour finir avec mon
cher Aldo Rossi…
Pour toute culture, pour tout peuple, la Ville, comme dit si bien Elia,
la Ville est le Monde, la représentation et la projection d’une
cosmologie.
La Ville est la mémoire et l’identité collective d’une société.
24
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? »
Alphonse de Lamartine
25
Architecture sculpturale ou des morceaux de sucre ?
Nous avons fait un dernier jeu avec Elia.
Le plus difficile, je l’avais justement laissé pour la fin de notre expérience.
Je lui ai donné à faire, sous forme légère et ludique sans les contraintes
que j’avais eues, mon exercice sur l’étude de la densité habitative selon
une surface donnée.
L’énoncé peut sembler dur pour un enfant, mais en réalité il s’agit, pour
lui, de composer des formes librement en utilisant de simples morceaux
de sucre.
Moi, l’apprenti architecte, j’ai fait le même exercice, mais avec un regard
sur le calcul des densités, des coefficients, de l’ensoleillement et autres
principes à la base de l’expérimentation.
Car il s’agissait, en cours de Projet d’Architecture, d’étudier les possibilités
du vivre ensemble, (en toute santé physique et psychologique des
utilisateurs), dans des logements collectifs.
Bien évidement le petit Elia est en marge de tout cela. Lui a eu comme
mission de … s’amuser à empiler des morceaux de sucre avec de la
colle.
Le résultat a été néanmoins étonnant.
Ses compositions, à vrai dire, ne sont pas si lointaines des miennes, élève
de troisième année du cycle de Licence, avec la différence essentielle
qu’elles sont des objets sculpturaux, et non des maquettes d’étude.
La liberté avec laquelle Elia a utilisé ses modules, l’insouciance avec
laquelle il a défié toute échelle, tout bon sens de brave architecte, ne l’a
pas empêché, en revanche, de me questionner sur un autre sujet,
dernièrement abordé dans mon cours d’Esthétique.
Quelle est la limite entre Architecture et Sculpture ?
Puisque cet enfant a produit des objets d’une certaine valeur sculpturale, il
suffirait de leur changer d’échelle et de matière, pour pouvoir parler
d’architecture ?
Et la fonction ?
Et le Genius Loci ?
26
Et les coefficients, les PLU, et les mille autres limites auxquelles je serais
confronté dans ma future profession ?
Voici alors une synthèse de ma réflexion sur le sujet, dissertation que j’ai
également proposée comme sujet de fin de semestre pour mon cours
d’Esthétique.
27
Architecture sculpturale ou objet architectural ?
Quand Gordon Matta Clark faisait des trous dans des murs, coupait
en deux des pavillons ou obtenait des fragments de murs ou planchers
pour les montrer dans des musées, comme les Bronx Floors de 1972, il
accomplissait une performance artistique spatiale, mais non une œuvre
architecturale.
« Je suis un artiste, pas un architecte ». Lui-même ne manquait pas de le
rappeler à chaque occasion, pour éviter peut-être le malentendu en ayant
fait des études d’architecture et en ayant inventé le néologisme
« anarchitecture » pour décrire son activité artistique.
Mais justement puisqu’il travaillait à l’extérieur de la discipline de
l’architecture, il donnait indirectement une clef de lecture sur la question
de l’espace architectural autant qu’espace sculptural.
Un autre exemple, l’œuvre Conical Intersect de 1975 dans les bâtiments
consacrés à la démolition du quartier Beaubourg, à Paris, est à étudier.
Dans les photos de la performance, on peut voir la structure préfabriquée
du Centre Pompidou de Renzo Piano et Richard Rogers s’ériger, et en
arrière-plan, le pignon de l’immeuble auquel Matta Clark a arraché un
fragment circulaire, la base d’un cône virtuel qui coupe le bâtiment.
Deux mondes sont en opposition – confrontation : Le Centre Pompidou,
une œuvre architecturale High-Tech, et Conical Intersect, une
performance d’Anarchitecture.
À bien observer, les deux œuvres cherchent le même objectif : la
dématérialisation de l’édifice architectural, l’espace dilaté et illimité,
l’abolition entre dehors et dedans. Avec la différence que dans les
fragments de Matta Clark, il y a une dimension piranésienne, une tension
poétique et intellectuelle que très difficilement un architecte peut
concrétiser dans une œuvre architecturale conventionnelle.
Piranèse lui-même ne réalisera aucune architecture à la hauteur de ses
gravures.
Robert Smithson est un autre artiste détaché de la dimension concrète de
« Utilitas ». Il réalisa néanmoins des paysages puissants qui modifient le
territoire, comme par exemple, Spiral Jetty en 1970 dans l’État de l’Utah.
Sans sa contribution et ses recherches sur les correspondances entre
espace naturel et histoire, entre lieu, matière et forme, la réflexion
28
architecturale sur l’écologie, le paysage et la société industrielle n’aurait
peut-être pas eu lieu.
« Plutôt que de nous rappeler le passé comme font les monuments
anciens, les nouveaux monuments semblent vouloir nous faire oublier le
futur. Plutôt que d’être réalisés avec des matériaux naturels tels que
marbre, granit et autres roches, les nouveaux monuments sont faits de
matériaux artificiels, tels que plastiques, métaux chromés et lumières
électriques ».
Nous pourrions appliquer cette phrase de Robert Smithson à l’œuvre
architecturale de Franck Gehry…
Si j’ai fait référence à l’activité de Matta Clark et Robert Smithson, (mais je
pourrais également faire appel à l’œuvre Tilted Arc de Richard Serra ou
Complex One de Michael Heizer), c’est pour affirmer, selon moi, qu’une
séparation claire entre Architecture et Art, ou plus précisément, entre
architecture sculpturale et sculpture architecturale, est aujourd’hui difficile.
Il faudrait peut-être considérer dépassée la notion que peinture, sculpture
et architecture participent à une conception de l’espace par des disciplines
complémentaires mais différentes et autonomes.
Cette convention de classification ne tient pas compte, spécialement
aujourd’hui, de toutes les activités à la frontière des disciplines, et à la
contamination, voir hybridation, entre elles.
Cette contamination, cette désormais ambiguïté de langage, pourrait être
vue comme une limite, une preuve et un constat de la décadence de
l’architecture telle que Vitruve pouvait la concevoir.
Cette entropie créative à laquelle nous assistons aujourd’hui, libère des
énergies nouvelles et inattendues, élargit les frontières de l’architecture, et
rend la création architecturale vivante mais génère aussi des
problématiques nouvelles.
Nous pouvons, par exemple, nous questionner sur la contribution des
technologies numériques de la représentation, sur l’utilisation
d’algorithmes de calcul de plus en plus performant, comme dans l’œuvre
de l’architecte Zaha Hadid, pour la définition d’un nouveau langage
architectural.
Pour les architectes suivants, Franck Gehry, Zaha Hadid ou Daniel
Libeskind, nous pouvons définir leurs œuvres en fonction de différents
angles et principes en passant de l’architecture à la sculpture selon les
critères d’analyse adoptés.
29
Cette ambivalence, ce « passer » d’un registre à l’autre, cette impossibilité
de définir une barrière nette et précise entre architecture et sculpture met
en défaut un critère d’appréciation de l’architecture, celui de la
correspondance entre forme et fonction, entre, je dirai, image, raison
d’être et existence de l’œuvre.
La scène architecturale internationale est désormais peuplée d’une
multitude de réalisations architecturales qui se veulent sculpturales, voire
objet d’art.
Pour un bon nombre parmi elles, la seule valeur d’image peut en justifier
l’existence.
Image comme signe, pur geste graphique solidifié, et non expérience
architecturale, ou sculpturale.
Il s’agit, à mon avis, plus d’icônes, d’objets isotropes, que de tentatives de
connexions à un territoire, comme l’on peut en revanche constater dans
l’œuvre de Robert Smithson ou Franck Lloyd Wright (articulation d’un
langage formel et structurel), fruit d’un dialogue et d’une compréhension
du site.
La faille dans la contamination entre architecture et sculpture est la
production d’objets émotionnels, qui ne font pas appel à une interaction
entre œuvre – technè-contexte, mais à la seule volonté de provoquer une
émotion chez le spectateur.
J’ai choisi délibérément la définition de spectateur, et non d’utilisateur,
pour marquer la différence d’expérience qu’une architecture icône
provoque. Nous pourrions affirmer que la fonction (quand elle est
présente…) suit la forme.
Quand Claes Oldenburg affirme que « un édifice se distingue d’une
sculpture seulement si à son intérieur il y a des WC », il nous fait
comprendre, dans son registre verbale polémique et de rupture, la
confusion de genres qui peut provoquer l’institution d’une architecture
comme seul produit de communication (politique, sociale ou économique).
Nous sommes loin de l’expérience du plaisir esthétique tel que Carlson l’a
formulé, l’exemple des Boylston Street Buildings de Boston, édifiés en
1989, résume à la perfection la dyslexie possible que l’architecture peut
incarner.
Nous sommes également dans l’impossibilité, selon moi, face à
l’architecture objet, de vivre une expérience qui interpelle les sens et
l’esprit, comme l’affirmait Alberti dans L’art d’édifier (Livre IX, chapitre 5),
« De là vient qu’on perçoit immédiatement les choses harmonieuses des
que la vue, l’ouïe ou quelque autre faculté les présentent à l’esprit ».
30
La triade vitruvienne Firmitas, Utilitas, Venustas, sous-entend un
équilibre pondéré, sans prévarication d’une catégorie sur l’autre. Une
proportion, une mesure savamment orchestrée, dont toutes les
caractéristiques, formelles, intellectuelles, structurelles, émotionnelles,
contribuent à l’appréciation finale de l’œuvre architecturale, sculpturale ou
non.
Pour Bruno Taut, l’architecture était essentiellement une question de
proportion.
Je l’entends comme proportion mathématique, mais aussi comme
équilibre vitruvien.
31
Architecture ou graphisme tridimensionnel ?
Constater, dans le devenir de l’architecture contemporaine, de plus
en plus sculpturale, qu’elle n’est plus si disjointe de l’art dans sa
perception d’objet icône, rend inefficace une tentative de définition des
deux typologies architecturales, (formelles ou structurelles). Il m’est
difficile de donner une réponse définitive à la question que j’ai posé en
ouverture.
L’édifice conçu comme une sculpture sans relation avec le tissu urbain et
sociétal. Nous sommes amenés à ne regarder que le signe, que l’icône, et
non la fonction. Encore moins nous recherchons à saisir les éléments de
l’équilibre chers à Vitruve, ou comprendre l’importance de l’expérience de
l’architecture.
Cette architecture semble alors nécessiter une redéfinition. Un nouveau
point zéro pour des formulations possibles, théoriques, comme
d’organisation de l’espace.
Nous assistons à la naissance d’une Hyper architecture, grâce également
aux performances atteintes par les techniques de représentation
numérique de l’architecture. Aucune des œuvres de Zaha Hadid n’aurait
jamais pu voir le jour sans ces technologies.
Une immatérialité sensorielle du processus de création (création de
l’image mentale, de la projection de l’esprit qui est sous jacente à la
forme), une immatérialité qui, selon moi, rend néant toute possibilité de hic
et nunc.
L’architecture objet, produit ultime de l’architecture comme seule forme de
média, est disloquée, et ses architectes avec, dans la dimension
aristotélienne de « locus sine locato corpore », de vide architectural
comme lieu empirique qui devient réel.
Paradoxalement, il me semble que l’architecture sculpturale, et son sousproduit, l’objet-icône architectural, dans leur volonté de vouloir occuper
l’espace physique sans effort apparent et en défiant la technè, restent
comme piégée dans une sorte de bidimensionnalité solidienne, de
graphisme tridimensionnel qui est encore visiblement tributaire des
médias numériques.
J’aimerais étudier la contribution du dessin comme processus dans la
conception de l’espace architectural. J’ai pu lire de vieux articles
intéressants sur l’architecture dessinée. Les exemples d’architectes
dessinateurs véritables artistes, comme Aldo Rossi, Franco Purini ou
Carlo Aymonino, sont nombreux.
32
Mais j’ouvrirais une parenthèse trop vaste pour être synthétisée
dans ce mémoire. Je constate que ce que ces derniers mois d’étude m’ont
apporté de plus précieux, sont à juste titre l’ouverture sur une multitude
de réflexions, questionnements, territoires à explorer qui me nourrissent et
alimentent mon esprit.
Apprendre c’est se retrouver.
Stefano Cruciata
33
« Et si, pour toute richesse,
Il ne te reste que deux pains,
Vends-en un, et avec ces quelques deniers
Offre-toi des jacinthes pour nourrir ton âme »
Poème persan
34
Bibliographie
Roberto Secchi, L’architettura é l’arte dell’equlibrio ? Article paru dans la revue Aperture, N° 29 –
Rome
Fabio Broguglio, Architettura é Arte. Introduction au catalogue de l’exposition Arte e architettura.
Rome - 2001
Bruno Taut, Cosa é architettura, 1937, dans Roberto Secchi, La fantasia concreta dell’architettura.
Rome – 2007
Marco Vitruvio Pollione, De architectura Libri decem, Studio Tesi 1999
Anne Tusher, Architecture et Philosophie: Questions d’esthétique. Ensaplv, année 2012-2013
Jacques Julien, La sculpture comme espace architecturale. Ensaplv, année 2012-2013
Francis Tilman, Penser le projet. Concepts et outils d’une pédagogie émancipatrice. Lyon, 2004
Malcom de Chazal, Sens Plastiques. 1974
Dominique Loreau, L’art de l’Essentiel. Paris, 2010
Cécile Paul – Florence Darville, Le Projet. Revue Articulation N° 38, Belgique
Olivier Maulini, Penser le projet. Recension. Université de Genève, 2006
Aldo Rossi, L’architettura della Città, Marsilio Editori. Milano, 1965
Alberto Ferlenga, L’architettura della città di Aldo Rossi. Venezia, 2011
Andrea Branzi, Architettura disegnata. Revue DATA N° 23. Milano
Enrico Bordogna, Disegno come autobiografia. Revue Disegno di architettura N° 32. Milano, 2006
Francesco Moschini, Architettura disegnata. 2007
35