Mémoire de Licence
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Mémoire de Licence Stefano Cruciata [email protected] ENSAPLV - Juin 2013 1 « Apprendre, c’est se retrouver » Malcom de Chazal Sens Plastique, 1974 2 Sommaire Introduction 4 Du programme à l’action 7 En chemin 9 Apprendre pour changer 11 La mémoire de la Ville 12 L’oiseau et son rêve 14 Dessine-moi une tour 16 Une tour pour observer 18 Une tour pour rêver 20 Des Villes et des Villages 24 Architecture sculpturale ou des morceaux de sucre 26 Architecture sculpturale ou objet architectural 28 Architecture ou graphisme tridimensionnel 32 Bibliographie 35 3 La mémoire de soi Il y a deux ans j’ai pris la décision de tenter l’admission dans une école d’Architecture. Rien de vraiment exceptionnel, beaucoup de jeunes baccalauréats tentent leur chance chaque année. Mais dans ma situation, une dose de courage et même d’inconscience était davantage nécessaire. Et de détermination également, puisque il s’agissait, en cas de réussite, de fermer l’agence, licencier les collaborateurs, changer d’appartement et, à quarante-trois ans, remettre l’uniforme d’étudiant. Mon histoire, mon chemin, ou, plus pertinemment, mon projet, est guidé par le désir d’achever un parcours. Reprendre, vingt ans après, les études d’Architecture, que des évènements - tout simplement la vie - m’avaient fait interrompre. Plus précisément il faudrait dire changer, et non interrompre En effet, j’ai choisi, après le décès de mon père - j’avais vingt deux ans - un cycle d’études plus court, en Design qui promettait une indépendance économique rapide. En deuxième année d’Architecture à Florence, j’avais alors basculé sur l’option Design. Avant cet évènement capital, je ne m’étais jamais posé la question : quoi étudier ou pour combien de temps. Mon père était un entrepreneur du bâtiment, il m’amenait souvent sur les chantiers, j’aimais cela. Encore aujourd’hui l’odeur d’un chantier, ce mélange de poussière, ciment, bois, métal, m’est agréable. Son faux désordre me plaît également, m’intrigue, me rassure. Le devenir des choses, même enfant, stimulait mon imagination. Mon éducation scolaire a été linéaire, presque séquentielle, jamais imposée. 4 À quatorze ans, le Lycée Technique de Dessinateur pour le Bâtiment, puis un passage par les Beaux-Arts, département de Scénographie, et enfin l’Université d’Architecture. Mais la linéarité de ce chemin a été modifiée par la vie elle-même, et j’ai terminé avec des études de Design, option Dessin d’Objet. Ce n’est pas très lyrique ; je n’ai pas un récit de « passion depuis l’enfance » à raconter pour justifier mes derniers quinze ans d’activité professionnelle comme dessinateur produit. Le destin a été ironiquement généreux, j’ai travaillé beaucoup, peutêtre trop. Aux yeux de tous j’ai eu beaucoup de chance . . . Un premier stage confirmé en embauche (c’était en 1994), chez Salvatore Ferragamo, à Florence. Puis nouvelle embauche, deux ans après, chez Valentino à Rome, et ensuite chez Giorgio Armani, à Milan au studio de création du département Armani casa jusqu’en 2001. Cette année là, au mois de septembre, pendant que toute la ville était déserte et ses habitants figés devant les télés à regarder l’effondrement des Tours Jumelles, je finissais juste de vider mon appartement de Milan et je venais d’en trouver un nouveau, à Paris. Le choix était fait : vivre en France, à Paris, pour retrouver des envies, changer de vie, et reprendre mes études d’Architecture. Mais là encore la vie, ou moi, ou les deux, qui sait, en ont décidé autrement. Quelques mois après l’emménagement, on me proposait un contrat pour une Maison parisienne, comme Directeur Artistique des Collections de Maroquinerie et Objets. L’offre était de qualité, la Maison prestigieuse. J’ai accepté la proposition. Encore une fois emporté par les nécessités, ou par l’ambition, l’orgueil (c’est flatteur d’être apprécié, recherché sur le marché du travail), encore une fois mon projet, l’intention d’étudier l’Architecture, fut mis de côté. J’ouvris une agence de design endossant la double casquette de designer et d’entrepreneur. 5 « De l’anticipation à l’intention, Du souhait au programme » Francis Tilman, Penser le projet 6 Du programme à l’action Pendant des années, j’ai géré l’agence en lui consacrant tout mon temps, mes énergies, mais pas mon âme. Au fur et à mesure du temps, j’ai dû me rendre à l’évidence : je ne vivais pas mon histoire, la frustration grandissait de jour en jour. À l’automne 2011, j’ai commencé à fréquenter les cours du soir de la Ville de Paris, pour tester ma capacité à l’apprentissage, à l’écoute. J’ai suivi des cours d’infographie, de français, d’art plastique. Je doutais du fait d’être encore capable d’apprendre, d’accepter de devenir lucidement inexpert et malléable. Avec étonnement, je découvris que non seulement j’étais à ma place, comme élève, mais que cela ne me demandait pas d’effort. Je ne me crispais pas si un formateur, souvent plus jeune que moi, me dépassait par son savoir ou son expérience. C’était un passage et une épreuve nécessaire, avant de me lancer dans le véritable projet d’intégrer un cycle d’études en Architecture. L’expérience des cours de la Ville de Paris m’a aussi rassuré : je n’étais pas le seul adulte à vouloir reprendre les études. Tout comme moi, d’autres personnes de mon âge, rencontrées aux cours, avaient besoin de nourrir leur âme. De se sentir nouvellement en «devenir», présent à soi-même. Quand j’ai su que j’étais accepté à l’École Nationale Supérieure de Paris la Villette en troisième année du Cycle Licence, j’ai eu un vertige. La réalité s’est alors imposée dans toute son évidence : Pendant trois ans, je serai un étudiant. Un simple étudiant - donc, par définition, partiellement ignorant et totalement inexpert – perdu dans la multitude de la population de la plus nombreuse École d’Architecture de France. Je devais aussi quitter mes repères, mon territoire, pour redevenir un apprenti, un élève. Un ‘humble’ étudiant de quarante-trois ans. 7 « Le voleur a tout emporté Sauf la lune Qui était à ma fenêtre » Haïku de Ryôkan (1758 – 1831) 8 En chemin L’été dernier j’ai fait un grand vide. Je me suis débarrassé de tout ce qui me rappelait ma précédente vie : Archives, prototypes, livres… En même temps, je n’avais pas vraiment le choix. Mon nouveau logement m’interdit toute utilisation inutile de l’espace. Mais comme l’écrivait Leonardo da Vinci « Les petites pièces ou petites demeures mettent l’esprit sur le droit chemin, les grandes sont la cause de la dérive. » J’ai ainsi découvert avec plaisir que le vide, l’espace dans sa nudité, est source d’apaisement, agit comme une caisse de résonance pour la pensée. Ma nouvelle vie d’étudiant m’interdit en même temps tout excès. Plus d’espace, plus de temps, plus de besoin de posséder l’inutile. L’emploi du temps est désormais tel que depuis je n’ai pas eu l’occasion de me questionner sur la justesse de mon choix. Grâce au rythme intense des études d’architecture, j’ai redécouvert que j’étais encore capable d’expérimenter l’apprentissage avec enthousiasme, sans épargner énergies et moyens. Projet après projet, examen après examen, je dessine mes nouveaux jours, semaines, mois. J’ai peine à croire qu’une année seulement est passée, et que ce texte que je rédige est mon Rapport de Licence de fin de cycle. Mais je n’ai pas été le seul « en famille » à devenir élève. C’est vrai que j’ai fait ce chemin en parallèle avec une autre personne, une petite personne, mon filleul âgé de six ans. Tous les deux, nous avons été confrontés à ce changement de condition. La société nous définit désormais différemment, nous accueille autrement. Nous participons au projet majeur de la société, l’intégration par l’éducation, nous sommes ainsi les destinataires d’une culture, d’un savoir collectif. 9 Le projet comme outil de changement Le projet concrétise une intention ; il n’a de sens que s’il pose un but, et prévoit un certain nombre de moyens pour l’atteindre. Le projet est donc fondamentalement lié à l’action, mais aussi au futur, du fait qu’il désigne une action que l’on prévoit réaliser Cécile Paul – Sociologue de l’Éducation. 10 Apprendre pour changer L’être humain est une machine formidable sélectionnée pour la survie dans un environnement donné. Apprendre, c’est comprendre, se relationner à cet environnement. Dessiner, créer, va bien au-delà. Cela signifie, selon moi, imaginer en partie cet environnement, projeter sa propre pensée, de la dimension de l’abstraction intellectuelle à la réalité. Observer ce phénomène sur un enfant, et, en même temps, le constater sur moi-même, supposé être un adulte, a été une source de réflexion. Cela mériterait une dissertation en soi, tel le sujet est riche. Je me limiterai alors, faute de temps et moyens d’analyse, à présenter des moments de cette traversée commune au delà du miroir. Pour l’enfant, cela est d’une naturalité innée : son dessin EST la réalité, et non la représentation de son imaginaire. Quand la conscience commence à lui offrir une vision plus complexe, à ce moment précis un dessin devient un projet, la manifestation d’une intention intellectuelle projetée dans un futur plus ou moins proche, la notion de temps étant autre chez l’enfant. Cette année, j’ai pu découvrir comment pour l’homme le projet est un outil essentiel de relation et d’interaction de l’imaginaire avec la réalité et la société. C’est cette capacité, cette volonté d’agir sur son environnement spatial mais également, sinon avant tout, social, qui nous différencie des autres êtres vivants. Nous construisons, par l’accumulation parfois chaotique de projets dans l’espace, une mémoire architecturale collective. Une mémoire spatiale, architecturale, mais aussi une identité culturelle, sociale. Stimulé par ce sujet de réflexion, j’ai alors lu l’ouvrage de l’architecte italien Aldo Rossi, L’Architettura della Città. 11 La mémoire de la Ville Aldo Rossi est bien conscient que l’objet de sa recherche – la Ville – et plus précisément la ville historique, ne peut être expliquée ou représentée par des considérations ou théories définitives, ni interprétée par des schémas immuables. La Ville est, en effet, considérée comme une œuvre d’art collective, matière changeante et en perpétuel devenir, pour laquelle les usuelles conventions temporelles et définitions spatiales résultent inappropriées pour comprendre sa signification complexe. Pour construire cette esquisse de théorie, Aldo Rossi récupère les acquis des géographes, historiens et anthropologues attentifs aux spécificités du milieu urbain, mais tout en restant à l’intérieur de la discipline de l’architecture. L’ouvrage ne cherche pas une définition généraliste de la ville ; au contraire il se focalise sur ce qui constitue, dans une ville, la donnée visible, l’aspect formel. À travers une investigation sur la « vie des formes urbaines », Aldo Rossi saisit l’unicité et l’individualité de la Ville, dans sa dimension réelle et physique d’architecture. Le sujet de cette quête n’est pas le récit en soi d’une ville, mais la volonté, à travers des outils d’analyse rationnels, de comprendre « L’âme de la ville ». J’ai inclus cet extrait de ma lecture car je pense qu’il est utile pour donner corps à mes considérations, pour retracer le chemin que j’ai en partie accompli. Je me suis rendu compte que même si je réside en France depuis désormais douze ans, ma sensibilité pour l’architecture, pour les questions de la dimension collective qu’elle construit, a une racine qui est spécifique à ma culture d’origine. Il peut y avoir une image sociale et mentale partiellement différente des mots Ville, Rue, Place, Maison, Famille. 12 « Le plus que l’homme puisse attendre est l’étonnement, et si le premier phénomène l’étonne, qu’il soit satisfait. Pas davantage ne pourra lui être donné, et rien de plus il n’aura à chercher. Là est la limite. » Goethe 13 L’oiseau et son rêve Elia a six ans. Il n’est plus un petit enfant, comme il aime le rappeler aux « grandes personnes ». C’est un garçon curieux, extraverti, qui ne tient pas en place, se questionnant sur tout. C’est mon filleul et mon petit élève ! Cette année, il a commencé à lire, écrire et à faire des dessins de plus en plus élaborés. À ses yeux, je suis une « grande personne » ainsi que son maître d’Arts appliqués pendant les vacances. Tout comme lui, j’ai aussi préparé mon « cartable » au mois de septembre dernier, pour entreprendre le chemin de l’École. Une école pour des grandes personnes bien évidemment, avec un nom difficile à prononcer : ENSAPLV. L’école d’Elia a un plus joli nom, « Scuola Elementare Italo Calvino ». Il y a, comme dans la mienne, des dessins affichés un peu partout ; mais qui sait pourquoi, à l’école Italo Calvino, tout est coloré, flottant, comme sans poids. On comprend facilement que les petits artistes ignorent insolemment Vitruve, que Galilée demeure dans son limbe, et que Newton leur rappelle plus facilement le nom d’un personnage de dessin animé ! Elia est très curieux au sujet de mon école ; à son avis, elle est très intéressante ! Selon lui, c’est la meilleure des écoles, puisque, je le cite : « Vous y dessinez tout le temps, vous y passez des journées entières à jouer avec des maquettes de maisons et de rues et aucune maîtresse ne vous oblige à écrire des A qui rassemblent à des A ». 14 Au téléphone, (il habite à Florence), toujours d’un ton sérieux, il pose des questions sur mes dessins, mes projets et mes nouveaux camarades. Selon lui, cette école, au nom étrange comme une formule magique - ENSAPLV - est un lieu extraordinaire, où des maisons et des villes entières prennent forme sans avoir à craindre d’épuiser les briques des Lego ! Pour lui faire comprendre que c’était un jeu parfois complexe et difficile, presque comme ses devoirs d’arithmétique, il y a quelques mois, je lui ai appris un mot nouveau, un mot qui sera mon fidèle compagnon de route : PROJET. C’était étonnamment simple tout compte fait : il suffisait de lui faire comprendre que nous, les êtres humains, nous faisons un projet pour toute chose que nous voulons réaliser, réelle ou imaginaire, et que les rêves, par exemple, sont les projets de formidables choses imaginaires. Voilà comment je lui ai présenté ce mot, futur sujet de nos jeux : « Un projet c’est le dessin de quelque chose qui n’existe pas encore Elia, quelque chose que tu as imaginé, et que tu aimerais voir et sans doute toucher ! Pour cela il faut tout dessiner, tout bien mesurer et écrire, puisque souvent, il faut être à plusieurs pour réussir un bon projet ! ». E : Comme maman, le dimanche en cuisine ? Elle me demande toujours de lire les recettes et peser les ingrédients ! J’ai même fait un dessin de notre dernier gâteau… Alors, (pensif) les recettes sont aussi des projets ? - Oui, sans doute, mais tu auras besoin d’un très grand four pour y faire cuire une maison tout entière… E : Tu plaisantes toujours ! - Mais non, ce four gigantesque existe vraiment, et il s’appelle CHANTIER. 15 E : Je comprends maintenant. Tu sais, nous avons eu un grand chantier juste en face, avec des grues gigantesques qui avaient des lumières tout en haut la nuit ! Mais un oiseau fait-il un projet lui aussi pour construire son nid, Stefano ? - Un oiseau ... il n’a pas besoin de dessiner, il ne pourrait pas non plus avec toutes les jolies plumes qu’il a, mais je pense qu’il rêve le projet de son nid… Il a la chance de savoir d’avance ce qu’il faut faire, quand il faut le faire, et où il faut le faire. Son nid sera toujours le meilleur des nids, et cela sans avoir besoin d’un architecte ! (Ni d’avoir lu un traité de bioclimatique, me dis-je à moi-même). 16 Dessine-moi une tour 17 Une Tour pour observer E : Tu sais, moi aussi je serai architecte ! - C’est une belle idée, c’est un beau métier Elia. Mais sait-il ce que c’est qu’un métier ? Comment lui expliquer ? Un jeu ? Seulement un peu plus sérieux ? Je doute… - Mais pourquoi maintenant voudrais-tu être architecte ? Il me semble que tu voulais être pâtissier il n’y a pas très longtemps, n’est-ce pas ? E : Oui, mais, tu sais, tout à l’heure maman m’a montré sur son iPad la maison que tu as dessinée pour moi… la Maison Atelier comme elle l’a appelée. - Elle t’a plu ? J’ai l’ai dessinée en pensant à vous tu sais ? Mais la réponse d’Elia a été étonnante et imprévisible… E : Elle ne fonctionnera certainement pas ! Alors j’ai décidé de faire ton école aussi et de dessiner moi-même la maison, de faire mon projet ! Déclara-t-il, en prononçant bien les lettres de son nouveau mot : P R O J E T - Elle ne fonctionne pas… ça alors ! Tu es vraiment une petite canaille, tu sais ? C’est un beau projet pourtant, et coloré comme tu voulais. J’ai prévu que ta chambre soit grande, que maman puisse te voir jouer, et que la cuisine soit ensoleillée, avec une énorme table où tu peux tout faire : jouer, lire, faire tes devoirs, aider maman à cuisiner, 18 faire des dessins, même sur la table ! Il y a même une terrasse, avec des jardinières géantes ! J’avais reçu un cahier des charges très détaillé en fait. J’avais même pris le soin de faire les menuiseries en rouge Ferrari, sa couleur préférée. Mais plus sérieusement, j’avais consacré à cette mission mon rendu de projet de fin de semestre. C’est en pensant à lui et à sa maman (célibataire) que j’avais fait toute ma recherche et finalisé mes intentions projectuelles. E : Oui, elle est jolie, et j’aime beaucoup les fenêtres rouges et la table gigantesque ! Mais... - Mais ? E : Il n’y a pas la TOUR ! - C’est vrai, tu as raison Elia, il n’y a aucune tour, mais elle n’était pas prévue dans le projet… Pourquoi voudrais-tu une tour maintenant ? E : Mais c’est évident, comment fais-tu pour ne pas le comprendre ? Je pensais, mais je ne lui dis pas, que en effet je n’avais vraiment pas terminé mon cycle Licence, peut-être que j’aurais du prêter plus d’attention à mes cours magistraux… Surtout au cours « Tours pour enfants rebelles » - Il n’y a pas de doute, nous allons faire une tour alors ! Aide moi à la dessiner Elia, comment devrait-elle être ? E : (Concentré) : Haute, très haute, avec un grand ascenseur pour y faire entrer tout le monde : maman, grand-mère, et mon nounours bien sûr ! Je note sur mon carnet : « Chercher sur catalogue Otis, ascenseur confortable pour nounours et famille… ». - Très haute, bien sûr, pas de souci, tu sais, à Paris ils vont en faire une très haute, tout en verre, de 160 mètres, mais elle ne sera pas jolie comme la nôtre, au contraire ! 19 E : (Toujours concentré), Je veux que la mienne dépasse les nouvelles maisons qu’ils ont construit de l’autre côté de la rue, là où il y avait les oliviers de Monsieur Giovanni. De là haut, je pourrai à nouveau voir le parc, les oliviers, et les chatons de Micia au printemps. Tu sais, hier j’ai compté 20 plus 18 maisons, ce n’était pas facile du tout, puisqu’elles sont toutes pareilles et j’ai dû recommencer plusieurs fois. Les nouvelles maisons n’ont même pas les fenêtres rouges, tu sais, même pas de toit ou de cheminée comme la maison de Monsieur Giovanni, elles sont toutes plates comme mes Lego ! Et la maison de Monsieur Giovanni n’est plus là non plus… 20 Une Tour pour rêver Je lui promis de lui faire un super dessin de tour, le plus tôt possible. Notre projet sera le plus beau jamais vu à Florence, même plus beau que la tour du Palazzo Vecchio ! Dommage pour la vieille maison en brique. J’aimais bien cette petite ferme, prisonnière de la ville. C’était l’archétype de la maison, telle qu’un enfant peut la dessiner. Les fenêtres, par exemple, on aurait dit des yeux dans un drôle de visage, avec pour bouche la porte et pour dents l’escalier en pierre où les lézards avaient pour habitude de prendre le soleil ! Il est tard, désormais. Je suis sûr qu’Elia dort déjà. Qui sait, peut-être qu’il joue sur la tour, dans un beau rêve tout coloré comme seuls les enfants arrivent à en faire. Je pose mon livre de bioclimatique, mes yeux se ferment tout seuls, je commence à confondre les Watt avec les Jules, approximation qui ne ferait pas du tout plaisir à mon très sérieux professeur ! Et j’imagine la manière de dessiner la tour d’Elia… Haute, très haute, solide, avec un ascenseur, des ascenseurs panoramiques comme dans un dessin de Sant’Elia, grand visionnaire lui... J’imagine - ou je rêve, qui sait - une ville entière peuplée de tours, comme le village de San Gimignano en Toscane, des tours de toutes les hauteurs, formes, couleurs et matériaux. Et sur chacune des enfants regardant des champs d’oliviers. 21 « La pièce est le commencement de l’architecture. C’est le lieu de l’esprit. » Louis Kahn 22 L’exercice de la mémoire 23 Des Villes et des Villages Avec Elia, nous faisons souvent ce jeu au téléphone. Nous nous posons des questions. Il faut y répondre très rapidement, sans trop réfléchir et sans se faire aider ! Hier nous avons fait celui-ci, et c’est bien lui qui a gagné. - Qu’est-ce qu’une ville ? E : La ville… c’est le monde ! (Il le dit fort, avec enthousiasme, comme imaginant le plaisir d’explorer cette immense ville-monde). - Et un village ? E : Un village c’est un lieu plein de petites maisons ! - Et qu’est-ce qu’une maison ? E : Un lieu avec des pièces et des choses, où on y mange, où on y joue et où on y dort ! Comment faire mieux en moins de deux minutes ? À la question « qu’est-ce qu’une ville », je m’étais déjà perdu dans mes pensées et hypothèses. J’aurais commencé par tracer l’histoire des civilisations, des premières cabanes aux villes du Moyen-Orient, pour finir avec mon cher Aldo Rossi… Pour toute culture, pour tout peuple, la Ville, comme dit si bien Elia, la Ville est le Monde, la représentation et la projection d’une cosmologie. La Ville est la mémoire et l’identité collective d’une société. 24 « Objets inanimés, avez-vous donc une âme Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? » Alphonse de Lamartine 25 Architecture sculpturale ou des morceaux de sucre ? Nous avons fait un dernier jeu avec Elia. Le plus difficile, je l’avais justement laissé pour la fin de notre expérience. Je lui ai donné à faire, sous forme légère et ludique sans les contraintes que j’avais eues, mon exercice sur l’étude de la densité habitative selon une surface donnée. L’énoncé peut sembler dur pour un enfant, mais en réalité il s’agit, pour lui, de composer des formes librement en utilisant de simples morceaux de sucre. Moi, l’apprenti architecte, j’ai fait le même exercice, mais avec un regard sur le calcul des densités, des coefficients, de l’ensoleillement et autres principes à la base de l’expérimentation. Car il s’agissait, en cours de Projet d’Architecture, d’étudier les possibilités du vivre ensemble, (en toute santé physique et psychologique des utilisateurs), dans des logements collectifs. Bien évidement le petit Elia est en marge de tout cela. Lui a eu comme mission de … s’amuser à empiler des morceaux de sucre avec de la colle. Le résultat a été néanmoins étonnant. Ses compositions, à vrai dire, ne sont pas si lointaines des miennes, élève de troisième année du cycle de Licence, avec la différence essentielle qu’elles sont des objets sculpturaux, et non des maquettes d’étude. La liberté avec laquelle Elia a utilisé ses modules, l’insouciance avec laquelle il a défié toute échelle, tout bon sens de brave architecte, ne l’a pas empêché, en revanche, de me questionner sur un autre sujet, dernièrement abordé dans mon cours d’Esthétique. Quelle est la limite entre Architecture et Sculpture ? Puisque cet enfant a produit des objets d’une certaine valeur sculpturale, il suffirait de leur changer d’échelle et de matière, pour pouvoir parler d’architecture ? Et la fonction ? Et le Genius Loci ? 26 Et les coefficients, les PLU, et les mille autres limites auxquelles je serais confronté dans ma future profession ? Voici alors une synthèse de ma réflexion sur le sujet, dissertation que j’ai également proposée comme sujet de fin de semestre pour mon cours d’Esthétique. 27 Architecture sculpturale ou objet architectural ? Quand Gordon Matta Clark faisait des trous dans des murs, coupait en deux des pavillons ou obtenait des fragments de murs ou planchers pour les montrer dans des musées, comme les Bronx Floors de 1972, il accomplissait une performance artistique spatiale, mais non une œuvre architecturale. « Je suis un artiste, pas un architecte ». Lui-même ne manquait pas de le rappeler à chaque occasion, pour éviter peut-être le malentendu en ayant fait des études d’architecture et en ayant inventé le néologisme « anarchitecture » pour décrire son activité artistique. Mais justement puisqu’il travaillait à l’extérieur de la discipline de l’architecture, il donnait indirectement une clef de lecture sur la question de l’espace architectural autant qu’espace sculptural. Un autre exemple, l’œuvre Conical Intersect de 1975 dans les bâtiments consacrés à la démolition du quartier Beaubourg, à Paris, est à étudier. Dans les photos de la performance, on peut voir la structure préfabriquée du Centre Pompidou de Renzo Piano et Richard Rogers s’ériger, et en arrière-plan, le pignon de l’immeuble auquel Matta Clark a arraché un fragment circulaire, la base d’un cône virtuel qui coupe le bâtiment. Deux mondes sont en opposition – confrontation : Le Centre Pompidou, une œuvre architecturale High-Tech, et Conical Intersect, une performance d’Anarchitecture. À bien observer, les deux œuvres cherchent le même objectif : la dématérialisation de l’édifice architectural, l’espace dilaté et illimité, l’abolition entre dehors et dedans. Avec la différence que dans les fragments de Matta Clark, il y a une dimension piranésienne, une tension poétique et intellectuelle que très difficilement un architecte peut concrétiser dans une œuvre architecturale conventionnelle. Piranèse lui-même ne réalisera aucune architecture à la hauteur de ses gravures. Robert Smithson est un autre artiste détaché de la dimension concrète de « Utilitas ». Il réalisa néanmoins des paysages puissants qui modifient le territoire, comme par exemple, Spiral Jetty en 1970 dans l’État de l’Utah. Sans sa contribution et ses recherches sur les correspondances entre espace naturel et histoire, entre lieu, matière et forme, la réflexion 28 architecturale sur l’écologie, le paysage et la société industrielle n’aurait peut-être pas eu lieu. « Plutôt que de nous rappeler le passé comme font les monuments anciens, les nouveaux monuments semblent vouloir nous faire oublier le futur. Plutôt que d’être réalisés avec des matériaux naturels tels que marbre, granit et autres roches, les nouveaux monuments sont faits de matériaux artificiels, tels que plastiques, métaux chromés et lumières électriques ». Nous pourrions appliquer cette phrase de Robert Smithson à l’œuvre architecturale de Franck Gehry… Si j’ai fait référence à l’activité de Matta Clark et Robert Smithson, (mais je pourrais également faire appel à l’œuvre Tilted Arc de Richard Serra ou Complex One de Michael Heizer), c’est pour affirmer, selon moi, qu’une séparation claire entre Architecture et Art, ou plus précisément, entre architecture sculpturale et sculpture architecturale, est aujourd’hui difficile. Il faudrait peut-être considérer dépassée la notion que peinture, sculpture et architecture participent à une conception de l’espace par des disciplines complémentaires mais différentes et autonomes. Cette convention de classification ne tient pas compte, spécialement aujourd’hui, de toutes les activités à la frontière des disciplines, et à la contamination, voir hybridation, entre elles. Cette contamination, cette désormais ambiguïté de langage, pourrait être vue comme une limite, une preuve et un constat de la décadence de l’architecture telle que Vitruve pouvait la concevoir. Cette entropie créative à laquelle nous assistons aujourd’hui, libère des énergies nouvelles et inattendues, élargit les frontières de l’architecture, et rend la création architecturale vivante mais génère aussi des problématiques nouvelles. Nous pouvons, par exemple, nous questionner sur la contribution des technologies numériques de la représentation, sur l’utilisation d’algorithmes de calcul de plus en plus performant, comme dans l’œuvre de l’architecte Zaha Hadid, pour la définition d’un nouveau langage architectural. Pour les architectes suivants, Franck Gehry, Zaha Hadid ou Daniel Libeskind, nous pouvons définir leurs œuvres en fonction de différents angles et principes en passant de l’architecture à la sculpture selon les critères d’analyse adoptés. 29 Cette ambivalence, ce « passer » d’un registre à l’autre, cette impossibilité de définir une barrière nette et précise entre architecture et sculpture met en défaut un critère d’appréciation de l’architecture, celui de la correspondance entre forme et fonction, entre, je dirai, image, raison d’être et existence de l’œuvre. La scène architecturale internationale est désormais peuplée d’une multitude de réalisations architecturales qui se veulent sculpturales, voire objet d’art. Pour un bon nombre parmi elles, la seule valeur d’image peut en justifier l’existence. Image comme signe, pur geste graphique solidifié, et non expérience architecturale, ou sculpturale. Il s’agit, à mon avis, plus d’icônes, d’objets isotropes, que de tentatives de connexions à un territoire, comme l’on peut en revanche constater dans l’œuvre de Robert Smithson ou Franck Lloyd Wright (articulation d’un langage formel et structurel), fruit d’un dialogue et d’une compréhension du site. La faille dans la contamination entre architecture et sculpture est la production d’objets émotionnels, qui ne font pas appel à une interaction entre œuvre – technè-contexte, mais à la seule volonté de provoquer une émotion chez le spectateur. J’ai choisi délibérément la définition de spectateur, et non d’utilisateur, pour marquer la différence d’expérience qu’une architecture icône provoque. Nous pourrions affirmer que la fonction (quand elle est présente…) suit la forme. Quand Claes Oldenburg affirme que « un édifice se distingue d’une sculpture seulement si à son intérieur il y a des WC », il nous fait comprendre, dans son registre verbale polémique et de rupture, la confusion de genres qui peut provoquer l’institution d’une architecture comme seul produit de communication (politique, sociale ou économique). Nous sommes loin de l’expérience du plaisir esthétique tel que Carlson l’a formulé, l’exemple des Boylston Street Buildings de Boston, édifiés en 1989, résume à la perfection la dyslexie possible que l’architecture peut incarner. Nous sommes également dans l’impossibilité, selon moi, face à l’architecture objet, de vivre une expérience qui interpelle les sens et l’esprit, comme l’affirmait Alberti dans L’art d’édifier (Livre IX, chapitre 5), « De là vient qu’on perçoit immédiatement les choses harmonieuses des que la vue, l’ouïe ou quelque autre faculté les présentent à l’esprit ». 30 La triade vitruvienne Firmitas, Utilitas, Venustas, sous-entend un équilibre pondéré, sans prévarication d’une catégorie sur l’autre. Une proportion, une mesure savamment orchestrée, dont toutes les caractéristiques, formelles, intellectuelles, structurelles, émotionnelles, contribuent à l’appréciation finale de l’œuvre architecturale, sculpturale ou non. Pour Bruno Taut, l’architecture était essentiellement une question de proportion. Je l’entends comme proportion mathématique, mais aussi comme équilibre vitruvien. 31 Architecture ou graphisme tridimensionnel ? Constater, dans le devenir de l’architecture contemporaine, de plus en plus sculpturale, qu’elle n’est plus si disjointe de l’art dans sa perception d’objet icône, rend inefficace une tentative de définition des deux typologies architecturales, (formelles ou structurelles). Il m’est difficile de donner une réponse définitive à la question que j’ai posé en ouverture. L’édifice conçu comme une sculpture sans relation avec le tissu urbain et sociétal. Nous sommes amenés à ne regarder que le signe, que l’icône, et non la fonction. Encore moins nous recherchons à saisir les éléments de l’équilibre chers à Vitruve, ou comprendre l’importance de l’expérience de l’architecture. Cette architecture semble alors nécessiter une redéfinition. Un nouveau point zéro pour des formulations possibles, théoriques, comme d’organisation de l’espace. Nous assistons à la naissance d’une Hyper architecture, grâce également aux performances atteintes par les techniques de représentation numérique de l’architecture. Aucune des œuvres de Zaha Hadid n’aurait jamais pu voir le jour sans ces technologies. Une immatérialité sensorielle du processus de création (création de l’image mentale, de la projection de l’esprit qui est sous jacente à la forme), une immatérialité qui, selon moi, rend néant toute possibilité de hic et nunc. L’architecture objet, produit ultime de l’architecture comme seule forme de média, est disloquée, et ses architectes avec, dans la dimension aristotélienne de « locus sine locato corpore », de vide architectural comme lieu empirique qui devient réel. Paradoxalement, il me semble que l’architecture sculpturale, et son sousproduit, l’objet-icône architectural, dans leur volonté de vouloir occuper l’espace physique sans effort apparent et en défiant la technè, restent comme piégée dans une sorte de bidimensionnalité solidienne, de graphisme tridimensionnel qui est encore visiblement tributaire des médias numériques. J’aimerais étudier la contribution du dessin comme processus dans la conception de l’espace architectural. J’ai pu lire de vieux articles intéressants sur l’architecture dessinée. Les exemples d’architectes dessinateurs véritables artistes, comme Aldo Rossi, Franco Purini ou Carlo Aymonino, sont nombreux. 32 Mais j’ouvrirais une parenthèse trop vaste pour être synthétisée dans ce mémoire. Je constate que ce que ces derniers mois d’étude m’ont apporté de plus précieux, sont à juste titre l’ouverture sur une multitude de réflexions, questionnements, territoires à explorer qui me nourrissent et alimentent mon esprit. Apprendre c’est se retrouver. Stefano Cruciata 33 « Et si, pour toute richesse, Il ne te reste que deux pains, Vends-en un, et avec ces quelques deniers Offre-toi des jacinthes pour nourrir ton âme » Poème persan 34 Bibliographie Roberto Secchi, L’architettura é l’arte dell’equlibrio ? Article paru dans la revue Aperture, N° 29 – Rome Fabio Broguglio, Architettura é Arte. Introduction au catalogue de l’exposition Arte e architettura. Rome - 2001 Bruno Taut, Cosa é architettura, 1937, dans Roberto Secchi, La fantasia concreta dell’architettura. Rome – 2007 Marco Vitruvio Pollione, De architectura Libri decem, Studio Tesi 1999 Anne Tusher, Architecture et Philosophie: Questions d’esthétique. Ensaplv, année 2012-2013 Jacques Julien, La sculpture comme espace architecturale. Ensaplv, année 2012-2013 Francis Tilman, Penser le projet. Concepts et outils d’une pédagogie émancipatrice. Lyon, 2004 Malcom de Chazal, Sens Plastiques. 1974 Dominique Loreau, L’art de l’Essentiel. Paris, 2010 Cécile Paul – Florence Darville, Le Projet. Revue Articulation N° 38, Belgique Olivier Maulini, Penser le projet. Recension. Université de Genève, 2006 Aldo Rossi, L’architettura della Città, Marsilio Editori. Milano, 1965 Alberto Ferlenga, L’architettura della città di Aldo Rossi. Venezia, 2011 Andrea Branzi, Architettura disegnata. Revue DATA N° 23. Milano Enrico Bordogna, Disegno come autobiografia. Revue Disegno di architettura N° 32. Milano, 2006 Francesco Moschini, Architettura disegnata. 2007 35