labyrinthe invisible

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labyrinthe invisible
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ANALYSES
NATHALIE DESMET
Une relation esthétique impossible:
les expositions dans lesquelles il n’y a rien à voir
Le retour d’un goût pour l’invisible dans les pratiques contemporaines a été associé à un regain d’intérêt pour l’occulte, le
mystérieux et vu comme « moyen de court-circuiter le
spectacle1 ». L’échec de la rationalité face aux dérives religieuses
du XXIe siècle serait l’occasion de restaurer la fonction sacrée
de l’art. Cet invisible, fondateur des théories de l’image et de
l’art depuis les Pères de l’Église, s’est longtemps imposé comme
supplément idéal de toute œuvre visuelle et objectale. L’œuvre
serait essentiellement invisible, mais cette distinction entre objet
physique et objet esthétique suppose toujours que certaines
propriétés soient accessibles à une perception directe et immédiate. Il ne s’agit pas ici de traiter d’un attrait pour les formes
occultes ni de reprendre pour le compte de l’art contemporain
le lourd héritage d’un invisible transcendant et incirconscriptible, mais de s’interroger sur certaines pratiques qui affirment
un intérêt pour les formes invisibles tout en se détachant de la
focalisation objectale de l’œuvre. Cet intérêt pour le vide, le rien,
les formes silencieuses ou réductionnistes se manifeste au travers
d’expositions qui donnent lieu à des situations paradoxales
dans lesquelles le spectateur est confronté à une invisibilité littérale de l’œuvre. L’espace d’exposition est vide; l’œuvre est invisible. Ce type de proposition n’est pas sans précédent, Yves
Klein proposait déjà une « exposition du vide » en 19582 et
plusieurs artistes ont exposé des espaces vides ou fermés dans
une logique de critique institutionnelle et de déconstruction3
dans les années 1970. S’il s’agissait surtout de révéler le pouvoir
et l’idéologie des lieux d’exposition4, les pratiques actuelles
visent davantage à proposer un autre type d’expérience au visiteur, une expérience détachée du perceptuel. Ainsi des expositions totalement vides vous invitent à chercher un dispositif de
mise sous écoute caché5, à parcourir un labyrinthe invisible6, à
suivre guides ou audioguides pour vous conduire d’une œuvre
invisible à une autre7, à traverser des espaces vides en vous
proposant de discuter8, ou encore vous amènent dans une
grande salle vide où la lumière s’allume et s’éteint9.
Ces expositions nous engagent à repenser les conditions de
perception des œuvres et soulignent l’intérêt de prendre en
considération leur dispositif pour toute appréciation. Il devient
aussi nécessaire de se demander comment ces œuvres qui se
détournent de la visualité jusqu’à devenir transparentes, voire
disparaître, peuvent éviter le risque de surexposer l’institu-
tion (institution à entendre comme lieu et organisation de
pratiques instituantes comprenant donc aussi bien des structures privées ou publiques). Comment ces expositions « invisibles » peuvent-elles encore exposer une intention artistique?
Des œuvres productrices d’invisibilités
La confusion est souvent entretenue entre l’absence de visualité et de visibilité de l’œuvre et l’absence de contenu, le vide
de sens, le n’importe quoi: « ça ne veut rien dire », « c’est
vide », « je voudrais qu’on m’explique le sens10 ». Les visiteurs
d’expositions vides se confrontent à une invisibilité constitutive, à une perte des propriétés physiques et perceptuelles qu’ils
considèrent comme nécessaires et suffisantes pour reconnaître une œuvre comme telle. Dans les situations plus traditionnelles de « rencontre » avec l’œuvre, ils sont déjà soumis à
des invisibilités dont ils n’ont pas toujours conscience – aucune
proposition artistique, la plus classique ou la plus figurative
qui soit, ne se voit en pleine visibilité –, mais l’exposition vide
les place d’emblée dans une incapacité totale à donner un sens
ou une signification, s’ils ne se fient qu’à l’idée de l’œuvre
comme objet tangible et unitaire. L’invisibilité peut donc être
liée à l’objet, l’invisibilité de l’œuvre dans ce cas est factuelle et
1. Lars Bang Larsen, « The Other Side », Frieze Magazine, avril 2007, n° 106. Nicolas
Bourriaud, « Fantômes à vendre », Beaux Arts magazine, octobre 2008, n° 292, p. 26
2. Yves Klein, « La spécialisation de la sensibilité à l’état de matière première… »
chez Iris Clert, le 28 avril 1958.
3. Michael Asher, Untitled, galerie Toselli, Milan, 1973; Untitled, galerie Claire
Copley, Californie, 1974; Robert Barry, « During The Exhibition The Gallery Will
Be Closed », Eugenia Butler Gallery, Los Angeles, mars 1970.
4. Brian O’Doherty, Inside the White Cube. The Ideology of the Gallery Space, (19761981), Berkeley / Los Angeles, University of California Press, 1999.
5. Roman Ondak, More Silent Than Ever à la galerie Gb Agency en 2006.
6. Jeppe Hein, Labyrinthe invisible, dans l’espace 315 du Centre Georges-Pompidou
en 2005.
7. Karin Sander, Zeigen, Eine Audiotour, galerie Nächst St. Stephan – Rosemarie
Schwarzwälder, 2006. Rirkrit Tiravanija, Tomorrow Is Another Fine Day, Couvent
des Cordeliers, 2005.
8. Tino Sehgal, This Progress, (2006), Londres, ICA, 2006.
9. Martin Creed, Work No. 227: The Lights Going On And Off, (2000), Tate Britain,
à l’occasion du Turner Prize en 2001.
10. Nathalie Heinich, « L’art contemporain exposé aux rejets: contribution à une
sociologie des valeurs », Hermès 1996, n° 20, p. 195.
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ANALYSES
Fig. 1 : Martin Creed,
Work No 227:The lights going on and off, 2000.
(Installation à la Tate Britain) 5 secondes on / 5 secondes off.
Courtesy Cabinet, London © GBE (Modern) New York, Photo: Tate Photography.
littérale car l’objet ne propose pas de propriétés physiques directement accessibles au visiteur. Mais l’invisibilité peut aussi être
due au sujet de l’expérience, l’invisibilité est alors une invisibilité de situation. Le visiteur passe à côté de l’œuvre, même si
celle-ci est bien visible, par manque de connaissance ou en
raison d’un certain nombre de croyances. Ces invisibilités épistémiques sont d’ailleurs souvent instaurées par le lieu de monstration, l’une des croyances les plus fortes étant celle qui veut
que l’exposition, comme son étymologie l’indique, pose hors
de leur contexte des objets tangibles pour les rendre accessibles
à un public. L’exposition est selon ces conceptions dédiée au
visuel et à l’œil comme organe d’accès supérieur à la connaissance11. Avec les expositions vides, le visiteur est confronté à
un énoncé qui relève de l’oxymore: « l’exposition dans laquelle
il n’y a rien à voir. »
Même si les œuvres invisibles sont constitutives d’une invisibilité par nature, elles ne s’y réduisent pas puisqu’elles nécessitent pour que le visiteur en prenne connaissance de ne pas
être totalement imperceptibles. Ces œuvres doivent faire l’objet
d’une « observation » telle que celle préconisée par Daniel Arasse
pour la peinture classique: « […] le terme d’“observation” n’est
jamais employé par les historiens de l’art pour qualifier leur
relation avec les œuvres: ils parlent d’étude, d’analyse, ils “regardent” les œuvres plus qu’ils ne les “observent”, et la relation du
regardant à l’œuvre est traditionnellement considérée comme
une relation de contemplation – et non d’observation. Parler
d’observation de l’œuvre d’art par son historien revient donc à
opérer un glissement sémantique significatif12. » Si les œuvres
invisibles ne peuvent être « regardées », ni contemplées, comment
le visiteur peut-il en faire l’expérience? C’est leur dispositif d’exposition qui évite l’imperceptibilité totale. L’exposition est en
effet devenue la condition essentielle de l’existence de l’œuvre.
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Ici, le choc esthétique s’est transformé en une esthétique du
choc, de la panique, qui fait que le dispositif sera pour le visiteur un refuge qui doit lui permettre de comprendre les raisons
de ce « n’importe quoi ». Sans œuvre visible, le spectateur,
encore inhabitué à considérer le dispositif d’exposition pour
lui-même devient plus que jamais un « accroc du cartel13 ».
Son attention se déporte sur tout ce que le musée ou la galerie
pourrait lui donner comme clés d’interprétation. Si la fonction première d’une exposition est de minimiser les risques
d’invisibilités, le visiteur dans ces expositions réductionnistes
doit parfois totalement s’en remettre aux informations communiquées par l’institution pour comprendre et appréhender le
travail de l’artiste. Face à ce travail, une position anti-intentionnaliste semble difficile à adopter, sauf à rester dans une
interprétation très littérale dans laquelle l’œuvre ne donne rien
à voir parce qu’elle montre le Rien. Le sens résulte difficilement de l’œuvre. L’invisibilité constitutive conduit presque
systématiquement à chercher ce sens dans l’intention de l’auteur. Mais la position intentionnaliste est aussi difficile à tenir,
puisque le dispositif de l’exposition fait partie intégrante de
l’œuvre. Comment distinguer l’œuvre de l’exposition? Le risque
est grand de confondre l’intention de l’artiste avec l’intention
du producteur de l’exposition et par là même de créer un
possible transfert de l’intention de l’artiste à l’exposition.
Work No. 227: The Lights Going On and Off
de Martin Creed
L’exemple de Work No. 227: The Lights Going On And Off
(2000) de Martin Creed exposé à la Tate Britain en 2001 illustre cette ambiguïté entretenue entre l’œuvre et l’exposition.
Dans cette exposition faite à l’occasion de la remise du Turner
Prize à Martin Creed, un prix décerné tous les ans à un artiste
anglais de moins de cinquante ans, le visiteur est confronté à
une grande salle vide de la Tate Britain dans laquelle la lumière
s’allume et s’éteint toutes les cinq secondes. La salle est représentative du musée: sol parqueté, murs blancs sans fenêtres,
caisson au plafond laissant passer une lumière zénithale naturelle. Les commentaires recueillis dans la presse autour de
l’exposition sont exemplaires des équivoques qui entourent
l’interprétation de l’œuvre (fig. 1). Il est manifeste que face à
l’invisibilité de l’œuvre, on cherche prioritairement quelles
ont pu être les intentions de l’artiste. Les interprétations
oscillent entre une provocation assumée, relevant de l’absurde, et une filiation historique liée à l’art conceptuel ou
minimaliste. La pièce est parfois associée au genre de la vanité,
11. Brian O’Doherty, op. cit., p. 35-64. (chap. II, « The Eye and the Spectator »).
12. Daniel Arasse, Interpréter l’art: entre voir et savoirs, Université de tous les savoirs,
12 juillet 2001. <http://www.lemonde.fr/savoirs-et-connaissances/article/2001/07/11/
daniel-arasse-interpreter-l-art-entre-voir-et-savoirs_207350_3328.html>.
13. Élisabeth Caillet, « La médiation de l’art contemporain: essai pour ordonner
les recherches récentes », dans Élisabeth Caillet, Catherine Perret (sous la dir. de),
L’Art contemporain et son exposition (2), Paris, L’Harmattan, 2007, p. 43-62.
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NATHALIE DESMET
Work No. 227 serait un commentaire sur la futilité de la vie.
On dit aussi l’artiste « réaliste », « fondamentaliste » ou minimaliste à l’extrême. Ces interprétations sont révélatrices de
l’incapacité de donner un sens aux invisibilités produites et
surtout de la difficulté à considérer l’œuvre dans ses rapports
avec le système d’exposition. L’œuvre reste une entité autonome même quand son invisibilité précise de façon explicite
sa dépendance par rapport au système qui l’expose. Il est ainsi
surprenant de voir que peu de commentaires soulignent cette
relation. Certains soulignent la force, la rigueur, l’esprit et la
sensibilité au site14, mais ce sont ceux qui reprennent les justifications des membres du comité de sélection du Turner Prize.
Une critique note pourtant l’évidence:
« Alors à quoi ressemble l’expérience des lumières qui
s’allument et qui s’éteignent? Pas de véritable surprise d’abord,
mais ensuite votre esprit commence à vous jouer des tours. On
peut avoir la sensation étrange, après un moment, que l’espace
de cette grande galerie blanche est étrangement vivant, une
créature géante anodine mais caverneuse, clignotant des yeux,
vous tient dans sa mâchoire. On commence à réfléchir sur le
rien qui se trouve dans cette pièce, et le rien qui ne s’y trouve
pas, pour faire écho à la phrase célèbre de Wallace Steven – la
lance à incendie dans sa petite boite en verre, les prises électriques, la sortie avec sa signalétique lumineuse. L’armature du
musée elle-même – ses entrées et ses sorties d’alimentation et
ses machineries de sécurité – devient subtilement plus évidente15. »
Comme le propose Antoine Compagnon, si l’objet ne fait
pas sens, il faut chercher sa signification. « Le sens est l’objet
de l’interprétation du texte; la signification, de l’application
du texte au contexte de sa réception16. » Il y a une différence
de niveau d’interprétation entre le critique qui dit que l’œuvre
est minimaliste et celui qui voit que l’œuvre révèle la monstruosité de la galerie. Si le visiteur ne trouve pas les interprétants qui lui permettraient de donner sens à sa visite, faut-il
en conclure pour autant qu’il s’agit d’un défaut d’exposition?
Invisibilité de l’œuvre,
matérialisation de l’exposition
En acceptant d’exposer l’invisible, en remplaçant l’œuvre
comme entité unitaire par une œuvre comme processus invisible, le dispositif même de l’exposition a gagné en visibilité.
Au lieu de servir de simple déictique à l’œuvre, l’exposition
– qui désigne habituellement ce qu’il y a à voir ou à comprendre – lui sert aussi d’identificateur. L’œuvre n’est identifiable
que par son exposition. La non-consistance de l’œuvre implique
que ce qui l’entoure lui donne forme17. Plusieurs auteurs ont
insisté sur l’absence de neutralité de l’espace d’exposition, sur
la survisibilité de cet espace au détriment des œuvres exposées18. Lorsque le travail de l’artiste ne fait plus l’objet d’une
production tangible, l’exposition tend davantage encore à
augmenter sa matérialité.
Mieke Bal s’est intéressée à la question du bruit occasionné
par celle-ci quant à l’interprétation des œuvres exposées. Les
Une relation esthétique impossible
interférences occasionnées par la réalité matérielle encadrante
du musée l’incitent à les considérer en terme de médium19.
Elle réagit contre « l’illusion de transparence », voire « le narcissisme des commissaires » et ce que leurs expositions enlèvent
aux objets20. Dans Double Exposures21, elle montre que le mur
du musée, de l’institution muséale, est signifiant. Les cartels,
la disposition des objets, la lumière, la scénographie, la signalétique d’un parcours incitatif se superposent à la signification de l’œuvre. Dans l’exposition « invisible », ils se fondent
avec l’œuvre et finissent parfois par l’occulter.
Elle a montré que les cartels portaient une signification qui
n’engage que l’« agent expositoire » et les vérités qu’il veut
affirmer. L’exposition est « un événement où quelqu’un rend
quelque chose public, y compris les opinions et jugements du
sujet exposant. Une exposition est donc par définition aussi
une argumentation dont il s’agit de restaurer la situation énonciative à deux voix alternantes. En outre, l’exposition est aussi
auto-exposition. Le geste expositoire est de nature doublement
déictique: en montrant l’objet, on se montre car le doigt qui
point est attaché à un corps, à une personne. C’est en vain que
la boîte blanche fut mobilisée pour rendre ce corps invisible22. »
Le propre du signe déictique est de servir à désigner, mais il
ne doit pas être porteur de sens en soi. En l’absence d’objet
visible, ce déictique prend toute sa dimension démonstrative.
L’exposition n’est donc pas seulement un dispositif dédié à
donner aux œuvres une pleine lisibilité, elle occasionne aussi
du bruit et génère un ensemble de données parasites qui gênent
ou orientent sa lecture. Lorsque l’œuvre est invisible, ce bruit
devient signifiant. Le laconisme ou le mutisme des étiquettes
et des textes entourant l’exposition peut donc être aussi significatif que leur loquacité. Le mutisme des signifiants de l’exposition de Martin Creed est à ce titre révélateur. Le risque de
l’exposition qui n’a plus d’objet pour servir son déictique est
au final de n’exposer qu’elle-même. Avec les expositions d’œuvres invisibles, l’espace d’exposition et ses valeurs se montrent
avec d’autant plus de force. Tous les éléments du cadre deviennent déterminants pour l’interprétation.
14. « Martin Creed wins Turner Prize », Associated Press Newswires, 9 décembre2001.
15. Sarah Milroy, « Now you see it, now you don’t Martin Creed’s Turner Prize
victory has made him Britain’s most controversial artist », The Globe and Mail,
13 décembre 2001. (L’auteur fait une métaphore avec le tube digestif).
16. Antoine Compagnon, « Qu’est-ce qu’un auteur? », Fabula, <http://www.fabula.org/compagnon/auteur.php>.
17. Voir à ce sujet Anne Cauquelin, Fréquenter les Incorporels, contribution à une
théorie de l’art contemporain, Paris, PUF, 2006, p. 37-84 (Deuxième partie: L’incorporel
dans l’art contemporain).
18. Brian O’Doherty, op. cit.
19. Mieke Bal, « Le Public n’existe pas », dans Élisabeth Caillet, Catherine Perret,
L’Art contemporain et son exposition (2), Paris, L’Harmattan, 2007, p. 12.
20. Ibid, p. 12.
21. Mieke Bal, Double Exposures: The Subject of Cultural Analysis, New York, London,
Routledge, 1996.
22. Mieke Bal, « Le Public n’existe pas », op. cit., p. 14.
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ANALYSES
« Le système d’une exposition organise ses représentations
pour tout utiliser au mieux, de son architecture qui est toujours
politique, aux couleurs de ses murs qui sont toujours signifiantes psychologiquement, à ses étiquettes qui sont toujours
didactiques (même, ou spécialement, dans leurs silences), à ses
exclusions artistiques qui sont toujours puissamment idéologiques et structurelles en raison de leurs limitations, à ses
éclairages qui sont toujours dramatiques (et donc un aspect
important de la narrativité et de la mise en scène du désir), à
ses systèmes de sécurité qui sont toujours une forme de caution
sociale (le choix entre des gardiens ou une vidéosurveillance,
par exemple), à ses présupposés curatoriaux qui sont toujours
professionnellement dogmatiques, à ses brochures et catalogues et vidéos qui sont toujours orientés culturellement et
pédagogiquement, à son esthétique, lesquels sont toujours
historiquement spécifiques à un site de présentation plutôt
qu’à un moment particulier de production d’une œuvre d’art23. »
L’exposition vide contribue donc à une opacification du
dispositif. En devenant visible en tant que dispositif, elle modifie
sa nature médiatique. La transparence inhérente à la fonction
médiatrice de l’exposition, qui ne doit pas supplanter les œuvres
qu’elle est censée médiatiser, diminue. Plus l’œuvre est à la limite
du perceptible, plus l’exposition perd de sa transparence. Le
dispositif d’exposition prend forme lorsqu’il ne devrait qu’informer les œuvres. Les expositions vides font écho au constat
de McLuhan, le message devient le médium24.
L’exposition vide:
une stratégie de communication
L’œuvre étant devenue invisible, sa possible visibilité se
reporte sur sa périphérie et le lieu de l’exposition acquiert une
« survisibilité » comme le dit Anne Cauquelin et « réclame un
statut d’auteur à part au moins égale à celui de l’artiste25 ». Un
glissement s’est opéré d’une œuvre qui donnait forme à l’institution, à une institution qui donne forme à l’œuvre. Cette
dernière s’efface devant le système de l’exposition. En appliquant à l’art conceptuel, une distinction appartenant au champ
des sciences de l’information et de la communication, Seth Siegelaub
a participé de ce brouillage entre œuvre et exposition de
l’œuvre26. Selon lui, l’œuvre relève d’une information primaire,
tandis que toutes les informations qui permettent de décrire,
indexer, répertorier cette œuvre parfois invisible dépend d’une
information secondaire. L’exposition, comme le catalogue,
devient un outil privilégié permettant de combiner les deux
types d’informations. En usant des termes d’information
primaire et secondaire pour désigner l’art conceptuel et ses dérivés,
en utilisant des véhicules matériels pour rendre exposable et
communicable l’art dématérialisé, Seth Siegelaub a contribué
à faire de l’exposition une information primaire lorsque ces
documents ont acquis le statut d’œuvre. Brouillant les cartes
entre ce qui relève clairement de l’œuvre et ce qui relève clairement de l’exposition, certaines pièces typiques d’une information secondaire, relevant non de l’œuvre mais de ses modalités
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Traduire / Interpréter
de présentation, ont contribué à rendre le système d’exposition de plus en plus visible. Michael Baldwin, Charles Harrison
et Mel Ramsden voient aujourd’hui dans les œuvres de l’art
conceptuel – œuvres, sinon invisibles, à visualité et à visibilité
réduites – une des premières étapes d’une extension des prérogatives de l’institution. Ils pensent que certaines personnes au
sein des institutions muséales ont vu dans l’art conceptuel,
« de manière explicite, intuitive ou vague, un catalyseur essentiel à leur expansion27 ». Même s’ils mettent cette expansion
sur le compte d’une dissolution de frontières catégorielles, il
est indéniable que la non exposabilité constitutive des œuvres
de l’art conceptuel – problème rapidement résolu par leur
publicité28 – a conduit à réduire les frontières entre œuvre
matérielle et immatérielle, œuvre et exposition. Dans les
pratiques actuelles, l’invisibilité constitutive de certains travaux
ne nécessite plus de documentation photographique ou vidéographique pour exister, la publicité de l’exposition suffit à sa
notoriété, chez Tino Sehgal par exemple. Cet artiste refuse de
documenter son travail, non pas par refus du marché, position qu’il trouve naïve, mais parce qu’il considère le format de
l’exposition comme un lieu de production et les musées comme
des lieux pour des politiques à long terme29 que l’on ne peut
dénaturer par des documents secondaires. Avec l’exposition
qui se détourne du tangible, le spectateur, nous l’avons vu,
devient exclusivement tributaire du dispositif pour comprendre le travail de l’artiste et l’expérience qu’il fait, mais cette situation implique aussi une confusion entre l’intention de l’auteur
de l’œuvre et celle de l’autorité de l’exposition. Cette équivoque est largement maintenue par le fait que les informations produites par l’exposition rejoignent souvent de façon
consciente ou inconsciente une stratégie de communication.
On peut lire dans les critiques du Turner Prize 2001 : « Est-ce
que cela signifie rien? Est-ce que cela signifie tout? Est-ce que
cela importe? Quoi que l’œuvre du Turner Prize Work No. 227:
The Lights Going On And Off signifiait, elle a attiré le genre de
publicité que toute galerie désire. Chaque conducteur de taxi
londonien a une opinion et vous la donne, que vous aimiez
cela ou pas30. »
Les expositions vides sont à ce titre tout à fait illustratives
des préoccupations de la « nouvelle muséologie ». Dans cette
23. Bruce W. Ferguson, « Exhibition Rhetorics: Material Speech and Utter Sense »,
dans Reesa Greenberg, Bruce W. Ferguson, et Sandy Nairne (sous la dir. de), Thinking
About Exhibitions, Londres, Routledge, 1996, p. 178-179.
24. Marshall McLuhan, Pour comprendre les medias, (1968), Paris, Seuil, 1977.
25. Anne Cauquelin, op. cit., p. 55.
26. Alexander Alberro, Conceptual Art and the Politics of Publicity, Cambridge, The
Mit Press, 2003.
27. Michael Baldwin, Charles Harrison, Mel Ramsden, « Un lieu de travail »,
Museum International, septembre 2007, n° 235, p. 30-39.
28. Alexander Alberro, op. cit.
29. Tim Griffin, « Tino Sehgal An Interview », Artforum International, mai 2005.
30. Rachel Campbell-Johnston, « Nothing ventured – Interview – Martin Creed –
Arts », The Times, 11 décembre 2001.
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NATHALIE DESMET
Fig. 2 : Roman Ondák
More Silent Than Ever, 2006
Installation - Room with a hidden eavesdropping device.
(Salle avec un dispositif caché de mise sur écoute - Édition 2).
Photo François Doury - Courtesy Gb agency, Paris and Martin Janda,Vienna
approche, l’exposition est clairement considérée comme un instrument privilégié de la communication des institutions muséales,
de là dépend leur pérennité: « Leur survie dépend de l’efficacité de la gestion de leur base d’informations et de la communication de leur type particulier d’informations à leur public
potentiel31. » Dès lors, il n’y a pas de paradoxe dans la capacité des institutions muséales à exposer l’invisible. Puisque
l’exposition est considérée comme un instrument de communication, l’œuvre est à son tour considérée comme une information dans le processus de communication et ne nécessite à
ce titre aucune matérialité. Les expositions sont pour Bruce
W. Ferguson le médium de l’art contemporain dans un sens
communicationnel, « leur principale agence de communication32 »; les expositions devenant donc des représentations de
l’identité des institutions qui les présentent, « un système stratégique de représentation ». Sans aller, comme W. Ferguson,
jusqu’au concept d’infotainment qui instaure l’exposition
comme une industrie de conscience, propos qu’il est difficile
Une relation esthétique impossible
de tenir face à des expositions qui relèvent encore du déceptif pour la majorité des publics, il est intéressant de rapprocher l’exposition vide d’une forme particulière de communication
et de souligner les qualités qu’elle possède dans une visée représentationnelle.
L’exposition est toujours, à travers la mise en exposition, la
représentation du producteur qui a pensé cette exposition33.
Il semble que l’une des premières qualités que l’institution
pourrait reconnaître à ce type d’exposition pourrait relever de
la rhétorique de la transparence. Ainsi plutôt que d’invisibilité de l’œuvre, il faudrait parler de sa transparence – la qualité
qu’elle a de laisser voir ce qui se trouve derrière –, et de sa
capacité à servir de métaphore pour l’institution qui aurait la
possibilité d’informer complètement sur son fonctionnement,
ses pratiques et de prouver qu’elle peut tout exposer, même
ce qui se détourne du visible, même l’intangible. La transparence considérée comme une forme ou une figure telle que le
propose Jean-Jacques Boutaud34 est typique d’une esthétique
de la communication concernant à la fois des « objets, espaces,
discours, corps, institutions, etc. » Une figure susceptible d’éclaircir les liens que l’œuvre entretient avec son exposition; « Figure
à la fois rhétorique et doxale, dans sa propension à cultiver le
lieu commun du discours de proximité, de vérité (dominante
éthique); figure visuelle, polysensorielle et multimodale, dans
les registres de l’expression et de la relation (dominante esthétique)35. » Cette transparence de l’œuvre que l’exposition utilise
pour ses qualités esthétiques mais aussi communicationnelles
permet à l’exposition de faire œuvre à son tour. Il est intéressant, à travers l’exposition, elle aussi vide, de Roman Ondak,
More Silent Than Ever présenté à la galerie Gb Agency en 2006,
de voir comment un artiste de l’ancien bloc soviétique montre
le revers de cette idéologie de la transparence (fig. 2). Dans sa
proposition, l’exposition à travers le cartel mentionne « en
toute transparence » sous le titre de l’œuvre: « dispositif de
mise sous écoute caché. » Ce dispositif que le visiteur est amené
à chercher n’existe d’ailleurs pas en réalité.
La rhétorique de la transparence est bien connue pour les
rapports qu’elle entretient avec le secret. La transparence permet
ainsi de conforter un certain repli institutionnel. Au caché, au
secret lié à l’institution muséale traditionnelle repliée sur le
sacré, l’institution contemporaine montre en toute transparence qu’elle a compris les leçons de la démocratie – sans pour
autant intégrer celles de la démocratisation –, qu’elle est libérale, au sens noble du terme, quitte à ce que cela l’exonère parfois
31. Deirdre C. Stam, « The Informed Muse. The Implications of “The New
Museology” for Museum Practise », dans Gérard Corsane (sous la dir. de), Heritage,
Museums and Galleries, New York, Routledge, 2005, p. 54-70.
32. Bruce W. Ferguson, op. cit, p. 176.
33. Jean Da vallon, L’Exposition à l’œuvre: stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999.
34. Jean-Jacques Boutaud, « La Transparence, nouveau régime visible, présentation », dans MEI, n° 22, 2005, p. 1-7.
35. Ibid.
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Traduire / Interpréter
Fig. 3 et 4 : Supershow / I was paid to go there.
Vue de l’exposition à la Kunsthalle Basel, Suisse.
Courtesy et photo : Superflex 2005
de donner les outils nécessaires à la compréhension, comme
le montre l’exposition de Martin Creed. Le visiteur est assujetti à une double contrainte, il est libre de l’interprétation, son
interprétation lui appartient à 50 % dit d’ailleurs l’artiste, mais
les outils interprétatifs sont absents. Les expositions vides
jouent de l’écart entre un lieu très ritualisé, lié au recueillement contemplatif et donc au secret36, et un lieu démocratique,
transparent, répondant au fantasme de l’immédiation. Cette
illusion d’immédiation place le spectateur dans l’œuvre, il
devient la condition de son actualisation. C’est aussi l’une des
caractéristiques des expositions de l’esthétique relationnelle,
qui tout en se détournant de l’objet, sont censées créer des situations de communication – au risque pour l’œuvre et pour
l’artiste de n’être plus qu’un outil de communication37.
Derrière l’idée que tout peut s’exposer même l’invisible,
l’idéologie de la transparence se pose donc en stratégie de
communication de l’institution. La transparence affichée par
l’œuvre invisible lui permet de se donner une image libérale,
et de laisser penser qu’elle se place dans une tradition d’avantgarde. Selon Ramsden, Harrison et Baldwin, l’institution en
étant capable à la fois de concilier la contestation et la valorisation du capital est « révélatrice à la fois de l’image libérale qu’elle a d’elle-même et de son pouvoir. C’est son besoin
d’expansion dans des conditions reliant le libéralisme au
pouvoir qui définit sa vie38. » La matérialité de l’œuvre est
devenue contingence. Toute œuvre, même immatérielle, est
susceptible de servir à valoriser la stratégie communicative
de l’institution et par la même occasion son capital. Superflex,
un groupe d’artistes danois, a montré qu’une exposition vide
pouvait être créatrice de valeur pour l’institution: « Supershow
– More Than a Show » à la Kunsthalle de Bâle du 17 avril au
29 mai 2005 (fig. 3, 4 et 5). À part quelques inscriptions de
données factuelles sur les murs (mètres carrés, nombre de
personnes maximum autorisées, débit du réseau Internet,
degrés de climatisation, compositions du plafond ou des
90 nouvelle Revue d’esthétique n° 3 / 2009
murs…), l’espace est totalement vide. Les visiteurs payés deux
francs suisses pour entrer, au lieu d’en payer dix, repartaient
avec un sac sur lequel était inscrite la mention « J’ai été payé
pour y aller ». Les artistes souhaitaient montrer « l’inflation
des valeurs immatérielles des institutions depuis ses débuts39 ».
L’exposition est productrice en elle-même de valeur ajoutée,
36. Sur la question des rituels instaurés par le musée, voir Carol Duncan, Civilizing
Rituals: Inside Public Art Museums, New York, Routledge, 1995.
37. Pour Tristan Trémeau et Amar Lakel, les expositions de l’esthétique relationnelle relèvent d’un appareil idéologique d’exposition qui se cache derrière des
œuvres transparentes. Elles « se donnent à voir clairement dans [leur] fonctionnement, qui dépend entièrement de l’accord du spectateur devenu consommateur
absolu de l’œuvre ». « En assignant l’œuvre d’art à une mission essentiellement
pédagogique, les artistes gérant l’héritage des dispositifs minimalistes ont donné
prise à un programme de destruction de l’œuvre d’art, puis de l’artiste luimême. Depuis, le dispositif de révélation et d’assignation s’est teinté d’une mission
politique et sociale totalement externe à l’œuvre ou à l’art. L’œuvre est devenue
un modèle de communication et l’artiste un médiateur. » Cf. « Le tournant pastoral
de l’art contemporain », dans Élisabeth Caillet, Catherine Perret (sous la dir. de),
op. cit., p. 101-124.
38. Michael Baldwin, Charles Harrison, Mel Ramsden, op. cit., p. 33.
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NATHALIE DESMET
inutile d’y exposer quoique ce soit. L’institution est même un
facteur, voire une marque créatrice de cette valeur ajoutée: le
« Kunsthalle Basel factor », différence moyenne entre l’ancienne
valeur des objets exposés et leur valeur courante sur le marché
de l’art après exposition dans un lieu prestigieux.
«žNous espérons que vous avez entendu et inventé
une image qui soit vôtre… »
Certaines expositions vides loin de servir un appareil idéologique d’exposition présentent des qualités indéniables dans
leur façon de détourner la récupération institutionnelle. Certains
artistes sont soucieux de prendre en compte le risque de vide
interprétatif en introduisant dans leurs œuvres des éléments
de médiation. L’œuvre retrouve alors une énonciation artistique qui n’est pas celle de l’institution.
Une rétrospective de Rirkrit Tiravanija, « Tomorrow Is
Another Fine Day », s’est tenue au Couvent des Cordeliers
(dans le cadre des expositions de l’Arc) en 2005. Ici encore aucune
œuvre n’est visible, mais l’artiste a pensé la médiation de son
travail. L’exposition n’est visitable qu’à condition d’y être guidé,
un parcours en panneaux de contreplaqué brut rythme la visite
en reproduisant le plan du Musée d’art moderne de la Ville
de Paris – occasion de réinscrire son travail invisible dans l’institution muséale. Le visiteur est conduit par un guide, un comédien, qui lui présente sept œuvres. Celui-ci expose ce qu’il est
censé « voir », ici un wok et des ustensiles de cuisine, là des
restes de repas… Seuls les cartels sont visibles Untitled 2002
(he promised), Untitled 1989 ( )… à lire précise Rirkrit Tiravanija,
« Sans titre, parenthèses vides40 ». Deux autres discours sont
proposés au visiteur: des haut-parleurs diffusent un texte de
Bruce Sterling Yesterday Will Be Another Day; un comédien
vêtu de blanc récite un texte de Philippe Parreno Sitcom Ghost
évoquant le vécu d’un fantôme qui revient sur les transformations sociétales impliquées par les nouvelles technologies
depuis l’année 1972, discours futuriste, objet d’une dialectique
entre « l’avant » et « l’après » de l’arrivée des technologies. « Nous
espérons que vous avez entendu et inventé une image qui soit
vôtre… », nous dit-on à la fin de la visite. L’exposition fait
l’objet d’un texte précis pensé par l’artiste. Rirkrit Tiravanija
insiste sur la notion d’utilisation de l’œuvre par le visiteur, à
travers laquelle se construit la signification. En se plaçant dans
la tradition de l’ekphrasis et même en inscrivant l’énonciation
de l’œuvre dans un espace divisé comme les anciens palais de
mémoire, l’artiste échappe à l’opacification totale de l’exposition et à sa transformation en pur outil communicationnel.
Avec « Zeigen. Un audio-Tour » (Schirn Kunsthalle, Frankfurt,
Galerie nächst St. Stephan, Vienne, 2006), Karin Sander utilise
elle aussi une énonciation visant pour le visiteur à se créer une
image mentale des œuvres. Il s’agit bien de montrer, d’indiquer, comme l’annonce le titre, fonction qui relève habituellement du dispositif de l’exposition. Pour ce projet, elle demande
à des artistes ayant pour la plupart déjà exposé dans le lieu de
produire un document audio à propos d’une œuvre (John
Une relation esthétique impossible
Armleder, John Baldessari, Sylvie Fleury, Hamish Fulton,
Katharina Grosse, Allan McCollum…). Sur les murs, le visiteur découvre au fur et à mesure de sa visite des numéros
accompagnés des noms d’artistes; il doit alors entrer dans un
audio-guide le numéro correspondant à l’œuvre qu’il veut
« entendre ». Créer une situation pour échapper à l’invisibilité totale: « Voir n’est pas la même chose que comprendre,
mais l’audition rend les images visibles – des images qui se
mélangent à la situation créée41. » Plutôt qu’immatérielle, Tino
Sehgal dit aussi de sa pratique qu’elle est situationnelle42. Dans
l’exposition de l’ICA de Londres en 2006 (le deuxième volet
d’une trilogie commencée en 2005), il propose aux visiteurs
un échange de conversations dans les espaces vides de l’exposition. Une petite fille de sept ans se présente, vient vous chercher à l’entrée, pousse une porte blanche et vous emmène au
fond d’une salle vide en vous demandant « C’est quoi le
progrès? », « Pourquoi? ». Un adolescent prend la suite, la
petite fille lui résume la teneur de la discussion et il continue
la discussion en nous conduisant dans l’exposition. À l’étage,
une jeune femme nous laisse, nous obligeant à passer dans un
couloir, puis un homme plus âgé nous retrouve et finit par
résumer l’idée du progrès.
Pour Sehgal, l’œuvre doit permettre de créer une situation
à laquelle est susceptible de participer le visiteur, ce n’est ni
un commentaire sur le site, ni une performance. Ses travaux
« appartiennent au musée43 ». Son propos vise à créer un autre
type de relation avec le spectateur au sein même de l’institution et à aller contre la production objectale pour s’intéresser
à une autre sorte de production qui s’inscrirait dans une logique
de déproduction. Il souhaite utiliser les conventions institutionnelles pour les remplir d’autres choses44. Le travail de Tino
Sehgal n’existe que dans le musée, dans la mémoire de ceux
qui en ont fait l’expérience et dans l’imagination des autres.
Aucun contrat, aucune photographie, aucune vidéo ne doit
documenter son œuvre au risque de devenir information
primaire.
Dans ces derniers exemples, la fonction épidictique de
l’exposition vis-à-vis de l’œuvre est restaurée. Le dispositif
d’exposition – l’éclairage, les cartels (s’il y a lieu), la scénographie… –
retrouve alors ses fonctions indexicales et permet au travail de
39. Rasmus Nielsen, Jakob Fenger, BjØrnsterne Christiansen, « Supershow - More
Than A Show », communiqué de presse, Kunsthalle de Bâle, 2005.
40. Laurence Bossé, Anne Dressen, Hans Ulrich Obrist, Rirkrit Tiravanija. Une
rétrospective, Paris, Paris Musées, 2005, p. 15.
41. Karin Sander, « Zeigen, Eine Audiotour », Galerie nächst St. Stephan - Rosemarie
Schwarzwälder, 2006, communiqué de presse, citation de Reinhard Ermen.
42. Tim Griffin, « Tino Sehgal: An Interview », Artforum, mai 2005.
43. Sebastian Frenzel, « Ceci n’est pas le vide: An Encounter With The Artist Of
Transience Tino Sehgal », Signandsight, 9 juin 2005, <http://www.signandsight.com/
features/203.html>.
44. Michel Gauthier, « Tino Sehgal: la loi du live », dans Les Cahiers du MNAM,
automne 2007, n° 101, p. 17-41. Marie Muracciole, « L’objet de ce commentaire:
récit de quelques échanges avec Tino Sehgal », dans Les Cahiers du MNAM, automne
2007, n° 101, p. 42-48. Tim Griffin, op. cit.
n° 3 / 2009 nouvelle Revue d’esthétique 91
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ANALYSES
Traduire / Interpréter
Fig. 5 : Supershow / I was paid to go there. Vue de l’exposition à la Kunsthalle Basel, Suisse.
Courtesy et photo : Superflex 2005
l’artiste d’échapper à une transparence totale en évitant ainsi
que les murs de l’institution muséale ne soient exposés pour
eux-mêmes. L’espace de l’exposition doit être considéré comme
un espace de fiction; s’il n’est littéralement qu’une pièce vide,
le contrat entre le visiteur, l’œuvre et l’exposition ne se fait pas
et l’exposition reste un outil de représentation de l’institution.
Cette surexposition guette toute exposition vide, sous quelques
intentions artistiques que ce soit (critique institutionnelle,
intérêt pour la dimension physique de l’espace, pour le processus, pour le spectateur, pour les matériaux invisibles…); les
risques sont forts de transformer la transparence usuelle du
média de communication qu’est l’exposition en une matérialisation de l’organisation et de déléguer la fonction de l’œuvre
à la fonction communicationnelle de l’institution qui l’héberge.
L’exposition vide peut dès lors compter comme un espace de
92 nouvelle Revue d’esthétique n° 3 / 2009
possible « où la main de l’agent expositoire serait visible dans
sa fonction déictique, sans se constituer en objet de contemplation ni comme autorité détenant la vérité45 », ceci en dépit
de son invisibilité constitutive. Les images de l’Antiquité et du
Moyen Âge nous apprennent que l’invisible est instituant46, c’est
aussi ce que confirment les expositions d’œuvres invisibles.
L’exposition tend d’ailleurs à acquérir un statut iconique à
part entière, les pèlerinages contemporains autour des expositions « qu’il faut avoir vues » le démontrent.
Nathalie Desmet
45. Mieke Bal, op. cit., p. 19.
46. Voir notamment Olivier Boulnois, Au-delà de l’image, Une archéologie du visuel
au Moyen Âge, Ve-XVIe siècle, Paris, Seuil, 2008 et les travaux de Marie-José Mondzain.