La représentation paranoïaque de l`Etat dans le cinéma d`action
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La représentation paranoïaque de l`Etat dans le cinéma d`action
La repr€sentation parano•aque de l’Etat dans le cin€ma d’action hollywoodien, Thibault Isabel Le recours massif aux m€canismes du clivage et de la projection, caract€ristiques de la parano•a, peut l€gitimement ‚tre pr€sent€ comme le trait culturel le plus sp€cifiquement am€ricain celui en tout cas qui permet le mieux de distinguer les Etats-Unis des grandes nations europ€ennes1. Faire r€f€rence ƒ une atteinte psychologique comme celle-lƒ n’aurait qu’un int€r‚t relatif si le trouble ne s’appliquait qu’ƒ des esprits profond€ment d€rang€s. Mais, comme l’a fort justement rappel€ Richard Hofstadter dans son c€l…bre livre The Paranoid Style in American Politics, † ce qui donne ƒ la cat€gorie toute sa pertinence, c’est bien au contraire que des gens plus ou moins normaux s’expriment sur un mode parano•aque. ‡2 L’enseignement premier de ce ph•nom‚ne, pour notre r•flexion, tient ƒ ce qu’il manifeste de fa„on assez explicite une grave instabilit• du corps social. Cette crise n’est probablement pas l’apanage exclusif de la soci•t• am•ricaine, loin s’en faut, mais le type de r•actions pathologiques qu’elle d•termine sur le nouveau continent lui donne en revanche une coloration toute particuli‚re. Il faut toutefois pr•ciser que la parano…a, aux Etats-Unis, semble toucher assez peu les femmes, d’un point de vue culturel. D’ailleurs, les films relevant de cette affection visent en priorit• un public masculin et mettent g•n•ralement en sc‚ne des h•ros virils. C’est donc sous l’angle exclusif de l’homme qu’il s’agit pour l’instant de pr•senter le fonctionnement du trouble. Le principal m•canisme de d•fense mobilis• par la parano…a consiste ƒ projeter fantasmatiquement sur les autres individus voire m‚me sur le monde dans son ensemble des tares et des faiblesses qu’on refuse de voir en soi. Freud d€crit tr…s bien ce processus : † Une perception interne est r€prim€e, et, en son lieu et place, son contenu, apr…s avoir subi une d€formation, parvient au conscient sous forme de perception venant de l’ext€rieur. ‡3 Le noyau pulsionnel dont on cherche le plus fr€quemment ƒ d€lester le Moi est l’agressivit€, qui t€moigne elle-m‚me d’un sentiment de jalousie ou de frustration. Cela explique que le parano•aque se sente sans cesse pers€cut€ et trahi par son entourage, en ce qu’il manifeste ainsi de faˆon d€tourn€e son propre ressentiment. Freud €crit encore : † […] La proposition "je le hais" est transform€e par projection en cette autre : "il me hait" (il me pers€cute), ce qui va alors me donner le droit de le ha•r. ‡4 Les figures sur lesquelles la col…re est projet€e sont majoritairement des figures paternelles. Cette pr€dilection s’explique par l’importance psychog€n€tique du complexe d’Œdipe, et par sa persistance inconsciente au cours des diff€rents ‹ges de la vie psychique : au moment crucial de son d€veloppement (entre trois et six ans), le garˆon investit surtout son agressivit€ sur le p…re, car c’est lui qui le menace d’une castration et le contraint ƒ s’€loigner de la m…re. A la base de l’agressivit€, disons-le, on trouve toujours un fond de d€pression : le sujet €prouve un sentiment d’angoisse et de doute, et r€agit de faˆon hostile, d€sorganis€e, aux obstacles impos€s par le r€el. Pour Heinz Kohut, c’est ce sentiment fonci…rement nihiliste qui emp†che la r•solution de l’Œdipe : on ne se sent pas capable d’imiter le mod‚le propos• par le p‚re et, au lieu de s’identifier ƒ lui et de se chercher une compagne, comme il l’avait fait en son temps, on reste fix• •motionnellement ƒ la m‚re. Le patriarche, dans ces conditions, apparaˆt n•cessairement comme un ennemi. Il est par cons•quent compr•hensible qu’un adulte parano…aque continue ƒ projeter une part importante de sa haine sur des figures paternelles : l’une des grandes blessures narcissiques qu’il essaie de compenser ƒ travers ses troubles lui a •t• inflig•e par son g•niteur. Le m•canisme de clivage permet cependant dans bien des cas de maintenir active une repr•sentation b•n•fique du p‚re en contrepartie de la d•valorisation radicale qu’a provoqu•e le m•canisme de projection. Le p‚re r•el, ni totalement bon, ni totalement mauvais, est alors divis• inconsciemment en deux incarnations distinctes : le p‚re protecteur et le p‚re castrateur. Dans la parano…a d•pressive, seul subsistera g•n•ralement le p‚re castrateur, tandis que, dans la parano…a m•galomaniaque, la premi‚re figure prendra largement le pas sur la seconde. Sur un plan social, le rapport d•faillant ƒ la paternit• trouve chez les Am•ricains une r•percussion forte dans leur repr•sentation de l’ordre •tabli (ce qui n’a en soi rien d’•tonnant : l’Etat constitue un objet-soi5 culturel de premi…re importance une sorte d’extension de la cellule familiale ƒ l’•chelle de la nation , et, en tant que gardien de la Loi, incarne de surcroŒt la puissance phallique du p…re). Ainsi, une part consid€rable de la culture am€ricaine relaiera, ƒ partir des ann€es 60 et 70, un vif sentiment de rejet face au pouvoir en place sentiment qui se traduira par une m€fiance accrue ƒ l’€gard des gouvernants en g€n€ral. Au cin€ma, bien des figures de l’autorit• seront d‚s lors per„ues comme des monstres tyranniques et manipulateurs, dont la seule obsession sera de contr‰ler secr‚tement le commun des mortels et de diriger leur destin afin de gagner en pouvoir et en richesse, ƒ moins qu’elles ne se distinguent simplement par leur •go…sme et leur indiff•rence envers le sort de leurs semblables. Dans un premier temps, cette parano…a a surtout pris la forme d’une contestation politique, relativement lucide sur la situation du pays, mais qui n’en manifestait pas moins presque toujours une angoisse profonde et pathologique de pers•cution. Il se m†lait ƒ ces œuvres un relent inconscient de soup„on et de doute, qui d•passait largement la seule r•serve critique qu’elles •taient cens•es exprimer devant les institutions. Le cas de Bonnie and Clyde, en 1967, est embl€matique : le caract…re fr€n€tique de la r€alisation, sa violence, rendent le film infiniment plus d€stabilisant (sur un plan psychologique et €motionnel, et non n€cessairement id€ologique) que n’avaient pu l’‚tre, aux temps du cin€ma classique, les chefs-d’œuvre contestataires d’un Nicholas Ray, par exemple. De plus, en plein essor du mouvement hippie, les productions † contre-culturelles ‡ de ce type occupaient une place de plus en plus pr€gnante sur les €crans et se voyaient sortir des marges oŽ elles avaient €t€ confin€es par le pass€. En d’autres termes, un climat global s’installait, qui devait finalement d•boucher sur une forme de parano…a plus exacerb•e que jamais. A cet •gard, la recrudescence des films de complot apr‚s l’assassinat de Kennedy et l’affaire du Watergate a confirm€ le tournant pris par le cin€ma am€ricain : l’ennemi n’€tait plus seulement un corps €tranger qui tentait de s’infiltrer dans les villes et les campagnes, comme c’€tait massivement le cas auparavant dans les productions parano•aques (on pensera ainsi, pour les films fantastiques, aux extra-terrestres de The Thing From Another World [1951] et d’Invasion of the Body Snatchers [1956], ou aux cr€atures mutantes de Them ! [1954]). Les œuvres nous confrontaient d•sormais plut‚t ƒ un ennemi int•rieur, int•gr• au syst„me sociopolitique, et parfois m…me repr•sentant direct de la nation. Dans The Conversation (1973) et All the President’s Men (1976), c’est le scandale du Watergate qui sera €voqu€ ; dans Executive Action (1973), on s’int•ressera cette fois ƒ l’assassinat de Kennedy. Three Days of the Condor (1975) d€noncera un complot fictionnel mis en place par les Etats-Unis afin de constituer un r€seau d’espions en Extr‚me-Orient et d’accroŒtre l’influence du gouvernement sur certains pays producteurs d’€nergie. Enfin, de nombreux films tels que The Parallax View et Chinatown (tous deux de 1974), sans critiquer directement l’Etat, donneront des incarnations de l’autorit€ l’image d’individus corrompus et gagn€s ƒ la cause de grands consortiums industriels. La remise en cause progressiste du pouvoir capitaliste prendra une forme souvent nerveuse et angoiss€e, de sorte que, d’un point de vue psychologique, elle pr€parera paradoxalement le terrain pour l’individualisme antigouvernemental et anti-€litiste qu’on verra surtout ƒ l’œuvre ƒ partir de la fin des ann€es 70, et qui, dans une large mesure, conduira Ronald Reagan au pouvoir. Pour expliquer cette d€valorisation grandissante des figures de la Loi, on peut bien s•r se r€f€rer, non seulement aux scandales ƒ r€p€tition, mais encore au traumatisme suscit€ par la d€faite des G.I. au Vietnam et aux d€buts de la crise €conomique (li€e, rappelons-le, au choc p€trolier de 1973 et ƒ l’entr€e du pays dans la r€cession, alors que les €conomies japonaises et allemandes commenˆaient ƒ menacer l’h€g€monie des Etats-Unis dans certains secteurs cruciaux, tels que l’automobile). Bien qu’il faille se garder de r€duire les grandes €volutions culturelles ƒ un d€terminisme rigide et grossier, il est l€gitime de consid€rer le contexte sociopolitique particulier de l’€poque comme une des causes de la transformation relative des mentalit€s : l’image du P…re, dans cette Am€rique d€sorganis€e, voyait ses failles s’accentuer de jour en jour, et les pulsions de r€bellion s’y engouffraient avec d’autant plus d’ardeur qu’elles s’€taient longtemps vues r€prim€es. Quoi qu’il en soit, la m€fiance ƒ l’€gard des autorit€s continuera ƒ irriguer une bonne part de la production cin€matographique du pays, apr…s le † backlash ‡ conservateur, dans les ann€es 80 ; toutefois, cette parano•a se manifestera d€sormais d’une mani…re diff€rente, ƒ la fois plus circonscrite et moins mesur€e. En premier lieu, les films de complot se feront de plus en plus rares ; ils seront en quelque sorte remplac€s par la prolif€ration des situations de traque et de chasse ƒ l’homme, ƒ l’€cran. La parano•a sera essentiellement confin€e ƒ l’int€rieur des films d’action et le sentiment de pers€cution se manifestera en priorit€ ƒ travers la th€matique de la trahison. En fait, les ann€es 80 marqueront surtout le d€veloppement d’une id€ologie anti-€litiste dans les courants cin€matographiques dominants, du moins, et non chez tous les cin€astes qui assurera la transition entre la n€gation d€pressive du pouvoir paternel propre ƒ la d€cennie ant€rieure et l’affirmation m€galomaniaque de l’infaillibilit€ nationale propre aux ann€es 90. Les gouvernants et les figures de l’autorit€ seront tr…s souvent conspu€s par les films, avec l’id€e que le h€ros incarne mieux qu’eux l’identit€ profonde du pays. Les puissants, repr€sentants symboliques de la Loi phallique, seront consid€r€s comme corrompus, d€catis ou malfaisants. L’humeur du moment €tait tr…s bien r€sum€e par une devinette ƒ la mode chez les soldats mobilis€s au Vietnam, et cit€e par Fred Pfeil6 : † Quelle est la diff€rence entre le corps des marines et les Boy Scouts ? ‡ R€ponse : † Les Boys Scouts ont des chefs adultes. ‡ D’un point de vue psychanalytique, cet €tat d’esprit consistait ƒ introjecter l’image id€alis€e du p…re († La loi, c’est moi ‡) pour mieux d€nigrer les incarnations r€elles de l’ordre auquel on €tait cens• se soumettre. L’agressivit• atteignant alors son point de paroxysme, elle •tait projet•e sur les personnages d•valoris•s, ha…s, et l’angoisse de pers•cution s’intensifiait en retour. Sous l’‚re Reagan, une multitude de films pr•senteront un h•ros solitaire, isol•, que des responsables politiques, des policiers ou des soldats confronteront ƒ une menace mortelle en s’attaquant directement ƒ lui, en le manipulant ou en l’abandonnant cyniquement ƒ un triste destin. Dans Blade Runner (1982), par exemple, le d€tective Rick Deckard tombera amoureux d’une andro•de que ses sup€rieurs avaient jug€e dangereuse et qu’ils lui avaient demand€ d’€liminer, plus par intol€rance et m€pris pour les robots que par v€ritable n€cessit€ ; le jeune policier, indign€, d€cidera de venir en aide ƒ celle qu’il aime et partira se cacher avec elle dans quelque contr€e recul€e des Etats-Unis. Il tentera ainsi, sans grand espoir, de prot€ger sa compagne des forces de police qui la traquent. Ce film, s’il traduit l’€tat d’esprit parano•aque du monde am€ricain des ann€es 80, est pourtant loin d’‚tre le plus repr€sentatif de sa p€riode. Avec First Blood (1982), en revanche, l’anti-€litisme reaganien trouvera probablement une expression cin€matographique typique. Johnny Rambo, une ancienne gloire du Vietnam, sans travail, est arr‚t€ pour vagabondage dans une petite ville des Etats-Unis. Des policiers idiots et bedonnants le maltraitent avec sadisme et le contraignent par leurs exactions ƒ prendre la fuite. La chasse ƒ l’homme commence, sans piti€ : la moindre occasion sert de pr€texte pour ouvrir le feu sur ce † parasite ‡ jug€ ind€sirable. L’opposition entre l’homme ordinaire, m€ritant et pourtant au ch•mage, et les forces de police, m€diocres et agressives, constitue un t€moignage saisissant du ressentiment €prouv€ par l’Am€ricain moyen de ces ann€es de crise envers toutes les formes d’autorit€. Rambo II (1985) se r€v€lera tout aussi €difiant : le h€ros est lib€r€ du p€nitencier oŽ il €tait incarc€r€, mais il se trouve charg€ en €change de prendre des photos de prisonniers de guerre am€ricains encore retenus au Vietnam. Le soldat se rend pr…s du camp ennemi, mais constate tr…s vite que les d€tenus sont trait€s avec une monstrueuse sauvagerie ; il d€cide de les lib€rer. L’h€licopt…re qui devait le ramener hors du territoire vietnamien n’acceptera pourtant pas de les prendre ƒ bord ; les chefs militaires, en effet, avaient indiqu€ qu’ils refusaient qu’on lib…re les pauvres combattants incarc€r€s. Rambo, livr€ ƒ lui-m‚me, sera alors captur€, puis tortur€. Il parviendra ƒ s’€chapper, mais d€couvrira ensuite que son gouvernement avait tout fait pour masquer la pr€sence des prisonniers de guerre au peuple am€ricain, pour €viter d’avoir ƒ payer une ranˆon. Le camp oŽ on avait envoy€ le h€ros ne devait pas ‚tre rempli de d€tenus, et c’est donc seulement par hasard qu’il les y avait d€couverts (ils y avaient €t€ transf€r€s pour quelques jours seulement, ƒ l’improviste) ; le but de ses dirigeants €tait de lui faire prendre des photos d’un camp vide, afin de calmer l’opinion publique et de laisser penser aux €lecteurs que plus aucun soldat n’€tait encore retenu au Vietnam… Un film tel que Robocop (1987) v€hiculera une id€ologie assez proche (bien que, paradoxalement, le r€alisateur europ€en Paul Verhoeven ait tr…s probablement cherch€ ƒ critiquer avec ironie le † totalitarisme conservateur ‡ de la politique int€rieure des EtatsUnis). Murphy, un jeune policier, a €t€ tu€. Son corps est utilis€ par un scientifique pour donner naissance ƒ un † robot-flic ‡ destin€ ƒ lib€rer la ville de ses dealers et autres criminels. Mais la personnalit€ humaine de cette machine ƒ tuer finit par reprendre le dessus et le guerrier de m€tal r€alise que ceux qui ont financ€ sa cr€ation sont des ‚tres vils et corrompus ; il d€cide alors † h€ro•quement ‡ de les €liminer et de mettre ainsi un terme ƒ la carri…re de ces hommes d’influence manipulateurs et arrivistes ! Sous couvert de critiquer l’autoritarisme policier de l’Am€rique reaganienne, Verhoeven entretient de ce fait la m€fiance parano•aque de ses contemporains et ent€rine l’id€e selon laquelle chaque politicien, gouvernant ou affairiste serait un manipulateur en puissance m€ritant d’‚tre remplac€ sinon purement et simplement † liquid€ ‡ par les citoyens ordinaires. Avec Assassination (1986), c’est m†me le pr•sident des Etats-Unis en personne qui sera pr•sent• comme un manipulateur sournois ! Un garde du corps charg• d’assurer la s•curit• de la premi‚re dame du pays, menac•e de mort, d•couvrira en effet que celui qui tentait de l’assassiner n’•tait autre que son mari. Le chef de l’Etat tenait ƒ se s•parer de sa femme, qu’il ne supportait plus ; mais il craignait qu’un divorce ne nuise ƒ sa cote de popularit•… Parall‚lement aux films oŒ les autorit•s se montrent franchement hostiles au personnage principal, bien des œuvres d•peindront les forces de l’ordre comme m•diocres et incapables d’enrayer les menaces qui p‚sent sur la population. Lƒ encore, on trouvera la trace d’une prise ƒ parti m•galomaniaque et individualiste des figures paternelles, jug•es syst•matiquement inf•rieures ƒ l’homme du commun. Dans Die Hard (1989), le h€ros est un policier de bas €tage en butte ƒ l’hostilit€ de ses sup€rieurs hi€rarchiques ƒ cause de son temp€rament violent, bagarreur et indisciplin€. Il parviendra pourtant ƒ prouver sa valeur d’homme en €liminant ƒ lui seul tout un groupe de terroristes surentraŒn€s, au grand dam de ses sup€rieurs du FBI des intellectuels incomp€tents qui ne sont jamais sortis de leur bureau et ne connaissent pas le terrain. Le m€pris pour les repr€sentants de l’Etat se manifestera €galement dans les films oŽ un h€ros solitaire et marginal accomplit un travail de police muscl€ sans respecter les r…gles en vigueur, avec pour objectif d’arr‚ter ou d’€liminer les criminels que les autorit€s laissent en libert€ ƒ la fois, semble-t-il, par peur, paresse et assujettissement aux lois. H€riti…res de Dirty Harry (1971), Magnum Force (1973), Death Wish (1974) et The Enforcer (1976), qui avaient constitu€ les premiers vrais pr€curseurs de cette tendance, d…s le d€but des ann€es 70, des productions telles que Death WishII, III et IV (respectivement en 1981, 1985 et 1987), Sudden Impact (1983), Red Heat (1988) ou, d’une mani…re un peu plus subtile, le cr€pusculaire Batman (1989) reprendront le flambeau avec une verve fracassante. James Bond lui-m‚me, de plus en plus am€ricanis€, devra faire cavalier seul dans Licence to Kill (1988), afin de tuer un trafiquant de drogue que les responsables du MI-6 ne voulaient pas arr‚ter. Dans The Terminator (1984) et Aliens (1986), la th€matique, bien que sensiblement diff€rente, aboutira n€anmoins ƒ une perspective assez similaire : les responsables politiques ou militaires refusent de prendre au s€rieux une menace pourtant r€elle (celle des machines, dans le premier cas, et celle des cr€atures extra-terrestres, dans le second). Contraints de faire face seuls au danger, les h€ros seront chaque fois amen€s ƒ user de toute leur ing€niosit€ pour tenter d’enrayer par eux-m‚mes la catastrophe. La plupart de ces films, contrairement ƒ la majorit€ des œuvres parano•aques des ann€es 70, adh…rent finalement ƒ une vision nationaliste de l’Am€rique. Mais c’est le h€ros et, ƒ travers lui, le petit peuple qui endosse l’habit de repr•sentant des Etats-Unis, tandis que les repr•sentants l•gaux du pays sont d•valoris•s. A une •poque marqu•e par la crise •conomique et un lib•ralisme •prouvant, il •tait certes difficile de conserver une image harmonieuse de la soci•t• am•ricaine, alors pr•cis•ment que la coh•sion sociale et l’unit• r•publicaine •taient mises ƒ mal par l’incessante et agressive comp•tition marchande (d’autant plus difficile ƒ vivre que l’emploi se faisait encore rare, malgr• quelques br‚ves p•riodes de reprise sous les pr•sidences de Carter et de Reagan). Apr‚s le deuxi‚me choc p•trolier de 1979, surtout, l’•conomie •tait au plus mal : la balance commerciale •tait constamment d•ficitaire, le revenu national diminuait d’ann•es en ann•es et la valeur du dollar ne cessait de fluctuer. L’inflation d•passait les 11%, et la restructuration des entreprises provoquait un taux de ch‰mage particuli‚rement •lev• (10,8% de la population active en 1982). Dans un tel contexte, le m•pris pour les dirigeants et les puissants, et l’introjection par l’Am•ricain moyen de l’imago paternelle id•alis•e, constituaient encore le meilleur moyen de conserver des structures m•galomaniaques et nationalistes intactes, en accusant les autorit•s d’†tre responsables de la situation et en tenant ainsi quelque peu ƒ distance le sentiment de d•pression qui continuait ƒ parasiter la soci•t• (cette tendance sera largement entretenue par Reagan ƒ travers sa critique souvent purement rh•torique, d’ailleurs du Big Government et du Big Business). Pour le reste, tous les films grand public ne diffusaient pas une image n€gative de l’autorit€, dans les ann€es 80 ; et, m‚me lorsque c’€tait le cas, ils continuaient souvent ƒ pr€senter le monde ext€rieur comme un danger potentiel, rappelant €galement que les nations €trang…res €taient au moins aussi menaˆantes que les dirigeants am€ricains eux-m‚mes. Pour preuve, l’importance accord€e ƒ l’imp€rialisme suppos€ des pays ennemis n’€tait nullement n€gligeable, et de nombreuses productions se focalisaient autour du Mal sovi€tique ou extraterrestre, signe que le patriotisme am€ricain €tait en pleine recrudescence (on peut penser aux ennemis communistes de Red Dawn [1984], de Missing in Action [1984] et de Top Gun [1986], ou ƒ la cr€ature affam€e de Predator [1987]). Mais ces films ne peuvent faire oublier que, parall…lement ƒ la valorisation de la patrie, cette d€cennie au m‚me titre que la pr€c€dente, bien qu’avec une id€ologie diff€rente continuait ƒ d€valoriser les structures €tatiques et sociales. A partir des ann€es 90, la tendance m€galomaniaque qui avait d€jƒ commenc€ ƒ s’affirmer dans le cin€ma s’€panouira progressivement. La reprise €conomique aidant de m‚me que l’euphorie m€diatique suscit€e par la victoire militaire contre l’Irak , le corps social sera de nouveau surinvesti narcissiquement, comme dans les ann€es 40 et 50. La parano•a ne cessera pas pour autant ; elle se mettra en revanche ƒ repr€senter majoritairement les ennemis comme ext€rieurs ƒ la nation, alors qu’ils €taient encore surtout repr€sent€s comme int€rieurs dans les ann€es 70 et que le ph€nom…ne se r€v€lait plus ambigu dans les ann€es 80 (le pays €tant confront€ ƒ une parano•a bic€phale ƒ la fois ext€rieure et int€rieure, caract€ristique des p€riodes de transition). Apr…s la guerre du Golfe, l’adversaire propos€ aux h€ros dans les films d’action redeviendra presque exclusivement une figure €trang…re (les extra-terrestres d’Independence Day [1996], les terroristes arabes ou europ€ens de True Lies [1994] et de The Peacemaker [1997], etc.), ou, en tout cas, une menace neutre (les catastrophes naturelles de Twister [1996], de Volcano [1997] et d’Armageddon [1998] venant suppl€er l’Empire du Mal communiste, qui, divis€ et en ruine, ne pouvait plus raisonnablement apparaŒtre comme un danger). La principale €volution de la p€riode reste cependant que le corps social surmontera d€sormais ces €preuves en restant parfaitement uni et solidaire. Les h€ros se battront ouvertement pour leur pays et pr€tendront incarner l’ensemble du peuple am€ricain ; le temps des loups solitaires sera r€volu. Le pr€sident des Etats-Unis ne sera g€n€ralement plus un homme corrompu, mais plut•t un ancien marine (Air Force One, 1997) ou un pilote de chasse (Independence Day, 1996) capable de juguler n’importe quel danger. De m†me, les portedrapeaux seront encore camp•s par des soldats, des policiers ou des espions, mais, ƒ pr•sent, ils accompliront leurs ordres sans sourciller. La population, jusque dans les films catastrophe, attendra d’†tre sauv•e par un repr•sentant officiel de l’Etat ou d’une grande structure nationale (le h•ros de Volcano [1997] est un haut responsable de la ville de Los Angeles sp€cialis€ dans la gestion des situations de crise ; celui de Dante’s Peak [1997] est vulcanologue ; les protagonistes de Twister [1996] sont des scientifiques, experts dans la pr€vision des anomalies climatiques ; dans Godzilla [1998], la situation est rapidement prise en main par des militaires ; etc.). La volte-face op€r€e par Rambo III vis-ƒ-vis des €pisodes pr€c€dents, en 1988, venait d€jƒ confirmer l’importance du ph€nom…ne : l’ancien r€volt€ perp€tuel s’€tait mu€ en combattant am€ricain de la libert€, repr€sentant quasi-officiel de son gouvernement contre les vis€es expansionnistes de l’URSS. Il accomplissait une mission pour le compte de son arm€e, n’€tait ƒ aucun moment trahi par ses sup€rieurs et d€fendait avec un acharnement tenace, d€nu€ de toute ambigu•t€, la cause pour laquelle on avait fait appel ƒ lui. En fait, la peur des ennemis ext€rieurs et l’identification ƒ un Etat id€alis€ ne contredisent pas ƒ proprement parler le malaise psychologique de la soci€t€ ; et, bien que les ennemis int€rieurs ƒ l’establishment politico-l€gal soient devenus beaucoup moins fr€quents, dans le cin€ma des ann€es 90, la parano•a n’a pas pour autant cess€ d’animer la culture dominante. On a simplement eu affaire alors ƒ un processus de compensation plus abouti, qui permettait de magnifier la soci€t€ am€ricaine et de projeter l’agressivit€ sur des corps €trangers en lieu et place des anciennes figures de fonctionnaires manipulateurs. Nous avons d€jƒ dit que la parano•a implique un processus de clivage en plus du m€canisme de projection , qui aboutit ƒ la constitution d’une imago paternelle protectrice. Le r•le de cette repr€sentation fantasmatique b€n€fique est de prot€ger contre le p…re castrateur, artisan de la pers€cution dont on se croit victime. Dans les ann€es 70, cette imago positive €tait surtout incarn€e par un mod…le politique alternatif jug€ parfait et de tonalit€ progressiste et sentimentale , bien que l’ordre en place ait pu donner parfois l’impression de ne pouvoir †tre •branl•, jetant par lƒ m†me les esprits dans une certaine d•pression ; dans les ann•es 80, c’est l’individu atomis• qui assumait lui-m†me la puissance phallique du p‚re en tant que h•raut d’une nation abstraite distingu•e de l’autorit• concr‚te (on assistait alors au d•but du processus de compensation, mais des tendances d•pressives fortes parvenaient ƒ se maintenir et emp†chaient l’apparition massive d’œuvres r•ellement optimistes) ; dans les ann•es 90, c’est le corps social dans son ensemble qui pouvait enfin †tre glorifi•, les autorit•s •tant d•sormais r•concili•es avec le peuple qu’elles avaient pour t•che de prot•ger, gr•ce ƒ une m•galomanie g•n•rale et triomphante. L’ennemi devait alors n•cessairement venir de l’ext•rieur, manifestant ainsi la pr€sence du p…re mal€fique et permettant ƒ la nation, par clivage, d’incarner tout enti…re le bon phallus. Bien s•r, comme dans les ann€es 80, le panorama cin€matographique des ann€es 90 n’€tait pas uniforme. La mode des films de complot a par exemple €t€ relanc€e ƒ travers des œuvres parfois m€diocres, telles que Clear and Present Danger (1994), Enemy of the State (1998) et The X-Files (1998), parfois plus €labor€es, telles que JFK (1991), Nixon (1995), Conspiracy Theory (1997) et Absolute Power (1997). Mais la contestation y €tait souvent beaucoup plus superficielle que dans les ann€es 70 et la reviviscence du genre n’a de toute faˆon connu qu’un impact limit€ ; c’est sans doute la preuve que cette tendance n’€tait plus r€v€latrice d’un €tat d’esprit global et vraiment subversif (une remise en cause de faˆade du syst…me en place est encore le meilleur moyen de se persuader qu’on dispose d’un esprit critique et de continuer ƒ adh€rer en toute bonne conscience ƒ une image id€alis€e de la nation). Il demeure n€anmoins que certains auteurs apparus dans les ann€es 70 resteront fid…les au pessimisme et ƒ la r€volte de leurs d€buts, comme Brian De Palma, qui, dans Casualties of War (1989), Mission : Impossible (1996) et Snake Eyes (1998), persistera ƒ faire du m€chant de ses films un repr€sentant de l’autorit€ €tatique (respectivement : les chefs militaires, l’embl€matique Jim Phelps leader d’un groupe d’espionnage et un responsable de la police). Plus encore, la jeune g€n€ration semblera totalement r€fractaire ƒ l’id€ologie dominante, et, bien loin de participer ƒ l’euphorie ambiante, prolongera, en les intensifiant, les structures psychologiques ant€rieures. La mode du n€o-film noir imposera une vision ƒ la fois cynique et individualiste de la vie sociale, sugg€rant que tout le monde doit se m€fier de tout le monde (sans qu’il y ait ƒ s’indigner de l’horreur de cette situation, puisqu’elle est, ƒ en croire l’esprit des intrigues, in€vitable) ; le message ou plut•t le non-message, dans la mesure oŽ il se caract€rise par l’absence de tout jugement critique rationnel sur l’€tat de la soci€t€ sera repris, entre autres exemples, dans Reservoir Dogs (1992) et Pulp Fiction (1994). De leur c•t€, des œuvres telles que The Matrix (1999), Dark City (1998) ou Fight Club (1999) se voudront au contraire beaucoup plus engag€es et auront en commun de fustiger ouvertement le conformisme des productions grand public, c€dant au passage ƒ une forme de parano•a exacerb€e qui nous montrera des figures paternelles s’ing€niant ƒ enfermer sadiquement la population dans un monde d’illusion et de mensonge. La critique politique se fera fr€n€tique et particuli…rement angoiss€e, t€moignant de l’extr‚me d€sarroi de cette frange de la soci€t€ ; le succ…s de ces œuvres sera pourtant gigantesque et rappellera que l’id€ologie dont elles sont porteuses m€rite d’‚tre prise tr…s au s€rieux. Enfin, notons la pr€sence de quelques productions qui ont perp€tu€ assez fid…lement l’esprit anti-gouvernemental des ann€es 80 (souvent associ€, d€sormais, ƒ une proportion variable de puritanisme) : dans Falling Down (1992) et 8 mm (1998) de m‚me, ƒ un degr€ moindre, que dans A Stir of Echoes (1998) , on valorise les initiatives individuelles visant ƒ €radiquer la perversion morale par des moyens violents et ƒ prendre en charge, ƒ titre personnel, des fonctions judiciaires et punitives normalement d€volues ƒ l’Etat. Les citoyens de base sont en cela convi€s ƒ rester vigilants afin de contrecarrer les manifestations du Mal qui r•de dans tous les quartiers et reste complaisamment ignor€ par les dirigeants du pays. * Quelle conclusion tirer de cette €volution globale du cin€ma am€ricain, depuis les mouvements de contestation des ann€es 50 et 60 jusqu’ƒ l’optimisme majoritaire de la fin du si…cle ? Le rapport des individus ƒ leur nation varie selon les €poques, en conformit€ relative avec la conjoncture €conomique, g€opolitique et id€ologique. Mais un fond de parano•a semble n€anmoins toujours subsister aux Etats-Unis et vient t€moigner d’une angoisse identitaire profonde, d’un rapport d€faillant ƒ l’image du p…re c’est-ƒ-dire aussi d’un nihilisme sous-jacent. (La Loi paternelle nous inscrit en effet dans l’ordre symbolique du langage et nous ouvre aux questions de valeurs. Kohut aurait ajout• que l’identification aux parents et aux objets-soi, fondatrice de l’identit• individuelle, est ƒ l’origine de l’ambition et des id•aux du sujet ; elle lui permet donc indirectement de donner du sens aux choses.) La nation est en alternance id€alis€e ou conspu€e, mais elle est rarement appr€hend€e avec ses qualit€s et ses d€fauts, ses m€rites et ses dysfonctionnements : on ne parvient pas ƒ l’€valuer pour ce qu’elle est vraiment. L’implantation des processus parano•aques explique que le peuple d’Abraham Lincoln soit ƒ la fois un des plus patriotes du monde, mais aussi, au cours de certaines p€riodes, un des plus soupˆonneux ƒ l’€gard de ses dirigeants (les deux comportements, finalement, vont de pair). Ce trouble identitaire d€termine €galement le rapport des Am€ricains au monde ext€rieur, qu’ils €prouvent souvent le besoin de diaboliser, afin de rendre possible l’id€alisation de leur propre culture. De fait, on peut se demander si la parano•a a jamais €t€ provoqu€e aux Etats-Unis par la peur du communisme, comme on le pr€tend parfois ; peut‚tre sont-ce plut•t les Etats-Unis qui, en toute circonstance, €prouvent le besoin de se trouver un ennemi pour mieux parvenir ƒ se r€unir autour de valeurs communes et €viter que le refoul€ du corps social ne fasse retour (les communistes, d’ailleurs, peuvent tr…s bien ‚tre remplac€s ƒ cet effet par les nazis, les arabes ou les extra-terrestres). Il est toujours d€licat d’isoler des causes simples et univoques pour rendre compte d’un ph€nom…ne culturel aussi complexe. Disons cependant que l’id€ologie de la Manifest Destiny a sans doute eu un r•le important ƒ jouer, aux Etats-Unis, dans le sens oŽ elle a pu donner aux troubles inh€rents ƒ la modernit€ la forme plus sp€cifique de la parano•a. Il n’est pas surprenant de constater que les Founding Fathers, pers€cut€s en Angleterre, aient fini par se consid€rer comme le peuple €lu de Dieu et qu’ils aient repris pour leur b€n€fice la tradition chr€tienne selon laquelle l’Eglise constituerait le † Nouvel Isra‘l ‡, la continuatrice du peuple h€breu de l’Ancien Testament († Destin€e Manifeste ‡ qu’il leur aurait €t€ donn€ d’assumer). En faisant de l’Am€rique la † Nouvelle J€rusalem ‡, ils s’efforˆaient de concevoir le continent oŽ ils venaient de s’installer comme un refuge choisi par Dieu pour ceux qu’Il voulait pr€server de la corruption et de la destruction g€n€rale. Ce m€pris pour les vieilles nations europ€ennes €tait rendu possible par le fait que l’id€ologie puritaine compte incontestablement parmi les plus manich€ennes que l’Occident ait produites (elle insiste sur l’opposition entre le Bien et le Mal, le paradis et l’enfer, la vertu et la corruption) et qu’elle rassemble de ce fait depuis son origine les esprits les plus enclins ƒ la parano•a ; mais, par ailleurs, les pers€cutions dont les premiers colons am€ricains ont €t€ objectivement victimes en Europe les ont n€cessairement conduits ƒ d€valoriser ƒ l’extr‚me le monde ext€rieur et ƒ se percevoir eux-m‚mes comme un peuple sup€rieur (l’id€alisation de soi et de ses valeurs propres constitue assur€ment une r€action naturelle face ƒ la pers€cution, car elle permet de r€introduire une id€e abstraite de la justice et console de l’injustice concr…te ƒ laquelle on est confront€). La propension ƒ la parano•a a encore €t€ renforc€e, politiquement, par la n€cessit€ dans laquelle se sont trouv€s ces colons de l€gitimer les spoliations qu’ils faisaient subir aux indig…nes indiens pour s’approprier leurs terres : les autochtones devaient alors devenir des † d€mons ‡, incarnations d’une race maudite que l’on pouvait dominer ƒ l’envie, par altruisme et souci du salut g€n€ral. Enfin, le m€pris des Am€ricains pour le monde ext€rieur et, de faˆon plus large, pour l’Autre s’est probablement intensifi• parce qu’ils avaient besoin de fonder leur unit• nationale. Peuple sans pass•, constitu• d’immigrants venus de nombreux pays, il leur fallait consolider le ciment culturel qui les rassemblait ; le meilleur moyen, ƒ cette fin, €tait encore pour eux de se d€finir en se diff•renciant de l’ext•rieur, de mani‚re ƒ se retrouver autour d’un destin commun grandiose, de pr€f€rence qu’ils seraient seuls ƒ partager. Il •tait difficile pour cette nouvelle nation, ƒ partir de telles bases, de ne pas faire de la m•galomanie et de la parano…a les structures psychologiques fondamentales de sa mentalit• collective structures que l’on rencontre encore aujourd’hui dans le panorama cin€matographique du pays, qu’elles se manifestent par un m€pris patent pour les autres peuples ou, sous une forme d€pressive, par une m€fiance pathologique envers les autorit€s. Si le recours ƒ la parano•a est tr…s fr€quent, aux Etats-Unis, il ne s’agit pourtant pas d’affirmer que tous les films am€ricains sont parano•aques (ni d’ailleurs que l’int€gralit€ de la culture am€ricaine ait, depuis ses origines, c€d€ ƒ de pareils travers). Des œuvres marginales proposent en effet parfois une critique nuanc€e du syst…me, comme The Untouchables, en 1986, oŽ l’on d€peint certes des politiciens corrompus, mais sans remettre en cause une certaine id€e de la justice, ni contester la n€cessit€ du droit humain, trop humain. Le h€ros s’efforce d’‚tre vertueux et de conserver son sens du devoir et de l’int€grit€, mais il n’est pas pr€sent€ comme un surhomme r€solvant tous les probl…mes et capable de distinguer sans peine le Bien du Mal. Eliot Ness doute, tout en restant cependant anim€ par ses id€aux : c’est lƒ son m€rite et sa grandeur. Le film rappelle €galement que, malgr€ la fragilit€ et l’imperfection des institutions, chacun, ƒ son niveau, a la responsabilit€ de faire €voluer la situation, dans le respect de la collectivit€, et qu’il est par cons€quent absurde de rejeter exclusivement la faute sur des boucs €missaires tels que les gouvernants ou les puissants. De plus, le discours propos€ parvient admirablement ƒ faire la part des choses entre les errements de la police et ses incontestables m€rites : tout n’est peut-‚tre pas parfait au sein des forces de l’ordre, mais tout n’y est pas m€prisable non plus (le h€ros n’apparaŒtra d’ailleurs nullement comme un chevalier solitaire, €rig€ en redresseur de tort destin€ ƒ susciter l’identification autosatisfaite du spectateur et ƒ aiguiser le ressentiment qu’il €prouve contre ses concitoyens ; Ness s’entourera au contraire d’une €quipe motiv€e, soud€e et h€t€roclite, dont les membres viendront de milieux tr…s diff€rents, preuve que l’honn‚tet€ n’est pas le fait d’un seul homme, ni d’un seul type d’hommes). L’œuvre €chappe pour toutes ces raisons aux faiblesses des films de complot des ann€es 70, en refusant de victimiser un pauvre h€ros pers€cut€ par un syst…me ind€fectiblement inique. En montrant les h€sitations des personnages principaux et en pr€sentant positivement des policiers des classes populaires et des classes intellectuelles, il renonce €galement ƒ €riger un super-guerrier en sauveur immacul€ du pays, porte-parole d’une Am€rique ordinaire parfaite confront€e ƒ des €lites putrides. Les Etats-Unis, enfin, ne sont pas id€alis€s en tant que nation, comme ils le seront au contraire dans les ann€es 90. Le film €duque par cons€quent le public en le confrontant ƒ l’ambivalence du monde et en l’incitant ƒ cultiver ses vertus. On peut toutefois avoir le sentiment que la quantit€ de r€alisations vraiment satisfaisantes a consid€rablement diminu€ ces derni…res d€cennies, et que, parall…lement, l’intensit€ des troubles manifest€s a consid€rablement augment€ dans les films. L’objet de notre €tude n’est pas de comparer les œuvres am€ricaines classiques et modernes, mais seulement d’analyser les grands enjeux du cin€ma contemporain ; aussi ne voulons-nous pas nous €tendre trop longuement sur les m€rites du cin€ma de l’‹ge d’or de Hollywood. Mais force est de constater que des €lans de patriotisme agressifs et d€mesur€s tels que ceux d’Independence Day auraient encore €t€ tr…s certainement inenvisageables dans les ann€es 30, 40 et 50, de m‚me que la haine anti-€litiste d’un Rambo contre les autorit€s. Bien s•r, on pouvait produire ƒ l’€poque, occasionnellement, des œuvres comparables en nature, mais elles €taient loin d’atteindre un tel niveau de ressentiment et de violence, et elles €taient en tout cas bien moins nombreuses que dans les ann€es 80 et 90. En d€finitive, le trait psychologique qui manque souvent ƒ la culture am€ricaine, et qu’on trouve exprim€ dans une proportion de plus en plus r€duite de productions, n’est autre que la s€r€nit€ devant la vie. Ce travers conduit ƒ une certaine immaturit€ morale, voire m‚me ƒ un certain infantilisme, et implique que les figures paternelles ne soient que rarement €valu€es avec justesse et mesure, du fait qu’on les traite en g€n€ral de faˆon partiale, spontan€e et r€gressive. D’un point de vue plus large, les troubles de la personnalit€ qui occasionnent de telles approximations de jugement ont surtout des effets d€sastreux sur l’€ducation et les comportements collectifs ; le rapport pervers ƒ l’autorit€ emp‚che en effet les individus d’apprendre ƒ ‚tre disciplin€s et respectueux tout en pr€servant leur autonomie et leur esprit critique. C’est ici que les objets-soi culturels, et notamment le cin€ma, ont une importance d€cisive : au lieu de corriger les spectateurs, en faisant €voluer et m•rir leur vision des choses, on les conforte dans une id€ologie manich€enne qui implique une €valuation cyclothymique du r€el (l’ange d’un jour €tant condamn€ ƒ devenir le diable du lendemain). Cet €tat d’esprit induit par la culture emp‚che le corps social de jouer effectivement son r•le dans la maturation des personnalit€s. D…s lors, l’autorit€ et les figures paternelles feront seulement office de repoussoir, ƒ moins qu’elles ne servent au contraire de l•gitimation, de garantie, ƒ un fantasme pu•ril de toute-puissance ; mais elles ne seront en aucun cas le vecteur de transmission d’un ensemble de valeurs susceptibles de forger des structures identitaires stables, comme leur fonction traditionnelle les y destinait naturellement. Thibault Isabel Notes : 1. Cela ne signifie pas, bien entendu, que la culture europ€enne soit €trang…re ƒ la parano•a ; elle y recourt seulement de faˆon moins intense et convulsive que la culture am€ricaine, en g€n€ral, et utilise de pr€f€rence d’autres m€canismes de d€fense pour se pr€munir contre l’angoisse. 2. Richard Hofstadter, The Paranoid Style in American Politics and Other Essays, New York, Alfred A. Knopf, 1965. 3. Cit€ in S. Ionescu, M.-M. Jacquet et C. Lhote, Les M•canismes de d•fense, Paris, Nathan, 1997, p. 230. 4. Cit€ in J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, p. 347. 5. La notion d’objet-soi, essentielle dans la th€orie psychanalytique de Kohut, repr€sente les objets du monde (humains, mat€riels ou culturels) sur lesquels nous projetons nos propres ambitions ou r€pulsions narcissiques, et qui deviennent en quelque sorte des extensions imaginaires ou symboliques de nous-m‚mes. La famille, en particulier, joue bien entendu un r•le fondamental d’objet-soi, surtout dans les premi…res ann€es de la vie. 6. Fred Pfeil, † From Pillar to Postmodern: Race, Class and Gender in the Male Rampage Film ‡, in Jon Lewis (dir.), The New American Cinema, Londres, Duke University Press, 1998.