Quand Benoît m`appelle

Transcription

Quand Benoît m`appelle
Pour cette introduction, j’ai rédigé un petit texte que je vais vous lire. Il s’intitule :
Quand Benoît m’appelle.
Quand Benoît m’a appelé, c’était un mercredi. J’étais devant mon ordinateur, dans ma
routine, tranquille. Il me demandait si je voulais bien le présenter à son public, que
j’imaginais nombreux, lors de son prochain vernissage.
Ça m’a un peu fait l’effet d’une de ces bombes qui vous laisse sans voix, avec l’esprit
qui oscille à grande vitesse, entre surprise et panique, à la recherche d’une réponse, si
possible intelligente et respectueuse.
J’ai levé les yeux pour contempler les 3 tableaux de Benoît qui me font face, à moins
qu’ils ne se soient activement offerts à mon regard, comme si j’attendais qu’ils me
fassent un signe, me donnent une réponse. Croyez ce que vous voulez, mais ils m’ont
répondu ! Ils m’ont soufflé à l’oreille : « Mais oui Benoît, volontiers, quel beau
défi! ». Je sais qu’ils m’ont répondu, d’une certaine manière, car s’ils n’avaient rien
dit, je ne serais pas là à vous parler !!
Mais avant d’aller plus loin : Bienvenue !!! Et merci à toi qui me fait non seulement le
plaisir et l’honneur de cette invitation mais qui m’offre aussi ta confiance pour que je
puisse te présenter, et proposer une orientation dans ta démarche et ton oeuvre
actuelle. Nous nous sommes rencontrés à 2 reprises, et mon texte en est un reflet.
J’ai dit juste avant que tes tableaux m’ont soufflé une réponse ; tu m’as appris, peu
après, lors de nos rencontres, que je venais d’expérimenter la force expressive et
impérative de ton oeuvre, qui traduit une exigence dont on ne peut douter.
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Tu dois changer ta vie ! Un autre impératif...., le titre d’un livre de Peter Sloterdijk,
philosophe allemand contemporain que tu affectionnes particulièrement, et dont tu
m’as dit qu’il résumait bien ta démarche. Tu dois changer ta vie.
Je n’ai pas lu le livre en entier, je l’avoue !, mais je le citerai quand même 1-2x.
Tu m’as dit que ce titre énigmatique était directement inspiré par le dernier vers d’un
poème de Rainer Maria Rilke (1875-1926), intitulé « Torse archaïque d’Apollon »; je
le précise, là, ce soir, en rappel de ce matin d’octobre, où je me suis trouvé plongé au
coeur d’une histoire, une mise en perspective, avec l’ignorance et la crainte des
héritiers sans testament,....., je me retrouve avec Benoît au sujet de Peter, lui-même au
sujet de Rainer,..... Sloterdijk, Rilke, Singy....
Cela nous amène à l’artiste!!!
Tu es né en terres fribourgeoises, en 1963.
Si tu peins depuis l’adolescence, c’est surtout entre 2000 et 2010, que tu développes
ton activité artistique. Tu expérimentes, explores différentes formes d’expressions. Tu
cherches, au travers d’installations et de sculptures, sculpture dont on peut aussi voir
un exemple ce soir.
Mais tu cherches quoi, en fait ? Ta réponse : « on vit dans ce machin, mais c’est une
illusion ! ». Tu continues de chercher, Tu dois changer ta vie, et, ce que tu dis, c’est
avoir trouvé une émotion, une émotion nouvelle : le plaisir de créer avec ses mains. On
pourrait aussi dire que tu t’es trouvé en présence d’une émotion nouvelle.
Je parle d’une « émotion nouvelle », ça peut sembler bizarre, mais Sloterdijk explicite
bien ma pensée quand il écrit : « La nouveauté du nouveau tient au déploiement du
connu en surfaces plus grandes, plus claires, mieux profilées ».
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Tu répètes donc l’exercice, régulièrement, comme une méditation, et le mouvement
des mains dévoile progressivement des mouvements intérieurs, spontanés et bruts,
lesquels nous renvoient à l’énergie universelle qui nous anime tous.
Il s’agit d’une forme exigeante de création. Soyez attentifs, prenez le temps, le temps
du jeu entre recul et rapprochement, le temps du dépouillement, le temps aussi d’être
présent et ouvert à « cet échange sublime entre le spectateur et l’oeuvre », Benoît dixit.
On peut alors percevoir l’évolution du déploiement, déploiement que tu signifies dans
sa forme la plus extrême en supprimant progressivement les cadres, rappel de
l’universel, par opposition à une composition qui proclame l’avènement de l’objet en
soi (les tableaux de l’arrosoir), tentative de remettre la partie (das Teil) dans le tout
(die Gesamtheit).
Tu le dis d’ailleurs toi-même :« Ce qui m’intéresse, c’est d’aller me frotter à cette
membrane qui sépare les mondes, là où elle est si fine qu’elle nous renvoie à
l’intérieur de nous-mêmes. ». Rappelez-vous de cette phrase !
Cette membrane dont les tableaux exposés nous montrent à chaque fois un autre état,
différents états qui seraient comme saisis dans la matière ; un état de mouvement
d’abord, voire d’agitation, par exemple dans les tableaux où -on l’imagine- l’artiste
joue/jongle, une spatule dans une main, et un tube de peinture dans l’autre, et puis
aussi des états de calme (ou alors peut-être de panique tétanisante), dans les à-plats
(tableaux monocouches) où on se trouve en quelque sorte au plus près de cette
membrane, qui est sur le point de céder à certains endroits. Le passage des uns aux
autres crée, voire accentue, un sentiment d’aller et retour, d’un dialogue entre micro et
macro, entre intime et universel.
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Arriver là, je ne peux pas m’empêcher de rappeler ton exposition de 2012, à ton
domicile, où tu présentais « la série des Nuits » qui sont des tableaux travaillés en
couches successives, donnant la prévalence à la forme. Ici, dans plusieurs tableaux,
nous avons à faire à une unique couche de peinture, de matière ; une forme de
radicalisation dans la place donnée à la matière.
J’entends que la peinture –la matière – devient elle-même « créatrice » ; elle ne sert
plus à représenter quelque chose, mais elle se met en scène elle-même, avec l’aide de
l’artiste. Pour citer Rilke (dans Sloterdijk): « ... et il y avait infiniment d’endroits, il
n’y en avait aucun où rien n’arrivât ».
C’est une autre particularité de la démarche : vous n’assistez pas à une exposition
« conventionnelle » où le spectateur regarde, mais plutôt à une exposition où vous
vous livrez au regard découvrant de la matière. Prenez le risque de ce renversement,
objet-sujet, c’est surprenant.
Cela crée une sensation qui peut être dérangeante/désagréable et qui est accentuée par
l’utilisation du noir. Cette couleur peut non seulement évoquer la peur du tableau noir
de tes années d’école primaire, mais elle évoque aussi le trou noir, trou noir dans la
réalité, tache aveugle ou scotome, ou encore fenêtre sur un autre monde, fenêtre
encore fermée.
En guise de précision j’ajoute que la fenêtre est un thème qui revient régulièrement
dans ton oeuvre, un passage vers ailleurs, comme un besoin impératif d’échapper à
l’illusion humaine, ce fragment d’universel.
Et, quand Benoît m’appelle, donc pour moi, ici, il exprime les questions que tu mets en
scène, le long du chemin qui borde tes oeuvres: A travers l’expérience sensorielle,
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l’exercice de la contemplation, la fenêtre s’ouvrira-t-elle ?, et quelle fenêtre ? et sur
quoi ?, et qu’est-ce que je ressens- là- à penser que peut-être elle pourrait réellement
s’ouvrir sur autre chose ; autre chose qui cette fois est situé dans notre intérieur, à la
fois stable et pourtant tellement éphémère!?
Quand Benoît m’appelle : une sensation désagréable ? Un frottement, une membrane
qui sépare des mondes? Des tableaux qui regardent dans notre intérieur ? Tu dois
changer ta vie, appel impératif lié à notre condition et nos limites, message auquel tes
tableaux nous exposent, un défi et un encouragement à aller au-delà, respectivement
en-dedans du monde unique que nous partageons toutes et tous mais qui nous échappe
sans cesse, à nouveau.
Voilà, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter beaucoup de plaisir dans cette
découverte et vous remercier pour votre attention.
Philippe Ray, le 8 novembre 2014
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