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LA NÉCESSITÉ DU MENSONGE
La nécessité
du mensonge
Marie-Jean Sauret
Professeur de psychologie à l’université de Toulouse-II le Mirail, membre de
l'Équipe de Recherches Cliniques, (extension toulousaine du Laboratoire de
Psychanalyse et Psychopathologie clinique de l’Université de Provence), membre
du séminaire Inter Universitaire Européen d'Études et de Recherches en
Psychanalyse et Psychopathologie, et psychanalyste à l’Association de
psychanalyse Jacques Lacan.
Jean-Pierre Rouzière
Président du GREP-Midi-Pyrénées
Interview organisée par le GREP Midi-Pyrénées
en partenariat avec le TNT
Jean-Pierre Rouzière
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Première question: l’étymologie et la mythologie
Je ne pense pas que vous vous offusquerez si je déclare que le mensonge
existait bien avant l’avènement de la psychanalyse… On pourrait même dire :
dès que l’homme s’est mis à penser, il s’est mis à mentir. L’étymologie du mot
« mentir » en est une preuve saisissante. La racine indo-européenne men (=
avoir une activité mentale) a donné en latin : mens = esprit, ce qui est « mental », et aussi mentiri = mentir ! Ce qui laisse supposer que le mensonge est intégré dans toute activité mentale, qu’il est une potentialité toujours présente, qu’il
fait partie de notre vérité.
PARCOURS 2008-2009
MARIE-JEAN SAURET ET JEAN-PIERRE ROUZIÈRE
Dans ma quête des origines, je me suis évidemment tourné vers ce que
je considère comme une autre forme d’étymologie, une étymologie culturelle. Je veux parler du mythe. Étant donné la culture à laquelle j’appartiens, je
suis tout naturellement allé fouiller dans la mythologie grecque. À travers la
Théogonie d’Hésiode, elle me dit que les Mensonges sont les enfants d’Éris, la
Discorde, elle-même fille de la Nuit. Ce qui veut dire que les Mensonges sont
les petits-fils de la Nuit !
Que signifie la Nuit pour la psychanalyse ? Ces deux étymologies suggèrentelles que la tentation du mensonge est toujours présente, embusquée au fond de
nous-mêmes ?
Marie-Jean Sauret
Sous ce titre qui m’a été proposé, je ne souhaite pas faire l’apologie du mensonge. Si je l’ai néanmoins accepté, ce n’est pas non plus parce que je serais plus
que quiconque ici un spécialiste du mensonge. On ne reprochera pas à la psychanalyse d’avoir inventé le mensonge, mais peut-être d’avoir révélé le rapport
complexe que chacun entretient avec la vérité. Il me semble qu’il existe une
« nécessité du mensonge », non pas morale, mais logique - et qui donc requiert
de chacun une prise de position éthique. Ce que je vais essayer de soutenir tout
le long de cette discussion.
L’étymologie.
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Ce que vous êtes allé réveiller est une véritable trouvaille ! Cela rappelle
que les anciens Romains ont perçu jusqu’à l’inscrire dans leur langue, le latin, le
fait que l’activité mentale est imagination, et que donc, en ce sens, elle ne se distingue pas d’un mensonge structural. Il y a des choses que l’on ne peut dire
qu’avec des fictions, des images, qui évoquent la vérité à dire : mais celle-ci ne se
laisse jamais dire qu’à moitié. Plus radicalement encore, le langage (hors langage scientifique) ne fonctionne que par représentation. C’est ce fait qui introduit chez l’humain la complexité de la question de la vérité. La science s’en
débarrasse au profit de l’exactitude.
Le mensonge est donc plus qu’une possibilité du langage. Si parler consiste à
en passer par la représentation, parler rate toujours ce dont il parle et qu’il ne
peut qu’évoquer. Après tout, le théâtre explore ce que représenter signifie :
disons brutalement que le langage est menteur. La vérité, ici, n’est pas le
contraire du mensonge. Sans doute un mensonge donne l’impression de travestir la réalité, laquelle n’est après tout qu’une mise en scène parmi d’autres possibles. La vérité, c’est autre chose : c’est précisément ce que je ne peux évoquer
que par représentation, qu’en mentant. Elle n’est donc pas un contenu, mais un
rapport : le rapport qu’un sujet entretient avec ce que le langage l’aide à cerner
mais ne peut énoncer sans le dégrader, sans perte, sans mettre autre chose à la
place (un énoncé).
PARCOURS 2008-2009
LA NÉCESSITÉ DU MENSONGE
Notons encore l’étymologie de « démentir » : le mot ne signifie pas restaurer
la vérité mais changer la « mention » ; « mensonge » dérive de « mention » et
non du participe passé de « mentir » ; c’est la « mention » qui est par définition
« mensongère », approximative, fictionnelle, représentation. « Mensonge » est
au départ féminin et devient masculin sans doute à la faveur de sa terminaison
« songe » : qui témoigne, là encore, de la proximité du « mensonge et de la « fiction » (du songe) : cf. Freud, déjà, qui fera du rêve « la voie royale de l’inconscient » vers une certaine vérité du sujet. Laquelle ?
L’habitat de l’humain, son monde, est le langage.
Autant dire qu’il s’agit d’un monde de représentations. Parler, c’est user du
pouvoir de symbolisation, c’est-à-dire en passer par la représentation. L’humain
appartient à une espèce qui a compensé ses limites biologiques par la prothèse du
langage. Du coup, chacun qui parle est confronté à la question de ce qu’il est
comme sujet parlant, distinct de ce qu’il est comme individu biologique, et il est
confronté à la nature de la réponse qu’il se donne: des mots, qui ne font que le
représenter - puisque c’est là le propre du langage. De ce fait, ce qu’il est de réel
comme sujet, et qui répondrait à la question « Que suis-je, moi qui parle? », ne se
trouve pas dans le langage. Et, si je puis dire, il en fait les frais. Il parle, il manque
du réel de son être, et il désire. Il désire un complément d’être: « Dites-moi ce que
je suis? ». Mais il ne reçoit de ceux qui l’ont fabriqué et de ceux qui l’entourent,
outre les soins qui ont assuré sa survie, qu’un être fabriqué de dits, de mots, de
représentations, de discours: « Tu es ceci, tu es cela, fille, garçon, portant tel nom
ou tel prénom… ». En un sens cet être reçu de l’Autre est également mensonger!
L’Autre qui accueille le petit humain offre un habit de langage, mais ne prend pas
en charge, parce que cela lui est impossible, l’existence du réel de ce qu’est le
sujet: ce qui fait de la naissance une expérience de détresse, quoique l’on dise.
Ainsi va l’humain. Il est fabriqué de telle sorte qu’il demande son être au
langage. Et, comme le langage ne peut faire mieux que représenter, il s’invente
un Autre, Dieu ou Diable, qui en garantirait la vérité.
C’est une nécessité vitale que chacun inscrive sa vie dans un sens, « l’historicise ». Nancy Houston parle en ce sens de l’humanité comme d’une espèce fictionnelle. Ce sens, bien sûr, on peut l’emprunter aux spécialistes du sens que
sont les religions, les ontologies, les philosophies… ou le théâtre et la littérature.
Les « représentations du monde » qui réussissent sont celles qui permettent à
chacun d’y loger sa construction propre, celles qui lui permettent de vérifier sa
singularité, ce qui fait qu’il ne se confond à aucun autre, à aucun type de croyant
par exemple. Voyez ce qu’en écrit Jean-Claude Carrière dès les premières pages
de son Cercle des menteurs(1).
(1) - C’est implicitement une critique d’une certaine conception des droits de l’homme, qui voudrait imposer,
au temps de la globalisation, la même définition de l’humain pour tous : or, cette définition générale de
l’humain doit intégrer le fait que chacun présente un aspect qui est une objection à toute théorie générale sauf à identifier les sujets parlants à des individus muets, à des objets naturels, fondus dans la masse !
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MARIE-JEAN SAURET ET JEAN-PIERRE ROUZIÈRE
Alors, la mythologie.
Les Grecs anciens comme les autres se sont trouvés devant l’énigme de ce
que chacun est et de la signification de leur monde. Ils ont répondu en mettant
leur vie en récit dans des mythes qui construisaient un univers viable pour leur
propre anthropologie. On se souvient que les tragédies que nous connaissons
d’eux ont été écrites à l’occasion de concours qui proposaient de traiter des problèmes intéressants la cité : on allait au théâtre pour expérimenter des solutions
aux questions existentielles.
Il n’est pas sûr, ainsi que le souligne Paul Veyne, que les Grecs croyaient à
leurs mythes : ces derniers n’en demeuraient pas moins des « mises en récits »
qui permettaient de s’orienter dans le monde. Sans doute ils touchent bien à un
réel impossible à dire autrement, puisque certains mythes ont gardé leur force
et un sens jusqu’à nous (Œdipe…). Il n’en est que plus intéressant qu’ils nous
permettent de penser la place et la nécessité du mensonge, ainsi que ses risques,
ses variétés, etc.
L’Indien d’Amazonie, membre du clan du Jaguar, qui explique l’origine de
son peuple par l’accouplement d’un jaguar et d’une femme, ne croit pas d’avantage à ses mythes : ce serait lui faire injure que de le soutenir, au motif qu’il
ignorerait les théories biologiques de la reproduction. Il forge un mythe pour
répondre à une question incontournable : « d’où viens-je, et qui suis-je dès lors,
animal ou humain ? » Le mythe désigne la question de l’origine comme concernant la vérité du sujet, comme ombilic d’une vérité qu’il ne peut dire que « fictionnellement », et qui rend compte du fait que l’humain naît deux fois - une
fois comme vivant biologiquement, et une fois comme sujet parlant.
Jean-Pierre Rouzière
Deuxième question: la nécessité de mentir aux autres
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Un vieil adage n’affirme-t-il pas que « La vérité n’est pas toujours bonne à
dire ». Serait-il donc parfois nécessaire de mentir ? « Faire un pieux mensonge »
pour ménager la souffrance d’autrui. Mentir avec sincérité en quelque sorte !
Mais, en même temps, lorsque nous mentons ainsi, ne cherchons-nous pas
aussi à « plaider le faux pour savoir le vrai », c’est-à-dire duper l’autre pour qu’il
dise la vérité avec sincérité ? Autant pour une bonne cause que pour nos propres intérêts…
En fait n’y a-t-il pas toujours plus ou moins un plaisir pervers à réussir à
faire « avaler des couleuvres », signe de notre habileté à persuader qui est une
manière d’exercer un pouvoir sur l’autre ?
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LA NÉCESSITÉ DU MENSONGE
Marie-Jean Sauret
Si l’on admet une nécessité structurale du mensonge (une impossibilité de
parler sans « mentir »), il faut donc en distinguer le mensonge contingent. La
question devient : quelles situations concrètes obligeraient quelqu’un à mentir ?
Il est des cas où la raison évidente du mensonge semble le justifier : lorsque sa
propre vie dépend d’un mensonge, ou lorsqu’il s’agit de préserver son interlocuteur d’une vérité trop difficile à supporter. Mais nous savons bien que, même
dans ces cas, ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît : convient-il ou non de dire la
vérité sur un diagnostic létal à quelqu’un qui n’en veut rien savoir ? Que dire de
ces officiers qui sont revenus dans les camps pour l’honneur d’une parole donnée aux nazis ? On devine que cet examen du mensonge exige une approche clinique (au cas par cas) pour en prendre la mesure
Mais, plus radicalement, en deçà de ces mensonges contingents - qui auraient
pu ne pas se produire - il convient de compter avec les conséquences du mensonge structural, celui qui est la conséquence de l’entrée du sujet dans le langage.
Freud qualifie cette entrée de « proton pseudos », de « premier mensonge ». Le
sujet naît au langage avec ce premier mensonge qui détermine son fonctionnement ultérieur hystérique. Le langage comme mensonge est responsable de l’hystérie foncière de l’humain. Il s’agit du mensonge constitutif de l’inconscient, si
l’on veut, en tant qu’il prive le sujet du savoir sur la vérité de ce qu’il est.
Certes, l’existence d’un mensonge structural n’exonère pas le sujet de sa
décision éventuelle d’user du langage pour viser la vérité impossible à dire, tenter de la faire résonner, ou, au contraire, pour abuser celui qui est en mal de
vérité, et chercher à le tromper délibérément. Il est d’autant plus facile de
manipuler l’autre par la suggestion, par la propagande, par l’information,
quand ce dernier est en mal de vérité. Et le sujet est toujours en mal de vérité.
Il suppose qu’il doit bien exister un autre (un Autre) qui détient la vérité après
laquelle il court. En ce sens, il en rajoute sur la dépendance à l’endroit de tous
ceux qui font figure de vérité (cf. la servitude volontaire chère à La Boétie) :
cela fait à chacun, et notamment à ceux qui occupent pour un ou plusieurs
autres, cette position de « figure détentrice de vérité », une responsabilité particulière (il s’agit ni plus ni moins que de l’expérience du transfert : cet amour
adressé au savoir supposé, dont une psychanalyse entend guérir l’analysant !).
Il s’observe souvent cette sorte de jouissance à faire marcher les autres, à les
tromper ou à rire de leurs errances - qui prouverait que soi-même, on ne se
laisserait pas prendre, on ne serait pas dupe !
La question de la jouissance (ou au moins du plaisir, parfois pervers) du mensonge est en effet une « vraie » question : satisfaction de maîtriser l’immaîtrisable,
de tirer profit de l’autre, d’échapper à l’Autre, etc. Même sans plaisir pervers,
Freud note encore que la vérité s’attrape par l’appât du mensonge… Il caractérise
ainsi une face de l’interprétation psychanalytique : fausse en tant que « à côté » de
la vérité qu’elle cible, mais permettant au sujet d’avancer sur ce qu’il refoule…
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Jean-Pierre Rouzière
Troisième question: la nécessité de se mentir à soi-même
Si l’on peut « monter le bourrichon aux autres », on peut tout aussi bien « se
monter le bourrichon », c’est-à-dire tenter de s’illusionner sur soi-même : se persuader qu’on est un type bien, en tout cas bien mieux que ce qu’on raconte ; se
persuader qu’on ne pouvait vraiment pas faire autrement ; ou à l’inverse, se
convaincre qu’on est un pauvre type, un bon à rien ; se convaincre qu’on a mal
agi, qu’on aurait pu faire autrement.
Qu’est-ce qui nous pousse à agir de la sorte ? Parce qu’au fond de nousmêmes, nous devons savoir qu’on ne peut pas échapper à la vérité.
Marie-Jean Sauret
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L’idée que l’on se doit la vérité à soi-même semble aller de soi. De (nous)
parler, nous ne pouvons échapper à la question de la vérité, mais la vérité, elle,
elle ne peut qu’échapper à la place où parler nous met en rapport (raté) avec
elle. L’idée que l’on serait transparent à soi-même est une pure illusion, qui fait
que, de fait, lorsque l’on se parle, sans doute est-ce là que la fiction bât le plus
naturellement son plein. C’est en tout cas de là que la psychanalyse extrait les
fantasmes par lesquels les sujets tentent de rendre compte de leurs désirs, de ce
qui se répète dans leur existence, de ce qui soutient leur désir, et de leurs traumatismes et symptômes… Ce que je dis de moi me rate. A suivre Freud, une
psychanalyse devrait permettre à celui qui en fait l’expérience de prendre une
vue sur ce qu’il est de réel et qui met son savoir en échec, il devrait approcher et
retenir le style qui lui est propre dans ce ratage et qui fait sa singularité.
De ce que je suis, je n’ai accès qu’à des apparences. En parler me fait tomber
sous le coup de la représentation. C’est l’une d’entre elles, (ou un certain arrangement de représentations), que j’identifie comme mon « moi », qu’une sorte de
sagesse spontanée me fait distinguer du « je » qui parle : d’où le redoublement :
« Moi, je parle »… Le moi est une image trompeuse en ce sens - surtout quand je
la prends pour le réel de mon être. Celui qui se prend pour Napoléon est fou ;
mais Napoléon serait également fou de se prendre pour Napoléon ! Ce que la
psychanalyse désigne du terme de « vérité » est précisément le rapport du sujet à
ce réel qu’il est et qui lui échappe, habillé et masqué par son « moi ». Ce réel
inaccessible est aussi ce qu’il convient de ne pas atteindre, puisqu’il ne serait
atteignable qu’à ce que le langage ne fonctionne plus que comme moyen de
communication, inapte pour le sens, la représentation. C’est en quoi chacun est
habile à éviter ce point qui lui fait spontanément horreur (cauchemars et fantasmes divers en témoignent) ; la pulsion de mort y trouve sa source, ainsi que les
traits de perversions et tout ce que le sujet peut néanmoins mobiliser pour créer
- précisément là où, de structure, le langage est dans l’impossibilité de répondre.
En d’autres termes, chacun est confronté à un point de vide dans le savoir,
constitutif de ce qu’il est comme parlant. Et malgré sa quête de vérité sur ce qu’il
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est, il doit néanmoins maintenir ce lieu vide, puisqu’il est la source de son désir,
de sa vie de sujet : aussi la clinique nous apprend qu’il n’y a pas sur ce point de
désir de savoir, et même que le sujet y accroche, chacun à sa façon, un « je n’en
veux rien savoir ». Ici, le mensonge est salutaire, assurant la survie du désir…
Jean-Pierre Rouzière
Quatrième question: la pathologie
Et puis il y a ceux qui « mentent comme ils respirent », la nécessité pathologique du mensonge en quelque sorte. Existe-t-il vraiment des gens qui ne peuvent pas s’empêcher de mentir comme il y des cleptomanes qui ne peuvent pas
s’empêcher de voler ? N’ont-ils pas le sentiment de dire la vérité lorsqu’ils mentent ? Pour le dire autrement, ne peuvent-ils dire la vérité qu’en mentant ?
Qu’est-ce que ça cache, et est-ce que ça se soigne ?
Marie-Jean Sauret
Soulignons d’abord un apparent paradoxe. C’est l’erreur de bonne foi qui
est le pire, et non celle délibérément mensongère : celle « de mauvaise foi », on
peut toujours la corriger puisque l’on en est conscient (Lacan).
Ensuite, c’est subjectivement que tel sujet se sent contraint de mentir : parce
que dire les choses comme elles sont présenterait pour lui un risque parfois difficilement identifiable (la chose dissimulée peut être absolument sans importance)… Là encore une approche clinique est requise…
Je vais revenir sur le « mensonge premier » du langage qui fait l’hystérie fondamentale de l’humain. Nous avons déjà évoqué le recours au mensonge pour échapper à la vérité dangereuse, et encore la jouissance du mensonge… Il est des sujets
qui ne peuvent vivre dans le monde tel qu’il leur paraît et qui doivent s’en inventer
un autre (comme le délire du paranoïaque). Ce qui distingue ce « mensonge » du
mensonge courant c’est précisément le fait que le sujet « le » croit et non pas « y »
croit comme aux fictions. La certitude signe la paranoïa dans ce cas…
Il est possible que certains adoptent le mensonge comme symptôme : il y a
des fabulateurs pathologiques, des phobiques de la vérité élémentaire, des soucieux de l’exactitude et de la précision qui n’arrêtent pas de faire acte manqué
sur acte manqué, oublis et erreurs sur oublis et erreurs, etc. Sans parler du mensonge enfantin : celui qui permet le mieux de poser la question de ce que l’enfant cherche à dire en mentant, qu’il ne peut pas dire autrement… Quand un
enfant de cinq ou six ans déclare à ses parents être rentré de l’école avec un hippopotame, ce serait lui faire injure à lui aussi que de croire qu’il pense être
cru… Sans doute est-ce là presque une interprétation de ce que le dit enfant
cherche à vérifier chez les adultes concernés : car il faut être au moins aussi
lourd qu’un hippopotame pour se laisser prendre !
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Chacun souhaite que l’Autre soit à sa disposition (c’est une exigence de l’enfant vis-à-vis de ses parents, de l’amant à l’endroit de l’aimée, de chacun à l’endroit de ses ami(e)s, etc.). Mais le sujet ne veut pas être à la disposition de
l’Autre : le mensonge donne à la fois la possibilité et le sentiment de maintenir
un lien à l’Autre tout en en se dérobant à lui. Et lorsque le pot-aux-roses est
découvert, le conflit qui en résulte, certes, peut conduire à une rupture radicale,
mais souvent à une intrigue dont le sujet souffre et jouit…
La liste des pathologies du mensonge n’est pas close.
Ainsi, Dieulafoy a créé le terme de « pathomimie » pour désigner une simulation inconsciente, « mythomaniaque », de manifestations d’une infirmité ou de
symptômes d’une maladie. On parle également dans ce cas de « pathologie factice ». Ce qui est factice, c’est la pathologie mimée, mais le sujet souffre, lui, réellement de ce qui le contraint subjectivement à mimer. Cette « facticité »
constitue donc une « vraie pathologie » si l’on en juge à la liste suivante : dermato-pathomimie (comme les stigmates, ou l’asthénie de Ferjol(2)), troubles
métaboliques factices dus à l’abus de diurétiques, hallucinations, onirisme et
catatonie, syndrome de Münchhausen (corps couturé des cicatrices secondaires
à des opérations chirurgicales abusivement demandées et obtenues)… Qu’estce qui fait la vérité de ces facticités ? Elles sont à chercher dans la problématique des sujets concernés.
Je mets à part le pithiatisme de Babinski : il mettait sous ce terme le fait,
(qu’il croyait avoir démontré), du caractère simulé des symptômes de l’hystérique. Il revint à Freud de mettre en évidence que le symptôme de l’hystérique
est une conséquence du mensonge structural. Il est une énigme qui porte non
pas sur la maladie à diagnostiquer (là est l’erreur des spécialistes) mais sur ce
que telle femme, qui a choisi l’hystérie en l’occurrence pour poser sa question,
était vraiment et qu’elle ignorait être, comme tout le monde, ainsi que sur sa
position sexuée, féminine ou masculine. En mettant en échec successivement le
savoir des théologiens (possédée), celui des juges (sorcière), et des médecins
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(2) - Par curiosité ici, je suis allé regarder ce que Wikipédia écrit de l’asthénie de Ferjol. Wikipédia est conçu
selon une idée problématique de la validité du savoir: chacun aurait une part de « vérité » qu’il peut mettre en
ligne en complétant celle qui y figure déjà, comme si une vérité exhaustive était accessible par addition de vérités
parcellaires. Il se pourrait bien que Wikipédia constitue un symptôme de la conception que notre époque se fait
de la vérité. Selon Wikipédia, donc: Le syndrome de l’asthénie de Ferjol est un trouble factice (ou pathomimie)
décrit en 1967 par le Docteur Jean Bernard. Le nom de ce syndrome reprenant celui de l'héroïne de l'histoire
sans nom de Barbey d’Aurevilly. Une pathomimie correspond aux symptômes des patients ne cherchant qu'à se
rendre volontairement malades eux-mêmes. Dans le cas particulier du syndrome de l’asthénie de Ferjol, il s'agit
généralement de patientes, proches du milieu médical, cherchant à se provoquer une anémie. Les moyens pour y
arriver nécessitent des stratagèmes variés tels que le don de sang répétitif et des scarifications sous anticoagulant.
L'anémie obtenue permet d'obtenir en bénéfice secondaire d'être le centre des préoccupations médicales du
médecin consulté. La patiente ayant pour satisfaction une multiplication des explorations diagnostiques
généralement négatives. L'anémie est une hémorragie de privation, microcytaire, hypochrome et non
régénérative. Le bilan étiologique de l'anémie est généralement négatif, ne permettant pas de retrouver l'origine
des saignements. Le diagnostic est suspecté devant le profil de la patiente et la négativité des explorations
diagnostiques. Une hospitalisation des patientes permet de faire cesser les stratégies que ces patientes usent pour
perdre du sang et une complémentation alimentaire en fer améliore rapidement le taux d'hémoglobine.
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(pithiatique), l’hystérie dénonçait leur prétention mensongère à l’expliquer, et
soutenait que ce qu’elle était comme objet était donc bien plus précieux que ce
qu’ils pouvaient en dire ! Avec l’hystérique, n’assistions-nous pas au retour, dans
le réel de ses symptômes, de l’impensable vérité, dont elle ferait semblant ?
Nous l’accusions de ne pas faire et de ne pas dire ce qu’il est impossible à chacun de faire et de réaliser. Mais en sommes-nous toujours là ?
Jean-Pierre Rouzière
Cinquième question: notre société n’est-elle pas devenue
une société du mensonge?
Pour terminer, je voudrais poser une question qui, par ailleurs, correspond
bien à la démarche que nous entreprenons au GREP : je voudrais vous interroger sur notre société contemporaine.
Il y aurait évidemment beaucoup à dire. J’ai alors tenté de synthétiser les problèmes émergents avec l’idée de « mensonge technologique ». Par « mensonge
technologique », j’entends que la technologie permet l’amplification et la fabrication du mensonge. En ce qui concerne « l’amplification », tout le monde comprendra ce que je veux dire lorsque je vais rappeler le mensonge planétaire de Colin
Powell, le Secrétaire d’État des États-Unis, qui montre au monde entier les
preuves mensongères que l’Irak détenait des armes de destruction massive.
En ce qui concerne « la fabrication du mensonge », je voudrais fortement
attirer l’attention sur les « manipulations numériques » - symétriques des
« manipulations génétiques » - qui permettent de fabriquer des images pseudoréelles et aussi de falsifier des images réelles.
Sommes-nous entrés dans une société où les nouvelles dimensions du mensonge deviennent un enjeu majeur ?
Marie-Jean Sauret
La question interroge de fait le caractère mensonger de la
société dans son ensemble.
Sans même évoquer la tromperie de la publicité, le culte des apparences (physiques, psychiques, etc.), ou l’accroissement des moyens techniques du mensonge,
il est difficile de ne pas souligner le caractère mensonger de l’idéologie dominante, planétaire, le scientisme : « Demain on expliquera tout, demain on comprendra tout, demain on fabriquera tout, demain on jouira de tout ». Ce
quadruple mensonge dessine les contours d’un Autre trompeur, dont à l’occasion
on n’est même pas dupe, que l’on admire même pour sa duplicité : « voyez
comme il a très bien menti » - à propos de la guerre d’Irak, des « subprimes », de
la politique économique, etc. Est-ce que nous ne sous-estimons pas les conséquences psychologiques sur la façon dont les individus se pensent à partir de là ?
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D’une part c’est la fonction d’autorité qui est mise à mal au profit de l’exercice du (ou de la soumission au) pouvoir - dont celui laissé aux agents du scientisme (et de l’économisme). D’autres parts les idéaux de solidarité, de droit, de
justice, de fraternité, sont non seulement bafoués, mais disqualifiés par la rationalité scientifique avec laquelle ils ne peuvent rivaliser en puissance : de proche en
proche, les grandes fictions, les grands récits, les ontologies, se trouvent privées
de ce qui faisait leur fécondité et leur intérêt pour la communauté des humains
qui s’y repérait. Qu’est-ce qui garantit des idéaux comme tels dès lors que toutes
les figures d’autorité ne tiennent plus, puisque ce qui domine est, d’une part, la
figure d’un Autre menteur, mais qui, en même temps, tiendrait un discours qui
aurait l’apparence de la rigueur de la science (en ce qui concerne l’explication,
sans doute inapte mais disqualifiant, et non disqualifié, pour tout ce qui touche
au sens) ?
En contrepartie, l’effacement de la différence entre vie privée et vie publique
à la faveur de la Téléréalité, par exemple, permet de vendre des « historioles », et
des officines commercialisent carrément des « histoires », des fictions, susceptibles de valoriser leur client, de donner un sens à ceux qui les croient, etc. (cf.
Christian Salmon, Storytelling). C’est le règne de la manipulation (propagande,
publicité, marketing) de masse (le politiquement correct n’en est qu’un aspect) inaugurée par Edward Louis Bernays(3), le propre neveu de Freud…
Le plus grave me paraît le formatage d’une anthropologie par laquelle nous
nous laissons suggestionner jusqu’à nous penser, à travers elle, comme des
machines qui doivent être performantes, utiles, efficaces, fiables, durables (voyez
l’âge de la retraite)… Évidemment, ces machines sont aussi des machines de traitement de l’information qui, comme telles, ne lisent pas, ne vont pas au théâtre,
reçoivent directement le prêt à penser (politiquement correct comme il se doit),
et adoptent un nouveau langage binaire où les mots inventés pour le sujet signifient leur contraire pour être adaptés à la machine. Cette « novlangue » livrerait
la chose même, échappant du coup aux lois du langage ou les détournant. C’est
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(3) - Toujours Wikipédia: Edward Louis Bernays (22 novembre 1891 - 9 mars 1995) est considéré comme le
père de la propagande politique institutionnelle dont il met au point les méthodes pour des firmes comme
Philip Morris et à laquelle il donne le nom de Relations publiques. En combinant les idées de Gustave Le
Bon et Wilfred Trotter sur la psychologie des foules avec les idées sur la psychanalyse de son oncle, Sigmund
Freud, Eddy Bernays a été un des premiers à vendre des méthodes pour utiliser la psychologie du
subconscient dans le but de manipuler l'opinion publique. Pour lui une foule ne peut pas être considérée
comme pensante, seul le ça s'y exprime, les pulsions inconscientes. Il s'y adresse pour vendre de l'image dans
des publicités, pour le tabac par exemple, où il utilise le symbole phallique. À la demande de l'industrie
cigarettière, qui cherchait à faire tomber le tabou de la consommation du tabac par les femmes, il a
notamment organisé des défilés très médiatisés de « fumeuses » jeunes et jolies qui affirmaient leur
indépendance et leur modernité par l'acte de fumer en public. En politique, il « vend » l'image des
personnalités publiques, en créant par exemple le petit-déjeuner du président, où celui-ci rencontre des
personnalités du show-biz. Il considère qu'une minorité intelligente doit avoir le pouvoir « démocratique » et
que la masse populaire doit être modelée pour l'accepter. Il est l'une des sources des méthodes ultérieures de
propagande. Joseph Goebbels s'est fortement inspiré de ses travaux. Il a été identifié comme l'un des
personnages les plus influents du XXe siècle par le magazine Life.
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LA NÉCESSITÉ DU MENSONGE
d’ailleurs déjà à un tel langage que tendent les sciences qui empruntent aux
mathématiques, et dont rêvent les théories de la communication : on ne dit plus
« il est interdit d’interdire » mais « tolérance zéro ».
Je vous lis un paragraphe extrait d’un autre travail : « Cette conception de
l’humain rivé au marché, expliqué par la « science », conduit encore à une flexibilisation des concepts et des définitions : ceux-ci doivent demeurer toujours disponibles pour inclure, dans le marché, des biens tenus jusque-là à l’écart des
échanges commerciaux. Paradoxalement, la liberté de parole est confisquée ou
accordée à condition qu’elle n’ait aucune conséquence ; la torture morale et les
interdits sont mis au service du contrôle des libertés de culte et d’échange entre
les personnes - service après vente du capitalisme. Les mots finissent par signifier
leur contraire : « communication » pour « sans contact corporel(4)», « tolérance
zéro » pour « intolérance absolue », « confidentialité partagée » pour « levée du
secret professionnel », « information (également) partagée » pour « surveillance
généralisée », « immigration choisie » pour « fermeture des frontières », « ségrégation positive » pour « poursuite de la ségrégation » et « pillage de la matière
grise », « guerre humanitaire » pour invasion militaire, démocratisation pour
occupation, pacification pour guerre civile, « guerre éthique » ou « guerre
propre » pour « guerre injuste » et « sale guerre », « vérité et évidence » pour
« mensonge et dissimulation ». Et encore « gens modestes » à la place de « pauvres », « plus fortunés » à la place de « riches », « exclus » plutôt « qu’opprimés »,
et depuis longtemps déjà « salarié » s’est substitué à « ouvrier » et « travailleur »,
« couche sociales » à « classe », « néo-libéralisme » à « capitalisme », « pays en
voie de développement » à « pays pauvres(5)»… Cette inconsistance de l’Autre
du langage ne va pas sans des effets de peur et de confusions mentales chez les
sujets qui doivent se fabriquer avec. »
Je viens d’apprendre que l’Angleterre inaugure le fichier total de tous ses
citoyens au nom de la « sécurité absolue ». Cette sécurité absolue signifie l’insécurité absolue de chacun, la justification d’une paranoïa généralisée, et, pour tout
dire, un consentement à la mort du sujet responsable de ses actes et de sa position : Minority report(6) est en passe de réalisation au pays d’Orwell… Relisons
Orwell…
TNT-Toulouse, le 5 décembre 2008
(4) - P. Breton, Le culte de l’Internet: une menace pour le lien social?, Paris, La découverte, 2000, p. 91.
(5) - Cf. Eric Hazan, LQR [Lingua Quintae Res-Publicae], la propagande au quotidien, Paris, éditions
Raison d’agir, 2006; Jean-Claude Delaunay et Gilles Mercier, « Réflexion critique sur l’usage des mots dans la
conduite de l’action politique. Libéralisme et capitalisme ne sont pas synonymes », L’humanité, 15 septembre
2006, p. 17.
(6) - Et encore Wikipédia (à quoi il faudrait faire un sort !) : Minority Report (Rapport minoritaire en
français) est un film de science-fiction américain réalisé par Steven Spielberg, sorti sur les écrans en 2002.
Adaptation cinématographique de la nouvelle éponyme de Philip K. Dick, Minority Report place le
spectateur dans un futur proche cyberpunk, une dystopie dont le cadre est le Washington de 2054 où des êtres
humains mutants, les précogs, peuvent prédire les crimes à venir grâce à leur don de préscience.
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MARIE-JEAN SAURET ET JEAN-PIERRE ROUZIÈRE
Bibliographie:
Marie-Jean Sauret
Revue Psychanalyse (Erès).
Mon carnet de divan (Milan)
L’effet révolutionnaire du symptôme (Erès, collection Humus)
Et aussi
Diana Rabinovich, « Le mensonge sur le mal »,
Psychanalyse, n° 5, 2005, pp. 19-33.
Patricia Leon, « Le mensonge », Psychanalyse,
n° 1, 200431-40., pp. 19-33.
Marie-Jean Sauret, L’effet révolutionnaire du symptôme,
Toulouse, Erès, 2008.
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