L`Inceste dans l`Åfiuvre romanesque de Sylvie

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L`Inceste dans l`Åfiuvre romanesque de Sylvie
L’Inceste dans l’œuvre romanesque de Sylvie Germain:
Un crime châtié
Salwa Ben Hamad
L’inceste, de incestus, impur, désigne une relation sexuelle prohibée,
du fait qu’elle a lieu entre des personnes apparentées consanguines à
un degré plus ou moins proche.1 Les avis divergent quant à l’origine
de la prohibition de l’inceste. Claude Lévi-Strauss fournit une
interprétation fonctionnaliste, mettant en avant ses fonctions sociales,
économiques, anthropologiques, dans la mesure où cet interdit, en
poussant à l’exogamie,2 contribue à instituer le social par l’échange
des femmes. Selon lui, la prohibition de l’inceste a pour but d’‘assurer,
par l’interdiction du mariage dans les degrés prohibés, la circulation,
totale et continue, de ces biens du groupe par excellence que sont ses
femmes et ses filles’.3 Alors que Freud relie le tabou de l’inceste au
totémisme des tribus primitives qui ‘s’imposent l’interdiction la plus
rigoureuse des rapports sexuels incestueux’.4 En effet, ‘les membres
d’un seul et même totem ne doivent pas avoir entre eux de relations
sexuelles, par conséquent ne doivent pas se marier entre eux’.5 Cette
interdiction aurait donc existé depuis toujours. Sur un autre plan,
Edouard Westermarck soutient l’hypothèse que cette prohibition est
naturelle chez l’être humain et même chez les animaux. Ce sociologue
pense ‘[qu’] il y a un manque remarquable d’inclination aux relations
1. Roland Chemama et Bernard Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse (Paris:
Larousse, 2009), p. 268.
2. ‘On appelle exogamie la règle en vertu de laquelle il est interdit aux membres d’un
même clan de s’unir sexuellement entre eux.’ Émile Durkheim, ‘La Prohibition de
l’inceste et ses origines’, L’Année sociologique, 1 (1898), 1–70 (p. 9).
3. Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté (Paris: Mouton, 1967),
p. 549.
4. Sigmund Freud, Totem et Tabou. Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale
des peuples primitifs (Paris: Payot, 1973), p. 10.
5. Freud, Totem et Tabou, p. 12.
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sexuelles entre individus qui ont vécu intimement les uns avec les
autres dès l’enfance’.6 Toutefois, que l’origine de cette prohibition soit
culturelle ou naturelle, anthropologues, sociologues et psychanalystes
s’accordent à condamner cette relation et à la considérer comme une
transgression d’une loi universelle.
Sylvie Germain inscrit l’inceste dans sa vision du mal, qui est,
qu’il se présente sous sa forme collective ou individuelle, le moteur
obsessionnel de sa création. L’auteure affirme en effet, dans un
entretien avec Pascale Tison: ‘Chez presque tous les créateurs, la vie
ne tourne qu’autour d’un thème. Chez moi finalement, il me semble
que c’est le mal.’7 L’un des pivots du mal individuel dans son œuvre, et
qui en engendre d’autres, est certainement l’inceste dont sont victimes
plusieurs femmes sur plusieurs générations. Dans ses romans, les
rapports incestueux sont présentés comme une transgression d’un ordre
établi, et cela n’est pas étonnant de la part d’une auteure qui a situé
le thème de la transgression au centre de ses préoccupations et qui a
intitulé sa thèse ‘Perspectives sur le visage: Trans-gression, dé-création,
trans-figuration’.8 Notre objectif sera donc de relever la spécificité du
traitement que cette romancière, philosophe de formation, réserve à
cette pratique transgressive. Dans cet article, nous essaierons de voir
si l’auteure partage les mêmes jugements que ceux des anthropologues
et des psychanalystes. L’inceste garde-t-il dans cette œuvre littéraire
sa dimension impure? Et surtout est-il considéré comme une vraie
transgression qu’il faut punir? Nous commencerons par relever les
différentes formes de l’inceste ainsi que les circonstances favorisant
sa naissance et sa consommation. Nous nous proposons ensuite de
déceler ses conséquences, d’abord sur l’auteur de l’inceste, ensuite sur
la victime. Nous nous pencherons enfin sur la question de la culpabilité
pour voir si les incestueux sont coupables de leurs actes ou s’ils ne font
que reproduire un mal qu’ils ont déjà subi.
6. Edouard Westermarck, L’Histoire du mariage (Paris: Payot, 1945), t. VI, 72.
7. Citée par Pascale Tison, ‘Sylvie Germain, l’obsession du mal’, Magazine littéraire,
286 (mars 1991), 64–66.
8. Thèse de 3ème cycle soutenue en 1981 à l’Université de Nanterre Paris X.
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Pourquoi l’inceste?
On pourrait se demander quels sont, dans cet univers germanien,
les facteurs qui contribuent à la naissance du désir incestueux et à sa
consommation. Il y a tout d’abord le facteur spatial. Dans Le Livre des
nuits, par exemple, l’inceste est favorisé par l’isolement de la ferme
située sur une hauteur, loin du monde et en marge de l’Histoire.9 La
ferme des Péniel constitue en effet un microcosme où règnent la magie
et la superstition et nous retrouvons ce même isolement dans Jours de
colère où l’action a lieu dans un hameau présenté comme un lieu de
réclusion.10 Dans cette cellule fermée, le désir devient centripète puisque
le frère ou le père se trouve prisonnier de l’entourage familial immédiat.
La tentation de l’inceste est d’autant plus grande que la répulsion entre
proches parents n’est pas naturelle; elle proviendrait, comme l’a montré
Lévi-Strauss, d’interdits moraux et sociaux, renforcés par les religions.
Nous pourrons également relever le rôle contre-nature de la mère et
du père. Nous retrouvons, en effet, le contrepied de l’image classique du
père depuis Freud qui cristallise les valeurs de pouvoir et de morale. Le
père dans Le Livre des nuits, Nuit-d’Ambre,11 Jours de colère et l’Enfant
Méduse12 est loin de se plier à ce modèle. Baptiste,13 surnommé Foud’Elle, était trop occupé à récupérer l’amour de sa femme endeuillée,
qu’il finit par assimiler, devenant lui-même Pauline. Marceau, le père
de Camille dans Jours de colère, choisit également de s’effacer et de
laisser le grand-père étendre son autorité sur sa fille. Quant au doux
Hyacinthe, père de Lucie, il est complice du drame de sa fille de par
son silence et son effacement. Muré dans son mutisme, ce père à la
‘voix mendiante’ (EM 246) ne réussit pas à décrypter les messages de
détresse de sa fille et laisse l’enfant sans protection. Ainsi, l’effacement
de l’un des parents crée une binarisation qui favorise la naissance du
9. Sylvie Germain, Le Livre des nuits (Paris: Gallimard, 1985).
10.Sylvie Germain, Jours de colère (Paris: Gallimard, 1989).
11.Sylvie Germain, Nuit-d’Ambre (Paris: Gallimard, 1987).
12.Sylvie Germain, L’Enfant Méduse (Paris: Gallimard, 1991). Pour citer ces quatre
romans, nous utiliserons les abréviations suivantes: LN, NA, JC et EM.
13.Le père de Nuit-d’Ambre et de Baladine.
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désir incestueux. La relation d’Aloïse et de son fils aîné Ferdinand est
une relation à deux excluant tout tiers. Hyacinthe, le second mari s’en
trouve donc écarté. Il en est de même pour Mauperthuis qui ne laisse
plus de place aux parents de Camille, réduits à leur rôle de géniteurs.
Par opposition à cette figure féminine du père, se situe la figure
de la femme masculine. Aloïse, par exemple, est une mère castratrice
qui, la nuit où elle apprend la mort de son premier mari, enserre son
fils Ferdinand dans ses bras en pleurant, arrachant ainsi l’enfant ‘à la
tendre peau de l’enfance, à l’insouciance et à la paix, d’un seul geste.
D’un geste de Titan qui d’un coup écorcherait, à vif, un cheval ou un
homme’ (EM 79). Cette mère à la voix ‘claire, sonore’ (EM 98) et
‘impérieuse’ apparaît presque virile dans sa manière de rabrouer sa
fille. Devant la propreté et la pudeur excessives de l’enfant, elle ne lui
adresse que reproches et railleries. Ainsi, silence, abandon et manque
de protection laissent libre jeu au violeur. Lucie se sent doublement
abandonnée et trahie par le père — trop faible pour aller jusqu’au bout
de son inquiétude — et par sa mère qui est aussi celle du violeur, donc
la mère du loup et de l’agneau: ‘Sa mère, une louve presque. Une traître
qui s’ignore’, pense Lucie (EM 98). Ainsi coupée de sa famille, elle tisse
des liens nouveaux avec les deux victimes que son frère avait agressées
et tuées.14 Et si elle n’arrive pas à dénoncer son agresseur, si le pacte de
silence est si puissant, c’est parce qu’elle se sent coupable d’être liée
par un lien de sang à ce criminel:
Elle était la sœur de leur assassin, elle taisait tout ce qu’elle
savait, elle n’avait pas le courage de dénoncer son frère, de tout
avouer, elle subissait le mal dans un silence lâche. Et de porter
ainsi, si seule et muette, le poids d’un tel secret, elle s’était même
soupçonnée de complicité. (EM 137)
14.Plus précisément, il a étranglé une fille et amené la deuxième au suicide.
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Les Formes de l’inceste
L’inceste n’est pas toujours concrétisé par un acte sexuel; il
prend diverses formes et il est parfois présent sous forme de désir. Il
ne s’agit donc pas de l’inceste mais de l’incestuel qui, d’après PaulClaude Racamier, qualifie ce qui, dans la vie psychique individuelle et
familiale, porte l’empreinte de l’inceste sans qu’en soient nécessairement
accomplies les formes génitales,15 et qui désigne également ‘un climat
où souffle le vent de l’inceste sans qu’il y ait inceste’.16 En effet, dès
la mort de sa mère, Mathilde du Livre des nuits se considère comme la
femme de son père Victor-Flandrin, surnommé Nuit-d’Or-Gueule-deLoup. Partant de cette conviction, elle éprouvera de l’antipathie et de
la jalousie pour toutes ses femmes et dès que son père quitte la ferme,
elle occupe son lit, ce même lit où elle a été conçue. À vingt ans, elle
s’inflige une excision qui l’empêche de commettre l’inceste avec son
père, se refuse toute forme de sexualité et s’impose une chasteté sévère,
absolue. De même qu’Aloïse, dans L’Enfant Méduse, reporte sur son
fils Ferdinand son amour pour son défunt mari, idolâtré, Ambroise
Mauperthuis, dans Jours de Colère, reporte sur sa petite-fille son amour
pour sa grand-mère morte, Catherine. Le vieux élimine père et mère et
crée une relation incestuelle avec Camille, qu’il considère comme une
propriété et qu’il garde jalousement.
Nuit-d’Ambre, qui est en quelque sorte le descendant direct de
Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup, éprouvera des sentiments d’une passion
sauvage pour sa petite sœur Baladine. Dès sa naissance, il s’empare de
la petite fille, ignorée par sa mère endeuillée et par son père trop occupé
à récupérer sa femme, et l’entraîne dans son monde macabre et ses jeux
diaboliques. Bousculée par l’amour possessif de ce frère, Baladine est
devenue une enfant craintive et ce qu’elle craignait par-dessus tout c’est
son frère, ‘qui la serrait dans ses bras, si fort contre lui, et l’embrassait
dans les cheveux, la nuque’ (NA 99). Elle avait douze ans et lui dixsept quand il l’a quittée et déjà il la rêvait comme amante: ‘Il se rêve
15.Paul-Claude Racamier, L’Inceste et l’incestuel (Paris: Édition du collège de
psychanalyse, 1998).
16.Racamier, L’Inceste et l’incestuel, p. 174.
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enserrant Baladine, la caressant, l’embrassant’ (NA 170). D’ailleurs, si
Nuit-d’Ambre n’était pas parti, il aurait établi des relations incestueuses
avec elle parce qu’il a déjà préparé le terrain et que celle-ci est devenue
une proie facile. Malgré la distance et les années, son amour sauvage ne
s’affadit pas et il continue à lui écrire des lettres qu’il n’envoie jamais,
des lettres qu’il écrit ‘avec des mots arrachés à son corps, — son corps
de frère intempérant, son corps d’amant imaginaire’ (NA 219).
Son désir incestueux refoulé ressurgit dans sa passion pour le
personnage de Cronos dont il fait son alter ego, parce que ‘Cronos,
lui, était le Rebelle, le Fourbe, le Violent [...]. Celui qui s’était uni à
sa sœur Rhéa’ (NA 204). À force de contempler une reproduction de
Goya représentant Cronos en train de déchiqueter le corps d’un de ses
enfants, Nuit-d’Ambre fait des rêves érotiques où apparaît le corps ‘de
la femme au bras rongé, aux fesses arrondies — globes de glaise tendre
indéfiniment pétris par son désir. Rhéa, Déméter, Pauline, Baladine, il
confondait dans ses rêves ces figures et ces noms’ (NA 205). Le rêve
lui permet ainsi de sublimer son désir incestueux: ‘Il se rêvait Cronos
abattu sur le corps léger de Baladine, mains agrippées à ses fesses,
sexe amarré en elle’ (NA 205) et, dans sa folie, il confond Baladine
et Rhéa. Toutefois, et contre toute attente, ce fantôme de l’inceste qui
plane sur l’œuvre restera au stade du désir et du rêve et ne se réalisera
jamais. Mais faute de consommer ce désir incestueux, Nuit-d’Ambre
commet un meurtre: le désir refoulé et la frustration qui s’en découlent
semblent avoir accentué son agressivité et sa haine. Le jeune homme
échappe au premier tabou de l’inceste pour succomber au deuxième,
celui du crime. Si lui ne passe pas à l’acte, son oncle Thadée succombe
à son désir et commet l’inceste avec sa fille adoptive, Tsipele. Françoise
Héritier appelle une telle relation inceste de troisième type.17 Selon
elle, ‘une relation est qualifiée d’incestueuse non seulement lorsqu’elle
a lieu entre non-consanguins, tel un beau-père et sa belle-fille, mais
aussi lorsqu’il s’agit de parents adoptifs […]. Il suffit en effet qu’un
homme soit en “position paternelle” vis-à-vis d’une fille pour que
17.Ce type désigne le rapport sexuel avec un enfant adoptif.
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s’exerce la condamnation de la copulation’.18 Thadée rentre de la guerre
accompagné par les enfants de son ami et, au fil des années, il sera
torturé par un désir fou pour Tsipele, dont le corps s’épanouit sous ses
yeux. Le fantasme accentuant le désir et la lutte interne qui en découle,
l’homme finit par céder à la tentation. La jeune fille comprend son désir
et y répond et leur mariage, célébré quelques mois plus tard, ne choque
personne. L’inceste culmine par ailleurs dans la relation amoureuse et
physique qui unit Gabriel et Michael, qui sont issus d’une fratrie de
triplés conçus lors du viol que Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup commet sur
une inconnue rencontrée dans la forêt.
Certains personnages échappent au lien direct pour commettre
un inceste par personne interposée. Cet inceste de deuxième type,
comme l’appelle Françoise Héritier, met en contact ‘deux consanguins
ou deux alliés par l’intermédiaire d’un partenaire sexuel commun’.19
Ainsi, Septembre et Octobre, les derniers jumeaux de Nuit-d’OrGueule-de-Loup, se partagent la même femme qui conçoit un enfant
au père indéfini. Quant à Augustin, il devient l’amant de celle qui était
l’amante de son frère Mathurin et qui est en quelque sorte sa belle sœur.
Contrairement à l’inceste ‘du premier type’, cet inceste ‘ne fait pas
l’objet d’une prohibition universelle’.20
L’inceste peut être le résultat d’un acte sans fantasme préalable,
comme une pulsion, un élan instinctif.21 Dans une scène très semblable
à celle du viol originel, dont il est le fruit, Nuit-d’Or-Gueule-deLoup viole une inconnue alors qu’il venait de tuer un sanglier. Son
acte est présenté comme un pacte de sang, un viol commis dans un
état d’ensauvagement, d’inconscience, de transe. Comme son père
18.Citée par Caroline Eliacheff et Nathalie Heinrich, ‘Étendre la notion d’inceste:
Exclusion du tiers et binarisation du ternaire’, À Contrario, 3.1 (2005), 5–13. URL:
www.cairn.info/revue-a-contrario-2005-1-page-5.htm.
19.Françoise Héritier, Les Deux Sœurs et leur mère: Anthropologie de l’inceste (Paris:
Odile Jacob, 1994), p. 306.
20.Caroline Eliacheff et Nathalie Heinrich, ‘Étendre la notion de l’inceste’, p 5.
21.La prohibition de l’inceste sert justement à substituer ‘la culture au règne de
l’accouplement ou du besoin, et l’instauration des règles de la parenté et de l’alliance’.
Charles Baladier, ‘Culpabilité’, Encyclopaedia Universalis (Paris: Encyclopaedia
Universalis France, 1985), t. V, 866–71 (p. 870).
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Théodore-Faustin, lui aussi se laisse aller à une impulsion, à un désir
instantané: ‘le regard qu’il porta sur elle était aussi incomplet et surpris
que celui que portent les animaux sur les humains. Il eut d’elle une
image soudaine et floue, mais la reçut avec tant de violence qu’il ne
put s’en détourner et passer outre’ (LN 200). Et l’inconnue semble
partager le plaisir de cette union sauvage car ‘leurs deux corps étaient si
farouchement imbriqués l’un à l’autre que leurs sensations ne pouvaient
qu’être communes’ (LN 201).
Le viol originel de Théodore-Faustin sur sa fille est présenté
également comme un acte gratuit, assumé et affiché. En effet, par un beau
jour, alors que le père allumait sa pipe, il a eu une vision incandescente
de sa fille et ‘un désir fou de posséder la jeune fille s’empara subitement
de Théodore Faustin’ (LN 49). Sans réfléchir, le père se dirige vers sa
fille et la viole. Ce viol rencontre consentement de la part de la jeune
fille qui se laisse aller au plaisir inconnu et nouveau et qui se livre aux
étreintes de son père ‘avec une joie obscure qui l’effrayait autant qu’elle
la ravissait’ (LN 50). Quand Vitalie a trouvé l’adolescente enroulée dans
le drap taché de sang et qu’elle s’en inquiète, cette dernière lui balance
d’un air enjoué: ‘Je suis devenue la femme de mon père!’ (LN 50). Nous
voyons donc que Germain présente les viols et les rapports incestueux
comme des actes simples, anodins, et les violeurs comme non coupables
puisqu’ils ne font que répondre à un instinct et qu’ils sont guidés par la
nature. Elle rejoindrait alors l’hypothèse de Lévi-Strauss et ceci nous
amène à nous demander: Germain essaie-t-elle par-là de banaliser cet
acte de violence et de disculper le criminel?
La réponse se situe plus loin dans l’œuvre où le viol prend des
allures complètement différentes. Loin de ces désirs refoulés et de ces
rapports obliques, l’horreur de l’inceste apparaît dans l’agression que
connaît Sang-Bleu, la troisième épouse de Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup
et la grand-mère de Nuit-d’Ambre, par son tuteur, mais elle connaît son
apogée avec l’Enfant Méduse, ce roman qui est entièrement consacré à
ce crime.
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Le Châtiment
D’après James Frazer, ‘en Australie, les rapports sexuels avec
une personne d’un clan prohibé sont régulièrement punis de mort’.22
Dans la Grèce archaïque, il y avait deux solutions si la faute n’avait
pas été punie immédiatement: ‘ou bien le pécheur impuni acquittera
sa dette en personne dans une vie ultérieure, ou bien il sera châtié dans
sa descendance’.23 Quel sort Germain réserve-t-elle aux incestueux?
Optera-t-elle pour un châtiment immédiat ou pour une punition différée?
La représentation de l’inceste varie d’un roman à l’autre et plusieurs
facteurs semblent distinguer un inceste d’un autre. Si dans Le Livre des
nuits, il est une transgression d’un interdit social et moral, dans l’Enfant
Méduse c’est un crime accompli, un crime que Freud met au même
degré que le parricide. Germain traduit la gravité de l’inceste qui varie
de la faute au crime par le type de châtiment qui s’ensuit. En effet, dans
le premier roman de l’auteure, le résultat de ces rapports incestueux est
contre nature. Si dans Cent ans de solitude,24 les amours incestueuses
du frère et de la sœur donnent naissance à un enfant à queue de cochon
mettant fin à la tribu Buendia, dans Le Livre des nuits, le viol d’HerminieVictoire par son père Théodore-Faustin est inaugural et il est à l’origine
de l’ensemble de la tribu Péniel, puisque de ce rapport incestueux
naîtra le héros centenaire Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup, patriarche de la
famille Péniel. C’est un être extraordinaire, doté d’une force insolite au
point qu’il ‘brise lui-même le cordon ombilical’ (LN 52), il n’a pas une
queue de cochon, mais se verra accumuler des attributs extraordinaires
comme les dix-sept taches dorées dans l’œil gauche, l’ombre blonde
qui le suit quand il marche ou encore sa lutte contre le loup. Même si
la naissance de l’enfant incestueux est décrite comme un moment de
grâce, une transgression a eu lieu et le crime ne peut pas rester sans
22.James George Frazer, Totemism and Exogamy, t. I (1910), 54, cité par Freud in Totem
et Tabou, p. 13.
23.Baladier, ‘Culpabilité’, p. 865.
24.Gabriel García Márquez, Cent ans de solitude (Buenos Aires: Éditorial Sudamérica,
1967).
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punition. Herminie-Victoire meurt en couches. Cette mère-sœur devait
disparaître pour ne pas brouiller l’ordre des générations et, au moment
de mourir, l’adolescente réalise sa faute et demande pardon à sa mère,
‘la suppliant de venir reprendre sa place, cette place qu’elle lui avait
usurpée’ (LN 51). Quant au père incestueux, il se suicide quelques années
plus tard.Nuit-d’Ambre connaît un châtiment différent: ‘la malédiction
de Caïn l’avait touché de façon radicale’ (NA 326). En effet, quand il a
décidé de cultiver la terre familiale,
chaque arpent de terre qu’il avait labouré devint sec et pierreux
et pas une seule des graines qu’il avait semées ne germa […] les
champs refusaient les travaux de ses mains, les chemins rejetaient
les traces de ses pas, les animaux dépérissaient. Tout se faisait
stérile à son contact, sol et bétail. (NA 324–25)
En violant sa petite sœur, Ferdinand commet un crime: il
transgresse un interdit social puni par la loi et qui compromet l’avenir
de l’enfant, et il subit le châtiment le plus violent puisqu’il connait une
mort lente et inexplicable devant laquelle médecins et guérisseurs se
montrent impuissants.
Pourquoi Ferdinand meurt-il? L’auteure ne tranche pas sur la
question et laisse le champ de l’interprétation ouvert. Il y a tout d’abord
l’explication médicale: Ferdinand entre dans un état de coma parce
qu’il a abusé de l’alcool, il connaît une mort cérébrale suivie d’une
vie végétative jusqu’à ce que mort s’ensuive. Une lecture religieuse
verra dans cette mort un châtiment divin; le frère incestueux devait
subir une mort lente pour expier ses fautes et se racheter. Le lecteur
peut toutefois adopter le regard de Lucie et entrer dans sa logique
infantile vengeresse. L’enfant se réfugie dans les marais pour apprendre
à redresser son regard et à le durcir pour se transformer en une méduse
et réussir à ensorceler et pétrifier son violeur. Ferdinand serait mort à
cause de la sorcellerie de sa sœur. Est-ce le poids de la culpabilité qui
le tue, justifiant ainsi la phrase de Voltaire: ‘la crainte suit le crime, et
L’INCESTE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE
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c’est son châtiment’?25 Mais Ferdinand ou Théodore Faustin souffrentils d’un problème de conscience? Les indices ne convergent pas vers
cette interprétation. En effet, l’ogre a chuté dans le potager au moment
où il s’apprêtait à escalader le mur pour s’introduire dans la chambre
de sa victime.
Conséquences psychologiques et physiques sur l’incestué
Appliquant la notion de la crypte développée par Nicolas Abraham
et Maria Török,26 Alain Goulet écrit Sylvie Germain: Œuvre romanesque,
un monde de cryptes et de fantômes. Dans ce livre qu’il consacre à la
question du mal dans l’œuvre germanien Goulet montre que le mal qui
vient se nicher à l’intérieur des êtres à la suite d’un traumatisme aménage
une ‘crypte’ dans leur inconscient. Ils deviennent alors des personnages
‘cryptophores’,27 en proie à des souffrances secrètes et souvent ignorées
d’eux-mêmes et leur vie ‘se trouve irrémédiablement atteinte à cause
de la crypte qui se creuse en [eux] et bloque toute possibilité d’avancer
et de se déployer’.28 Toutefois, c’est une notion qu’il applique à toute
personne atteinte d’un mal physique, affectif ou métaphysique, collectif
ou individuel et que nous réservons exclusivement aux personnes
incestuées. En effet, quelle que soit la violence du châtiment réservé
à l’acteur de l’inceste, c’est la victime qui recueille les conséquences
les plus traumatisantes. L’acte sexuel perpétré contre le corps et l’âme
d’enfants et d’adolescents est considéré comme un ‘meurtre psychique’
puisqu’il condamne ces derniers à un malheur insurmontable.
Sang-Bleu est victime d’une tentative de viol par le Marquis
Archibald Merveilleux du Carmin, son père adoptif. L’homme,
doublement incestueux, a essayé de la violer parce qu’il voyait en elle sa
25.Voltaire, Sémiramis (1748), in Œuvres Complètes de Voltaire, éd. Louis Moland, 52
vols (Paris: Garnier Frères, 1877–1882), t. IV, 557.
26.Nicolas Abraham et Maria Török, L’Écorce et le noyau (Paris: Flammarion, 1978).
27.Alain Goulet, Sylvie Germain: Œuvre romanesque, un monde de cryptes et de fantômes
(Paris: L’Harmattan, 2009), p. 27.
28.Goulet, Sylvie Germain: Œuvre romanesque, p. 122.
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fille Adolphine, morte à quinze ans, âge qu’avait Sang-Bleu au moment
de l’agression. Suite à cette agression, l’adolescente a perdu ses cheveux
et sa mémoire; les contours de son personnage sont à jamais effacés. La
jeune fille se considère comme invisible et devient ‘totalement absente
au monde’ (LN 217). Cet acte sera à la source de son aliénation puisque
le traumatisme de l’agression l’a vidée de toute volonté propre. SangBleu adopte donc une attitude de servilité et d’obéissance, répondant
invariablement ‘me voici’ à tous ceux qui l’interpellent.
Le détachement était d’ailleurs le trait le plus marquant de son
caractère. On ne la voyait jamais se rebeller, perdre patience ou
contenance, et elle ne manifestait jamais le moindre ennui, fatigue,
joie ou tristesse. […] Elle affichait d’autant plus volontiers cette
imperturbable apparence de présence docile qu’elle se savait
absente. (LN 216)
Même quand Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup demande sa main, elle
répond ‘Si vous voulez’ (LN 219). Depuis son agression, elle fait,
chaque vendredi, le rêve d’une éclipse qui devient en quelque sorte
symbolique du viol. Cette éclipse, qui ouvrait le rêve de Sang-Bleu
sublimant le traumatisme de son viol, inaugure l’Enfant Méduse et
présage la fin de l’âge de l’insouciance et de l’innocence.29 En épousant
Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup, Sang-Bleu a connu un moment de répit,
mais le souvenir de son agresseur revient en force quand, dix ans plus
tard, celui-ci vient lui rendre visite. Elle retrouve sa mémoire, tous ses
souvenirs lui reviennent d’un coup et ‘elle se sentit souillée jusque dans
son amour, dans ses enfants, et dans ses roses’ (LN 225).
La tentation de l’inceste qui plane sur Nuit-d’Ambre se trouve
concrétisée dans l’Enfant Méduse sous ses plus horribles formes. À neuf
29. Goulet remarque: ‘Cette thématique de l’opposition de la lumière et des ténèbres qui
domine tout le livre est amorcée par l’épigraphe: je ferai disparaître le soleil à midi
(Amos, VIII, 9), et elle est placée sous l’égide de l’éclipse de soleil qui ouvre le récit. Il
symbolise aussi la façon dont Lucie a réussi à éclipser son frère surnommé par sa mère
son petit “Roi Soleilˮ à cause de sa blondeur.’ Sylvie Germain: Œuvre romanesque,
pp. 123–24.
L’INCESTE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE
DE SYLVIE GERMAIN
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ans, Lucie est arrachée à son enfance dorée et privée de son innocence
suite aux viols de son frère aîné. Ce crime est vécu comme une trahison
parce qu’il provient du grand frère qu’elle admire et qui représente ‘un des
piliers de son monde encore neuf, tout simple, mais bien solide’ (EM 40).
À la suite du traumatisme du viol et du secret honteux qui
s’ensuit, écrasant à porter et impossible à révéler, Lucie ne fréquente
plus ses camarades, ne partage plus leurs jeux enfantins et développe
des symptômes de phénomène régressif. Elle se réfugie dans un univers
archaïque, dans les marécages peuplés d’insectes et de tout un bestiaire
vorace et grouillant qui ouvre à un monde archaïque où tout est permis
et qui recrée l’atmosphère du Livre des nuits, de Nuit-d’Ambre et de
Jours de colère. C’est dans cet univers qu’elle passe le plus beau de
son temps pour apprivoiser son regard et lui donner l’intensité et la
méchanceté d’un regard de méduse. Goulet pense que ces marécages
correspondent à une interprétation de ce que pourrait être une vie
mortifère consécutive à un ‘choc’, il y voit ‘une façon de vivre après un
traumatisme, en sortant de la sphère du monde socialisé’.30 Ce regard
inventé provoque, selon lui, un dédoublement de la personne qui permet
de vivre dans la psychose sans sombrer dans la folie.31
La victime adopte donc une attitude de repli social, mais aussi
de repli psychologique et physique. Comme Sang-Bleu qui est allée se
cacher loin de la ferme lors de la visite du Marquis, Lucie, qui attend
avec inquiétude la visite nocturne de son frère, est comme médusée
par la peur, car ‘chaque fois la peur la cloue dans son lit, lui coupe le
souffle et la voix. Ses muscles sont si raides qu’elle ne parvient pas à
déplier ses jambes et ses bras’ (EM 105). L’enfant ne parle pas de son
drame et surtout elle ne pleure pas parce que ‘l’ogre lui a tout volé,
jusqu’à ses larmes’ (EM 105). À force d’abuser d’elle, encore plus que
les larmes, ce diable ‘avait fini par lui voler sa raison, par consumer
ses rêves, enténébrer son cœur. Il avait réussi à faire main basse sur
30.Alain Goulet, ‘Ouvertures et résonances psychanalytiques actuelles de l’œuvre de
Sylvie Germain’, L’Univers de Sylvie Germain, sous la direction d’Alain Goulet
(Caen: Presses Universitaires de Caen, 2008), pp. 289–307 (p. 292).
31.Goulet, ‘Ouvertures et résonances psychanalytiques actuelles de l’œuvre de Sylvie
Germain’, p. 292.
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BEN HAMAD
son âme d’enfant’ (EM 125). Lucie a retrouvé ses larmes après la mort
de son violeur, mais la joie tardera à lui revenir. Nous la verrons à la
fin du roman pleurer le front contre terre ‘et pendant très longtemps
Lucie restera étrangère à la joie; une exilée parmi les hommes qui tous,
par avance, sont entachés du signe de l’ogre’ (EM 258). Par ailleurs,
elle vit ces viols comme une souillure qui entraîne une dégradation et
une chute, chute au sens cosmique, du monde céleste vers le monde
chtonien, du haut vers le bas. Elle se détourne de son ami, et de ses
astres et ses étoiles, pour s’enliser dans la terre:
Elle avait renié son ami aux grands yeux tournés vers les mystères
des nues et de la pure lumière […]. Elle avait troqué l’amitié
enjouée de Lou-Fé pour celle, terrible, des deux fillettes mortes.
Elle avait basculé si brutalement contre la terre, qu’elle ne voulait
même pas se relever. Elle ne désirait plus que s’enfoncer dans la
terre, creuser dessous terre. (EM 137–38).
Suite à cet acte barbare auquel elle est exposée chaque nuit, Lucie
prend son corps en horreur et refuse la vie: elle perd l’appétit et pour
dégoûter son violeur, elle entame un long processus d’enlaidissement.
Elle ne mange plus, ne se coiffe plus et se noircit les dents de charbon.
Elle fait tout son possible pour arrêter cette ‘œuvre au noir accomplie
dans sa chair. Une œuvre de souillure, de trahison et d’épouvante
commise contre son corps d’enfant, et qui n’en finit pas de la hanter’
(EM 98). Ce procédé s’avère vain. Elle pense trouver une issue: ‘devenir
maigre et sèche comme une branche morte, et laide à décourager tout
désir’ (EM 101). Souillée par les viols répétés de son grand frère, elle
se livre à un rite de propreté excessive: ‘Elle ne se lave pas, elle se
récure. Chaque matin et chaque soir elle se savonne en se frottant
presque jusqu’au sang’ (EM 99). Troubles alimentaires, troubles du
sommeil, comportement agressif inhabituel, problème d’anorexie,
hygiène excessive, comportement auto-destructeur, pyromanie, Lucie
développe tous ces symptômes habituels d’un déséquilibre mental et
physique.
L’INCESTE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE
DE SYLVIE GERMAIN
153
Le Mal est-il subi ou provoqué?
La relation incestueuse procure à Herminie-Victoire, la mèresœur de Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup, un épanouissement physique:
‘Elle conçut un enfant, et elle le porta avec orgueil et joie. Elle se
sentait soudain si forte, si vraiment en pleine vie’ (LN 51). L’attitude de
l’adolescente prouve que le dégoût et la culpabilité qui accompagnent
l’inceste relèvent de l’acquis et du culturel et non de l’inné. Loin de
causer un traumatisme ou une crise de conscience, cet acte est accepté,
aussi bien par le père que par sa fille, comme un lien naturel. Ce
viol se situe dans un temps ancestral où l’inceste semble naturel. En
effet, comme l’explique Lévi-Strauss, la culpabilité qui accompagne
le rapport incestueux et son côté abject est venu avec la culture, et sa
prohibition est un fait de la culture et non pas de la nature. Les lois qui le
transforment en tabou, en interdit, proviennent de la volonté des sociétés
humaines d’assurer la régulation de l’échange. Cette interdiction est
adoptée par les lois divines, mais dans ce temps-là, Dieu n’existe pas,
parce que Théodore-Faustin a depuis longtemps rompu avec lui et qu’il
a remplacé le nom de sa péniche par ‘À la colère de Dieu’. Seule la
grand-mère est consciente de la gravité de cet acte car elle redoutait le
fruit d’amours aussi sauvages. Même si ce viol rencontre consentement
et réitération, il n’en reste pas moins un rapport incestueux. Ainsi, si
l’acte en soi n’est pas traumatisant, ses conséquences en porteront toute
la cruauté à travers le mal congénital qui ne cessera de se transmettre
de génération en génération; et la problématique incestueuse sera
inscrite dans la lignée des Péniel comme une punition différée que les
descendants Péniel semblent recevoir en héritage.
Dans cette même logique de confusion des générations, le désir
peut être détourné. Aussi, Aloïse fait-elle le transfert de son amour
conjugal sur son fils. Le corps de ce dernier est devenu un ‘tombeau
vivant’, et comme en grandissant Ferdinand se mettait à ressembler à
son père, qu’il ‘a revêtu l’image de ce corps, la peau et les couleurs
de ce corps, il est devenu le mausolée vivant de l’époux de sa mère’
(EM 80). Aloïse continue à aimer et à désirer son époux décédé à travers
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BEN HAMAD
son fils: ‘sa mère en sa douleur venait de lui voler tout cela, elle avait
tout dévoré — au nom du père tombé au loin’ (EM 80). Cette mère
possessive va jusqu’à commettre avec son fils un inceste psychique au
cours de ses séances de ‘rêver-vrai’ qui visent à ressusciter le père à
travers le fils: ‘La femme charnelle, avide de jouissance, s’est relevée
et n’en finit plus de courir vers l’homme de son désir — père et fils
confondus’ (EM 171).
Comme chez Nuit-d’Ambre et Thadée, le mal chez Ferdinand,
c’est le désir. Sa pédophilie est une passion impérieuse qui vient le
dévorer de l’intérieur car ‘d’obscurs feux s’allumaient dans sa chair.
Des feux aux flammes noires et pourpres comme des coulées de lave.
Et son cœur se tordait sous ces flammes — se tordait de désir. D’un
désir qui était malédiction’ (EM 85). Ferdinand ne résiste plus à cette
passion, qui
de s’être une fois assouvie […] se fit ensuite plus exigeante
encore — elle régna en maître. Ferdinand avait osé goûter la
saveur du fruit le plus défendu, le plus intouchable qui fût, et
cette saveur était ivresse, était une jouissance unique, démesurée.
Une jouissance qui confondait si intimement, si délicieusement,
le plaisir et la honte, l’innocence et le crime, l’extase et la douleur
que toute autre jouissance était fadeur à ses côtés. (EM 86)
Ferdinand a essayé d’échapper à cette malédiction en fuyant dans
l’alcool, mais cela ne faisait que renforcer son désir qui ‘se relevait
chaque fois en tyran invincible’ (EM 86). Soumis à son corps de
jouissance, le jeune homme ‘cédait à la tentation et repartait s’enfoncer
dans les ténèbres. Avec terreur, et volupté’ (EM 86). Il ne fait donc que
répondre à cet appel assoiffé de son corps, guidé par un désir aveuglant.
L’alcoolisme de Ferdinand joue certainement un rôle considérable dans
ce crime car l’ivresse facilite le passage à l’acte en exagérant certaines
pulsions agressives et en diminuant la résistance par dissolution du
contrôle volontaire et des interdits moraux. Le violeur est certes l’ogre
qui arrache Lucie à l’innocence de l’enfance, mais n’est-il pas lui aussi
L’INCESTE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE
DE SYLVIE GERMAIN
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victime d’un arrachement? N’a-t-il pas souffert du deuil de sa mère?
Le criminel a connu, lui aussi, un arrachement terrible à l’âge de quatre
ans. Par ailleurs, le narrateur précise que
Ferdinand n’était pas méchant. Jamais il n’avait voulu de mal à
ces fillettes dont il s’était à l’occasion emparé. Il n’avait cherché,
chaque fois, qu’un peu d’apaisement aux tourments de l’amour
qui brûlait en lui. Il était la proie d’un amour malade, d’un désir
souffrant. Et comme il était faible il avait succombé. (EM 178)
Ce ‘criminel’ ne serait pas un agent du mal, mais une victime
d’un mal qui s’est glissé en lui ‘à [son] insu’ et qui s’est lové en lui
‘sans vigilance, sans force ni courage’ (EM 178). Nuit-d’Or-Gueule-deLoup, Thadée, Nuit-d’Ambre et bien d’autres Péniel sont-ils réellement
coupables et responsables de leurs actes? S’ils ne font que subir la
fatalité d’une hérédité et d’un crime transgénérationnel, ne répondentils pas, impuissants, à l’appel d’une voix qui vient de loin? Le vieux
Mauperthuis n’est-il pas simplement un fou qui n’est plus responsable
de ses actes? Les personnages ‘cryptophores’ semblent engendrer le
mal parce qu’ils l’ont subi, et ils ne font que l’extérioriser parce qu’il
est déjà là. La limite entre criminel et victime se trouve ainsi estompée.
Nous voyons donc que, dans cet univers germanien, l’inceste est
une transgression qui affecte dans l’âme et dans la chair les victimes,
ces filles et ces sœurs qui se trouvent trahies par un père ou par un
frère, par ceux mêmes qui sont supposés être leurs protecteurs. Germain
le présente tantôt comme un fait anodin, une réponse à une pulsion
naturelle, instinctive, inoffensif, tantôt comme un crime réitéré et
prémédité. Nous nous demandons toutefois si le châtiment qui s’en suit
est la forme que prend la morale pour intervenir dans l’œuvre, ou si
c’est une façon de racheter le coupable. Il nous semble que, loin de
toute vision manichéenne qui sépare les humains en bons et méchants,
et de la répartition simpliste victime/bourreau, Germain refuse de
condamner ouvertement les personnages incestueux parce que, dans cet
univers romanesque, chacun traîne derrière lui son lot de malheurs. Et
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BEN HAMAD
si certains arrivent à dépasser le mal et à le sublimer, d’autres ne font
qu’y succomber en le reproduisant sous ses plus horribles formes.
Université de la Manouba