ombres de thucydide

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ombres de thucydide
ombres de thucydide
AUSONIUS ÉDITIONS
————— Études 27 ————
ombres de thucydide
La réception de l’historien depuis
l’Antiquité jusqu’au début du xxe siècle
Textes réunis par
Valérie Fromentin, Sophie Gotteland & Pascal Payen
Actes des colloques de Bordeaux, les 16-17 mars 2007, de Bordeaux,
les 30-31 mai 2008 et de Toulouse, les 23-25 octobre 2008
Ouvrage publié avec le concours de la Revue des Études Anciennes
et de l’unité de recherche PLH-ERASME (Toulouse 2)
Diffusion De Boccard 11 rue de Médicis F - 75006 Paris
— Bordeaux 2010 —
AUSONIUS
Maison de l’Archéologie
F - 33607 Pessac Cedex
http://ausonius.u-bordeaux3.fr/EditionsAusonius
DIFFUSION DE BOCCARD
11 rue de Médicis
75006 Paris
http://www.deboccard.com
Directeur des Publications : Jérôme France
Secrétaire des Publications : Nathalie Tran
Graphisme de couverture : Stéphanie Vincent
© AUSONIUS 2010
ISSN : 1283-2200
ISBN : 978-2-35613-021-1
Achevé d’imprimer sur les presses
de l’imprimerie Gráficas Calima, S.A.
Avda. Candina, s/n
E - 39011 Santander – Cantabria
août 2010
Illustration de couverture :
D’après Buste de Thucydide - Royal Ontario Museum.
la popelinière et la clio thucydideénne
:
quelques propositions pour (re)penser un dialogue
entre l’idée d’histoire accomplie et le ktèma es aei
Francisco Murari Pires
Dans son traité d’Iconologie (1603), Cesare Ripa définit la figure de Clio par la conjugaison
de trois éléments iconiques : une couronne de laurier sur la tête, une trompette dans la main
droite, et un livre dans la gauche. Pour ce dernier, il précise : le livre est de Thucydide, dont le
nom est inscrit sur la couverture. Pour justifier ce privilège onomastique par lequel l’histoire
est dignement honorée, il précise tout simplement : parce que Thucydide est un Historien
renommé 1.
Vers la même époque (1599), La Popelinière attribue à Thucydide le titre de Prince
de l’Histoire 2. Auparavant, Jean Bodin avait proclamé que ce n’était pas Hérodote, mais
Thucydide qui devrait être nommé “le véritable père de l’histoire” 3. Par la suite (1629), Thomas
Hobbes, pour sa part, disait : Thucydides “the most politic historiographer that ever writ” 4.
Ces proclamations d’excellence, par lesquelles le nom de Thucydide devient emblématique de
l’écriture de l’histoire, soulignent que la persona de l’historien est appréciée en fonction des
rivalités avec ses pairs anciens. L’une d’entre elles, qui va de La Popelinière à Hobbes, suppose
un agón avec Tacite, ou plus précisément avec le tacitisme, cet avatar du machiavélisme de la
fin du xvie siècle. Selon une autre rivalité, cette fois tissée entre Thucydide et Hérodote, on
remonte de La Popelinière à Bodin, et de celui-ci, en incluant l’agón avec la figure de Polybe, à
Machiavel. Mais, à l’époque de Machiavel, la figure de Clio montrait la physionomie de Tite-
1. “Rappresentaremo Clio donzella con una ghirlanda di lauro, che con la destra mano tenghi una tromba et
con la sinistra un libro che di fuora sia scritto Tucidides. Questa Musa è detta Clio dalla voce Greca klçea, che significa
lodare, o dall’altra klçewj, significante gloria et celebratione delle cose, che ella canta, overo per la gloria che hanno li
Poeti presso gli huomini dotti come dice Cornuto, come anco per la gloria che ricevono gl’huomini che sono celebrati
da Poeti. Si dipinge con il libro Tucidides, percioché attribuendosi a questa Musa l’historia, dicendo Virg. in opusc. de
Musis : Clio gesta canens transacti tempora reddit. Convien che ciò si dimostri con l’opere di famoso Historico, qual
fu il detto Tucidide. La corona di lauro dimostra che sì come il lauro è sempre verde e longhissimo tempo si mantiene,
così l’opere dell’Historia perpetuamente vivono le cose passate, come ancor le presenti”.
2. La Popelinière 1989a, 143.
3. Bodin [1566] (1969), 298.
4. Hobbes [1629] (1975), 7.
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Live. À travers ce parcours parmi les modernes qui se proposent de décider qui l’emporte des
historiens anciens, l’identité du savoir historique passe du domaine de l’art rhétorique à celui
de la science politique.
Que le souvenir du nom d’Hérodote ait été oblitéré au profit de celui de Thucydide
ne paraît pas constituer une énigme majeure. Car si le primat de la vérité définit la marque
de l’histoire, le nom d’Hérodote était stigmatisé, car on faisait aussi de lui le Père du mensonge.
Stigmate déjà millénaire, toujours ouvert, et répété en plein xvie siècle par Erasme 5, Juan Luis
Vives 6 et Jean Bodin 7. Et si Henri Estienne prend la défense d’Hérodote, La Popelinière le
dénigre de nouveau 8. Avec La Popelinière l’infamie pesant sur Hérodote persiste : non pas le
“Père de l’Histoire”, comme le proclamait Cicéron, mais plutôt le “Prince du Mensonge”, à
quoi le réduisait Pline 9.
Alors, le Prince de l’Histoire est, pour la beauté du langage et la vérité du récit,
Thucydide 10. Dépourvue de la vérité qui ordonne le discours au sujet des faits humains,
l’histoire, avant Thucydide, était un corps sans âme 11. Entre Hérodote et Thucydide, l’histoire
franchit un pas décisif, car elle constitue dès lors l’acquisition d’un bien permanent, un
“trésor” d’enseignements pour l’instruction de la postérité 12. L’excellence de son oeuvre se
recommande par la visée de son discernement et son jugement politique 13. Selon sa propre
conception de “l’historien accompli”, La Popelinière fonde sur la devise thucydidéenne du
ktema es aei les raisons pour lesquelles il distingue la valeur exceptionnelle de cette histoire
qui, avec le retour des mêmes vicissitudes actualisant dans le présent les images du passé, tant
exemplaires que condamnables, propose des leçons de sage prudence permettant de mieux les
affronter 14. Ainsi, conclut La Popelinière, “Thucydide est, et sera toujours, un exemple notable
pour tous les dignes historiens” 15.
Toutefois, aussi établie soit l’exemplarité illustrée par la persona historiographique de
Thucydide, elle ne saurait suffire, avertit La Popelinière, à qui aspire à l’idéal suprême, celui
de l’histoire accomplie 16. Idéal d’autant plus élevé qu’il a pour sa condition la figure d’un
historien complet, rempli de dons et de vertus grâce auxquels s’accomplissent les devoirs de
l’office. Être historien présuppose, en plus d’une instruction correcte donnée par une excellente
éducation et une indispensable expérience des choses du monde, que l’on soit un individu
5. Erasmus [1527] (1908), 71-72.
6. Mentionné par Hartog 1999, 307 ; voir aussi le texte latin dans Boudou 2000, 437.
7. Bodin [1566] (1969), 298.
8. Aussi docte et subtile qu’ait été la plaidoirie conçue par Estienne, La Popelinière démêle dans la trame de
son argumentation les noeuds d’une tromperie. Voir l’argumentation dans La Popelinière 1989a, 139-140.
9. La Popelinière 1989a, 136.
10. La Popelinière 1989a, 143.
11. La Popelinière 1989a, 143.
12. La Popelinière 1989a, 145.
13. La Popelinière 1989a, 148.
14. La Popelinière 1989b, 34-35 et 38-39.
15. La Popelinière1989b, 41.
16. La Popelinière 1989b, 41.
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doté d’un rare et heureux tempérament, aussi généreux, docte, éloquent et judicieux par
nature 17. Ce qui implique d’avoir pour trait de caractère un cœur bon, noble et libre de toute
obligation servile qui le détournerait, si peu que ce soit, de son devoir, aux dépens de la vérité.
La figure de l’homme de bien définit donc la condition naturelle qui sied particulièrement à
l’historiographe 18.
Par ces vertus, et parce que libre et pur de toute passion il suit sans détour le chemin de
la vérité 19, l’historien préserve la connaissance des actions des hommes dans ce monde. D’un
côté, le regard de l’histoire contemple le passé, en déployant une mémoire des choses humaines,
aussi mortes soient-elles, représentées comme vivantes à nos yeux 20. D’un autre côté, le regard
de l’histoire permet de discerner l’avenir : par la connaissance qu’elle permet des logiques qui
enchaînent les événements, l’histoire dote les hommes d’un sage discernement, d’une certaine
capacité de prévision qui leur permet de choisir judicieusement les actions à mener en fonction
de la science même des actions connues 21. C’est par ces diligences vertueuses que l’historien
affirme son excellence en ce monde, car à travers sa pratique de l’histoire il fait œuvre de
démiurge, inscrivant dans le temps le ktema es aei humain qui aspire à l’éternité.
Le tempérament qui serait approprié à un tel historien, capable de parcourir le droit
chemin du devoir de véracité, insensible aux dévoiements des passions, des prébendes, des
apparences et autres périls auxquels le soumettent ses affects 22, suppose l’équilibre, en de
justes proportions, des humeurs corporelles et des affections de l’âme qui sont corrélées 23
à l’harmonisation des capacités d’imagination, de mémoire et d’entendement 24. Voilà la
configuration strictement équilibrée des humeurs, qui dessinerait le juste tempérament
historiographique 25.
Aussi exemplaire que soit la persona historiographique de Thucydide, la thèse que
défend La Popelinière ne fait aucune concession : de parfait historien, et, en conséquence,
d’histoire accomplie, délivré de toute erreur ou faiblesse trahissant une imperfection, il n’y eut
jamais, ni parmi les Anciens, ni parmi les Modernes. Thucydide lui-même ne le serait pas. Dès
l’Antiquité on relevait ses failles et ses imperfections 26. Des élans passionnels s’emparaient de
lui et l’amenaient à faire une narration des événements conforme à ses affections personnelles :
17. La Popelinière 1989b, 135-136.
18. La Popelinière 1989b, 136.
19. La Popelinière 1989b, 143.
20. La Popelinière 1989b, 141-142.
21. La Popelinière 1989b, 143-145.
22. La Popelinière 1989b, 167.
23. La Popeliniére 1989b, 137.
24. La Popelinière 1989b, 128.
25. La Popelinière 1989b, 174-175. La Popelinière prend pour point de départ de ses propositions les études
de Juan Huarte de San Juan (Examen de ingenios para las sciencias, 1575), dont la traduction française (Anacrise ou parfait
jugement et examen des esprits propres et naiz aux sciences), daté de Lyon, 1580.
26. La Popelinière 1989b, 19.
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bienveillant envers la mémoire de son maître en rhétorique, Antiphon 27, et inversement,
médisant contre Cléon, son ennemi, qu’il en vint à qualifier de fou et de stupide 28.
Une nette opposition dissocie, dans la sphère du savoir, l’humain du divin. Les hommes
se caractérisent principalement par la fragilité de leur entendement, par leurs perceptions
sensorielles incertaines, par la mutabilité, la confusion et la variété de leurs opinions qui
captent avant tout des apparences. Les erreurs font partie des œuvres des hommes, et ils ne
peuvent aspirer, au mieux, qu’à moins faillir. Dieu seul, Souverain et puissance absolue, lumière et
eau pure, cause ultime de tout, est source spirituelle de sagesse qui jaillit éternellement 29.
L’estime portée au savoir humain, toutefois, ne disparaît pas face à l’omniscience divine.
Dans L’dée de l’Histoire accomplie sont (pré)figurés les arguments qui soutiennent la cause des
Modernes dans la (future) Querelle avec les Anciens, car non seulement ils peuvent tirer profit des
connaissances que leurs prédécesseurs leur ont léguées, mais ils peuvent en outre les surpasser
en révélant ce que ceux-ci avaient ignoré 30. Dans la marche de l’histoire, les Modernes vont
plus loin que les Anciens. Ceux-ci ne doivent pas être employés comme un frein, paralysant les
modernes, qui s’en tiendraient à quelque principe d’imitation. Que les Modernes, au contraire,
prennent les Anciens pour l’aiguillon d’une rivalité agonistique en vue d’un perfectionnement,
par lequel les erreurs et les failles des prédécesseurs seraient corrigées par ceux qui leur succèdent.
Tel est le généreux combat grâce auquel progressent les œuvres des hommes. Voilà ce que La
Popelinière dit littéralement, employant donc une formule en singulière correspondance avec
celle de la bonne lutte dont parlait le mythe hésiodique relaté dans les Travaux et les Jours. La
perfection est une prérogative divine. Aux hommes incombe uniquement le cheminement qui
les y mène, en une tâche infinie qui consiste à diminuer les erreurs, car il n’est d’homme, aussi
favorisé soit-il par la nature, ni si fortuné par l’expérience des vicissitudes traversées, qui ne soit exempt de
fautes, en paroles ou en actes. Dans l’Histoire se joue l’(im)puissance de l’esprit humain, raison
pour laquelle la nouvelle Pan-dora, maintenant historiographique, sorte de conjugaison de tous
ses dons et toutes ses vertus, se conçoit avant tout comme un aperçu de la fin plutôt que
comme une disposition de principe 31.
À ces raisons pour lesquelles ni les Anciens ni les Modernes n’atteignent cet idéal
d’histoire accomplie 32, La Popelinière ajoute une autre qui, si elle ne s’oppose pas à ce qui vient
d’être exposé, suscite toutefois une certaine perplexité : qu’à ces qualités que nous recherchons en
l’Historien ne manque qu’une droite volonté qui nous donnerait un pouvoir suffisant à les atteindre 33.
Car la véritable et principale raison de la faille ne doit pas être cherchée hors l’historien lui-même 34.
27. La Popelinière 1989a, 144. Voir aussi La Popelinière 1989b, 61-62.
28. La Popelinière 1989a, 144-145.
29. La Popelinière 1989a, 13-14.
30. La Popelinière 1989b, 12-13.
31. La Popelinière 1989b, 18-19.
32. Pourquoy nous n’avons aucune Histoire accomplie, soit des Anciens, soit de nostre temps : ainsi est formulé le titre
du troisième livre de L’Idee de l’Histoire Accomplie (La Popelinière 1989b, 147). Voir aussi La Popelinière 1989b, 151.
33. La Popelinière 1989b, 147.
34. La Popelinière 1989b, 171.
LA POPELINIÈRE ET LA CLIO THUCYDÉENNE 669
La Popelinière met ainsi à nu la plaie qui déchire le corpus de l’historiographie,
justement parce qu’elle corrompt l’âme de l’historien. Étant donné que la substance, la nature
et l’objet principal de l’histoire consistent dans le fait de représenter la vérité simple et candide 35,
jamais un unique historien n’a pu vaincre ses passions et convaincre son esprit de ne la dire telle qu’il la
connaissait, nue et franche 36. Or, un tel historien, amant de la vérité, suppose un être doué d’un
destin (humainement) extraordinaire, doté par la rare grâce d’un dessein divin, qui lui donnerait
une complexion et un tempérament aux humeurs propres à former une ferme et rigide bonté naturelle, non
timorée, qui jamais ne craigne d’exprimer tout ce qui lui semble bon, mauvais, véridique, faux, vertueux,
vicieux, excellent et vil en toute chose 37. La raison pour laquelle aucun parmi tous les historiens n’a
pu se montrer ferme en ce parcours qui consiste à honorer la vérité selon son devoir, et qu’en cela tous
ont trébuché, n’est pas que nul d’entre eux ne l’ait pu, mais que nul ne l’a voulu ou osé. On ne saurait
donc blâmer du manque d’une Histoire achevée autre chose que notre corruption volontaire 38.
Et pourtant, se demande La Popelinière, peut-il exister rien de plus approprié que de vouloir
ce qui est beau et louable ? Qu’y a-t-il de plus facile que d’écrire ce que l’on désire, qui est de rendre
manifeste et de donner à connaître, tant de son vivant qu’après sa mort ? Quelle œuvre serait plus
agréable, plus digne d’être aimée et assumée par tous types de personnes qu’une bonne Histoire ?
Or une telle confluence de pouvoir avec vouloir, cette facilité de faire déloger le mensonge
et dire la vérité par un acte décidé comme pure manifestation de la volonté, est la prérogative que
la Théogonie hésiodique proclame comme l’attribut distinctif de la parole divine des Muses
conceptualisées en tant que figuration de la mémoire narrative d’un savoir factuel. Car c’est juste dans
ces termes qu’elles se seraient adressées au poète : “nous savons conter des mensonges tout
pareils aux réalités ; mais nous savons aussi, lorsque nous le voulons, proclamer des vérités” 39.
Une convergence similaire de pouvoir et vouloir dans la narration des histoires est aussi
la vertu que l’Odyssée représente comme caractéristique de la figure héroïque nommée Ulysse
en tant qu’habile conteur. C’est dans ces termes que le poème caractérise sa parole : “de cette
manière il rendait semblables mensonges et vérités” 40. Dès lors, la question de la véracité de
l’histoire narrée, ainsi appréhendée en correspondance avec la parole d’un héros, renvoie à
l’arbitrage du sujet qui fait la narration, en bonne conformité avec la complète ordonnance de
ses devoirs éthiques de noblesse 41.
Depuis ses débuts avec Hérodote et Thucydide, le dilemme de l’historiographie se pose
ainsi : récits véridiques versus mensongers, neutralité contre partialité. Parce que les histoires sont
racontées en visant le public auquel elles sont adressées, comment pourrait-on mettre en forme
des modes narratifs pour obtenir la reconnaissance de l’impartialité de l’historien et donc de la
35. La Popelinière, 1989b, 171-172.
36. La Popelinière 1989b, 173-174.
37. La Popelinière 1989b, 174.
38. La Popelinière 1989b, 178.
39. Théogonie 27-28 (Hésiode 1967, 33).
40. Odyssée 19.203.
41. Pour cette proposition d’analyse concernant les histoires racontées par Ulysse, dans l’Odyssée, voir Murari
Pires 1999, 248-254.
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véracité de son histoire ? Quelles vertus seraient exigées de lui en fonction des préceptes et des
exigences narratifs qui consacreraient l’autorité de sa persona historiographique ?
L’appréhension de la vérité du fait univoque, avertit cependant Thucydide, est œuvre
pénible. Elle réclame un fort investissement d’intelligence afin de résoudre l’aporie en laquelle
réside l’impartialité de son entreprise, car, l’historien est alors confronté à la dialectique
inconciliable de récits contradictoires rapportés par ceux qui ont assisté aux événements et
l’en ont ensuite informé. D’après ce que révèlent les déclarations thucydidéennes, la réussite
supposerait un sujet humain doté d’un esprit supérieur, se distinguant par l’excellence d’une
pleine maturité chargée d’expérience afin de discerner toute la vérité occultée par cette
dialectique des sources. Un parcours difficile, pénible, réclamant d’immenses efforts, et qui se
réduit à un unique chemin conduisant précisément à la vérité du fait. Une voie de connaissance
historique propre à un destin personnel héroïque, marqué par l’aretè d’un esprit exceptionnel,
privilège d’un individu dont le nom s’identifie à l’œuvre : Thucydide d’Athènes 42.
C’est également ce que donne à entendre Lucien lorsqu’il énumère les vertus nécessaires
à qui aspire à écrire une histoire excellente : “Tel est donc à mes yeux l’historien : qu’il soit sans
peur, sans corruption, libre, passionné de franc-parler et de vérité [...], n’accordant point de part
à la haine ni à l’amitié, ne ménageant pas par pitié, par honte ou par timidité, juge impartial,
bien disposé pour tous [...], étranger dans ses livres et apatride, indépendant, n’ayant pas de
roi, ne calculant pas quelle opinion aura untel, mais disant ce qu’il a fait” 43. Être historien
requiert la figuration d’une persona pourvue d’un tel ensemble de vertus exceptionnelles,
grâce à la maîtrise absolue des passions, des (res)sentiments et des (dés)affections, qu’elle
supposerait un individu dont la position dans le monde ne saurait être mieux décrite que
comme “inexistentielle”, car il prétendait n’appartenir à aucun lieu, de manière a être dit ainsi
a-polis, une situation qui tend à le détacher du monde des hommes, ou une bête (un esclave)
ou un dieu (dirait Aristote) 44. Un idéal, donc, qui décrit une persona plutôt divine, dans la
mesure où ses attributs sont pensés et définis par la négation des modes inhérents à l’humain.
À l’horizon de l’historicité de la pensée grecque antique, la catégorie de l’héroïque permet
cette (con)fusion de l’humain et du divin, rendant ainsi intelligible une telle persona de l’historien
idéal.
Lorenzo Valla 45 dit que l’art d’écrire l’histoire est d’autant plus difficile et délicat quand
l’historien est enveloppé par les événements qu’il décrit dans son œuvre, car il se trouve alors
impliqué, ce qui rend sa position suspecte. Un historien de premier ordre serait donc celui
dont on ne saurait dire, à lire son Histoire, de quel côté il se trouvait.
42. Voir nos essais mentionnés dans la bibliographie.
43. Par la traduction de Michel Casevitz (Hartog & Casevitz 1999, 227).
44. “Celui qui est sans cité (ápolis) est, par nature et non par hasard, un être ou dégradé ou supérieur à
l’homme” (Arist., Pol., 1.1253a: traduction de Jean Aubonnet, Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 14).
45. Historia de Fernando de Aragón, Proemio (Valla [1521] (2002), 78).
LA POPELINIÈRE ET LA CLIO THUCYDÉENNE 671
Lorsque Machiavel composait ses Istorie Fiorentini à la demande de Médicis (le cardinal
Giulio, devenu ensuite le pape Clément VII), il fut confronté à ce défi historiographique ; une
éventuelle accusation de partialité pouvait ruiner sa réputation dans ce métier.
À travers la trame rhétorique qu’il met en place, Machiavel essaie de persuader son
lecteur de la véridicité de son histoire, bien qu’elle fût rendue suspecte à cause des liens de
clientèle associés à sa commande. Il fait retourner alors vers le public des lecteurs qui viendraient
à apprécier son histoire le dilemme d’un tel jugement. Il avance qu’eux aussi, les lecteurs,
se trouveraient compromis dans un tel jugement en raison de leurs positions personnelles.
C’est ce qu’il laisse entendre dans cette déclaration adressée au Pape : “Io mi sono pertanto
ingegnato, Santissimo e Beatissimo Padre, in queste mia descrizione, non maculando la verità,
di satisfare a ciascuno ; e forse non sarò satisfatto a persona; né, quando questo fusse, me ne
maraviglierei, perché io giudico che sia impossibile, sanza offendere molti, descrivere le cose
de tempi suoi”. Parce que les temps historiques qu’il décrit enveloppent aussi les lecteurs et les
raisons de leurs (dés)approbations, le jugement se fait selon l’(in)satisfaction de leurs attentes
personnelles : espèrent-ils voir dans les histoires des vérités, aussi offensantes soient-elles, ou
préfèrent-ils des mensonges, dès qu’elles les honnorent ?
Dans la Lettre dédicace par laquelle il offrait les Istorie Fiorentini au pape Médicis
(Clément VII), Machiavel se défendait d’avance des accusations de manque de sens civique
qu’on pourrait lui adresser pour n’avoir pas démasqué les ambitions de ces princes qui seraient
dissimulées sous le couvert d’histoires remplies d’éloges. Il allègue alors qu’il n’avait fait que
reproduire ce qui était dit dans les histoires conservées. Donato Gianoti, de son côté, prétend
que Machiavel lui aurait confié la manière détournée par laquelle il avait incorporé à son
histoire des récits défavorables aux Médicis : “... io dirò i casi che successero quando Cosimo
prese lo stato ; ma non dirò in che modo e con che mezzi uno pervenga a tanta altezza. E chi
vorrà anco intendere questo, noti molto bene quello ch’io farò dire ai suoi avversari, perché
quello che non vorrò dire io, come da me, lo farò dire ai suoi avversari” 46. Vers la même
époque, tandis qu’il commençait à composer son Histoire, Machiavel révèle, dans une autre
lettre à son ami Francesco Guicciardini, les procédures par lesquelles il avait mûri précautions
et prudence : “... da un tempo in qua, io non dico mai quello che io credo, né credo mai quel
che io dico, e se pure e’ mi vien detto qualche volta il vero, io lo nascondo fra tante bugie, che
è difficile a ritrovarlo” 47.
Par le jeu ambigu par lequel Machiavel dit et se dédit, affirme et met à distance ses
pensées, et cela d’autant mieux que lorsqu’il pointe une vérité, elle n’est pas repérable parmi
les mensonges qui l’entourent, la figuration de l’historien, telle que Machiavel la conçoit à
cette époque-là, tisse un voile rhétorique qui, brouillant les registres des indices dénonciateurs,
fait que sont confondues les éventuelles attaques et récriminations contre sa personne. La
conviction et la certitude de discerner entre le véritable et le mensonger, reste alors dans le
domaine propre à celui-là seul qui détient le pouvoir de la parole qui dit l’histoire, car il garde
la (con)science de cette véritè (ou de ce mensonge) occultée par le secret d’une décision et
46. Mentionné par Franco Gaeta (Machiavelli [1520] (1962), 48).
47. Machiavelli [1513] (1984), 522.
FRANCISCO MURARI PIRES
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d’un vouloir (dis)simulés grâce auxquels l’historien maintient l’indéfinition de sa position
personnelle.
Machiavel, lorsqu’il évoque la manière personnelle avec laquelle il écrit ses histoires,
met en jeu une compétence proprement astucieuse de son écriture, car dans son oeuvre se
trame un jeu dissimulé de vérités et de mensonges confondus. Son art d’historien, dès lors,
équivaut à ce que et le texte de la Théogonie hésiodique prétendait être : le pouvoir divin figuré
par les Muses, et à ce que le texte de l’Odyssée homérique prétendait être : l’excellence héroïque
figuré par Ulysse.
La Popelinière vécut quelque chose de similaire, lui dont L’Histoire de France fut victime
des diatribes de ses contemporains, qui voyaient en elle un tissu de d’affirmations partiales et
compromettantes. C’est surtout dans la lettre adressée par La Popelinière à Théodore de Bèze
(15 janvier 1581) que l’historien expose la raison par laquelle il estimait fonder la rectitude
de son œuvre, obéissant à un juste principe historiographique : maintenir la neutralité et
l’indifférence dans le traitement de l’exposition des desseins et des actes des deux partis en lutte 48. La
source de l’erreur qui affectait les histoires était l’épanchement des passions dans l’exposé des
événements, car il suscitait des soupçons et donc le discrédit qui permettait de les disqualifier.
Voilà le mal historiographique qu’il faudrait exorciser : le débordement des passions qui
perdent de vue la raison des faits véridiques et ruinent la crédibilité du discours 49. Une fois
posé son diagnostic, La Popelinière propose le correctif qui, dans la composition, permettra à
l’histoire de suivre correctement la voie de la vérité : en écarter tout élan passionnel. Grâce à
une narration neutre, exempte d’engagements qui compromettent l’impartialité dans l’exposé
des faits, l’historien estime pouvoir fonder la conviction de la véracité qui fait de son récit une
histoire autorisée 50.
Et pourtant, l’efficacité de la persuasion à laquelle aspirait la rhétorique de cette
méthode vient buter sur une objection qui consiste précisément à en questionner le résultat
prétendument obtenu. Lorsqu’il répond 51 à la lettre que lui a adressée l’historien, Théodore
de Bèze oppose à l’argument d’impartialité affirmé par La Popelinière, une appréciation qui
paradoxalement la met en cause. Commentant le récit fait par l’historien du massacre de Vassy,
Bèze voit dans le dépouillement des passions visant à la pureté du fait justement le résultat
inverse : cet événement se trouve si amaigri, si désincarné par l’historien de toute substance
factuelle, et les circonstances qui l’ont entraîné, permettant qu’une telle injustice fût commise,
se trouvent si bien occultées, que cet acte exorbitant et lamentable paraît vide. L’exposé de la réalité
d’un fait requerrait au contraire une exposition dense, développée, de manière à ce qu’une
juste correspondance avec tout ce qui s’est passé permette qu’un jugement soit fondé 52.
48. Sypher 1961, 262.
49. Sypher 1961, 329.
50. Sypher 1961, 332.
51. Le 29 mars 1581.
52. Sypher 1961, 332.
LA POPELINIÈRE ET LA CLIO THUCYDÉENNE 673
La question soulevée par Bèze au sujet de l’impartialité de l’historien ainsi défini par
La Popelinière souligne une contradiction : une narration chargée de passion efface-t-elle
nécessairement l’appréhension des faits, comme si ceux-ci pouvaient exister indépendamment
de celle-là ? La narration d’un événement, parce qu’elle est associée à l’expression d’une
optique donnée, ne correspond-elle jamais à la réalité du fait historique ? Si une exposition
chargée des compromis des passions ruine la vérité par excès, sa suppression n’est-elle pas tout
aussi nuisible, par défaut ? Par quel procédé narratif peut-on atteindre à la juste impartialité
du récit historiographique en peaufinant l’expression de la pure et simple vérité factuelle ?
L’objectivation prétendue du fait par l’historien doit-elle exclure ou suspendre l’éthique de son
jugement subjectif ? Bien que la posture qui consiste à ne pas prendre parti soit recommandable,
l’historien peut-il affranchir son appréhension des faiblesses d’un regard subjectif, en venant
ainsi à plutôt dissimuler la vérité et donc à enfreindre le principe épistémologique fondateur
de son activité 53 ?
Étroitement lié à l’argument qui recommande à l’historien de neutraliser l’interférence
des passions par l’impartialité, un autre souci adopté par La Popelinière lui a permis, dit-il, de
faire primer la neutralité de sa narration. Afin d’atteindre à la véracité factuelle de son récit,
indépendamment de toute identification sociale ou élément propre à le décrédibiliser, il dit
qu’il n’avait déclaré dans son Histoire ni son nom, ni son parti, ni sa condition, non plus que
son pays ou sa religion, désireux de mieux conformer ainsi la conviction de sa véracité 54. Cette
déclaration peut être aussi rapprochée, d’un coté, de celle de son congénère Lucien, évoquée
plus haut, et de l’autre, celle du silence thucydidéen 55. Par le recours narratif à l’élision du nom
permettant d’identifier l’historien et sa position sociale, La Popelinière dissimule la figuration
narrative de sa persona historiographique.
Toutefois, les indices personnels compromettants se présentaient toujours, inscrits
dans la dédicace de l’œuvre offerte à la reine (Catherine de Médicis) et au roi (Henri III).
La contagion des (dé)faveurs et des (in)imitiés personnelles ainsi exposée enveloppait l’œuvre
dans un brouillard de suspicion, tout particulièrement parmi les coreligionnaires huguenots de
l’auteur, qui ne se privèrent pas de critiquer une histoire payée par des mandataires catholiques,
accusation dont La Popelinière s’efforça de se justifier face à Bèze 56.
Ce faisceau d’indices trahissant les réseaux qui rattachent l’historien à des personnages
historiques, et qui donc suscitent des intrigues concernant les jugements portés sur et l’impartialité
de l’historien et la neutralité de son Histoire, était précisément celui que Machiavel avait tenté,
dans la composition de ses Istorie Fiorentini, de brouiller par le moyen d’une rhétorique de la
méthode sur fond odysséen. Derrière la présentation du fait historique objectivé on surprend la
53. Sypher 1961, 264-265.
54. Sypher 1961, 268-70.
55. Voir Murari Pïres 1998 et 2003.
56. Sypher 1961, 262.
674
FRANCISCO MURARI PIRES
figure de l’historien qui le réifie. On aurait alors la proposition historiographique exactement
inverse de celle dont se réclamait Thucydide en tant que fondement de la méthode 57.
Par ces jeux rhétoriques qui dissimulent le sujet derrière le fait historique, la projection
de l’excellence historiographique paraît supposer une pensée qui a pour référence des liens
figuratifs entre humain et divin, vouloir et pouvoir, qui ont des échos dans l’imaginaire des
Anciens et par lesquels les Modernes s’interrogent sur les dilemmes de l’écriture de l’histoire.
Les premiers de ceux-ci, au xvie siècle, ont maintenu dans l’ordre de l’incertain la définition
conceptuelle qui, tout en affirmant l’excellence de l’historien, conforme l’épistémologie de l’art
ou de la science du discours historiographique, oscillant alors entre son appréhension par le
concept antique du héros ou par celui, moderne et tout juste émergent, de génie 58.
Avec ce concept déjà consolidé au début du xixe siècle, le caractère incommodant
de cette question en vint à perturber la réflexion de Leopold von Ranke lorsqu’il posa le
dilemme qu’affronte l’idéal historiographique du wie es eigentlich gewesen face au constat
rarement appréhendable de la main de Dieu agissant dans l’histoire 59. En formulant cette devise
devenue célèbre, Ranke rend possible l’histoire comme praxis humaine. C’est d’elle que résulte
l’acquisition de la méthode, celle-ci à son tour permettant de faire du métier d‘historien un bien
commun, devant être cultivé et exercé (l’institution des séminaires découle de cette pratique 60),
et même prôné comme impératif pour l’œuvre de tout historien, indistinctement : tous suivent
57. L’historien moderne imite ainsi Thucydide, assumant la mission qu’il s’était originalement imposée : “dire
le fait en nous faisant voir comment les choses se sont effectivement passées”. On ambitionne d’appréhender le fait
historique, ainsi conçu en tant que perception dépurée de tout risque de contradiction, d’ambiguïté et d’incertitude
quant à ses rapports à la réalité. Pour ce faire, on élimine du récit certaines données factuelles, pour en imposer
d’autres, (ré)construites juste à ce propos. On peut alors nier, dans l’appréhension du fait historique, certains sens
pour en affirmer d’autres. Dans cet effort pour déterminer précisément tous les aspects constitutifs d’une réalité
factuelle, il découle cependant d’autres contradictions, d’autres ambiguïtés et d’autres incertitudes, qui résultent du
sens imposé de manière univoque aux événements. Ce processus spéculatif ne s’interrompt que par une décision
qui réduit au silence la critique de cette herméneutique, laissant dans l’ombre justement ces indéterminations et ces
incertitudes qu’implique le fait d’imposer un sens univoque. On pourrait comprendre tous ces problèmes à la lumière
des implications épistémologiques du Principe de l’Incertitude (Werner Heisenberg) et conséquemment du Principe de la
Complémentarité (Niels Bohr). À l’issue de l’exploration herméneutique de la mémorisation historiographique du fait,
ce que nous aurions ne serait pas une réalité monolithique unitaire, toute délivrée de contradictions, d’ambiguïtés
et d’incertitudes, mais plutôt une trame d’optiques complémentaires. On pourrait alors reprendre le problème de
la rhétorique et de la méthodologie thucydidéennes dans une autre direction. Cette rhétorique avait révélé une
impasse d’ordre “méthodologique”: des observateurs différents ne narrent pas les mêmes choses à propos d’un même
événement ! Comment l’historien pourrait-il alors appréhender l’unicité du fait historique ? Cette considération
thucydidéenne apporterait une (ré)solution, bien qu’elle fût tautologique : la question par laquelle l’écriture de
l’histoire s’interroge sur la diversité des perceptions par lesquelles chaque fait historique nous est transmis, contiendrait
sa propre réponse ! La critique de la mémorisation historiographique supposerait alors la nécessité de démêler dans ses
trames narratives la multiplicité des optiques qu’y sont recelées par la fixation d’une perception d’un fait univoque à
travers laquelle la figure d’autorité de l’histor(ien), en souhaitant faire voir l’événement, construit une vérité qui lui est
propre (Murari Pires 2003, 148).
58. Pour l’emergence du concept de génie au debut de l’époque moderne voir Brann 2002.
59. Pour toute cette analyse sur Ranke et Thucydide voir Murari Pires 2006, 815-823.
60. Krieger 1977, 2.
LA POPELINIÈRE ET LA CLIO THUCYDÉENNE 675
les mêmes règles et préceptes, tous réitèrent les mêmes attitudes de travail critique permettant
de voir émerger la figure de l’historien moderne, non plus celle d’un héros, mais bien plutôt
celle d’un membre d’une espèce de phalange historiographique. Toutefois, tout l’attirail
méthodologique, aussi excellentes et complètes, voire indispensables, soient ses vertus pour la
critique, ne garantit en rien, à titre individuel, qu’un historien parvienne à ce qu’il y a de plus
sublime en histoire, l’appréhension de l’unité, de l’idée qui forge le sens des événements et des
faits. Par la conception moderne de l’histoire, que prône Ranke, le déplacement de la figure
du héros antique fait entrevoir une figuration de la “génialité” 61 dans l’œuvre de l’historien,
pointant ainsi, en un cadre historique marqué par le piétisme religieux 62, la proximité ou la
distance ambiguë opposant les déficiences de la condition humaine au caractère sublime de
l’existence divine.
Barthold Georg Niebuhr s’en inquiéta également, lui pour qui le principe fondateur
de la science de l’histoire doit être vu comme la capacité cognitive de reconstitution du passé 63.
Il faut donc faire œuvre de “découverte” de nature héroïque, proprement œdipienne, grâce à
l’intelligence avec laquelle l’historien résout les “énigmes” qui s’offrent à lui 64. L’historien est
assimilé à la figure du héros, dans la mesure où il est doté de pouvoirs qui “dépendent d’un
talisman extérieur, comme la force de Samson” 65, ou de dons prophétiques, comme ceux
de Cassandre 66. En résumé, donc, la méthode critique philologique est bel et bien pensée
par Niebuhr aussi comme une divinatio. Par le fait que l’œuvre historiographique est une
(re)création philologique, l’historien, selon Niebuhr, “en devient presque immortel”, n’était
le fardeau de son humanité constitutive, chargée de toutes les limitations qui marquent la
condition humaine : “Pauvre de moi !”, se lamente-t-il, “combien d’obstacles sur le chemin !” 67.
À peine l’historien entrevoit-il l’éclat divin que son œuvre parfois atteint, qu’en contrepartie
immédiate s’éveille la conscience de l’inexorable condition humaine qui circonscrit son pénible
parcours, au vu des immenses efforts que cette tâche requiert. L’expérience du divin, lorsque
l’on est homme, a l’(in)consistance fugace de l’instant.
Et c’est justement avec Niebuhr, et aussi avec Ranke, que renaît la gloire de Thucydide.
Alors les Modernes, se donnant pour tâche la fondation de la science historique, ont érigé
Thucydide en modèle suprême, projetant en lui une espèce d’apothéose : le divin Thucydide, à ce
61. Voir, pour une approche similaire de l’oeuvre historiographique par rapport au concept de génie, Meyer
1955, 14 et Droysen 1857, 151-153.
62. Voir les commentaires de Iggers 1988, 76-80.
63. Un puissant outil méthodologique favorise, et surtout rend opérationnelle, cette reconstitution des
images du passé historique qui ne sont disponibles que sous forme de configurations fragmentées et lacunaires : les
analogies que permettent d’autres histoires connues : Momigliano 1982, 11-14.
64. Voir dans les Lettres de Niebuhr (1852) : Berlin, 9 novembre 1810 ; Berlin, 19 mars 1810 ; Berlin, 28
janvier 1812 ; Rome, 7 décembre 1816 ; Rome, 1 septembre 1818.
65. Voir la Lettre daté d’Amsterdam, 12 décembre 1808.
66. Voir Lettre à Savigny, Rome, 16 février 1817 ; Lettre au Comte de Serre, Rome, 9 février 1823 et Rome,
18 mars 1823 ; Lettre de Bonn, 20 décembre 1829.
67. Lettre de 1er juillet 1808.
FRANCISCO MURARI PIRES
676
que disait Niebuhr ; devant lequel je m’agenouille, avouait Ranke 68. Et, pour Ranke, Thucydide,
comme Homère pour l’épopée ou Platon pour la philosophie, peut bien être glorifié comme
“le génie” de (l’écriture) de l’histoire, laquelle, par lui, atteint la perfection 69.
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Trovate et dichiarate da Cesare Ripa Perugino, Cavaliere de Santi Mauritio et Lazaro. Di nuovo revista
et dal medesimo ampliata di 400 et più Imagini. Et di figure d’intaglio adornata. Opera non meno utile
che necessaria a Poeti, Pittori, Scultori et altri, per rappresentare le Virtù, Vitii, Affetti et Passioni humane.
Appresso Lepido FaciiGeorg Olms, Roma 1603. Biblioteca Virtuale On-Line (http://bivio.
signum.sns.it/).
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68. Voir les notices données par Wines 1981, 4, en se reportant à Leopold von Ranke, Sämmtliche Werke (SW
53/54 : 26-31, 58-59).
69. Voir Ranke 1975, 256-257 et Ranke 1981, 163-164.
LA POPELINIÈRE ET LA CLIO THUCYDÉENNE 677
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