l`herbe est toujours plus verte de l`autre côté de la clôture
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l`herbe est toujours plus verte de l`autre côté de la clôture
OPINIONS par le major André Corbould L’HERBE EST TOUJOURS PLUS VER TE DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA CLÔTURE L a Revue militaire canadienne a récemment publié des commentaires de Martin Shadwick sur les leçons qu’il serait nécessaire de tirer au moment où les spécialistes en planification de la défense au Canada se penchent sur les mérites d’une éventuelle révision de la politique de défense. Bien qu’il y ait évidemment toujours certaines leçons utiles à retenir, ceux qui conçoivent les politiques canadiennes devraient se souvenir que, selon le proverbe, l’herbe est toujours plus verte de l’autre côté de la clôture. À prime abord, le récent livre blanc australien sur la défense, Defence 2000: Our Future Defence Force, semble être particulièrement encourageant; il est facile d’être impressionné par ses promesses de financement et ses nombreuses mentions de la nécessité de rester au diapason de la Révolution dans les affaires militaires (RAM). Ce document a des ressemblances frappantes avec le livre blanc canadien de 1987, Défis et engagements. On y retrouve, entre autres, le même recours à un nouveau plan décennal de capacité, mais sans engagement de financement réel au-delà du budget suivant, ce qui peut s’avérer sa principale faiblesse. (Le Canada, la Nouvelle-Zélande et l’Australie partagent cette contrainte que les budgets annuels représentent pour un financement stable.) Dans le cas du Canada, l’enthousiasme du gouvernement à combler l’écart qui existait entre les engagements et les capacités s’est vite estompé lorsque, au budget suivant, il a bien fallu faire face aux réalités fiscales. La solidité de l’engagement du gouvernement australien envers son plan a encore à subir l’épreuve du temps, mais les critiques australiens de la Défense ont déjà averti le pays que le financement approprié pourrait facilement s’évanouir lors du prochain budget ou encore si le gouvernement changeait de mains. En outre, même si le livre blanc reconnaît l’importance de la RAM, il contient peu d’éléments qui tentent de régler les principaux problèmes qu’elle suscite; plus particulièrement, la nouvelle politique est loin de favoriser le développement de concepts opérationnels innovateurs, et elle ignore complètement les exigences qu’une RAM peut avoir quant aux changements organisationnels. Le livre blanc australien promet aussi une augmentation de l’effectif de la Force régulière, qui passerait de 51 500 à 54 000 membres. Malheureusement, cet engagement est pris à un moment où le contexte en Australie fait que les taux de maintien en poste et de recrutement dans les Forces australiennes de défense sont plus bas que jamais. En outre, cette promesse va à l’encontre d’un plan d’achat qui s’appuie sur du financement qui ne peut être obtenu que par des économies sur les coûts en personnel. Les promesses d’achat d’équipement constituent une grande part de la nouvelle politique australienne. Cependant, le gouvernement spécifie les plateformes à acheter au lieu de dégager une stratégie d’achat fondée sur les buts à atteindre, ce qui conviendrait davantage à la RAM. La stratégie d’achat ellemême est bien ambitieuse compte tenu de la réputation qu’a l’Australie de prendre du retard dans ses principaux projets d’achat tels que celui des sous-marins de classe Collins. Une partie de la nouvelle politique australienne entre en conflit avec la réalité de la structure de sa Force. Le nouveau livre blanc reconnaît certains écarts de capacité, mais en néglige Hiver 2001-2002 ● Revue militaire canadienne d’autres. L’armée, essentiellement composée de trois brigades, fait bonne figure sur papier, mais elle n’est certainement pas en mesure de déployer une brigade complète durant une période prolongée et, en même temps, un groupe tactique pour une autre opération, comme l’exige pourtant le livre blanc. La Brigade 7 de Brisbane est une formation intégrée de la Réserve et de la Force régulière, en quelque sorte semblable au concept canadien dépassé des « bataillons 10/90 ». Quant à la Brigade 1 de Darwin, elle ne comprend qu’un bataillon de la Force régulière, alors que la Brigade 3 de Townsville ne s’appuie que sur trois bataillons d’infanterie légère, dont un seul peut être entièrement équipé de véhicules blindés de transport de troupes M113. L’armée australienne ne dispose que d’un régiment blindé de la Force régulière et d’un régiment d’artillerie pour appuyer ses trois brigades. Bien que l’armée reconnaisse pleinement ces faiblesses, il faudra un certain temps pour les corriger. La nouvelle approche de la Nouvelle-Zélande quant à sa politique de défense consiste à faire cavalier seul. Le pays a laissé tomber presque tous ses engagement envers le Pacte entre l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis (ANZUS). La nouvelle politique de défense en est une d’indépendance, mais à tel point qu’elle n’est même plus en accord avec la politique étrangère néo-zélandaise d’engagement dans la région. Shadwick affirmait à juste titre que « l’expérience de la Nouvelle-Zélande montre à l’évidence avec quelle rapidité un établissement de défense peut se désagréger ». Selon lui, il est clair que si le Canada suit cet exemple, la « “néo-zélandisation” des Forces canadiennes ne saurait tarder ». Pourquoi le Canada est-il si différent? Bien qu’il soit une puissance moyenne de la taille de l’Australie, il a une situation unique à cause de sa proximité géographique avec les ÉtatsUnis et de ses liens officiels de défense avec l’Europe, liens fondés sur son statut de membre de l’OTAN. Dans les faits, les engagements que suppose la participation canadienne au NORAD et à l’OTAN rendent la politique de défense beaucoup plus simple à gérer même si la situation stratégique globale est mouvante. Ce n’est que sous Trudeau que le gouvernement a osé remettre en question ces engagements et, en fin de compte, Trudeau lui-même a dû reconnaître l’importance et la valeur de la participation du Canada à ces alliances. En outre, le Canada n’a pas à sa porte une zone d’instabilité comme c’est le cas de l’Australie avec l’Asie du Sud-Est. L’Australie doit notamment traiter avec l’Indonésie, ce qui équivaudrait pour le Canada à avoir les Balkans à sa porte. La leçon la plus importante qu’il faut tirer de ce qui se passe en Australie et en Nouvelle-Zélande, c’est qu’une révision formelle de la politique de la Défense s’impose aujourd’hui afin de s’assurer que les Forces canadiennes s’orientent en fonction de ce qu’elles devront faire demain pour répondre aux exigences des politiques étrangère et de défense du Canada dans un monde instable. Les politiques de défense qui ont cours aux antipodes sont faites pour les antipodes, mais pas pour le Canada. Le major André Corbould étudie au Australian Command and Staff College à Canberra. 61 OPINIONS par le lieutenant-colonel Richard Giguère LA FIN DE L’INNOCENCE L a tragédie dantesque qui s’est déroulée le 11 septembre dernier aux États-Unis, en direct et sous nos yeux, restera pour toujours marquée dans notre mémoire collective. Un monde s’est écroulé avec les tours du World Trade Center et un nouveau monde, dont nous ne connaissons pas encore précisément le modus operandi, est en train d’émerger. Peu importe la nature de ce nouveau monde, les États-Unis n’ont certainement pas l’intention de laisser ces actes sauvages impunis, et c’est par la voix même du président Bush qu’ils ont déclaré la guerre au terrorisme international, appuyés en cela par leurs divers alliés. Cette guerre ne prendra pas la forme d’une ponctuelle opération coup de poing rapidement et rondement exécutée. Il faudra combattre un ennemi qui ne respecte aucunement les us et coutumes de la guerre classique, qui ne porte aucune attention au droit des conflits armés et qui ne s’empêtre pas dans des règles d’engagement. Il s’agit d’un ennemi diffus et fluide, qu’il faudra en tout premier lieu clairement identifier. Bin Laden n’est en fait que la pointe de l’iceberg, et la campagne sera vraisemblablement longue, sale, féroce et sanglante. ce chef se rend brusquement compte qu’il est en état d’infériorité et se sent incapable de s’opposer au mouvement de l’ennemi, bref, s’il se sent pris au piège. Les images montrées et les déclarations entendues dans les médias à la suite des attaques terroristes portent à croire qu’il y a bien eu dislocation stratégique chez les Américains, dislocation stratégique qui constitue en fait l’objectif même de l’approche indirecte. En cette période où le monde entier s’interroge impatiemment et fébrilement sur les tenants et les aboutissants de la riposte américaine, il est instructif de se tourner vers la pensée d’un autre grand penseur militaire pour qui la stratégie est fondée tout d’abord sur la connaissance de l’adversaire et de ses faiblesses. Les enseignements de Sun Tse, un général chinois qui a vécu au IVe siècle avant notre ère, s’appliquent parfaitement aux nouvelles réalités stratégiques. Les terroristes ont attaqué, le 11 septembre 2001, la ligne de moindre résistance de la puissance américaine. Alors que les stratèges actuels sont encore sous l’emprise doctrinaire du combat d’attrition, qui était caractéristique des tactiques de la guerre froide et qui prévoyait le choc de fer et de feu de grandes armées lancées dans les plaines européennes, les terroristes ont atteint véritablement le centre de gravité des États-Unis par une action qui a causé une véritable dislocation stratégique chez nos voisins du Sud. Dans son livre Strategy paru en 1960, Basil Liddell Hart, un officier britannique qui a, entre autres, systématisé l’approche indirecte, explique comment on peut obtenir une telle dislocation stratégique. Il affirme que, dans la sphère physique, elle sera tout d’abord le résultat d’un mouvement qui bouleverse le dispositif ennemi et le contraint à un brusque changement de front ou le résultat d’une action qui divise ses forces, met en danger son ravitaillement et menace les routes par lesquelles il pourrait battre en retraite en cas de besoin et se reformer, soit sur ses bases soit sur son territoire. Dans le domaine psychologique, la dislocation résulte de l’impression que font sur l’esprit du chef les effets physiques énumérés ci-dessus. Cette impression est fortement accentuée si Sun Tse affirme entre autres que les chefs doivent distinguer ce qui est possible de ce qui ne l’est pas et ne rien entreprendre qui ne puisse être mené à bonne fin. Il soutient également que livrer cent combats et remporter cent victoires, c’est bien, mais que ce n’est pas ce qui est le mieux. Immobiliser l’armée ennemie sans bataille, voilà qui est excellent. Selon Sun Tse, en agissant ainsi, un général accordera sa conduite avec le Ciel et la Terre dont les actions tendent à la production et à la conservation des choses plutôt qu’à leur destruction. Jamais le Ciel n’approuvera l’effusion du sang humain : c’est Lui qui donne la vie aux hommes et Lui seul a le pouvoir de la trancher. Il s’agit donc en fait d’être victorieux sans livrer bataille. Les grands généraux y parviennent, selon le stratège chinois, en éventant toutes les ruses de l’ennemi, en faisant avorter ses projets, en semant la discorde parmi ses partisans, en le tenant toujours en haleine, en le privant des secours étrangers qu’il peut recevoir et en lui enlevant toute possibilité d’entreprendre des actions qui pourraient être avantageuses pour lui. Sun Tse est un penseur militaire qui revient à la mode aujourd’hui alors que les principes de la guerre de manœuvre, qui tendent à remplacer les principes de la guerre d’attrition, sont enseignés dans les grandes écoles militaires. La pression sera forte sur les leaders américains pour que coule le sang, ce qui est une conséquence inévitable du choc subi par l’opinion publique traumatisée par les nombreuses et inutiles pertes de vie causées par les actions terroristes du 11 septembre. Les choix qui s’offrent au gouvernement américain s’articuleront donc soit autour d’une riposte militaire traditionnelle, accompagnée de tirs de missiles, d’attaques aériennes, potentiellement d’une campagne terrestre, soit autour d’une approche indirecte, beaucoup plus secrète et sournoise, mais potentiellement plus efficace à long terme pour contrecarrer le terrorisme international dont les fanatiques exploitent de diverses façons les préceptes de la guerre indirecte. L’enseignement de Sun Tse aurait tout intérêt à ne pas être sacrifié trop rapidement sur l’autel de la riposte traditionnelle, cinglante et médiatisée, qui pourrait momentanément satisfaire une opinion publique à raison furieuse, mais qui, à long terme, pourrait ne pas favoriser ou même plutôt nuire à l’atteinte du but ultime souhaité par l’administration Bush et entériné par ses alliés. Il faut avant tout bien identifier la stratégie et le centre de gravité du mouvement terroriste et s’en occuper avec les moyens appropriés. Sun Tse soutient qu’il est de la plus haute importance de s’attaquer à la stratégie de l’ennemi. Utiliser des 62 Revue militaire canadienne Voir ainsi la « Forteresse Amérique » ébranlée jusque dans ses fondements les plus profonds a quelque chose de saisissant parce que c’est le cœur même des États-Unis qui a été frappé, non pas par des armes traditionnelles, contre lesquelles le puissant appareil militaire américain était préparé, mais par des moyens asymétriques. Encore engourdis par une quarantaine d’années de guerre froide, les leaders politiques, les analystes et les stratèges s’éveillent tout à coup aux dures réalités de la stratégie indirecte dont le terrorisme ne constitue que la forme la plus violente. Les menaces asymétriques ne sont pas nouvelles. Les éléphants utilisés par Hannibal lors de son invasion de l’Italie en 218 avant J.C. constituaient certainement une menace asymétrique pour ses ennemis. Les menaces asymétriques ont également été le sujet d’une multitude de conférences et de recherches depuis la fin de la guerre froide, mais les conclusions et les recommandations de ces travaux sont pratiquement demeurées lettres mortes à une époque où les fameux dividendes de la paix exigés par la fin de l’antagonisme Est-Ouest malmenaient les budgets alloués aux organisations étatiques responsables de la défense et de la sécurité. ● Hiver 2001-2002 tactiques classiques et traditionnelles contre un adversaire qui exploite une stratégie indirecte est une option qu’il faudrait revoir à la lumière de l’enseignement des stratèges qui se sont penchés sur ces méthodes particulières et sur les meilleurs moyens de les contrer. Nombreux déjà sont les commentateurs et les experts qui tentent de trouver une explication à cette attaque surprise. La poussière des tours effondrées du World Trade Center n’était pas encore retombée que déjà, les avis étaient partagés : la politique américaine au Moyen-Orient, les effets pervers de la mondialisation, le mépris de l’Occident face aux problèmes vécus par les peuples pauvres; certaines pistes remontent même aux croisades. Les services secrets sont pointés du doigt; les agences de surveillance des frontières, les services d’immigration, la sécurité des aéroports, tout est mis en cause. Devant cette véritable chasse aux sorcières, il faut rappeler que l’on a la sécurité qu’on mérite. Il est clair (et encore plus depuis le 11 septembre dernier) que la défense et la sécurité d’un pays doivent constituer les priorités d’un gouvernement, bien avant l’économie, le rayonnement culturel ou l’environnement. Mais encore faut-il que le gouvernement soit aiguillonné, ou du moins appuyé, dans ce sens par la société. Quelle est la marge de manœuvre, par exemple, du gouvernement canadien en matière de défense et de sécurité quand, selon certains sondages effectués en 1998 par le Globe and Mail, le public préfère appuyer n’importe quoi, même des subventions pour la réalisation de films, plutôt qu’une augmentation de dépenses en capital pour du VÉ RI TÉ matériel de défense? Comme l’indiquait Martin Shadwick dans le numéro de l’été 2000 de la Revue militaire canadienne, les Canadiens sont un groupe résolument capricieux, et nombre d’entre eux semblent vouloir que le Canada et ses forces armées jouent un rôle dans la sécurité mondiale et dans la sécurité humaine, mais sont sujets à une crampe incurable quand il s’agit de signer les chèques nécessaires au maintien d’un établissement militaire crédible. Les événements du 11 septembre dernier nous ont menés à une croisée des chemins. Comme elle est loin l’époque où le sénateur Raoul Dandurand, qui dirigeait la délégation canadienne à la cinquième assemblée de la Société des Nations en 1924, pouvait décrire le Canada comme une maison à l’épreuve du feu, très éloignée des matières inflammables. Pour paraphraser John F. Kennedy, il est maintenant grand temps de se demander non pas ce que les organisations responsables de la défense et de la sécurité de notre pays feront pour nous, mais plutôt ce que nous pouvons et devons faire pour la défense et la sécurité du Canada. Je me souviens. NDLR - Ce texte a été écrit le 17 septembre 2001. Le lieutenant-colonel Richard Giguère est membre du Royal 22e Régiment et il enseigne au département de sciences politiques et économiques du Collège militaire royal du Canada. Il est aussi chargé de recherche à l’Institut québécois des hautes études internationales de l’Université Laval. CE . DEVO IR . VAILLAN 8e Conférence d’histoire militaire Canada-Québec 14 et 15 mars 2002 au Collège militaire royal du Canada Le désir de vaincre, la soif d’apprendre L’histoire de l’éducation militaire Le département d’histoire du Collège militaire royal du Canada vous convie à assister à la 8e Conférence d’histoire militaire à laquelle participeront des spécialistes du Canada, de la France, de la Pologne et des États-Unis. Les thèmes traités seront : L’évolution de l’éducation militaire dans le monde L’éducation, les militaires et la guerre L’enseignement dans les institutions militaires La culture militaire canadienne et l’éducation Table ronde sur l’avenir de l’éducation militaire au Canada Frais d’inscription : 30,00 $ Étudiants : 10,00 $ Pour plus d’information : Jean Lamarre ([email protected]) Yves Tremblay ([email protected]) Roch Legault ([email protected]) Hiver 2001-2002 ● Revue militaire canadienne 63 OPINIONS par le capitaine (ret.) Chris Ankersen QU’ADVIENDRA-T-IL DE L’ARMÉE CANADIENNE? la lumière des événements récents, l’utilité des forces terrestres conventionnelles se trouve de plus en plus fréquemment mise en question. D’une part, elles sont incapables de protéger les citoyens et les lieux contre des attaques terroristes. Peu importe leur nombre, des troupes armées n’auraient pas pu empêcher les atrocités du 11 septembre à New York ou Washington (ou même Boston). D’autre part, les récentes représailles ont eu surtout recours à la puissance aérienne et aux systèmes à distance. Il est évident que le besoin de mettre des « bottes sur le terrain » se fera sentir d’une façon ou d’une autre, mais ces bottes seront probablement portées par des forces spécialisées (voire spéciales dans le sens militaire du terme). Quelle place cela laisse-t-il aux troupes de combat « à usage général », telles que celles de l’Armée canadienne? À Il est bien possible, comme d’aucuns le craignent, qu’« usage général » soit devenu synonyme de la proverbiale compétence du touche-à-tout qui n’excelle à rien. Cet état de chose, associé à la taille relativement petite de l’Armée canadienne, signifie peut-être qu’elle va passer assise le match qui est en train de se jouer, tout comme ce fut le cas pour la guerre du Golfe. Se demander quelle peut être la signification de l’absence du Canada dans ces deux opérations peut s’avérer instructif. Cela peut en effet vouloir dire que les FC ont atteint un tel niveau d’usage général qu’elles ne pourront pas jouer de rôle important dans un avenir probable. (Il reste bien un rôle, et je vais en parler plus loin.) Tout comme certains prétendent que l’État est trop gros pour résoudre les petits problèmes et trop petit pour résoudre les gros, peut-être bien que l’Armée canadienne est trop à « usage général » pour avoir une quelconque utilité dans des missions spécialisées et trop petite pour être utilisée dans des missions plus amples à usage général. Les raisons qu’on a données pour expliquer que l’Armée canadienne n’a pas participé à la guerre du Golfe sont nombreuses tant d’un point de vue militaire que d’un point de vue politique et elles vont des théories éprouvées jusqu’aux contes à dormir debout. En ne répondant pas à l’appel lors des missions terrestres de la guerre du Golfe et d’opérations futures en Afghanistan ou ailleurs, le Canada (et bien d’autres nations, il faut le dire) lancent un message significatif. Premièrement, il indique qu’on est incapable d’agir à un tel niveau côte à côte avec les meilleurs au monde. Cela ne diminue en rien les prouesses individuelles des soldats de l’Armée canadienne, mais reflète plutôt le manque de capacités collectives dont souffre la composante terrestre des FC. En témoigne l’absence de transport aérien stratégique et de toute véritable logistique de troisième ou quatrième échelon capable de se déployer sur le terrain, ou celle d’une capacité de réaction et d’insertion rapides, ou encore le manque d’hélicoptères armés, sans parler de celui des hélicoptères d’assaut. Si l’on ajoute à cela la disjonction débilitante entre les structures opérationnelles et celles des garnisons, on a la recette pour fabriquer des unités lentes, lourdes à manœuvrer et vulnérables. Peut-être la gestion « au cas par cas » découle-t-elle de la souplesse des FC et de la mentalité du « on peut le faire »; mais, comme certains penseurs le font remarquer, « l’espoir n’est pas en soi une façon de faire les choses. » réalité. Personne ne songerait à dire que l’Armée canadienne ne peut pas se défendre contre des attaques sporadiques comme ce fut le cas lors des hostilités en Somalie ou dans la poche de Médak. Mais se battre n’était pas la raison d’être de ces opérations, et les combats ne s’y sont produits que subsidiairement. Étant donné l’absence de l’Armée canadienne lors de ces opérations, il serait peut-être temps de réévaluer son rôle. En cette ère de « guerre nouvelle », n’a-t-on pas besoin de troupes hautement spécialisées (comme le serait une SAS britannique [Special Air Service] ou une 2 FOI [force opérationnelle d’intervention] canadienne améliorée) et mieux entraînée pour des opérations de combat plutôt que pour des missions de sauvetage d’otages ou de contreterrorisme dans les centres urbains? Devrait-on ajouter un volet « vert » aux Forces opérationnelles interarmes, qui sont essentiellement « noires »? Si c’était le cas, faudrait-il donner de nouveaux rôles aux unités afin qu’elles puissent fournir les muscles et les méninges alors requises? Ou faudrait-il augmenter le nombre des soldats? Évidemment, de telles questions ne sauraient être abordées isolément : il faut tenir compte des aléas de l’allocation et du partage des budgets. Si l’Aviation se met à affirmer : « c’est nous qui sommes toujours en état d’alerte et qui patrouillons l’espace aérien national ou qui parachutons l’aide humanitaire en Afghanistan », et si la Marine se met à affirmer : « nos frégates sont les seules au monde à pouvoir s’intégrer à des groupes aéronavals américains », on ne se mettra pas à sacrifier les marins et les équipages aériens que l’on a déjà pour se doter de plus de soldats. L’armée n’aimera pas entendre dire cela, mais ce qui semblait protéger son statut au cours des dix dernières années va peut-être devenir l’instrument de sa perte. Après avoir servi de justification pour obtenir de meilleurs équipements, de meilleurs salaires et de meilleures conditions d’emploi, le maintien de la paix pratiqué à grande échelle se révélera peutêtre un cadeau empoisonné. Sans le vouloir, l’Armée s’est peut-être lentement transformée en force policière en uniforme parfaitement capable de mener des opérations de paix, même celles qui exigent des combats limités, mais elle a cessé d’être utile à quoi que ce soit d’autre. Des années d’incurie en ce qui a trait à l’entraînement à un niveau supérieur à celui de l’unité, un rythme opérationnel qui oblige à privilégier les rotations pour les missions de maintien de la paix et un manque d’expérience récente dans les combats traditionnels à large échelle ont peut-être rendu l’Armée canadienne à peine capable de se déployer. À l’instar du troisième fantôme du conte de Noël de Dickens, c’est peut-être donner là une vision beaucoup trop pessimiste de ce qui arrivera. Cette vision n’a peut-être rien à voir avec le présent immédiat ou le futur probable. Si tel est le cas, il faudra beaucoup de planification constructive et une activité acharnée pour en arriver à un avenir différent. Deuxièmement, le fait de ne pas avoir participer à ces opérations signifie que, lorsque le Canada parle de capacité de combat, il est beaucoup plus question de potentialité que de Le capitaine (ret.) Chris Ankersen, qui a été membre du PPCLI, prépare un doctorat au King’s College de Londres. 64 Revue militaire canadienne ● Hiver 2001-2002