La croissance de la productivité : est
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La croissance de la productivité : est
LE MONDE SELON BILL STERLING W ILLIAM S TERLING S TRATÈGE M ONDIAL La croissance de la productivité : est-ce vraiment une bonne nouvelle ? Pendant des années, les économistes ont allégué que le taux de croissance de la productivité de la main-d’œuvre représentait l’aspect le plus important des perspectives à long terme de l’économie. Maintenant que les États-Unis ont amorcé une période de forte croissance de la productivité, nous constatons qu’une telle croissance entraîne d’autres problèmes tels que des pertes d’emploi massives et une volatilité des marchés financiers. La situation est ironique parce qu’en théorie, une augmentation subite de la croissance de la productivité est une très bonne nouvelle à long terme, un peu comme si nous recevions en cadeau la fameuse poule aux œufs d’or. Le problème vient du fait que nos régimes politiques actuels ne semblaient pas conscients que la poule aux œufs d’or pouvait également faire de gros dégâts sur la pelouse devant la maison. Nous sommes convaincus que l’augmentation de la productivité se poursuivra et aura d’énormes PRODUCTIVITÉ DE LA MAIN-D’ŒUVRE AUX É.-U. Taux de croissance annuels moyens en % 4 3 répercussions positives à long terme, tant pour les investisseurs que pour la plupart des intervenants dans l’économie. Il est cependant essentiel de se demander si la société et les gouvernements pourront s’adapter au stress causé par cette révolution dans la productivité. À proprement parler, est-ce qu’une vague de réactions politiques défavorables finira par tuer la poule aux œufs d’or ? Nous ne le pensons pas. Mais ce qui surviendra devrait avoir une importance extrême pour les marchés au cours des prochaines années. Pourquoi la productivité revêt-elle autant d’importance? Même une faible progression du taux de croissance de la productivité peut revêtir une grande importance au fil des ans pour une raison bien simple : l’incroyable pouvoir de la capitalisation. Supposons, par exemple, que les optimistes aient raison et que la productivité puisse connaître un taux de croissance de 3,5 % au cours des prochaines décennies, par rapport au taux de croissance moyen de 1,4 % qu’elle a enregistré lors des deux dernières décennies jusqu’en 1995. Cela aurait des répercussions incroyables sur la création de la richesse, le revenu réel doublant tous les 20 ans plutôt que 50 ans. 2 1 0 1980 à 85 1985 à 90 1990 à 95 1995 à 00 2000 à 03 Source : The Economist Graphique 1: La productivité de la main-d’œuvre américaine a connu une forte progression au cours des cinq dernières années, en raison des investissements technologiques et de l’élaboration de nouveaux modèles de fonctionnement. PA G E 4 Au cours des cinq dernières années, la productivité en Amérique a progressé en moyenne de 3,3 % – ce qui représente le rythme de croissance le plus rapide depuis des décennies (Voir le graphique 1). Cette croissance s’est manifestée malgré la récession de 2001 et la croissance anémique qui a suivi et également, malgré la dégringolade des titres du secteur des technologies de l’information survenue après les sommets atteints à la fin des années 90. P E R S P E C T I V E D ’ O C T O B R E A U 3 0 S E P T E M B R E 2 0 0 3 • À L’ I N T E N T I O N D E S C O U R T I E R S U N I Q U E M E N T LE MONDE SELON BILL STERLING La croissance de la productivité : est-ce vraiment une bonne nouvelle ? (suite) Cela confirme que ce secteur n’accroît pas automatiquement la productivité, les entreprises devant adapter leurs modèles de fonctionnement et réorganiser leurs opérations avant de pouvoir profiter pleinement des avantages découlant des nouvelles technologies. Si cette augmentation subite de la productivité pouvait se poursuivre, cela serait extrêmement avantageux sur le plan économique. Par exemple, la plupart des scénarios les plus sombres au sujet des difficultés qu’auront les gouvernements à financer les régimes publics lorsque les baby boomers prendront leur retraite reposent – comme il se doit – sur des hypothèses prudentes au sujet de la croissance de la productivité et de la croissance globale de l’économie à long terme. Si le taux de productivité était plus élevé que prévu, beaucoup de problèmes pourraient sans doute être réglés plus facilement. Au début des années 90, les économistes pessimistes comme Paul Krugman de l’Université de Princeton s’étaient longuement penchés sur le problème du faible taux de croissance de la productivité en Amérique. Dans des ouvrages tels que Peddling Prosperity (1994), M. Krugman affirmait avec beaucoup de conviction qu’une croissance élevée de la productivité était essentielle pour des perspectives économiques intéressantes à long terme : « L’Amérique est confrontée à deux graves problèmes : un faible taux de croissance de la productivité et une augmentation de la pauvreté (conséquence d’une croissance insuffisante de la productivité et de REPRISE AVEC PERTE D’EMPLOIS Nouveaux emplois vs. Cycles précédents 1,04 1,02 1,00 0,98 l’inégalité grandissante des revenus). Tout le reste est d’importance secondaire ou n’est même pas un enjeu. Le déficit budgétaire, par exemple, est un problème uniquement dans la mesure où il freine la croissance de notre productivité. . La capacité concurrentielle de l’Amérique sur la scène internationale ne constitue pas vraiment un enjeu. » On pourrait s’imaginer que M. Krugman allait littéralement sauter de joie à l’annonce des plus récentes nouvelles sur la productivité. Ce n’est pas le cas. Dans son dernier ouvrage intitulé The Great Unraveling: Losing Our Way in the New Century, il semble très préoccupé par des problèmes supposément secondaires comme le déficit financier américain et les agissements de certains escrocs de Wall Street. Reprise avec perte d’emplois La croissance rapide de la productivité comporte cependant un grave inconvénient : elle peut entraîner la disparition de nombreux emplois avant que la « main invisible » du capitalisme crée de nouveaux emplois. Une telle croissance peut également provoquer une instabilité financière ainsi que des tensions sociales. Le risque que ces problèmes provoquent une vague de réactions politiques défavorables est tellement grand que les politiciens préféreront éliminer volontairement la croissance de la productivité en adoptant des « solutions faciles ». L’imposition désastreuse de barrières tarifaires dans les années 30 en est un excellent exemple. Dans les circonstances actuelles, le problème aux États-Unis vient du fait que la reprise économique n’est pas uniquement une reprise sans création d’emploi mais en fait une reprise avec perte d’emplois. (Voir le graphique 2). Par exemple, bien que le prestigieux National Bureau of Economic Research ait déclaré que la récession de 2001 avait pris fin en novembre de la même année, plus d’un million d’Américains ont perdu leur emploi depuis. Selon les statistiques des reprises économiques antérieures, l’économie devrait actuellement avoir généré quelque trois millions de nouveaux emplois. 0,96 Novembre 2001 Moyenne des 6 réc. récessions 0,94 0,92 0 00 i2 Ma 1 00 i2 Ma 2 00 i2 Ma 3 00 i2 Ma Source : National Bureau of Economic Research Graphique 2 : L’effet négatif du boom dans la productivité a été la perte de plus d’un million d’emplois aux États-Unis depuis le début de la reprise en novembre 2001 – au contraire des autres cycles économiques. Ce n’est pas ce qui s’est produit cette fois-ci malgré les importants stimulants monétaires et budgétaires offerts pour relancer l’économie. La cause principale de cette situation semble être une croissance de la productivité beaucoup plus rapide que celle que prévoyaient les responsables des politiques. Depuis le début de la reprise, il y a environ quatre millions d’emplois « manquants » P E R S P E C T I V E D ’ O C T O B R E A U 3 0 S E P T E M B R E 2 0 0 3 • À L’ I N T E N T I O N D E S C O U R T I E R S U N I Q U E M E N T PA G E 5 LE MONDE SELON BILL STERLING La croissance de la productivité : est-ce vraiment une bonne nouvelle ? (suite) aux États-Unis – trois millions d’emplois qui auraient dû normalement être créés et un autre million d’emplois qui a été perdu. Cette question est devenue pour le président Bush un enjeu politique majeur force probablement l’administration Bush à essayer de régler rapidement d’autres problèmes comme celui de la faiblesse du dollar américain. Périodes d’expansion et de récession inhérentes à une nouvelle ère Dans le passé, les augmentations subites de productivité ont souvent été associées à un climat d’instabilité financière. Par exemple, le boom économique associé à la construction du chemin de fer dans les années 1800 a été marqué par des vagues de spéculation financière et un krach pénible. Le boom de l’automobile dans les années 1920 s’est caractérisé par une hausse incroyable de la productivité mais également par des spéculations financières qui se sont soldées par un krach boursier. Le problème lorsque survient une « nouvelle ère » est que les entrepreneurs et les investisseurs deviennent trop optimistes. Cela se traduit par des périodes de surinvestissement suivies de périodes de repli difficiles. Nous venons tout juste de vivre ce genre d’épisode avec les périodes d’expansion et de récession qu’ont connues les titres du secteur des technologies, ce qui prouve qu’il n’y a rien de vraiment nouveau sous le soleil. Toutefois, du point de vue historique, il est intéressant de noter que le boom du chemin de fer qui avait débuté dans la première moitié du 19ème siècle n’a pas pris fin avec la première récession survenue au milieu du siècle. Dépenses en technologie du secteur privé par travailleur 5 900 5 700 $ / personne 5 500 5 300 5 100 4 900 4 700 4 500 4 300 4 100 3 900 3 700 98 99 19 00 20 01 20 02 20 03 20 Source : Merrill Lynch Graphique 3 : Les entreprises continuent d’accroître la productivité en remplaçant les travailleurs relativement chers par des biens d’équipement peu chers et la technologie de l’information. PA G E 6 Au cœur même de ces cycles d’expansion et de récession, il y avait des entrepreneurs optimistes et audacieux. Historiquement, ces gens étaient louangés lorsqu’ils faisaient fortune ou qu’ils enrichissaient d’autres personnes et ils étaient maudits lorsque les choses tournaient mal. L’économiste renommé de Harvard, Joseph Schumpeter, les décrit à juste titre comme les héros du processus parfois malsain de « destruction créatrice » qui est l’essence même du capitalisme et du développement économique. À travers l’histoire, les tensions sociales avaient tendance à survenir lorsqu’un petit groupe d’entrepreneurs devenaient très riches, tout particulièrement lorsque ce groupe comprenait un certain nombre d’escrocs. Encore aujourd’hui, nous ne sommes pas à l’abri des gens malhonnêtes comme l’ont démontré les scandales entourant certaines entreprises comme Enron, WorldCom, et Tyco. Même s’il est évident que les personnes qui enfreignent la loi doivent être punies, jusqu’où une entreprise devrait-elle aller pour décourager les comportements à risque et éviter ainsi que des gens peu scrupuleux commettent des excès ? Sur le plan social, on pourrait conclure que l’émergence de quelques escrocs lors des périodes d’expansion est un bien petit prix à payer pour le fort taux de croissance de la productivité obtenu par les entrepreneurs qui prennent des risques. Voici ce qu’en dit l’économiste britannique réputé, Nicholas Kaldor : HAUSSE DU CAPITAL PAR TRAVAILLEUR 19 Il a été suivi par plusieurs décennies de développement économique marquées successivement par des périodes d’expansion et des périodes de récession, tandis que le taux sous-jacent de productivité enregistrait une forte croissance. « Les forces qui causent les expansions et les récessions sont souvent responsables également du rythme du développement économique. ... Une économie dans laquelle les hommes et les femmes d’affaires sont audacieux, les attentes très volatiles et la tendance à l’optimisme, sera susceptible de connaître une rythme de croissance plus rapide qu’une économie dans laquelle les investisseurs sont prudents. Le héros de Schumpeter, « l’entrepreneur novateur » que nous avons écarté un peu cavalièrement au début, finit par occuper une place honorable ou même à jouer un rôle clé dans la pièce. ... Il est en fait un promoteur, un spéculateur, un parieur, un vecteur de l’expansion économique en général et non pas seulement de quelques nouvelles techniques de production. » P E R S P E C T I V E D ’ O C T O B R E A U 3 0 S E P T E M B R E 2 0 0 3 • À L’ I N T E N T I O N D E S C O U R T I E R S U N I Q U E M E N T La croissance de la productivité : est-ce vraiment une bonne nouvelle ? (suite) LE MONDE SELON BILL STERLING Au cours de sa longue carrière, le professeur Kaldor n’a jamais été en faveur d’un capitalisme non réglementé, mais il est particulièrement intéressant de noter sa position au sujet de l’importance que l’optimisme et la capacité de prendre des risques revêtent pour le dynamisme économique d’une nation. Il est encourageant de constater que la réaction politique aux États-Unis à la volatilité des marchés financiers et aux scandales financiers des dernières années a été jusqu’à présent relativement réservée. Un nombre important d’escrocs ont été traînés devant les tribunaux et les normes comptables et de régie d’entreprise ont été resserrées. Cependant, les politiques économiques pro-croissance demeurent en place et peut-être le meilleur indicateur de l’instinct et du désir de prendre des risques, c’est-à-dire l’indice boursier Nasdaq, a effectué une remontée de plus de 50 %. Le marché des obligations à rendement élevé et le marché des obligations de sociétés ont également connu des redressements importants. Comme le Nasdaq, ces marchés en hausse sont des indicateurs prometteurs de l’amélioration de l’état des placements et finalement de la création d’emploi. Comme nous l’avons mentionné dans le rapport du mois dernier, les marges bénéficiaires des entreprises se sont améliorées considérablement et la croissance des bénéfices a été fort impressionnante au cours des deux derniers trimestres. Comme les bénéfices sont l’âme du système économique, la hausse continue des bénéfices des entreprises permet d’entrevoir une reprise LA LOI DE MOORE Nombre de transistors dans un microprocesseurs Intel 80 économique plus généralisée. Le meilleur remède aux problèmes causés par la hausse de la productivité est la hausse de la demande, soutenue par une politique monétaire souple. La Réserve fédérale a indiqué qu’elle continuera d’adopter une politique monétaire pro-croissance tant que la reprise ne sera pas plus soutenue. Il ne faut pas oublier que la Réserve fédérale poursuit deux objectifs : la stabilité des prix et le plein emploi. En l’absence d’inquiétudes au sujet de l’inflation, la Réserve fédérale est clairement en bonne position pour stimuler la croissance économique qui à son tour aura un effet positif sur l’emploi. Enfin, les progrès époustouflants réalisés dans le domaine des sciences et des technologies, qui semblent être à la base de la nouvelle révolution industrielle, sont loin d’être terminés – malgré le déraillement des technos sur les marchés financiers. Les entreprises continuent de faire des investissements dans de nouvelles technologies (voir le graphique 3). Et, comme l’indique le graphique 4, la « Loi de Moore » continue de s’appliquer, la puissance des ordinateurs semblant doubler à tous les 18 mois ou presque. Gordon Moore lui-même, un des cofondateurs de Intel, a estimé que le nombre de transistors par microplaquette semi-conductrice atteindrait presque un milliard d’ici la fin de la décennie. À l’heure actuelle, les microplaquettes contenant le plus de circuits comptent environ 80 millions de transistors. Le résultat final est que la révolution de la productivité a survécu à l’alternance de forte expansion et de récession d’il y a quelques années et que tout nous porte à croire qu’il s’agit d’une tendance durable. Si les décideurs résistent à l’envie de tuer la poule aux œufs d’or, nous estimons que les pessimistes auront de nouveau tort. Pentium M : transistors de 77 mn 70 Millions 60 Pentium 4 (HT) : transistors de 55 mn 50 Pentium III : transistors de 28 mn 30 20 10 William Sterling, Stratège mondial, Trilogy Advisors, LLC Pentium 4 : transistors de 42 mn 40 Intel Celeron : Pentium Pro : transistors de 19 mn 1989 : Intel 486 transistors de 5,5 mn transistors de 1,2 mn Pentium : 1985 : Intel 386 transistors de 3,1 mn Pentium II : 275 000 transistors transistors de 7,5 mn 1982 : 80826 134 000 transistors 1979 : 8080 29 000 transistors 0 79 19 81 19 83 19 85 19 87 19 89 19 91 19 93 19 95 19 97 19 99 19 01 20 03 20 Source : Intel Graphique 4 : La puissance des ordinateurs est en grande accélération et Intel estime que le nombre de transistors par microplaquette devrait atteindre presque un milliard d’ici la fin de la décennie. P E R S P E C T I V E D ’ O C T O B R E A U 3 0 S E P T E M B R E 2 0 0 3 • À L’ I N T E N T I O N D E S C O U R T I E R S U N I Q U E M E N T PA G E 7