INTRODUCTION LES DISCRIMINATIONS FONDÉES SUR LA

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INTRODUCTION LES DISCRIMINATIONS FONDÉES SUR LA
INTRODUCTION
LES DISCRIMINATIONS FONDÉES SUR LA RELIGION :
QUELQUES REMARQUES SCEPTIQUES
Gwénaële CALVÈS*
Ignorant tout, ou presque, des « différends » interconfessionnels,
intraconfessionnels ou opposant une confession déterminée aux pouvoirs
publics, je crois comprendre que si j’’ai eu l’’honneur d’’être invitée à
prononcer quelques mots en ouverture de ce colloque d’’inspiration
comparatiste, c’’est parce que je m’’intéresse, depuis quelques années, au
droit de la non-discrimination –– droit « transnational » en plein essor qui se
nourrit d’’échanges, d’’emprunts, de dialogues entre systèmes normatifs……
Or, dans ce droit transnational de la non-discrimination, la question de
la discrimination « religieuse »1 occupe une place de choix.
Place de choix, d’’une part, parce qu’’elle jouit du privilège de l’’âge : dès
la Paix de Westphalie en 1648, le droit international public s’’est préoccupé
de protéger certains groupes religieux dissidents dans les États du SaintEmpire romain germanique, en posant que leurs membres seraient « en
conséquence de ladite paix, patiemment soufferts et tolérés ». Leur étaient
reconnus un droit (limité) à la liberté de conscience et de culte, mais aussi,
indissociablement, le droit à l’’égalité de traitement, notamment en matière
*
Professeur à l’’Université de Cergy-Pontoise.
Décalquée de l’’anglais « religious discrimination », l’’expression « discrimination
religieuse » n’’est pas très répandue en français. La loi l’’ignore ; les juges ne l’’utilisent presque
jamais. La tournure est rejetée au profit de formules plus précises, et plus conformes aux règles de la
grammaire française : la Constitution garantit ainsi l’’égalité devant la loi « sans distinction de
religion » (art. 1), et elle s’’oppose à ce que quiconque soit lésé dans son travail ou dans son emploi
« en raison de ses opinions ou de ses croyances » (al. 5 du Pr. de 1946) ; la loi interdit quant à elle la
discrimination « à raison de l’’appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, à une
religion déterminée ».
1
10
LES DISCRIMINATIONS RELIGIEUSES EN EUROPE
économique et fiscale : « en ces choses et autres semblables, [les dissidents]
seront traités de même que [leurs] concitoyens, et sûrs d’’une justice et
protection égale ».
Place de choix, d’’autre part, parce que la religion est aujourd’’hui un
motif de discrimination prohibé par la totalité des Constitutions nationales
européennes, par le droit de la Convention européenne, par le droit de
l’’Union européenne2 et par tous les instruments universels de protection des
droits de l’’homme3. La discrimination à raison de la religion fait donc
l’’objet d’’une réprobation particulièrement marquée –– plus que n’’importe
quel autre type de discrimination dans les textes de droit interne, et presque
autant que la discrimination raciale dans les instruments internationaux.
Dans tous ces textes contemporains, on retrouve le lien qui s’’est noué
dès l’’origine entre le droit à ne pas être discriminé en raison de sa religion et
le droit à la liberté de religion, qui recouvre une palette plus ou moins large
de droits et libertés : droit d’’avoir ou de ne pas avoir une religion, liberté de
changer de religion, liberté de pratiquer sa religion, droit d’’exprimer et de
transmettre ses convictions religieuses…… Aucune autre caractéristique
individuelle protégée par le droit de la non-discrimination n’’est aussi
systématiquement appréhendée sous une forme à la fois négative (protection
contre les traitements défavorables) et positive (garantie apportée à
l’’exercice d’’une liberté). Un tel « couplage », au demeurant, n’’aurait guère
de sens en matière de discrimination raciale ou sexiste……
Cette situation exceptionnelle n’’a pas manqué de susciter des
interrogations sur la nature du lien qui unit les deux membres de ce couple
normatif : complémentarité ? autonomie ? conflit ?4 C’’est le plus souvent
une hiérarchie qui est établie, implicitement ou explicitement, entre le droit
de chacun à être protégé contre les discriminations (« religieuses » ou non)
et le droit de chacun à embrasser (ou non) et à pratiquer (ou non) une
2
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’’homme et des libertés fondamentales
(art. 9 et 14), Charte sociale européenne révisée (art. 24) ; Charte des droits fondamentaux de
l’’Union européenne (art. 10 et 21), Traité sur le fonctionnement de l’’Union européenne (art. 19, ex.
art. 13 TCE), Directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 portant création d’’un cadre général en
faveur de l’’égalité de traitement en matière d’’emploi et de travail.
3
Déclaration universelle des droits de l’’homme de 1948 (art. 2 et 18) ; Convention du 28
juillet 1951 relative au statut des réfugiés (art. 3 et 4) ; Pacte international de 1966 relatif aux droits
civils et politiques (art. 2 et 18) ; Pacte international de 1966 relatif aux droits économiques et
sociaux (art. 2-2 et 13-3) ; Convention du 20 novembre 1989 relative aux droits de l’’enfant (art. 2-2
et 14). L’’ONU a par ailleurs adopté, en 1981, une Déclaration sur l’’élimination de toutes les formes
d’’intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou les convictions (pour une analyse de ce
texte dénué de force obligatoire, v. N. LERNER, « Toward a Draft Declaration against Religious
Intolerance and Discrimination », Israel Yearbook on Human Rights, vol. 11, 1981, pp. 82-105.
4
Pour une brève mais vigoureuse introduction au problème, v. M. D. EVANS, « Religious
Liberty and Non-Discrimination », in T. LOENEN et P. M. RODRIGUES (dir.), Non-discrimination
Law : Comparative perspectives, Kluwer Law International, 1999, pp. 119-131.
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religion. Les choix opérés à ce niveau de la réflexion pèsent très lourdement
sur l’’analyse de questions apparemment plus techniques, comme la
caractérisation des discriminations « indirectes », les modalités de résolution
des « conflits de droits », l’’admissibilité des « exemptions pour cause de
religion », ou encore la source et la portée d’’une obligation
d’’« accommodement raisonnable »……
Ces questions et bien d’’autres, je le sais, nous accompagneront tout au
long de ce colloque. Pour tenter de les mettre en perspective et au risque
d’’être cruellement démentie par la suite de nos travaux, je voudrais me
risquer à soutenir que le critère de la « religion » se prête assez mal –– en tout
cas moins bien que d’’autres –– à une mise en œœuvre du principe de nondiscrimination, principe dont la portée est au demeurant limitée par le fait
qu’’il doit composer avec les exigences de son principe jumeau, la liberté de
religion.
I. UNE MISE EN ŒŒUVRE DIFFICILE
Le principe de non-discrimination est invoqué dans une situation où un
individu (ou un groupe) est moins bien traité qu’’un autre à raison de sa
religion. Sa mise en œœuvre renvoie donc, d’’emblée, à une démarche de
comparaison.
De ce point de vue, la discrimination « religieuse » pose deux séries de
difficultés : difficultés d’’appréhension du motif de la différence de
traitement ; difficultés dans la construction d’’un cadre comparatif pertinent.
A. –– Un motif de discrimination en trompe-l’’œœil
Pour qu’’une différence de traitement puisse être considérée comme
constitutive d’’une discrimination « religieuse », il faut, par définition,
qu’’elle repose (directement ou indirectement) sur « la religion ». Une
discrimination n’’est caractérisée que lorsque Pierre se voit refuser ce qu’’on
accorde à Paul, sur le fondement d’’un critère dont la loi interdit, dans le
contexte où Pierre et Paul se trouvent situés, la prise en compte (ou, en cas
de discrimination indirecte, sur le fondement d’’un critère neutre qui, en
pratique, produit des effets globalement similaires à ceux qu’’aurait produits
la prise en compte du critère prohibé). Pierre aurait-il été moins bien traité
que Paul s’’ils avaient tous deux appartenu à la même religion ? Tout le
travail d’’analyse consiste (comme le dit bien le droit anglais en parlant de
but for test) à se placer dans une telle hypothèse, en neutralisant l’’ensemble
des autres facteurs pour tenter de raisonner « toutes choses égales par
12
LES DISCRIMINATIONS RELIGIEUSES EN EUROPE
ailleurs »…… sauf une.
Or le problème auquel on se heurte ici est assez redoutable.
Celui-ci ne tient pas à l’’absence de définition du mot « religion ». Il est
bien certain qu’’en droit international comme en droit européen, les textes
sont muets sur le sujet, et qu’’il en va de même dans le droit interne des
différents États du continent. Mais cette situation est-elle vraiment gênante ?
Elle est banale en droit international public (qu’’est-ce qu’’un « peuple » ?),
en droit de la non-discrimination (qu’’est-ce qu’’une « race » ?), ou encore en
droit des minorités (qu’’est-ce qu’’une « minorité » ?). Le silence des textes
revient simplement à confier au juge le soin de déterminer les contours du
fait religieux, qui pourront d’’ailleurs varier d’’un contexte à l’’autre : dans un
ordre juridique donné, rien n’’impose la production d’’une définition
homogène de la « religion », selon qu’’elle est envisagée sous l’’angle du
droit fiscal, par exemple, ou du droit de la non-discrimination. Dans ce
dernier cas, une solution tout à fait opératoire consiste à s’’en tenir à ce que
l’’auteur de la discrimination perçoit comme étant de nature « religieuse »5.
Du reste, par-delà la diversité des solutions nationales retenues en Europe, le
juge de Strasbourg a promu, comme on sait, une définition particulièrement
extensive de la « religion » visée par l’’article 9 CEDH, exigeant simplement
que la confession invoquée soit « identifiable »6. C’’est ainsi que l’’Église de
Scientologie, la secte Moon, le Centre de la lumière divine, ou le druidisme
forment autant de « religions », étant entendu que cette qualification
n’’emporte pas de conséquences cruciales, puisque l’’expression « religion ou
conviction » permet d’’étendre la protection de l’’article 9 CEDH à toutes
formes de « vues atteignant un certain degré de force, de sérieux, de
cohérence et d’’importance »7 .
L’’obstacle sur lequel je voudrais attirer l’’attention n’’est pas d’’ordre
sémantique, ni même juridique. Il relève du simple fait, et tient à ce que les
discriminations dites « religieuses » sont généralement fondées sur tout autre
chose que la religion.
La religion, dans les textes qui prohibent la discrimination
« religieuse » apparaît comme étant à la source du problème à résoudre :
c’’est la « haine religieuse » (art. 20 al. 2 du PIDCP) ou l’’ « intolérance »
(Déclaration de 1981 sur l’’élimination de toutes formes d’’intolérance et de
5
Pour une approche similaire sous l’’angle non pas de la discrimination mais de la persécution
(au sens de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés), v. T. J. GUNN, « The Complexity
of Religion and the Definition of ‘‘Religion’’ in International Law », Harvard Human Rights Journal,
vol. 16, 2003, not. pp. 197-199.
6
Cour EDH, X c. Royaume-Uni, 4 oct. 1977.
7
Cour EDH, Campbell et Cosans, 25 févr. 1982. La Cour n’’a pas manqué de souligner que
« la liberté de pensée, de conscience et de religion [……] est aussi un bien précieux pour les athées, les
agnostiques, les sceptiques et les indifférents » (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993).
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discrimination fondées sur la religion ou la conviction) qui incite à
massacrer, opprimer ou exclure. Corrélativement, c’’est leur religion qui
expose certains groupes ou individus à être discriminés par ceux qui
désapprouvent leurs croyances ou leurs pratiques. Le paradigme légué au
droit international par les Traités de Westphalie et toute la lignée de leurs
successeurs jusqu’’au Congrès de Vienne, c’’est celui de la guerre de religion.
Or une telle hypothèse se fait rare. Le Rapporteur spécial sur la liberté
de religion ou de conviction souligne régulièrement, dans ses rapports sur la
situation dans le monde, à quel point il est difficile d’’établir clairement la
distinction entre conflits religieux et conflits ethniques, ou entre intolérance
religieuse et persécution politique8. En Europe plus particulièrement, il y a
beau temps que nous ne sommes plus très enclins à nous entre-déchirer au
nom de la Vraie Foi. Le législateur français par exemple, prenant acte de la
quasi-disparition du fanatisme religieux, avait même hésité à inclure la
discrimination à raison de la religion dans la loi du 1er juillet 1972 relative à
la lutte contre le racisme, car il craignait de discréditer le dispositif en visant
une hypothèse aussi désuète9.
De fait, il suffit de se reporter aux affaires dont est saisie la Cour
européenne des droits de l’’homme pour constater que la religion est un motif
de discrimination « gigogne », qui renvoie à bien autre chose qu’’à des
dissensions d’’ordre théologique. La religion qui donne matière à
contentieux, c’’est bien souvent la religion de la minorité nationale, surtout
quand on la soupçonne de menées sécessionnistes ou de collusion avec
l’’étranger ; ou la religion de mouvements dits « sectaires », perçus comme
une menace pour l’’ordre public et les libertés individuelles ; ou la religion
instrumentalisée par un parti politique ; ou encore la religion de l’’étranger,
de l’’immigré. Dans chaque configuration, le chef de discrimination mis en
avant est imbriqué à tant d’’autres considérations qu’’il est illusoire (ou
artificiel) de prétendre le qualifier de manière univoque10.
8
Sur l’’ensemble de la question et pour un essai de typologie des situations de « discrimination
aggravée » où « ce n’’est pas la religion ou la conviction de la personne concernée qui est
exclusivement visée », v. A. AMOR, Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’’homme
sur l’’intolérance religieuse, Discrimination raciale et discriminations religieuses : identification et
mesures, A/CONF.189/PC.1/7, 2000.
9
Pour une présentation du rôle de cet argument dans les débats parlementaires, v. J.-P.
DELANNOY, Les religions au Parlement français. Du général de Gaulle (1958) à Valéry Giscard
d’’Estaing (1975), Éditions du Cerf, 2005, pp. 89-97.
10
La mobilisation de la théorie des discriminations intersectionnelles (où deux traits protégés
se cumulent) ou des discriminations « trait-plus » (où un trait protégé est combiné à un trait non
protégé) n’’est pas ici d’’un très grand secours, dans la mesure où elle voue à un échec presque certain
la recherche d’’un comparateur pertinent (v. infra, B). La notion de discrimination intersectionnelle
(ou multiple) semble d’’ailleurs peu opératoire dans le contexte de la discrimination religieuse, dans
la mesure où cette notion suppose une autonomie au moins analytique de ses deux composantes : les
femmes lesbiennes sont par exemple l’’objet de stéréotypes et peut-être de discriminations
14
LES DISCRIMINATIONS RELIGIEUSES EN EUROPE
Cette situation pose-t-elle problème sur le plan juridique ? Oui, à
l’’évidence, dans les systèmes où le droit de la non-discrimination fonctionne
de manière stratifiée et catégorielle, en faisant varier l’’ampleur de la
protection en fonction du fondement de la différence de traitement. Dans le
droit de l’’Union européenne, par exemple, la discrimination à raison de la
religion n’’est interdite qu’’en matière d’’emploi, contrairement aux
discriminations fondées sur la nationalité, sur le sexe, ou sur la « race »,
prohibée dans des domaines beaucoup plus nombreux et selon des modalités
parfois très différentes.
Dans les contextes nationaux où la religion est un trait moins bien
protégé que d’’autres, les juges peuvent être tentés de le « requalifier », pour
le hisser à un niveau de protection supérieur : ainsi ils pourront décider que
les fidèles d’’une religion forment un groupe ethnique11, ou même interpréter
une règle religieuse en termes « raciaux »12. Il est vrai que même en droit
français, où la hiérarchie entre les motifs de discrimination est encore faible
et le régime juridique des discriminations relativement unifié13, la Cour de
cassation française n’’a pas échappé à cet engrenage, en consacrant la notion
pour le moins surprenante de « racisme anti-chrétien »14. C’’est donc peutêtre moins le fonctionnement catégoriel de droits comme le droit britannique
ou de l’’Union européenne qui est en cause, que la nature même (d’’un point
de vue sociologique) de la discrimination « religieuse »……
Il en résulte, en tout cas, qu’’on finit par figer et présenter comme subi,
un critère dont la spécificité est au contraire de renvoyer à l’’exercice d’’une
liberté (de croire, de ne pas croire, de cesser de croire, de changer de
croyance……). Certains auteurs, évoquant notamment la situation des
musulmans en Europe, proposent d’’admettre que « la discrimination sur le
spécifiques, qui ne frappent ni les femmes en général ni les homosexuels en général. Mais il est
possible d’’isoler chacun des deux traits, avant d’’en étudier l’’interaction. Cette opération est
nettement plus difficile à conduire dans le cas d’’une discrimination qui frapperait des « arabes
musulmans », ces deux caractéristiques (« ethno-raciale » et religieuse) étant imbriquées au point
d’’être perçues comme synonymes.
11
Les Sikhs, par exemple, sont considérés comme un groupe ethnique au sens du Race
relations Act de 1976 (Mandla v. Dowell Lee [1983] 1 All ER 1062). Des pressions s’’exercent sur la
CJUE pour qu’’elle dégage la même solution à propos des musulmans. V. par ex. Expert Opinion in
the Case of Diakonische Werk Hamburg v. Y. Fadia, juillet 2008, sur le site de l’’Open Society
Justice Initiative (le cas –– en septembre 2010 –– est encore pendant devant une juridiction allemande).
12
Cour Suprême du Royaume-Uni, 15, R. v. Governing Body of Jewish Free School, 16 déc.
2009. Sur cet arrêt, v. infra p. 12.
13
Pour une présentation de cette spécificité, v. G. CALVÈS, « L’’influence du droit européen
sur la conception française de l’’égalité : le cas du droit de la non-discrimination », in J.-B. AUBY
(dir.), L’’influence du droit européen sur les catégories juridiques du droit public, Dalloz, coll.
« Thèmes et commentaires », 2010, pp. 485-500.
14
Cass. crim. 16 avril 1991, Gaz. Pal. 1991 II 619, « A été déclarée à bon droit recevable,
dans des poursuites pour racisme anti-français et antichrétien, l’’action d’’une association dont la
dénomination comporte un objectif de lutte contre le racisme ».
G. CALVÈS : INTRODUCTION
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fondement de la religion doit, au moins sous certains aspects, être traitée
comme visant des caractéristiques ascriptives »15, et estiment « qu’’il serait
souhaitable d’’étendre notre conception de la race et de l’’ethnicité pour y
inclure [cette dimension ascriptive des caractéristiques religieuses] en
laissant à sa place actuelle dans la hiérarchie la religion ou la conviction qui
est le produit d’’un libre choix »16.
Le port d’’un foulard islamique, si je comprends bien la proposition de
ces auteurs, serait analysé tantôt comme l’’expression d’’une « identité ethnoraciale », tantôt comme la manifestation d’’un libre choix individuel. Mais
quelle pierre de touche permettra de distinguer, dans une espèce donnée,
entre les deux situations ? Sur un plan plus théorique, cette approche revient
à distendre, et peut-être dissoudre, le lien entre la liberté de religion et le
principe de non-discrimination, c’’est-à-dire le droit d’’exercer cette liberté
sans s’’exposer à en subir de conséquences dommageables.
B. –– Le problème de la comparaison des situations
Admettons toutefois qu’’il ait pu être établi, dans un cas donné, que c’’est
bien sur le fondement de la religion –– entendue électivement et non
ascriptivement –– qu’’une différence de traitement est intervenue. Pour que
cette différence de traitement puisse être caractérisée comme constitutive
d’’une discrimination (directe ou indirecte), il faut montrer que Pierre (ou le
groupe religieux auquel il appartient) a été moins bien traité que Paul. Les
problèmes qui surgissent ici sont aussi anciens que le principe d’’égalité : estil pertinent de comparer Pierre à Paul ? La question revient à demander s’’ils
étaient situés, au regard de l’’objet de la règle ou de l’’acte contestés, dans des
situations « identiques », ou « comparables », ou « analogues ». D’’autre
part, pourquoi avoir choisi de comparer Pierre à Paul, plutôt qu’’à Nicolas ?
Cette deuxième question est celle du comparateur, ou tertium
comparationis.
La recherche du comparateur est logiquement première, puisqu’’avant
de confronter des situations pour savoir si elles sont semblables ou
différentes, il faut avoir posé qu’’elles peuvent être comparées. À défaut de
comparabilité des situations, la mise en œœuvre du principe de nondiscrimination se trouve paralysée.
Le contentieux de l’’égalité entre les sexes est riche d’’exemples célèbres
de mise en échec du principe de non-discrimination par défaut de
15
G. PITT, « Religion or Belief: Aiming at the Right Target », in H. MEENAN (dir.),
Equality law in an enlarged European Union, Cambridge U.P., 2009, p. 224.
16
Ibid., p. 225.
16
LES DISCRIMINATIONS RELIGIEUSES EN EUROPE
comparateur adéquat. Une discrimination fondée sur l’’état de grossesse, par
exemple, est-elle une discrimination fondée sur le genre ? L’’enjeu est
important lorsque seul le second type de discrimination est prohibé par les
textes, comme ce fut longtemps le cas dans de nombreux pays et, jusqu’’à
l’’arrêt Dekker de 1990, en droit communautaire17. Pour paralyser
l’’application du principe de non-discrimination, il suffit de constater que la
distinction entre femmes enceintes et personnes non enceintes ne recoupe
pas une distinction femmes/hommes, le groupe des personnes non-enceintes
n’’étant évidemment pas exclusivement masculin18. De la même manière,
une interdiction d’’allaiter dans les lieux publics ne s’’analysera pas comme
une discrimination fondée sur le genre, puisque « cette interdiction vise une
chose que seules les femmes peuvent faire ; il n’’y a donc pas de
comparaison possible avec un homme [placé dans la même situation] »19.
En matière de discrimination religieuse, le problème se pose avec une
acuité particulière. Le choix d’’un comparateur a-religieux n’’a guère de
sens : comparer au port du bermuda sur le lieu de travail le port par un
salarié d’’une tenue salafiste, c’’est frôler le paralogisme puisque ce n’’est pas
dans l’’exercice du même droit qu’’intervient la discrimination alléguée. Mais
si le choix se porte sur un comparateur « religieux », les embûches ne
manqueront pas de surgir. Comparer la victime présumée de discrimination
religieuse au sectateur d’’une religion numériquement ou culturellement
minoritaire conduit bien souvent à nier la réalité de la discrimination. Dans
l’’arrêt Ahmad contre Royaume-Uni20, la Commission européenne des droits
de l’’homme a ainsi déclaré irrecevable la requête d’’un musulman à qui son
employeur refusait l’’autorisation de s’’absenter le vendredi pour aller à la
mosquée. L’’existence d’’un traitement « moins favorable » n’’est pas établie,
a estimé la Commission, puisque toutes les autres religions minoritaires sont
logées à la même enseigne : « dans la plupart des pays, seules les fêtes
religieuses de la majorité de la population sont considérées comme des jours
fériés ». Le choix d’’un comparateur appartenant à la religion majoritaire
aurait évidemment conduit à dégager une autre solution…… Mais à vrai dire,
dans cette seconde hypothèse, on se heurte au fait qu’’il n’’existe plus, en
Europe, de religions pratiquées par une très large majorité de la population.
Le dimanche est chômé pour des raisons qui ne sont plus perçues comme
17
S. FREDMAN, Women and the Law, Oxford U.P., 1997, pp. 184-192.
Geduldig v. Aiello, 417 U.S. 484 (1974), réaff. in General Electric v. Gilbert, 429 U.S. 125
(1976). Le même type de raisonnement se retrouve en droit anglais ou irlandais.
19
Derungs v. Wal-Mart Stores, 374 F .3d 428 (6th Circuit 2004). Certains États américains,
pour contrer ce type de décisions juridictionnelles, ont adopté des législations spécifiques relatives à
l’’allaitement maternel dans les lieux publics.
20
Comm. eur D.H., décision du 12 Mars 1981 (Ahmad c. Royaume-Uni), n° 8160/78, D.R.,22,
p. 27.
18
G. CALVÈS : INTRODUCTION
17
liées à la religion chrétienne. La sécularisation des institutions ou des
pratiques de la religion jadis dominante, voire officielle, rend
particulièrement périlleuse l’’entreprise de comparaison des situations.
Plus généralement, d’’une religion à l’’autre, qu’’est-il possible de
comparer ? La situation d’’un Aîné (Älsterer) d’’une communauté de Témoins
de Jéhovah peut sans grande difficulté être comparée à celle des ministres du
culte qui officient dans les différentes religions reconnues en Autriche : il a
fait des études théologiques, il est chargé du suivi pastoral, des célébrations
religieuses et des sermons21. Mais à quoi comparer la consommation de
l’’iboga, plante aux effets psychotropes consommée dans le cadre du rite
africain Bwiti22, ou les sacrifices rituels d’’animaux pratiqués par certaines
religions caraïbes23 ? L’’absence de comparateur rend vaine toute tentative de
caractérisation d’’une discrimination, et c’’est uniquement sur le terrain de
l’’atteinte à la liberté de religion que ce type d’’affaire est examiné.
Parce qu’’il est intrinsèquement comparatif, le raisonnement du juge de
l’’égalité ne débusque que les situations de discrimination les plus frustes ou
les plus criantes. Le contentieux de la non-discrimination, pour les
plaignants, est un contentieux foncièrement décevant24. Le risque d’’échec en
matière de discrimination « religieuse » est d’’autant plus élevé que les
causes de la discrimination s’’y enchevêtrent inextricablement, et que la
situation des individus ou des groupes concernés est (ou se veut) toujours
spécifique, incomparable, incommensurable……
II. UNE PORTÉE LIMITÉE
La co-existence entre le principe (négatif) de prohibition de la
discrimination et la consécration (positive) de la liberté de religion affaiblit
la portée du principe de non-discrimination au point, peut-être, de le
condamner à l’’impuissance.
En effet, revendiquer la liberté de religion, c’’est, à bien des égards,
revendiquer le droit de pratiquer la discrimination ; c’’est aussi formuler une
demande de reconnaissance que le principe de non-discrimination est
radicalement inapte à satisfaire.
21
Cour EDH, Lang c. Autriche du 22 mars 2009. La similitude des situations est telle que la
Cour, chose rare, envisage l’’affaire uniquement sous l’’angle de l’’article 14, pour conclure à sa
violation.
22
Conseil d’’État, Ass Savoirs d’’Afrique, 20 mars 2009, n° 305953, inédit.
23
Cour suprême des États-Unis, Church of the Lukumi Babalu 508 US 520 (1993).
24
Sur l’’ensemble du problème, v. S. B. GOLDBERG, « Discrimination by Comparison »,
Yale Law Journal, vol. 120, 2011, pp. 728-818.
18
LES DISCRIMINATIONS RELIGIEUSES EN EUROPE
A. –– La liberté de discriminer au nom de la religion
Si Dieu n’’est pas nécessairement ennemi des droits de l’’homme25, les
religions, elles, manifestent un goût prononcé pour la discrimination. Elles
prônent et appliquent la discrimination « religieuse » ; elles tendent d’’autre
part, traditionnellement, à discriminer sur d’’autres fondements, au premier
rang desquels figure le sexe.
Le premier point relève du truisme, puisqu’’il revient à réaffirmer le
principe d’’autonomie institutionnelle et normative des cultes, composante de
la liberté de religion. Pour tout ce qui concerne les pratiques cultuelles, la
définition du dogme et les conditions de sa transmission, il va de soi que les
religions s’’auto-organisent et décident seules des règles dont elles se dotent
(dans les limites, naturellement, du respect de l’’ordre public). Nul ne songe
à imposer à l’’Église catholique d’’ordonner des prêtres qui ne seraient pas
eux-mêmes catholiques…… En vertu de ce qu’’on appelle aux États-Unis la
doctrine de la « Ministerial Exception »26, le recrutement, les conditions de
travail et de licenciement des clercs échappent aux règles prohibant la
discrimination religieuse (cela vaut, du reste, quel que soit le fondement de
la discrimination : l’’Église catholique ne saurait être contrainte à ordonner
des prêtres de sexe féminin……27).
Mais au-delà de cette catégorie –– dont les contours ne sont pas toujours
aisés à délimiter –– composée des clercs, ministres du culte, ou membres du
clergé, jusqu’’où les églises et leurs satellites peuvent-elles discriminer sur le
fondement de la religion ? Le problème concerne les activités « profanes »
caractérisées en droit de l’’Union européenne comme « des activités
professionnelles d’’églises ou d’’autres organisations publiques ou privées
dont l’’éthique est fondée sur la religion » (Directive « égalité de traitement »
du 27 novembre 2000, préc., art. 4 § 2). Il peut s’’agir d’’un hôpital géré par
une église, d’’un centre culturel tenu par une association de jeunes chrétiens,
d’’une organisation caritative musulmane…… Dans un tel cadre, la situation
des usagers (par exemple des élèves d’’une école confessionnelle) n’’est
évidemment pas couverte par la directive, mais celle des salariés est réglée
de la façon suivante par l’’article 4 § 2 : « une différence de traitement
25
V., pesant le pour et le contre, M. D. EVANS, « Does God believe in Human Rights? A
Reflection », in N. GHANEA et al. (dir.), Does God believe in Human Rights? Essays on Religion
and Human Rights, Martinus Nijhoff Publishers, 2007, pp. 1-16.
26
Pour une présentation de cette doctrine, v. par ex. Note, « The Ministerial Exception to Title
VII : The Case for a Deferential Primary Duties Test », Harvard Law Review, vol. 121, 2008, pp.
1776-1797.
27
Le Tribunal administratif de Strasbourg a certes enjoint au Consistoire israélite du Bas-Rhin
d’’admettre le droit des femmes à l’’éligibilité, mais il s’’agit évidemment de l’’éligibilité des femmes
comme « membres laïcs du Consistoire » (TA de Strasbourg, Madame Janine E. c. Consistoire
israélite du Bas-Rhin, ord. du 29 sept. 2006, n° 0604533).
G. CALVÈS : INTRODUCTION
19
fondée sur la religion ou les convictions d’’une personne ne constitue pas une
discrimination lorsque, par la nature de ces activités ou par le contexte dans
lequel elles sont exercées, la religion ou les convictions constituent une
exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à l’’éthique
de l’’organisation ». On pénètre ici dans une zone très casuistique, où le
principe de non-discrimination sera sacrifié avec plus ou moins de réticence
sur l’’autel de la liberté de religion...28.
La discrimination ainsi autorisée (sous conditions) est uniquement la
discrimination religieuse : l’’article 4 § 2 de la directive indique avec fermeté
que « cette différence de traitement [……] ne saurait justifier une
discrimination fondée sur un autre motif ». La fermeté du législateur
communautaire fléchit toutefois à l’’alinéa suivant, qui prévoit que la
directive s’’appliquera « sans préjudice du droit des églises et des autres
organisations publiques ou privées dont l’’éthique est fondée sur la religion
ou les convictions [……] de requérir des personnes travaillant pour elles une
attitude de bonne foi et de loyauté envers l’’éthique de l’’organisation ». Cela
signifie-t-il qu’’un hôpital géré par une église chrétienne pourrait licencier,
par exemple, un infirmier homosexuel ? La doctrine est partagée29 ; il faut
attendre les premières décisions de la Cour de Justice.
En toile de fond des problèmes (voire des dilemmes) que la Cour devra
trancher, on reconnaît sans peine la question fondamentale du droit des
minorités : celle du droit du groupe à préserver son identité propre.
Lorsque le groupe, au nom de ses traditions, de ses règles ou de ses
valeurs, opprime ses membres les plus vulnérables, est-il utile de mobiliser
le principe de non-discrimination ? Les exemples de cette question dite de
« la minorité dans la minorité » sont bien connus : maintien des femmes
dans un statut subordonné, excision, polygamie, stigmatisation de
l’’homosexualité, marginalisation des dissidents, et sic ad libitum. Ce
problème recouvre un conflit de droits dont la résolution (autant qu’’il est
possible……) fait classiquement appel à une démarche de pondération, ou de
« conciliation », des droits en lice, éclairée le cas échéant par des
considérations d’’intérêt général ou de préservation de l’’ordre public. Le juge
pourra aussi décider de mettre en balance les droits du groupe à préserver
son identité et le droit des individus à acquérir les moyens de s’’en
28
Pour une présentation des solutions classiquement dégagées en France sur la question des
entreprises de tendance, v. F. MESSNER et al., (dir.), Traité de droit français des religions, Litec,
2003, pp. 719-726.
29
Comp. J. JOUSSEN, « Die Folgen der Europäischen Diskriminierungverbote für das
kirschliche Arbeitsrecht », Recht der Arbeit, 2003, pp. 32-39 (un tel licenciement serait contraire à la
directive) et H. REICHOLD, « Europarecht und das kirschliche Arebitsrecht », Neue Zeitschrift für
Arbeitsrecht, 2001, pp. 1054-106 (la directive ne s’’oppose pas à un tel licenciement).
20
LES DISCRIMINATIONS RELIGIEUSES EN EUROPE
déprendre30. Mais mobiliser le lexique de la non-discrimination expose le
juge laïc à plaquer sur le problème qu’’il est appelé à résoudre une grille
d’’analyse largement « hors sujet ». Lorsqu’’un enfant considéré comme juif
par le grand rabbinat anglais est jugé insuffisamment juif par une école
dirigée par des juifs orthodoxes, est-il réellement pertinent de parler de
« discrimination », et a fortiori de discrimination raciale31 ? Le recours au
principe de non-discrimination pour régler des tensions internes aux groupes
religieux, ou entre les groupes religieux et leur environnement, a quelque
chose d’’incongru, et peut-être même d’’absurde. Pour faire le départ entre les
discriminations qui doivent être admises au nom du respect de la liberté de
religion et les discriminations inacceptables, de quelle pierre de touche
dispose le juge de l’’égalité ? Classiquement, il examine le but poursuivi
pour une différence de traitement, et soumet les moyens retenus pour
atteindre ce but à une forme ou une autre de contrôle de proportionnalité. Il
traque l’’arbitraire en exigeant des critères « objectifs », des différences de
traitement « justifiées », des préférences « non excessives »…… L’’exigence
exprimée par le contrôle juridictionnel est une exigence d’’explicitation et de
justification, qui doit nécessairement être formulée en des termes sinon
parfaitement rationnels, du moins accessibles à la simple raison non éclairée
par la lumière divine. Dans son lieu d’’épanouissement privilégié qui est le
droit du marché, le principe de non-discrimination s’’identifie à un principe
de transparence et de publicité dont il n’’est pas utile de souligner qu’’il est
foncièrement incompatible avec les mystères de la religion.
J’’ai bien conscience que cette conception du principe de nondiscrimination comme simple compas de géomètre ou règle d’’architecte
(dont on sait depuis Aristote qu’’elle permet quand même de mesurer les
courbes) est une conception âprement disputée32. Nombreuses sont les
propositions doctrinales qui appellent à un dépassement de cette vision
étroitement technicienne d’’un principe d’’égalité médiatisé par le principe de
non-discrimination. Il n’’en demeure pas moins que, dans la plupart des
systèmes juridictionnels, et pour des raisons qui tiennent à la nature même
de l’’office du juge, l’’application du principe de non-discrimination prend
modèle sur le jugement que formule un vendeur « lorsqu’’il s’’assure que le
client essaie des chaussures qui sont bien à sa pointure »33. S’’abstenant de
30
L’’exemple classique est celui de la scolarisation des enfants amish dans l’’enseignement
secondaire, qui risque de ruiner, à terme, la spécificité du mode de vie amish. Cour suprême des
États-Unis, Wisconsin v. Yoder, 406 U.S. 205 (1972).
31
Cour Suprême du Royaume-Uni, 15, R. v. Governing Body of Jewish Free School, préc.
32
Aux États-Unis, le débat sur les limites de cette conception reste dominé par la référence au
célèbre article d’’Owen FISS, « Groups and the Equal Protection Clause », Philosophy and Public
Affairs, vol. 5, n° 2, 1976, pp. 107-177.
33
O. FISS, art. cit., p. 120.
G. CALVÈS : INTRODUCTION
21
tout jugement d’’opportunité (pourquoi acheter des chaussures plutôt qu’’un
parapluie, et pourquoi acheter ce modèle plutôt qu’’un autre ?), il se borne à
vérifier que le choix du client est techniquement correct.
B. –– La demande de reconnaissance de la loi religieuse
Revendiquer la liberté de culte ou de religion, c’’est souvent réclamer le
droit à un certain mode de vie : l’’homme religieux veut être en mesure de se
conformer à tout un ensemble de prescriptions qui pourront concerner sa
manière de s’’habiller, son régime alimentaire, ses relations avec les
personnes de l’’autre sexe, ses jours de repos et de prière, etc. Cette exigence
est analytiquement distincte de la demande de protection contre la
discrimination. Comme le souligne Malcom D. Evans, « il n’’y a pas de
raison de supposer que la discrimination, en tant que telle, offense les
croyants –– ils peuvent y être indifférents, ou elle peut même leur sembler
désirable »34. La liberté religieuse peut tout à fait s’’épanouir dans un ghetto.
Le groupe y vit en autarcie, protégé des immixtions de l’’État dans ses
affaires intérieures. Les règles religieuses y sont d’’autant plus aisément
respectées qu’’elles entrent peu en interaction avec les règles de la société
globale.
Mais ce repli du groupe sur lui-même ne se rencontre que dans de rares
hypothèses, et n’’est d’’ailleurs jamais total. Un groupe religieux ne peut donc
pas se contenter d’’une garantie de non-ingérence de l’’État. Il est
nécessairement conduit à réclamer la reconnaissance par l’’État de la loi
religieuse à laquelle il est soumis.
La reconnaissance de la loi religieuse, comme l’’a montré Danièle
Lochak dans une typologie inspirée des travaux de Santi Romano35,
comporte plusieurs degrés. Elle peut d’’abord prendre la forme d’’une
autolimitation de l’’ordre juridique étatique, pour éviter un conflit avec
l’’ordre juridique religieux (celui-ci bénéficie donc, ipso facto, d’’une certaine
reconnaissance officielle). Cette autolimitation s’’exprime par l’’octroi de
dérogations –– dérogations ponctuelles36 ou dérogations inscrites dans la
règle elle-même37. Elle peut aussi conduire à l’’adoption de mesures
34
M. D. EVANS, « Religious liberty and Non-Discrimination », art. cit., p. 120.
D. LOCHAK, « Les minorités et le droit public français : du refus des différences à la
gestion des différences », in A. FENET et G. SOULIER (dir.), Les minorités et leurs droits depuis
1989, L’’Harmattan, 1989, pp. 111-184.
36
C’’est par exemple le cas des autorisations d’’absence en droit du travail, du service public ou
de la fonction publique.
37
En ce sens : Cour EDH, Thlimenos c. Grèce, Gr. Ch. 6 avril 2000, imposant à l’’État grec
d’’aménager la règle générale relative aux obligations militaires en prévoyant une exemption au
profit des Témoins de Jéhovah.
35
22
LES DISCRIMINATIONS RELIGIEUSES EN EUROPE
positives d’’adaptation aux exigences de la loi religieuse (nourriture hallal
dans les cantines, service d’’aumônerie dans les prisons……). La
reconnaissance de l’’ordre juridique interne aux confessions religieuses peut,
ensuite, se manifester par un véritable mouvement de réception dans l’’ordre
étatique. Tel est le cas, par exemple, lorsqu’’on reconnaît une valeur
juridique aux sentences des tribunaux religieux. On peut aussi songer au
principe d’’accommodement raisonnable, consacré par certains systèmes
juridiques, qui ouvre aux membres du groupe religieux ni plus ni moins
qu’’un droit à voir adapter la loi commune (dans les limites du raisonnable)
aux exigences de leur culte.
La demande de reconnaissance de la loi religieuse recouvre donc un
éventail très large de réclamations qui vont de la demande d’’exemption (du
port du casque motocycliste, du service armé, de l’’obligation d’’assiduité……)
à la demande de prestations spécifiques. Les membres des groupes religieux
ne veulent pas être confondus avec les athées, les indifférents, ou les
membres des autres confessions : ils veulent « être égaux aux autres sujets,
et rester différents d’’eux »38, ce qui revient peut-être à dire deux fois la
même chose, puisque l’’égalité dont il s’’agit n’’est pas la « simple égalité
arithmétique qui résulte naturellement de l’’absence de mesures restrictives à
l’’encontre d’’une classe de la nation », égalité qui n’’est pas suffisante car « il
faut encore que l’’État prenne en considération le caractère distinctif de la
population minoritaire, adapte à la situation particulière de cette population
ses principes législatifs et même ses services publics »39. Les religions
demandent à s’’articuler avec le droit commun sur un mode autre que celui ––
purement négatif –– de la non-discrimination.
Il est bien certain qu’’une vision élargie du principe de nondiscrimination permet d’’y inclure, ou d’’en déduire, une théorie des
obligations positives à la charge des pouvoirs publics. La nécessité
d’’accorder des droits particuliers aux groupes religieux apparaît alors
comme le corollaire du principe d’’égalité. La Cour permanente de justice
internationale a ainsi estimé, dans un célèbre arrêt de 1935, qu’’une
disposition de la Constitution albanaise « constituant une mesure générale
applicable aussi bien à la majorité qu’’à la minorité », contrevenait aux
exigences du principe d’’égalité, au motif que si « l’’égalité en droit exclut
toute discrimination, [l]’’égalité en fait peut, en revanche, rendre nécessaires
des traitements différents en vue d’’arriver à un résultat qui établisse
l’’équilibre entre des situations différentes »40. Le discours contemporain sur
38
J. FOUQUES DUPARC, La protection des minorités de race, de langue et de religion
(étude de droit des gens), Faculté de droit de l’’Université de Paris, 1922, p. 31.
39
Ibid., p. 33.
40
Cour permanente de justice internationale, Écoles minoritaires en Albanie, avis consultatif
du 6 avril 1935, série A/B n°64, p. 19.
G. CALVÈS : INTRODUCTION
23
le « désavantage particulier » qu’’est susceptible d’’entraîner pour un groupe
religieux l’’application d’’une mesure « apparemment neutre » (directive de
novembre 2000, préc., art. 2 § 2) s’’inscrit dans le prolongement de cette
discussion ancienne.
Mais il me semble que le lien ainsi établi entre non-discrimination et
obligation positive de satisfaire les demandes de reconnaissance de la loi
religieuse n’’a rien de nécessaire41. Rien n’’oblige à analyser comme une
« inégalité de fait », ou une « discrimination indirecte », les effets
défavorables d’’une mesure générale : il est tout à fait possible de les
appréhender comme une atteinte directe à la liberté de religion, et de mettre en
œœuvre le classique contrôle de proportionnalité applicable aux mesures qui
blessent une liberté. C’’est ce que fait le juge fédéral des États-Unis, qui
envisage les demandes d’’exemption ou d’’ « accommodement » exclusivement
à la lumière de la disposition constitutionnelle qui garantit la liberté de
conscience et de culte. C’’est aussi ce que fait le juge administratif français42.
Le problème n’’est pas envisagé par ces juges comme un problème de
discrimination (appelant un jugement de comparaison), mais comme un
empiètement, volontaire ou non, sur l’’exercice d’’une liberté (appelant un
exercice de conciliation).
Je serais donc tentée de conclure que les conflits de lois (entre la loi
commune et la loi religieuse), pas plus que les conflits de droits que
j’’évoquais précédemment (au sein du groupe religieux), ne sont susceptibles
d’’être résolus par un appel au principe de non-discrimination. La plus belle
fille du monde ne peut donner que ce qu’’elle a…… Lorsque des femmes
demandent, pour des raisons religieuses, à être soignées par un médecin de
leur sexe, ou lorsqu’’elles demandent que les hommes soient exclus, à
certains horaires, de la piscine municipale, le problème qui se pose est un
problème de « gouvernance » du religieux, c’’est-à-dire, in fine, un problème
politique.
41
Contra, v. C. JOLLS, « Antidiscrimination and accommodation », Harvard Law Review,
vol. 115, 2001, pp. 643-699.
42
Pour un exemple d’’annulation de ce qui serait sans doute considéré par d’’autres juridictions
comme une « discrimination indirecte », CE, 27 mars 1936, Association cultuelle israélite de
Valenciennes, Rec., p. 383 (annulant un refus d’’autorisation de procéder à l’’abattage rituel, en
application d’’un arrêté de portée générale prescrivant que l’’abattage de tous les animaux se ferait au
pistolet automatique sans balle).