la mise en récit de la grande guerre : remarques sur l`instance

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la mise en récit de la grande guerre : remarques sur l`instance
Acta Universitatis Wratislaviensis No 3557
ROMANICA WRATISLAVIENSIA LXI
Wrocław 2014
Joanna Jakubowska-Cichoń
Université de Wrocław
LA MISE EN RÉCIT DE LA GRANDE GUERRE :
REMARQUES SUR L’INSTANCE NARRATRICE
DANS UN LONG DIMANCHE DE FIANÇAILLES
DE SÉBASTIEN JAPRISOT
On observe depuis les années quatre-vingts le retour du sujet de la Première
Guerre mondiale dans l’espace public européen : des fictions cinématographiques
et littéraires prolifèrent, des discussions universitaires, parfois ardentes, s’engagent,
les chaînes de télévision proposent des films documentaires pour renouveler la réflexion sur cet événement qui, aujourd’hui encore, ne cesse d’inquiéter1. Le soustitre de l’ouvrage de l’historien Jean-Baptiste Duroselle consacré à « La Grande
Guerre des Français » est, dans ce contexte, significatif : « L’incompréhensible »2.
Selon Jay Winter, ce phénomène peut s’expliquer par le fait que le paysage géopolitique de l’Europe de la fin du XXe siècle fait écho d’une certaine manière à celui du
début du siècle, symboliquement ouvert par les événements de la Grande Guerre :
À certains égards, la fin du XXe siècle ressemble de façon troublante à ses commencements. Nous
avons récemment assisté à l’effondrement des éléments du système d’États européens et du fossé
1 Sur
la présence de la Grande Guerre dans la littérature voir, par ex., P. Schoentjes, Fictions
de la Grande Guerre. Variations littéraires sur 14-18, Garnier, Paris 2009, pp. 11–14, et D. Viart,
« La Littérature contemporaine et la Grande Guerre », [dans :] D. Viart, B. Vercier, La Littérature
française au présent. Héritage, modernité, mutations, Bordas, Paris 2008, pp. 131–145. Pour une
synthèse des discussions des historiens à propos de la Grande Guerre, voir Ch. Prochasson, « Les
Enjeux mémoriels de l’historiographie de la Grande Guerre : l’analyse d’une controverse française »,
actes du colloque Expériences et mémoire : partager en français la mémoire du monde, Bucarest,
septembre 2006, http://www.celat.ulaval.ca/histoire.memoire/colloques/colloque_bucarest_2006.
htm>, consulté le 30.05.2012.
2 J.-B. Duroselle, La Grande Guerre des Français 1914-1918 : L’incompréhensible, Perrin,
Paris 1994.
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idéologique et géopolitique qui sortit de la guerre de 1914–1918. La fin de la guerre froide nous a
ramenés, non pas en 1939 ou en 1945, mais, en un sens, à 1914. Des fractures ethniques et nationalistes qui semblaient appartenir au passé sont à nouveau douloureusement présentes3.
Les antagonismes actuels suscitent le besoin de comprendre le passé afin
d’éviter les dénouements douloureux que le XXe siècle, baptisé « siècle des massacres », nous a imposés.
En nous limitant au champ de la littérature française, évoquons à titre
d’exemple des romans tels que Les Champs d’honneur de Jean Rouaud, Le Bois
du chapitre de Pierre Bergounioux, Les Âmes grises de Philippe Claudel ou Le
Der des ders de Didier Daeninckx, qui représentent ce renouveau de la réflexion
sur les événements de 14–18. Selon Dominique Viart, l’abondance des romans
français consacrés au sujet de la Grande Guerre découle en majeure partie du
besoin de « chercher l’origine historique et problématique d’un siècle de ténèbres
et de désillusions »4, besoin d’autant plus fort qu’un « décalage générationnel »5
s’est établi entre les survivants des tranchées, de moins en moins nombreux à partir des années quatre-vingts, et les générations qui les ont suivis6. Ainsi, la littérature participe-t-elle de cette tendance générale de la mise en question de l’histoire
du XXe siècle. Effectivement, dans les romans contemporains de la guerre, les
événements historiques ne servent pas uniquement de toile de fond, mais ils sont
problématisés et soumis à une réflexion critique :
ces récits ne sont pas vraiment des « récits de guerre », mais plutôt des récits qui interrogent la
guerre et cherchent à comprendre ce qui s’est effectivement passé, quelles ont été les attitudes et
les actions des uns et des autres, au front comme à l’arrière, dans l’état-major comme dans les
tranchées7.
Cette attitude interrogative se heurte pourtant au problème de la vérité, gênante pour certains, masquée par l’histoire institutionnalisée, celle des manuels
scolaires, des fêtes nationales et des monuments aux morts. Ainsi, les narrateurs
et les personnages des romans traitant de la première guerre, méfiants à l’égard
de chaque manifestation du pouvoir qu’ils jugent responsable des massacres
absurdes, se lancent souvent dans leurs propres enquêtes dans le but d’éclairer les événements dissimulés par le discours officiel8. La convention du polar
3 J. Winter, Entre deuil et mémoire. La Grande Guerre dans l’histoire culturelle de l’Europe,
traduit par Ch. Jaquet, Armand Colin, Paris 2008, p. 11.
4 D. Viart, op. cit., p. 131.
5 Ibidem, p. 134.
6 Lazare Ponticelli, le dernier « poilu » officiel de la République française, est décédé le 12 mars
2008. Voir, par ex., « Le Dernier poilu est mort », Le Nouvel Observateur, 26.03.2008, http://tempsreel.
nouvelobs.com/societe/20080312.OBS4716/le-dernier-poilu-est-mort.html, consulté le 20.02.2013.
7 Ibidem, p. 138. Les italiques sont de Dominique Viart.
8 Voir Ibidem, pp. 137–138, et C. Trevisan, « Nous, les seconds. La mémoire de la Grande
Guerre dans le récit contemporain », [dans :] J.-J. Becker (dir.), Histoire culturelle de la Grande
Guerre, Armand Colin, Paris 2005, p. 101.
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historique s’avère particulièrement rentable dans la représentation fictionnelle de
ces recherches9.
Dans le présent article, nous voudrions nous pencher sur Un long dimanche de
fiançailles de Sébastien Japrisot, un roman historique empruntant certains traits de la
mise en intrigue caractéristique du polar10, qui s’inscrit dans la ligne des romans anti-guerre dénonçant les abus et les erreurs des états-majors11. Le roman, participant
du discours qui vise à restituer l’histoire officieuse de la guerre, se sert de moyens
narratifs qui, eux aussi, jouent sur la tension entre ce qui est dit ouvertement, ce qui
est suggéré et ce qui est volontairement dissimulé. En examinant la source locutoire du discours narratorial, nous allons montrer que la narration, de prime abord
autoritaire car omnisciente et située en dehors de la diégèse, se laisse en effet influencer par des voix des personnages au point qu’on peut y trouver des empreintes
d’une autre source locutoire responsable de l’acte de narration : une voix située dans
la diégèse, au savoir restreint, et de ce fait, peut être encore plus fiable. Ainsi, un
lecteur attentif peut remarquer que derrière un discours apparemment distancié et
« objectif », se dévoilent le(s) discours des participants des événements racontés
qui partagent discrètement la responsabilité de ce qui est dit. Dans la suite de notre
article, nous allons montrer dans un premier temps les mécanismes par lesquels les
voix des personnages s’imbriquent dans le discours du narrateur, pour passer dans
un second temps à des réflexions sur les effets du choix d’un tel dispositif narratif.
Avant de passer à l’étude du roman, rappelons succinctement sa trame. La
protagoniste principale, Mathilde, dix-neuf ans, apprend un jour de 1917 la mort
au champ de bataille de son fiancé Manech : jugé coupable d’automutilation, il
a été envoyé avec quatre autres condamnés sur le no man’s land, ce qui revenait pratiquement à les faire fusiller par les Allemands de la tranchée d’en-face.
Convaincue que son fiancé a été victime d’une injustice militaire, Mathilde entame une enquête privée dans le but d’éclaircir les circonstances de sa mort. Au
cours de ses recherches, la jeune femme se forge pourtant la conviction que, malgré les apparences, Manech a survécu à la fusillade.
L’histoire des jeunes fiancés est racontée grosso modo par un narrateur hétérodiégétique, extérieur à l’histoire, qui fait preuve d’omniscience en racontant
des détails de la vie des personnages ou en faisant des intrusions dans leurs pensées. Ce type de narrateur qui n’est pas impliqué dans l’histoire et possède un
savoir dépassant la vision d’un des personnages ou d’un témoin extérieur permet
d’habitude d’imposer au lecteur une certaine voix faisant autorité : « Au fil du
temps, l’omniscience est devenue recevable et le narrateur, du moment qu’il est
9 Cf.
F. Lovece, « Paysages présentistes, entre polar et histoire », Essays in French Literature
and Culture 48, 2011, pp. 1–17.
10 Quoique le roman ne puisse pas être qualifié de polar pur, on y retrouve facilement comme
motif principal de l’intrigue une enquête qui vise à éclairer un crime et à en trouver les coupables.
11 Sébastien Japrisot, Un long dimanche de fiançailles, Denoël, Paris 1991. Désormais toutes
les références à cette édition seront indiquées dans le texte entre parenthèses.
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hétérodiégétique et non représenté dans le récit, se voit reconnaître d’emblée par
le lecteur une autorité absolue en matière de savoir »12.
Or, cette autorité absolue est affaiblie par l’attitude énonciative du narrateur
qui manifeste une grande ouverture aux discours autres, ce qui mène souvent à des
incertitudes dans l’identification de la source locutoire.
Cet effet est dû tout d’abord à la présence de nombreux récits de narrateurs
seconds. Ainsi, les événements de janvier 1917 qui constituent l’objet de l’enquête sont amplement racontés par trois personnages différents, à savoir Daniel
Esperanza (son histoire se déploie sur une trentaine de pages : 36–66), Célestin
Poux (presque la moitié du chapitre « La terreur des armées », 257–283 et 259–
267) et Benoît Notre-Dame, appelé aussi Cet Homme (plus de la moitié du chapitre
« Les tournesols du bout du monde », 323–351 et 338–351). De plus, de nombreuses lettres qui parviennent à Mathilde de différents auteurs sont citées intégralement et occupent une place importante dans la narration. Ainsi sont reproduites
par le narrateur : les lettres de cinq soldats condamnés à mort (73–81), deux lettres
de Mme Paolo Conte (109–114 et 162–163), trois lettres d’Élodie Gordes (177–
178, 190–205 et 206–207), une très longue lettre de Tina Lombardi (305–314), et
plusieurs lettres du détective Germain Pire (172, 208–210, 243–245 et 360–364).
Des lettres plus courtes de personnages qui n’apparaissent qu’occasionnellement
sont aussi intégralement citées (Anselme Boileroux, curé de Cabignac, 106–108
et 328–330, Véronique Passavant, 153–156, Adolphe Leprince, 159–161, PierreMarie Rouvière, 167–168, Olivier Bergetton, 169–171, Rosine Chardolot, 173–
174, Émile Boisseau, 179–181, Ambroise Etchevery, 247–248, Aristide Pommier,
252–254). Dans la gestion de l’information narrative, ces lettres jouent un rôle
important pour assurer les effets de l’énigme et de surprise, et dans le cadre de
l’énonciation, elles contribuent à créer des effets polyphoniques. Ces voix s’orchestrent de la façon la plus remarquable dans le chapitre « Le coffret en acajou »
(151–182), constitué presque entièrement de lettres, où le discours du narrateur
est réduit à quelques commentaires relatant sommairement le comportement de
Mathilde face à la correspondance reçue.
Une autre démarche qui brouille l’identification de la source locutoire est la
fusion du discours narratorial avec celui des personnages. Il est remarquable tout
au début du roman, dans le premier chapitre (« Samedi soir », 13–31) relatant la
marche des soldats condamnés vers la tranchée de l’exécution de la peine :
(1) Dans cette salle de classe où on l’avait condamné, ils étaient vingt-huit à avoir agi de la même
façon. Il était content, oui, content et presque fier qu’il y en ait eu vingt-huit à avoir agi de la même
façon. Même s’il ne devait pas le voir, puisque le soleil se couchait pour la dernière fois, il savait
qu’un jour viendrait où les Français, les Allemands et les Russes –– « et la calotte avec nous », il
disait ––, un jour viendrait où plus personne ne voudrait se battre, jamais, pour rien. Enfin, il le
croyait (17).
12 F.
Fortier, A. Mercier, « L’Autorité narrative dans le roman contemporain : exploitations et
redéfinitions », Protée 34, 2006, p. 141.
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Dans le passage évoqué apparaît une forme hybride de discours rapporté
composée de style indirect libre et d’un îlot textuel13 introduit par un discours
attributif, qui s’amalgame avec des commentaires du narrateur dont les limites
ne sont pas explicitement tranchées. L’îlot textuel est la seule partie attribuée
de façon univoque au personnage grâce aux guillemets et au verbe introductif
(« il disait »). Dans le reste du segment, on repère le discours indirect libre surtout grâce au style oralisé, marqué par les reprises emphatiques (« il était content,
oui, content », « il savait qu’un jour viendrait [...] un jour viendrait »), mais il ne
contient pas de signaux permettant de dissocier la voix narratoriale de la voix du
personnage14. Ce procédé est très fréquent dans le roman et ne se limite pas à de
courts passages.
À côté du discours indirect libre prêtant parfois à confusion, nous repérons
dans le discours du narrateur la présence de « contaminations lexicales »15 qui estompent les frontières entre les énonciations. Par le fait que ces emprunts lexicaux
apparaissent à une certaine distance temporelle (dans la diégèse) et matérielle
(dans les pages du livre) de l’énonciation-source, le lecteur peut avoir l’impression que le narrateur conserve dans sa mémoire discursive les répliques des protagonistes pour se les approprier par la suite.
(2) Plus tard, repoussant tout sur la table en osier, il dit merde, qu’il en a « la tête pleine comme un
melon », que maintenant il ne sait plus et doute de tout, même de ce qu’il a vu et entendu pendant cette saleté de dimanche, mais qu’il est bien certain d’une chose, c’est que si l’un des cinq
qu’on avait jetés dans la neige du bled a pu sortir de là, ce ne peut être que Cet Homme (280).
(3) La tête pleine comme un melon, il court plonger dans le lac. Elle le regarde nager d’une fenêtre
de sa chambre (281).
Dans l’exemple (2), l’un des personnages, à savoir Célestin Poux, est désigné comme auteur de l’expression « la tête pleine comme un melon », citée sous
forme d’îlot textuel, tandis que dans le second cas, la même expression est à la
charge énonciative du narrateur qui relate les activités non-verbales du même
personnage.
Dans l’exemple suivant, une distance temporelle et matérielle (six pages) encore plus remarquable sépare les paroles du personnage, reprises telles quelles par
le narrateur :
13 « L’îlot textuel est un fragment de style direct que le locuteur primaire ne reprend pas à
son compte, dont il laisse la responsabilité à un autre énonciateur, en général désigné ». M. Perret,
L’Énonciation en grammaire du texte, Armand Colin, Paris 2005, p. 102.
14 Bien que le trait constitutif du style indirect libre soit la dilution des frontières entre la voix
citante et la voix citée, d’habitude de nombreux indices permettent de reconnaître les frontières du
style indirect libre (voir M. Vuillaume, « La Signalisation du style indirect libre », [dans :] S. Mellet,
M. Vuillaume (dir.), Le Style indirect libre et ses contextes, Rodopi, Amsterdam 2000, pp. 107–130).
Dans le roman étudié, ces frontières sont particulièrement difficiles à repérer.
15 « Il s’agit des mots ou de lexies qui ne sont pas caractéristiques du narrateur, mais
sont censés typiques de la manière de parler des personnages du monde évoqué par l’énoncé ».
D. Maingueneau, « Instances frontières et angélisme narratif », Langue française 128, 2000, p. 85.
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(4) C’est peut-être ce jour-là, peut-être un autre que Bénédicte, sortie sur la terrasse, lui dit :
« Que fais-tu donc dehors ? Nous prends-tu pour des sauvages ? Le portail est ouvert,
entre ». Il répond : « Pour que le rouquin me donne un coup de pied au cul ? ». Bénédicte
rit. Elle appelle Sylvain, qui dit au garçon : « J’aime pas beaucoup qu’on me traite de rouquin, tu sais. Continue encore et c’est pour du bon que je te mets mon pied au derrière »
(223).
(5) Aujourd’hui, sous un grand parapluie, assise sur sa trottinette pour estropiés, Mathilde se trouve
devant Manech. La cocarde sur la croix est un peu fanée, pour le reste Sylvain fait le ménage.
[...] Il creuse avec ses grandes mains de rouquin qui n’aime pas se l’entendre dire, il place le
mimosa au fond du trou, délicatement (239).
La source locutoire de la dénomination familière « rouquin », se rapportant à
Sylvain, est dans l’exemple (4) Manech, âgé de treize ans au moment de l’énonciation. Sylvain est appelé de la même façon par le narrateur, dans la scène décrivant la visite de Mathilde et Sylvain au cimetière où Manech est censé être inhumé
(exemple 5). Or, ce n’est pas une reprise fortuite : son caractère volontairement
intertextuel est signalé par l’allusion à la réplique de Sylvain désapprouvant le
mot « rouquin » employé par le petit Manech (« J’aime pas beaucoup qu’on me
traite de rouquin, tu sais » vs « qui n’aime pas se l’entendre dire »).
L’instance narratrice de Japrisot ressemble d’une certaine manière à celle de
Zola, appelée par Maingueneau le narrateur-témoin :
Il s’agit [...] d’une instance qui prend en charge tout ou partie du récit, et qui, sans intervenir dans
l’histoire, adopte les manières de parler et de penser caractéristiques de l’univers configuré par ce
récit. Ce type de narrateur se trouve donc situé sur la frontière entre la scène de narration et le monde
évoqué16.
L’instance narratrice d’Un long dimanche de fiançailles, située à l’extérieur
de l’histoire, donne constamment l’impression d’être présente dans le monde
qu’elle engendre par son discours. Ce dispositif énonciatif semble refléter symboliquement le défi que doivent relever les auteurs contemporains de la Grande
Guerre voulant légitimer leurs paroles sans avoir d’expérience directe des événements qu’ils évoquent. Ainsi, le statut hétérodiégétique du narrateur traduirait
la distance temporelle qui sépare l’auteur des temps de guerre évoqués dans le
roman, tandis que la perméabilité aux discours des personnages pourrait signifier
sa volonté de réduire cette distance pour se montrer complice du monde éthique
que ces personnages représentent.
Mathilde, la protagoniste principale, est le personnage dont le discours s’assemble le plus souvent avec celui du narrateur. Un des exemples éloquents de
cette fusion énonciative est un passage de la scène de l’entretien de Mathilde avec
Esperanza (exemple 6), constitué d’une réplique d’Esperanza coupée de réponses
silencieuses de Mathilde.
(6) Vous êtes sans doute offusquée, mademoiselle ––
Mathilde, depuis longtemps, ne s’offusque plus de rien qui touche à la guerre,
16 Ibidem,
pp. 80–81.
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que j’aie le cœur de plaisanter en vous racontant cet après midi terrible –– elle sait que la guerre
n’engendre qu’infamie sur infamie, vanité sur vanité, excréments sur excréments, mais nous en
avons tant souffert que notre pitié s’est usée –– et que sur les champs de bataille dévastés ne poussent
que le chiendent de l’hypocrisie ou la pauvre fleur de la dérision,si nous n’avions pas eu le cœur de
nous moquer de nos misères, nous n’aurions pu survivre ––
car la dérision, en toutes choses, est l’ultime défi au malheur,
je vous demande pardon, il faut me comprendre,
elle comprend.
Mais de grâce, qu’il continue (40).
Dans cette conversation boiteuse, les répliques du sergent, rapportées au discours
direct, s’articulent en contrepoint aux pensées de Mathilde. Pour des raisons de
vraisemblance pragmatique, il nous semble toutefois risqué d’attribuer tout le
passage accompagnant les paroles d’Esperanza à la jeune fille : notamment les
métaphores (« sur les champs de bataille dévastés ne poussent que le chiendent de
l’hypocrisie ou la pauvre fleur de la dérision ») et la sentence au présent gnomique
(« car la dérision, en toutes choses, est l’ultime défi au malheur ») semblent difficiles à attribuer à une source énonciative évidente.
La fusion fréquente des voix de Mathilde et du narrateur découle certainement du fait qu’elle est la protagoniste principale, mais ce n’en est pas, à ce qu’il
semble, la seule raison. Certains passages, notamment ceux qui évoquent l’activité d’écrire, laissent supposer que Mathilde est non seulement un des personnages,
mais qu’elle participe également à l’acte de la narration. Précisons tout d’abord
que dans ce cas-là, il ne s’agit pas des endroits qui racontent comment Mathilde
prend des notes dans son cahier pour ne pas se perdre dans le fouillis des informations reçues. Ces passages, fonctionnant comme discours attributif, introduisent
d’une manière univoque les paroles écrites par Mathilde dans la diégèse. Ils se réfèrent donc au temps de l’histoire. Dans les exemples suivants, non seulement les
circonstances de la production du texte écrit sont signalées, mais aussi son contenu est évoqué d’une manière plus ou moins précise avec, comme dans l’exemple
(8), les italiques marquant explicitement la forme exacte des notes de Mathilde.
Ainsi peut-on les traiter comme des fragments de discours rapporté (discours narrativisé dans l’exemple 7 et discours indirect dans l’exemple 8).
(7) Dès qu’il est parti, Mathilde se fait apporter dans le petit salon du papier à dessin, son stylo-plume. Elle note par écrit la conversation qu’elle vient d’avoir, sans rien oublier, pour ne
rien oublier (140)17.
(8) Mathilde envoie deux cents francs et toute sa gratitude. Elle écrit sur une feuille à dessin, d’une
main qui tremble un peu, tant son excitation est grande :
Une nouvelle pièce du puzzle se met en place. Véronique Passavant rompt avec l’Eskimo pendant sa permission de juin 1916 (181–182 [italiques de l’auteur]).
17 C’est
nous qui soulignons, ici et dans les exemples suivants.
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Or, il y a aussi des fragments qui signalent l’activité d’écrire sans pour autant indiquer ni les circonstances de l’énonciation ni son contenu :
(9) Mathilde laisse le reste de son sandwich, elle boit en trois coups son vin. Elle dit : Je sais que je
t’embête, on est à peine rentré. Mais il faut que j’aille là-bas ». Il soupire à peine, il hausse une
épaule, il répond : « C’est pas moi que ça dérange. Didi va pas être contente ».
Mathilde, penchée vers lui dans son fauteuil, insidieuse, murmure avec ardeur : « Met-z-y lui un
bon coup, cette nuit. Que je l’entende crier d’ici. Après, elle t’adore, on en fait ce qu’on veut ».
Il rit, plié au bord du lit, le front à toucher presque ses genoux, à la fois honteux et fier. Personne,
à l’heure ou Mathilde écrit ces lignes, ne peut imaginer comme elle aimait Sylvain. Le lendemain, ils vont là-bas (333).
(10) Le lendemain, mardi 2 septembre 1924, vers trois heures de l’après-midi, un autre télégramme
du petit homme à guêtres blanches, plus ardent et plus rusé que la fouine :
Il est vivant. Ne bougez pas, Matti, surtout ne bougez pas. Je viens.
Le télégramme est de Milly-la-Forêt, à cinquante kilomètres de Paris.
athilde se trouve dans le petit salon, entourée de son père, de sa mère, de Sylvain, de quelqu’un
M
d’autre qu’aujourd’hui, quand elle écrit ces lignes, elle a oublié. Peut-être le chauffeur de Papa,
Jacquou, qu’elle s’obstinait à appeler Fend-La-Bise, comme celui de son enfance. Peut-être sa ni
belle ni sœur, peut-être une ombre noire sur ses rêves (355–356).
Les fragments que nous avons mis en caractères gras peuvent déconcerter,
surtout à cause des difficultés de repérage déictique : effectivement, les référents
des embrayeurs (« à l’heure », « aujourd’hui », « ces lignes ») ne sont pas marqués
dans le discours environnant. De plus, rien ne signale qu’à ce moment précis de
l’histoire, Mathilde soit en train de prendre des notes. Ces segments deviennent
pourtant intelligibles si on les interprète par rapport au temps de la narration et
non à celui de l’histoire. Dans ce cas, ils dénoteraient la production de l’énonciation par le narrateur, les déictiques de temps renvoyant au temps, peu précis, de
la narration et le syntagme « ces lignes » référant au récit même. Ainsi, Mathilde
peut-être traitée comme une narratrice cachée, responsable d’une partie du récit.
De cette perspective, s’élucident les paroles un peu énigmatiques que Mathildepersonnage adresse à ses chats :
(11) Le buste penché, accrochée d’une main à son fauteuil, l’autre flattant l’acajou du coffret de Manech, Mathilde leur dit en baissant la voix, pour mieux retenir leur attention :
« Dans cette boîte se trouve l’histoire d’une de mes vies. Et voyez-vous, je la raconte à la troisième personne, ni plus ni moins que si j’étais une autre. Savez-vous pourquoi? Parce que j’ai
peur et que j’ai honte de n’être que moi et de ne pouvoir arriver au bout » (158).
En étant attentif, on ne peut toutefois pas attribuer tout le récit à Mathilde, pour
cause de vraisemblance énonciative : de nombreux passages fournissent des informations que Mathilde ne peut pas connaître, à savoir des détails de la vie de personnages ainsi que des données à propos de la protagoniste elle-même (ses gestes,
mimiques, etc.). On serait plus enclin à constater que le récit est attribuable à un
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énonciateur source des repérages énonciatifs, mais il y a en fait deux instances
responsables de l’activité narrative : le narrateur hétérodiégétique anonyme, et
Mathilde, narrateur homodiégétique s’exprimant à la troisième personne.
Considérés dans le contexte d’un discours désobéissant à l’histoire officielle
parce que celle-ci est mariée avec le pouvoir (souvent politique), les effets d’un
tel dispositif énonciatif peuvent être interprétés par rapport à la fiabilité de ce
discours. L’instance narratrice, dans Un long dimanche de fiançailles, ne tente
pas d’instaurer l’ethos d’autorité, bien que de par son statut hétérodiégétique et
omniscient, la convention romanesque lui réserve cette possibilité. Au contraire,
le narrateur se montre ouvert aux discours et univers mentaux des personnages, à
un tel point qu’il partage ses compétences avec une deuxième voix narrative, celle
de la protagoniste principale, qui prend en charge une partie importante du récit,
quoique de façon masquée, sans repères linguistiques permettant de dissocier sa
voix de celle du narrateur premier. Ce refus de la hiérarchie énonciative renforce
paradoxalement la fiabilité du narrateur et se porte garant de ce qu’il dit, surtout
par sa manière de le dire. Comme le remarque Maingueneau, l’énonciateur d’un
discours fiable n’atteste pas la légitimité de sa parole par le contenu seul mais à
travers la manière de présenter son discours : « On ne peut dissocier l’organisation
des contenus et la légitimation de la scène de parole »18. L’énonciateur est donc
convoqué à se construire un ethos grâce auquel il « se donne une identité à la mesure du monde qu’il est censé faire surgir »19.
Le monde qui surgit de la narration d’Un long dimanche de fiançailles présente
à nos yeux deux éléments caractéristiques du contexte historique de la Grande
Guerre. L’histoire de Mathilde reflète une expérience commune à tous les civils
restés à l’arrière, préoccupés de rechercher des traces de leurs proches. Confrontés
à l’expérience nouvelle de l’anonymat et de la massification de la mort, les civils
éprouvent un manque constant d’information qui ne peut pas être apaisé par les
sources officielles, celles-ci mettant en œuvre la censure et le bourrage de crânes
pour empêcher les critiques éventuelles20. Dans cette atmosphère de soupçon visà-vis du discours officiel, les témoignages recueillis directement des soldats et de
leurs proches s’avèrent d’une plus grande utilité que les documents officiels. Or,
une telle façon « officieuse » de restituer la vérité implique un travail d’interprétation de récits forcément subjectifs et incomplets. La prolifération des voix citées
dans le roman reflète cette réalité de guerre où l’acquisition d’information oblige
à percer l’épaisseur des idiolectes et des points de vue polymorphes.
18 D.
Maingueneau, Analyser les textes de communication, Armand Colin, Paris 2007, p. 78.
Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Armand Colin,
Paris 2004, p. 212.
20 Sur le caractère massif de la mort, voir par ex. S. Audoin-Rouzeau, « L’Épreuve du feu »,
L’Histoire 225, 1998, pp. 34–43 ; sur le bourrage de crânes et la censure : J.-B. Duroselle, La Grande
Guerre des Français 1914-1918, Perrin, Paris 1994, pp. 426–429.
19 D.
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Joanna Jakubowska-Cichoń
Le deuxième trait concerne le système de valeurs bouleversé par le choc de
la guerre. Suite aux nombreuses erreurs militaires qui ont mené à l’hécatombe,
les principes mêmes du système militaire, y compris l’impératif de se soumettre
aux ordres des supérieurs, ont été remis en cause (de la façon la plus spectaculaire
lors des mutineries de 1917)21. Les personnages du roman, en grande partie victimes des abus des états-majors, représentent cette attitude de réprobation de tout
ce qui émane du pouvoir officiel. Le narrateur, tout en exprimant explicitement
son attitude critique face aux autorités militaires, légitime son discours grâce à
sa posture énonciative qui, exempte des effets de hiérarchie, tend à « démocratiser » toutes les voix apparaissant dans le roman. En s’appropriant les discours
des personnages, le narrateur non impliqué dans l’histoire accède légalement à
la communauté éthique qu’il décrit, participant ainsi à l’expression collective du
refus de la guerre.
PUTTING THE GREAT WAR INTO THE NARRATIVE:
SÉBASTIEN JAPRISOT’S A VERY LONG ENGAGEMENT
Summary
This article is devoted to the study of Sébastien Japrisot’s novel Un long dimanche de fiançailles (A Very Long Engagement) that belongs to the current of literature denouncing the military
authorities’ abuses during the First World War. The article concentrates on the novel’s narrative
devices, especially on the relations between the narrator and the protagonist’s discourse, with the intention to demonstrate that the narrator voluntarily renounces his enunciative authority, thus sharing
the protagonists’ value system. In the context of the topical tendency to question the Great War’s
events, the narrator’s egalitarian attitude seems eloquent, in that it legitimates the discourse that
condemns the very notion of authority.
Key words: authority, the Great War, inquiry, narrative instance, Sébastien Japrisot.
21 Sur ce bouleversement, notamment en ce qui concerne la notion du devoir, voir M. Eksteins,
Święto wiosny. Wielka wojna i narodziny nowego wieku, trad. K. Rabińska, PIW, Warszawa 1996,
pp. 201–217.
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