Victimes de guerre. Les enfants "non accompagnés" dans les camps

Transcription

Victimes de guerre. Les enfants "non accompagnés" dans les camps
MONDE-AFRIQUE
Les enfants "non accompagnés" dans les camps de premier asile
De la SUDIERE Marie, Senior Advisor à l'UNICEF, basée à Nairobi, Chargée de la question
des mineurs non accompagnés
"La guerre n'a pas une signification particulière pour les enfants
tant qu'elle ne menace que leur vie et leur confort maternel
mais la signification prend une importance extrême lorsque les liens familiaux
sont brisés et que le lien et l'attachement premier de l'enfant
au groupe familial est arraché."
Anna Freund
Même s'il existe une grande diversité des situations dans le monde, en matière de
protection, il faut faire, en préalable, une distinction de fond entre les enfants réfugiés. Tous
les enfants réfugiés ont vécu le déracinement, la perte d'un ou plusieurs membres de leurs
familles, de leurs maisons et l'incertitude, des difficultés multiples et dans bien des cas la
violence directe. L'enfant réfugié non accompagné se trouve toutefois dans une situation
spécifique: il a subi exactement tout ce que les autres enfants réfugiés ont subi mais en plus, et
c'est primordial, il a perdu ses parents.
La définition utilisée par le HCR et repris par l'UNICEF et le CICR, définit l'enfant non
accompagné comme étant un mineur (moins de 18 ans), séparé de ses deux parents et qui n'est
pas pris en charge par un adulte responsable de lui.
Quand on parle d'enfants non accompagnés, la plupart des gens n'ont souvent qu'un ou
deux modèles dans la tête, alors que, la variété des situations demande des approches
complètement différentes. Les enfants non accompagnés peuvent avoir été séparés de leurs
parents, ou s'être perdus en chemin accidentellement, ils peuvent être orphelins, ou s'être
2
enfuis de chez eux, ils peuvent avoir été abandonnés, ou encore avoir été enrôlés de force dans
l'armée ou dans les groupes dans guérillas. Enfin dans certains cas, les parents ont donné ou
confié leurs enfants à d'autres personnes (surtout dans le cas Vietnamien).
Il est donc capital de rappeler que l'immense majorité des enfants qui arrive dans ces
camps de premier asile ne sont pas des orphelins, même s'il y en existe beaucoup surtout dans
des contextes de guerre, mais la majorité d'entre eux ont été perdus en chemin. Si l'on prend
par exemple la situation en Bosnie, beaucoup de parents ont envoyé leurs enfants à la famille
ou des amis qui habitaient ailleurs, pour les sauver.
1. La recherche des parents
Un des programmes les plus importants que l'on peut offrir à ces enfants est la
recherche de leurs familles. Ce programme, peu développé il y a quelques années encore a pris
graduellement une importance considérable avec l'action de l'UNICEF dans les camps de
premier asile, surtout après la tragédie des "boat people". Si la méthode du CICR est la plus
au point, tout le monde s'y met maintenant; les grandes agences de l'ONU - UNICEF, HCR s'entraident beaucoup. Aujourd'hui, cette recherche est lancé dès les premiers jours de l'arrivée
de l'enfant dans un camp, ce qui n'était pas le cas avant. Immédiatement, des équipes
recueillent son histoire. Pour avoir des résultats positifs, il faut intervenir immédiatement: dès
que l'enfant traverse la frontière, il faut l'intercepter; il est entouré d'une foule de réfugiés et
nécessairement accompagné d'une ou deux personnes qui le connaissent bien ou même
vaguement, sinon il ne survivrait pas. Ce sont ces personnes qui connaissent l'histoire de ces
enfants; il est primordial donc non seulement d'interviewer l'enfant directement mais aussi la
famille, les connaissances pour identifier au plus vite son identité. Il s'agit bien souvent d'un
véritable travail de détective. Cette situation n'est pas propre à des pays lointains en guerre:
prenez le cas de la Bosnie, lorsqu'un couloir a enfin été dégagé à Srebrenica pour évacuer la
population, les parents se sont précipités pour mettre leurs enfants dans les camions qui
quittaient la zone sinistrée. Deux mois plus tard, à Tuzla, les mêmes enfants, qui étaient
accompagnés à leur arrivée, n'étaient déjà plus identifiables: tous avaient été triés puis répartis,
les uns dans des orphelinats, les autres dans des centres etc. ...
3
Le CICR, par tradition, a une grande expérience dans ce domaine. Ils ont leur propre
méthode: un formulaire pointu mais succinct est établi pour chaque enfant, les données sont
informatisées, puis ils mettent des antennes dans les camps au Rwanda, comme partout
ailleurs, où la famille qui recherche de son côté les enfants, donne son nom et remplit un
formulaire. Le traitement de toutes ces données permet de retrouver et de réunifier certaines
familles. Beaucoup de familles illettrées n'osent pas faire de demandes. On constate aussi un
autre phénomène très étonnant: des enfants interrogés ont tous décrit que leurs parents étaient
morts, au Rwanda comme au Cambodge, alors que les familles étaient vivantes. Cela n'a rien à
voir avec le mensonge, mais sans doute avec le travail de deuil: il était encore plus difficile de
risquer de perdre encore, une nouvelle fois (cette fois définitive), les personnes aimées. Il faut
donc plusieurs méthodes. Le travail du CICR est important, c'est une véritable mémoire des
victimes et des réfugiés qu'ils essayent de mettre au point.
Parallèlement, au Rwanda, nous en sommes aujourd'hui dans une phase de recherche
active et nous avons des résultats tous les jours. Les parents vont de centre en centre (dans les
camps, les réfugiés se sont réorganisés par provinces d'origine) où ils retrouvent souvent des
connaissances et la chaîne peut se reconstituer petit à petit. Par ailleurs, à Bukavu, par
exemple, des listes de noms commencent à être publiées à la radio. La prochaine étape,
organisée par l'UNICEF et le HCR, est de photographier tous les enfants: un livre sera
disponible où les enfants seront classés par province d'origine et sera très largement diffusé.
2. Responsabilité juridique
Ces enfants n'ont plus la protection de leurs gouvernements d'origine, dès lors qu'ils se
retrouvent dans des camps de premier asile, le plus souvent situés dans des pays limitrophes,
ni bien sûr la protection de leurs parents. Les risques sont immenses: ils sont en danger d'être
oubliés, de passer d'une famille à l'autre, certains sont enlevés à des fins de prostitution,
d'autres enrôlés de force dans des mouvements armés. Dans ces conditions, qui a la
responsabilité juridique de ces enfants? Curieusement, ce n'est pas le HCR, mais le pays de
premier asile, dont la juridiction s'étend à toutes les personnes qui se trouvent sur son
4
territoire. Cette responsabilité, qui pose dans bien des cas des problèmes, a été renforcée
encore par la Convention des droits de l'enfant, notamment. Le gouvernement du pays d'asile a
donc le devoir d'accorder à ces réfugiés mineurs non accompagnés les mêmes droits (éducation,
santé etc. ..) que les enfants nationaux. Une Convention spécifique donne toutefois les
moyens au HCR et aux autres autorités pour engager les recherches en vue de retrouver les
familles. En même temps, le Haut Commissariat pour les réfugiés a aussi le mandat d'assurer la
protection des réfugiés et d'aider les gouvernements à trouver des solutions durables. Ils
travaillent théoriquement ensemble, mais dans la pratique les conflits politiques qui émanent
de cette situation sont souvent source de conflit. Le HCR n'a pas beaucoup de recours par
rapport au gouvernement concerné.
Que se passe-t-il dans les pays les plus pauvres où les gouvernements eux-mêmes ont
de la difficulté à appliquer à leur propres populations. En fait, la plupart du temps, ils
délèguent, au HCR, ou font appel aux ONG.
J'arrive des camps de réfugiés de Goma et de Bukavu... De nombreuses ONG déclarent
leur impuissance et se déclarent très frustrés par rapport à la lenteur et la lourdeur du
dispositif mis en place et se plaignent contre l'ONU. Mais l'ONU n'est qu'un conglomérat
d'Etats, qui a un mandat certes, mais la juridiction finale relève du gouvernement d'asile, c'està-dire dans le cas présent du Zaïre. Si la protection des enfants n'est pas assurée, il est
toujours possible de négocier, mais les limites sont là.
Un des problèmes majeurs est d'ordre politique, lorsque le gouvernement de premier
asile a des liens particuliers avec d'autres gouvernements et notamment le pays d'origine du
mineur non accompagné. Personnellement, j'ai assisté à de nombreuses tragédies, notamment à
la frontière thaïlandaise, en 1981, où un camp fut investi par une brigade de khmers rouges qui
a enlevé plus de 300 enfants dans le camp, sous l'oeil passif et complice des gardes du camp.
Souvent des intérêts supérieurs politiques priment sur les règles les plus élémentaires de
protection des enfants. Il faut être très vigilant vis-à-vis de tout abus et dérapages, même si la
juridiction revient en dernière instance à l'Etat du premier asile.
5
3. Des enfants soumis à de multiples influences: les effets pervers du droit/devoir
d'ingérence
Au jour le jour, la protection pour un mineur non accompagné est d'abord celle accordée
à tous les réfugiés, mais aussi la protection (de survie) d'un enfant qui n'a plus de parent.
Qu'est-ce que cela signifie quotidiennement (nourriture, soins médicaux, prise en charge). Qui
assure cette prise en charge quotidienne? En pratique les personnes qui ont le plus d'impact,
sont finalement les ONG. Mais les influences sont multiples. Par ordre croissant
concentrique, il y a d'abord le pays d'origine (qui va peut-être essayer de faire quelque chose);
d'autres pays mus par certains intérêts: les ONG internationales, les ONG locales,
énormément de groupes religieux et bien sûr des groupes politiques. Tous ces acteurs
projettent leurs influences et leur propre vision des choses: la manière d'élever les enfants s'ils doivent être dans des orphelinats, installés dans des familles d'accueil, remis à leur
communauté, partir à l'étranger etc. ... Je me souviens d'avoir été à la frontière du Cambodge et
de la Thaïlande au début des années 80, et en revenant dans le camp après un déplacement j'ai
eu la surprise de voir que tous les enfants étaient affublés de petites croix, alors que la religion
est bouddhiste ... Ce qui est très spécifique avec la question des réfugiés en général: quand ils
se trouvent dans leur pays, il est impossible bien souvent d'agir sous couvert d'ingérence, mais
à la minute que l'enfant-réfugié traverse la frontière, il devient l'objet d'un droit, si ce n'est le
devoir d'ingérence, avec tous les effets positifs et pervers que l'on connaît. On en peut donner
moins que ce que prévoit la Convention des droits de l'enfant, ce qui crée toutes sortes de
contradictions, à la fois intéressantes mais aussi très déstabilisantes. Les conditions de vie des
enfants dans le pays d'origine sont tout à coup totalement transformées, le monde entier vient
à leur secours avec des théories souvent complètement différentes. Alors que l'UNICEF
notamment se bat pour maintenir les enfants là où ils sont à la frontière, dans l'espoir d'un
retour un jour, et se refuse à adopter les enfants - car chaque fois que cela se passait les jours
suivants les mères abandonnaient leurs enfants dans une proportion plus grande. En même
temps, les camps sont investis par des Occidentaux pour tenter de faire adopter les enfants,
en France, en Europe, aux Etats-Unis.
6
4. Le droit de la communauté d'origine
Selon la diversité des cas de figure et la situation politique qui prévaut, on se retrouve
devant diverses situations où la communauté d'origine de l'enfant aura plus ou moins de
possibilité et le droit d'intervenir. Faut-il laisser la communauté avoir tout pouvoir sur
l'enfant? Personnellement, je pensais au départ que c'était évident, les enfants appartiennent à
leur communauté etc... En fait, il y a de nombreux cas, malheureusement, où la communauté ne
parvient pas à résister à des pressions politiques visant par exemple à faire enrôler ces enfants
dans des guérillas, ou les faire adopter. Plus simplement, les pressions communautaires
peuvent concerner les choix de prise en charge, comme l'installation dans des centres (miniorphelinats). Nous pensons de plus en plus, à l'inverse, que ce qui est important c'est que ces
enfants soient pris en charge en placement familial par les réfugiés eux-mêmes, qu'on aide; c'est
ce qu'on commence à mettre un peu en place en Tanzanie, au Rwanda bien que souvent nous
n'en sommes pas encore là ... Nous estimons qu'il s'agit là de la meilleure solution, une solution
qui entre souvent en contradiction avec les choix de la communauté qui préfère souvent le
placement en orphelinat. Il ne faut pas sous-estimer ces difficultés et ces contradictions.
Il faudrait que l'on puisse combiner les deux influences (Agences onusiennes et
communautés), pour rééquilibrer les nombreuses influences politiques peu soucieuses du bienêtre des enfants. Nous poussons les membres les plus influents et éclairés de la communauté à
former des comités qui puissent conseiller le HCR, les ONG etc. ... C'est à eux de décider dans
les paramètres que l'on peut discuter.
Il faut tenir compte également de l'émotion, voir la passion que suscitent les mineurs
non accompagnés chez les responsables d'ONG et d'organisations internationales, qui ont
tendance à cristalliser leurs opinions, et à exercer un droit de regard, parfois sans limite. C'est
donc très important qu'il y ait plus qu'une personne qui décide, que des comités se constituent
et qu'une distance minimale soit exercée.
7
Une expérience et une méthode: trouver des familles de substitution
- Dans un camp de réfugiés abritant des enfants cambodgiens, à partir du début des années 80,
premières tentatives de reconstituer le noyau familial. Le principe retenu est de choisir des
petites familles (père et mère de substitution parmi les réfugiés) de tous âges (8 personnes
maximum); nous insistons beaucoup pour que les cuisines soient décentralisées et
communautaires: les mineurs "adoptés" sont traités de la même manière que les autres enfants
de la famille. Cette méthode mise au point en 1981-1982 au Cambodge, a été depuis
expérimentée un peu partout dans le monde.
- A Goma, lorsque nous avons tenté de réitérer ce genre d'expérience, les difficultés se sont
tout de suite avérées insurmontables: nous nous sommes retrouvés en charge d'énormes
orphelinats, abritant 1000, 1400 enfants ... Nous avons essayé de mettre au point des
directives pour les diverses ONG, (une personne pour 8 enfants), mais les résistances étaient
énormes. Nous ne parvenons pas, par exemple, à décentraliser les cuisines, ou à faire en sorte
que les "mères"-substitut mangent avec leurs enfants pour renforcer le lien nourricier etc. ...
Les résistances et l'inertie sont immenses: ce sont de très grosses machines mises en place,
invoquant sans arrêt des raisons économiques. C'est vrai aussi qu'au Rwanda, l'exode a été très
brutal et a pris des proportions gigantesques. Actuellement, on estime à près de 200.000 le
nombre de mineurs non accompagnés au Rwanda. A Goma, des centaines d'enfants ont été
ramassés. Il y a aussi une tradition au Rwanda, qui s'est ancré ces dernières années et qui est
due à une situation tragique; il y a un grand nombre d'orphelins, pour certains dont les parents
sont morts du sida, et la réponse institutionnelle à cette situation a été de créer des
orphelinats. Il y a toutefois quelques expériences de familles regroupées et il faut absolument
que l'on travaille là-dessus: on ne va pas pouvoir placer tous les enfants mais il va falloir créer
de petites cellules familiales. Aujourd'hui, les psychologues et les spécialistes des névroses
traumatiques se précipitent au Rwanda, alors qu'il faudrait à l'inverse et au préalable essayer
de donner à ces enfants l'affection dont ils ont besoin et la prise en charge individualisée. La
vraie question est de créer un cadre de vie pour ces enfants non accompagnés qui soit un
milieu thérapeutique au sens large du terme ... C'est possible, on l'a fait dans d'autres camps.
8
Intervention orale dans le cadre du séminaire international organisé par le Centre
international de l'Enfance, sur le thème "Quelle protection pour les enfants réfugiés", Paris,
13-14 octobre 1994.
9