Ishimoto Yasuhiro

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Ishimoto Yasuhiro
Yasuhiro Ishimoto
L’architecte des lignes et des êtres
Yasuhiro Ishimoto (1921-2012), ou bien Ishimoto Yasuhiro à la
japonaise, est un immense photographe japonais autant qu’américain.
Il savait autant faire vivre les rues de Chicago que de Tokyo, les
débordements de la fête d’Halloween, ses friandises et ses sorcières,
que du calme serein des temples de Katsura. Et en jouant autant du
modernisme de l’école de photographie américaine (Harry Callahan et
Aaron Siskind et de l’Institut de Design de Chicago), que de culture
japonaise attentive au temps, à la fugacité des choses, aux détails de la
vie, et à la célébration de la beauté fragile.
Ce singulier mélange donne une œuvre forte, la plupart du temps en noir
et blanc, mais aussi avec des études sur la couleur pouvant aller jusqu’à
l’abstraction pure.
Mais partout peut se lire son sens aigu de la forme, d’équilibre des
volumes, de la force de son regard, de sa nostalgie du temps et des
moments qui s’enfuient.
Photographe surtout des métropoles, Chicago ou Tokyo, il applique à
toutes ses images, celles des rues, celles des masques, celle des gens
dans le flux de la vie, la même méticulosité orientale et le même
modernisme hérité lui de ses maîtres Aaron Siskind, le photographe
expressionniste abstrait et Harry Callahan pour qui la photographie était
un acte rituel et sensible.
Entre la photographie de rue, où il arpente sans cesse la ville, s’arrêtant
pour photographier les enfants, les gens dans leurs vies quotidiennes,
les buildings, et son humble tentative de rendre la spiritualité des
temples, il y a le même regard exigeant et tendre, soucieux des âmes et
des formes.
Et il est passionnant de deviner les liens organiques entre sa fameuse
série « Chicago Chicago » et sa célèbre célébration du temple Katsura
de la cité impériale à Kyoto, réalisée deux fois d’ailleurs, l’une en noir et
blanc (1953), l’autre réalisée en couleur trente ans plus tard (1982), où
l’on voit la majesté des bâtiments peu à peu se dissoudre.
Yasuhiro Ishimoto est un passeur essentiel entre Orient et Occident, qui
n’aura renié aucun apport de sa double culture.
Autant enfant de Chicago que de Tokyo il aura été fasciné par les
métropoles, les gens qui y vivent, que par le calme spirituel des temples
et des lignes architecturales. Tous ces lieux étaient plus que ses lieux
d’adoption, ils étaient ses lieux de vie. Yasuhiro Ishimoto a su assembler
tradition et création tout à la fois. En Occident ses reportages urbains ont
marqué des générations de photographes. Il a créé le modernisme
actuel japonais en photographie.
Le passeur entre Orient et Occident
Yasuhiro Ishimoto est un être double, autant américain que japonais.
Ishimoto est né le 14 juin 1921 à San Francisco, Californie, où ses
parents étaient agriculteurs. En 1924, sa famille quitte les États-Unis et
retourne dans sa patrie d’origine, au Japon, à Tosa, dans la région de
Kōchi. Après avoir obtenu un diplôme d’agronomie au lycée de Kōchi, il
retourne aux États-Unis en 1939 afin de fuir l’arrivée de la guerre et pour
étudier l’agriculture moderne, comme ses parents.
Tout en travaillant sur une ferme, il a commencé à étudier l’agriculture à
l’Université de Californie (1940-1942), mais avec l’avènement de la
Seconde Guerre mondiale, il a été envoyé dans un camp d’internement.
De 1942 à 1944, il fut donc interné, avec d’autres Américains d’origine
japonaise, dans le camp d’Amache (aussi connu sous le nom de
« Granada Relocation Center ») dans le Colorado.
Pendant deux ans, il apprend les techniques de la photographie au
contact d’autres prisonniers. Relâché avant la fin de la guerre, Yasuhiro
Ishimoto gagne Chicago, l’une des rares villes américaines qui
acceptaient la deuxième génération Américains d’origine japonaise.
Il y entreprend des études d’architecture à l’Université Northwestern
(1946-1948), auxquelles il met rapidement fin pour se consacrer à la
photographie.
Mais l’architecture occupera une grande place dans son œuvre.
Repéré surtout comme un artiste de la sérigraphie, il parvient à se faire
accepter comme photographe.
Il intègre alors en 1948 le Chicago Institute of Design, initialement fondé
sous le nom de « New Bauhaus » par László Moholy-Nagy pour faire
renaître aux États-Unis l’enseignement de la célèbre école d’art appliqué
allemande.
Ishimoto y étudie de 1948 à 1952, sous l’enseignement d’Harry Callahan
et Aaron Siskind, deux grands photographes américains à l’esthétique
proche de celle des artistes expressionnistes abstraits.
Ishimoto obtient un diplôme de photographie en 1952.
Brillant élève, il reçoit deux années consécutives le prix Moholy-Nagy
(en 1951 et 1952) et s’attire l’estime d’Edward Steichen qui montre pour
la première fois ses photos au Moma en 1953 dans l’exposition « Always
the Young Strangers ».
Il retourne vivre au Japon en 1953 et la même année le MoMa de New
York lui passe une commande : il photographie en noir et blanc la Villa
impériale de Katsura à Kyoto. Plus tard, ses travaux sont publiés dans
un livre, Katsura : Tradition and Creation in Japanese Architecture
(parfois abrégé en Katsura) en 1960. L’ouvrage inclut des textes de
Walter Gropius et Tange Kenzō.
Le travail d’Ishimoto a été retenu par Edward Steichen pour figurer dans
l’exposition au MoMa de 1955 intitulée « Family of Man » et Steichen a
également retenu son travail pour une exposition de trois artistes en
1961.
Il réside depuis lors à Tokyo, à l’exception d’un long séjour à Chicago.
De 1958 à 1961, Ishimoto vit et travaille à Chicago grâce à une bourse
de Minolta. Les photographies de cette période, souvent des scènes de
rues, furent publiées ensuite en 1969 dans son livre « Chicago,
Chicago ». Son approche amoureuse de sa ville d’adoption est le regard
à la fois d’un citoyen et celui d’un visiteur
Après être retourné au Japon en 1961, Ishimoto se fit naturaliser citoyen
japonais en 1969. Pendant les années soixante, il enseigne la
photographie à la Kuwasawa Design School, au Tokyo College of
Photography et, de 1966 à 1971, à la Tokyo Zokei University.
Ses livres ont eu une importance considérable sur l’évolution d’une
génération de photographes japonais.
Son premier ouvrage, : « Someday, somewhere », est considéré comme
"le premier grand ouvrage de photographies japonaises de l’après
guerre".
Ishimoto a beaucoup voyagé et photographié, visitant le sud-ouest
asiatique en 1966, l’Amérique du Sud, l’Afrique du Nord et l’Australie
pendant trois mois en 1975. Les années suivantes, il voyage en Iran, en
Irak et en Turquie. En 1977, il visite à nouveau la Turquie et voyage
aussi en Espagne et en Inde. Il visite la Chine en 1978.
De 1973 à 1993, Ishimoto réalise des photographies abstraites en
couleur. En 1980, au MoMa, il prend des photographies grand format
des Nymphéas de Claude Monet.
Ishimoto retourne à Katsura en 1982 et prend une autre série de photos,
cette fois le plus souvent en couleur, en utilisant autant que possible le
même lieu et le même angle de vue qu’en 1953. Ce travail a été publié
dans : Space and Form, et il montre que le temps comme déjà à faire
son œuvre sur les bâtiments.
Il réalise des images de sa ville de Tokyo, prises entre 1973 et 2003, en
pleine évolution vers une immense mégapole. Il rend perceptible le choc
entre le côté intemporel du Japon, et le saut presque sauvage vers la
modernité, avec la forêt des grues, l’envahissement des enseignes en
anglais et japonais, et les quelques traces du jadis de la ville.
En 1994 il est l’invité aux Rencontres d’Arles.
En 1999, il a fait l’objet d’une rétrospective de sa carrière à l’Art Institute
de Chicago, sous le thème « A Tale of Two Cities », le conte de deux
villes.
Et en 2000-2001 le Cleveland Museum of Art lui consacre une exposition
sous le titre « Traces of Memory », traces de mémoire.
Il aura été le véritable passeur entre Orient et Occident, partagé entre
Chicago et Tokyo.
En 1996, le gouvernement japonais nomme Yasuhiro Ishimoto « Man of
Cultural Distinction », titre qu’il préfère à celui de « trésor national.
Il décède en 2012 à l’âge de 90 ans après avoir fait don en 2004 de ses
archives de sept mille images au Musée d’Art de Kochi au Japon.
Celui qui voyait avec deux visions et deux langages
Yasuhiro Ishimoto avait été qualifié par Minor White comme « a visual
bilinguist».
Il apporte effectivement dans son regard sur les rues de Chicago la
vision du temps oriental, et dans ses scènes de rue ou de temples
japonais, le modernisme occidental et son art architectural.
On a dit de lui qu’il faisait « des haïkus en image ».
Il y a certes une sorte de narration dans ce qu’il nous montre, mais plutôt
une réflexion sur le temps, son passage, son altération, parfois malgré
tout sa permanence.
Il sait aussi bien déchiffrer l’activité urbaine des gens que tenter de lire
l’architecture des bâtiments.
Il avait suivi des cours d’architecture avant de se consacrer pleinement à
la photographie.
Et dans le traitement des volumes, le cadrage parfait, l’art des
contrastes, on reconnaît sa technique.
Que voit-on quand on regarde une photo de Yasuhiro Ishimoto ?
Des instants de vie attrapés au vol, des cris contre l’injustice faites aux
pauvres des rues, aussi bien à Chicago qu’à Tokyo, des regards tendres
vers les enfants qui jouent à se déguiser ou à jouer, des longs moments
de méditation devant les feuilles et les fleurs, les ombres errantes sur les
murs, les objets jetés après usage et qui marquent la dégradation du
temps, des papiers qui volent sous le vent des jours, des voitures
encerclées par la neige, de simples gens qui passent ou s’immobilisent
dans leur désespoir, des gens en maillot, ridicules dans leur indécence,
attablés à un bar, mais aussi la beauté inaltérable et silencieuse des
temples japonais ou des fleurs qu’il a tant aimé photographié, comme
pour les ensemencer.
Yasuhiro Ishimoto s’est aussi laissé porté par des études de formes et
de couleurs pour mieux cernés la matière et la perception que nous en
avons. Mais c’est dans des séries de clichés en noir et blanc qu’il peut le
mieux exprimer sa vision des formes.
Chez lui la composition spatiale est omniprésente, sans doute influencée
par la peinture abstraite des années 20 et 30, notamment Piet Mondrian.
Elle est en fait proche de la définition que Walter Gropius a énoncée en
visitant à son tour dans les années 50 les constructions sacrées
japonaises :
« Tout fait appel à nos émotions parce que, là, pour une fois, la
conception architecturale a été étroitement liée à l’être humain, à son
style de vie et aux réalités de son existence ».
Ce pourrait être la définition de l’art de Yasuhiro Ishimoto.
On a peu idée en Occident de ce que fut le choc pour les Japonais de
ces séries sur la cité impériale de Katsura. Ils redécouvraient à la fois
leur passé et une ouverture à la modernité de l’art. Ces reportages faits
à trente-deux ans lorsqu’il visite en 1953 et pour la première fois la villa
impériale de Katsura dans le sud-ouest de Kyoto seront un acte
historique. L’espace du temple et du monde seront enfin unis en
harmonie, en prolongement.
Il aura été fondateur du développement de la photographie japonaise
d’après-guerre. Il avait su allier son respect l’existence vitale de la
tradition avec la modernité. L’imbrication de la tradition japonaise dans
l’architecture moderne fait de lui un photographe unique et essentiel.
L’homme à la fois du Bauhaus et des temples a su marier l’esthétique
japonaise et sa géométrie si particulière aux recherches de Mondrian.
Pendant plus d’un demi-siècle, ce sont ses images qui ont façonné
l’imaginaire photographique japonais. Ce lien entre la plus moderne des
architectures et la plus profonde des traditions a défini la culture au
Japon dans les années 1960.
Les autoportraits des années 30 le montrent patient et ouvert dans les
rues, pour en saisir le mystère et apprivoiser ses modèles.
Le trait d’union entre toutes ses images est la douceur de son regard, le
plus souvent sans colère, qu’il porte au monde, sa « zénitude », son
empathie, et sa notion du temps non cyclique : cala a été, cela ne sera
plus.
Entre le nouveau Bauhaus découvert aux USA et l’art traditionnel pictural
japonais du sabi et du kirei-sabi, de la représentation de la beauté
mélancolique autant de la clarté des formes, l’art de Yasuhiro Ishimoto
s’est formé, développé, épanoui.
Ses personnages dans les rues sont souvent quasiment plaqués sur les
bâtiments, comme des affiches, ou de simples nombres dans la cité.
Et puis la fragilité des choses l’obsède, nuages, fleurs, objets que l’on
jette.
Un de ses plus beaux livres s’intitule « Spaces, Spirits » (Espace et
Esprits).
Cela définit bien l’art d’Ishimoto qui a su restituer l’espace et ses
mystères, les esprits et le spirituel.