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MARS 13 Mensuel OJD : 45275 29 RUE RAFFET 75016 PARIS - 01 43 80 46 11 Surface approx. (cm²) : 2103 Page 1/6 DOSSIER Sève BREAL2 2738935300503/GAD/OTO/2 Eléments de recherche : BREAL ou BREAL DIFFUSIONS ou BREAL EDITIONS : toutes citations MARS 13 Mensuel OJD : 45275 29 RUE RAFFET 75016 PARIS - 01 43 80 46 11 Surface approx. (cm²) : 2103 Page 2/6 Dialogue sous X André Comte-Sponville / Ovidie Quand un philosophe, moraliste amoral, rencontre une star du porno soucieuse d'offrir une conscience au genre, cela fait des étincelles. Suffisantes pour éclairer le mystère du désir? Propos recueillis par Michel Eltchaninoff et Alexandre Lacroix / Photos Édouard Caupeil C e n'est pas tous les jours qu'on assiste au dialogue entre un philosophe et une pornostar, et, à vrai dire, nous craignions que la chose soit difficile ! C'était une matinée d'hiver froide et grise, nous avions rendez-vous dans un petit salon particulier de l'hôtel Renaissance-Lé Parc, dans le XVIe arrondissement de Paris. Nous y avons passé deux heures et l'on peut dire que l'échange entre Ovidie et André Comte-Sponville a dépassé toutes nos espérances. Ovidie, ancienne actrice de films X passée avec succès à la réalisation et à l'écriture, a donné le ton : ce n'est pas en égérie ni en provocatrice, mais en analyste distanciée, qu'elle a pris la parole. Quant à André Comte-Sponville, s'il André Comte-Sponville Ovidie Né en 1952, philosophe, maitre de conférences à la Sorbonne jusqu'en 1998, M a récemment patiné Le Sexe ni la mort Trois essais sur l'amour et la sexualité (Albin Michel, 2012). Il a contribué à élargir l'audience de la philosophie avec des livres comme ie Petit Traité cles grandes vertus (PUF, 1995) ou le Dictionnaire philosophique (PUF, 2001), dont une nouvelle édition complétée est annoncée pour cette année. Fin lecteur d'Épicure et de Montaigne, il inscrit sa réflexion dans le courant du matérialisme philosophique, qu'il cherche à réconcilier avec la quête d'une vie spirituelle (mais sans Dieu). Née en 198O, Ovidie a milité dans divers mouvements libertaires, choisi trës tôt un mode de vie straight edge (pas de drogue, pas d'alcool, une alimentation végétarienne) et étudié la philosophie à l'université. Elle est devenue célèbre en tant qu'actrice et réalisatrice de films X à la fin des années 1990 et a remporté trois Hot d'or. Elle a publié de nombreux ouvrages, dont Porno Manifeste (Flammarion, 2002) et Sexe & Philo (avec Francis Métivier, Bréal, 2012). Elle est aujourd'hui réalisatrice de films d'éducation sexuelle pour adultes, de documentaires et directrice d'antenne de la chaîne FrenchLover TV. BREAL2 2738935300503/GAD/OTO/2 a donné à son essai sur la sexualité, paru l'année dernière, ce titre éloquent : Le Sexe rn la mon - détournant une célèbre maxime de La Rochefoucauld, « le soleil rn la mort ne se peuvent regarder fixement » -, c'était évidemment pour faire un pied de nez à la pornographie omniprésente. Pour signaler qu'il y a dans la vie erotique une dimension irréductible au visible. Au cours de la conversation, si des désaccords sont apparus, notamment quant à la vision des rapports entre hommes et femmes, André Comte-Sponville et Ovidie sont néanmoins tombés d'accord sur un point central : il y a dans la sexualité humaine une force qui résiste à tous les efforts de banalisation. Nous n'en aurons jamais terminé avec l'obscurité du désir - et c'est là toute notre chance. Ovidie: La sexualité est ambivalente. D'une part, c'est une activité « saine », je veux dire par là qu'elle participe au bienêtre, qu'elle est nécessaire au plein épanouissement physique et psychologique. On ne peut avoir un rapport serein à son environnement lorsqu'on a une sexualité dysfonctionnelle ou absente. Un homme qui n'est pas épanoui sexuellement risque d'adopter une attitude agressive vis-à-vis des femmes, qui se traduira parfois par des passages à l'acte - le cas le plus extrême étant le viol -, et plus souvent par des propos dépréciatifs ou insultants. Chez les femmes, la privation sexuelle se manifeste plus généralement par une certaine éviction sociale, par une attitude de retrait, par le sentiment de ne pas être à sa place. Cependant, aussi « saine » soit-elle, la sexualité n'est jamais innocente ; il ne s'agit pas simplement de bien se nourrir ou de pratiquer un sport. Les animaux ont une sexualité innocente, mais chez l'humain, l'acte sexuel est toujours chargé d'une intentionnalité, il met enjeu des représentations qui ne sont pas anodines et qui engagent des conséquences pour l'identité personnelle. André Comte-Sponville: Je suis d'accord ! Oui, la sexualité fait partie du bienêtre, et même de la santé (l'incapacité à avoir des rapports sexuels relève de la pathologie). De tous les désirs non vitaux, le désir sexuel est le plus fort. J'ai tendance à penser, avec Freud, qu'il est aussi à l'origine de l'amour, par la sublimation, voire de tous nos idéaux. L'orgasme est le plus vif de tous nos plaisirs corporels, voire spirituels. Qu'avons-nous vécu de meilleur? Et en même temps, vous avez là aussi raison: la sexualité humaine n'est jamais anodine ni toutàfait innocente. S'agissant du rapport entre sexualité et morale, j'ai Eléments de recherche : BREAL ou BREAL DIFFUSIONS ou BREAL EDITIONS : toutes citations MARS 13 Mensuel OJD : 45275 29 RUE RAFFET 75016 PARIS - 01 43 80 46 11 Surface approx. (cm²) : 2103 Page 3/6 l'impression que nous sommes passés d'une erreur à une autre. La première erreur a duré presque vingt siècles d'Occident chrétien: elle consistait à diaboliser la sexualité. À la suite de saint Augustin, qui voulait s'arracher à ce qu'il appelait « la boue ae la concupiscence » (après avoir vécu de longues années de débauche avant sa conversion), le sexe a été l'objet d'une condamnation morale. Saint Augustin va très loin : faire l'amour est un péché mortel lorsque les partenaires ne sont pas mariés, et un péché véniel, entre époux, lorsque le colt tend au plaisir plutôt qu'à la procréation! Nous sommes heureusement sortis de ces pudibonderies. Mais ce fut pour tomber dans une erreur inverse : on est passés de la diabolisation à la banalisation. Dans les années 1970, sous couvert de libération, on a présente la sexualité comme un loisir innocent, aussi anodin que de partager une bouteille de vin ou une partie de tennis. C'est une illusion. Il y a bien une tension entre la morale et la sexualité : jouir du corps d'un autre ne va jamais, moralement, sans une part de transgression. La morale nous commande de considérer l'autre comme une personne, de lui manifester du respect, de le traiter toujours comme une fin, disait Kant, jamais seulement comme un moyen. Or, faire de l'autre un objet, profaner sa dignité plutôt que la respecter, le traiter ou s'offrir à lui comme un moyen plutôt que comme une fin, ce n'est peutêtre pas moral, mais, sexuellement, qu'estce que c'est bon ! C'est justementparce que la sexualité suspend les barrières morales qu'elle est à ce point délectable. O.: Là, il y a un point de divergence entre nous ! Je ne crois pas que la transgression soit indispensable au plaisir sexuel et je rejette l'idée selon laquelle lajouissance passerait forcément par le fait de réifler son partenaire, d'en faire sa chose. Si je me réfère à ma propre expérience, mes plus grands orgasmes ont toujours eu lieu dans des situations d'ouverture totale à l'autre, sans perte de dignité ni sensation d'effraction. Je ne jouis pas du corps de l'autre, je jouis avec l'autre. L'idée que le plaisir découlerait d'un petit jeu entre « sujet » et « objet » me paraît non seulement datée, mais de surcroît majoritairement masculine. Il y a ici un malentendu entre les hommes et les femmes. Beaucoup d'hommes voient dans le coït une sorte BREAL2 2738935300503/GAD/OTO/2 d'acte conquérant. Moi, j'emploierais de préférence une autre métaphore. Lorsque j'invite des gens à dîner chez moi, le fait qu'ils pénètrent dans mon salon n'implique pas qu 'ils s'approprient mon chezmoi. De même, ouvrir ses jambes à son partenaire, c'est l'accueillir avec bienveillance dans son antre. Et ce n'est pas tellement agréable si l'on a l'impression que l'invité veut empiéter sur votre territoire ou vous manquer de respect. Sur un plan plus philosophique, l'idée que la transgression serait une sorte d'ingrédient indispensable à la jouissance me paraît rétrograde, c'est une conception que défendent ceux qui ont trop lu Bataille ou méconnaissent la quatrième génération du féminisme issu de la libération sexuelle. A. C.-S.: Attention, je ne dis pas que telle ou telle transgression soit nécessaire à lajouissance sexuelle ! Dans ses romans, Georges Bataille décrit des séries de transgressions qui vont crescendo et culminent dans la torture et le meurtre. Cela ne me paraît ni sexuellement excitant, ni moralement acceptable! Ce qui m'intéresse, c'est ce que Bataille nomme « l'interdit vague » pesant sur la sexualité. Ce halo d'interdit n'est pas, contrairement à ce qu'on croit souvent, une invention de la morale judéo-chrétienne. Michel Foucault, dans sonHtstoiredeksexualite, a bien montré que les Grecs eux-mêmes, face au sexe, étaient plutôt réticents ou circonspects. Même chez les peuples qui vivent nus, on se cache pour faire l'amour. Pourquoi dissimule-t-on un acte aussi naturel? Parce qu'il y a une certaine gêne, chez l'être humain, liée au fait de se découvrir à ce point animal. Quand on mange, on satisfait une fonction animale ; pourtant, cela n'empêche pas de penser à autre chose, de discuter des sujets les plus divers : la faim ne me dévore pas tout entier. En revanche, quand je fais l'amour, je ne peux pas parler de philosophie : la bête en moi prend toute la place. Ce qu'il y a de merveilleusement troublant, dans la sexualité, tient à cet hiatus entre l'animalité et l'humanité, entre nature et culture. Les bêtes, qui font l'amour innocemment, ne savent pas ce qu'elles perdent ! Ce délicieux « goût de péché», comme dit encore Bataille, relève d'une transgression fondamentale, qui n'a rien à voir avec telle ou telle perversion et dont aucune libération des mœurs ne nous débarrassera. Bien sûr, il est vraisemblable qu'hommes et femmes réagissent différemment face à cette tension qui les traverse. Il y a souvent, dans la sexualité masculine, une part obscure, une dimension d'agressivité, de prédation, un désir d'emprise que les films porno réalisés par et pour des hommes manifestent tristement. Ce n'est pas une raison pour renoncer à la sexualité... ni à la morale ! C'est justement parce que le sexe est foncièrement irrespectueux que nous avons besoin, y compris entre amants, de respect ! La sexualité est toujours transgressive en ce qu'elle libère, chez l'être humain, une animalité cachée ou refoulée; pour autant, un rapport sexuel n'est moralement acceptable qu'à condition de respecter trois principes : la liberté, l'égalité et la réciprocité. Cette triple exigence impose de penser que le viol est une horreur, la prostitution jamais satisfaisante et la polygamie toujours problématique. O.: J'ai fait allusion tout à l'heure au féminisme de quatrième génération. Ma propre vision des choses doit beaucoup à ce courant de pensée, qui a été nourri par les divers mouvements issus, aux Étatsunis, de la libération sexuelle. Essayons d'en retracer rapidement l'historique. Les « Faire de l'autre un objet, ce n'est peut-être pas moral, mais sexuellement, qu'est-ce c'est bon ! » André Comte Sponville suffragettes, qui ont milité dans la première moitié du XXe siècle pour le droit de vote des femmes, entre autres, appartiennent au féminisme de première génération. Dans les années 1960 et 1970, les féministes dites de deuxième génération ont eu tendance à tenir un discours radical, antimascuUn, à cause de la rancœur accumulée - en atteste le SCUMMom/esto, publié par Valerie Solanas en 1967, qui Eléments de recherche : BREAL ou BREAL DIFFUSIONS ou BREAL EDITIONS : toutes citations MARS 13 Mensuel OJD : 45275 29 RUE RAFFET 75016 PARIS - 01 43 80 46 11 Surface approx. (cm²) : 2103 Page 4/6 voulait créer une société sans hommes. Plus récemment, dans les années 1980, a émergé un féminisme de troisième génération, qu'on appelle parfois « sexpositive » ou « pro sex », et qui a pris parti pour la défense de l'héritage de la libération sexuelle, pour une certaine forme de pornographie, pour la reconnaissance des prostituées comme « travailleuses du sexe » et pour l'éducation sexuelle des femmes. La motivation principale de cette troisième vague fut d'aider les femmes à se réapproprier la sexualité, à ne pas la vivre à travers les catégories masculines, « L'idée que le plaisir découlerait d'un petit jeu entre "sujet" et "objet" me paraît rétrograde » Ovidie tout en se délivrant de toute hostilité visà-vis des hommes. Certaines militantes, sur le terrain, ont par exemple organisé des cours de masturbation destinés aux femmes. Le féminisme de quatrième génération a repris le flambeau, tout en assumant et revendiquant plus frontalement le jeu avec les codes de la « féminité », notamment dans les rapports de séduction. Pour ma part, j'essaie de penser une sexualité ouverte, libre, et en même temps construite sur d'autres critères que ceux de l'animalité ou de la transgression, qui me paraissent datés. Ainsi, je n'aime pas tellement cette idéologie qui voudrait que la femme fasse don d'elle-même dans l'acte sexuel et que l'homme s'empare d'elle. On ne dit pas qu'un homme pénétrant fait don de lui-même, aussi ai-je du mal à comprendre pourquoi nous autres les femmes devrions consentir un tel don. En général, les prostituées n'offrent qu'un service, elles ne donnent pas leur corps. Il y a quelque chose de sexiste dans l'idéologie du don de soi. A. C-S. : En toute rigueur, il ne s'agirait pas d'un don mais d'un prêt - pas d'une vente, dans le cas précis de la prostitution, mais d'une location. Faut-il pour autant l'accepter ? Et comment ne pas voir que la prostitution, même masculine, s'adresse à des clients plus souvent qu'à des clientes ? Souvenez-vous de ce que dit Rainer Maria Rilke, dans les lettres à un jeunepoète : « La femme et lejeunefille, plus près de l'humain que l'homme. . » L'« humain », ici, ne désigne pas l'Homo sapiens ; Rilke ne nous dit pas que la femme est plus proche de l'espèce, mais au contraire qu'elle est plus humaine, au sens normatif du terme, davantage capable de douceur ou d'attention à l'autre. L'humanité, en ce sens, c'est le contraire de la violence, de la barbarie, de l'inhumanité. Il faut donc humaniser la sexualité. Les femmes y contribuent plus que les hommes. C'est pourquoi la libération sexuelle, spécialement féminine, fut une formidable occasion d'éduquer les hommes à une sexualité plus civilisée. Comme je l'écris dans mon livre, une humanité exclusivement masculine n'aurait peut-être jamais inventé l'amour: le sexe et la guerre auraient suffi... O.: Vous supposez davantage d'altruisme et de tendresse du côté féminin ! Toutes les femmes n'ont pas des attitudes très louables sexuellement. La sexualité égoïste, le fait de se servir du corps de l'autre pour atteindre sa propre jouissance, est non seulement fréquente mais de plus en plus revendiquée par de nombreuses femmes ; prenez Sharon Stone ou Madonna et leure fay boys, leure hommesobjets. Ces attitudes sont assez bien acceptées de nos jours, alors que désormais on crie au machisme si une star masculine jongle avec des poupées Barbie ; il y a là un renversement des valeurs assez piquant... A. C.-S. : Vous avez raison, et d'ailleurs les hommes, à ce jeu-là, sont plutôt en position de faiblesse. Au lit, une femme libre fait ce qu'elle veut; un homme fait ce qu'il peut. Il est confronté à ses propres limites, celles de ses capacités sexuelles. Aucun homme n'est jamais certain d'être à la hauteur, ne serait-ce que parce qu'il y a, après l'orgasme, ce délai qu'on appelle... O. : La période réfractaire... A.C.-S.: Oui, la période réfractaire, ce qui signifie que la capacité de jouissance de l'homme, toujours strictement limitée, doit se confronter à ce qu 'il perçoit comme virtuellement infini dans la jouissance BREAL2 2738935300503/GAD/OTO/2 Eléments de recherche : BREAL ou BREAL DIFFUSIONS ou BREAL EDITIONS : toutes citations MARS 13 Mensuel OJD : 45275 29 RUE RAFFET 75016 PARIS - 01 43 80 46 11 Surface approx. (cm²) : 2103 Page 5/6 féminine. D'où la tentation, hélas ! historiquement très fréquente, de brider la capacité de jouissance des femmes, par l'excision, l'enfermement, la violence parfois, mais aussi par l'éducation qu'on a donnée aux jeunes filles, des siècles durant, qui tendait à en faire des oies blanches. O.: L'image de la femme toute-puissante et cannibale renvoie à une vieille hantise masculine ! A. C-S. : Parce que les hommes, sexuellement, se sentent en position de faiblesse. Ce sont souvent les femmes qui leur apprennent à découvrir une autre sexualité, qui n'est plus rivée à l'objectif de l'orgasme. C'est passerd'une sexualité derype masturbatoire à une sexualité relationnelle ou erotique. Freud, qui a écrit des choses remarquables sur lavie sexuelle, me semble être passé à côté de l'érotisme. Dans Au-delà duprmcipe déplaisir, il soutient que toutes nos pulsions visent à supprimer une « tension désagréable ou pénible », pour retrouver la paix originelle, « l'état inorganique » qui a précédé notre naissance - donc, infine, la mort. Vous imaginez un homme en train de dire à sa compagne : « Chérie, j'ai une tension désagréable au niveau du bas-ventre; pourrais-tu faire quelque chose pour m'en débarrasser? » Quoi de plus ridicule, de plus triste, déplus inutile? Pour évacuer ce type de tension, la masturbation suffirait. Ce que veulent les amants, lorsqu'ils font l'amour, ce n'est pas supprimer une « tension désagréable oupénible », mais au contraire entretenir une tension agréable et délicieuse ! Il y a érotisme lorsqu'on fait l'amour pour autre chose que pour faire des enfants, cela va de soi, mais aussi pour autre chose que le seul plaisir de l'orgasme- lorsqu'on fait l'amour pour le plaisir de le faire ! L'érotisme est un « retravail » du désir par lui-même: c'est un art de désirer, et de faire désirer, plus encore qu'un art de jouir ! C'est ce qui distingue l'érotisme de la pornographie. Cette dernière crée une excitation de type masturbatoire plutôt qu'erotique. Et quelle violence, quelle bêtise, quelle misogynie presque toujours ! Ce n'est pas faire preuve d'immoralisme exagéré que de s'inquiéter de l'impact aujourd'hui de la pornographie, en particulier sur les plus jeunes. On présente aux jeunes filles une uriage de la femme BREAL2 2738935300503/GAD/OTO/2 comme pur objet de jouissance pour le mâle surpuissant. Elles se sentent humiliées et n'ont pas envie de vivre ça. Les jeunes hommes, eux, ne se sentent pas à la hauteur des acteurs qu'on leur montre, physiquement fort bien pourvus et qui semblent, la magie du montage aidant, avoir des érections indestructibles. O.: Oh ! Je suis moins affolée par les effets du porno sur la jeunesse que vous. Il se trouve que je rencontre souvent des gens qui font de l'éducation sexuelle et affective en milieu scolaire, ainsi que des lycéens. Les jeunes de 15 à 17 ans ont une approche de la sexualité à peu près identique à celle de la génération précédente. L'âge du premier rapport n'a guère évolué depuis trente ans, il s'est stabilisé autour de 17 ans après les années 1970. Par ailleurs, les jeunes ont les mêmes angoisses que nous autrefois. Le rôle de la pornographie apparaît peu dans les questions qu'ils posent. Ils ont vu des films, c'est exact, mais ils conservent un regard critique làdessus et ne prennent pas ces images pour argent comptant. Les jeunes sont beaucoup moins malléables qu'on ne le pense. Nous autres, adultes, avons tendance à les regarder à travers un filtre de panique morale et à projeter sur eux nos propres craintes, notre inquiétuded'assisteràune sorte de « putanisation » généralisée de la société marchande. Or, je ne crois pas que la pornographie ait le pouvoir d'entraîner un tel vacillement des valeurs. Notre époque est même réactionnaire par de « ll y a érotisme lorsqu'on fait l'amour pour autre chose que le seul plaisir de l'orgasme » André Comte Sponville nombreux côtés ; l'opposition massive au mariage homosexuel le prouve. A.C-S.: Ce n'est pas la libération des mœurs que je crains, bien au contraire, mais plutôt une montée générale des angoisses, chez les hommes comme chez les femmes, qui ferait obstacle à des relations sexuelles authentiques. À la limite, la pornographie pourrait accoucher d'un monde où l'on préférerait s'exciter devant son ordinateur plutôt que chercher à rencontrer une femme ou un homme en chair et en os. C'est l'un des paradoxes de notre époque : l'omniprésence du sexe, comme spectacle, risque de déboucher sur une sexualité de type masturbatoire plutôt que relationnelle ou aimante. O.: Pour ce qui est de la communication réelle, en chair et en os, les réseaux sociaux la détruisent davantage que la Eléments de recherche : BREAL ou BREAL DIFFUSIONS ou BREAL EDITIONS : toutes citations MARS 13 Mensuel OJD : 45275 29 RUE RAFFET 75016 PARIS - 01 43 80 46 11 Surface approx. (cm²) : 2103 Page 6/6 pornographie. Cependant, il est vrai que la pornographie a certains impacts sociaux. Par exemple, elle a banalisé l'image du corps. Aujourd'hui, toutes les femmes savent à quoi ressemble leur sexe - tandis qu'avant, à moins d'être bisexuelles, elles n'avaient pas accès à cette connaissance. Cela a à la fois des effets positifs - les femmes n'en sont plus réduites à se demander si elles sont normales ou non - et négatifs, car elles se préoccupent énormément delabeautéde leur sexe. Le recours à des actes de chirurgie intime est ainsi beaucoup plus fréquent chez les jeunes filles de 20 à 25 ans que chez les femmes de 45 ou 50 ans, car les premières ont en tête des modèles dérivant de la pornographie, tandis que les secondes s'en fichent. Enfin, l'industrie du X a une part de responsabilité dans la médiocrité d'une grande partie des films qu'elle propose : trop souvent, ils ne mettent en scène que des emboîtements mécaniques qui n'ont plus aucun parfum de soufre puisque les corps sont privés de poils, voire de sécrétion, stéréotypés. L'altérité est souvent absente, et c'est particulièrement le cas dans les films tournés en PO V [de « point of view », où la caméra suit Ie regard ae l'acteurmasculin], dans lesquels on cc Dans mes films, j'essaie d'établir cles relations entre les individus, la sexualité n'est pas là sans raison » Ovidie ne voit plus le visage de l'homme, mais seulement ses parties génitales. Lorsqu'on évacue l'érotisme, on est conduit à montrer des pratiques de plus en plus hard, de plus en plus obscènes, pour combler le vide que laisse cette disparition. A.C.-S.: Le porno peut-il vraiment offrir autre chose ? Un film X ne propose pas seulement la représentation explicite BREAL2 2738935300503/GAD/OTO/2 d'actes sexuels ; il tend à l'excitation sexuelle du spectateur, davantage qu'à la contemplation esthétique. C'est pourquoi une oeuvre d'art aussi sublime que L'Origine du Monde de Courbet n'est pas pornographique : elle tend à une jouissance esthétique plutôt que sexuelle. J'ai du mal à imaginer un chef-d'œuvre qui serait pornographique. Il y a des scènes explicites dans certains grands romans d'Henry Miller ou de Philip Roth, mais ce ne sont pas des livres pornographiques : ils tendent à un plaisir littéraire plutôt que masturbatoire. Inversement, Apollinaire a beau être un immense poète, ses Onze Milk Verges sont un récit pornographique, mais le contraire d'un chef-d'œuvre poétique... O.: Moi, je pense qu'un autre porno est possible - et d'ailleurs, il ne s'agit pas d'un rêve, mais d'une réalité. Il y eut un événement fondateur précis: en 1981, l'actrice de films X Annie Sprinkle a réalisé Deep Inside Annie Sprinkk, un film mettant en scène l'éjaculation féminine. En 1984, une autre ex-pornostar, Candida Royalle, a lancé sa propre maison de production, Femme Productions, afin de promouvoir une nouvelle pornographie à destination du public féminin. Elle a réussi à obtenir une certaine audience à la fois médiatique et commerciale, ce qui est important. Ensuite, partout dans le monde, de nombreuses réalisatrices ont commencé à mettre en scène des fantasmes féminins. Comme il n'y a pas une seule sexualité féminine, mais autant de fantasmes qu'il y a de femmes, de nombreuses expérimentations ont été menées. Le point commun à tous ces films était, aussi, dans un contexte de prise de conscience des dangers du sida, de respecter les conditions sanitaires pour qu'il n'y ait aucun risque de contamination (tandis que le port du préservatif ne s'est jamais imposé dans le porno masculin). Cette volonté de représenter la diversité des fantasmes féminins s'est doublée d'une envie de filmer des corps qui ne respectaient pas les canons classiques, de toutes formes et de tous âges. À la fin des années 1990, le réalisateur danois Lars von Trier a produit quatre films X ; il s'agissait cette fois-ci de films hétéro, plutôt à destination des couples, assez soft, esthétisants. Au cours des années 2000, d'autres initiatives du même genre sont nées, et la chaîne dont je suis directrice d'antenne, FrenchLover TV, s'inscrit dans cette dynamique. C'est une chaîne d'éducation sexuelle pour adultes. Moi-même, je réalise en moyenne un long-métrage par an, depuis une douzaine d'années. Dans mes films, j'essaie d'établir des relations entre les individus, les scènes explicites sont contextualisées, on raconte des histoires de rencontres et la sexualité n'est pas là sans raison, ni dénuée d'intentionnalité. Ce ne sont pas des films masturbatoires, ils ne sont pas diffusés dans les sex-shops ni sur les sites porno, et d'ailleurs ils ont une courbe d'audience révélatrice. Grâce à Médiamétrie, nous connaissons la durée moyenne de visionnage d'un film porno traditionnel : douze minutes. Devant mes films, les téléspectateurs restent jusqu'au bout, ce qui indique qu'ils suivent une intrigue. A. C-S. : Toute initiative qui permettra de débarrasser le porno du cocktail de violence et de misogynie caractérisant la grande majorité des productions actuelles est une bonne chose ! Cela dit, la sexualité prend d'autant plus d'importance, dans le monde contemporain, que les autres domaines sont en crise. Dans l'un de ses romans, un personnage de Michel Houellebecqfait cet aveu : «Je ne rn'intéresse qu'à ma Ute ou à rien ! » C'est une très bonne définition du nihilisme. Notre société tend à générer ce type d'attitudes : il existe un nihilisme financier, qui ne s'intéresse qu'au fric ou à rien, un nihilisme toxicomane, qui ne s'intéresse qu'à la drogue ou à rien, un nihilisme footballistique, qui ne s'intéresse qu'au foot ou à rien... Le nihilisme, c'est le fait de tout mépriser, à l'exception d'une toute petite partie du réel. Cela ne fait pas un programme de civilisation ! Vous avez raison, la sexualité est centrale, c'est le désir non vital le plus fort ; mais il n'y a pas que le sexe dans la vie ! Tout est sexuel, mais le sexe n'est pas tout. Pour que la sexualité n'occupe pas la totalité du terrain, il faut que la politique, la morale, l'art ou la spiritualité continuent de garder leur importance et leur fonction autonome ; il est indispensable que l'individu s'intéresse aussi à autre chose qu'à son sexe. La sexualité est à sa juste place quand elle n'occupe pas toute la place. On ne jouira que mieux, entre amants, de sa délicieuse et transgressive singularité ! / Eléments de recherche : BREAL ou BREAL DIFFUSIONS ou BREAL EDITIONS : toutes citations
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