Confessions d`anciens buveurs - AA Secteur Régional d`Alsace
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Confessions d`anciens buveurs - AA Secteur Régional d`Alsace
Confessions d’anciens buveurs Dans un coin de la pièce, deux photos en noir et blanc. Des portraits d’hommes cravatés, gominés, souriant, de bonnes têtes d’acteurs hitchcockiens, des Américains typiques des années cinquante. Ce sont Bill et Bob. Ils ont créé les Alcooliques Anonymes il y a soixante-six ans, dans l’Ohio. Depuis, chaque jour, partout dans le monde, des hommes et des femmes combattent l’alcool en parlant, dans de petites salles, chassant la tentation, la honte et les tabous. Jérôme (*) a 50 ans. Il travaille dans le social, quelque part en Alsace. « Toutes les histoires se ressemblent à l’arrivée. Moi, je ne manquais de rien, ma famille était aisée, mes parents ne buvaient pas. J’avais un frère jumeau. Il a commencé à picoler. A 24 ans, il est mort de l’alcool. Jusqu’alors, à part quelques cuites, je ne buvais pas : j’avais un frein. Mais je sais que j’ai toujours été excessif, depuis tout petit. Quand il est décédé, je me suis retrouvé seul. Il y avait un manque, un mal-être. L’enfer de l’alcool a commencé. Je l’ai pris comme un médicament de l’âme, ce qu’il n’est pas bien sûr. J’y trouvais un bien-être fantastique, c’était un stimulant. » « Je me suis mis à m’absenter au bureau, dans une compagnie d’assurances. On a voulu me protéger, me défendre, on disait que j’étais dépressif mais personne ne se rendait compte des quantités que j’ingurgitais. Je suis allé en psychiatrie je ne sais combien de fois, même les psys ne voulaient plus de moi. Il m’est arrivé de boire de la lotion après-rasage. Je pouvais descendre un litre et demi de pastis sec. J’étais cabossé mais pas ivre mort. J’avais ma dose. Le matin, je tremblais comme une feuille morte. » « J’ai intégré en moi le moulin de l’alcool » « A 34 ans, on m’a forcé à aller en cure. Là-bas, j’étais en manque, on avait peur de moi. Un cuistot a accepté de me prendre en cuisine. C’était un ancien maître de ballet à l’Opéra de Paris. Il m’a parlé des tremblements, des insomnies, il m’a raconté qu’il s’est retrouvé presque pieds nus pour aller en cure et je me suis identifié à lui. Je lui ai dit : « Tu crois que je peux y arriver ? » Il m’a fait le plus beau des cadeaux. Il m’a répondu : « T’occupes pas d’hier, ni de demain, essaie 24 heures »…Depuis ce jour-là, je n’ai plus bu une goutte. » Pourquoi pas un verre à l’occasion ? « Parce que j’ai intégré en moi le moulin de l’alcool. Et il suffit d’une goutte pour se remettre à tourner. » Les Alcooliques Anonymes préconisent ainsi de s’appuyer sur un témoignage, un modèle, et de lutter au jour le jour. « Le plus important, c’est de ne pas boire le premier verre. Le désir d’alcool doit être reporté de 24 heures en 24 heures. J’ai appliqué ces principes dans tous les disciplines de la vie : j’ai appris à m’accepter, à pratiquer le lâcher prise sur les choses que je ne peux pas changer. Quand j’ai le blues, je reviens ici pour recharger les accus. En un sens, tout ceci m’a permis d’être moimême. C’est une renaissance. » « Je ne vivais pas ma vie, je la rêvais » Guy (*), 56 ans, a aussi découvert brutalement l’abstinence, lors d’une cure. C’était il y a trois ans. « Depuis l’âge de 16 ou 17 ans, je vivais une sorte de déprime alcoolisée. J’étais dans un état flou, cotonneux. Je buvais entre cinq et six litres de bière par jour, j’arrivais pas à modérer. Le jour où j’ai arrêté, j’ai économisé 2 à 3000 F par mois ! Comme dit Jacques Higelin, je ne vivais pas ma vie, je la rêvais. J’étais régulièrement en arrêt maladie pour dépression, je refusais d’admettre que c’était l’alcool. » « Ma cure m’a donné le déclic. C’est à ce moment-là que je suis allé chez les Alcooliques Anonymes, que j’ai appris les bases de cette philosophie. Je viens aux réunions deux fois par semaine, pour parler, entretenir la vigilance. C’est une hygiène morale. Comme l’hygiène du corps, on ne peut s’en passer. Maintenant, je monte à vélo au Champ du Feu ! Avant, je rêvais devant mon verre que j’y grimpais. Je gaspillais mon temps à rêver que j’étais le plus beau, le plus grand, le plus fort… » Propos recueillis par HERVE DE CHALENDAR (*) Ces alcooliques étant anonymes, leur prénom a été modifié. En toute discrétion La discrétion est telle au sein des Alcooliques Anonymes qu’on rechigne même à donner le nom du responsable régional de l’association. « L’anonymat c’est la pierre angulaire de notre action », explique Jérôme. « Parce que c’est désintéressé : ceux qui m’ont aidé ne m’ont rien demandé. » « C’est un gage d’indépendance », ajoute Guy. « Si je ne viens pas pendant un mois, je ne serai pas relancé. » Tout le monde se ressemble face à l’alcool. « Entre alcoolique, parler n’est pas un problème », assure Guy. « C’est comme si je rentrais dans mes pantoufles ! 24 heures de l’un égalent 24 heures de l’autre, que l’on soit riche ou pauvre, intelligent ou idiot. » Aucune carte n’est exigée. Seul un chapeau circule en fin de réunion. Un des trois groupes d’Alcooliques Anonymes strasbourgeois, celui du Neudorf, réussit le prodige sans doute unique en France de se retrouver chaque soir de façon ininterrompue depuis presque quinze ans. D’autres réunions sont organisées une fois par semaine à Haguenau, Saverne, Sélestat, Colmar, Mulhouse, NeufBrisach et Saint-Louis. Des groupes appelés « Al-Anon » existent aussi pour les proches des alcooliques. Qui est alcoolique ? Il y a les alcooliques évidents : ceux qui boivent dès le réveil, qui comme Jérôme dans le témoignage ci-dessus, font un sort à leur after-shave quand les autres bouteilles sont déjà vidées. Mais il existe aussi un alcoolisme moins visible, plus sournois et beaucoup plus répandu. « En France, constate le Dr Sophie Bronner, on se rattache à l’image épouvantable du clochard aviné pour ne pas se sentir concerné. » Or, « on peutêtre marié, père de famille, aller travailler tous les jours et être malade alcoolique. On peut développer une cirrhose sans jamais avoir été saoul. » Il suffit par exemple d’être un commercial invitant chaque jour des clients dans les bons restaurants où l’apéritif, le bon cru et le digestif sont essentiels aux relations courtoises. On atteint alors très vite le seuil de vigilance fixé à quatre verres quotidiens pour les hommes (le ballon de rouge équivaut au demi de bière, à la flûte de champagne et fond de cognac) et à trois verres pour les femmes. « A cette moyenne, on est déjà un buveur excessif, dans une situation à risque. Le jour où on aura un chagrin d’amour ou un problème au bureau, la consommation augmentera. Et au bout de trente ans, on risque la cirrhose.» Un autre critère peut alerter : l’irritabilité. « Les gros buveurs deviennent assez vite insupportables avec leurs proches. Ils ont toujours des problèmes familiaux. » Petit test, en cas de doute : ne pas boire d’alcool pendant trois jours, juste pour voir l’effet que ça fait. H. de C, On ne devient pas abstinent une fois pour toutes. Il faut continuellement faire face aux tentations, aux sollicitations, a fortiori en cette période festive. « Le désir d’alcool doit être reporté de 24 heures en 24 heures » explique Jérôme, abstinent depuis quinze ans. Alcool à tous les étages L’unité de liaison en alcoologie du centre hospitalier de Mulhouse vient de fêter sa première année d’existence. Bilan : ce n’est pas le travail qui manque. La bouteille est responsable en France de 40 % des accidents sur la voie publique, 20 % des arrêts de travail, un quart des suicides et tentatives de suicide. On estime que 25 % des sujets arrivant aux urgences ont un problème d’alcool. On ne le diagnostique pas toujours mais les abus d’apéritif, de pichet et de digestif disséminent des patients dans plusieurs service d’un même hôpital : en gastrologie, bien sûr, mais aussi en traumatologie, cancérologie ou cardiologie. L’Etat s’est finalement aperçu que les dépense induites par l’alcool étaient plus importantes que ses recettes et a décidé de créer dans les hôpitaux les plus importants des unités de liaison en alcoologie afin de rassembler dans une même attention ces patients éparpillés. En Alsace, trois d’entre elles ont été mises en place à Saverne, Colmar et Mulhouse. Cette dernière, installée au Moenchsberg et baptisée UHLMA pour « unité hospitalière de liaison pour malades alcooliques », est la plus récente. Elle a soufflé en octobre sa première bougie. Premier bilan dressé par sa responsable, le Dr Sophie Bronner : « On est une petite écurie mais on carbure plein pot ! Il y a du travail pour tout le monde ! C’est redoutable, l’alcool en France…mais c’est sous-évalué : c’est culturel, chez nous… » Quand les claques partent trop vite Rattachée au service d’hépato-gastro-entérologie, l’UHLMA se compose simplement, outre le Dr Bronner, d’une infirmière, d’une psychologue, d’une assistante sociale et d’une secrétaire. A sa date anniversaire, la structure s’était occupée de 310 personnes. Les principaux médicaments administrés sont des pilules d’écoute et des comprimés de gentillesse. « Il ne faut surtout pas juger, culpabiliser, être moralisateur. La première fois qu’on va les voir, ils assurent qu’on s’est trompé de chambre. Mais le plus souvent ils acceptent qu’on revienne. A chaque rendez-vous, la confiance augmente et à la fin, ils nous disent : aidez-moi ! Ils sont soulagés. Au fond d’eux-mêmes, ils savent bien qu’ils boivent trop, que les claques partent trop vite pour les enfants… » Les femmes représentent environ 40 % de ces patients. « Parce que la vie est stressante, le malade alcoolique change, il rajeunit et se féminise. Il y a de moins en moins de ces gentils alcooliques de comptoir qui n’embêtaient personne… » H. de C. L’Alsace trinque Selon l’UHLMA, l’Alsace est le troisième consommateur au monde d’alcool. Elle occupe le premier rang mondial pour les cancers des voies aérodigestives (provoqués par l’alcool et le tabac) et le deuxième rang national pour le cancer de l’œsophage. En revanche, les jeunes consommeraient moins ici en moyenne que dans le reste du pays… mais les ivresses augmentent. En France, premier producteur mondial d’alcool, 2.5 millions de personnes sont malades alcooliques. L’alcool est la troisième cause de mortalité avec 35 000 décès annuels.