L`enfant qui savait que Claude François allait
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L`enfant qui savait que Claude François allait
JEAN-LUC AZRA azra @ almalang.com FAX : 0081 – 92 – 732 – 05 – 29 L’enfant qui savait que Claude François allait mourir dans sa baignoire Nouvelle, SF, 60 000 signes (1978) Je m’appelle Sophie Bargepont. J’ai vingt-six ans. Je suis affectée depuis septembre dernier au collège Jean Leluque de Ramey, dans la banlieue d’Andreville. Depuis toute petite, j’ai toujours été attirée par l’enseignement. Au cours préparatoire, je faisais des rêves où la maîtresse tombait malade et où je la remplaçais. Je suis célibataire. Je vis seule, exception faite de mon chat Évariste. J’ai eu quelques petits-amis, comme on dit, et L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 1 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com même un fiancé, Antoine. J’avais vingt ans. Il est parti en coopération au Malawi, et il en est revenu marié. Ramey est entourée de Sautereau, Montouvert, Grignons et autres cités à problèmes, mais c’est une poche privilégiée. Le collège Leluque n’est pas spécialement un établissement difficile. J’ai beaucoup de chance d’être là à vingt-six ans. A vrai dire, j’ai été promue suite à ma participation à la Mission d’Évaluation de l’Orthographe de 1975. Mais c’est une autre histoire. J’enseigne le français à nos jeunes de onze à quatorze ans. Ça se passe plutôt bien. Il y a des cas spéciaux, comme le jeune Tinque, mais dans l’ensemble les choses sont plutôt calmes. Bien sûr, l’intérêt pour Molière, Hugo ou Mérimée n’est pas des plus vifs. Mais entre ce que j’ai connu à mes débuts à Sautereau, je choisis mille fois le collège Leluque. Mais revenons à notre histoire. Martin Vernes était en sixième, il avait onze ans. C’est un joli garçon, fils d’une employée de banque et d’un père commercial souvent absent que je n’ai jamais vu. Il avait un jeune frère de six ans et, bien sûr, sa sœur plus âgée, Sylvianne, en première au lycée Carnot, et qui allait connaître le destin que vous savez. Avant même que le jeune Martin ne se mette à changer suite ou précédemment à son internement, j’avais soupçonné des difficultés dans la famille. En décembre dernier, j’en ai parlé à Madame Benayoun, notre psychologue scolaire, qui m’a dit qu’elle n’avait rien remarqué de spécial, qu’il ne fallait pas s’inquiéter. L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 2 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com Quelque chose n’allait pas dans cette famille. Le père était invisible, et la mère non plus ne se présentait jamais aux rencontres parents-professeurs. La sœur aînée avait fait des fugues. Martin était parfois très gai, vif, intelligent, passionné ; puis, sans préavis, il se faisait renfermé, buté, presque idiot. Bon. Reprenons au début. À la rentrée des vacances de Noël, en janvier 1978, Martin s’est présenté en classe de façon ordinaire. Mais le lendemain, il avait l’air fatigué, malade. Le soir sa mère est vu le chercher à l’école, ce qu’elle ne fait jamais. Il est resté absent pendant quinze jours. De retour au collège, son comportement était devenu radicalement différent. J’ai parlé d’un enfant parfois sombre, parfois brillant ; après, je ne saurais le décrire. Il s’est mis à se comporter comme... comme un adulte en révolte. Parfois, de sa voix d’enfant, il lançait des remarques incongrues ou cyniques telles que : – Ça ne vous perturbe pas que seuls huit élèves de cette classe vont aller jusqu’au bac, et que vous puissiez déjà dire lesquels ? ou encore : – Quand je pense que j’arrive juste à la fin de révolution sexuelle, et que je suis trop jeune pour en profiter. Avouez que de la part d’un enfant de sixième, c’était particulièrement troublant. Il s’était mis en lutte contre l’autorité. Cependant, il le faisait d’une manière radicalement différente de ce qu’on L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 3 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com voit habituellement chez les petits de sixième. On aurait dit que cette autorité lui était transparente, comme si elle ne s’appliquait pas à lui. Voici une rédaction sur table qu’il m’a rendue dans les quelques semaines qui ont suivies son retour: « Madame, Je ne comprends pas ce qui m’arrive, et je ne demande à personne de comprendre. Je n’ai pas envie de faire une rédaction sur le plaisir de la musique. D’ailleurs, j’ai déjà dû vous la rendre il y a trente ans. » Pour Monsieur Thiers, notre principal, Vernes avait « pété les plombs », et il fallait « le garder à l’œil ». Madame Lafante, notre principale-adjoint, disait : « Ce sont encore des trucs pour se faire valoir. On va remettre tout ça dans le droit chemin, ça ne va traîner ». En fait, tout le monde ignorait ce qui s’était passé pendant ces deux semaines d’absence qui avaient tant transformé Martin. Finalement, Alice Benayoun, notre psychologue scolaire, m’a raconté ce qu’elle savait : pendant quelques jours, Martin avait été placé sous surveillance psychiatrique au foyer de Montouvert, sur la demande de son médecin et de sa mère. J’ai alors demandé à Alice de convoquer les parents. Ils étaient toujours restés sourds à mes demandes, à croire qu’ils n’ouvraient jamais le carnet de correspondance de L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 4 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com Martin. Mais je voulais leur parler. Mme Vernes est venue. L’entretien s’est déroulé dans le bureau de la psychologue, en ma présence et celle de l’enfant. Quand on lui a demandé pourquoi son fils avait été interné, Sonia Vernes a hésité un instant. Puis, d’un ton fatigué, les yeux tournés vers la fenêtre, elle a dit : – Figurez-vous que mon fils pense qu’il vient du futur. Il y a eu un moment de silence. – Ah, j’ai fait. Alice a dit : – C’est l’influence de cette Guerre des Étoiles. On ne parle que de ça. C’est alors que Martin, de cette voix désabusée qu’il affectait maintenant, a égrainé cette liste étonnante : – Jimmy Carter, Ronald Reagan, Georges Bush, Bill Clinton, Georges W. Bush, Barack Obama. Sa mère ne l’a pas gratifié d’une réaction. Jambes et bras croisés, elle est restée impassible à regarder par la fenêtre les squelettes noirs des grands platanes. – À part le premier, a dit Alice, je ne connais pas ces gens. – Jimmy Carter est le nouveau président des États-Unis. les autres sont les présidents successifs, d’ici à 2008. Vous L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 5 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com pouvez me renvoyer au foyer, m’interner, m’ignorer, ça ne changera rien. Ils vont vraiment devenir présidents des États-Unis. – Et en France, j’ai demandé, qui sera président après Giscard ? Martin a répondu sans hésiter : – Mitterrand. En 81. – Ça, faut pas être grand clair pour le prédire, a dit Alice Benayoun. – Alors qui sera le suivant ? a répliqué Martin de ce ton posé, de cet air à la fois insolent et fatigué qui lui donnait désormais dix ans de plus. – Tais-toi, Martin, a sifflé sa mère, ça suffit. Je l’ai observée du coin de l’œil. Cette femme cachait des choses. Sur elle, son mari, ses enfants, ou sur tous. Je pouvais le voir à la manière dont elle tentait d’en dire le moins possible, de rester hors du problème. – Mitterrand encore, en 88, puis Chirac, deux fois lui aussi. Puis Sarkozy, en 2007. – En 2007 ! Comme tu y vas, mon petit Martin, a ironisé Alice. Martin s’est réfugié dans le silence. Mais là encore, ce n’était pas l’attitude buttée ou hostile qu’adoptent généralement les gamins de cet âge. C’était plutôt une forme hautaine de résignation, un mépris froid, sans issue. L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 6 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com Quand je suis rentrée chez moi, j’ai dis à Évariste : – Tu ne trouve pas ça incroyable, toi, un enfant de onze ans capable d’inventer des histoires pareilles ? Et pourquoi ? J’ai ouvert une boîte de croquettes, et je me suis promise de voir de plus près ce qui se passait chez les Vernes. Évariste avait l’air d’approuver. Mes collègues avaient dans l’ensemble une attitude plus indignée qu’intriguée. Si inquiétude ils ressentaient, ce n’était pas pour le jeune Vernes, mais plutôt pour leur propre position d’enseignant, comme si les inventions de Martin menaçaient la stabilité du Collège Leluque, et au-delà, la société tout entière. Un conseil de classe a eu lieu quelques temps plus tard. C’était je pense vers le début de février. Quand le moment est venu de parler du jeune Martin, chacun y est allé de son commentaire sur ses résultats du trimestre, tant que sur son comportement récent : M. Thiers (notre principal) : Notre ami Vernes est un fantaisiste. Mme Lafante (la principale-adjointe) : Semble ne faire que le strict minimum. Mme Benayoun (la psychologue du secteur scolaire, convoquée pour la circonstance) : Je suis venue dire qu’une crise a compromis le premier trimestre de Martin, qui L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 7 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com s’avérait pourtant excellent. Son état actuel ne reflète pas ses capacités. Moi (la prof de français) : C’est un élève très doué qui doit réussir très bien s’il travaille. Mme Larval (la prof de maths) : Mais il ne fournit aucun travail. Aucun intérêt pour la matière. M. Thiers : Il me semble que Mademoiselle Cambreuge voudrait dire quelque chose. Mlle Cambreuge (la prof d’anglais) : Oui, merci. Je voudrais dire que le jeune Vernes a fait d’extraordinaire progrès en anglais. Il était bon élève, ma foi, comme un sixième... Mais depuis son retour d’internement, c’est, comment dire, incroyable... M. Thiers : Comment ça ? Mlle Cambreuge : Eh bien... j’hésite à le dire, mais il parle couramment. Tout à fait couramment. M. Beult (le prof d’histoire-géo) : Oh, vous l’anarchiste, vous avez encore fumé la moquette ! À ce moment, la conversation a dégénéré en un pugilat entre Mademoiselle Cambreuge et Monsieur Beult. C’était courant dans les conseils de classe. Mlle Cambreuge : Ça ne va pas de me traiter d’anarchiste ? M. Beult : Je dis ce que je pense, comme vous, non ? Vous nous abreuvez bien de votre opinion, à propos du L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 8 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com Larzac et tout ça. Et vous étiez bien avec les écolos à CreysMalville l’été dernier, non ? C’est moi qui l’invente ? Mlle Cambreuge : Et vous trouvez ça normal, vous, une centrale atomique dont les déchets seront encore dangereux dans un million d’année ? M. Beult : Et alors, qu’est-ce que ça peut vous foutre ! Vous serez là, vous, dans un million d’année ? Mlle Cambreuge : Et ce sont des types pareils qui éduquent nos enfants ! M. Beult : Vous n’en avez pas, de gosses ! – Bon, ça suffit ! a crié Lafante. C’est à ce moment que Mlle Boleth, notre prof d’arts plastiques, est intervenue : – Et les prédictions ? Il vous a fait des prédictions ? Je savais ce dont elle parlait. J’ai ressenti un frisson dans mes épaules, comme si un courant d’air glacé était entré dans la salle de réunion. Tout le monde a regardé Mlle Boleth dans un silence étrange. Celle-ci a fait état de ce qui s’était passé dans sa classe : – Pendant qu’ils travaillent, je demande souvent aux enfants ce qu’ils pensent de ceci ou cela. Cette fois, on a évoqué les actualités. Un des gosses avait vu l’enlèvement du Baron Empain à la télé. D’un coup, comme si l’évocation du Baron Empain avait déclenché chez lui un électrochoc, Vernes a soudain littéralement bondi de sa chaise en criant : L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 9 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com « Aldo Moro, Aldo Moro! Ils vont l’enlever ! ». Il était hystérique. Je ne savais pas quoi faire. Je lui ai dit de se calmer, et j’ai demandé : « Qui est Aldo Moro ? ». Il paraît que c’est un politicien italien qui va être enlevé et mis à mort par les Brigades Rouges. Et tenez-vous bien. Vernes m’a attrapée par le bras, comme si j’allais m’enfuir. Et il a dit d’un ton complètement dramatique : « Il vont enlever Aldo Moro le surlendemain de la mort de Sylvianne. Le 13 mars. Prenez note. Prenez note. » – Qui est Sylvianne ? a demandé Beult. – Sa sœur, j’ai dit. – Il m’en a parlé aussi, a dit Beult. Il est resté dans la classe à la récré et pendant que je rangeais mes affaires, il m’a raconté cette histoire d’Aldo Moro, et il m’a parlé aussi d’un pétrolier en Bretagne. – Oui, la Mocolis, a dit Mlle Cambreuge. – L’Amoco Cadix, j’ai corrigé. La « marée noire » de l’Amoco Cadix, le 16 mars. Je l’ai noté. – Et Claude François, il vous en a parlé ? a demandé Mademoiselle Cambreuge. – Ah ouais, ça aussi il m’a forcé à l’entendre, a ironisé Beult. Ce gosse est fou, il va finir par assassiner quelqu’un ou par essayer de tuer une célébrité, comme avec John Lennon. Ça s’est déjà vu. Enfin, si ça ne tenait qu’à moi je le ferais enfermer. – Electrocuté dans sa baignoire, a continué Mlle L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 10 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com Cambreuge. – Le 11 mars. Ils se sont tous observés les uns les autres, dans un lent mouvement croisé de regards circulaires. Puis dans le silence, on a entendu un reniflement, et ils sont tous partis d’un grand éclat de rire. – Allez, au travail, a dit Thiers. Élève suivant : Régis Tinque... C’est après ce conseil de classe que j’ai voulu savoir en détail ce qui s’était passé pendant les deux semaines d’absence de Martin. J’ai commencé par essayer de rencontrer ses parents. Mais ça dépassait le cadre de mes fonctions d’enseignantes et je pouvais y risquer ma place. J’ai joint Sonia Vernes au téléphone mais elle a refusé de me parler. J’ai menacé de faire intervenir les services sociaux mais ça ne lui faisait ni chaud ni froid. Je suis d’ailleurs passé au Centre médico-social pour expliquer le cas de Martin. Ils étaient au courant. – Vous n’avez que des intuitions, m’a dit le médecin que j’ai rencontré. Et quelque peu confuses qui plus est. Le gamin a été interné sur demande de la famille, avec l’aval du médecin de famille. Pas de traces de coups, pas de sévices. De plus, il est retourné au collège au bout de quelques jours. Il n’y a vraiment pas de quoi fouetter un chat. L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 11 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com Je suis rentrée chez confier mes doutes à Évariste et à mon journal. Il ne se passait sans doute rien chez les Vernes, après tout. Pendant quelque jours j’ai tenté de me sortir ces histoires de l’esprit. Et puis la mort prédite de Sylvianne, la sœur aînée de Martin, m’est revenue en tête, et j’ai recommencé à me sentir anxieuse. J’ai décidé de rencontrer celle-ci directement. Je suis allé la chercher au lycée Carnot. – Elle doit être dans le parc, m’a dit un punk de terminale. Je l’ai trouvée en train de fumer du hasch au pied des transformateurs. Les deux filles qui étaient avec elle se sont fondues dans les bosquets. – Je veux juste te parler de ton frère, j’ai fait avant qu’elle ne parte aussi. – Lequel ? Martin ? elle a demandé. Elle aimait beaucoup Martin. C’est avec tristesse qu’elle m’a raconté ce qui s’était passé entre le huit et le vingt janvier dernier, et ce qu’elle appelait son « délire ». – D’abord il est tombé malade. Il est resté complètement abruti pendant deux ou trois jours. Puis il a commencé à péter les plombs, à raconter n’importe quoi. L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 12 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com – Par exemple, quoi ? – Qu’il avait quarante-et-un ans, d’abord. Et comme on lui disait tous : « Ouais, ouais, c’est ça, t’as raison », il s’est mis à nous raconter ce qui allait se passer dans l’avenir. – Vous vous souvenez de ce qu’il a dit? – Non, pas vraiment. C’était comme une cascade de noms, de délires sur les chanteurs et tout ça. Par exemple vous connaissez Queen? Il a dit que le chanteur de Queen, je sais plus son nom, il allait mourir du... je me souviens plus... du Silda, un nom comme ça. Et que cette maladie allait tuer des millions de personnes. – Il a parlé des Présidents des États-Unis ? – Ouais, ouais, ça m’a fait marrer parce qu’il y en a un qui s’appelle Baraque. Et il paraît qu’il est Noir. Elle s’est arrêtée un instant, pensive. – Et puis, elle a ajouté, il a dit que Claude François allait mourir électrocuté dans sa baignoire. Elle a pouffé. – Pourquoi est-ce qu’on l’a interné au foyer de Montouvert ? – Il était hors de contrôle. Comme personne ne voulait l’écouter, il a commencé à casser des objets, puis à faire des fugues pour aller à Beaubourg lire les archives des journaux ou je ne sais quoi, et il revenait avec encore des tonnes de ses prophéties idiotes. Puis il a fugué définitivement. Il a L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 13 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com essayé de se faire entendre auprès des journaux et des télévisions. Il paraît qu’il s’est introduit dans les locaux de tf1 pour tenter de raconter son histoire. Au bout de quelques jours on l’a rattrapé dans le métro en train de faire de la manche. Il était complètement fauché, il mangeait à peine. – C’est là que votre mère l’a fait interner à Montouvert. – Oui, pour le remettre sur pied. – Et quand il est revenu ? – Il est retourné au collège. Elle était sur le point de partir. Elle dansait d’un pied sur l’autre dans le froid mordant de février. Elle ne portait pas grand chose sur le dos. – Et vous, ça va ? j’ai demandé. Elle n’a pas répondu. – Martin vous a parlé de votre avenir ? j’ai fait. Elle a fait non de la tête. Ses joues étaient rouges et une nuée blanche sortait de sa bouche à chacune de ses expirations. – Ça va chez vous ? Et votre père ? J’avais touché le point sensible. Un de ses yeux s’est ourlé d’une larme soudaine qui est restée sans couler sur le bord de la paupière. – Il est parti, elle a fait. Il est parti le mois dernier, il a dit qu’il allait s’installer avec une autre famille. Il paraît qu’il a L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 14 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com une petit fille ailleurs. La larme a basculé et dévalé sa joue droite. Je l’ai serrée un instant dans mes bras. – Et si vous parliez à quelqu’un, vous aussi ? Je lui ai noté l’adresse du Centre médico-social. Elle a fourré le papier froissé dans son gilet puis elle est partie à travers le parc. Après ça, j’ai voulu parler au médecin de famille des Vernes. C’était le docteur Marcel Rubénisse de Grignons. Comme il a refusé de me voir, j’ai décidé de pousser la chansonnette jusqu’au foyer pour jeunes en difficulté de Montouvert. J’ai été reçu par le docteur Thaime, un rêve de jeune fille avec des sourcils d’éphèbe, un menton à la Sean Connery et des phalanges de pianiste. Il était si beau que j’en ai eu du mal à rester concentrée sur ce qui m’amenait. Il semble aussi qu’il n’ai pas été tout à fait indifférent à mon petit ensemble La Redoute. Je soupçonne qu’il m’ait fait toutes ses confidences parce que je ne lui étais pas indifférente. Mais j’imagine sans doute. – Martin Vernes est arrivé très agité et très affaibli par sa fugue. Il était incohérent et délirant. Puis il s’est calmé très vite. – Est-ce qu’il vous a parlé de sa sœur ? L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 15 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com – Non, mais il nous a parlé de sa mère. Il nous a dit qu’elle avait des troubles graves de l’humeur. Il a employé le terme de « bipolaire ». – Qu’est-ce que ça veut dire ? – Je ne sais pas, mais je suppose qu’il cherchait à décrire une forme de psychose maniaco-dépressive. Il a dit qu’elle hurlait, qu’elle était violente, qu’elle brisait les objets... Et qu’à d’autres moments, elle est comme sur un nuage, elle aime tout le monde, elle a vingt ans de moins, elle fait des cadeaux extravagants... Voilà ce qu’il a dit. – Vous allez faire quelque chose ? – Je n’en ai pas le pouvoir. Si Martin semble subir des sévices, on avisera, mais ce n’est pas le cas. – Je soupçonne que la sœur soit en danger, j’ai dit. Martin a laissé entendre qu’elle pourrait mourir dans peu de temps. – Hmm, a fait le docteur Thaime, dubitatif. Martin fait toutes sortes de prophéties grotesques. Tenez, il m’a dit que Freddy Mercury allait mourir d’une maladie appelé SIDA, Syndrôme d’immuno-Déficience Acquise, et que celle maladie, transmise sexuellement, allait tuer 30 millions de personnes dans les 30 prochaines années. Où va-t-il chercher des idées pareilles ? Et comment trouve-t-il ce vocabulaire ? Il a ouvert un dossier et cherché dans ses notes. – Ah voilà, il a continué. « À partir de 1990, les réseaux L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 16 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com mondiaux d’ordinateur vont commencer à se connecter dans un réseau unique, Internet, qui contiendra l’ensemble de la connaissance humaine. On pourra y accéder à tout instant de pratiquement n’importe où ». C’est amusant. En revanche, le virus du rhume restera invaincu. Il s’est levé et a ouvert la porte qui le séparait du bureau voisin. – Martine ! il a appelé. Tu te souviens des prédictions du jeune Vernes ? – Hmm, attend, a dit une voix de femme. Attends, je sors le dossier. Une blonde est entrée, un dossier cartonné ouvert à la main. Elle ressemblait un peu à Michelle Torr. – Voilà : il y aura des restaurants américains partout, appelé MacDonald. Le communisme va disparaître pratiquement partout. Une centrale nucléaire va exploser. Le 11 septembre 2001, New-York va être attaqué par des terroristes et 3000 personnes seront tuées. Les Anglais auront une femme comme Premier Ministre, les Américains un Noir comme Président, et nous une Arabe comme Garde des Sceaux. Elle m’a regardée en souriant. Quelque chose dans son ironie me déplaisait. – Attendez, elle a continué. J’ai aussi des conjectures inverses. Il n’y aura pas de guerre mondiale. Aucune bombe atomique ne sera utilisée. La France ne sera directement en L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 17 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com guerre avec personne pour au moins les trente prochaines années. Elle a de nouveau souri. – C’est très divertissant, j’ai dit. – Et vous savez quoi ? elle a continué. Le 11 mars, Claude François va mourir dans sa baignoire. Je me suis tournée vers le docteur Thaime, un peu blessée de voir mes inquiétudes tournées en dérision. – Je vais vous laisser travailler, docteur. Mais je pense qu’il faudrait faire quelque chose pour Martin, sa sœur, et son petit frère. Je sais que ce n’est qu’une intuition, mais je pense qu’il y a péril en la demeure. Il m’a raccompagné à la grille du foyer. – Vous savez, je ne peux pas faire grand chose, il m’a dit en me serrant la main. Ensuite, la classe a continué, avec ses routines. Comme je ne pouvais parler ni à la mère psychotique, ni au père injoignable, ni au docteur enfermé dans ses secrets de famille, j’ai laissé passer les jours en observant Martin. Je le voyais deux fois par semaine dans le cadre du programme ordinaire. Il se tenait calme. Pendant les cours, il n’écoutait rien, ne lisait rien. Il écrivait sans cesse dans des cahiers d’écolier auquel il donnait des numéros. Comme rédactions, il composait des essais philosophico-mystique sur le cours L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 18 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com du temps, la violence, le mensonge ou la mort. Et des poèmes aussi. J’en ai un là, voilà : 1990 Maladroits vagabondent | nos pas dans le réseau Dans ce plan nouveau du monde Sur un globe à nouveau bombé Christiane avait tenu | son mur à Bahnhof Zoo Le no-man’s-land alors | s’étendait comme un erg Nous étions pris de corps | sur le bord de Kreuzberg Nous sommes restés nus | quand le mur est tombé Très tristement, Martin était la risée de mes collègues, ce que je trouvais inadmissible. Beult lui avait pris un de ses cahiers et il nous en a lu des passages en conseil de classe : – Écoutez ça : « Premier Star Wars sorti en mai dernier. Tout le monde l’appelle La Guerre des Étoiles. Georges Lucas va faire deux suites. L’empire contre-attaque : vers 1980. Le retour du Jedi : 1982 ? Trop long. 2000 à 2007 : épisodes I a III. Beaucoup trop loin, beaucoup trop long ». L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 19 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com – C’est privé ! j’ai dit. On devrait lui rendre ce cahier. – Je vais dans le même sens que Mademoiselle Bargepont, a dit Mademoiselle Boleth, la prof d’arts plastiques. C’est au mieux un document médical destiné à son psychiatre, au pire un journal intime. – Ça suffit, est intervenu Thiers. J’interdit ces cahiers. Lafante, vous irez parler à l’intéressé. Il a saisit le cahier des mains de Beult, et l’ouvrant, il a chaussé ses lunettes. – Hmm, il a fait. Vous savez qui est Balavoine ? – L’âne du meunier de la chanson ? a essayé Beult. – Aucune idée, a grogné Janette Larval. – Eh bien je ne sais pas non plus, a dit le principal en rajustant ses lunettes. Mais ce que je lis ici, c’est qu’il va mourir dans un accident d’hélicoptère. À la récréation, Mme Lafante s’est approché de Martin, qui s’était assis sur les marches comme d’habitude, avec un de ses cahiers. Elle a pris le ton de garde-chiourme qui constitue l’assise de son autorité. – Vernes, debout ! Martin s’est levé. – Donnez-moi ce cahier ! L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 20 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com – Non. Je le range, a dit Martin. Il a ouvert son sac mais Lafante a attrapé le cahier et le lui a arraché. Martin a un mouvement brutal vers l’avant et j’ai pensé un instant qu’il allait la frapper. – Foyer de Montouvert, ça vous dit, Vernes ? Il s’est reculé d’un pas. Beult, qui traversait la cour, s’était approché. – Je garde ces deux cahiers, Vernes, a continué Lafante. Votre mère viendra les chercher. Quant aux autres, gare à vous si je vous reprends avec. En classe, vous n’aurez désormais que votre matériel de classe. Alors Martin a monté quelques marches pour se trouver à la hauteur de la principale-adjointe et du prof d’histoire. Il a dit a peu près : – Je me souviens de vous, Madame Lafante. Et de vous aussi, Monsieur Beult. Trente ans après j’avais oublié le nom de mes meilleurs camarades mais pas les vôtres, ni vos mots, ni vos brimades. Et puis il a ajouté, en anglais : – Do you really think I need to learn what they teach here in first grade? Madame Lafante, qui était agrégée d’anglais, a eu un mouvement de recul, comme si la voix d’un disparu était sorti d’une statue de bronze. L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 21 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com – Et vous, Monsieur Beult ! J’ai lu Corbin, Benveniste, Braudel, Todd ! Vous pensez vraiment que j’ai besoin de vos cours ? Beult ne s’est pas laissé démonté. – Jeune homme, des générations de potaches ont tenté de me faire tourner en bourrique. Je n’ai pas besoin de vous pour être chèvre. – Rendez moi mes cahiers, a ajouté Martin. Sinon, je téléphone à l’inspection académique. – Pff ! Il s’en foutent bien de vos salades. Vous avez été interné à Montouvert, vous êtes un pré-délinquant notoire. – Vous ne trouvez pas qu’un enfant de onze ans a une voix de femme ? a dit Martin. Imaginez l’effet de ce coup de fil : « Bonjour. Je suis la mère d’un élève du Collège Leluque de Ramey. Je préfèrerai ne pas donner mon nom. Il semblerait qu’un de vos enseignants procède à des attouchements sur les enfants. » – Nous ne cèderons à aucune menace ! a hurlé Lafante. Martin est descendu des marches et il a semblé soudain redevenir le petit garçon de onze ans qu’il avait cessé d’être. – Allons, il a dit, soyons raisonnable. Je ne dérange personne, je me tiens sage. Rendez-moi mes cahiers, laissezmoi tranquille dans le fond de la classe, et finissons cette année scolaire en s’ignorant les uns les autres. Elle lui a rendu ses cahiers en faisant comme si elle ne le L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 22 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com voyait plus. Elle s’est tourné vers Beult – On vit une de ces époques, elle a dit. Les SS20 audessus de nos têtes... Action Directe... – Le Centre Pompidou... – Quoi, le Centre Pompidou ? – Ben quoi, il est horrible, non ? Quand je l’ai vu j’ai cru qu’ils n’avaient pas encore enlevés les échafaudages. Martin, lui, ayant rangé ses cahiers dans son sac, avait regagné sa classe, qui attendait en rang devant la salle de biologie. C’était une gentille classe, cette sixième-deux. Le nouveau Martin semblait avoir de meilleurs rapports avec ses camarades de classe qu’avec ses parents, ses profs ou ses éducateurs. Avant son « changement », il fréquentait surtout le petit Kreuzenfeld, le fils du rabbin ; à présent, on aurait dit qu’à l’exception du fils Tinque, qui avait toujours été son ennemi, il avait acquis un respect nouveau, comme si les enfants avaient reconnus en lui une autorité supérieure, un être différent qui les dépassait et qui les aimait à la fois. Un matin dans la cour, alors que j’étais en train de rassembler les cinquième pour l’initiation au latin, j’ai remarqué les sixième-deux qui attendaient l’arrivée des profs de travail manuel, les filles d’un côté, qui faisait du L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 23 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com crochet, les garçons de l’autre, qui faisaient de la pyrogravure. Martin était assis sur les marches, et un petit groupe se serrait devant lui. Il était en train de leur prédire leur avenir. – Toi, Kreuzenfeld, tu vas devenir journaliste à Libé. Tu feras surtout de l’économie, et tu publieras même un bouquin, un truc sur le franc flottant. – Et moi ? a dit la petite Valérie Mongin, avec ses lunettes roses. – Toi, je sais pas Valérie. Je sais que t’auras un scooter, mais c’est tout ce dont je me souviens. Par contre, tu sais que la moitié des garçons de la classe sont amoureux de toi ? Tiens par exemple, Gérard, Éric, Jean-Luc… Elle a pouffé. – T’es malade ! a protesté Gérard Mandu, rouge comme une pivoine. Martin a continué : – Et toi Gérard, tu seras un vrai tombeur quand tu seras au lycée. Et puis tu vas devenir pharmacien, comme ton père. Et tu vas épouser une jeune fille catholique très religieuse. – Et moi ? a demandé Brigitte Lebaquet. – Ah Brigitte, on va devenir bon copains tous les deux. Et toi aussi tu va te marier, avec le fils du photographe de L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 24 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com l’avenue de Paris. Et ton père va fermer le magasin à cause du Castorama. Il s’est levé d’un bond en m’apercevant. – Allez. c’est tout, les autres je me souviens pas, je vous connaissais pas. Mais pas de lézard, vous allez tous devenir des artistes dans votre domaine. On a entendu la voix railleuse de Tinque. – N’importe quoi, Vernes. Tu racontes que des bobards, t’es qu’un trouduc. Il dépassait Martin d’une bonne tête. Celui-ci a soufflé, comme pour pas que je l’entende : – Et toi Régis, tu m’en a fait chier des ronds de chapeau de la maternelle au lycée. Mais je t’en veux plus, tu vois. Ton père te bat, voilà pourquoi. Ton père te bas toi et tes frères avec une ceinture à boucle en acier. C’est pour ça que tu te venges. T’es une victime. Trinque est resté un instant en arrêt, puis il a dit : – Et toi c’est ta mère qui te bat, c’est encore plus la honte. – Allez hop, tout le monde en rang et au pas de charge ! C’était Monsieur Van Hamme, le prof de travail manuel des garçons. A la fin du second cours, j’ai cherché Martin dans les L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 25 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com couloirs et je l’ai trouvé au moment où il s’apprétait à entrer dans le gymnase. – Marchons dehors un instant, j’ai dit. Il a fait comme s’il ne m’entendait pas. Je l’ai tiré par son cartable. Il avait beau se comporter en adulte, j’avais physiquement le dessus. – C’est vrai que le père Tinque bat ses gosses ? – Tout le monde le sait, personne ne fait rien. – Depuis combien de temps tu le sais ? – Plus de trente ans. Un sourire s’est dessiné sur ses lèvres. – Arrête ce jeu idiot, j’ai dit. Il y a beaucoup de mystère autour de toi. Tu ne crois pas qu’il serait temps de nous expliquer ? – J’ai essayé. Mais je crois que c’est sans espoir. – C’est vrai que ta mère te bat ? – Non, pas exactement. Elle nous a bien collé une paire de baffe ici ou là, mais rien que de normal à cette époque. – À cette époque ? – Oui, je veux dire, en 78 c’était normal de coller des torgnoles aux gamins de temps en temps, non ? – On est en 78, Martin. L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 26 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com – Oui, c’est ce que je veux dire. Bon, bref, ma mère nous terrorise. Elle crie, elle casse les objets, elle claque les portes, elle jette des trucs par la fenêtre, elle se cogne la tête contre les meubles, et une fois elle a passé le poing à travers un carreau et il a fallu lui faire douze points de suture. Elle ne nous bat pas, mais on vit dans une ambiance de terreur. J’avais déjà un tableau plus parlant de la situation. Je suis revenu à l’autre sujet qui m’occupait l’esprit jour et nuit depuis des semaines. – Qu’est-ce que c’est que toutes ces prophéties ? – Si je vous parle on va me renvoyer en foyer, il a dit. Et il a ajouté : – Je n’ai pas beaucoup de temps devant moi. Une grande tristesse semblait s’être abattue sur lui, dans seul coup. – Peu de temps pour quoi ? j’ai demandé. Il a regardé à terre, puis il a dit : – Je ne peux pas vous en parler, Sophie. Le premier mars, il a été arrêté à nouveau pour avoir frappé sa mère. Alice Benayoun m’a raconté : – Il a été placé provisoirement à Montouvert en L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 27 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com attendant d’être orienté vers un établissement plus strict. – Plus strict ? Pourquoi ? – Il a frappé Sonia Vernes avec un manche de pioche. Il l’a vraiment amochée. Pour sa défense, il a dit que c’était à cause d’elle que leur père était parti, que sa sœur allait mourir et que le petit allait devenir alcoolique. Il est schizophrène. C’est presque impensable à onze ans, mais c’est le seul diagnostic possible en l’état. Il a vraiment des visions de l’avenir, il peut chanter des chansons dont il prétend qu’elles ont été composées en l’an 2000… – Et Sylvianne ? j’ai demandé. – Elle est encore en fugue. On ne sait pas où elle est. J’ai senti une grande bouffée d’angoisse monter en moi et m’emplir la poitrine. – Alice, j’ai dit en avançant la main au-dessus du bureau, Martin a dit que sa sœur allait mourir le 11. Bien sûr, il ne peut s’agir d’une prédiction, mais il sait peut-être quelque chose à propos de cette date. Une intuition… – Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? Elle est pratiquement majeure, il y a une crise familiale en cours, normalement dans ce genre de cas, on attend quelques jours que la personne ressurface. Elle a ouvert la fenêtre et elle a allumé une cigarette. Le vent humide de mars s’est introduit dans la pièce. Sortant de son large cartable son dossier sur Martin, elle L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 28 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com a dit : – Et puis, c’est difficile de porter le moindre crédit à ce qu’il raconte. Je vais vous lire le transcript que j’ai fais de notre conversation de ce matin. Voilà : « Je me souviens parfaitement de ce qui s’est passé. Elle s’est tuée le 10 mars. Des joggeurs l’ont trouvée dans le parc Zavatta le 11 au matin. Elle avait fait une overdose massive, qu’on supposera volontaire. Les flics ont débarqué chez nous le 11 à vingt heures. J’avais onze ans. On était devant le journal de TF1, avec Gickel. Tout est resté imprimé dans ma tête parce que les flics parlaient derrière moi alors que j’essayais de ne pas entendre, de ne pas savoir. La droite avait gagné les législatives. Je me souviens de tout ce qui s’est passé pendant les jours qui ont suivi la mort de Sylvianne. Un attentat à la bombe contre un bus en Israël. Aldo Moro enlevé par les Brigades Rouges, puis assassiné. La marée noire en Bretagne. Avec un pétrolier qui se briser en deux. L’Amoco Cadiz, c’est son nom. Je peux pas les inventer ces choses-là ! Vous verrez que j’ai raison. Et puis surtout, je me souviens que Claude François est mort dans sa baignoire. – Vous voulez dire que Claude François va mourir dans quelques jours ? L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 29 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com – Oui, le 11 mars. Il va mourir electrocuté dans sa baignoire. Les gens vont raconter qu’il se séchait les cheveux les pieds dans l’eau. Mais apparemment, il a essayé de redresser une applique murale. » Alice m’a regardée. – Vous voyez, Sophie. Le pauvre Martin est un malade. La tâche relève de l’institution à présent. (2010) Je vous ai reconnue sans peine, trente-deux ans après. Vous savez, la première fois, je vous estimais tellement, je passais mon temps à vous regarder, je buvais vos paroles. Par la première fois, je veux dire la première fois que j’ai vécu 78. Quand j’avais vraiment onze ans. Ce matin, quand je vous ai vue traverser le parc Monceau, j’ai reconnu votre façon de marcher, votre visage. Je me suis dit, cette femme doit avoir la cinquantaine, ce pourrait être elle. Et j’ai appelé : « Sophie ! » – et c’était vous. Je comprends que vous ayez été effondrée quand vous avez appris la mort de Sylvianne. Et que vos certitudes aient été encore plus ébranlées dans les jours qui ont suivis, quand vous avez entendu les actualités à propos de Claude L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 30 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com François, d’Aldo Moro, de l’Amoco Cadiz… À ce moment je pense que la plupart des gens que j’avais côtoyés ont enfin reconnu ce qui se passait, mais personne, personne ne l’a admis à visage découvert. Ni Benayoun, ni le toubib du foyer, ni Rubénisse, ni Yvan Treisch. Tout le monde s’est réfugié dans le silence. Je sais, vous aussi. Vous avez fait la même chose. Mais ne vous en sentez pas coupable, Sophie... Ç’aurait été comme de vous demander de soutenir l’existence des extraterrestres… ou du voyage dans le temps… Et pourtant vous m’avez cru, alors. Vous avez enfin cru en ce que je racontais. Vous avez pensé que j’allais m’en sortir. Et dans une certaine mesure, je m’en suis sorti. Vous m’avez dit ce matin : – Mais au fond, tout ça, comment ? Pourquoi ? Je me suis posé cette question pendant trente ans sans obtenir de réponse. Le lendemain de l’élection d’Obama, un soir de novembre 2008, en sortant du boulot, je me suis senti faible. Je passais devant une terrasse. Je me suis assis. J’ai appelé Chen, ma femme, pour qu’elle vienne me chercher. Mais avant qu’elle n’arrive je me suis senti perdre connaissance. J’ai eu l’impression de flotter comme ça, entre deux mondes, dans un océan de souvenirs diffus, pendant des heures, des jours peut-être. L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 31 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com Et puis les souvenirs se sont fait incroyablement précis. J’étais couché dans le salon du pavillon qu’on occupait à Ramey quand j’étais môme. Ma mère était penchée au dessus de moi en train de râler, mon frère venait me voir, ma sœur mettait sa main sur mon front pour voir si j’avais de la fièvre. Or ma sœur était décédée, flinguée à dix-sept ans d’une overdose d’héro. Je me suis assis. Je me suis levé. Je suis sorti dans la rue. C’est là que j’ai compris que ce que je voyais était réel, que ces évènements n’étaient pas, à proprement parler, des souvenirs. Ma mère, Sylvianne et Damien étaient tels que je les avais oubliés, qui sa marque de naissance, qui sa mèche peinte en rouge, qui sa manière de poser les pieds sur la table basse en regardant la télé. Cette télé où Roger Gickel présentait le journal de tf1, avec son logo rose épouvantable comme un cauchemar d’alcoolique, et une musique de génétique inoubliable, et que pourtant j’avais oubliée. L’actualité ne laissait pas de doute. On parlait de la crise des SS-20 installés par les Russes en Allemagne de l’Est. Carter venait d’être élu, Giscard nous a dit un soir que nous avions fait le « bon choix ». Dans la radio, ça causait des films qui sortaient : Annie Hall, Rencontres du 3ème type, L’ami américain, L’homme qui aimait les femmes de Truffaud... L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 32 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com Les bagnoles dans l’avenue de la République étaient des blocs anguleux comme des paquets de cigarettes. Des Autobianchi, des 2CV, des Dyane, des Ami-6, des Fiat 127, des 404, des 504, des 604, des Renault 16 et des Renault 20, Blanches, rouges, jaunes, d’un bleu ciel passé... A la radio, on entendait Rockollection de Laurent Voulzy, Jamais content de Souchon, Laisse béton de Renaud. Ce sont des machins qu’on n’oublie pas, même si on ne les entend pas pendant trente ans. Il y avait aussi Diabolo Menthe d’Yves Simon. C’était une très belle chanson, très émouvante. Et aussi le Loir et Cher, La dernière séance, Il a neigé sur Yesterday de Marie Laforêt passé en boucle par les stations popus, et puis Ex-fan des sixties de Birkin, la Lettre à France de Polnareff, et Hygiaphone de Téléphone. Elvis était mort quelques mois avant. Charlie Chaplin aussi. Tous ces éléments ont concouru dès les premiers jours à me montrer que j’étais non dans un ailleurs, mais dans un déjà-vécu. Dans un passé, à mon échelle, incroyablement lointain et inattendu. J’avais à nouveau onze ans. C’était 1978. Dans ma piaule, inchangée, il y a avait mes tiroirs secrets avec mes journaux intimes et mes poèmes de onze ans, des trucs que je croyais perdus et oubliés pour toujours. Et puis le 33 des Eagles avec Hotel California, et aussi Jethro Tull, Electric Light Orchestra, les Floyd, le Mac, Queen bien sûr, et aussi Patty Smith, Les Stones, Weather Report, ainsi que des trucs alternatifs (pour l’époque) comme Ange, L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 33 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com Magma, Mike Oldfield, tout ça mélangé. Quand je suis retourné au collège, les souvenirs ont continué à me jaillir en pleine face avec toute la violence d’un mauvais film qu’on se retrouve à voir pour la seconde fois. Monsieur Thiers, le principal, avait son air agacé de vendeur de saucisses, et Madame Lafante, la nazillonne du collège, avec ses abus de pouvoir et son goût de l’humiliation, rejouait les scènes que je lui avais vu jouer trente ans plus tôt. J’ai compris que je revenais a un moment précis de ma propre ligne d’existence, sans que rien n’y soit modifié. On était en janvier 1978. Mon père venait juste de partir et on venait de découvrir qu’il avait une famille ailleurs. Ma mère était en pleine crise. Chaque seconde à la maison était un cauchemar. Damien rentrait de l’école et se cachait sous son lit jusqu’au moment du repas. Sylvianne a commencé à sniffer et à se piquer. Je savais que si l’enchaînement des choses ne variait pas par rapport à ce que j’avais connu, elle allait claquer quelques semaines plus tard. Pendant un moment j’ai pensé, bien sûr, que tout ça était une reconstruction mentale ; que je devais être allongé en 2008 dans un lit d’hôpital, dans le coma, ou abruti par une drogue. Pourtant, dans une certaine mesure, j’avais une action sur les choses. Je pouvais tout aussi bien ouvrir une boîte couscous Garbit, aider Damien à remonter son Visible Man ou balancer mes tiagues à travers la pièce et casser le vase L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 34 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com de Daume de ma mère. Que ce monde soit vraiment 1978 (ou une possibilité de 1978) ou qu’il soit seulement un effet de mon imagination, j’ai voulu savoir quelle était l’étendue de ma liberté. Je me suis enfui. J’avais dans l’idée de stupéfier la presse par les augures que je pouvais faire. Mais les choses se sont plutôt mal passée. Vous pourriez vous pointer au CERN avec la nouvelle théorie des cordes, personne ne vous prendra au sérieux si vous avez onze ans. Aucun journal, aucune télévision n’ont accepté d’écouter mes salades. J’ai cherché du boulot au noir sur les marchés et dans les boutiques, mais ça n’a pas marché. J’ai fait la manche, mais même avec un peu d’argent, les receptionnistes des hôtels ne me laissaient pas prendre une chambre. J’ai eu des propositions malhonnêtes de messieurs bien habillés. Je les ai refusées. J’ai dormi à la gare de l’Est. J’ai failli me faire violer. J’ai continué à faire la manche, puis la police m’a récupéré et m’a ramené à Ramey. C’est là que ma mère et le docteur Rubénisse m’ont fait interner au foyer de Montouvert. J’ai compris que je n’étais pas libre, même de m’expliquer. Le paradoxe est que dans une société moderne un enfant n’a pas de droits. Quelle que soit sa capacité inviduelle à créer, inventer, à se construire, il est peu ou prou un rat dans un labyrinthe : il passe de la maison à L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 35 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com l’école via une rue donnée, suit des couloirs, entre dans des salles à des heures précises, et s’il s’écarte du chemin décidé, il subit l’équivalent d’une décharge électrique : on lui crie dessus, on le bouscule, on lui confisque ses affaires, on le prive de ceci ou cela. L’enfant est un prisonnier, son univers est quasi-carcéral. J’avais souffert de ça la première fois, lorsque j’avais onze ans, et j’avais mis vingt ou trente ans à m’en remettre. Je me demandais bien par quelle cruauté bizarre un dieu quelconque avait décidé de me faire revivre ça. Il devait y avoir un but. Vous dites être « revenu » à un moment charnière de votre existence d’enfant, entre le départ de votre père et l’overdose de votre sœur Sylvianne. Est-ce que ça n’a pas un rapport ? C’est ce que je me suis dit, bien sûr… Je me suis dit que j’étais là pour sauver Sylvianne. C’est pourquoi une fois au foyer je me suis tenu calme et j’ai décidé de jouer le jeu. Il fallait trouver un moyen de convaincre les acteurs potentiels qui auraient pu m’aider à sauver Sylvianne. Je n’ai pas pensé à vous d’abord. J’ai parlé à ce toubib du foyer, j’ai oublié son nom, et puis à Alice Benayoun. Et aussi à Yvan Treisch, un historien local qui travaillait au château, et dont j’avais vu un article dans L’écho de Ramey. Le type était moyennement brillant. Il m’a quand même écouté avec attention et je pense qu’à un moment il a cru a mon histoire. Évidemment, la mort de Sylvianne et l’affaire Claude François ont dû achever de le convaincre. L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 36 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com Le drame c’est que tout ce qui me revenait de l’actualité de l’époque se situait dans le temps après la mort de Sylvianne. Je me disais sans cesse : « Si seulement je pouvais me souvenir... Si seulement je pouvais retrouver un seul évènement entre maintenant et le 10 mars... Quelque chose qui puisse prouver que je connais l’avenir, qu’on me croie. » Pour qu’on admette que je savais que le 10 mars Sylvianne allait mourir si on ne faisait rien de radical pour l’aider. Mais c’était impossible, alors j’essayais de capter l’attention des gens par la précision de mes prophéties, comme la liste des futurs présidents des États-Unis, des futures guerres, des prochains titres de David Bowie, ou que sais-je. Mais ça n’avait aucun impact, ça ne signifiait rien pour eux. J’aurais pu dire que Gainsbourg serait le premier homme sur Mars, ça n’aurait pas fait de différence. Dans mon existence antérieure, on avait retrouvé Sylvianne le 11, et je savais qu’elle était morte la veille d’une overdose, volontaire selon toute vraisemblance. Quand on est entré dans le mois de mars, j’étais moimême au bord de la crise de nerfs. La menace du décès n’y était pas pour rien. De plus, ma mère avait perdu tout contrôle d’elle-même, Damien était terrorisé, et pour finir, Sylvianne avait disparu. J’ai voulu sortir pour la retrouver. Ma mère a essayé de m’en enpêcher et je l’ai frappée. On m’a interné à Montouvert en attendant une L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 37 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com commission pour être envoyé ailleurs. Montouvert était une institution fermée mais ce n’était pas Alcatraz. Pas de chiens dans la cours, pas de miradors, rien que des grilles et des murs. Il a avait des pans entiers de l’enceinte qui étaient recouverts de lierre. La porte du bâtiment restait ouverte. J’ai attendu la bonne occasion, puis je me suis glissé dehors et j’ai fait le mur. C’était le 8 avril. Kreuzenfeld, qui était mon meilleur depuis le début, je veux dire depuis quand j’avais vraiment onze ans, m’a caché dans sa cave. Et puis le 10 dans la soirée, je lui ai emprunté un vélo et je suis allé attendre dans le parc Zavatta, en espérant trouver Sylvianne et l’empêcher de se shooter à mort. Elle n’est jamais venue. En tout cas, pas vivante et pas toute seule. Au petit matin les junkies l’ont amenée dans le coffre arrière d’une Talbot. Elle était morte un peu plus loin dans un de ces pavillons où ils se retrouvent pour se camer. Quand je les ai vus et que j’ai compris ce qui se passait, j’ai couru vers eux. C’est là qu’ils l’ont posée à terre, presque au même endroit où on l’avait trouvée la première fois, quand j’avais onze ans. J’ai pris son visage dans mes mains. Elle était déjà froide. Ne soyez pas triste, Sophie, ne vous sentez pas coupable. Vous ne pouviez rien faire. L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 38 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com Après, tout s’est passé comme je l’avais prédit. Claude François le 11, l’enlèvement d’Aldo Moro le 13, l’Amoco Cadix quelques jours plus tard. Le 15 mars j’ai été retiré de Montouvert pour être emmené par un couple de toubibs des services sociaux dans un Centre de Regroupement de Jeunesse, autrement dit un camp de concentration pour jeunes en rupture de ban, à Chambery. Le même jour, Alexandrie Alexandra inondait les radios. J’ai plus d’appétit | qu’un barracuda... Kreuzenfeld m’a demandé un jour : pourquoi ne pas avoir essayé de prévenir la mort de Claude François ? Pourquoi ne pas avoir appelé son agent ? Mais personne ne me croyait. Et puis je me foutais de Claude François comme de ma première baignoire. Tout ce que j’espérais, c’était sauver ma sœur. Dans tout cette cascade d’actualités, c’était le seul évènement qui ait de l’importance. Bien sûr, si Claude François était mort avant Sylvianne, j’aurais pu me servir de sa mort pour prouver la réalité de mes prédictions, et alerter mon entourage à propos de ma sœur. Je suis resté à Chambéry jusqu’à la fin de l’année L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 39 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com scolaire 1979. Ensuite, l’état mental de ma mère s’étant dégradé, moi et mon frère Damien avons été rendus à la garde de notre père, et envoyés ensemble en pension à Bauges. Ça a d’ailleurs été déterminant. Il était en primaire, moi au collège, mais on se voyait tous les jours au réfectoire, on parlait à travers la grille qui séparait les deux cours, et on prenait ensemble le train de Bauges tous les week-end. Finalement, je l’ai beaucoup plus vu quand dans ma première vie. Après avoir quitté Ramey et le collège Leluque, j’ai continué à tenter de faire reconnaître mes prophéties. La plus précise et la plus déterminante que j’ai faite à eu lieu le 26 août. Le pape Paul VI était mort quelque jours plus tôt et ça n’avait pas réveillé de souvenir. Mais c’est quand ils ont annoncé le nom de son successeur, Jean-Paul 1er, que j’ai tenté de faire valider une prédiction de façon quelque peu méthodique. À l’époque j’étais au Centre à Chambéry, tous mes coups de fil et mes courriers étaient surveillés, et il fallait même une autorisation pour se servir d’un annuaire téléphonique. J’ai dû faire poster des lettres une par une par des gars que leurs parents venaient chercher le dimanche, et je les payais en faisant leurs devoirs. J’ai écris aux journaux, aux télés, aux auteurs, aux acteurs, aux chanteurs… Je ne sais pas si la moitié de ces lettres sont arrivées. Ça disait : L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 40 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com « Ce pape va mourir dans un mois. Le suivant s’appellera Jean-Paul II. Il sera polonais. Il sera le premier pape nonitalien depuis des siècles. Son nom de famille est quelque chose comme Woytila.» J’ai attendu avec anxiété le déroulement de l’Histoire en me demandant si la main de Dieu frappait bien deux fois de la même façon. C’était, en quelque sorte, un test que je me faisais à moi-même : avais-je vraiment connaissance de l’avenir ? Étais-je en mesure de le prouver ? Et surtout, je voulais savoir si la possibilité de sauver Sylvianne avait existé, et si, dans certaines circonstances, elle existait encore. En effet, j’avais déjà compris qu’il était possible que je revive 1978 encore une nouvelle fois. Pour cette raison, je voulais apprendre à préciser mes prédictions et à les rendre convaincantes. mais quand Karoll Wojtyla est devenu pape deux mois plus tard, personne ne m’a contacté au Centre ni ailleurs. Ç’a été un choc. Je ne pouvais pas imaginer de circonstances plus parfaites pour attirer l’attention : un pape, un pontificat exceptionnel et imprévisible de 33 jours, une prédiction précise sur l’identité d’un successeur improbable… Tous ces éléments auraient dû contribuer à intriguer les destinataires de mes courriers. Et pourtant, quelles qu’en soient les raisons, ils les avaient ignorées. Par la suite, j’ai compris à quel point il m’était difficile de faire des prédictions, sans parler de les faire reconnaître. L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 41 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com Pourquoi était-ce si difficile ? Vous aviez pourtant tout vécu ! Et n’y avait-il pas de prédictions plus faciles que d’autres ? Dans le cas de Claude François ou de l’Amoco Cadiz, les choses s’étaient imprimées dans ma tête sous l’effet de la mort de Sylvianne, lorsque j’avais onze ans. Mais les autres évènements étaient noyés dans un flou sans contexte ni date. Prenez la mort de Jacques Brel par exemple, cette même année 78. Je savais bien qu’il allait mourir, mais je ne savais pas quand. Et je l’ai loupée. Aucune indice ne s’est inséré avant celle-ci pour me permettre de marcher jusqu’aux bureaux de Jours de France et dire : « Jacques Brel va mourir lundi prochain ». Et c’était comme ça pour la plupart des choses. Enfin, avec le temps, j’ai trouvé des moyens de me rendre plus crédible. À partir du moment où j’ai été en pension à Bauges, j’ai eu suffisemment de liberté pour envoyer des courrier, passer des coups de fil. J’ai concentré mes efforts sur une dizaine de journalistes. Ils ont dû finir par me connaître comme « le môme qui nous emmerde avec ses prophéties à la con ». J’avais un système : j’envoyais des lettres recommandées avec la mention : « À n’ouvrir qu’après les élections présidentielles », « À n’ouvrir qu’à la mort de Balavoine », et à l’intérieur, j’écrivais par exemple : « Mai 81 : Mitterrand, 51%, Chirac 49% » ou « Balavoine va mourir dans un accident d’hélicoptère juste après la sortie de sortie de son clip vidéo L’Aziza ». C’étaient des prévisions décousues basées sur mes L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 42 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com effort de reconstituer le fil d’une actualité à laquelle, enfant, puis adolescent, puis adulte, je n’avais pas spécialement prêté attention. Je pense que dans la presse, personne ne m’a jamais vraiment cru. Pourtant, on me connaissait, car en 1982 j’ai été contacté par Collaro pour passer en seconde partie dans Dimanche Martin. J’avais quatorze ans. Il fallait l’autorisation de mon père qui a signé sans même regarder. Ils m’ont fait venir pour l’enregistrement. Jacques Martin n’arrêtait pas de pouffer, il avait l’air enchanté que mon prénom et son nom de famille soient identiques. Ils m’ont appelé « l’enfant qui savait que Claude François allait mourir dans sa baignoire. » Puis il m’ont fait égrainer des prophéties. Je me rendais bien compte que quelque chose clochait mais je voulais y croire enfin. J’ai parlé du sida, du réchauffement global. – Vous voulez dire qu’on va tous bouillir ? a dit Collaro. On était dans un décor. C’était en différé et il n’y avait pas de public. – Non, j’ai dit avec sérieux. C’est un réchauffement de quelques dixièmes de degré, mais les calottes glacières vont fondre et le niveau des eaux monter. – Mon dieu, a dit Martin, on va tous mourir noyés dans l’eau chaude. On a parlé des célébrités, mais je n’avais pas grand chose à en dire. Etienne Daho, les Rita Mistouko, Axel Bauer, L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 43 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com tout ça ne leur disait rien, sans même parler de Noir Désir, de NTM, de M, de Yelle, de Vicent Delerm. Ils voulaient savoir quand Gainsbourg allait mourir mais je me souvenais plus de la date. 1990, j’ai dit à tout hasard. C’était trop loin et trop imprécis pour eux. Au montage ils ont rajouté des inserts idiots, les rires d’un public qui n’avait jamais été là, et des réflexions fines de leur tribu de comiques. Ça donnait : Martin : Et les catastrophes naturelles, les incendies, les tremblements de terre ? Moi : Des tremblements de terre, des cyclones, il y en a tous les ans, partout : en Turquie, en Algérie, au Bengladesh… Collaro : Voilà époustouflante. une prédiction d’une précision (rires du public) Collaro : je crois qu’on peut l’applaudir ! (tonnerre d’applaudissements) Moi : Le seul dont je me rappelle la date, c’est le tremblement de terre de Kobé, en 1995, qui a fait 3000 morts. Martin : Kobé, c’est en Chine ? Moi : Au Japon. L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 44 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com Collaro : Attention les amis, si vous prévoyez déjà vos vacances au Japon, en – tenez-vous bien ! – en 1995, emportez votre costume anti-séisme ! (rires du public) Voilà. On peut voir l’émission aujourd’hui sur le site des archives de l’INA. Elle est lamentable. A la suite de ça, j’ai tenté une approche radicalement différente. Je me suis dit qu’il devait y avoir d’autres gens comme moi. Quand je pouvais financièrement, j’ai passé des annonces dans Libé ou l’Obs. Ça faisait : « Si vous savez ce qui va se passer à Berlin en novembre 1990, contactez-moi » ou encore : « Si l’Affaire Grégory vous dit quelque chose, nous sommes semblables. Unissons nos connaissances. » Mais ça n’a pas marché. J’ai fini par accepter qu’il y ait de grandes chances que je sois seul de mon espèce. Je me suis demandé si personne ne m’avait jamais cru, au bout du compte. Mais beaucoup de gens on certainement compris, admis, après coup. Vous, Sophie, et les gens du Collège Leluque. Mon médecin de l’époque. Le personnel du foyer de Montouvert. Et tous ceux qui avaient eu vent de ma prédiction sur la mort de Claude François. Par la suite, des journalistes, des employés de l’emission de Jacques Martin, diverses personnes que j’ai contactées au cours des années se sont bien rendues compte que mes visions étaient justes L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 45 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com et qu’elles ne pouvaient relever du tour de passe-passe. Mais comme vous, ils ont dû penser à chaque fois qu’il était trop tard pour s’impliquer. La validitation d’une prophétie passée n’a pas plus de valeur que le « je l’avais dit » de n’importe quel voyant de magazine télé. Et puis il s’est passé un évènement décisif qui m’a convaincu d’abandonner toute velléité de conter la bonne aventure. Le 8 octobre 2001, à six heures du matin, la DGSE, c’est à dire la CIA française de l’époque, et venue frapper à ma porte. Trois malabars m’ont poussé dans une limousine encore en pyjama. Je me suis retrouvé sous le Palais de Justice devant un bureau en fer et avec une lampe dans l’œil. Il m’ont d’abord cuisiné sur mes prédictions passées : Cloclo, le pape, le sida, le mur de Berlin, Kobé. Apparemment il savait tout sur moi depuis mes internements à Montouvert jusqu’à mon aventure chez Jacques Martin, en passant par la mort de Sylvianne et mes courriers répétés à la presse. Depuis mon adolescence, je parlais de ce 11 septembre 2001. Ces derniers temps, bien sûr, à mesure que l’échéance approchait, j’avais multiplié les détails jusqu’à l’imprudence : le nom de certains terroristes, les numéros de vol, l’ordre des crashs sur les tours du World Trade Center… – Alors, m’a dit un gros avec une moustache, Mahmed Addi, vous le connaissiez avant l’attentat ? – Pourquoi n’étiez-vous pas vous-même à bord ? a demandé un autre. L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 46 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com Je suis resté quelques semaines en cellule. Puis ils m’ont libéré. Ils avaient dû arriver à la conclusion que je n’avais aucun contact direct ou possible avec la nébuleuse terroriste. Et que surtout, ma prédiction sur le 11 septembre se noyait dans des centaines d’autres de mes déclarations faites au cours des quelques vingt dernières années, sans rapport les unes avec les autres, et dessinant plus le profil d’un divinateur doué ou chanceux, que celui d’un ennemi de l’Occident. Quelques semaines plus tard, j’ai réalisé que j’aurais pu avoir été livré aux Américains et passer à Gantanamo les dix années suivantes. Cette pensée m’a terrorisé. J’ai décidé de couper court à toute prédiction. Et puis, en 2008, j’ai rattrapé ma propre histoire. Je ne connaissais l’avenir que jusque là. Désormais, il s’étend devant moi comme pour n’importe qui d’autre : aussi incertain qu’une route inconnue, aussi flou qu’un mauvais horoscope. Mais tout de même, vous n’avez pas l’impression d’avoir changé le cours du monde ? Non. J’ai changé ma vie, enfin, ma vie est différente de ce qu’elle avait été. Mais je n’ai rien changé dans le monde. Ma première vie avait commencé par être plutôt sexe, drogue et rocknroll. Je traînais dans les squatt, j’ai fait la route, j’ai joué dans des films pornographiques. Puis vers 95 j’ai rencontré ma femme, Chen, et je suis parti vivre avec elle à Xang-We. En 2008, nous sommes revenus à Paris, et cette L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 47 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com vie-là c’est achevée quand j’ai perdu connaissance un matin de novembre. Ma seconde vie a été perdue a essayer de faire valoir mes prédictions. Je ne m’y suis pas marié, je n’y ai pas eu d’enfant, j’ai vivoté. Vous, savez, Sophie, dès la première fois que j’ai vécu cette année-là, vous avez été ma plus grande influence. C’est grâce à vous que j’ai écrit des textes de chanson, des poèmes. Mais après la mort de Sylvianne plus rien n’avait de sens. Et cette mort, je l’ai vécue deux fois. Elle m’a détruit encore plus la seconde fois que la première. Quand à votre existence, Sophie, je ne saurais dire si elle a été changé d’un iota à cause de moi. Un jour j’ai vu une femme à la télé qui s’était fait refaire la poitrine. Elle pensait que par la seule magie d’avoir les seins de Scarlett Johansson sa vie allait changer pour le mieux. Que tout allait devenir épatant. Elle avait changé, certes. Les hommes la regardaient différemment, on lui tenait plus souvent la porte. Mais pour ce qui comptait vraiment, l’amour de son mari, l’estime qu’elle avait d’elle-même, la valeur ajoutée dans son rapport avec ses employeurs, les choses étaient restées étonnament égales. Dans certains cas, la situation s’était dégradée même, L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 48 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com quand de boudin sans poitrine la pauvre avait glissé dans la catégorie des salopes à gros seins. C’était pareil aussi avec les gagnants du Loto. Qui ne penserait pas que trois cent briques transformaient sans erreur tout employé tristoune en gestionnaire comblé, dépensant sagement ses Euromillions au soleil d’Acapulco. Eh bien non. La plupart des gagnants des grandes loteries tournent chèvres, se brouillent avec leurs proches, divorcent, touchent le caniveau en deux ans maximum. Et c’était pareil pour moi. Mon don du ciel ne m’avait rien apporté de décisif. Il m’avait causé des emmerdes plutôt qu’autre chose. Mon plus grand regret, avec le recul, et de ne pas avoir tenté de conquérir à nouveau Chen. En 1994, je suis allé la voir – elle travaillait à la Madeleine dans une agence de voyage – pour essayer de recréer les circonstances, les mots, les événements qui allaient nous amener à devenir une famille. Mais en la voyant, je n’ai pas pu penser à autre chose qu’au mari et au père pas forcément enviables que j’avais étés dans la vie d’avant. Et je l’ai laissée vivre sa vie, une vie différente et nouvelle, sans moi. À ce moment-là, je n’ai pas eu le courage de repasser par les premiers rendezvous, les premières disputes, les décisions, les engueulades, les enfants, l’organisation de la vie quotidienne, les petits drames de la vie de tous les jours, les choix à faire, les erreurs inévitables, les soucis, les maux de tête. J’ai été lâche, et aujourd’hui je regrette de ne pas avoir Chen, que j’aimais et qui m’aimait, et mes enfants, perdus dans les limbes d’un L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 49 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com autre temps. Et puis, ma grande erreur, ç’a été de croire que le temps me donnerait éternellement ma chance. Pendant trente ans, j’ai vécu persuadé que quand ce jour d’octobre 2008 allait se présenter à nouveau, j’allais à nouveau être projeté en arrière. Je pensais que j’allais à nouveau vous voir, Sophie, voir ma sœur, et avoir une occasion de tout refaire, en mieux, avec plus d’expérience. Mais ce n’est pas arrivé. Novembre 2008 est passé, puis 2008 a cédé la place à 2009, et nous voilà, avec trente ans de plus. Récemment, cependant, j’ai commencé à voir les choses un peu différemment. J’ai compris que je croyais devoir sauver Sylvianne, et c’est peut-être Damien que j’ai sauvé. La première fois, quand j’avais onze ans, il était resté seul avec notre mère après la mort de Sylvianne, puis il avait pris la route vers dix-sept ans pour entrer comme apprenti chez des restaurateurs et il avait commencé à boire. Je l’avais toujours connu alcoolique. Mais la seconde fois, quand il avait huit ans, on l’a mis en pension avec moi à Bauges. Nous sommes devenu plus proches. Au cours de ma seconde vie, je ne l’ai jamais vu boire. Depuis quinze ans, il tient un restaurant gastronomique à Rennes. Je ne lui ai jamais raconté ce qui m’était arrivé. L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages 50 Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com