L`enfant qui savait que Claude François allait

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L`enfant qui savait que Claude François allait
JEAN-LUC AZRA
azra @ almalang.com
FAX : 0081 – 92 – 732 – 05 – 29
L’enfant qui savait que Claude François
allait mourir dans sa baignoire
Nouvelle, SF, 60 000 signes
(1978)
Je m’appelle Sophie Bargepont. J’ai vingt-six ans. Je suis
affectée depuis septembre dernier au collège Jean Leluque
de Ramey, dans la banlieue d’Andreville. Depuis toute petite,
j’ai toujours été attirée par l’enseignement. Au cours
préparatoire, je faisais des rêves où la maîtresse tombait
malade et où je la remplaçais.
Je suis célibataire. Je vis seule, exception faite de mon
chat Évariste. J’ai eu quelques petits-amis, comme on dit, et
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même un fiancé, Antoine. J’avais vingt ans. Il est parti en
coopération au Malawi, et il en est revenu marié.
Ramey est entourée de Sautereau, Montouvert,
Grignons et autres cités à problèmes, mais c’est une poche
privilégiée. Le collège Leluque n’est pas spécialement un
établissement difficile. J’ai beaucoup de chance d’être là à
vingt-six ans. A vrai dire, j’ai été promue suite à ma
participation à la Mission d’Évaluation de l’Orthographe de
1975. Mais c’est une autre histoire.
J’enseigne le français à nos jeunes de onze à quatorze
ans. Ça se passe plutôt bien. Il y a des cas spéciaux, comme
le jeune Tinque, mais dans l’ensemble les choses sont plutôt
calmes. Bien sûr, l’intérêt pour Molière, Hugo ou Mérimée
n’est pas des plus vifs. Mais entre ce que j’ai connu à mes
débuts à Sautereau, je choisis mille fois le collège Leluque.
Mais revenons à notre histoire. Martin Vernes était en
sixième, il avait onze ans. C’est un joli garçon, fils d’une
employée de banque et d’un père commercial souvent
absent que je n’ai jamais vu. Il avait un jeune frère de six ans
et, bien sûr, sa sœur plus âgée, Sylvianne, en première au
lycée Carnot, et qui allait connaître le destin que vous savez.
Avant même que le jeune Martin ne se mette à changer
suite ou précédemment à son internement, j’avais
soupçonné des difficultés dans la famille. En décembre
dernier, j’en ai parlé à Madame Benayoun, notre
psychologue scolaire, qui m’a dit qu’elle n’avait rien
remarqué de spécial, qu’il ne fallait pas s’inquiéter.
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Quelque chose n’allait pas dans cette famille. Le père
était invisible, et la mère non plus ne se présentait jamais
aux rencontres parents-professeurs. La sœur aînée avait fait
des fugues. Martin était parfois très gai, vif, intelligent,
passionné ; puis, sans préavis, il se faisait renfermé, buté,
presque idiot.
Bon. Reprenons au début. À la rentrée des vacances de
Noël, en janvier 1978, Martin s’est présenté en classe de
façon ordinaire. Mais le lendemain, il avait l’air fatigué,
malade. Le soir sa mère est vu le chercher à l’école, ce
qu’elle ne fait jamais. Il est resté absent pendant quinze
jours. De retour au collège, son comportement était devenu
radicalement différent. J’ai parlé d’un enfant parfois sombre,
parfois brillant ; après, je ne saurais le décrire. Il s’est mis à
se comporter comme... comme un adulte en révolte. Parfois,
de sa voix d’enfant, il lançait des remarques incongrues ou
cyniques telles que :
– Ça ne vous perturbe pas que seuls huit élèves de cette
classe vont aller jusqu’au bac, et que vous puissiez déjà dire
lesquels ?
ou encore :
– Quand je pense que j’arrive juste à la fin de révolution
sexuelle, et que je suis trop jeune pour en profiter.
Avouez que de la part d’un enfant de sixième, c’était
particulièrement troublant.
Il s’était mis en lutte contre l’autorité. Cependant, il le
faisait d’une manière radicalement différente de ce qu’on
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voit habituellement chez les petits de sixième. On aurait dit
que cette autorité lui était transparente, comme si elle ne
s’appliquait pas à lui.
Voici une rédaction sur table qu’il m’a rendue dans les
quelques semaines qui ont suivies son retour:
« Madame,
Je ne comprends pas ce qui m’arrive, et je ne demande
à personne de comprendre.
Je n’ai pas envie de faire une rédaction sur le plaisir de
la musique. D’ailleurs, j’ai déjà dû vous la rendre il y a trente
ans. »
Pour Monsieur Thiers, notre principal, Vernes avait
« pété les plombs », et il fallait « le garder à l’œil ». Madame
Lafante, notre principale-adjoint, disait : « Ce sont encore
des trucs pour se faire valoir. On va remettre tout ça dans le
droit chemin, ça ne va traîner ».
En fait, tout le monde ignorait ce qui s’était passé
pendant ces deux semaines d’absence qui avaient tant
transformé Martin. Finalement, Alice Benayoun, notre
psychologue scolaire, m’a raconté ce qu’elle savait : pendant
quelques jours, Martin avait été placé sous surveillance
psychiatrique au foyer de Montouvert, sur la demande de
son médecin et de sa mère.
J’ai alors demandé à Alice de convoquer les parents. Ils
étaient toujours restés sourds à mes demandes, à croire
qu’ils n’ouvraient jamais le carnet de correspondance de
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Martin. Mais je voulais leur parler.
Mme Vernes est venue. L’entretien s’est déroulé dans le
bureau de la psychologue, en ma présence et celle de
l’enfant.
Quand on lui a demandé pourquoi son fils avait été
interné, Sonia Vernes a hésité un instant. Puis, d’un ton
fatigué, les yeux tournés vers la fenêtre, elle a dit :
– Figurez-vous que mon fils pense qu’il vient du futur.
Il y a eu un moment de silence.
– Ah, j’ai fait.
Alice a dit :
– C’est l’influence de cette Guerre des Étoiles. On ne
parle que de ça.
C’est alors que Martin, de cette voix désabusée qu’il
affectait maintenant, a égrainé cette liste étonnante :
– Jimmy Carter, Ronald Reagan, Georges Bush, Bill
Clinton, Georges W. Bush, Barack Obama.
Sa mère ne l’a pas gratifié d’une réaction. Jambes et
bras croisés, elle est restée impassible à regarder par la
fenêtre les squelettes noirs des grands platanes.
– À part le premier, a dit Alice, je ne connais pas ces
gens.
– Jimmy Carter est le nouveau président des États-Unis.
les autres sont les présidents successifs, d’ici à 2008. Vous
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pouvez me renvoyer au foyer, m’interner, m’ignorer, ça ne
changera rien. Ils vont vraiment devenir présidents des
États-Unis.
– Et en France, j’ai demandé, qui sera président après
Giscard ?
Martin a répondu sans hésiter :
– Mitterrand. En 81.
– Ça, faut pas être grand clair pour le prédire, a dit Alice
Benayoun.
– Alors qui sera le suivant ? a répliqué Martin de ce ton
posé, de cet air à la fois insolent et fatigué qui lui donnait
désormais dix ans de plus.
– Tais-toi, Martin, a sifflé sa mère, ça suffit.
Je l’ai observée du coin de l’œil. Cette femme cachait
des choses. Sur elle, son mari, ses enfants, ou sur tous. Je
pouvais le voir à la manière dont elle tentait d’en dire le
moins possible, de rester hors du problème.
– Mitterrand encore, en 88, puis Chirac, deux fois lui
aussi. Puis Sarkozy, en 2007.
– En 2007 ! Comme tu y vas, mon petit Martin, a ironisé
Alice.
Martin s’est réfugié dans le silence. Mais là encore, ce
n’était pas l’attitude buttée ou hostile qu’adoptent
généralement les gamins de cet âge. C’était plutôt une
forme hautaine de résignation, un mépris froid, sans issue.
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Quand je suis rentrée chez moi, j’ai dis à Évariste :
– Tu ne trouve pas ça incroyable, toi, un enfant de onze
ans capable d’inventer des histoires pareilles ? Et pourquoi ?
J’ai ouvert une boîte de croquettes, et je me suis
promise de voir de plus près ce qui se passait chez les Vernes.
Évariste avait l’air d’approuver.
Mes collègues avaient dans l’ensemble une attitude plus
indignée qu’intriguée. Si inquiétude ils ressentaient, ce
n’était pas pour le jeune Vernes, mais plutôt pour leur
propre position d’enseignant, comme si les inventions de
Martin menaçaient la stabilité du Collège Leluque, et au-delà,
la société tout entière.
Un conseil de classe a eu lieu quelques temps plus tard.
C’était je pense vers le début de février.
Quand le moment est venu de parler du jeune Martin,
chacun y est allé de son commentaire sur ses résultats du
trimestre, tant que sur son comportement récent :
M. Thiers (notre principal) : Notre ami Vernes est un
fantaisiste.
Mme Lafante (la principale-adjointe) : Semble ne faire
que le strict minimum.
Mme Benayoun (la psychologue du secteur scolaire,
convoquée pour la circonstance) : Je suis venue dire qu’une
crise a compromis le premier trimestre de Martin, qui
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s’avérait pourtant excellent. Son état actuel ne reflète pas
ses capacités.
Moi (la prof de français) : C’est un élève très doué qui
doit réussir très bien s’il travaille.
Mme Larval (la prof de maths) : Mais il ne fournit aucun
travail. Aucun intérêt pour la matière.
M. Thiers : Il me semble que Mademoiselle Cambreuge
voudrait dire quelque chose.
Mlle Cambreuge (la prof d’anglais) : Oui, merci. Je
voudrais dire que le jeune Vernes a fait d’extraordinaire
progrès en anglais. Il était bon élève, ma foi, comme un
sixième... Mais depuis son retour d’internement, c’est,
comment dire, incroyable...
M. Thiers : Comment ça ?
Mlle Cambreuge : Eh bien... j’hésite à le dire, mais il
parle couramment. Tout à fait couramment.
M. Beult (le prof d’histoire-géo) : Oh, vous l’anarchiste,
vous avez encore fumé la moquette !
À ce moment, la conversation a dégénéré en un pugilat
entre Mademoiselle Cambreuge et Monsieur Beult. C’était
courant dans les conseils de classe.
Mlle Cambreuge : Ça ne va pas de me traiter
d’anarchiste ?
M. Beult : Je dis ce que je pense, comme vous, non ?
Vous nous abreuvez bien de votre opinion, à propos du
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Larzac et tout ça. Et vous étiez bien avec les écolos à CreysMalville l’été dernier, non ? C’est moi qui l’invente ?
Mlle Cambreuge : Et vous trouvez ça normal, vous, une
centrale atomique dont les déchets seront encore
dangereux dans un million d’année ?
M. Beult : Et alors, qu’est-ce que ça peut vous foutre !
Vous serez là, vous, dans un million d’année ?
Mlle Cambreuge : Et ce sont des types pareils qui
éduquent nos enfants !
M. Beult : Vous n’en avez pas, de gosses !
– Bon, ça suffit ! a crié Lafante.
C’est à ce moment que Mlle Boleth, notre prof d’arts
plastiques, est intervenue :
– Et les prédictions ? Il vous a fait des prédictions ?
Je savais ce dont elle parlait. J’ai ressenti un frisson dans
mes épaules, comme si un courant d’air glacé était entré
dans la salle de réunion. Tout le monde a regardé Mlle
Boleth dans un silence étrange.
Celle-ci a fait état de ce qui s’était passé dans sa classe :
– Pendant qu’ils travaillent, je demande souvent aux
enfants ce qu’ils pensent de ceci ou cela. Cette fois, on a
évoqué les actualités. Un des gosses avait vu l’enlèvement
du Baron Empain à la télé. D’un coup, comme si l’évocation
du Baron Empain avait déclenché chez lui un électrochoc,
Vernes a soudain littéralement bondi de sa chaise en criant :
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« Aldo Moro, Aldo Moro! Ils vont l’enlever ! ». Il était
hystérique. Je ne savais pas quoi faire. Je lui ai dit de se
calmer, et j’ai demandé : « Qui est Aldo Moro ? ». Il paraît
que c’est un politicien italien qui va être enlevé et mis à
mort par les Brigades Rouges. Et tenez-vous bien. Vernes
m’a attrapée par le bras, comme si j’allais m’enfuir. Et il a dit
d’un ton complètement dramatique : « Il vont enlever Aldo
Moro le surlendemain de la mort de Sylvianne. Le 13 mars.
Prenez note. Prenez note. »
– Qui est Sylvianne ? a demandé Beult.
– Sa sœur, j’ai dit.
– Il m’en a parlé aussi, a dit Beult. Il est resté dans la
classe à la récré et pendant que je rangeais mes affaires, il
m’a raconté cette histoire d’Aldo Moro, et il m’a parlé aussi
d’un pétrolier en Bretagne.
– Oui, la Mocolis, a dit Mlle Cambreuge.
– L’Amoco Cadix, j’ai corrigé. La « marée noire » de
l’Amoco Cadix, le 16 mars. Je l’ai noté.
– Et Claude François, il vous en a parlé ? a demandé
Mademoiselle Cambreuge.
– Ah ouais, ça aussi il m’a forcé à l’entendre, a ironisé
Beult. Ce gosse est fou, il va finir par assassiner quelqu’un ou
par essayer de tuer une célébrité, comme avec John Lennon.
Ça s’est déjà vu. Enfin, si ça ne tenait qu’à moi je le ferais
enfermer.
– Electrocuté dans sa baignoire, a continué Mlle
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Cambreuge.
– Le 11 mars.
Ils se sont tous observés les uns les autres, dans un lent
mouvement croisé de regards circulaires. Puis dans le silence,
on a entendu un reniflement, et ils sont tous partis d’un
grand éclat de rire.
– Allez, au travail, a dit Thiers. Élève suivant : Régis
Tinque...
C’est après ce conseil de classe que j’ai voulu savoir en
détail ce qui s’était passé pendant les deux semaines
d’absence de Martin. J’ai commencé par essayer de
rencontrer ses parents. Mais ça dépassait le cadre de mes
fonctions d’enseignantes et je pouvais y risquer ma place.
J’ai joint Sonia Vernes au téléphone mais elle a refusé de me
parler. J’ai menacé de faire intervenir les services sociaux
mais ça ne lui faisait ni chaud ni froid.
Je suis d’ailleurs passé au Centre médico-social pour
expliquer le cas de Martin. Ils étaient au courant.
– Vous n’avez que des intuitions, m’a dit le médecin que
j’ai rencontré. Et quelque peu confuses qui plus est. Le
gamin a été interné sur demande de la famille, avec l’aval du
médecin de famille. Pas de traces de coups, pas de sévices.
De plus, il est retourné au collège au bout de quelques jours.
Il n’y a vraiment pas de quoi fouetter un chat.
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Je suis rentrée chez confier mes doutes à Évariste et à
mon journal. Il ne se passait sans doute rien chez les Vernes,
après tout.
Pendant quelque jours j’ai tenté de me sortir ces
histoires de l’esprit.
Et puis la mort prédite de Sylvianne, la sœur aînée de
Martin, m’est revenue en tête, et j’ai recommencé à me
sentir anxieuse. J’ai décidé de rencontrer celle-ci
directement.
Je suis allé la chercher au lycée Carnot.
– Elle doit être dans le parc, m’a dit un punk de
terminale.
Je l’ai trouvée en train de fumer du hasch au pied des
transformateurs. Les deux filles qui étaient avec elle se sont
fondues dans les bosquets.
– Je veux juste te parler de ton frère, j’ai fait avant
qu’elle ne parte aussi.
– Lequel ? Martin ? elle a demandé.
Elle aimait beaucoup Martin. C’est avec tristesse qu’elle
m’a raconté ce qui s’était passé entre le huit et le vingt
janvier dernier, et ce qu’elle appelait son « délire ».
– D’abord il est tombé malade. Il est resté
complètement abruti pendant deux ou trois jours. Puis il a
commencé à péter les plombs, à raconter n’importe quoi.
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– Par exemple, quoi ?
– Qu’il avait quarante-et-un ans, d’abord. Et comme on
lui disait tous : « Ouais, ouais, c’est ça, t’as raison », il s’est
mis à nous raconter ce qui allait se passer dans l’avenir.
– Vous vous souvenez de ce qu’il a dit?
– Non, pas vraiment. C’était comme une cascade de
noms, de délires sur les chanteurs et tout ça. Par exemple
vous connaissez Queen? Il a dit que le chanteur de Queen, je
sais plus son nom, il allait mourir du... je me souviens plus...
du Silda, un nom comme ça. Et que cette maladie allait tuer
des millions de personnes.
– Il a parlé des Présidents des États-Unis ?
– Ouais, ouais, ça m’a fait marrer parce qu’il y en a un
qui s’appelle Baraque. Et il paraît qu’il est Noir.
Elle s’est arrêtée un instant, pensive.
– Et puis, elle a ajouté, il a dit que Claude François allait
mourir électrocuté dans sa baignoire.
Elle a pouffé.
– Pourquoi est-ce qu’on l’a interné au foyer de
Montouvert ?
– Il était hors de contrôle. Comme personne ne voulait
l’écouter, il a commencé à casser des objets, puis à faire des
fugues pour aller à Beaubourg lire les archives des journaux
ou je ne sais quoi, et il revenait avec encore des tonnes de
ses prophéties idiotes. Puis il a fugué définitivement. Il a
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essayé de se faire entendre auprès des journaux et des
télévisions. Il paraît qu’il s’est introduit dans les locaux de tf1
pour tenter de raconter son histoire. Au bout de quelques
jours on l’a rattrapé dans le métro en train de faire de la
manche. Il était complètement fauché, il mangeait à peine.
– C’est là que votre mère l’a fait interner à Montouvert.
– Oui, pour le remettre sur pied.
– Et quand il est revenu ?
– Il est retourné au collège.
Elle était sur le point de partir. Elle dansait d’un pied sur
l’autre dans le froid mordant de février. Elle ne portait pas
grand chose sur le dos.
– Et vous, ça va ? j’ai demandé.
Elle n’a pas répondu.
– Martin vous a parlé de votre avenir ? j’ai fait.
Elle a fait non de la tête. Ses joues étaient rouges et une
nuée blanche sortait de sa bouche à chacune de ses
expirations.
– Ça va chez vous ? Et votre père ?
J’avais touché le point sensible. Un de ses yeux s’est
ourlé d’une larme soudaine qui est restée sans couler sur le
bord de la paupière.
– Il est parti, elle a fait. Il est parti le mois dernier, il a dit
qu’il allait s’installer avec une autre famille. Il paraît qu’il a
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une petit fille ailleurs.
La larme a basculé et dévalé sa joue droite. Je l’ai serrée
un instant dans mes bras.
– Et si vous parliez à quelqu’un, vous aussi ?
Je lui ai noté l’adresse du Centre médico-social. Elle a
fourré le papier froissé dans son gilet puis elle est partie à
travers le parc.
Après ça, j’ai voulu parler au médecin de famille des
Vernes. C’était le docteur Marcel Rubénisse de Grignons.
Comme il a refusé de me voir, j’ai décidé de pousser la
chansonnette jusqu’au foyer pour jeunes en difficulté de
Montouvert.
J’ai été reçu par le docteur Thaime, un rêve de jeune
fille avec des sourcils d’éphèbe, un menton à la Sean
Connery et des phalanges de pianiste. Il était si beau que
j’en ai eu du mal à rester concentrée sur ce qui m’amenait. Il
semble aussi qu’il n’ai pas été tout à fait indifférent à mon
petit ensemble La Redoute. Je soupçonne qu’il m’ait fait
toutes ses confidences parce que je ne lui étais pas
indifférente. Mais j’imagine sans doute.
– Martin Vernes est arrivé très agité et très affaibli par
sa fugue. Il était incohérent et délirant. Puis il s’est calmé
très vite.
– Est-ce qu’il vous a parlé de sa sœur ?
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– Non, mais il nous a parlé de sa mère. Il nous a dit
qu’elle avait des troubles graves de l’humeur. Il a employé le
terme de « bipolaire ».
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Je ne sais pas, mais je suppose qu’il cherchait à décrire
une forme de psychose maniaco-dépressive. Il a dit qu’elle
hurlait, qu’elle était violente, qu’elle brisait les objets... Et
qu’à d’autres moments, elle est comme sur un nuage, elle
aime tout le monde, elle a vingt ans de moins, elle fait des
cadeaux extravagants... Voilà ce qu’il a dit.
– Vous allez faire quelque chose ?
– Je n’en ai pas le pouvoir. Si Martin semble subir des
sévices, on avisera, mais ce n’est pas le cas.
– Je soupçonne que la sœur soit en danger, j’ai dit.
Martin a laissé entendre qu’elle pourrait mourir dans peu de
temps.
– Hmm, a fait le docteur Thaime, dubitatif. Martin fait
toutes sortes de prophéties grotesques. Tenez, il m’a dit que
Freddy Mercury allait mourir d’une maladie appelé SIDA,
Syndrôme d’immuno-Déficience Acquise, et que celle
maladie, transmise sexuellement, allait tuer 30 millions de
personnes dans les 30 prochaines années. Où va-t-il
chercher des idées pareilles ? Et comment trouve-t-il ce
vocabulaire ?
Il a ouvert un dossier et cherché dans ses notes.
– Ah voilà, il a continué. « À partir de 1990, les réseaux
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mondiaux d’ordinateur vont commencer à se connecter
dans un réseau unique, Internet, qui contiendra l’ensemble
de la connaissance humaine. On pourra y accéder à tout
instant de pratiquement n’importe où ». C’est amusant. En
revanche, le virus du rhume restera invaincu.
Il s’est levé et a ouvert la porte qui le séparait du bureau
voisin.
– Martine ! il a appelé. Tu te souviens des prédictions du
jeune Vernes ?
– Hmm, attend, a dit une voix de femme. Attends, je
sors le dossier.
Une blonde est entrée, un dossier cartonné ouvert à la
main. Elle ressemblait un peu à Michelle Torr.
– Voilà : il y aura des restaurants américains partout,
appelé MacDonald. Le communisme va disparaître
pratiquement partout. Une centrale nucléaire va exploser.
Le 11 septembre 2001, New-York va être attaqué par des
terroristes et 3000 personnes seront tuées. Les Anglais
auront une femme comme Premier Ministre, les Américains
un Noir comme Président, et nous une Arabe comme Garde
des Sceaux.
Elle m’a regardée en souriant. Quelque chose dans son
ironie me déplaisait.
– Attendez, elle a continué. J’ai aussi des conjectures
inverses. Il n’y aura pas de guerre mondiale. Aucune bombe
atomique ne sera utilisée. La France ne sera directement en
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guerre avec personne pour au moins les trente prochaines
années.
Elle a de nouveau souri.
– C’est très divertissant, j’ai dit.
– Et vous savez quoi ? elle a continué. Le 11 mars,
Claude François va mourir dans sa baignoire.
Je me suis tournée vers le docteur Thaime, un peu
blessée de voir mes inquiétudes tournées en dérision.
– Je vais vous laisser travailler, docteur. Mais je pense
qu’il faudrait faire quelque chose pour Martin, sa sœur, et
son petit frère. Je sais que ce n’est qu’une intuition, mais je
pense qu’il y a péril en la demeure.
Il m’a raccompagné à la grille du foyer.
– Vous savez, je ne peux pas faire grand chose, il m’a dit
en me serrant la main.
Ensuite, la classe a continué, avec ses routines. Comme
je ne pouvais parler ni à la mère psychotique, ni au père
injoignable, ni au docteur enfermé dans ses secrets de
famille, j’ai laissé passer les jours en observant Martin. Je le
voyais deux fois par semaine dans le cadre du programme
ordinaire. Il se tenait calme. Pendant les cours, il n’écoutait
rien, ne lisait rien. Il écrivait sans cesse dans des cahiers
d’écolier auquel il donnait des numéros. Comme rédactions,
il composait des essais philosophico-mystique sur le cours
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du temps, la violence, le mensonge ou la mort. Et des
poèmes aussi. J’en ai un là, voilà :
1990
Maladroits vagabondent | nos pas dans le réseau
Dans ce plan nouveau du monde
Sur un globe à nouveau bombé
Christiane avait tenu | son mur à Bahnhof Zoo
Le no-man’s-land alors | s’étendait comme un erg
Nous étions pris de corps | sur le bord de Kreuzberg
Nous sommes restés nus | quand le mur est tombé
Très tristement, Martin était la risée de mes collègues,
ce que je trouvais inadmissible. Beult lui avait pris un de ses
cahiers et il nous en a lu des passages en conseil de classe :
– Écoutez ça : « Premier Star Wars sorti en mai dernier.
Tout le monde l’appelle La Guerre des Étoiles. Georges Lucas
va faire deux suites. L’empire contre-attaque : vers 1980. Le
retour du Jedi : 1982 ? Trop long. 2000 à 2007 : épisodes I a
III. Beaucoup trop loin, beaucoup trop long ».
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– C’est privé ! j’ai dit. On devrait lui rendre ce cahier.
– Je vais dans le même sens que Mademoiselle
Bargepont, a dit Mademoiselle Boleth, la prof d’arts
plastiques. C’est au mieux un document médical destiné à
son psychiatre, au pire un journal intime.
– Ça suffit, est intervenu Thiers. J’interdit ces cahiers.
Lafante, vous irez parler à l’intéressé.
Il a saisit le cahier des mains de Beult, et l’ouvrant, il a
chaussé ses lunettes.
– Hmm, il a fait. Vous savez qui est Balavoine ?
– L’âne du meunier de la chanson ? a essayé Beult.
– Aucune idée, a grogné Janette Larval.
– Eh bien je ne sais pas non plus, a dit le principal en
rajustant ses lunettes. Mais ce que je lis ici, c’est qu’il va
mourir dans un accident d’hélicoptère.
À la récréation, Mme Lafante s’est approché de Martin,
qui s’était assis sur les marches comme d’habitude, avec un
de ses cahiers. Elle a pris le ton de garde-chiourme qui
constitue l’assise de son autorité.
– Vernes, debout !
Martin s’est levé.
– Donnez-moi ce cahier !
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– Non. Je le range, a dit Martin.
Il a ouvert son sac mais Lafante a attrapé le cahier et le
lui a arraché. Martin a un mouvement brutal vers l’avant et
j’ai pensé un instant qu’il allait la frapper.
– Foyer de Montouvert, ça vous dit, Vernes ?
Il s’est reculé d’un pas.
Beult, qui traversait la cour, s’était approché.
– Je garde ces deux cahiers, Vernes, a continué Lafante.
Votre mère viendra les chercher. Quant aux autres, gare à
vous si je vous reprends avec. En classe, vous n’aurez
désormais que votre matériel de classe.
Alors Martin a monté quelques marches pour se trouver
à la hauteur de la principale-adjointe et du prof d’histoire. Il
a dit a peu près :
– Je me souviens de vous, Madame Lafante. Et de vous
aussi, Monsieur Beult. Trente ans après j’avais oublié le nom
de mes meilleurs camarades mais pas les vôtres, ni vos mots,
ni vos brimades.
Et puis il a ajouté, en anglais :
– Do you really think I need to learn what they teach
here in first grade?
Madame Lafante, qui était agrégée d’anglais, a eu un
mouvement de recul, comme si la voix d’un disparu était
sorti d’une statue de bronze.
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
– Et vous, Monsieur Beult ! J’ai lu Corbin, Benveniste,
Braudel, Todd ! Vous pensez vraiment que j’ai besoin de vos
cours ?
Beult ne s’est pas laissé démonté.
– Jeune homme, des générations de potaches ont tenté
de me faire tourner en bourrique. Je n’ai pas besoin de vous
pour être chèvre.
– Rendez moi mes cahiers, a ajouté Martin. Sinon, je
téléphone à l’inspection académique.
– Pff ! Il s’en foutent bien de vos salades. Vous avez été
interné à Montouvert, vous êtes un pré-délinquant notoire.
– Vous ne trouvez pas qu’un enfant de onze ans a une
voix de femme ? a dit Martin. Imaginez l’effet de ce coup de
fil : « Bonjour. Je suis la mère d’un élève du Collège Leluque
de Ramey. Je préfèrerai ne pas donner mon nom. Il
semblerait qu’un de vos enseignants procède à des
attouchements sur les enfants. »
– Nous ne cèderons à aucune menace ! a hurlé Lafante.
Martin est descendu des marches et il a semblé soudain
redevenir le petit garçon de onze ans qu’il avait cessé d’être.
– Allons, il a dit, soyons raisonnable. Je ne dérange
personne, je me tiens sage. Rendez-moi mes cahiers, laissezmoi tranquille dans le fond de la classe, et finissons cette
année scolaire en s’ignorant les uns les autres.
Elle lui a rendu ses cahiers en faisant comme si elle ne le
L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
voyait plus.
Elle s’est tourné vers Beult
– On vit une de ces époques, elle a dit. Les SS20 audessus de nos têtes... Action Directe...
– Le Centre Pompidou...
– Quoi, le Centre Pompidou ?
– Ben quoi, il est horrible, non ? Quand je l’ai vu j’ai cru
qu’ils n’avaient pas encore enlevés les échafaudages.
Martin, lui, ayant rangé ses cahiers dans son sac, avait
regagné sa classe, qui attendait en rang devant la salle de
biologie.
C’était une gentille classe, cette sixième-deux.
Le nouveau Martin semblait avoir de meilleurs rapports
avec ses camarades de classe qu’avec ses parents, ses profs
ou ses éducateurs. Avant son « changement », il fréquentait
surtout le petit Kreuzenfeld, le fils du rabbin ; à présent, on
aurait dit qu’à l’exception du fils Tinque, qui avait toujours
été son ennemi, il avait acquis un respect nouveau, comme
si les enfants avaient reconnus en lui une autorité supérieure,
un être différent qui les dépassait et qui les aimait à la fois.
Un matin dans la cour, alors que j’étais en train de
rassembler les cinquième pour l’initiation au latin, j’ai
remarqué les sixième-deux qui attendaient l’arrivée des
profs de travail manuel, les filles d’un côté, qui faisait du
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
crochet, les garçons de l’autre, qui faisaient de la
pyrogravure.
Martin était assis sur les marches, et un petit groupe se
serrait devant lui.
Il était en train de leur prédire leur avenir.
– Toi, Kreuzenfeld, tu vas devenir journaliste à Libé. Tu
feras surtout de l’économie, et tu publieras même un
bouquin, un truc sur le franc flottant.
– Et moi ? a dit la petite Valérie Mongin, avec ses
lunettes roses.
– Toi, je sais pas Valérie. Je sais que t’auras un scooter,
mais c’est tout ce dont je me souviens. Par contre, tu sais
que la moitié des garçons de la classe sont amoureux de toi ?
Tiens par exemple, Gérard, Éric, Jean-Luc…
Elle a pouffé.
– T’es malade ! a protesté Gérard Mandu, rouge comme
une pivoine.
Martin a continué :
– Et toi Gérard, tu seras un vrai tombeur quand tu seras
au lycée. Et puis tu vas devenir pharmacien, comme ton père.
Et tu vas épouser une jeune fille catholique très religieuse.
– Et moi ? a demandé Brigitte Lebaquet.
– Ah Brigitte, on va devenir bon copains tous les deux. Et
toi aussi tu va te marier, avec le fils du photographe de
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
l’avenue de Paris. Et ton père va fermer le magasin à cause
du Castorama.
Il s’est levé d’un bond en m’apercevant.
– Allez. c’est tout, les autres je me souviens pas, je vous
connaissais pas. Mais pas de lézard, vous allez tous devenir
des artistes dans votre domaine.
On a entendu la voix railleuse de Tinque.
– N’importe quoi, Vernes. Tu racontes que des bobards,
t’es qu’un trouduc.
Il dépassait Martin d’une bonne tête. Celui-ci a soufflé,
comme pour pas que je l’entende :
– Et toi Régis, tu m’en a fait chier des ronds de chapeau
de la maternelle au lycée. Mais je t’en veux plus, tu vois. Ton
père te bat, voilà pourquoi. Ton père te bas toi et tes frères
avec une ceinture à boucle en acier. C’est pour ça que tu te
venges. T’es une victime.
Trinque est resté un instant en arrêt, puis il a dit :
– Et toi c’est ta mère qui te bat, c’est encore plus la
honte.
– Allez hop, tout le monde en rang et au pas de charge !
C’était Monsieur Van Hamme, le prof de travail manuel
des garçons.
A la fin du second cours, j’ai cherché Martin dans les
L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
couloirs et je l’ai trouvé au moment où il s’apprétait à entrer
dans le gymnase.
– Marchons dehors un instant, j’ai dit.
Il a fait comme s’il ne m’entendait pas.
Je l’ai tiré par son cartable. Il avait beau se comporter en
adulte, j’avais physiquement le dessus.
– C’est vrai que le père Tinque bat ses gosses ?
– Tout le monde le sait, personne ne fait rien.
– Depuis combien de temps tu le sais ?
– Plus de trente ans.
Un sourire s’est dessiné sur ses lèvres.
– Arrête ce jeu idiot, j’ai dit. Il y a beaucoup de mystère
autour de toi. Tu ne crois pas qu’il serait temps de nous
expliquer ?
– J’ai essayé. Mais je crois que c’est sans espoir.
– C’est vrai que ta mère te bat ?
– Non, pas exactement. Elle nous a bien collé une paire
de baffe ici ou là, mais rien que de normal à cette époque.
– À cette époque ?
– Oui, je veux dire, en 78 c’était normal de coller des
torgnoles aux gamins de temps en temps, non ?
– On est en 78, Martin.
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
– Oui, c’est ce que je veux dire. Bon, bref, ma mère nous
terrorise. Elle crie, elle casse les objets, elle claque les portes,
elle jette des trucs par la fenêtre, elle se cogne la tête contre
les meubles, et une fois elle a passé le poing à travers un
carreau et il a fallu lui faire douze points de suture. Elle ne
nous bat pas, mais on vit dans une ambiance de terreur.
J’avais déjà un tableau plus parlant de la situation. Je
suis revenu à l’autre sujet qui m’occupait l’esprit jour et nuit
depuis des semaines.
– Qu’est-ce que c’est que toutes ces prophéties ?
– Si je vous parle on va me renvoyer en foyer, il a dit.
Et il a ajouté :
– Je n’ai pas beaucoup de temps devant moi.
Une grande tristesse semblait s’être abattue sur lui,
dans seul coup.
– Peu de temps pour quoi ? j’ai demandé.
Il a regardé à terre, puis il a dit :
– Je ne peux pas vous en parler, Sophie.
Le premier mars, il a été arrêté à nouveau pour avoir
frappé sa mère.
Alice Benayoun m’a raconté :
– Il a été placé provisoirement à Montouvert en
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
attendant d’être orienté vers un établissement plus strict.
– Plus strict ? Pourquoi ?
– Il a frappé Sonia Vernes avec un manche de pioche. Il
l’a vraiment amochée. Pour sa défense, il a dit que c’était à
cause d’elle que leur père était parti, que sa sœur allait
mourir et que le petit allait devenir alcoolique. Il est
schizophrène. C’est presque impensable à onze ans, mais
c’est le seul diagnostic possible en l’état. Il a vraiment des
visions de l’avenir, il peut chanter des chansons dont il
prétend qu’elles ont été composées en l’an 2000…
– Et Sylvianne ? j’ai demandé.
– Elle est encore en fugue. On ne sait pas où elle est.
J’ai senti une grande bouffée d’angoisse monter en moi
et m’emplir la poitrine.
– Alice, j’ai dit en avançant la main au-dessus du bureau,
Martin a dit que sa sœur allait mourir le 11. Bien sûr, il ne
peut s’agir d’une prédiction, mais il sait peut-être quelque
chose à propos de cette date. Une intuition…
– Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? Elle est
pratiquement majeure, il y a une crise familiale en cours,
normalement dans ce genre de cas, on attend quelques
jours que la personne ressurface.
Elle a ouvert la fenêtre et elle a allumé une cigarette. Le
vent humide de mars s’est introduit dans la pièce.
Sortant de son large cartable son dossier sur Martin, elle
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
a dit :
– Et puis, c’est difficile de porter le moindre crédit à ce
qu’il raconte. Je vais vous lire le transcript que j’ai fais de
notre conversation de ce matin. Voilà :
« Je me souviens parfaitement de ce qui s’est passé.
Elle s’est tuée le 10 mars. Des joggeurs l’ont trouvée
dans le parc Zavatta le 11 au matin. Elle avait fait une
overdose massive, qu’on supposera volontaire.
Les flics ont débarqué chez nous le 11 à vingt heures.
J’avais onze ans. On était devant le journal de TF1, avec
Gickel. Tout est resté imprimé dans ma tête parce que les
flics parlaient derrière moi alors que j’essayais de ne pas
entendre, de ne pas savoir. La droite avait gagné les
législatives.
Je me souviens de tout ce qui s’est passé pendant les
jours qui ont suivi la mort de Sylvianne. Un attentat à la
bombe contre un bus en Israël. Aldo Moro enlevé par les
Brigades Rouges, puis assassiné. La marée noire en Bretagne.
Avec un pétrolier qui se briser en deux. L’Amoco Cadiz, c’est
son nom.
Je peux pas les inventer ces choses-là ! Vous verrez que
j’ai raison.
Et puis surtout, je me souviens que Claude François est
mort dans sa baignoire.
– Vous voulez dire que Claude François va mourir dans
quelques jours ?
L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
– Oui, le 11 mars. Il va mourir electrocuté dans sa
baignoire. Les gens vont raconter qu’il se séchait les cheveux
les pieds dans l’eau. Mais apparemment, il a essayé de
redresser une applique murale. »
Alice m’a regardée.
– Vous voyez, Sophie. Le pauvre Martin est un malade.
La tâche relève de l’institution à présent.
(2010)
Je vous ai reconnue sans peine, trente-deux ans après.
Vous savez, la première fois, je vous estimais tellement, je
passais mon temps à vous regarder, je buvais vos paroles.
Par la première fois, je veux dire la première fois que j’ai
vécu 78. Quand j’avais vraiment onze ans.
Ce matin, quand je vous ai vue traverser le parc
Monceau, j’ai reconnu votre façon de marcher, votre visage.
Je me suis dit, cette femme doit avoir la cinquantaine, ce
pourrait être elle. Et j’ai appelé : « Sophie ! » – et c’était vous.
Je comprends que vous ayez été effondrée quand vous
avez appris la mort de Sylvianne. Et que vos certitudes aient
été encore plus ébranlées dans les jours qui ont suivis,
quand vous avez entendu les actualités à propos de Claude
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
François, d’Aldo Moro, de l’Amoco Cadiz…
À ce moment je pense que la plupart des gens que
j’avais côtoyés ont enfin reconnu ce qui se passait, mais
personne, personne ne l’a admis à visage découvert. Ni
Benayoun, ni le toubib du foyer, ni Rubénisse, ni Yvan
Treisch. Tout le monde s’est réfugié dans le silence.
Je sais, vous aussi. Vous avez fait la même chose. Mais
ne vous en sentez pas coupable, Sophie... Ç’aurait été
comme de vous demander de soutenir l’existence des extraterrestres… ou du voyage dans le temps… Et pourtant vous
m’avez cru, alors. Vous avez enfin cru en ce que je racontais.
Vous avez pensé que j’allais m’en sortir.
Et dans une certaine mesure, je m’en suis sorti.
Vous m’avez dit ce matin :
– Mais au fond, tout ça, comment ? Pourquoi ?
Je me suis posé cette question pendant trente ans sans
obtenir de réponse. Le lendemain de l’élection d’Obama, un
soir de novembre 2008, en sortant du boulot, je me suis
senti faible. Je passais devant une terrasse. Je me suis assis.
J’ai appelé Chen, ma femme, pour qu’elle vienne me
chercher. Mais avant qu’elle n’arrive je me suis senti perdre
connaissance.
J’ai eu l’impression de flotter comme ça, entre deux
mondes, dans un océan de souvenirs diffus, pendant des
heures, des jours peut-être.
L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
Et puis les souvenirs se sont fait incroyablement précis.
J’étais couché dans le salon du pavillon qu’on occupait à
Ramey quand j’étais môme. Ma mère était penchée au
dessus de moi en train de râler, mon frère venait me voir,
ma sœur mettait sa main sur mon front pour voir si j’avais
de la fièvre.
Or ma sœur était décédée, flinguée à dix-sept ans d’une
overdose d’héro.
Je me suis assis. Je me suis levé. Je suis sorti dans la rue.
C’est là que j’ai compris que ce que je voyais était réel, que
ces évènements n’étaient pas, à proprement parler, des
souvenirs.
Ma mère, Sylvianne et Damien étaient tels que je les
avais oubliés, qui sa marque de naissance, qui sa mèche
peinte en rouge, qui sa manière de poser les pieds sur la
table basse en regardant la télé.
Cette télé où Roger Gickel présentait le journal de tf1,
avec son logo rose épouvantable comme un cauchemar
d’alcoolique, et une musique de génétique inoubliable, et
que pourtant j’avais oubliée.
L’actualité ne laissait pas de doute. On parlait de la crise
des SS-20 installés par les Russes en Allemagne de l’Est.
Carter venait d’être élu, Giscard nous a dit un soir que nous
avions fait le « bon choix ».
Dans la radio, ça causait des films qui sortaient : Annie
Hall, Rencontres du 3ème type, L’ami américain, L’homme qui
aimait les femmes de Truffaud...
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
Les bagnoles dans l’avenue de la République étaient des
blocs anguleux comme des paquets de cigarettes. Des
Autobianchi, des 2CV, des Dyane, des Ami-6, des Fiat 127,
des 404, des 504, des 604, des Renault 16 et des Renault 20,
Blanches, rouges, jaunes, d’un bleu ciel passé...
A la radio, on entendait Rockollection de Laurent Voulzy,
Jamais content de Souchon, Laisse béton de Renaud. Ce sont
des machins qu’on n’oublie pas, même si on ne les entend
pas pendant trente ans. Il y avait aussi Diabolo Menthe
d’Yves Simon. C’était une très belle chanson, très
émouvante. Et aussi le Loir et Cher, La dernière séance, Il a
neigé sur Yesterday de Marie Laforêt passé en boucle par les
stations popus, et puis Ex-fan des sixties de Birkin, la Lettre à
France de Polnareff, et Hygiaphone de Téléphone.
Elvis était mort quelques mois avant. Charlie Chaplin
aussi.
Tous ces éléments ont concouru dès les premiers jours à
me montrer que j’étais non dans un ailleurs, mais dans un
déjà-vécu. Dans un passé, à mon échelle, incroyablement
lointain et inattendu. J’avais à nouveau onze ans. C’était
1978.
Dans ma piaule, inchangée, il y a avait mes tiroirs
secrets avec mes journaux intimes et mes poèmes de onze
ans, des trucs que je croyais perdus et oubliés pour toujours.
Et puis le 33 des Eagles avec Hotel California, et aussi Jethro
Tull, Electric Light Orchestra, les Floyd, le Mac, Queen bien
sûr, et aussi Patty Smith, Les Stones, Weather Report, ainsi
que des trucs alternatifs (pour l’époque) comme Ange,
L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
Magma, Mike Oldfield, tout ça mélangé.
Quand je suis retourné au collège, les souvenirs ont
continué à me jaillir en pleine face avec toute la violence
d’un mauvais film qu’on se retrouve à voir pour la seconde
fois. Monsieur Thiers, le principal, avait son air agacé de
vendeur de saucisses, et Madame Lafante, la nazillonne du
collège, avec ses abus de pouvoir et son goût de
l’humiliation, rejouait les scènes que je lui avais vu jouer
trente ans plus tôt.
J’ai compris que je revenais a un moment précis de ma
propre ligne d’existence, sans que rien n’y soit modifié.
On était en janvier 1978. Mon père venait juste de partir
et on venait de découvrir qu’il avait une famille ailleurs. Ma
mère était en pleine crise. Chaque seconde à la maison était
un cauchemar. Damien rentrait de l’école et se cachait sous
son lit jusqu’au moment du repas. Sylvianne a commencé à
sniffer et à se piquer. Je savais que si l’enchaînement des
choses ne variait pas par rapport à ce que j’avais connu, elle
allait claquer quelques semaines plus tard.
Pendant un moment j’ai pensé, bien sûr, que tout ça
était une reconstruction mentale ; que je devais être allongé
en 2008 dans un lit d’hôpital, dans le coma, ou abruti par
une drogue.
Pourtant, dans une certaine mesure, j’avais une action
sur les choses. Je pouvais tout aussi bien ouvrir une boîte
couscous Garbit, aider Damien à remonter son Visible Man
ou balancer mes tiagues à travers la pièce et casser le vase
L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
de Daume de ma mère. Que ce monde soit vraiment 1978
(ou une possibilité de 1978) ou qu’il soit seulement un effet
de mon imagination, j’ai voulu savoir quelle était l’étendue
de ma liberté.
Je me suis enfui.
J’avais dans l’idée de stupéfier la presse par les augures
que je pouvais faire.
Mais les choses se sont plutôt mal passée. Vous pourriez
vous pointer au CERN avec la nouvelle théorie des cordes,
personne ne vous prendra au sérieux si vous avez onze ans.
Aucun journal, aucune télévision n’ont accepté d’écouter
mes salades.
J’ai cherché du boulot au noir sur les marchés et dans
les boutiques, mais ça n’a pas marché. J’ai fait la manche,
mais même avec un peu d’argent, les receptionnistes des
hôtels ne me laissaient pas prendre une chambre. J’ai eu des
propositions malhonnêtes de messieurs bien habillés. Je les
ai refusées. J’ai dormi à la gare de l’Est. J’ai failli me faire
violer. J’ai continué à faire la manche, puis la police m’a
récupéré et m’a ramené à Ramey. C’est là que ma mère et le
docteur Rubénisse m’ont fait interner au foyer de
Montouvert.
J’ai compris que je n’étais pas libre, même de
m’expliquer. Le paradoxe est que dans une société moderne
un enfant n’a pas de droits. Quelle que soit sa capacité
inviduelle à créer, inventer, à se construire, il est peu ou
prou un rat dans un labyrinthe : il passe de la maison à
L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
l’école via une rue donnée, suit des couloirs, entre dans des
salles à des heures précises, et s’il s’écarte du chemin décidé,
il subit l’équivalent d’une décharge électrique : on lui crie
dessus, on le bouscule, on lui confisque ses affaires, on le
prive de ceci ou cela. L’enfant est un prisonnier, son univers
est quasi-carcéral.
J’avais souffert de ça la première fois, lorsque j’avais
onze ans, et j’avais mis vingt ou trente ans à m’en remettre.
Je me demandais bien par quelle cruauté bizarre un dieu
quelconque avait décidé de me faire revivre ça. Il devait y
avoir un but.
Vous dites être « revenu » à un moment charnière de
votre existence d’enfant, entre le départ de votre père et
l’overdose de votre sœur Sylvianne. Est-ce que ça n’a pas un
rapport ?
C’est ce que je me suis dit, bien sûr… Je me suis dit que
j’étais là pour sauver Sylvianne. C’est pourquoi une fois au
foyer je me suis tenu calme et j’ai décidé de jouer le jeu. Il
fallait trouver un moyen de convaincre les acteurs potentiels
qui auraient pu m’aider à sauver Sylvianne.
Je n’ai pas pensé à vous d’abord. J’ai parlé à ce toubib
du foyer, j’ai oublié son nom, et puis à Alice Benayoun. Et
aussi à Yvan Treisch, un historien local qui travaillait au
château, et dont j’avais vu un article dans L’écho de Ramey.
Le type était moyennement brillant. Il m’a quand même
écouté avec attention et je pense qu’à un moment il a cru a
mon histoire. Évidemment, la mort de Sylvianne et l’affaire
Claude François ont dû achever de le convaincre.
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
Le drame c’est que tout ce qui me revenait de l’actualité
de l’époque se situait dans le temps après la mort de
Sylvianne. Je me disais sans cesse : « Si seulement je pouvais
me souvenir... Si seulement je pouvais retrouver un seul
évènement entre maintenant et le 10 mars... Quelque chose
qui puisse prouver que je connais l’avenir, qu’on me croie. »
Pour qu’on admette que je savais que le 10 mars
Sylvianne allait mourir si on ne faisait rien de radical pour
l’aider.
Mais c’était impossible, alors j’essayais de capter
l’attention des gens par la précision de mes prophéties,
comme la liste des futurs présidents des États-Unis, des
futures guerres, des prochains titres de David Bowie, ou que
sais-je. Mais ça n’avait aucun impact, ça ne signifiait rien
pour eux. J’aurais pu dire que Gainsbourg serait le premier
homme sur Mars, ça n’aurait pas fait de différence.
Dans mon existence antérieure, on avait retrouvé
Sylvianne le 11, et je savais qu’elle était morte la veille d’une
overdose, volontaire selon toute vraisemblance.
Quand on est entré dans le mois de mars, j’étais moimême au bord de la crise de nerfs. La menace du décès n’y
était pas pour rien. De plus, ma mère avait perdu tout
contrôle d’elle-même, Damien était terrorisé, et pour finir,
Sylvianne avait disparu. J’ai voulu sortir pour la retrouver.
Ma mère a essayé de m’en enpêcher et je l’ai frappée.
On m’a interné à Montouvert en attendant une
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
commission pour être envoyé ailleurs.
Montouvert était une institution fermée mais ce n’était
pas Alcatraz. Pas de chiens dans la cours, pas de miradors,
rien que des grilles et des murs. Il a avait des pans entiers de
l’enceinte qui étaient recouverts de lierre. La porte du
bâtiment restait ouverte.
J’ai attendu la bonne occasion, puis je me suis glissé
dehors et j’ai fait le mur. C’était le 8 avril.
Kreuzenfeld, qui était mon meilleur depuis le début, je
veux dire depuis quand j’avais vraiment onze ans, m’a caché
dans sa cave. Et puis le 10 dans la soirée, je lui ai emprunté
un vélo et je suis allé attendre dans le parc Zavatta, en
espérant trouver Sylvianne et l’empêcher de se shooter à
mort.
Elle n’est jamais venue. En tout cas, pas vivante et pas
toute seule. Au petit matin les junkies l’ont amenée dans le
coffre arrière d’une Talbot. Elle était morte un peu plus loin
dans un de ces pavillons où ils se retrouvent pour se camer.
Quand je les ai vus et que j’ai compris ce qui se passait,
j’ai couru vers eux. C’est là qu’ils l’ont posée à terre, presque
au même endroit où on l’avait trouvée la première fois,
quand j’avais onze ans. J’ai pris son visage dans mes mains.
Elle était déjà froide.
Ne soyez pas triste, Sophie, ne vous sentez pas coupable.
Vous ne pouviez rien faire.
L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
Après, tout s’est passé comme je l’avais prédit. Claude
François le 11, l’enlèvement d’Aldo Moro le 13, l’Amoco
Cadix quelques jours plus tard. Le 15 mars j’ai été retiré de
Montouvert pour être emmené par un couple de toubibs
des services sociaux dans un Centre de Regroupement de
Jeunesse, autrement dit un camp de concentration pour
jeunes en rupture de ban, à Chambery.
Le même jour, Alexandrie Alexandra inondait les radios.
J’ai plus d’appétit | qu’un barracuda...
Kreuzenfeld m’a demandé un jour : pourquoi ne pas
avoir essayé de prévenir la mort de Claude François ?
Pourquoi ne pas avoir appelé son agent ?
Mais personne ne me croyait. Et puis je me foutais de
Claude François comme de ma première baignoire. Tout ce
que j’espérais, c’était sauver ma sœur. Dans tout cette
cascade d’actualités, c’était le seul évènement qui ait de
l’importance.
Bien sûr, si Claude François était mort avant Sylvianne,
j’aurais pu me servir de sa mort pour prouver la réalité de
mes prédictions, et alerter mon entourage à propos de ma
sœur.
Je suis resté à Chambéry jusqu’à la fin de l’année
L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
scolaire 1979. Ensuite, l’état mental de ma mère s’étant
dégradé, moi et mon frère Damien avons été rendus à la
garde de notre père, et envoyés ensemble en pension à
Bauges.
Ça a d’ailleurs été déterminant. Il était en primaire, moi
au collège, mais on se voyait tous les jours au réfectoire, on
parlait à travers la grille qui séparait les deux cours, et on
prenait ensemble le train de Bauges tous les week-end.
Finalement, je l’ai beaucoup plus vu quand dans ma
première vie.
Après avoir quitté Ramey et le collège Leluque, j’ai
continué à tenter de faire reconnaître mes prophéties.
La plus précise et la plus déterminante que j’ai faite à eu
lieu le 26 août. Le pape Paul VI était mort quelque jours plus
tôt et ça n’avait pas réveillé de souvenir. Mais c’est quand ils
ont annoncé le nom de son successeur, Jean-Paul 1er, que j’ai
tenté de faire valider une prédiction de façon quelque peu
méthodique.
À l’époque j’étais au Centre à Chambéry, tous mes
coups de fil et mes courriers étaient surveillés, et il fallait
même une autorisation pour se servir d’un annuaire
téléphonique. J’ai dû faire poster des lettres une par une par
des gars que leurs parents venaient chercher le dimanche, et
je les payais en faisant leurs devoirs. J’ai écris aux journaux,
aux télés, aux auteurs, aux acteurs, aux chanteurs… Je ne
sais pas si la moitié de ces lettres sont arrivées.
Ça disait :
L’enfant qui savait que Claude François... – 50 pages
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Jean-Luc AZRA – azra @ almalang.com
« Ce pape va mourir dans un mois. Le suivant s’appellera
Jean-Paul II. Il sera polonais. Il sera le premier pape nonitalien depuis des siècles. Son nom de famille est quelque
chose comme Woytila.»
J’ai attendu avec anxiété le déroulement de l’Histoire en
me demandant si la main de Dieu frappait bien deux fois de
la même façon. C’était, en quelque sorte, un test que je me
faisais à moi-même : avais-je vraiment connaissance de
l’avenir ? Étais-je en mesure de le prouver ?
Et surtout, je voulais savoir si la possibilité de sauver
Sylvianne avait existé, et si, dans certaines circonstances, elle
existait encore.
En effet, j’avais déjà compris qu’il était possible que je
revive 1978 encore une nouvelle fois. Pour cette raison, je
voulais apprendre à préciser mes prédictions et à les rendre
convaincantes. mais quand Karoll Wojtyla est devenu pape
deux mois plus tard, personne ne m’a contacté au Centre ni
ailleurs.
Ç’a été un choc. Je ne pouvais pas imaginer de
circonstances plus parfaites pour attirer l’attention : un pape,
un pontificat exceptionnel et imprévisible de 33 jours, une
prédiction précise sur l’identité d’un successeur
improbable… Tous ces éléments auraient dû contribuer à
intriguer les destinataires de mes courriers. Et pourtant,
quelles qu’en soient les raisons, ils les avaient ignorées.
Par la suite, j’ai compris à quel point il m’était difficile de
faire des prédictions, sans parler de les faire reconnaître.
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Pourquoi était-ce si difficile ? Vous aviez pourtant tout
vécu ! Et n’y avait-il pas de prédictions plus faciles que
d’autres ?
Dans le cas de Claude François ou de l’Amoco Cadiz, les
choses s’étaient imprimées dans ma tête sous l’effet de la
mort de Sylvianne, lorsque j’avais onze ans.
Mais les autres évènements étaient noyés dans un flou
sans contexte ni date. Prenez la mort de Jacques Brel par
exemple, cette même année 78. Je savais bien qu’il allait
mourir, mais je ne savais pas quand. Et je l’ai loupée. Aucune
indice ne s’est inséré avant celle-ci pour me permettre de
marcher jusqu’aux bureaux de Jours de France et dire :
« Jacques Brel va mourir lundi prochain ». Et c’était comme
ça pour la plupart des choses.
Enfin, avec le temps, j’ai trouvé des moyens de me
rendre plus crédible. À partir du moment où j’ai été en
pension à Bauges, j’ai eu suffisemment de liberté pour
envoyer des courrier, passer des coups de fil. J’ai concentré
mes efforts sur une dizaine de journalistes. Ils ont dû finir
par me connaître comme « le môme qui nous emmerde avec
ses prophéties à la con ». J’avais un système : j’envoyais des
lettres recommandées avec la mention : « À n’ouvrir
qu’après les élections présidentielles », « À n’ouvrir qu’à la
mort de Balavoine », et à l’intérieur, j’écrivais par exemple :
« Mai 81 : Mitterrand, 51%, Chirac 49% » ou « Balavoine va
mourir dans un accident d’hélicoptère juste après la sortie
de sortie de son clip vidéo L’Aziza ».
C’étaient des prévisions décousues basées sur mes
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effort de reconstituer le fil d’une actualité à laquelle, enfant,
puis adolescent, puis adulte, je n’avais pas spécialement
prêté attention.
Je pense que dans la presse, personne ne m’a jamais
vraiment cru. Pourtant, on me connaissait, car en 1982 j’ai
été contacté par Collaro pour passer en seconde partie dans
Dimanche Martin. J’avais quatorze ans. Il fallait l’autorisation
de mon père qui a signé sans même regarder. Ils m’ont fait
venir pour l’enregistrement. Jacques Martin n’arrêtait pas de
pouffer, il avait l’air enchanté que mon prénom et son nom
de famille soient identiques.
Ils m’ont appelé « l’enfant qui savait que Claude
François allait mourir dans sa baignoire. »
Puis il m’ont fait égrainer des prophéties. Je me rendais
bien compte que quelque chose clochait mais je voulais y
croire enfin. J’ai parlé du sida, du réchauffement global.
– Vous voulez dire qu’on va tous bouillir ? a dit Collaro.
On était dans un décor. C’était en différé et il n’y avait
pas de public.
– Non, j’ai dit avec sérieux. C’est un réchauffement de
quelques dixièmes de degré, mais les calottes glacières vont
fondre et le niveau des eaux monter.
– Mon dieu, a dit Martin, on va tous mourir noyés dans
l’eau chaude.
On a parlé des célébrités, mais je n’avais pas grand
chose à en dire. Etienne Daho, les Rita Mistouko, Axel Bauer,
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tout ça ne leur disait rien, sans même parler de Noir Désir,
de NTM, de M, de Yelle, de Vicent Delerm.
Ils voulaient savoir quand Gainsbourg allait mourir mais
je me souvenais plus de la date. 1990, j’ai dit à tout hasard.
C’était trop loin et trop imprécis pour eux.
Au montage ils ont rajouté des inserts idiots, les rires
d’un public qui n’avait jamais été là, et des réflexions fines
de leur tribu de comiques. Ça donnait :
Martin : Et les catastrophes naturelles, les incendies, les
tremblements de terre ?
Moi : Des tremblements de terre, des cyclones, il y en a
tous les ans, partout : en Turquie, en Algérie, au
Bengladesh…
Collaro : Voilà
époustouflante.
une
prédiction
d’une
précision
(rires du public)
Collaro : je crois qu’on peut l’applaudir !
(tonnerre d’applaudissements)
Moi : Le seul dont je me rappelle la date, c’est le
tremblement de terre de Kobé, en 1995, qui a fait 3000
morts.
Martin : Kobé, c’est en Chine ?
Moi : Au Japon.
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Collaro : Attention les amis, si vous prévoyez déjà vos
vacances au Japon, en – tenez-vous bien ! – en 1995,
emportez votre costume anti-séisme !
(rires du public)
Voilà. On peut voir l’émission aujourd’hui sur le site des
archives de l’INA. Elle est lamentable.
A la suite de ça, j’ai tenté une approche radicalement
différente. Je me suis dit qu’il devait y avoir d’autres gens
comme moi. Quand je pouvais financièrement, j’ai passé des
annonces dans Libé ou l’Obs. Ça faisait :
« Si vous savez ce qui va se passer à Berlin en novembre
1990, contactez-moi »
ou encore :
« Si l’Affaire Grégory vous dit quelque chose, nous
sommes semblables. Unissons nos connaissances. »
Mais ça n’a pas marché. J’ai fini par accepter qu’il y ait
de grandes chances que je sois seul de mon espèce.
Je me suis demandé si personne ne m’avait jamais cru,
au bout du compte. Mais beaucoup de gens on certainement
compris, admis, après coup. Vous, Sophie, et les gens du
Collège Leluque. Mon médecin de l’époque. Le personnel du
foyer de Montouvert. Et tous ceux qui avaient eu vent de ma
prédiction sur la mort de Claude François. Par la suite, des
journalistes, des employés de l’emission de Jacques Martin,
diverses personnes que j’ai contactées au cours des années
se sont bien rendues compte que mes visions étaient justes
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et qu’elles ne pouvaient relever du tour de passe-passe.
Mais comme vous, ils ont dû penser à chaque fois qu’il
était trop tard pour s’impliquer. La validitation d’une
prophétie passée n’a pas plus de valeur que le « je l’avais
dit » de n’importe quel voyant de magazine télé.
Et puis il s’est passé un évènement décisif qui m’a
convaincu d’abandonner toute velléité de conter la bonne
aventure.
Le 8 octobre 2001, à six heures du matin, la DGSE, c’est
à dire la CIA française de l’époque, et venue frapper à ma
porte. Trois malabars m’ont poussé dans une limousine
encore en pyjama. Je me suis retrouvé sous le Palais de
Justice devant un bureau en fer et avec une lampe dans l’œil.
Il m’ont d’abord cuisiné sur mes prédictions passées : Cloclo,
le pape, le sida, le mur de Berlin, Kobé. Apparemment il
savait tout sur moi depuis mes internements à Montouvert
jusqu’à mon aventure chez Jacques Martin, en passant par la
mort de Sylvianne et mes courriers répétés à la presse.
Depuis mon adolescence, je parlais de ce 11 septembre
2001. Ces derniers temps, bien sûr, à mesure que l’échéance
approchait, j’avais multiplié les détails jusqu’à l’imprudence :
le nom de certains terroristes, les numéros de vol, l’ordre
des crashs sur les tours du World Trade Center…
– Alors, m’a dit un gros avec une moustache, Mahmed
Addi, vous le connaissiez avant l’attentat ?
– Pourquoi n’étiez-vous pas vous-même à bord ? a
demandé un autre.
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Je suis resté quelques semaines en cellule. Puis ils m’ont
libéré. Ils avaient dû arriver à la conclusion que je n’avais
aucun contact direct ou possible avec la nébuleuse terroriste.
Et que surtout, ma prédiction sur le 11 septembre se noyait
dans des centaines d’autres de mes déclarations faites au
cours des quelques vingt dernières années, sans rapport les
unes avec les autres, et dessinant plus le profil d’un
divinateur doué ou chanceux, que celui d’un ennemi de
l’Occident.
Quelques semaines plus tard, j’ai réalisé que j’aurais pu
avoir été livré aux Américains et passer à Gantanamo les dix
années suivantes. Cette pensée m’a terrorisé. J’ai décidé de
couper court à toute prédiction.
Et puis, en 2008, j’ai rattrapé ma propre histoire. Je ne
connaissais l’avenir que jusque là. Désormais, il s’étend
devant moi comme pour n’importe qui d’autre : aussi
incertain qu’une route inconnue, aussi flou qu’un mauvais
horoscope.
Mais tout de même, vous n’avez pas l’impression d’avoir
changé le cours du monde ?
Non. J’ai changé ma vie, enfin, ma vie est différente de
ce qu’elle avait été. Mais je n’ai rien changé dans le monde.
Ma première vie avait commencé par être plutôt sexe,
drogue et rocknroll. Je traînais dans les squatt, j’ai fait la
route, j’ai joué dans des films pornographiques. Puis vers 95
j’ai rencontré ma femme, Chen, et je suis parti vivre avec elle
à Xang-We. En 2008, nous sommes revenus à Paris, et cette
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vie-là c’est achevée quand j’ai perdu connaissance un matin
de novembre.
Ma seconde vie a été perdue a essayer de faire valoir
mes prédictions. Je ne m’y suis pas marié, je n’y ai pas eu
d’enfant, j’ai vivoté.
Vous, savez, Sophie, dès la première fois que j’ai vécu
cette année-là, vous avez été ma plus grande influence. C’est
grâce à vous que j’ai écrit des textes de chanson, des
poèmes. Mais après la mort de Sylvianne plus rien n’avait de
sens.
Et cette mort, je l’ai vécue deux fois.
Elle m’a détruit encore plus la seconde fois que la
première.
Quand à votre existence, Sophie, je ne saurais dire si elle
a été changé d’un iota à cause de moi.
Un jour j’ai vu une femme à la télé qui s’était fait refaire
la poitrine. Elle pensait que par la seule magie d’avoir les
seins de Scarlett Johansson sa vie allait changer pour le
mieux. Que tout allait devenir épatant.
Elle avait changé, certes. Les hommes la regardaient
différemment, on lui tenait plus souvent la porte. Mais pour
ce qui comptait vraiment, l’amour de son mari, l’estime
qu’elle avait d’elle-même, la valeur ajoutée dans son rapport
avec ses employeurs, les choses étaient restées étonnament
égales. Dans certains cas, la situation s’était dégradée même,
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quand de boudin sans poitrine la pauvre avait glissé dans la
catégorie des salopes à gros seins.
C’était pareil aussi avec les gagnants du Loto. Qui ne
penserait pas que trois cent briques transformaient sans
erreur tout employé tristoune en gestionnaire comblé,
dépensant sagement ses Euromillions au soleil d’Acapulco.
Eh bien non. La plupart des gagnants des grandes loteries
tournent chèvres, se brouillent avec leurs proches, divorcent,
touchent le caniveau en deux ans maximum.
Et c’était pareil pour moi.
Mon don du ciel ne m’avait rien apporté de décisif. Il
m’avait causé des emmerdes plutôt qu’autre chose.
Mon plus grand regret, avec le recul, et de ne pas avoir
tenté de conquérir à nouveau Chen. En 1994, je suis allé la
voir – elle travaillait à la Madeleine dans une agence de
voyage – pour essayer de recréer les circonstances, les mots,
les événements qui allaient nous amener à devenir une
famille. Mais en la voyant, je n’ai pas pu penser à autre
chose qu’au mari et au père pas forcément enviables que
j’avais étés dans la vie d’avant. Et je l’ai laissée vivre sa vie,
une vie différente et nouvelle, sans moi. À ce moment-là, je
n’ai pas eu le courage de repasser par les premiers rendezvous, les premières disputes, les décisions, les engueulades,
les enfants, l’organisation de la vie quotidienne, les petits
drames de la vie de tous les jours, les choix à faire, les
erreurs inévitables, les soucis, les maux de tête. J’ai été lâche,
et aujourd’hui je regrette de ne pas avoir Chen, que j’aimais
et qui m’aimait, et mes enfants, perdus dans les limbes d’un
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autre temps.
Et puis, ma grande erreur, ç’a été de croire que le temps
me donnerait éternellement ma chance. Pendant trente ans,
j’ai vécu persuadé que quand ce jour d’octobre 2008 allait se
présenter à nouveau, j’allais à nouveau être projeté en
arrière. Je pensais que j’allais à nouveau vous voir, Sophie,
voir ma sœur, et avoir une occasion de tout refaire, en
mieux, avec plus d’expérience. Mais ce n’est pas arrivé.
Novembre 2008 est passé, puis 2008 a cédé la place à 2009,
et nous voilà, avec trente ans de plus.
Récemment, cependant, j’ai commencé à voir les choses
un peu différemment. J’ai compris que je croyais devoir
sauver Sylvianne, et c’est peut-être Damien que j’ai sauvé.
La première fois, quand j’avais onze ans, il était resté
seul avec notre mère après la mort de Sylvianne, puis il avait
pris la route vers dix-sept ans pour entrer comme apprenti
chez des restaurateurs et il avait commencé à boire. Je
l’avais toujours connu alcoolique. Mais la seconde fois,
quand il avait huit ans, on l’a mis en pension avec moi à
Bauges. Nous sommes devenu plus proches.
Au cours de ma seconde vie, je ne l’ai jamais vu boire.
Depuis quinze ans, il tient un restaurant gastronomique
à Rennes.
Je ne lui ai jamais raconté ce qui m’était arrivé.
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