HISTOIRE - Société française des études japonaises
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HISTOIRE - Société française des études japonaises
HISTOIRE L’entrée dans l’organisation de prêtres shintô de la maison Yoshida 289 L’entrée dans l’organisation de prêtres shintô de la maison Yoshida à l’époque d’Edo – deux études de cas de la province d’Izumi YANNICK BARDY INALCO – CEJ L’ENTRÉE DANS L’ORGANISATION DE PRÊTRES SHINTÔ DE LA MAISON YOSHIDA À L’ÉPOQUE D’EDO – DEUX ÉTUDES DE CAS DE LA PROVINCE D’IZUMI Dans cette étude, nous allons nous intéresser à l’attitude de la maison Yoshida du Yoshida-Shintô à l’égard des prêtres de province, et son évolution, à partir des questions liées à l’entrée dans l’organisation de prêtres fondée par cette maison dans le premier tiers de l’époque d’Edo. En 1665 le bakufu reconnait à cette maison curiale la capacité à délivrer aux prêtres shintô l’autorisation de pratiquer les rituels en tenue de cour1. Dès lors et jusqu’en 1738, elle connait une période faste, pendant laquelle elle profite du fait que les fidèles des sanctuaires de province viennent lui demander un rang de cour ou un titre (daimyôjin, daigongen) pour leur divinité, pour recruter leurs prêtres et accroitre leur organisation. Puis, suite notamment à de mauvaises manœuvres politiques, elle doit renoncer à accorder des rangs de cour et se montrer plus prudente quant à la délivrance de titres aux divinités, tout en subissant la concurrence nouvelle de la maison Shirakawa. Cette période s’achève vers le début du xixe siècle, lorsque la rivalité entre les deux maisons les pousse à se lancer dans un prosélytisme actif de recrutement de prêtres ou assimilés. Lors de mes travaux sur les sociétés villageoises et leurs rapports avec leur sanctuaire, il m’est arrivé à plusieurs reprises de rencontrer les organisations de prêtres formées par ces maisons curiales. Travaillant sur le sanctuaire Shinoda, proche de ma zone de recherche, Mita Satoko a montré2 toute l’importance qu’il y 1. « Décret shogunal réglementant les sanctuaires et prêtres de type kannushi et negi » (Shosha negi kannushi hatto). 2. Mita 2012. Elle y parle plus particulièrement des relations entre prêtres et maison Shirakawa dans la deuxième moitié du xviie siècle, mais cette 290 Yannick Bardy a à comprendre l’environnement et le contexte dans lequel un prêtre se trouve au moment où il fait une demande pour intégrer l’une de c’est organisations, alors même que les travaux sur la cour impériale et les corps de métiers centrés sur une maison curiale se font plus nombreux et où l’histoire de la maison Yoshida notamment, est mieux connue 3. Mais ces travaux sont bien souvent centrés sur la maison curiale et la situation des prêtres de provinces dans leurs rapports avec la maison Yoshida reste encore peu étudiée. Poursuivant dans la direction proposée par Mita Satoko, je souhaite ici présenter deux des cas les plus clairs que j’ai rencontrés au cours de mes travaux, deux familles de prêtres de la province d’Izumi. L’une permettra de présenter tout d’abord ce qui semble être le processus d’affiliation majoritaire à la maison Yoshida durant la première période (1665 – 1738), tandis que nous essayerons de comprendre en quoi l’autre cas diffère. Nous retrouverons ensuite ces deux familles au début du xixe siècle, où nous essayerons de faire ressortir les évolutions de l’attitude de cette maison vis-à-vis des prêtres de province et de son système d’adhésion, et notamment la politique de renouvellement des adhésions et de recrutement des Yoshida au début de la deuxième période d’expansion4. En 1718, le prêtre Yokota Shôbei du sanctuaire Kasuga de la vallée Ikeda (district d’Izumi, province d’Izumi, probablement fondé au cours du xiiie siècle) reçoit une patente lui permettant d’exercer en tenue de cour et lui accordant un titre et un nouveau nom : Yokota Iwaminokami Fujiwara Yoshikatsu. Jusque-là, la prêtrise était assurée par la famille Yokota : elle tourne au sein de ses trois branches familiales. Lorsque Shôbei devient prêtre en 1716, il n’est rien d’autre qu’un paysan aisé qui effectue quelques uns des rites de ce sanctuaire. Mais suite à une sécheresse et à un amago.i considéré comme réussi, la communauté des fidèles décide d’offrir un premier rang de cour à la divinité. Ayant obtenu l’accord des autorités, les représentants des fidèles montent à la capitale où ils rencontrent les principaux vassaux de la maison Yoshida. Et à leur retour, ils informent les autorités qu’ils ont remarque est valable au-delà. 3. Voir à ce sujet : Ino.ue 2007 et 2008, ou encore Maeda 2002. 4. Pour effectuer cette étude, nous avons utilisé des sources de première main, non-publiées pour la plupart : celles de la famille Yokota de Murodô (Izumi), descendant de l’ancien prêtre du sanctuaire Kasuga évoqué ici, et ceux de la famille Furuya de Hineno (Izumi-sano) et du temple Jigen-in de Hineno, dont une partie a été publiée et une autre non publiée mais accessible. L’entrée dans l’organisation de prêtres shintô de la maison Yoshida 291 obtenu d’eux un premier rang de cour pour la divinité Kasuga et une patente pour le prêtre, dans le cadre du décret Shosha negi kannushi hatto de 1665. Autrement dit, cette adhésion d’un prêtre d’un sanctuaire provincial de peu d’importance suit un motif qui est déjà connu 5 : la maison Yoshida a profité que les fidèles sont venus chercher un rang de cour reluisant pour leur divinité, pour pousser le prêtre à adhérer à leur organisation. Cette pratique les a sûrement aidé à faire croitre le nombre de prêtres affiliés durant cette première période, et ainsi de subvenir à leurs besoins financiers puisque tout, patentes, rang de cour, titre de daimyôjin, etc. était tarifé. L’autre cas est celui du prêtre du sanctuaire Ôiseki (également appelé sanctuaire Hine), situé dans le district de Hine, au sud de la province d’Izumi. Cet ancien sanctuaire (c’est un shikinaisha dont l’histoire remonte au moins au viiie siècle) est l’un des gosha (les Cinq Sanctuaires) de la province. Ce système, largement tombé en désuétude à l’époque d’Edo, donnait à ce sanctuaire un rôle officiel reconnu par la cour. En 1666, soit immédiatement après la publication du décret shogunal, le prêtre du sanctuaire adhère à l’organisation des Yoshida. A première vue, on pourrait y voir l’intérêt des Yoshida pour le prêtre d’un sanctuaire historiquement et localement important, ou, à l’inverse, l’importance accordée par le prêtre d’un sanctuaire de rang élevé à cette organisation nouvellement née, dans le cadre d’une relation privilégiée avec la cour. Cependant, il apparait qu’après la bataille entre les forces de Hideyoshi et celles du Negoro-ji à la fin du xvie siècle, le prêtre du sanctuaire a décidé de suivre les armées de Hideyoshi dans l’Ouest où il devint daimyô. Entre les destructions et la disparition de la famille du prêtre, le sanctuaire est resté un temps dans le désarroi : les chefs du groupe de fidèles effectuaient parfois une cérémonie simplifiée, tandis que le moine du Jigen-in, monastère situé dans l’enceinte du sanctuaire et dont le moine était chargé de certains rites (moine shasô), s’acquittait de l’essentiel des cérémonies. Ainsi, durant les premières décennies de l’époque d’Edo, ce sanctuaire n’avait pas de prêtre. Ce n’est qu’en 1658 qu’à lieu la nomination d’un nouveau desservant, un personnage un peu particulier : quelques années avant, un villageois, maladif et appauvri, reçut l’aide de la communauté des fidèles qui le logea dans une cabane située dans l’enceinte et lui attribua un petit salaire en riz, en échange de quoi il était chargé du ménage des lieux. En 1658, certains bâtiments ayant été abîmés par une 5. Cf. Maeda 2002 : 336. 292 Yannick Bardy inondation, les fidèles et le Jigen-in doivent envoyer une demande pour pouvoir effectuer les réparations. Mais aucun prêtre n’étant là pour signer cette lettre, ils estiment que cela pourrait poser problème, aussi décident-ils de désigner le balayeur du sanctuaire pour être le nouveau prêtre. En 1666, il obtient une patente des Yoshida, grâce à l’entremise du desservant d’un sanctuaire voisin et avec le soutien des villageois. Ainsi, l’échange de lettres préalable à cette adhésion voit les villageois affirmer que la famille du prêtre a cette charge de génération en génération. Autrement dit, l’impulsion ayant mené à cette affiliation n’est pas venue d’en haut, mais du prêtre lui-même ou plus probablement encore, des fidèles. Elle a pour objectif de légitimer cette nouvelle famille de prêtres par la nouvelle autorité du Shintô récemment désignée par le shogunat. Notons que le moine shasô, le Jigen-in, ne participe pas à ces discussions et qu’il n’est fait aucunement mention de lui dans ces documents. De 1666 à 1798 pour le sanctuaire Ôiseki, de 1718 à 1809 pour le sanctuaire Kasuga, nous ne rencontrons plus de mention de la maison Yoshida. En particulier, lors de la succession d’un nouveau prêtre, ni dans un cas ni dans l’autre un renouvellement de l’adhésion n’est envisagé, pas plus qu’il n’est jugé nécessaire de signaler la succession ou de demander aux Yoshida leur avis en la matière. Cette période d’absence correspond plus ou moins à celle pendant laquelle cette maison cesse de distribuer des rangs de cour et voit son attractivité baisser au niveau de l’archipel. De 1791 à 1804 environ, le sanctuaire Ôiseki est agité par une dispute opposant le prêtre au Jigen-in. Le prêtre, aux origines modestes et au statut très inférieur, s’acharne à grappiller des parcelles d’autorité ou une plus grande participation aux rituels, obtenant chaque fois des accords avantageux avant de refuser de les signer et présenter de nouvelles exigences. En 1798, alors que la querelle semble ne pas pouvoir se terminer, les autorités seigneuriales reçoivent une lettre – assez imprécise – des Yoshida qui exigent que le prêtre, dont l’ancêtre leur était affilié, participe aux rites à égalité avec le moine shasô. A notre connaissance, cette lettre est la première montrant un regain d’intérêt des Yoshida pour les prêtres de la province à la fin du xviiie siècle, mais elle a été rédigée à la demande du prêtre. D’ailleurs, ce regain d’intérêt ne sera que ponctuel puisque la maison Yoshida en restera là, ne s’intéressant plus à ce sanctuaire jusqu’en 1802, date à laquelle elle envoie deux de ses vassaux pour enquêter sur les sanctuaires Ôiseki et Aritôshi, son voisin où L’entrée dans l’organisation de prêtres shintô de la maison Yoshida 293 a lieu une dispute du même type. Arrivés sur place, les envoyés interrogent les deux desservants et s’aperçoivent que le prêtre méconnait les divinités du sanctuaire, mais que le Jigen-in est désigné sous le titre de bettô (intendant), sur une tablette. Ils lui demandent alors quand il a reçu ce titre de la part des Yoshida, ce à quoi le Jigen-in ne sait que répondre, provoquant la colère des envoyés. A la suite de cela, ils s’en retournent à Kyôto mais, passant par la ville seigneuriale de Kishiwada, ils rencontrent les fonctionnaires chargés des questions religieuses, qui les persuadent de permettre au Jigen-in de demander le titre de bettô à la maison Yoshida, ce qui ce fera l’année suivante. Suite à cette visite de 1802, le moine shasô, le prêtre et un autre personnage s’affilient au Yoshida, le premier comme bettô, le second comme kannushi et le troisième comme jinin (alors même que ce dernier ne participe pas aux rites). Ils imposent également un nouveau partage des tâches entre le prêtre et le bonze, et un apaisement du conflit, même s’il faudra que le fief menace le prêtre d’exil en 1804 pour que celui-ci cesse définitivement toute opposition. Cette visite de 1802 est assez importante pour le rapport de la maison Yoshida aux sanctuaires de province : c’est à notre connaissance la première fois que cette maison adopte une attitude proactive par rapport à un sanctuaire de la province d’Izumi. Et le résultat est assez remarquable puisque les Yoshida récoltent deux nouveaux affiliés et un renouvellement d’adhésion, ce qui dans le contexte concurrentiel de l’époque est plutôt prometteur. Or, trois ans plus tard, en 1805, Noguchi Tosa, prêtre du sanctuaire Tenjin de Sakai, affilié à la maison Yoshida qu’il sert comme kashira-yaku, demande au préfet de Sakai en charge de la province d’Izumi de diffuser auprès des villages l’information selon laquelle il en fera le tour pour enquêter sur leurs sanctuaires. Dans ce cadre, il visite le sanctuaire Kasuga en 1809, et il découvre la disparition des objets sacrés qui avaient été donnés par les Yoshida au sanctuaire et au prêtre en 1718. Cette disparition rend problématique le fait que depuis trois générations, les prêtres du sanctuaire n’ont pas renouvelé leur adhésion à l’organisation. Noguchi menace alors de faire du prêtre l’un de ses subordonnés et, ainsi bousculés, les fidèles demandent l’envoie d’une copie de la patente disparue. Parallèlement, grâce à l’intercession d’un prêtre voisin et de l’un de leurs officiers villageois qui entretient des liens avec la cour, ils obtiennent le renouvellement de l’affiliation du prêtre à la maison Yoshida. Mais en 1815, un temple voisin, le Seonji, se plaint que cette affiliation ait eu lieu, puisque, prétend-il, c’est lui le desservant 294 Yannick Bardy légitime du sanctuaire. Pour prouver ses dires, son temple supérieur, honji, le Renmyôin qui est un ermitage du mont Kôya, informe les Yoshida que les objets sacrés qui ont disparu sont dans sa réserve. Outre que ce fait est pour le moins troublant (les fidèles évoquent un vol), ledit temple n’a alors pas de moine en résidence, pas plus que son honji qui est alors géré par le bonze d’un monastère voisin. Finalement, la maison Yoshida envoie deux de ses vassaux enquêter sur cette affaire, et après avoir fouillé les bâtiments et interrogé les différentes parties, allant jusqu’à se rendre au mont Kôya ou à interroger le temple Ninna-ji de Kyôto, ils réfutent les prétentions des monastères et incitent à un règlement négocié du conflit qui ne reconnaît au temple qu’une participation marginale à l’un des rites. Ainsi, au travers de ces deux exemples, nous voyons qu’à la fin du xviie, début xviiie siècle, malgré la publication du décret shogunal lui accordant une forme de primauté en matière de culte shintô, la maison Yoshida semble adopter une posture relativement passive vis à vis des sanctuaires de province et de leurs prêtres, attendant qu’ils viennent à elle pour les intégrer dans son organisation. Elle profite en cela de l’attirance des fidèles pour les rangs de cour qu’elle peut accorder aux divinités pour pousser les prêtres de ces sanctuaires à s’affilier à leur organisation, tandis que d’autres couples prêtres-fidèles choisissent cette adhésion pour assoir la légitimité du desservant. A partir de 1738, suite à diverses oppositions, la maison Yoshida doit se montrer plus prudente et cesse d’accorder des rangs de cours. Elle disparaît alors de la documentation des sanctuaires de provinces, laissant la place à la maison Shirakawa et à son organisation (ex : adhésion des prêtres du sanctuaire Shinoda en 1758), pour ne réapparaitre qu’à la fin du xviiie siècle. A ce moment, au vu des cas que nous avons évoqué, la maison Yoshida semble, dans un premier temps, se contenter de répondre aux sollicitations (lettre au seigneur de Kishiwada de 1798 suite à la plainte du prêtre du sanctuaire Ôiseki) avant de prendre une posture proactive : enquête auprès des sanctuaires Ôiseki (et Aritôshi) en 1802 et affiliation de ses trois desservants et assimilés ; tour des sanctuaires à partir de 1805 ; enquête et règlement de la dispute du sanctuaire Kasuga… On s’aperçoit également que dorénavant les prêtres renouvellent leur affiliation à chaque génération. En 1856, une affaire autour du jinin du sanctuaire Ôiseki montre que lorsque le fils d’un affilié ne renouvelle pas cette adhésion lors de sa succession, la maison Yoshida n’hésite plus à interroger les officiers villageois pour L’entrée dans l’organisation de prêtres shintô de la maison Yoshida 295 savoir si cette famille existe toujours et, dans le cas contraire, s’il se trouve quelqu’un pour reprendre le flambeau. Ce changement de posture de la maison Yoshida a lieu dans un contexte de concurrence accrue avec les Shirakawa (les deux groupes vont jusque à intégrer des gens qui n’ont de desservants que le titre, des gardiens des clefs, etc.), mais également dans une situation où les revenus des adhésions sont un apport nonnégligeable. Ceci n’empêche d’ailleurs pas, en 1821, la maison Yoshida de demander aux prêtres affiliés un soutien financier pour payer le voyage à Edo du chef de la maison. Enfin, il faut noter que pour les prêtres de province, le rapport vertical avec les Yoshida se double rapidement de rapports horizontaux avec d’autres prêtres plus ou moins voisins. Certains de ces rapports sont préexistant, d’autres apparaissent lors de la demande d’affiliation quand le prêtre et les fidèles choisissent de passer par l’intercession d’un prêtre voisin déjà affilié. D’autres encore se créent lors de disputes, quand les Yoshida mandatent un affilié local pour enquêter plus ou moins discrètement sur la situation ou pour essayer d’obtenir un règlement négocié du conflit. Il semble également que la première moitié du xixe siècle soit le moment où la maison Yoshida répand ses rites et enseignements religieux parmi ses affiliés, soit directement au moment de la transmission de la patente, soit au travers de ce qui apparaît comme une ébauche de réseau de diffusion. On trouvera ainsi dans les archives de la famille Yokota, descendant du prêtre du sanctuaire Kasuga une copie d’un rituel du Yoshidashintô effectuée par Katsuragi Sadadayu, prêtre du sanctuaire Shimonomiya, à partir d’une copie qui lui avait été envoyée par Ihara Izumo, prêtre du sanctuaire Ôiseki. BIBLIOGRAPHIE : * SOURCES : Documents de la famille Furuya de Hineno (accessibles au musée d’Histoire d’Izumi-sano). Documents de la famille de Yokota Shigeru de Murodô (accessibles au Bureau d’Historiographie d’Izumi). Par le bureau d’historiographie de la municipalité d’Izumi-sano : Shinshû Izumisanoshi-shi, dai 6, shiryô hen kinsei [Nouvelle histoire de la municipalité d’Izumi-sano, vol. 6, recueil de documents de l’époque d’Edo], publié par la municipalité d’Izumi-sano, 2005. 296 Yannick Bardy * OUVRAGES ET ARTICLES : Par le bureau d’historiographie de la municipalité d’Izumi-sano : Shinshû Izumisanoshi-shi, dai 2・3, kinsei-kindai gendai hen [Nouvelle histoire de la municipalité d’Izumi-sano, vol. 2 et 3, époques moderne et contemporaine], publié par la municipalité d’Izumi-sano, 2009. Ino.ue Tomokatsu. Kinsei no jinja to chôtei ken.i [Les sanctuaires shintô de l’époque (pré)moderne et le prestige de la cour]. Yoshikawa Kôbunkan, 2007. Ino.ue Tomokatsu. « Kinsei no shinshoku hensei to kokugun-sei・Ryôshûsei [Formation des organisations de prêtres et système province-district, système seigneurial, durant l’époque prémoderne] » In : Kinsei no shûkyô to shakai, 2, Kokka kenryoku to shûkyô, sous la direction d’Ino.ue Tomokatsu et Takahashi Toshihiko. Tôkyô, Yoshikawa Kôbunkan, 2008. Maeda Hiromi. « Court Rank for Village Shrines, the Yoshida House’s Interactions with Local Shrines during the Mid-Tokugawa Period ». In Japanese Journal of Religious Studies n° 29/3-4, 2002 : 326–358. Mita Satoko. « Senshû Minami-ôjimura to chiiki-shakai [Village de Minami-ôji dans la province d’Izumi, et société locale]». In : Mibuntekishûen no hikakushi – Hô to shakai no shiten kara [Histoire comparative des marges statutaires – du point de vu légal et sociétal], sous la direction de Tsukada Takashi. Osaka, Seibundô, 2010: 97-244. Mita Satoko. « Shinoda-myôjin-sha to Shinodagô – Hôreki-ki no shasôshake-ujiko kan sôron – [Le sanctuaire Shinoda et le pays de Shinoda – la querelle de l’ère Hôreki entre le bonze shasô, les prêtres et l’ujiko] ». In Ichidai Nihonshi n°15 [Revue d’histoire de l’université municipale d’Ôsaka n°15]. Ôsaka, 2012 : 43 - 65. Le souverain comme bouddha salvateur dans les lettres de evœux Le souverain comme bouddha salvateur dans les lettres de vœux, ganmon, du IX siècle 297 ARNAUD BROTONS Université Aix-Marseille (AMU) Institut de Recherches Asiatiques (IrAsia - UMR 7306) LE SOUVERAIN COMME BOUDDHA SALVATEUR DANS LES LETTRES DE VŒUX, GANMON, DU IXE SIÈCLE L’ouvrage de Kudô Miwako, Les lettres de vœux de la période Heian et la conception bouddhique de l’univers (Kudô 2008), m’a convaincu de l’importance d’un corpus jusque là délaissé par les chercheurs : les recueils de ganmon, les lettres de vœux qui étaient lues lors de cérémonies bouddhiques (hôe). Ce travail constitue une précieuse contribution à nos connaissances sur l’histoire sociale du Japon classique. Les ganmon sont, affirme-t-elle, « des objets à penser. Ils nous aident à réfléchir à la compréhension du bouddhisme et à l’état des croyances des Japonais de l’époque — de l’empereur aux membres de la moyenne noblesse, des femmes, des moines —, à la place de ces croyances dans la vie publique et à la façon dont ils se rattachaient à un groupe social particulier, aux liens entre le monde bouddhique et le monde profane, et enfin aux pratiques religieuses » (Kudô 2008 : 7). Dès 1993, le spécialiste de la littérature médiévale Kômine Akira attirait l’attention des chercheurs français sur ces documents qui avaient été jusqu’alors « négligés par les spécialistes de la littérature » (Kômine 1993 : 115). Ce domaine « tout à fait vierge », jusqu’ici considéré comme « mineur », constituait à ses yeux le moyen d’une « relecture de l’ensemble de la littérature médiévale » (ibid. : 11). Pour ma part, c’est à travers le prisme des représentations que les élites se faisaient de la fonction impériale et de l’empereur que j’ai entrepris l’analyse de ce corpus. Ces documents méritent une attention particulière. Tout d’abord parce qu’ils étaient le fruit d’un processus d’écriture et de réécriture croisé, qui impliquait au moins deux acteurs porteurs de systèmes de valeurs différents : d’une part le commanditaire de la cérémonie (ganshu), souvent un noble ou une personne de la famille impériale, homme ou femme, qui rédigeait un premier 298 Arnaud Brotons jet, et d’autre part un lettré ou un moine connu pour son érudition qui s’employait à formaliser le projet en y intégrant les éléments poétiques, narratifs et rhétoriques susceptibles de lui donner son envergure laudative et un impact sur l’auditoire. La version finale était donc un compromis entre le projet du commanditaire, la réécriture par un lettré qui imposait au texte un format figé, et ce que l’auditoire pouvait (ou voulait) entendre. La déclamation de ces textes était donc l’occasion pour les participants de savoir à qui les bienfaits découlant de l’acte pieux allaient être reversés. Lorsqu’il s’agissait du souverain régnant, de l’empereur retiré ou du dernier empereur décédé, le panégyrique rédigé était construit à partir de quatre systèmes religieux : bouddhisme, confucianisme, taoïsme et shintô. Chacun était le porteur d’un idéal propre du souverain, et décrivait comment tel empereur avait été, tout ou long de son règne, l’incarnation de cet absolu. En dépit de son statut divin de descendant de la déesse Amaterasu, les ganmon insistaient presque exclusivement sur sa nature de bouddha ou d’être de salut. Pouvait-on, dans le contexte d’une cérémonie bouddhique, s’attendre à autre chose ? Sans doute pas. Il n’y à rien d’étonnant à ce que chaque lieu de connaissance ou de pouvoir sécrète un discours destiné à magnifier son prestige vis à vis du trône. Toutefois, il faut se souvenir que le bouddhisme fut pendant l’époque classique, certes avec des aménagements et des stratégies d’adaptation diverses, une doctrine qui devait rester à l’écart du souverain régnant. L’affirmation sans ambages de l’identité du souverain et du bouddha, doublée d’une totale indifférence à la filiation divine de l’empereur, demande donc à être analysée. Pour commencer cette recherche, je vais me concentrer ici, sur les ganmon produits au cours de la première partie de l’époque de Heian (ixe-xe siècles) par Kûkai et Sugawara no Michizane. CAKRAVARTIN ET KARMA Le roi indien Ashoka (-304 - -232) est souvent cité dans les textes bouddhiques comme le premier Souverain universel, cakravartin, dont « la souveraineté repose non pas sur la force des armes mais sur celle de l’observance du dharma » (Ducœur 2011 : 110). Au Japon, ce titre apparaît à la fin du viie siècle. Une scène du sutra du Lotus, gravée sur une plaque de bronze conservée au temple Hasedara, est accompagnée d’un texte affirmant que le souverain, l’empereur Tenmu, dépasse le cakravartin et qu’il est Miroku, le bouddha de l’avenir. Mais Le souverain comme bouddha salvateur dans les lettres de vœux 299 c’est au ixe siècle, sous l’impulsion du moine Kûkai (774835), que la dimension bouddhique du souverain s’impose et se complexifie, comme cela ressort dans les lettres de vœux qu’il rédige1. Kûkai, compare par exemple les règnes des empereurs Saga (786-842) et Junwa (786-840) aux souverains éclairés de la haute antiquité chinoise Yao et Shun (SRS, vol. 4, Tenchô kôtei no sokui wo gashitatematsuru hyô). Sa pensée s’inscrit bien dans la vision traditionnelle du souverain vertueux tout en accentuant la dimension taoïste, comme il le fait pour l’empereur Saga qui gouverne par le non agir (SRS, vol. 4, Bonji narabini zatsubun wo kenjô suru hyôbun). C’est à partir de cette double référence qu’il présente sa conception du souverain bouddhique. À l’occasion du troisième anniversaire du décès de Fujiwara no Fuyutsugu, Kûkai écrit : « Ô souverain, voici mon vœu : que sous les Quatre cieux vous mettiez en branle le disque d’or [du saint souverain bouddhique], que par l’épée de Sapiens, vous écartiez les Trois obstacles, que vous soumettiez les légions démoniaques, et que vous apaisiez les vagues de l’océan » (SRS, vol. 6, Ushôgun Yoshi[mine] nagon, kaifugidôsanshi bokuya no tameni môkuru ganmon). La métaphore du souverain qui écarte les obstacles du salut avec le sabre mystique est de nouveau utilisée à l’occasion d’une cérémonie conduite pour faire tomber la pluie. Kûkai y évoque l’influence subtile de la vertu du souverain et de la cour sur l’ordre cosmique : Ô souverain, voici mon vœu : souverain du dharma au Quatre sapiens, par l’aspect courroucé des Cinq rois de lumière, par les Dix gardiens célestes, les Huit dieux puissants [gardiens de la Loi], par l’épée de Sapiens que vous brandissez, vous tranchez le karma du peuple ». (SRS, vol. 6 Tenchô kôtei, daigokuden ni oite hyakusô wo hôshite amagoi suru ganmon) Pour Kûkai, l’empereur n’est pas simplement appelé à régner sur le royaume. L’essence de sa fonction est de participer, à l’instar d’un bouddha, au salut des êtres sensibles. LES GANMON APRÈS KÛKAI Aucune des lettres de vœux de Kûkai ne fait allusion au devenir du souverain après la mort. Cela contraste avec l’importance de cette question chez Sugiwara no Michizane (8451. Les trente-et-une lettres de vœux de Kûkai sont réunies dans le recueil Henjô hokki shôryôshû, mieux connu sous le nom de Shôryôshû (Kôbôdaishi senshû, vol. 10). Dans cet article, titre abrégé : SRS, vol. N, suivi du titre). 300 Arnaud Brotons 903). Connu pour sa carrière de poète dans le style chinois et son ascension politique sous l’empereur Uda (867-931) puis, à partir de 897, de l’empereur Daigo (885-930), jusqu’à sa disgrâce et son bannissement en 901, Michizane devient, après le décès de Kûkai, le principal rédacteur de ganmon à la cour. Il les ajoute à son Kanke bunsô [Ecrits de la famille Sugawara2]. On retrouve chez lui la vision confucéenne et taoïste du souverain, et l’assimilation de l’empereur à un bouddha énoncées par Kûkai. La lettre qu’il rédige à la demande de l’empereur retiré Seiwa pour un cycle d’explications du sutra du Lotus, le troisième mois de l’année 879, illustre ce point. Le document est particulièrement intéressant car il exprime le point de vue de Seiwa qui se sert de cette occasion pour revenir, chose rare, sur son expérience de souverain. Moi, disciple du bouddha, depuis des temps anciens, j’ai consacré mon humble personne à la sublime entreprise [de l’empire]. Je fus le seigneur sous le ciel et le souverain de tous les êtres sensibles (shujô). En chaque occasion, j’ai prié pour que les vents et la pluie soient en harmonie, pour que les semailles et les récoltes soient abondantes, pour que la joie du pays soit semblable à celle du monde sans fautes du bouddha et le bonheur des êtres sensibles identique à celui du ciel ultime du monde sans forme (uchôten). (KB 649) Seiwa affirme ici que l’universalité de la fonction impériale possède deux versants. Celui bouddhique de la responsabilité du salut des êtres sensibles, et celui inspiré de la tradition confucéenne et taoïste, de la responsabilité du maintien de l’ordre cosmique. Dans un poème rédigé en 896, alors qu’il accompagne l’empereur Uda dans les landes de Murasakino, au nord de la capitale, jusqu’au temple Unrin.in, Michizane revient sur cette conception. Le poème exprime l’idée que ce déplacement est comparable à celui du bouddha et de ses disciples qui purifient cette lande réputée sauvage. Lumineux souverain (meiô 3), tu connais secrètement les bouddhas. Tu laisses descendre ta trace (ato wo tarete) dans ce monde, le parcourant comme un saint immortel et répandant ta générosité. Le vieux pin [du temple] se déploie pareil à un parasol. Les mousses vertes étincelantes, lorsque le ciel se dégage, prennent l’éclat azuré du lapis-lazuli. La radiance chaude du printemps paraît tiède comparée à la nuée de compassion [que tu fais descendre sur nous]. 2. Dans l’article abrégé par (KB) suivi du numéro du texte tel qu’il est donné dans la collection Nihon koten bungaku, vol. 72. 3. Les caractères peuvent aussi se lire myôô, désignant alors les Rois de sapiens du bouddhisme. Le souverain comme bouddha salvateur dans les lettres de vœux 301 L’éclat vernal, intensément vif, se reflète sur les eaux tranquilles de nos cœurs apaisés. Au fur et à mesure de notre cheminement hors de la ville, chacun de nos pas chasse les fautes4. Ô vent paisible que nous goûtons, puisses-tu disperser les poussières [de nos passions]. (KB 431) L’idée selon laquelle le souverain est un bouddha qui se manifeste en ce monde est ici formulée par l’expression suijaku, trace descendue5, qui connaîtra un immense succès à partir de la seconde moitié de la période de Heian dans le cadre de la théorie honji suijaku (les bouddhas quittent leur terre principielle pour se manifester en notre monde sous une forme vile). Ce cadre théorique fut donc appliqué dans un premier temps à l’empereur considéré comme un bouddha mu par le désir de sauver les êtres qui décide, pour accomplir sa mission, de revêtir les habits impériaux6. Toutefois, ce surcroît de charisme ne se traduit pas par une puissance magique qui lui permettrait d’annuler ou de modifier le karma généré par les individus. Cela apparaît dans le dialogue entre Uda et le spectre de Minamoto no Tôru (822-895). Il est souvent présenté sous le nom de ministre de Gauche de Kawara, en référence à la demeure où il avait fait aménagé un somptueux jardin, sur les rives de la rivière Kamo. Après sa mort, le lieu fut offert à l’empereur Uda qui en fit sa résidence. C’est ici que l’âme de Tôru apparaît à Uda et le supplie d’organiser des rites pour le délivrer des enfers où il subit quotidiennement trois effroyables tortures. La lettre de vœux rédigée pour les cérémonies destinées au salut de Tôru fut écrite par Ki no Arimasa en 926 (Honchô monzui, N° 403). Elle prend la forme d’un dialogue au cours duquel Uda affirme : « Pour un Ministre, je suis disposé à effectuer des rites vertueux pour vous arracher à cette souffrance. Mais, quelle que soit la vertu de ces rites, pourront-ils réellement y mettre un terme ? » Et de préciser : Nous avons toujours eu à cœur que les êtres sensibles soient préservés de la souffrance, qu’ils obtiennent la Voie, et qu’ils puissent 4. Tosô. Le terme signifie l’ascèse bouddhique accomplie en vue de se purifier et d’unifier son esprit. Dans le poème 311 (vol. 4), il est utilisé dans le sens de purification du corps. 5. Cette formulation se retrouve dans le poème 450. 6. Si l’on en croit un passage du Seikyûki, un manuel de protocole du xe siècle, Uda, retiré du trône, aurait affirmé, lors de la visite d’hommage du troisième jour de la nouvelle année (905), qu’il devait être salué trois fois car il était le bouddha cosmique Birushana. Seikyûki, vol. 1, Jôkô oyobi bokô ni ha mikka no chôan ari. 302 Arnaud Brotons rapidement atteindre la fleur de l’arbre d’éveil. […] Las, nul stratagème ne permet d’échapper aux cycles des vies et des morts, et nous sommes durablement condamnés à nous noyer dans l’océan de la souffrance. Outre l’incapacité de surseoir au destin karmique de Tôru, Uda, en acceptant d’organiser des lectures dans sept temples rappelle qu’il dépend lui-aussi des rites bouddhiques comme moyen de salut des morts. L’exercice de la fonction impériale semble toutefois avoir constitué une sorte d’obstacle à la pratique bouddhique. L’empereur Seiwa y fait allusion en 879 : Pendant les années de mon règne, je ne fus pas en mesure de me consacrer assidûment au salut des autres (rita). Peu nombreux furent les jours durant lesquels je sillonnais la Voie. Souvent stérile fut ma pratique de la vérité qui permet de se dompter. Aussi, dès que j’eu renoncé au palanquin jaune [réservé à l’empereur], j’ai oublié de revenir [à cette vérité], et je ne me suis plus soucié des tords que j’avais causés au peuple. Longtemps j’en ai conçu de la honte. Mais à présent, et cela depuis deux ou trois années, par la force de la compassion et de la pitié, je déploie les moyens subtils qui permettent d’obtenir la libération. (KB 649) Rien ne permet de savoir si la rupture énoncé par Seiwa entre le trône et la pratique du bouddhisme est de nature essentielle ou factuelle, c’est-à-dire explicable par le fait que le souverain devait éviter, dans la vie quotidienne, tout contact avec le bouddhisme. En outre, il faut souligner la ferveur bouddhique de Seiwa qui entreprit une rude ascèse après avoir abdiqué. Cet élément laisse entrevoir la différence qui existe entre la représentation archétypale du souverain dans des lettres de vœux, et la réalité du pouvoir impérial qui imposait de tenir le bouddhisme à distance. Il reste à aborder la vaste question du devenir du souverain après la mort. Dès la fin du ixe siècle, l’existence de fautes commises par le souverain est un aspect reconnu qui apparaît dans les lettres de vœux. Or, la logique de la rétribution karmique impose aux êtres et donc à l’empereur, de renaître ou de trouver une issue au torrent des réincarnation. L’empereur Uda fait par exemple procéder en 892 à la libération d’animaux sur le mont Hiei pour annuler les fautes (bonnô) nées de sa passion pour l’élevage et la chasse au faucon (KB 663). Toutefois c’est le rôle d’opérateur du salut bouddhique des vivants qui retient le plus l’attention de Michizane. Lors de la cérémonie de 868, organisée pour le premier anniversaire du décès de Ki no Shizuko (?-866), le Prince Koretaka (844-897) s’adresse à son père, l’empereur Montoku (827-858), passé lui aussi dans l’autre monde : Le souverain comme bouddha salvateur dans les lettres de vœux 303 […] Il apaise l’éclat du pavillon de retraite estivale. Le vent qui souffle est celui de la doctrine qu’il enseigne. Grâce à elle, il soumet les herbes folles de tous les univers (shûhen). Si vous êtes le premier des bouddhas, Shaka, maître de la doctrine, mon unique souhait est de pouvoir à nouveau écouter votre précieux enseignement. Si vous êtes le bouddha des Dix directions, je ne souhaite qu’une chose, contempler de nouveau, les yeux grands ouverts, vos traits de bouddha, que les racines du bien contracté [à votre contact] ne se délitent pas, et que l’on ne médise pas sur le bonheur que vous apportez. (KB 641) Le recours aux herbes folles (kusa) sur les chemins de l’autre monde exprime l’idée que Montoku prêche la doctrine à l’instar d’un bouddha. Le terme shûhen, souvent employé par Michizane, exprime la multitude des mondes à travers lesquels le bouddha manifeste sa compassion ou sa vertu. Mais dans les ganmon, il est uniquement associé au souverain présenté comme un bouddha dont l’éclat rejaillit sur l’univers. Cela n’exemptait pas les vivants de procéder à des rites pour « alimenter » et faire croitre cet éclat. Les différentes cérémonies d’offrande de textes, de consécration de statuts ou la construction de chapelles étaient destinées à lui faire parvenir des mérites pour qu’il continue son œuvre missionnaire dans l’autre monde. Cela ressort aussi dans le texte lu à l’occasion du premier anniversaire de la mort de Seiwa en 881. Le souverain précédent avait forgé en lui les dispositions propices et se préparait à la Voie ; il avait ainsi noué des liens favorables. Il est sans doute devenu le seigneur de l’autre monde (takai shûhen no kimi). […] Je forme le vœu suivant : bouddha de la Terre Pure à l’éclat de lapis-lazuli, venez guider la sainte âme (seirei) [de Seiwa] vers votre Terre, enseignez lui le grand véhicule du Lotus et disposez sur la fleur de lotus cette âme sainte. Les innombrables mondes, tous sont la demeure première du précédent souverain. Les innombrables montagnes cosmiques sont toutes l’ancienne demeure de feu l'empereur. Aussi, par ces racines propices, je forme le vœu qu’il obtienne le bonheur paisible. (KB 651) L’idée que le souverain après sa mort puisse être capable de guider les trépassés vers la Terre Pure se trouve aussi dans un texte lu à l’occasion du quarante neuvième jour de la mort de Minamoto no Matahime (812-882), l’épouse de l’empereur Seiwa qui est déjà décédé. Nous formons le vœu suivant : bouddhas et boddhisattva, textes subtils du grands véhicules portant chacun un vœu spécifique [de sauver les êtres], nous dédions [votre puissance] à la sainte tombe de l’empereur retiré Saga. Nous attendons que le précédent souverain [Seiwa] qui a désormais escaladé les brumes [après son décès] 304 Arnaud Brotons vienne. [Par ces rites] nous souhaitons augmenter l’éclat de son charisme sur le monde de la nature ultime (henshû hokkai). Qu’il conduise la noble âme (sonryô) [de Matahime jusqu’en Terre Pure] et ouvre les relations karmiques qui permettent d’y renaître. […] La formulation laisse apparaître l’économie de la vertu des rites. Les oeuvres pieuses étaient destinées à augmenter le charisme du souverain dans l’autre monde sur lequel il règne désormais, à l’instar d’un bouddha. Par ce surcroît de puissance, l’empereur défunt devient en mesure de venir chercher les défunts afin de les conduire vers la Terre Pure du salut comme le ferait un bouddha. CONCLUSION L’analyse des lettres de vœux rédigées avant la fin du xe siècle montre que le souverain était avant tout considéré comme un bouddha pendant son règne (il est assimilé au cakravartin, le Roi universel qui protège la Loi), après qu’il ait abdiqué, et surtout après sa mort. Ce dernier aspect, occulté par Kûkai occupe une place importante dans la pensée de Michizane. Il convient cependant de ne pas déconsidérer les différences de sensibilité de chaque empereur vis-à-vis du bouddhisme. Le cas de Seiwa est emblématique d’un souverain qui adhérait à la foi bouddhique et qui très certainement fit en sorte que cette disposition ressorte dans les panégyriques. Il serait donc hasardeux de généraliser les conclusions qui découlent de l’analyse de ce seul corpus. BIBLIOGRAPHIE SOURCES « Henjô hokki shôryôshû ». in Kôbôdaishi senshû, vol. 10, Tôkyô, Yoshikawa kôbunkan, 1923. (abr. SRS). Accessible via le site de Digital Library from the Meiji Era : http://kindai.ndl.go.jp/. Honchô monzui - Hochô zoku monzui. Tôkyô, Yoshikawa Kobunkan, 1965. Kanke bunsô - Kanke kôshû. par Sugawara no Michizane, Nihon koten bungaku, vol. 72, 1966. (abr. KB) Seikyûki. par Minamoto Taka.akira, Tôkyô, Meiji Tosho Shuppan, 1993. Le souverain comme bouddha salvateur dans les lettres de vœux 305 BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES CITÉS Ducœur, Guillaume. Initiation au bouddhisme. Paris, éd. Ellipses, 2011. Kômine Akihira. « Aspects méconnus de l’histoire littéraire - Recherches sur les ganmon et les hyôbyaku ». Cipango, vol. 3, 1994 : 115-119. Kudô Miwako. Heianki no ganmon to Bukkyô-teki sekaikan [Les lettres de vœux de la période Heian et la conception bouddhique de l’univers]. Kyôto, 2008. GLOSSAIRE ato wo tarete 跡を垂れて / suijaku 垂迹 Bonji narabini zatsubun wo kenjô suru hyôbun 梵字並びに雑文を献上する表文 ganmon 願文 ganshu 願主 Henjô hokki shôryôshû 遍照発揮性霊集 hôe 法会 Honchô monzui 本朝文粋 honji suijaku 本地垂迹 Kanke bunsô 菅家文草 Meiô 明王 Minamoto no Tôru 源融 rita 利他 Seikyûki 西宮記 seirei 聖霊 shûhen 周遍 / 周徧 shujô 眾生 Shun 舜 sonryô 尊霊 Tenchô kôtei no sokui wo gashitatematsuru hyô 天長皇帝の即位を賀し奉る表 Tenchô kôtei, daigokuden ni oite hyakusô wo hôshite amagoi suru ganmon 天長皇帝、大極殿に於いて百僧を屈して雩する願文 tenrin.ô 転輪王 / tenrin jôô 転輪聖王 tosô 斗薮 uchôten 有頂天 Ushôgun Yoshi[mine] nagon, kaifugidôsanshi bokuya no tameni môkuru ganmon 右将軍良納言、開府儀同三司僕射の為に斎を設くる願文 Yao 堯 Écrire l’histoire des ères Taishô et Shôwa au lendemain de la guerre 307 Écrire l’histoire des ères Taishô et Shôwa au lendemain de la guerre : histoires marxistes du temps présent entre 1945 et 1960 TRISTAN BRUNET Université Paris Diderot, UMR 8155 ÉCRIRE L’HISTOIRE DES ÈRES TAISHÔ ET SHÔWA AU LENDEMAIN DE LA GUERRE : HISTOIRES MARXISTES DU TEMPS PRÉSENT ENTRE 1945 ET 1960 Dès la fin de la seconde guerre mondiale, l’histoire marxiste japonaise s’est attelée à l’écriture d’une histoire des périodes Taishô et Shôwa, avec deux objectifs principaux : fournir une vision « démocratique » de l’histoire nationale, susceptible de soutenir le processus en cour dans le pays, et de réussir là où l’histoire méthodique, dominante jusqu’alors, a échoué en se rangeant du côté du régime durant la guerre ; et donner une vision intégrée des procès et logiques qui ont mené le pays à la guerre, notamment en réinvestissant les outils d’analyse développés par les premiers historiens marxistes avant-guerre pour analyser la modernisation japonaise sous Meiji notamment. En étudiant les histoires des deux principaux représentants du mouvement de l’histoire marxiste du temps présent en plein développement (Gendai shi), Tôyama Shigeki (1914-2011) et Inoue Kiyoshi (1913-2001), nous tâcherons d’illustrer comment ils ont développé, au sein de la même grille d’analyse, des visions de l’histoire japonaise la plus récente, et des stratégies narratives distinctes pour en rendre compte. Tous deux ont en effet dirigé des histoires du Japon s’étendant de l’ère Taishô au conflit mondial, un peu plus de dix ans après la défaite. L’Histoire de Shôwa (Shôwa shi), écrit par Tôyama, Imai Seiichi (1924-), et Fujiwara Akira (1922-2003), et paru en novembre 1955, traite de l’histoire nationale depuis l’avènement de l’empereur Shôwa jusqu’à l’année de parution de l’ouvrage. L’ouvrage a connu un très grand succès, et a été la première histoire intégrée du Japon de l’avantguerre à l’après-guerre. Quelques mois plus tard, en mai 1956, est paru le deuxième volume de l’Histoire du Japon contemporain (Nihon kindai shi, gekan), d’Inoue Kiyoshi et Suzuki Masashi (1914-2001), qui traite de la période 1914-1945. 308 Tristan Brunet Bien que tous deux rattachés à la lecture marxiste dite kôza1 de l’histoire japonaise, et partageant fondamentalement leur analyse des ères Taishô et début Shôwa, Inoue et Tôyama ont développé des approches différentes de cette période cruciale qui a mené le Japon à la guerre. Après avoir rappelé quelques éléments fondamentaux de l’analyse kôza des périodes Taishô et du début de l’ère Shôwa, et du schéma causal par lequel ils expliquent l’entrée en guerre du pays, je pointerai les différences entre les styles d’exposés historiques des deux auteurs, en comparant leurs visions d’un épisode de la « démocratie de Taishô ». Pour finir, je reviendrai sur l’originalité de l’approche historique de Tôyama, tournée vers la réception et la perméabilité sociale de son histoire. LA VISION KÔZA DE LA « DÉMOCRATIE DE TAISHÔ » ET DE LA MARCHE À LA GUERRE Les historiens marxiste lisent l’histoire japonaise du temps présent au filtre d’une dynamique motrice opposant la classe dominante à une classe dominée assimilée à la nation (représentée préférentiellement par les couches paysannes et ouvrières, et surtout par le parti communiste). Une des principales thèses de l’école kôza – validée par Inoue et Tôyama – est que le Japon conserve depuis Meiji un caractère de monarchie absolue, à la démocratie bourgeoise incomplète. Tout en introduisant le capitalisme sur le modèle occidental, son infrastructure a conservé des éléments féodaux, au travers notamment du système de fermage en nature très important payé par les exploitants agricoles aux grands propriétaires terriens. Cette exploitation violente de la paysannerie l’a maintenue dans la précarité, et a diffusé dans le modèle industriel japonais, aux dépens des ouvriers. Cette configuration de l’infrastructure a favorisé la diffusion d’une idéologie autoritaire, symbolisée par l’autorité mystique de l’empereur, qui a permis d’assurer le pouvoir de la classe dominante centrée sur les propriétaires terriens et les grands capitalistes. Parallèlement, la faiblesse 1.L’école kôza du marxisme japonais s’est détachée à l’occasion du « débat sur le capitalisme japonais » (nihon shihonshugi ronsô) l’opposant, durant la décennie des années 1930, à l’école marxiste dite rônô. J’utilise ici la catégorisation kôza dans son acception la plus large, c’est-à-dire pour désigner les historiens marxistes qui considéraient que le Japon conservait depuis Meiji, malgré la modernisation de son appareil d’état, un caractère de monarchie absolue, et ne constituait donc pas une démocratie bourgeoise et capitaliste au sens plein du terme. Le cadre et l’objet de cet article ne permettent pas, et ne rendent pas nécessaire du fait de sa problématique, une typologie plus fine. Écrire l’histoire des ères Taishô et Shôwa au lendemain de la guerre 309 du marché intérieur japonais a pénalisé le développement du capitalisme japonais, qui a dû recourir dès les premiers stades de son développement à l’impérialisme pour conquérir de nouveaux marchés. Cette configuration du système de domination est appelé tennôsei (le système impérial). Selon la lecture kôza, c’est le système impérial et sa classe dominante, intéressée de facto à sa survie et à la perpétuation de ses logiques, qui ont poussé le Japon à une conquête impériale constante, et précipité ainsi l’extension de la guerre. Le début de la période Taishô a représenté un certain répit pour le capitalisme japonais, lié aux débouchés nouveaux offerts à l’économie japonaise avec le conflit mondial en Europe. Il s’est accompagné d’une progression du pouvoir relatif de la bourgeoisie au sein de la classe dominante, vu ici comme le véritable enjeu de ce qu’on a appelé la « démocratie de Taishô ». Néanmoins, de la fin de la première guerre mondiale en 1918 jusqu’à la crise mondiale de 1929, les crises successives ont à nouveau mis le capitalisme japonais et les bénéfices des zaibatsu sous pression, et entraîné la réactivation de la dynamique impérialiste conçue comme inhérente au système. Il a de nouveau dû envahir de nouveaux marchés pour croître, et cette politique impériale a généré des résistances croissantes, aussi bien dans les territoires conquis (en Chine et en Corée) que dans la classe ouvrière et paysanne nationale, poussant le pays dans une fuite en avant, puisque les marchés des territoires conquis n’engendrant pas les profits attendus... La classe dirigeante japonaise s’est ainsi placée dans une dépendance toujours plus grande à l’égard du pouvoir de l’armée, seul recours face à la montée des revendications des peuples. L’histoire nationale est donc ici lue au prisme d’une continuité de la logique du système impérial, qui fait de la classe dominante japonaise, unie derrière la défense du système et des profits qu’il lui assure, la principale responsable de la guerre. La guerre résulte de cette dynamique continue depuis l’ère Meiji, et l’ultra-nationalisme comme le militarisme en constituent les développements nécessaires2. On peut parler de vision mécaniste de l’histoire. Seul l’avènement d’une démocratie réelle, conçue comme émancipation du système de domination mis en lumière par cette lecture de l’histoire, peut et doit briser sa mécanique tragique. 2. Même si on reconnaît à ce développement un bond qualitatif, avec une « fascisation du système impérial ». La nature et la chronologie d’un tel processus ont été l’objet de nombreux débats. 310 Tristan Brunet Le rôle de l’histoire scientifique marxiste dans la décennie 1950 est donc fondamental. Il lui revient de diffuser une vision « objective » de l’histoire nationale, afin de contribuer au progrès démocratique de la nation japonaise, et à la prise de conscience de la nature de son action historique. Ce n’est qu’alors qu’elle sera armée pour jouer son rôle démocratique historique, en luttant contre le reliquat du système impérial préservé malgré la défaite. Mais cette conception pose une question fondamentale : comment faire accepter ce récit au lectorat japonais ? Cette question est liée à la question de la « subjectivité » de cette histoire. Sur la base de quel « nous » national faut-il écrire l’histoire du Japon avant et pendant la guerre pour rendre compte des dynamiques profondes qui l’ont encadrée, tout en permettant son appropriation effective par des lecteurs japonais qui ont aussi été les acteurs des périodes traitées par cette histoire du temps présent ? De ce point de vue, nous allons voir que les approches de Tôyama Shigeki et d’Inoue Kiyoshi, malgré une base commune d’analyse, obéissaient à deux logiques distinctes, qui se traduisaient par une mise en lumière différentes des événements de la période, et par deux temporalités sensiblement distinctes. DEUX SUBJECTIVITÉS POUR UNE ANALYSE MARXISTE DE L’HISTOIRE JAPONAISE DU PREMIER XX E SIÈCLE Inoue a écrit une histoire nationale japonaise centrée sur les mouvements du peuple, et qui reflète de manière positive leur combat pour la démocratie et la paix. Cette position d’Inoue se distingue par deux éléments principaux. Tout d’abord, Inoue tente de détacher son histoire des cadres historiques « officiels » de l’histoire nationale, sécrétés par le système impérial. Il met en avant un découpage historique tout entier régi et légitimé par les logiques et les cadres d’analyse marxiste, et distingue cinq périodes dans la modernisation japonaise : la restauration de Meiji (1830-1873), la période d’instauration du capitalisme (1873-1900), la transition vers l’impérialisme (1900-1918), l’éclatement et l’intensification de la crise généralisée (1918-1937), et l’effondrement de l’impérialisme japonais (1937-1945). Il explique que ce découpage « ne correspond pas à celui de l’évolution des systèmes de domination », car il s’intéresse plutôt à « l’évolution et au développement des contradictions fondamentales du Japon contemporain. » (Inoue 1956 : 361) Écrire l’histoire des ères Taishô et Shôwa au lendemain de la guerre 311 On le comprend, à cet égard, la succession entre l’empereur Taishô et l’empereur Shôwa n’est qu’un détail de l’histoire, et l’objet d’une simple note de bas de page 148 de l’ouvrage. Il s’agit également d’une histoire qui veut renverser la subjectivité de l’histoire nationale de la manière la plus radicale qui soit, en la décentrant de l’institution impériale et de la classe dominante dont elle défend les intérêts. Inoue rédige une histoire dont le regard est centré sur le « nous » national de la population en lutte, représenté de manière préférentielle par les mouvements des composantes les plus exploitées par le système impérial, dépositaires de sa conscience historique. Inoue éclaire donc la période Taishô et le début de la période Shôwa, qui forment ici une seule et longue période de crise du système impérial, en insistant sur la multiplication des luttes, symptôme de l’aggravation des contradictions du système impérial. Un coup d’oeil à la table des matières de l’Histoire du Japon contemporain suffit pour voir le poids fondamental qu’Inoue accorde aux mouvements sociaux dans sa présentation de l’histoire précédent et ouvrant l’éclatement de la « crise généralisée » (entre 1914 et 1929) : y sont mises en avant les luttes ouvrières et paysannes, le développement du syndicalisme japonais, mais aussi les mouvements des étudiants, des femmes au foyer3, des burakumin, ainsi que de la plupart des populations victimes de l’impérialisme du système impérial : coréens, taïwanais, et chinois... Inoue souligne dans son son histoire la dynamique démocratique qui caractérise la nation dominée, à l’œuvre dans ses parties les plus significatives. Elle tente ainsi d’agréger le « nous » national japonais autour de cette nature historique de force motrice de la démocratisation du pays. Le point de vue développé par Tôyama dans l’Histoire de Shôwa est sensiblement différent. Il insiste plutôt dans sa narration sur la manipulation historique dont a été victime la « nation » japonaise dominée. Elle rend compte de l’histoire nationale comme d’une histoire de duplicité, subie par la nation japonaise dans son acceptation la plus large. Les manipulations de la classe dirigeante sont mises en avant comme les signes d’une aliénation de cette histoire par le système impérial. On perçoit ce point de vue dès l’énoncé de la problématique dans l’introduction de l’Histoire de Shôwa : « La question sur 3. Inoue évoque notamment les mouvements Seitô et Shin fujin kyôkai, et le rôle de personnalités comme Hiratsuka Raichô et Ichikawa Fusae. Rappelons par ailleurs que l’auteur avait rédigé dès 1949 une Histoire des femmes japonaises (Nihon josei shi) (Inoue 1949). 312 Tristan Brunet laquelle nous nous sommes particulièrement attardés est la suivante : comment nous, la nation, avons été entraînés, poussés dans cette guerre, et pourquoi la force de la nation n’a pu empêcher cela ? » (Tôyama 1955 : ii). Pour véhiculer cette perception, l’ouvrage n’hésite pas à s’appuyer sur un découpage historique centré sur le système impérial. Comme l’indique son titre, il s’ouvre sur la mort de l’empereur Taishô, et la montée sur le trône de Hirohito. L’auteur le reconnaît, cet événement n’a aucune valeur historique dans une lecture kôza de l’histoire. Comment alors justifie-t-il ce choix de date-charnière ? Le nom de «Shôwa» était tiré d’un passage du « Classique des docments », ancien ouvrage chinois : «Il œuvra pour la gloire brillante de ses peuples. Il unifia et pacifia tous les pays.» (...) L’histoire de Shôwa qui a suivi, marquée par la crise du système impérial et par la guerre, a quasiment pris le contre-pied exact du changement annoncé par ce nouveau nom d’ère. Mais il est indéniable que, même si les dirigeants de cette époque ne connaissaient pas l’avenir qui les attendaient, ils ont ressenti qu’une période de changements s’ouvrait. (Tôyama 1955 : 3) Cette histoire s’adosse à la temporalité du système impérial, et l’utilise pour rendre compte d’un ressenti des classes dominantes de l’époque. Elle met en avant, voire utilise, le découpage historique diffusé par la classe dominante du système impérial, avec la valorisation du politique et de l’événementiel qui le soustend, afin de condamner dans un deuxième temps les limites cognitives et les apories de cette temporalité, qui ont conduit à une faillite présentée comme une ironie de l’histoire (puisqu’elle « a quasiment pris le contre-pied exact du changement annoncé par ce nouveau nom d’ère », et donc de l’avenir envisagé par la classe dominante). Cette temporalité événementielle lui sert notamment d’ancrage mémoriel, afin d’atteler son récit au ressenti d’une nation japonaise dont la mémoire collective reste largement marquée par la scansion de l’histoire officielle du régime. Ce faisant, cette vision de l’histoire véhicule l’idée d’un « nous » national victime de l’illusion historique du système impérial, et des manipulations du régime. Pour illustrer cette différence de traitement entre Inoue et Tôyama, voyons comment les deux historiens traitent de la victoire, après les élections de mai 1924, du second mouvement de défense de la constitution, qui s’est achevé par une victoire pour la politique des partis. L’alliance entre les partis Kenseikai, Seiyūkai, et Kakushin Kurabu emporte la majorité à la chambre basse de la diète, et impose un cabinet fondé sur sa majorité (le cabinet Écrire l’histoire des ères Taishô et Shôwa au lendemain de la guerre 313 Katô Takaaki, qui instaurera l’année suivante le suffrage universel masculin, mais aussi la loi de maintien de la sécurité publique). Inoue place au cœur de la dynamique historique du mouvement la mobilisation syndicale en faveur de la nouvelle alliance des trois partis, et de l’instauration du suffrage universel masculin qu’ils défendent. Il constitue par conséquent la « victoire d’une lutte nationale » : Pour la première fois, les partis s’étaient emparés de la majorité et du pouvoir de leur propre initiative. Ce fut le point culminant du développement démocratique d’avant-guerre dans notre pays. Et ce changement de pouvoir ne fut le fait ni du parlement, ni du palais. Il fut bel et bien la victoire d’une lutte nationale, qui avait mobilisé la plus grande partie du peuple japonais. Malheureusement, comme la bourgeoisie s’était emparée de la direction de ce mouvement, elle récupéra les fruits de cette victoire. (Inoue 1956 : 126-127) Si Tôyama et ses co-auteurs n’ont pas traité directement la période Taishô dans la première édition de l’Histoire de Shôwa, ils y évoquent néanmoins, de manière rétrospective, la victoire de l’alliance des trois partis, et le progrès démocratique qu’il représentait à l’occasion de la chute du cabinet Wakatsuki4 en 1927 : Dès l’origine, ce qu’espéraient les partis avec le mouvement de défense de la constitution et la politique des partis n’était rien de plus que l’augmentation de leur part de pouvoir au sein du système impérial. (...) Et c’est parce qu’il reposait sur ces fondements historiques que le cabinet Wakatsuki put tomber, victime des conspirations du conseil privé. (...) Cela fut le résultat des manœuvres des partis euxmêmes, et c’était la réalité de la politique des partis. (Tôyama 1955 : 12). Le traitement accordé ici au mouvement est beaucoup plus négatif. Il insiste sur le jeu joué par les partis, et sur le relatif détachement de leurs calculs vis-à-vis des aspirations fondamentales de la nation, jugeant même, dans la deuxième édition de l’ouvrage, que « ce mouvement ne résultait que d’une collaboration entre les dirigeants des partis, et l’engouement populaire resta faible. » Si les deux historiens ont livré une analyse semblable de l’événement, soulignant tous les deux que cette victoire des partis ne remettait pas en cause la nature autoritaire du système impérial, Inoue a insisté sur la dynamique venue de la nation pour porter 4. Wakatsuki, ministre de l’intérieur du cabinet Katô, a succédé à ce dernier après sa mort, le 28 janvier 1926. 314 Tristan Brunet le mouvement, pour lui conférer un réel caractère démocratique (histoire écrite du point de vue d’un « nous » national en lutte), alors que Tôyama l’a présenté comme une manœuvre de la classe dirigeante, visant à abuser la nation (histoire écrite du point de vue d’un « nous » national abusé par le cadre historique et cognitif du système impérial). UNE HISTOIRE POUR CHANGER L’HISTOIRE – L’HISTOIRE DE TÔYAMA ENTRE SCIENCE HISTORIQUE ET LITTÉRATURE La vision historique développée par Tôyama en 1955 était plus faible, du point de vue de la légitimité historique et académique, que celle développée par Inoue. En centrant son histoire autour d’une subjectivité nationale abusée, il mettait en danger les cadres mêmes de la grille de lecture kôza, car il sapait le rôle historique dialectique qui devait échoir, dans son modèle, aux forces des classes dominées. C’est ce qu’a rappelé la recension de l’ouvrage, en février 1956, dans la revue d’histoire scientifique Rekishigaku Kenkyū, qui regrettait les trop nombreuses approximations de l’ouvrage du point de vue d’une lecture kôza pleinement « scientifique ». A cet égard, l’histoire d’Inoue était plus cohérente et plus légitime, usant des outils d’analyse kôza sans mettre en danger son propos et sa narration historique. Il faut néanmoins rappeler le but visé ici par Tôyama. En adossant son histoire kôza à la temporalité du système impérial, pour mettre en exergue la chimère historique générée par celui-ci, et en soulignant comment une large part de la nation y avait succombé, l’historien a cherché à toucher le lectorat national de deux manières. Il a tout d’abord rédigé une histoire dont le « nous » national était plus plastique, et moins directement porté par les luttes ouvrières et paysannes. Il n’a pas hésité à lorgner du côté du rôle historique des classes moyennes, invitant une plus large part de la population japonaise à se reconnaître dans son compte-rendu. Mais Tôyama a surtout produit une histoire tendue entre sa volonté de répondre aux critères scientifiques susceptibles de légitimer sa reconstruction du passé historique, et son entreprise littéraire pour investir son lectorat dans un projet national démocratique, susceptible de s’atteler de manière empathique à sa propre expérience. Il se ménageait ainsi un espace narratif pour rendre compte d’une expérience nationale de la guerre, qui n’était pas tant caractérisée par la lutte pour la démocratie que par la perte Écrire l’histoire des ères Taishô et Shôwa au lendemain de la guerre 315 du sens qui a accompagné l’effondrement du système impérial comme système cognitif, et la faillite de sa temporalité. Les tensions de cette histoire se justifiaient par l’effet qu’elle cherchait à produire, en fonction d’une réception supposée par son lectorat. Elle visait à former un réceptacle narratif permettant à la mémoire collective nationale de s’emparer de la vision historique kôza, et de s’identifier à elle dans son action historique future. La manière dont l’Histoire de Shôwa évoque la fin du conflit mondial et la reddition japonaise le 15 août 1945 permet d’illustrer cette stratégie narrative de Tôyama, et les effets qu’elle cherchait à produire : La plus grande partie de la nation (...) éclata en larmes par dépit d’avoir perdu, et par déception à l’idée d’avoir été trahi, après avoir sué sang et eau pour la guerre : " La guerre est finie, et qui plus est, nous avons subi une défaite totale. J’ai beau essayer de répéter ces mots autant de fois que possible, je n’arrive pas à y croire. " (Sekai, août 1945) Puis le 20 août le black-out fut levé, et lorsque les lampadaires éclairèrent la nuit, la joie d’avoir survécu à la guerre surgit à nouveau dans le cœur des gens, et la nation qui était à un pas de la famine, rechercha de toutes ses forces le pain pour survivre. (Tôyama 1955 : 210) A titre de comparaison, voici comment l’Histoire du Japon contemporain d’Inoue relate ce même événement : Le quinze août à midi pile, l’empereur diffusa sa déclaration de capitulation. Cette guerre injuste, qui avait duré en réalité 14 ans depuis l’invasion du nord-est chinois, s’acheva ainsi par une défaite qui laissait le pays anéanti comme jamais il ne l’avait été dans son histoire. (Inoue 1956 : 349) En court-circuitant une lecture trop cadrée par la grille kôza, Tôyama se ménageait un espace narratif et littéraire pour accéder à la mémoire de son lectorat, et l’impliquer par l’évocation de ce que l’historien et philosophe britannique Michael Oakeshott appelait le « passé pratique »5, c’est-à-dire une reconstruction du 5. L’historien britannique définissait le passé pratique comme la part de l’expérience du passé qui doit être mobilisable par tout un chacun dans une société démocratique pour justifier et soutenir son action au quotidien (Oakeshott 1999). Il opposait ce concept à celui de « passé historique », défini comme la part du passé, ou plutôt comme la mise en forme du passé dont l’interprétation constituait un savoir spécifique détenu par les historiens scientifiques. L’historien et historiographe Hayden White a récemment utilisé ce concept pour repenser la frontière entre histoire et fiction, et entre histoire et mémoire, en mettant notamment en avant les limites de l’historiographie 316 Tristan Brunet passé susceptible d’être mobilisable par tous pour justifier une ligne politique ou pratique dans une société démocratique. Si cette position explique sans doute le succès populaire de son histoire, elle la rendait critiquable à la fois par les tenants académiques de l’histoire marxiste, et par les intellectuels littéraires hostiles à sa nomothétique kôza. BIBLIOGRAPHIE Inoue Kiyoshi. Nihon josei shi [Histoire des femmes japonaises]. Tôkyô, San.ichi shobô, 1949. Inoue Kiyoshi. Suzuki Masashi. Nihon kindai shi gekan [Histoire contemporaine du Japon, second volume]. Tôkyô, Gôdô shuppansha, 1956. Nagahara Keiji. Nijū seiki no rekishigaku [L’histoire au vingtième siècle]. Tôkyô, Yoshikawa kôbunkan, 2003. Oakeshott, Michael. On History and other Essays. Indianapolis, Liberty Funds, 1999. Tôyama Shigeki. Imai Seiichi. Fujiwara Akira. Shôwa shi [Histoire de Shôwa]. Tôkyô, Iwanami shoten, 1955. White, Hayden. «Tokyo The practical past», Historein, volume 10, 2010 : 10-19. scientifique pour rendre compte de l’expérience et du rôle qu’elle doit pouvoir jouer dans une société démocratique (White 2010). Criticisme et conformité : l’activité journalistique « libérale » 317 Criticisme et conformité : l’activité journalistique « libérale » de Hasegawa Nyozekan et la « question chinoise » (1911-1931) BRICE FAUCONNIER INALCO-CEJ CRITICISME ET CONFORMITÉ : L’ACTIVITÉ JOURNALISTIQUE « LIBÉRALE » DE HASEGAWA NYOZEKAN ET LA « QUESTION CHINOISE » (1911-1931) 1. DIVERSITÉ ET COMPLEXITÉ DU PHÉNOMÈNE « DÉMOCRATIE DE TAISHÔ » Il est remarquable que les essais les plus récents pour délimiter ce qu’on appelle communément la « démocratie de Taishô » dépassent de loin les limites de l’ère Taishô : 30 juillet 1912-25 décembre 1926. Les bornes chronologiques établies par Narita Ryûichi sont à cet égard évocatrices, car elles encadrent le phénomène « démocratie de Taishô », et non plus l’ère au sens strict, au moyen des deux grandes interventions militaires extérieures au territoire japonais : la guerre russo-japonaise (1904-1905) et l’« Incident de Mandchourie » (18 septembre 1931, invasion du nord de la Chine). L’absence d’intervention en Asie de l’Est constitue de fait l’arrière-plan du développement « démocratique » du Japon impérial de cette période, sachant qu’il est présenté par Narita comme un phénomène à plusieurs facettes en constante interaction : volonté impérialiste et renforcement du colonialisme vers l’extérieur ; essor des mouvements sociaux de types contestataires et nationalistes à l’intérieur, combiné à une urbanisation et une « massification » de la société (Narita 2007 : v-vi). Le cadre de « Taishô » ainsi sommairement posé, les commentateurs, Narita inclus, font remarquer la complexité du phénomène, à cause, notamment, des éléments suivants : - le gouvernement japonais profite de la première guerre mondiale pour faire pression sur la Chine au moyen de 21 demandes officielles liées aux conditions des échanges 318 Brice Fauconnier économiques (le 18 janvier 1915), qui seront suivies d’un ultimatum le 7 mai ; - la retenue dans les interventions sur le continent souffre d’une exception de taille lors de l’envoi de troupes en Sibérie pour contrer l’armée rouge et secourir un contingent tchèque (1818)1, ainsi que de deux expéditions en Chine (Santô2 shuppei, 1927 et 1928) ; - les manœuvres des factions militaires japonaises visent à étendre la sphère d’influence économique et stratégique en Chine du nord et aboutissent à l’assassinat du seigneur de la guerre Chôsakurin3 ; - les revendications populaires reposent souvent sur un chauvinisme revanchard et extrêmement violent, les agitations urbaines entre 1905 et 1918 le montrent (Narita 2007 : 2-11 ; Gordon 1991 : 24-26) ; - l’intégration du Japon à la compétition capitaliste mondiale le laisse financièrement fragile et économiquement vulnérable : les crises à répétition (Mochizuki 2007 : 60-100) coïncident avec les manifestations violentes (1905-1918-1930), en particulier pour les effets sur la paupérisation des zones rurales : les émeutes liées aux problèmes de subsistances (Emeutes du riz Kome sôdô, 1918, Narita 2007 : 82-89). « Taishô », en tant que période et phénomène socio-politique, voit néanmoins émerger à partir des années de la première guerre mondiale des formes d’expressions publiques populaires et « bourgeoises » et les débuts d’organisations politisées jusque-là réprimées ou balbutiantes : croissance rapide la presse et des revues (Narita 2007 : 101-104 ; Sasaki 1999 : 351) ; mouvements ouvriers et prolétaires ; place et participation sociale des femmes (Narita 2007 : 171-77) ; accroissement spectaculaire des universités (Halliday 1975 : 301-02) ; introduction du marxisme, etc. Mais l’élément le plus cité, tout particulièrement par rapport aux années trente, c’est la relative discrétion des militaires en politique intérieure, dont le statut légal et les prérogatives fixées depuis Meiji ne sont guère modifiées dans l’ensemble sur toute la période 1905-1931 et même 1905-1945. La prépondérance des cabinets des partis politiques dits libéraux est concomitante de cette baisse d’influence. La « démocratie de Taishô », qu’elle soit comprise ou non comme une période saine de développement, c’est-à-dire une simple parenthèse entre 1. 2. 3. Retrait des troupes japonaises oct. 1922. Pin yin : Shandong. Pin yin : Zhang Zuolin (1875-1928). Criticisme et conformité : l’activité journalistique « libérale » 319 deux périodes d’impérialisme, l’une modérée, l’autre agressive et militariste en Asie, pose la question de l’évolution globale du Japon entre un conflit (russo-japonais), dont le règlement fut avalisé par les grandes puissances internationales, et une extension territoriale source de frictions ouvertes notamment avec les EtatsUnis (l’invasion de la Mandchourie). Simultanément, la position délicate du Japon entre une Asie, terrain d’interventions militaires et d’opportunités économiques, et les puissances occidentales, impose des prises de décision sur le plan diplomatique, qui entraînent par réaction des débordements populaires. 2. HASEGAWA NYOZEKAN DANS LE COURANT INTELLECTUEL « LIBÉRAL » Les intellectuels japonais les plus critiques des politiques intérieure et étrangère furent constamment conscients des multiples dangers que comporte ce fragile équilibre. Tournés vers l’Occident et vulgarisateurs-diffuseurs des idées provenant de l’Europe et/ou des Etats-Unis, ils appellent à une meilleure prise en compte de la population, une libéralisation des droits d’expression et d’organisation. Le plus cité, et sans doute le plus représentatif de cette tendance pour l’éducation, est Yoshino Sakuzô (1878-1933). Une autre figure est Ôyama Ikuo (18801950), mais nous retenons ici Hasegawa Nyozekan (1875-1969) pour les raisons suivantes : - la longévité et la continuité de son activité publique sont remarquables (il a 20 ans en 1895) et s’inscrivent donc dans la question de la « démocratie de Taishô » en tant que transition-transformation dans les courants intellectuels liés à la modernisation ; - si tous les personnages précités publient et interviennent régulièrement, Hasegawa intègre la profession de journaliste précocement, il n’est pas intégré dans les réseaux universitaires ou aux institutions prestigieuses, même s’il est en parfois proche ; - il n’adhère à aucun parti tout en soutenant par ses écrits Ôyama Ikuo. Il faut ajouter que sa longue carrière de journaliste indépendant débute lors de son entrée dans la revue résolument nationaliste Japon (Nihon) en 1903, se poursuit dans la même veine avec son successeur Japon et Japonais (Nippon to nipponjin) jusqu’à son incorporation à l’Ôsaka asahi shinbun en 1909. Il y devient directeur de la section sociale (1914). Romancier, poète, dramaturge autant qu’essayiste, Hasegawa 320 Brice Fauconnier incarne l’intellectuel polyvalent. Les années 1909-1910 voient sa sympathie grandir pour ce qu’on nomme le « libéralisme » (jiyûshugi), classe sous laquelle il est généralement subsumé, et dont le modèle est l’Angleterre. Mais ce trait majeur s’associe à l’orientation originellement pro-nationale chez Hasegawa sans contradiction ou retournement, du fait de la dimension contestataire de Japon et de préoccupations constantes : inégalité du traitement éducatif et méfaits de la modernisation. Dans cette mesure, l’intention critique de Hasegawa ne varie pas. Son évolution vers le « socialisme » à partir de la fin des années vingt provient d’un souci identique. Il quitte officiellement l’Ôsaka asahi le 18 octobre 1918, lors de la censure par le cabinet Terauchi d’un article sur les émeutes du riz4 (Université Chûô (compil.) 1985 : 56-59). Il fonde en février 1919 le mensuel Nous (Warera) avec, entre autres, Ôyama Ikuo. Rebaptisé Mensuel Critique (Gekkan Hihan) en 1931, il porte le sous-titre LA KRITIKO SOCIALISTA, en esperanto et capitales d’imprimerie. L’intention est claire. La convocation de Hasegawa au poste de police le 22 novembre 1933 (il y passe une nuit), met un terme à la publication de Critique et réoriente ses interventions publiques sans les interrompre aucunement. S’il dénie toute accointance avec des organisations sanctionnées par la loi sur le maintien de l’ordre (chi.an iji hô), son discours ne verse pas dans le bellicisme, mais plutôt dans le genre essais du les Japonais (nihonjin-ron) et la valorisation des caractères civilisés du Japon à travers l’histoire. L’après-guerre le voit de nouveau évoluer publiquement en tant qu’intellectuel prestigieux et reconnu internationalement. Le choix de continuer à publier durant les années les plus dures (1938-1945), contrairement à d’autres comme Ôyama qui s’exile aux Etats-Unis de 1932 à 1946, implique des arrangements et un réalignement vers une expression de la critique au niveau public plus conformiste. Puisqu’un personnage tel que Hasegawa n’a jamais renié son propre attachement à la Nation japonaise, c’est, dans le contexte dans années 1910-1930, la combinaison entre patriotisme et remise en cause des injustices de l’Etat, c’est-à-dire des formes prises par la modernisation du Japon, qu’il nous semble intéressant de reconsidérer rapidement. 4. Cabinet Terauchi : oct. 1916-sept. 1918. Affaire dite de « l’Arc-en-ciel blanc Hakkô jiken ». Aussi connue sous le nom de « Hakkô kanjitsu jiken ». Criticisme et conformité : l’activité journalistique « libérale » 321 3. MODÉRATION DE LA CRITIQUE ET AFFIRMATION DU PATRIOTISME : L’ÉVALUATION DE LA CHINE DE 1911 À 1931 Hasegawa reste opposé à l’extension de l’empire si elle implique de nouveaux sacrifices pour la population japonaise, mais la crise qui suit la fin de la première guerre mondiale provient en partie du retrait de certains territoires allemands occupés par les Japonais et d’investissements en Chine. Le Traité de Versailles (signé le 28 juin 1919) fut par ailleurs le motif d’un fort désenchantement et d’un sentiment d’échec diplomatique au Japon attribué à la Chine et aux manœuvres américaines (KATÔ 2007 : 81). Il en résultera une xénophobie accrue vis-à-vis de anglo-saxons et un discours plus agressif concernant la Chine. Ce genre de difficultés reporte dans les faits le mécontentement populaire sur les cabinets et non sur les militaires. Par contraste, Hasegawa soutient plus ou moins explicitement une maîtrise du capitalisme et une modération diplomatique qui entrent respectivement en contradiction avec la logique du développement du premier et la légitimité des revendications nationalistes de l’armée5. Cependant, déçu par le manque de mobilisation des masses pour le projet « socialiste », sensible au nationalisme populaire et finalement convaincu de la fonction capitale de l’Etat dans le développement historique du Japon, Hasegawa se détourne de ses vues « socialistes » en 1933-1934 (l’expérience de la convocation au poste de police aura aussi certainement influé sur sa conduite). De 1910 à la fin des années vingt les options sont toutefois plus ouvertes. La Chine, du moins la Chine du nord et la Mandchourie à partir des années 1915-1916, concentrent alors les enjeux stratégiques (contre l’influence de l’URSS), énergétiques (en énergies fossiles) et commerciaux (prioritairement les chemins de fer de Mandchourie, puis la sidérurgie). Les problèmes de réforme révélés par « Révolution chinoise » de 1911 (Shingai kakumei), occupent une part importante des éditoriaux de l’Ôsaka asahi (Inoue et Watabe 1972 : 103-07)6. Les événements de l’été 1911- printemps 1912 sont suivis de près. L’instabilité et les violences deviennent l’occasion d’un débat sur l’opportunité ou non d’une intervention « amicale (kôiteki) » du Japon. Pour l’Ôsaka asahi, l’intervention japonaise est en principe non souhaitable en termes strictement militaires malgré la demande de la dynastie Qing (éditorial du 5 novembre 1911), mais 5. Traité signé le 6 fév. 1922 par le cabinet Takahashi Korekiyo (nov. 1921-juin 1922). 6. On compte du 30 sept. au 13 mars 1912, 17 éditoriaux titrés à partir des événements en Chine. 322 Brice Fauconnier pourrait le devenir afin d’éviter toute extension de la situation au niveau internationale (idem). Elle est ensuite considérée comme inutile politiquement et militairement (éditorial du 15 novembre). Cette option prend une autre signification concernant les dettes contractées par les Qing et leur non-solvabilité éventuelle. L’Ôsaka asahi réclame une attitude de grande fermeté de la part du gouvernement japonais et reconsidère l’intervention amicale nécessaire en cas de non-paiement. Précisons sur ce point que ce type d’exigence est partagé par d’autres créanciers (comme l’Angleterre et les Etats-Unis). La déclaration de guerre à l’Allemagne (le 23 août 1914) et les 21 demandes du 18 janvier 1915 (assorties d’un ultimatum le 7 mai) interviennent dans le cadre international précis de l’appartenance à l’Entente. Les éditoriaux montrent que la déclaration reçoit l’approbation de quasiment toute la presse (Inoue et Watabe 1972 : 118-21). Quant aux 21 demandes, il semble une nouvelle fois que l’engouement patriotique n’épargne que très peu de publication. L’Ôsaka asahi les soutient fermement et constamment (dès l’éditorial du 9 décembre 1914 et les pressions japonaises sur les territoires allemands en Chine). Il avance que les négociations de la première moitié de 1915 sont menées pour « des relations sino-japonaises amicales (nisshin shinzen) » ou la « préservation de la Chine (Shina hozen) » (éditorial du 21 avril 1915) (Inoue et Watabe 1972 : 140-41)7. A partir de février 1919, Hasegawa s’exprime prioritairement dans Nous, même s’il contribue aussi à d’autres revues mensuelles à grand tirage comme L’opinion publique du centre [Chûô kôron] ou Réforme [Kaizô]. Un long article placé au début du premier numéro de Nous (vol. I, n° 1, fév. 1919)8, montre que Hasegawa ressentait le besoin de se prononcer sur un thème incontournable depuis au moins 1911. Précisons néanmoins qu’il est signé « le groupe Nous (Warera guru-pu) », ce qui inclut d’autres personnes comme Ôyama Ikuo. L’intérêt de ce texte réside dans les points suivants : - la défiance des Chinois vis-à-vis des Japonais existe bel et bien et est présentée comme légitime ; 7.Le Yomiuri shibun se félicite des négociations, Yoshino Sakuzô publie en 1915 une étude séparée intitulée Essai sur les négociations sinojaponaise Nisshi kôshô-ron, dans laquelle il légitime les 21 demandes du fait qu’elles évitent le démembrement de la Chine, Chûô kôron n’est pas opposé aux demandes (Inoue et Watabe 1972 : 142-50). 8. « Affirmations essentielles sur la politique chinoise Taishi seisaku no konpon shuchô », p. 2-15. Criticisme et conformité : l’activité journalistique « libérale » 323 - la politique chinoise des autorités japonaises doit être désintéressée afin de repartir sur des bases solides ; - les relations internationales telles qu’elles sont pratiquées jusqu’ici (implicitement par le Japon et les Occidentaux, bien qu’ils ne soient pas désignés) sont donc injustes et doivent appartenir au passé ; - la défiance des Chinois a pour origine les factions militaires, dont le cabinet Terauchi (nommé dans l’article) est le complice. Cette déclaration intervient avant la signature du Traité de Versailles (28 juin 1919), mais il semble que la rédaction de Nous n’ait pas modifié sa ligne jusqu’à Critique (1931). Elle est ainsi en décalage avec la défiance créée par Versailles et les discours plus agressifs sur les nécessités d’une intervention en Chine pour sauvegarder les intérêts ou le territoire de l’empire. Hasegawa publie par ailleurs une série de textes sous la forme de dialogues à propos de la Chine entre 1919 et 19239. Ils reposent en grande partie sur son voyage d’août-octobre 192110. Ils relativisent grandement la vision d’une Chine partagée, voire morcelée entre de nombreux seigneurs de la guerre et insistent sur la quotidienneté, le courage et la réceptivité de la population. Les événements permettant d’identifier la position lors du durcissement de la politique japonaise en Asie de l’Est sont d’une part les interventions militaires en Chine de mai 1927 et mars 1928 dans la province de Shandong (jap. Santô shuppei) ; de l’autre, l’« Incident de Mandchourie » du 18 septembre 1931. Les premières sont l’occasion de critiques virulentes dans Nous et Réforme11. Les motifs des interventions y sont décrits comme, au mieux des prétextes, au pire des affabulations. Réforme, revue très progressiste, permet en outre une plus grande diffusion des arguments de Hasegawa. En ce qui concerne l’« Incident de Mandchourie », c’est dans Critique LA KRITIKO SOCIALISTA que Hasegawa réitère des attaques du même genre12. Cela entraînera 9. 12 épisodes dans Nous, du vol. I, n° 6 (mai 1919) au vol. V, n° 3 (mars 1923). 10. Hasegawa fait deux autres voyages en 1926 et 1928 afin de mesurer sur le terrain la dégradation de la situation. 11. « Erreur d’histoire militaire et manie de l’intervention : les responsabilités de l’affaire Sainan Gunkokushi teki sakugo to shuppei kuse -Sainan jiken no sekinin », in Nous, vol. X, n° 5, mai 1928. L’Affaire dite de Sainan, pin yin Jinan, est en fait une série de réactions anti japonaises de la population chinoise. « Notre action militaire sur le continent chinois Shina tairiku ni taisuru waga gunji kôdô », in Réforme, vol. X, n°6, juin 1928. 12. « Les illusions dans la conduite de l’Etat : leur réalisation lors de l’affaire de Mandchourie Kokka kôdô ni okeru sakkaku - manshû jihen ni okeru sono jitsugen », in Critique, vol. 2, n° 11 (n°146 en numérotation suivie depuis le 324 Brice Fauconnier une interdiction de parution du numéro de mai 1932 (Université Chûô (compil.) 1985 :102). Bientôt suspectés de sympathie communiste, la critique et le patriotisme de Hasegawa Nyozekan vont converger vers une discrétion concernant la « question chinoise » et une revalorisation modérée de l’identité japonaise dans le cadre très contrôlé par les autorités de la fin des années trente à 1945. Cette « question chinoise » à bien des égards centrale, n’en finira pas de s’aggraver après l’invasion du sud de la Chine (juillet 1937) et de s’enliser jusqu’à la défaite. Elle constitue aussi, depuis Versailles un contentieux entre les EtatsUnis et le Japon. Régulé par l’intermédiaire de la SDN et du Traité de Washington, il tourne au dialogue de sourd en 1931-1932, lors de la création de l’Etat fantoche du Manshûkoku et la commission Lytton, envoyée en Manchourie en février 1932. Elle conclut à l’irrecevabilité des arguments d’auto-défense avancés par le Japon afin de justifier l’invasion de la Mandchourie. Ceci confirme que la présence sur le continent n’est en rien un acte impérialiste anodin, puisqu’elle entraîna directement la sortie de SDN du Japon en 1933, la fin de la période des traités et l’évolution jusqu’à 1941 et 1950. A ses débuts fortement influencé par le nationalisme du groupe de la revue Japon, il évolue rapidement vers le « libéralisme » de Taishô par le biais de son activité journalistique, c’est-à-dire la lutte pour les droits d’expression et d’organisation, l’éducation du peuple, le développement personnel. Mais cette tendance se trouve combinée avec une forte sympathie pour le courant prolétarien, la limitation des effets négatifs du capitalisme et les idées marxistes. Sans renier son patriotisme, comme le firent certains communistes, et sans affiliation politique, il poursuit sa critique de la société japonaise et surtout du militarisme. Il s’agit là de la caractéristique persistante de ses interventions publiques, y compris durant les années de la mobilisation générale et de la guerre du Pacifique. Il reste un modéré, en dépit de certaines de critiques violentes de la politique intérieure (qualifié de fascisme) et extérieure, nous l’avons vu jusqu’en 1931. Sa véritable réorientation intervient entre 1933 et 1934, années pendant lesquelles le principe de la critique issu de 1906-1909 se met en conformité avec des conditions d’expression plus contrôlées, mais il demeure en décalage avec l’exaltation de l’essence nationale, la mythification de la lignée impériale et la lutte jusqu’au-boutiste de 1938-1945. La « démocratie de Taishô » constitue sans doute pour lui une période de potentialités à laquelle le contrôle étatique aura mis provisoirement un terme. Il en tire les conclusions logiques 1er n° de Nous), déc. 1931. Criticisme et conformité : l’activité journalistique « libérale » 325 sur les incapacités des individus à s’organiser contre l’Etat et une sorte de déception concernant ces masses dans lesquelles il plaçait tous ses espoirs d’essor démocratique et de relativisation du nationalisme. BIBILIOGRAPHIE Gordon, Andrew. Labor and Imperial Democracy in Prewar Japan. 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Derniers écrits des membres du Kamikaze Tokkôtai Derniers écrits des membres du Kamikaze Tokkôtai : au-delà de l’écriture stéréotypée 327 MIYAZAKI KAIKO ATER Université de Toulouse II – Le Mirail DERNIERS ÉCRITS DES MEMBRES DU KAMIKAZE TOKKÔTAI : AU-DELÀ DE L’ÉCRITURE STÉRÉOTYPÉE Du côté japonais ou de celui des vainqueurs, les « kamikazes » sont souvent présentés tantôt comme de braves combattants se sacrifiant pour la nation, tantôt comme des guerriers fanatiques, sabre à portée de main. Or, les membres du Kamikaze Tokkôtai, plus généralement du Tokubetsu Kôgekitai (Tokkôtai : Unité d’Attaque spéciale), sont rarement des soldats aguerris. Ces derniers sont pratiquement tous morts aux dernières années de la Guerre du Pacifique. Ce sont donc essentiellement des étudiants inexpérimentés, incorporés massivement en octobredécembre 19431, qui constituent ces Tokkôtai. L’immense majorité d’entre eux (99 %) est née sous l’ère Taishô, entre 1921 et 1923 (Yasukawa 1986 : 222). Destinés à guider des engins vers des cibles, dans des avions bricolés avec les moyens du bord, ces étudiants n’ont bénéficié que d’une formation raccourcie et partielle, du fait des pénuries de carburant. À l’apogée du programme, entre décembre 1944 et août 1945, ces étudiants représentent 80 % des officiers morts au Tokkôtai (Morioka 1995 : 10-11, 51-53 ; Pinguet 1984 : 256). Parmi eux, on note une surreprésentation des étudiants en lettres ou en sciences humaines, ce qui laisse émettre des doutes sur la réalité du « volontariat », et révèle, peut-être, une certaine forme de stratégie. Les réflexions intérieures de ces étudiants sont assez logiquement moins imprégnées par les dogmes et les slogans faciles du militarisme que chez les soldats de métier. Issus parfois d’universités de renom, ils savent manier la plume, maîtrisent des connaissances littéraires, philosophiques et politiques très 1. Dans le cadre du « Gakuto Shutsujin [incorporation des étudiants] », suite à l’abolition (octobre 1943) du sursis qui avait été accordé jusqu’alors aux étudiants (Morioka 1995 : 50-51, 180-181, 282-284). 328 Miyazaki Kaiko cosmopolites (Ônuki 2006 : 18-23). Pourtant, leurs derniers écrits – journaux intimes, lettres, testaments, poèmes (surtout des tanka), composés dans les jours qui précèdent leurs missions – sont truffés de références très stéréotypées et conformistes, sans forcément être si militaristes, formant presque un genre. D’autant que, Japonais ou pas, c’est parfois lors de cet instant ultime que les individus ont le plus tendance à se comporter selon les normes collectives, comme l’affirmait Arthur Koestler : « C’est aux moments les plus dramatiques de la vie qu’on échappe le moins à la banalité » (Koestler 1994 : 838). Nous essayerons de montrer dans un premier temps comment la « collectivisation » et l’esthétisation du sacrifice ultime ont pu rendre moins insupportable la mort, pas toujours volontaire, des membres du Tokkôtai, en fournissant une sorte de modèle pour la mort sacrificielle. Puis, nous tenterons de voir comment certains membres du Tokkôtai ont détourné les références culturelles de leur usage militariste et même, ont utilisé leurs derniers écrits comme un espace d’expression et de critique. LA MORT MODE D’EMPLOI : LES FLEURS DE CERISIER Parmi les stéréotypes récurrents dans leurs derniers écrits, dont ceux issus du Bushidô tel qu’il se présentait dans les années 1920-1930, on note sans surprise l’utilisation de la fleur de cerisier. Ce symbole, au fond polysémique voire ambivalent, mais instrumentalisé par des militaristes, touche habilement, sournoisement, même ceux qui résistent relativement bien aux discours militaristes. Esthétique de l’éphémère et du sacrifice au moment optimum (dans la jeunesse), la fleur du cerisier est présente dans l’immense majorité des lettres et des poèmes des membres du Tokkôtai (Nihon Senbotsu Gakusei Kinenkai 1982 ; 1995 ; 2003). Le fameux poème de Motoori Norinaga (17301801), un des fondateurs (justement) du mouvement littéraire des « Études nationales » (Kokugaku), illustre clairement le rôle de la fleur du cerisier dans le processus d’identification nationale à travers la définition d’une âme japonaise supposée être spécifique : « Shikishima no yamatogokoro o hito towaba / Asahi ni niou yamazakurabana [Si, à Shikishima, on me demande ce qu’est l’âme du Yamato, je réponds que c’est la fleur du cerisier sauvage lorsque son parfum se répand dans les rayons du soleil levant]. »2 2. Sauf mentions contraires, toutes les traductions des textes japonais de cet article sont assurées par nous-même. Pour les textes d’Ôtsuka et d’Uehara, nous avions consulté l’ouvrage de Jean Lartéguy (Ces voix qui nous viennent de Derniers écrits des membres du Kamikaze Tokkôtai 329 Cette intention politique d’embellir, de justifier et d’encourager le sacrifice pour le nationaliser se retrouve dans le choix délibéré de l’allusion au waka de Motoori : ainsi les quatre premières unités du Kamikaze Tokkôtai sont nommées selon ce poème : « Shikishima » (toponyme), « Yamato [Japon antique] », « Asahi [Soleil levant] », et « Yamazakura [Cerisier sauvage] ». D’autres, formées au printemps 1945 seront appelées « Ôka jinrai [Fleurs de Cerisiers du Tonnerre divin] ». Le planeursuicide, bombe à guidage manuel, est lui directement nommé « Ôka [Fleurs de Cerisiers]». En plus de l’évocation du Vent divin de 1281 qui a épargné au Japon l’invasion mongole, c’est un autre pan de la culture japonaise qui est greffé au programme Tokkôtai. L’esthétisation de la mort sacrificielle des jeunes gens a été clairement construite par l’autorité militaire. Elle s’est appuyée sur une batterie de référentiels profondément inscrits dans la culture japonaise (Ônuki 2003 :169-246), immédiatement identifiables par tous, encore plus pour l’élite littéraire des grandes universités. Rien d’étonnant donc si la fleur du cerisier, symbole de la beauté de ce qui disparaît, est présente dans l’immense majorité des lettres et des poèmes des membres du Tokkôtai. D’autant plus que c’est justement à cette saison des cerisiers en fleurs (printemps 1945) qu’ils sont lancés en masse sur l’ennemi. Ils s’appellent d’ailleurs eux-mêmes sakura (cerisier) entre camarades de promotion (Morioka 1995 : 295). Kumakura Kôkei 3 (né en octobre 1921, étudiant de l’Université Senshû, mort en Attaque spéciale le 14 avril 1945), fournit un exemple très représentatif de l’évocation quasi systématique de la fleur de cerisier chez les membres du Tokkôtai. Il écrit ces lignes le jour de son attaque, après avoir suivi un rituel de purification, puis glissé dans ses affaires bien rangées, quelques pétales de ces fleurs : « À l’attaque ! C’est déjà le printemps ici. Les fleurs des cerisiers sont épanouies en abondance comme si elles fêtaient notre offensive. Moi aussi, j’éclos aujourd’hui, puis je tomberai comme ces fleurs, pour notre Empereur4. » la mer, 1954), mais il s’est révélé imprécis et sommaire dans ses traductions. 3. Son prénom peut se lire aussi Takahiro ou Takayoshi. Faute d’informations plus précises, nous optons ici selon l’usage pour la lecture on.yomi : « Kôkei ». 4. Kumakura Kôkei, dans sa lettre à ses parents du 6 avril 1945, écrite avant l’attaque et qui sera finalement reportée à cause d’un accident technique (Morioka 1995 : 242-249). 330 Miyazaki Kaiko Dans ce passage, les fleurs du cerisier sont à la fois le décor de l’ultime attaque, et le modèle éthique et esthétique de la mort idéale pour un soldat japonais, digne héritier des traditions féodales. Elles l’accompagnent concrètement dans sa mort et lui offrent indéniablement un soutien moral. Un autre exemple nous montre une utilisation plus intériorisée et personnalisée de cette fleur. Ainsi Nishida Takamitsu (avril 1923 - 11 mai 1945), dans son journal du 25 avril 1945, se réfère au cerisier qui lui sert de modèle d’abnégation vertueuse : « Ni ma vie, ni le renom, ni l’honneur, ni la situation ne m’intéressent. Si j’arrive seulement à accomplir ma mission dans la victoire, je ne désirerai rien. Regarde les cerisiers sauvages. Ils ont éclos à notre insu, tombant bravement quand il est temps, sans éprouver aucune hésitation. Voilà ce qu’il faut graver dans mon esprit. » (Nishida dans Morioka 1995 : 252, 273) Ces références culturelles ressassées par leurs supérieurs (Pinguet 1984 : 259-260) ont enseigné aux jeunes étudiants des Tokkôtai à se préparer ensemble à une mort digne, brave et esthétique. La beauté du sacrifice patriotique permet dans ce cadre de transcender l’individu pour en faire le représentant suprême, en son apothéose, de toute la nation. La manipulation habile du plus profond de la sensibilité permet de transformer une mort individuelle en une mort collective. Certains étudiants sont pourtant peu à l’aise voire critiques sur la vie de caserne. Mais même ceux qui critiquent le militarisme succombent à l’appel de l’esthétisme que procure la fleur de cerisier. C’est le cas de Sasaki Hachirô (7 mars 1922 - 14 avril 1945), étudiant en Économie de l’Université impériale de Tôkyô. Sensible au marxisme, il est de plus en plus critique contre le totalitarisme : à la vue du film de Leni Riefenstahl, Triomphe de la volonté, il juge « la sacralisation du travail pour le groupe » et « l’abrutissement général du peuple » comme une « trahison envers l’essence de l’homme, envers la marche de l’Histoire (le 7 mars 1942). Le 6 avril 1942, il note dans son journal : « Gunbu no ôbakayarô !! [Quels grands cons ces militaires !!] » (Ônuki 2006 : 74, 84-85). Et finalement, en mars 1945, un mois après sa nomination au Tokkôtai, il compose un tanka, en utilisant cette image stéréotypée du cerisier : « Kiyorakeki fukayama no yuki ni haetekoso / Ware mo kai aru yamazakurabana [je ne serai digne de la fleur de cerisier sauvage que si j’arrive, comme elle, à scintiller parmi les neiges pures des montagnes profondes]. » (Ônuki 2006 : 57, 73) Derniers écrits des membres du Kamikaze Tokkôtai 331 Ce poème, qui se termine avec le même terme, yamazakura, que dans le poème de Motoori, semble exprimer son idéal d’avoir une âme pure (kiyorakeki), sans vanité, qui se tient humblement loin de la société (« montagne profonde »), sans chercher que ses vertus soient vues et reconnues par les autres. Un idéal qui colle avec les valeurs japonaises du moment et qui est symbolisé, conformément, par la fleur du cerisier. Dans son poème composé à la base militaire de Kanoya 鹿 屋 (Kagoshima) juste avant sa mission sacrificielle, le cerisier prend une connotation plus proche de celle de la mort : « Hinomoto o aya niowasete iku haru to / Tomoni chiranamu sakurabana [Que les fleurs de cerisier tombent, avec le printemps qui s’en va, faisant répandre leur parfum au soleil levant. » (Sasaki dans Ônuki 2006 : 73) Suivant ce mode d’emploi de la fleur de cerisier, Sasaki compare ici son destin à la fleur qui tombe (« chiru ») dans sa jeunesse (« haru ») et qui doit ainsi faire adieu à sa patrie (« hinomoto »). Le choix des mots annonce ici plus clairement le sentiment de sa mort imminente (« chiranamu », « iku逝 く »), contrairement au tanka précédent (« haete »). On voit le conformisme de ce tanka également dans le fait qu’il reprend l’idée du waka de Motoori avec le parfum qui se répand au soleil levant (« Asahi ni niou » qui devient « Hinomoto o aya niowasete » chez Sasaki). Il faut toutefois souligner que Sasaki reste, jusqu’à ses derniers moments, imperméable à l’idée des cerisiers considérés comme l’incarnation des soldats morts pour l’Empereur, à l’instar des sakura du sanctuaire Yasukuni (Ônuki 2006 : 74). AU-DELÀ DE L’ÉCRITURE STÉRÉOTYPÉE Aux côtés des lettres d’adieu composées selon les canons, certaines peuvent cacher des remises en cause du Tokkôtai ou du régime. Dans une société fortement codifiée, particulièrement dans le contexte militaire, l’affirmation de l’individualité n’est pas simplement inhabituelle, mais elle est clairement réprimée, surtout dans un contexte de censure. Il faut donc distinguer plus particulièrement les compositions qui adoptent un autre mode d’expression. Elles nous disent peut-être plus l’état d’esprit réel, la conscience, la culture ou la capacité de réflexion de cette génération. 332 Miyazaki Kaiko Ainsi Ôtsuka Akio (23 mars 1922 - 28 avril 1945), étudiant de l’Université Chuô, déclare une semaine avant sa mort qu’il « ne va pas mourir par plaisir » (le 21 avril 1945), et quelques temps plus tard, le jour de sa mort, il détourne le modèle du sacrifice symbolisé par la fleur du cerisier : « À Tokyo, n’est-ce pas que les fleurs des cerisiers ont déjà commencé à tomber ? Si ce n’était pas déjà le cas, moi qui vais tomber à l’instant, ne serais-je pas trop pitoyable ? Tombez, tombez, fleurs de cerisiers ! Comment pouvez-vous être encore en train de fleurir alors que ma vie, elle, va se détacher ? » (Ôtsuka In Nihon Senbotsu Gakusei Kinenkai 1982 : 266) Il montre la contradiction de l’enseignement militariste : il n’est pas vrai que l’on tombe comme les fleurs ; il n’est pas normal que je doive mourir. Vu le contexte, ne serait-ce pas implicitement une remise en cause de la propagande militaire et du programme Tokkôtai ? Pourquoi pas même une dénonciation de l’absurdité contre-nature de ces opérations-sacrifices ? Un exemple plus frappant d’esprit indépendant, Uehara Ryôji (27 septembre 1922 - 11 mai 1945), étudiant en Économie de l’Université Keiô (1941-), qui accorde peu de place au cerisier, et qui maintient une conviction politique d’ordre libéral, idéologie pourtant fortement réprimée depuis 1933 (Yasukawa 1986 : 65-78). Le 7 février 1945, trois mois avant son ultime mission, il critique clairement les dirigeants et les média : « Depuis la tentative de coup d’État du 26 février 1936, le Japon a mal choisi son chemin. (…) les autoritaristes ont manipulé les masses ignorantes pour les inciter à s’opposer aux mesures prises par les États-Unis (…). Ils se sont efforcés de tromper le peuple en utilisant les média (…). » (Uehara in Nihon Senbotsu Gakusei Kinenkai 1995 : 373) À la veille de sa mission kamikaze, il rédige son « Testament aux Japonais ». En voici un extrait : « La liberté est l’essence même de la nature humaine et elle ne peut jamais être annihilée, même si, en apparence, elle a l’air d’être étouffée, elle continuera souterrainement à lutter et finira certainement par vaincre (…). Les États autoritaristes, malgré leur prospérité momentanée, finiront nécessairement par être vaincus. Les pays de l’Axe nous en ont donné la preuve éclatante au cours de cette guerre. » (Uehara in Nihon Senbotsu Gakusei Kinenkai 1995 : 17-18) Prévenir l’effondrement du Japon militariste à partir de la défaite de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie est une preuve Derniers écrits des membres du Kamikaze Tokkôtai 333 de lucidité et d’indépendance intellectuelle qui n’étaient pas évidentes en mai 1945. En guise de comparaison, nous pouvons nous référer à un survivant du programme Tokkôtai, Shimao Toshio, étudiant en Économie puis en Histoire de l’Université impériale de Kyûshû5. Le désespoir et la fatigue mentale aidant, il ne pouvait plus faire le lien entre les situations internationales et celles qui l’entouraient. Shimao se sentait incapable de réfléchir sur l’origine historique de la défaite du fascisme, comme il l’écrit en novembre 1949, dans Shutsu kotô ki [Chronique de la sortie de l’île perdue]6 : « Je ne comprenais pas ce que pouvaient signifier l’assassinat de Mussolini et la disparition de Hitler, ces événements ne m’ont donné que l’impression de lire les vieux articles de la chronologie de l’Histoire. Mais quant à réfléchir par où a commencé l’histoire qui aboutit à cela, et ce qui arrive après cela, j’étais incapable de concevoir quoi que ce soit. » (Shimao 1992 : 114) Parmi les étudiants Tokkôtai conditionnés par les éléments socioculturels plus ou moins homogènes, surtout à l’époque de « l’abrutissement politique bien entraîné » (Yasukawa 1993 : 77), Uehara reste une exception en exposant ainsi une pensée politique libérale et humaniste, convaincu que les pays totalitaires finiront par être vaincus par les pays démocratiques, tout comme l’inhumain par l’humain. Cela au sein de l’Unité d’Attaque spéciale qui est un noyau dur, et aujourd’hui le symbole, du militarisme patriotique. Le geste de sacrifice d’Uehara pour le pays totalitaire peut sembler contradictoire avec ses convictions politiques. Mais le paradoxe entre son idéal politique et son sacrifice pour le Japon militariste semble trouver son issue dans le fait que le sacrifice pour la patrie donne justement le droit moral et la légitimité pour permettre la transgression de l’ordre par une critique des dirigeants, sans perdre son honneur ni celui de ses proches, et tout en accomplissant son devoir vis-à-vis du groupe. Sa mort devient ici une sorte d’immolation par protestation. C’est là un espace d’affirmation du soi à l’écart de la normalité, pouvant être tolérée par la collectivité même dans une société profondément normative. 5. Né en 1917, il est certes plus âgé que la majorité des étudiants-soldat en Tokkôtai. Mais, lui aussi, il a été obligé d’interrompre ses études à l’Université impériale, pour être incorporé dans la marine en octobre 1943, et être désigné en octobre 1944 pour le Tokkôtai (Aoyama 1987 : 1044-1045). 6. Il faut noter que ce texte autobiographique, écrit après la guerre, n’a pas tout à fait le même statut que les journaux intimes et les testaments écrits à chaud en 1945. 334 Miyazaki Kaiko Au sein des étudiants membres du Tokkôtai, même chez ceux qui avaient lu Marx, Lénine, ou Weber (Ônuki 2006 : 27-30), une majorité a adopté le modèle stéréotypé du cerisier comme mode d’emploi pour accepter leur mort. En revanche, les lettres qui échappent à la normalisation éclairent une autre réalité. Elles montrent comment cette jeunesse, née au début des années 1920, lors de la démocratisation Taishô, pouvait être diverse, et loin d’être cantonnée à cette figure uniforme et trompeuse « du kamikaze » qu’une mémoire collective, ou plutôt nationale, a opportunément sélectionnée. Certains ont fait preuve d’une étonnante lucidité et d’un grand recul vis-à-vis du militarisme. Ils sont selon nous les signes du développement d’une vraie maturité politique au sein d’une partie de la jeunesse japonaise née de Taishô. Ainsi, selon Yasukawa, historien de l’éducation, qui cite un témoignage d’un ami d’Uehara, celui-ci lui aurait affirmé juste avant sa mission ultime : « après ma mort, je serai au paradis [tengoku] et non au Yasukuni » (Yasukawa 1986 : 243) BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE : Aoyama Tsuyoshi. « Shimao Toshio : Nenpu [Chronologie biographique] ». In Shôwa bungaku zenshû, Tôkyô, shôgakkan, 1987, vol. 20 : 1044 -1048. Inoguchi Rikihei. Nakajima Tadashi. Kamikaze tokubetsu kôgekitai no kiroku [Recueils de l’Unité d’Attaque spéciale Kamikaze]. Tôkyô, Sekkasha, 1963. Irokawa Daikichi. Aru Shôwa shi [Une histoire de Shôwa]. Chuô kôron sha, 1975. Koestler, Arthur. Dialogue avec la mort. In Œuvres autobiographiques, Paris, R. Laffont, coll. « Bouquins », 1994. Lartéguy, Jean. 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La maturation d’une discipline scientifique à l'ère Taishô 337 La maturation d’une discipline scientifique dans le Japon de l’ère de Taishô : l’histoire économique du Japon selon Takekoshi Yosaburô (1920) ALEXANDRE ROY CEJ LA MATURATION D’UNE DISCIPLINE SCIENTIFIQUE DANS LE JAPON DE L’ÈRE DE TAISHÔ : L’HISTOIRE ÉCONOMIQUE DU JAPON SELON TAKEKOSHI YOSABURÔ (1920) À la mort de l’empereur Meiji en 1912, le régime impérial fondé un demi-siècle auparavant, était déjà parvenu à faire du Japon la plus importante puissance militaire et économique nonoccidentale au monde. Le développement des sciences au Japon accompagna cet essor et le conditionna de plus en plus. Avec le rapide développement industriel du pays, les questions relatives à la science économique gagnèrent en importance rapidement. Au cours du xixe siècle, l’« école historique allemande » domina la discipline1 et c’est sous son influence que la discipline économique fut introduite et d’abord développée au Japon. L’approche scientifique des problèmes économiques poussa ainsi les chercheurs japonais à examiner d’abord l’histoire nationale. La discipline historique étant elle-même balbutiante, les premiers travaux en économie durent faire face à des connaissances particulièrement faibles et réalisèrent une avancée doublement pionnière. Les premiers travaux japonais furent accomplis dans les années 1880 et 1890, mais ce fut Fukuda Tokuzô (1874-1930) qui livra une première véritable histoire économique du Japon (Fukuda 1907). Après cette première phase d’introduction de la discipline, trois auteurs différents poursuivirent l’effort durant les années 1910 pour publier, coup sur coup, cinq ouvrages imposants entre 1919 et 1921. Ces ouvrages apportèrent un nouveau souffle, ouvrant une nouvelle phase dans le développement de l’histoire économique japonaise. Ils affinèrent l’analyse de Fukuda en appliquant plus en avant la méthode économique en histoire. Ces trois auteurs étaient de générations différentes : Takekoshi 1. Sur cette « école », cf. Campagnolo 2004 et Shionoya 2001. 338 Alexandre Roy Yosaburô (1865-1950), Uchida Ginzô (1872-1919) et un disciple de ce dernier, Honjô Eijirô (1888-1973). L’œuvre d’Uchida (décédé subitement en 1919 à l’âge de quarante-huit ans) était le recueil posthume de ses travaux (Uchida 1921). La valeur de l’ouvrage réside plus dans un premier « état des lieux » de la discipline entre les années 1890 et 1910 que dans une avancée innovante en la matière. Avec Fukuda, Uchida avait été le premier docteur et professeur en histoire économique du pays (depuis 1907, date de la création de sa chaire à l’université de Kyôto). Au moment même de son décès prématuré, un de ses disciples émergeait : Honjô Eijirô. Honjô publia d’abord en 1920 un ouvrage regroupant les travaux qu’il avait effectués sur les six années précédentes (1913-1919). Ces ouvrages d’Uchida et Honjô étaient importants, mais leur portée resta fondamentalement académique (et fondatrice à ce niveau à bien des égards). Le travail de Takekoshi, lui, relevait d’une autre dimension Takekoshi voulait, pour la première fois, articuler étude scientifique, pensée politique et œuvre « grand-public ». Comme le travail de Fukuda avait marqué les débuts de la discipline historico-économique, celui de Takekoshi vint affirmer son développement à un niveau social et politique supérieur, remportant un large écho au Japon (avec cinq rééditions avantguerre – en 1925, 1927, 1928, 1931, 1934 – et une encore en 1948) et même publié à l’étranger (Takekoshi 1930), le seul du genre avec la thèse de Fukuda2. Pour comprendre les ressorts de l’œuvre et sa portée, nous présenterons d’abord le personnage de Takekoshi, avant de cerner les apports et les limites de son ouvrage en termes heuristiques, historiques et méthodologiques. TAKEKOSHI : UN HISTORIEN ENGAGÉ ET NON ACADÉMIQUE Originaire des terres shogunales (actuelle préfecture de Saitama), Takekoshi commença des études à l’université de Keiô, avant d'intégrer, sous l’influence directe de Fukuzawa Yukichi, les « Nouvelles du Temps » (Jiji shinpô). Passionné d'histoire, il écrivit une « Nouvelle histoire du Japon » (Takekoshi 189192) dès 1891, puis, en 1896, une histoire des « Deux mille 2. La thèse de Fukuda, rédigée en allemand (Die gesellschaftliche und wirtschaftliche Entwicklung in Japan), fut soutenue sous la direction de Lujo Brentano à l’Université de Munich en 1900 et publiée la même année à Stuttgart par l’éditeur Cotta. La maturation d’une discipline scientifique à l'ère Taishô 339 cinq cent ans » (Takekoshi 1896) du pays… livre de chevet de Fukuda durant sa thèse (Fukuda 1907 : 23). Bien que dépourvus de références systématiques, ces ouvrages furent pionniers dans leur domaine : la première histoire contemporaine du Japon et la première histoire "depuis les origines". Il s’engagea tôt politiquement, contre le pouvoir établi des « cliques de Chôshû et Satsuma » (ou « clique de Sacchô »), mais n’était toutefois pas extrémiste puisqu’il rejoignit l’éminente figure du clan de Chôshû, Itô Hirobumi, dans le parti que ce dernier fonda en 1900 (Rikken seiyû-kai, les Amis de la Constitution). Sous cette étiquette, il remporta son premier siège de député en 1902, puis fut réélu jusqu’en 1915, période pendant laquelle il trouva encore le temps d’écrire un nouveau livre, sur la colonisation japonaise à Taiwan (Takekoshi : 1905 et 1907). Après sa défaite aux élections de 1915, face au fils d’Ôkuma Shigenobu, il s’attela à la rédaction d'un nouvel et grand ouvrage pionnier en histoire, son Histoire économique du Japon, parue en 1919. L’ensemble était constitué de pas moins de huit volumes, regroupant près de cinq mille pages, un ouvrage-fleuve dressant une fresque colossale de l’histoire japonaise considérée d’un point de vue économique. Au moment d'écrire son Histoire économique du Japon, Takekoshi était donc un historien expérimenté, aux connaissances enrichies par son expérience politique, mais, fait capital, il restait extérieur à l’académie universitaire. SON ŒUVRE : UNE HISTOIRE COMMANDÉE ET ORIENTÉE Takekoshi ne fut pas à l’origine de sa propre Histoire économique du Japon. Elle lui fut commandée par Motono Ichirô (1862-1918). Fils d’un haut-dirigeant du fief de Saga (proche des fiefs de Sachhô), Motono fit partie des premiers étudiants japonais à être formés à l’étranger, partant en France en 1873. Il étudia le droit à l’université de Lyon, devenant docteur en la matière en 1889, avant d’entrer aussitôt au ministère des affaires étrangères. Il y accomplit une carrière rapide et brillante :; nommé ambassadeur à Paris entre 1901 et 1906 puis à Moscou entre 1907 et 1910, il devint le ministre des Affaires étrangères de Terauchi Masatake entre 1916 et 1918. Au cours d’une réception diplomatique qu’il donnait à Paris alors que le Japon avait vaincu la Russie, Motono se vit dire par Gustave Lebon, célèbre autorité intellectuelle de l’époque, que la puissance acquise par le Japon ne pouvait être qu’éphémère « tel un météore ». Motono défendit qu’elle était au contraire fort solide 340 Alexandre Roy et durable, fruit d’une évolution historique profonde3. Ce ne fut que dix ans plus tard, en 1915, de retour de Moscou, que Motono put lancer un ouvrage défendant sa position… mais avec quelle envergure : il parvint à réunir autour de lui pour ce projet pas moins de cinquante des plus grandes figures du patronat japonais. Parmi les membres de ce « Comité pour la rédaction d’une histoire économique du Japon » (nihon keizai-shi hensan-kai) : les patrons des groupes Mitsubishi et Mitsui, les magnats du charbon (Asô Takichi) et des travaux publics (Ôkura Kihachirô), mais encore un haut dirigeant de la Banque du Japon (Ino.ue Jun’nosuke) et une foule de représentants d’autres familles toutes aussi puissantes (familles Matsukata, Asano, et d’autres)4. Takekoshi, fort de son expérience d’écrivain érudit et dorénavant libéré de toute occupation parlementaire, devint le scribe de ce groupe d’oligarques. Son œuvre dépassa néanmoins largement cette limite, bâtissant une problématique fine et originale, en avance sur son temps. Idéologiquement, la base commune réunissant Takekoshi et ses riches patrons était leur volonté de minimiser le rôle des hommes d’Etat dans l’Histoire. Néanmoins, leurs motivations pour cela différaient. Pour l’auteur il s’agissait de dénoncer les puissants, le pouvoir établi, semblant inamovible. Pour le patronat, il s’agissait de montrer qu’au-delà des apparences le pouvoir reposait d’abord sur eux et que rien n’étaient plus importants que leurs « affaires ». Ainsi, Takekoshi, homme politique lui-même, promut le facteur économique comme le « facteur premier » (cf. ci-après), mais il n’alla pas jusqu’à substituer les hommes d’affaires aux hommes politiques en tant que moteur de l’histoire. L’histoire de Takekoshi s’avéra en réalité une histoire économique et sociale, et à certains égards bien plus sociale qu’économique. Le caractère innovant, ou même révolutionnaire, de cette approche « non-politique » doit être souligné : à l’époque, Takekoshi s’inscrivait clairement et entièrement contre la mythologie impériale – qu’il ne mentionna aucunement (pas même pour une simple évocation), chose inédite pour un historien japonais d’alors. Le point de vue de Takekoshi illustrait la formation parmi les historiens japonais d’une conscience sociale : l’histoire économique du pays était d’abord celle des conditions de vie et de production du peuple. Fukuda n’était pas allé aussi loin dans sa justification de l’intérêt d’une histoire économique 3. C’est ce que rapporta Takekoshi dans son introduction (Takekoshi 1920 : 1-2). 4. Pour la liste complète des cinquante membres du groupe, cf. Takekoshi 1930 : 3-5. La maturation d’une discipline scientifique à l'ère Taishô 341 du Japon, se contentant à de nombreux égards de reproduire le modèle qu’il avait étudié en Allemagne. UNE HISTOIRE AMBITIEUSE : ÉCONOMIQUE, GÉNÉRALE, MONDIALE ET SCIENTIFIQUE Takekoshi revendiquait une conception rationnelle de l’histoire : « comme les autres sciences naturelles, elle est bâtie sur des références scientifiques » (Takekoshi 1920 : 6). Affirmant que « personne ne se satisfait d’un récit poétique, d’une simple chronique ou de l’hagiographie d’un héros », il refusait la conception poétique ou hagiographique de la discipline (denki rekishi) et ses formes les plus communément répandues : « l’histoire culturelle » (bunmei-shi), « l’histoire politique » (seijishi), « l’histoire de la pensée » (shisô-shi). Takekoshi expliquait la pertinence du point de vue économique par la nature économique de l’humanité : les êtres humains étaient posés comme des « animaux sociaux » (shakaiteki dôbutsu) et des « animaux économiques » (keizaiteki dôbutsu ; Takekoshi 1920 : 7). L’auteur affirmait ainsi que « l’essence de l’histoire réside dans les motivations économiques de l’humanité » (ibidem) et affirmait même que « de la même manière que la vie d’un être humain dépend d’abord de son existence économique, il ne fait aucun doute qu’en histoire le facteur premier est le facteur économique » (Takekoshi 1920 : 9). Pour autant, Takekoshi ne limita pas son œuvre à l’économie, fustigeant les travaux bornés au commerce, aux systèmes fiscaux ou agraires qu’il considérait comme appartenant à l’histoire des institutions (hôseido rekishi)… Pour lui, ce n’étaient là « guère que des examens partiels de l’histoire » (ibidem). Takekoshi alla plus loin en ébauchant une histoire générale basée sur le facteur économique : « il me semble qu’expliquer l’histoire générale directement à partir du point de vue économique, c’est là la méthode correspondant à l’histoire économique » (ibidem). Dans cette combinaison Takekoshi s’affirmait volontiers différent des historiens européens : « ce livre diffère de l’histoire économique européenne récente, dans le fond et la forme » (ibid. : 10). L’auteur voulait affirmer la dimension mondiale du développement économique de l’humanité par étapes : n’était-ce pas là l’enjeu de la discussion entre Motono et Lebon ? Ce faisant, l’histoire japonaise de Takekoshi s’inscrivait dans un cadre comparatiste et mondial, ce en quoi il justifiait son recours au calendrier occidental pour la datation (et non le calendrier 342 Alexandre Roy impérial) : il s’agissait de « penser le passé du Japon en tant qu’une partie du monde » (ibid. : 12). Tout devait concourir à « normaliser » le Japon dans l’histoire face aux nations européennes. Autre innovation de Takekoshi, concernant la méthode : il revendiquait d’écrire la première histoire générale du Japon à partir de sources premières, dûment référencées, « s’efforçant d’être scientifique » (ibidem). Il voulait néanmoins limiter les références explicites « aux points susceptibles de susciter le doute » (ibid. : 15), sans quoi « le présent livre dépasserait la dizaine de milliers de pages » (ibidem). Les efforts de l’auteur ne font aucun doute, la rédaction des huit volumes lui ayant prit quatre années pleines, « faisant des documents d’archives [son] oreiller » (ibid. : 5), restant « sans dire mot pendant la Guerre en Europe, cessant de voir [ses] amis politiques, déclinant l’invitation faite à se rendre à la Conférence de Versailles » (ibid. : 5). Or, il faut souligner que dans sa tâche Takekoshi fut aidé par une équipe de trois secrétaires5 et quatre collaborateurs scientifiques6, dont deux seulement licenciés (en études commerciales – Ôta et Matsura –). Ils furent une aide précieuse, et même indispensable à Takekoshi pour pouvoir espérer réaliser son programme fort ambitieux et innovant. UN RÉSULTAT MITIGÉ : UNE QUANTITÉ IMPOSANTE, MAIS DE QUALITÉ INÉGALE La mesure de l’ouvrage est monumentale : 4 943 pages, associées à un annexe de 833 pages. Sa structure est, elle, déséquilibrée : les deux tiers de l’œuvre furent consacrés à la période la moins ancienne, l’époque d’Edo (1603-1867 ; appelée « ère des Tokugawa » par Takekoshi, comme c’était encore d’usage). Pour cette dernière, Takekoshi eut recours à l’aide poussée de quatre collaborateurs, ce qui explique l’épaisseur de l’analyse et sa qualité sur la période. Ainsi, il livra seul près de deux mille pages portant sur l’histoire antique et médiévale, sans doute la plus délicate à traiter… Asakawa Kan’ichi (18731948), professeur à Yale et spécialiste de la féodalité japonaise, critiqua d’ailleurs particulièrement celle-ci dans son compte-rendu de l’ouvrage publié par les Annales en 1931 (Asakawa 1931) au moment de la parution de la traduction anglaise de l’ouvrage (publication non intégrale, mais en trois volumes tout de même : 5. 6. Kuroi Ôzono, Miyawaki Tokuyoshi, Yamauchi Mumei. Ôta Tetsuzô, Imazeki Tenbô, Hirota Naoe, Matsura Kaname. La maturation d’une discipline scientifique à l'ère Taishô 343 Takekoshi 1930). Non seulement Takekoshi n’opéra pas de découpage chronologique global (« l’antiquité », « le moyen-âge » etc.), mais surtout il ne caractérisa pas telle ou telle époque en fonction d’un mode économique identifié (comme « l’esclavage », « la féodalité », etc.). Globalement, le lecteur est obligé de constater que son histoire économique suivit un fil d’abord politique, très classique, traitant de « l’ère des Ashikaga » avant celle de « Hideyoshi » puis celle des « Tokugawa »… De manière générale, le plan de Takekoshi montrait qu’il lui fut impossible de réaliser le programme annoncé en introduction : sa fresque historique suivit plus largement les évolutions politiques de l’histoire qu’elle ne bâtit une synthèse identifiant et analysant différents systèmes économiques et leur évolution. Seuls deux chapitres sur quatre-vingt livraient une analyse proprement économique, sur « l’époque de l’économie esclavagiste »7 et « l’époque des systèmes domaniaux »8. Or, en identifiant seulement deux régimes économiques différents sur « deux mille cinq cent ans » d’histoire et en les isolant ainsi dans la composition de l’ouvrage, Takekoshi proposait une grille de lecture bien faible. Sur ces deux chapitres d’ailleurs, la critique s’abattit assez sévèrement : Asakawa Kanji reprocha à Takekoshide ne pas ditinguer l’« économie esclavagiste » antique du mode de production médiéval par le servage. Quant à l’analyse des domaines (shôen), Asakawa la qualifia de « négligente et désinvolte », y soulignant « un ton nonchalant et péremptoire à la fois » (Asakawa 1931 : 455). LA MÉTHODE : ENTRE « DÉSINVOLTURE » ET INNOVATION STATISTIQUE L’absence de citation par Takekoshi d’un seul autre auteur que lui-même tout au long de ses huit volumes était une faute sur laquelle l’académie historienne japonaise, Asakawa comme Honjô, ne put fermer les yeux dans ses compte-rendu (Asakawa 1931 : 455 ; Honjô 1920 : 822). Surtout dans la mesure où les travaux ayant précédé celui de Takekoshi pouvaient se prévaloir de qualités dont ce dernier était dépourvu : l’analyse de l’histoire économique japonaise « depuis les origines » livrée par Fukuda Tokuzô était incomparablement plus courte… et cohérente. L’ambition novatrice de Takekoshi semble avoir buté sur la masse des données à traiter et articuler. Un problème qui se 7. « Dorei keizai jidai ». Vol. 1, chap. 6, p. 112-177. 8. « Shôen seido jidai ». Vol. 1, chap. 10, p. 344-452. 344 Alexandre Roy retrouve dans sa gestion des sources : il prétendait exploiter des sources premières exclusivement et en exclusivité, mais à aucun endroit de son œuvre il n’identifia clairement ces documents (lieu de consultation etc.), il ne dressa pas même d’inventaire – même grossier – des fonds documentaires utilisés… Takekoshi expliquait en introduction que les archives étaient encore entre les mains des familles aristocratiques du pays et que leur consultation en était difficile. Cela peut expliquer l’absence de notes systématiques, de bibliographie et d’annexes : « aucun appareil critique » (Asakawa 1931 : 455). Néanmoins, face à ce problème de gestion des données, l’auteur et ses associés développèrent une méthode pionnière : ils exploitèrent pour la première fois en histoire du Japon la méthode statistique. Ils collectèrent des données sur le coût de la vie et la valeur monétaire sur toute la période d’Edo, proposant deux immenses graphiques remarquables9 et loués par les critiques (Honjô 1920 : 822 ; Asakawa évoquait plus sobrement « de copieuses statistiques », Asakawa 1931 : 457). Cet effort permit à Takekoshi de toucher du doigt avec force un problème essentiel de la période : l’endettement chronique du régime shogunal et l’appauvrissement croissant des vassaux du régime, les guerriers les moins riches. Cela confirmait la qualité du travail réalisé sur cette période, mais aussi les carences sur les périodes antérieures. CONCLUSION La volumineuse Histoire économique du Japon signée par Takekoshi marqua par l’originalité de son positionnement, l’échelle de l’effort accompli et le large écho qu’elle trouva au Japon comme à l’étranger. Le mécénat accordé par le haut patronat japonais à cette œuvre et son succès grand-public prouvent l’importance acquise par la nouvelle discipline dans le Japon dès les années 1910. Sa rédaction par un historien nonuniversitaire montrait aussi le décalage persistant entre le besoin croissant du développement de cette science et la difficulté du cadre universitaire japonais à y répondre rapidement. L’œuvre reflétait parfaitement son moment de création : à l’image de la bulle économique sévissant dans le Japon d’alors, elle affichait des ambitions démesurées que les structures de production existantes ne purent accomplir pleinement ; elle reproduisait aussi cette dynamique de « la démocratie de Taishô » en minorant 9. Sur le cours du taux de change de l’or contre l’argent (au début du vol. 6) et du riz (au début du vol. 7) entre 1603 et 1867. La maturation d’une discipline scientifique à l'ère Taishô 345 l’importance des autorités politiques face aux phénomènes économiques et sociaux. Avec ses qualités et ses défauts, cet ouvrage parvint à achever en 1920 la phase d’introduction de l’histoire économique au Japon pour ouvrir une nouvelle perspective de développement. Son ambition affirma des idées fortes (prise de distance avec les références occidentales, dimension « totale » de l’histoire économique, nécessité du comparatisme, travail statistique sur le long terme) qui marquèrent les esprits… La démesure du projet montra aussi que la modestie et la rigueur scientifiques étaient nécessaires pour un résultat plus assuré. Une nouvelle génération d’historiens (Honjô Eijirô en tête) était déjà en formation pour suivre cette nouvelle piste, ce sont eux qui donnèrent dans la décennie suivante ses premiers travaux scientifiques véritablement achevés à l’histoire économique japonaise. LEXIQUE Asakawa Kan’ichi 朝河貫一 Fukuda Tokuzô 福田徳三 (1874-1930) Hirota Naoe 弘田直衛 Honjô Eijirô 本庄栄治郎 (1888-1973). Hon’no Ishirô 本野一郎 Imazeki Tenbô 今關天彭 Kuroi Ôzono 黑井大園 Matsura Kaname 松浦要 Miyawaki Tokuyoshi 宮脇得吉 Ôta Tetsuzô 太田哲三 Takekoshi Yosaburô 竹越与三郎 (1865-1950) Uchida Ginzô 内田銀蔵 (1872-1919) Yamauchi Mumei 山内無名 BIBLIOGRAPHIE : Asakawa Kanji. « Mr Yosaburo Takekoshi, Ni-hon Kei-zai shi [Histoire économique du Japon] ». Annales d’histoire économique et sociale, année 1931, vol. 3, n° 11 : 454 – 457. Campagnolo, Gilles. Critique de l’économie politique classique : Marx, Menger et l’Ecole historique. Paris, PUF, 2004. Fukuda Tokuzô. Nihon keizai shiron [De l’histoire économique du Japon]. Traduit de l’allemand par Sakanishi Yoshizô. Tôkyô, Hôbunkan, 1907. Honjô Eijirô, “Takekoshi-shi no nihon keizai-shi” [L’histoire économique du Japon de M. Takekoshi]. Keizai ronsô [Débats économiques], 1920, vol. 11, n°6 : 817-823. 346 Alexandre Roy Shionoya Yuichi. The Soul of the German Historical School, Boston, Springer, 2005. Takekoshi Yosaburô. Shin nippon-shi [Une nouvelle histoire du Japon], 2 volumes. Tôkyô, Minyûsha, 1891-1892. Takekoshi Yosaburô. Nisen gohyaku nen shi [Deux mille cinq cent ans d’histoire]. Tôkyô, Minyûsha, 1896. Takekoshi Yosaburô. Taiwan tôchi-shi [L’histoire du contrôle de Taiwan]. Tôkyô, Hakubunkan (trad. par George Braithwaite en 1907: Japanese Rule in Formosa, London-New York-Bombay-Calcutta : Longmans), 1905. Takekoshi Yosaburô. The Economic Aspects of the History of the Civilization of Japan, New York, The Macmillan company, et Londres, George Allen & Unwin, 3 volumes, 1930. Uchida Ginzô. « Nihon keizai-shi no kenkyû [Etudes en histoire économique du Japon] », 2 volumes. In Uchida ginzô ikô zenshû [Le legs d’Uchida Ginzô : oeuvres complètes]. Tôkyô, Dôbunkan, vol. 1-2, 1921. Solidarité ou expansionnisme? Le phénomène Tairiku Rônin Solidarité ou expansionnisme ? Le phénomène Tairiku Rônin (1880-1911) 347 GRÉGOIRE SASTRE Université Denis Diderot Paris 7 SOLIDARITÉ OU EXPANSIONNISME ? LE PHÉNOMÈNE TAIRIKU RÔNIN (1880-1911) Qu’il s’agisse de la première guerre sino-japonaise (18941895), de la guerre russo-japonaise (1804-1905), de l’annexion de la Corée (1910) ou de la Révolution de 1911, il fut un certain nombre de japonais qui entreprirent de quitter leur patrie pour se rendre sur le continent asiatique. De la Chine à la Corée, de la Corée à la Mandchourie, par-delà les îles de l’Asie du sud-est, il n’eurent de cesse de prendre part aux divers évènements qui emmaillèrent l’histoire moderne japonaise. Ce phénomène, dont les avatars sont connus sous le terme d’aventuriers continentaux, Tairiku Rônin en japonais, se développa à compter de la restauration Meiji et plus précisément aux alentours des années 1880. En effet, au sortir de la guerre de Seinan (1877), nombre d’activistes recherchèrent à l’extérieur ce qu’il ne pensaient plus pouvoir réaliser à l’intérieur du Japon. Ces activités prirent des formes variées, activités de renseignement, activités économiques et révolutionnaires. On se penchera ici sur une période allant des débuts du phénomène aux alentours des années 1880 jusqu’à la révolution chinoise de 1911. Les raisons de ce choix sont à trouver dans l’évolution du phénomène lui-même. Il me paraît en effet qu’après la révolution de 1911, le phénomène change de par sa mise en résonnance toujours plus prononcée avec les projets politiques et militaires japonais, y perdant ainsi en liberté d’action. Cette perte d’indépendance ne signifie pas pour autant qu’ils furent les défenseurs d’une solidarité asiatique, fondée sur le respect de l’indépendance des nations asiatiques face aux puissances occidentales ou face au Japon, bien au contraire. Aussi, dans un premier temps, nous tenterons une définition de ce phénomène. Puis, après avoir présenté les cas pratiques d’Arao Sei (1859-1896) et d’Uchida Ryôhei (1874-1837), deux Tairiku Rônin, nous nous intéresserons aux éléments historiques, idéologiques et 348 Grégoire Sastre sociaux sur lesquels se construisit ce phénomène. Nous verrons ainsi quels furent les principaux objectifs de ces agents ainsi que leur influence réelle sur les acteurs et l’Histoire. TAIRIKU RÔNIN, TENTATIVE DE DEFINITION La difficulté à définir ce terme vient du fait que Tairiku Rônin peut recouvrir un spectre assez large d’individus. Ainsi, Kokushi Daijiten (vol.9 1988) définit ce phénomène comme étant le fait de japonais dont les actions furent en rapport avec la politique continentale du Japon durant une période allant de la restauration Meiji jusqu’à la fin de la guerre du Pacifique. Les Shina Rônin ou bien encore « Shishi » comme ils se firent aussi appeler et que, par ailleurs nous avons choisi de traduire par Agents noninstitutionnels, construisirent leur démarche sur une indépendance de façade. Ne revendiquant aucune appartenance, c’est de leur propre chef qu’ils se seraient rendus sur le continent pour y mener à bien les objectifs qu’ils s’étaient fixés. Ce à quoi l'auteur de la notice ajoute qu’ils étaient opposés à l’occidentalisation du Japon nourrissant ainsi des sentiments nationalistes. Et l’auteur en conclusion de lier les Tairiku Rônin à l’idéologie asiatiste qui se fixait pour objectif de défendre et libérer l’Asie des puissances occidentales par le biais d’une alliance des nations asiatiques. Cependant, cet « asiatisme » déboucha, à l’opposé, sur une politique d’agression de l’Asie. Deux éléments posent problème dans cette définition, le premier porte sur la revendication d’indépendance. Si cette indépendance est bien de façade, la définition est trop évasive, en effet les Tairiku Rônin créèrent une constellation d’associations, parmi lesquelles le Genyôsha1 ou encore le Kokuryûkai. Ces appartenances, ils n’en firent jamais mystère. Cependant, ils se construisirent sur le rejet de l’administration japonaise et cela même s’il leur arriva de travailler pour celle-ci. Le deuxième porte sur l’idéologie des Tairiku Rônin. Ainsi, ne se rangèrent t’ils pas systématiquement à l’agenda de la politique impériale japonaise. Certains s’y opposèrent, certains le devancèrent et s’ils ont pu être utilisés par les différentes administrations japonaises, ils marqueront toujours leur indépendance par rapport à celles-ci. Deuxièmement, le parallèle qui est fait entre les Tairiku Rônin et l’asiatisme ne va pas sans objections. 1.Le Kôyôsha crée en 1879 entre autres par Tôyama Mitsuru (1855-1944) prend le nom de Genyôsha [Société de l’océan noir] en 1881. Solidarité ou expansionnisme? Le phénomène Tairiku Rônin 349 Concernant le rapport des Tairiku Rônin à l’asiatisme, ceux-ci ne furent souvent utilisés que comme outils visant à accréditer ou infirmer la validité d’une analyse de l’asiatisme. Aussi on les les retrouve dans nombre d’ouvrages traitant de la question de l’asiatisme et en premier lieu par celui qui porte le nom même de ce concept, l’ouvrage de Takeuchi Yoshimi (1910-1977), « Ajiashugi » (1963). D’autres ouvrages tels que « Pan-Asianism in Modern japanese history » édité entre autres par Sven Saaler (2007) ou encore celui de Eri Hotta, « Pan-Asianism and Japan’s war » (2007) utilisent les Tairiku Rônin pour traiter de la question de l’asiatisme. Ainsi, les Tairiku Rônin furent souvent les outils des tentatives de définition, d’analyse du concept d’asiatisme. Cependant, aucun ne prend le temps de réellement se pencher sur la question des Agents non-institutionnels, ou s’ils le font, c’est pour justifier leurs réflexions. Réflexions qui par ailleurs sont produites à posteriori, cherchant soit à mesurer les rapports entre l’Asie et le Japon, soit, dans le cas de Takeuchi Yoshimi à justifier une certaine vision de l’histoire japonaise. Sun Ge (2005) traite bien cette question dans le cas de Takeuchi Yoshimi. D’après elle, il s’agissait pour Takeuchi d’écrire l’histoire japonaise dans le but d’une acceptation du passé et donc de la construction du futur. Des considérations, qui, si elles sont fondamentales, se révèlent fort parasites pour celui qui souhaite étudier l’action des Tairiku Rônin. Ainsi après avoir abordé le cadre d’analyse des Tairiku Rônin, les cas d’Arao Sei et d’Uchida Ryôhei vont nous permettre de mettre en lumière ce phénomène par les actions de ces deux figures significatives. LE CAS ARAO SEI Le cas d’Arao Sei est particulièrement significatif car il fut d’une part l’un des premiers Tairiku Rônin, et d’autre part il fut l’architecte du Centre de recherche sur le commerce sino-japonais de Shanghai. La trajectoire qu’il suivit avant d’en arriver à la création de cet institut est en elle-même toute particulière. En effet, sa première visite en Chine se fit en tant que militaire. Militaire, Agent de renseignement, et enfin chantre du développement économique japonais en Chine, il ne fit jamais mystère de son objectif de « moderniser » la Chine, faisant de lui un des tenants du Kôa (Kokuryûkai hen 1933 : 414). 350 Grégoire Sastre Il est important ici de bien comprendre que le choix d’Arao d’intégrer l’armée pose problème pour celui qui prétend traduire le terme Tairiku Rônin par Agent non-institutionnel. Toutefois, d’une part Arao quitta l’armée lors de la création du Centre de recherche sur le commerce sino-japonais de Shanghai et d’autre part l’armée ne fut pour lui que le moyen de se rendre en Chine. Nombre de Rônin eurent à un moment de leur vie l’occasion de servir une administration japonaise comme ce fut le cas pour Uchida Ryôhei au sein de la résidence générale de Corée. Cependant, s’il acceptèrent de se compromettre de la sorte, c’est souvent parce qu’ils considérèrent que cela ne devait être que passager, un moyen d’obtenir des financements ou un accès à des postes de décision. Reste qu’ils n’hésitèrent jamais à quitter ces positions lorsqu’ils considéraient l’objectif accompli. C’est cette indépendance d’esprit par rapport aux différents corps de l’état qui fit d’eux des Agent non-institutionnels et si une influence ou une manipulation de la part du pouvoir politique put s’exercer sur eux, ce ne fut pas par ce biais-là. Arao arriva en Chine au printemps de l’année 1886 après avoir fait ses classes et intégré le quartier général de l’armée de terre au sein de la section du renseignement chinois (Ibid : 335). Une fois sur place, il reprit une succursale du Rakuzendô crée en 1884 à Hankow par un autre militaire envoyé lui aussi par le quartier général de l’armée de terre japonaise (Ôsato 2005 : 62). Il est évident que la création d’un tel commerce vendant des médicaments et des ouvrages n’avait pas pour unique but l’expansion commerciale de cette chaine de magasins créée par Kishida Ginkô (1803-1905), mais bien d’en faire une couverture pour les activités de renseignements d’Arao. Aussi, il réunit assez rapidement autour de lui un certain nombre de Tairiku Rônin Parmis lesquels Munakata Kotarô (1864-1923). N’appartenant pas nécessairement à l’armée, ceux-ci menèrent des campagnes de renseignements à travers la Chine. Les renseignements une fois compilés, étaient communiqués au quartier général de l’armée de terre japonaise pour laquelle ces informations furent précieuses. Cependant, après avoir étudié de manière extensive la Chine pour le compte de l’armée japonaise, en même temps que pour son compte personnel, il décida de s’éloigner de cette activité de renseignement pour se consacrer à son objectif principal : celui de réformer la Chine de l’intérieur (Kokuryûkai hen 1933 :226). Pour ce faire il choisit la voie économique avec la création du Centre de Recherche pour le Commerce Sino-japonais (Inoue 1910 : 36). Ce Centre de recherche avait pour objectif d’être un Solidarité ou expansionnisme? Le phénomène Tairiku Rônin 351 centre de formation. Arao souhaitait créer des liens entre Chine et Japon en permettant aux deux économies d'interagir. La cérémonie d’ouverture du centre de recherche eut lieu à Shanghai le 20 (Ibid : 50) septembre 1890. Des 150 aspirants de la première promotion, 80 furent diplômés en 1893. Ces premières années ne furent pas sans problème et l’action des Rônin se révèle avoir souvent, si ce n’est systématiquement, été faite de projets particulièrement précaires. Et quand bien même ceux-ci parvenaient à fonctionner, ce fut avec la plus grande des difficultés. Quelques mois après la remise des diplômes de cette première promotion, éclata la guerre sino-japonaise. Nonobstant avant même que le conflit ne fut déclaré, alors que les tensions entre la Chine et le Japon étaient à leur comble, nombre des premiers diplômés du centre de recherche s’engagèrent dans l’armée. Arao lui-même dans une lettre à Makiyama Shintarô que l’armée allait avoir besoin d’interprètes et de personnes ayant une bonne connaissance de la Chine (Kokuryûkai hen 1933 : 19). Ainsi, alors qu’ils devaient servir le rapprochement entre le Japon et la Chine, ces diplômés s’engagèrent et furent envoyés en Corée pour s’opposer à ceux avec qui ils avaient espéré échanger. Arao luimême, s’il fut réserviste depuis 1893 ne prit pas directement part à la première guerre sino-japonaise et décéda peu de temps après celle-ci en 1896, terrassé par la peste à Taiwan. LE CAS UCHIDA RYÔHEI Après ce court exposé de la trajectoire d’Arao Sei, abordons maintenant le cas d’Uchida Ryôhei, qui, de par ses origines et ses actions, fut une figure centrale du phénomène Tairiku Rônin. Originaire de Fukuoka, il fut placé sous la responsabilité d’Hiraoka Kôtarô (1851-1906) qui fut l’un des membres fondateurs de la Genyôsha. Cette association qui fut créée dans un premier temps, pour soutenir le mouvement pour la liberté et les droits du peuple vit sa composante impérialiste et nationaliste prendre le dessus. Elle fut dissoute par les autorités américaines à la fin de la guerre du pacifique (Ishitaki 2010 ). Aussi Uchida fut très fortement influencé par l’idéologie de celle-ci en même temps qu’il en obtiendra un large soutien financier (Hatsuse 1980 : 37). Uchida tourna sa carrière tout entière vers la politique étrangère et plus particulièrement la périphérie immédiate du Japon. Ainsi il agit en Corée, en Chine et en Russie. Il ne dévia jamais de sa ligne idéologique que Hatsuse Ryûhei définit comme 352 Grégoire Sastre étant celle de la droite traditionnelle japonaise (Hatsuse 1980 : 7). Il aura la même constance dans les méthodes qu’il employa lors des différentes actions qu’il entreprit. En effet, il fit un usage quasi systématique des organisations autochtones pour parvenir à ses fins. Ce qui pourrait le faire apparaître comme un ardent soutien des différentes causes révolutionnaires qui émergèrent à travers l’Asie durant le vingtième siècle. Néanmoins, il ne faut pas s’y tromper car chaque action qu’il entreprit eut pour objectif de servir les intérêts japonais. Ainsi, la Corée, territoire proche du Japon revêtit une importance toute particulière pour le Genyôsha et Uchida qui, dans le but de défendre les intérêts japonais souhaitaient mettre en place un cordon de sécurité autour du Japon. Uchida et ses camarades du Tenyûkyô prirent contact en 1894 avec le Tonghak (Uchida (éd.) Nishio 1876 : 15), un mouvement de révolte paysan coréen. Les désordres provoqués par ce groupe eurent pour but de permettre de forcer le Japon et la Chine au conflit. De plus, s’ils se décrivirent eux-mêmes comme solidaires de la cause du Tonghak et désireux de voir une Corée indépendante émerger de ce conflit, il n’en fut rien car comme le note Hatsuse Ryûhei (Hatsuse 1980 : 43), une fois leur objectif atteint, jamais il ne tentèrent de recontacter les membres du Tonghak. Cette première expérience, si elle fut d’une importance négligeable pour le cours des évènements, n’en fut pas moins fondatrice pour Uchida qui utilisera par la suite cette même méthode du détournement des groupements autochtones dans afin de réaliser ses propres dessins. Suite à la guerre sino japonaise et la victoire japonaise, Uchida se tourna t’il vers la Russie qui, par ses velléités expansionnistes, menaçait ce cordon défensif qu’il souhaitait mettre en place. Aussi après avoir collaboré avec Sun Yat-sen en Chine dans le but d’obtenir le soutien de la Chine face à la Russie, Uchida, se consacra entièrement au « problème russe » (Uchida 1977). Il était selon lui tout à fait possible de s’en prendre militairement à la Russie et d’obtenir une victoire face à celle-ci. Aussi c’est pour promouvoir ses idées qu’il créa en 1901 le Kokuryûkai (Saaler 2008 : 81), la société du fleuve amour, du nom du fleuve qui sépare la Russie de la Chine. La vocation de cette association fut à la fois de soutenir des actions sur le terrain et de mener des campagnes de lobbying auprès du gouvernement et de l’armée. En effet, les Agents non-institutionnels furent avant tout une élite dont les ressorts étaient soit l’action directe, soit le lobbying auprès des responsables politiques, militaires et économiques dans le but de faire valoir leurs objectifs, ce qu’ils considérèrent comme étant dans l’intérêt du Japon. Si le Kokuryûkai joua le rôle pour Solidarité ou expansionnisme? Le phénomène Tairiku Rônin 353 lequel il avait été créé avant et pendant le conflit russo-japonais, il continua à servir de base pour les activités de nombreux Rônin dont Uchida qui, dès 1906, grâce à l’entregent de Sugiyama Shigemaru (1864-1934) devint conseiller du premier résident général de Corée, Itô Hirobumi (1841-1909). C’est en prenant peu à peu le contrôle d’une association politique coréenne, le Isshinkai qu’il put peser fortement sur le processus d’annexion de la Corée par le Japon. Il clama cependant son opposition à une annexion [heigô] plaidant pour une fusion [gappô] (Tôyama, Mitsuru. Inukai, Tsuyoshi. Sugiyama, Shigemaru. Uchida, Ryôhei 2008 : 238 ) Par la Suite, Uchida participa de diverses manières à la révolution chinoise de 1911 en soutenant Sun Yat-sen, mais encore une fois nulle solidarité n’est à trouver dans cette entreprise. Il ne trouva d’ailleurs que peu d’échos à ses différentes demandes, que ce soit auprès du gouvernement ou auprès des révolutionnaires chinois. Uchida se tourna par la suite vers le « problème mandchou » qui était aussi l’une des raisons de son action en Chine. Opposé au libéralisme de la période Taisho, il tenta de créer en 1931 un parti de masse, le Dainihonseisantô (Parti Productiviste du Grand Japon) sans pour autant parvenir à trouver un écho au sein de la population (Hatsuse 1980 : 309). SOLIDARITE OU EXPANSIONNISME Ces deux cas valent pour l’importance qui fut la leur au sein du phénomène des agents non-institutionnels et au sein de l’histoire japonaise. Car, d’une part, ils sont peu nombreux à être demeurés attachés à leurs positions d’Agents non-institutionnels et à avoir joui d’une certaine influence. En effet, l’immense majorité des Tairiku Rônin demeure relativement inconnue. Dans le cas d’Uchida comme dans le cas d’Arao, les Agents non-institutionnels, furent pour la plupart originaires de l’ordre des guerriers, dont ils furent souvent des membres de rangs subalternes. Historiquement, leur apparition est liée au fil des évènements qui entrainèrent la chute du bakufu jusqu’à ce que les troupes de Saigô Takamori (1827-1877) soient écrasées par les forces régulières japonaises lors de la guerre de Seinan (1877). Cette guerre faisait suite à plusieurs évènements parmi lesquels on pourra citer l'abolition des ordres ainsi que la controverse de 1873 à propos de la Corée. Ces évènements eurent pour effet de pousser un certain nombre d’activistes à se lancer dans des tentatives de 354 Grégoire Sastre réflexion et d’actions visant à influer sur l’évolution du Japon sans pour autant recourir à l’insurrection qui avait montré ses limites lors de la guerre de Seinan. Parmi ces mouvements se trouve le mouvement pour la liberté et les droits du peuple. Ainsi, comme exposé plus haut, le Genyôsha fut tout d’abord une association visant à soutenir les idéaux de ce mouvement. Il finit cependant par se tourner totalement vers sa composante impérialiste et nationaliste. Cela étant, l’élément qui se trouve être fondamental pour la construction de ce phénomène, fut l’apparition de la menace occidentale. Ainsi, face à cette menace, une majorité d’Agents choisirent d’agir pour protéger et promouvoir les intérêts japonais en Asie. En effet, si le début de l’ère Meiji put laisser à certains Agents, peu nombreux2, la possibilité de rêver à une Asie unie et faisant face aux menaces qui pesaient sur elle, l’action, dès 1894, d’Uchida au sein du Tenyûkyô montre que les membres du Genyôsha et avec eux une majotié d’agents avaient choisi la voie de l’agression. En effet, le but de la guerre sino-japonaise fut bien de commencer l’édification d’une zone d’influence japonaise au détriment de la Chine et peu à peu de l’indépendance de la Corée. Cette tendance sera par la suite confirmée par la guerre Russojaponaise et enfin par l’annexion de la Corée, point culminant de la première phase de la construction d’un Japon colonial. Suivant cette dynamique, Uchida, dès l’annexion de la Corée accomplie se tourna vers la Chine et ne tarda pas à intégrer à sa réflexion la Mandchourie, dont il espérait pourvoir obtenir pour le Japon un droit d’administration (Hatsuse 1980 : 173). L’importance que revêt Uchida est de plus décuplée par le fait qu’il fut le responsable de la Société du Fleuve Amour et qu’en tant que tel, il fut en mesure de diriger un certain nombre d’Agents. Ce à quoi s’ajoutent les divers contacts qu’il était parvenu à tisser avec les administrations et responsables japonais. S’agissant d’Arao, la question est plus difficile car si avant la guerre sino-japonaise les signes avant-coureurs de l’aventure coloniale japonaise sont déjà sensibles, ne l’étaient-ils pas bien avant cela ? Il est difficile de présumer des actions et des choix d’un homme. Cependant, les limites de l’idéologie dite Kôa apparaissent très rapidement. Le Japon et la Chine avaient en eux des dilemmes indépassables, car une réelle mise en place de cette pensée aurait du être promue par le dialogue, l’écoute et la compréhension du grand voisin asiatique. Cependant avant l’aggravation des tensions entre la Chine et le Japon en 1894, 2. Le cas de Miyazaki Tôten (1871-1922) est sans doute le plus connu. Solidarité ou expansionnisme? Le phénomène Tairiku Rônin 355 Arao accepta de voir les étudiants du Centre de Recherche pour le commerce sino-japonais s’engager dans le conflit. Alors même que le rôle d’un tel institut aurait dû être l’apaisement des tensions. Il n’est sans aucun doute pas aisé de ne point céder aux sirènes du patriotisme et de la défense des intérêts japonais voire même à un argument aussi fallacieux que la nécessité de la guerre pour faire entendre raison à la Chine. Peu l’ont fait, parmi ceux-ci, Nakae Chômin(1847-1901) et Uchimura Kanzô (1861-1930). Il eut été fort étonnant qu’Arao, ancien Agent de renseignement qui avait la défense des intérêts japonais pour objectif ne le fasse. Par conséquent la question reste entière, Arao aurait-il pu changer d’avis, se serait il opposé aux exactions des corps expéditionnaires qui répondirent au sang par le sang après la révolte des boxers et le siège des légations ? Aurait-il accepté une nouvelle fois de voir ses étudiants prendre part à la guerre ? Il ne nous appartient pas de faire de l’histoire fiction, cependant, Arao s’il eut à cœur de faciliter les échanges entre le Japon et la Chine, par la voie pacifique des échanges commerciaux, le fit principalement pour défendre les intérêts et l’augmentation du rayonnement japonais en Asie. L’utilisation de la guerre comme moyen d’augmenter ce rayonnement aurait-elle obtenue son assentiment? Pour conclure, si il est indéniable que certains Agents ont appelé de leurs vœux une certaine solidarité, ou tout du moins une égalité dans leurs rapports avec leurs voisins asiatiques, le phénomène lui-même est profondément caractérisé par son soutien à la politique expansionniste japonaise, allant même jusqu’à en représenter, parfois, l’avant-garde. Reléguant ainsi la solidarité au rang de justification. BIBLIOGRAPHIE Hotta Eri. Pan-Asianism and Japan’s war 1931-1945. New York, The Palgrave Macmillan Transnational History series, Palgrave Macmillan, 2007. Koschman, J.Victor. Saaler, Sven. (sous la dir. de) Pan-Asianism in Modern japanese history. Londres, New York, Routledge, 2007. Saaler, Sven. «Taishoki ni okeru seiji kessha : Kokuryûkai no katsudô to jinha ». Senkanki Nihon no shakaishudan to network democracy to chûkandan. (sous la dir de Inoki Takenori). Tôkyô, Ntt Shuppan, 2008 : 81–108. Saaler, Sven. Szpilman, Christopher W.A. (sous la dir. de) Pan-Asianism : A Documentary History, Volume 1: 1850-1920. Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2011. Fujimoto Naonori. Kyojin Tôyama Mitsuru ô. Tôkyô, Taguchi Shoten, 1932. 356 Grégoire Sastre Hatsuse Ryûhei. Dentôteki uyoku Uchida Ryôhei no kenkyû. Fukuoka, Kyûshû Daigaku Shuppankai, 1980. Inoue Masaji. Kyojin Arao Sei. Tôkyô, Sakura shobô, 1910. Kokuryûkai. Tôa senkaku shishi kiden jôkan. Tôkyô, Kokuryûkai shuppanbu, 1933. Kokuryûkai. Tôa senkaku shishi kiden chûkan. Tôkyô, Kokuryûkai shuppanbu, 1935. Kokuryûkai. Tôa senkaku shishi kiden kakan. Tôkyô, Kokuryûkai shuppanbu, 1936. Matsumoto Ken.Ichi. Takeuchi Yoshimi « Nihon no Ajia shugi» Seidoku. Tôkyô, Iwanami Shoten, 2001. Takeuchi Yoshimi. Gendai Nihon Shisô Taikei 9 : Ajiashugi. Tôkyô, Tsukuma shobô, 1963. Takizawa Makoto. Hyôden Uchida Ryôhei. Tôkyô, Yamato shobô, 1976. Tôyama Mitsuru. Inukai Tsuyoshi. Sugiyama Shigemaru. Uchida Ryôhei. Ajiashugishatachi no koe :nyûmon selection, joû. 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Il serait donc intéressant de disposer de telles informations. Les expressions se comptant par centaines, renseigner un dictionnaire entier est difficile à réaliser manuellement car cela réclame un nombre d’heures/hommes très important. L’automatisation est inévitable. L’analyse automatique consiste à évaluer la fréquence des expressions dans des corpus considérés comme représentatifs. L’appartenance d’une expression à un genre ou un style est corrélée à la fréquence de l’expression dans le corpus représentatif de ce genre ou style. Cette approche présente l’intérêt de graduer l’appartenance, ce qui est plus réaliste que de classer de façon binaire (appartient ou n’appartient pas). Cette méthode a été appliquée pour l’analyse du genre et du style de 16 000 noms dans le « Dictionnaire de Fréquence du Japonais Contemporain » (désormais DFJC) (Blin, 2012a, Blin, 2012b). Il s’agissait de formes invariables. La question était de savoir si la méthode et les outils étaient utilisables aussi pour des 360 Raoul Blin structures contenant des formes fléchies, comme les expressions idiomatiques. Pour y répondre, nous avons repris les mêmes outils et les mêmes corpus, augmentés pour certains, et avons étudié quatre cent expressions comprenant des verbes conjugués. Nous présentons ici les résultats. Désormais, pour simplifier le discours, nous utiliserons le terme de « genre » pour désigner « le genre et le style ». Ainsi nous désignerons par « genre » aussi bien le « style journalistique » que le « genre littéraire ». Nous présentons dans la section 2 les expressions étudiées, puis dans la section 3, les genres étudiés et les corpus correspondants. La section 4 est consacrée à la méthodologie : le logiciel utilisé, les difficultés rencontrées pour l’analyse automatique des corpus et les solutions adoptées en tenant compte des contraintes imposées par le logiciel. Enfin, nous proposerons quelques résultats. 2. PRÉSENTATION DES EXPRESSIONS IDIOMATIQUES ÉTUDIÉES L’étude a porté sur 400 expressions idiomatiques. Ce sont des constructions composées d’un prédicat accompagné d’au moins un argument, avec un sens non compositionnel. Le choix des lexèmes n’est pas libre. Le prédicat peut être fléchi. Le sens non compositionnel est valable pour au moins deux flexions du prédicat. Les expressions retenues se démarquent des autres expressions parce qu’un des arguments fait référence à une partie du corps : Ex.1 : atama ni kuru tête p.« à » venir [ça] [m’]énerve Dans l’exemple 1, l’expression a le sens non compositionnel de « ça énerve ». Ce sens est valable pour au moins deux conjugaisons : à la forme neutre (kuru) et au parfait (kita). Enfin, l’argument atama ni (« pied ») fait référence à une partie du corps. Certaines de ces constructions ont un double sens, l’un compositionnel et l’autre non compositionnel : Ex.2 : ashi wo arau pied p.O laver a le sens non compositionnel de « s’acheter une conduite » et le sens compositionnel de « laver le(s)/un/des pied(s) ». Cette polysémie n’est pas sans conséquences sur le comptage des occurrences et nous y reviendrons. Déterminer automatiquement le genre et le style d'expressions idiomatiques en japonais 361 3. CORPUS EXPLOITÉS Le corpus est divisé en sous-corpus chacun considérés comme représentatifs d’un genre particulier de la langue écrite contemporaine. La notion de représentativité prêtant à débat, nous nous en sommes tenu à des critères pratiques. Nous considérons que des textes relèvent d’un même « genre/ style » si d’une part ils émanent d’une même source ou bien de sources qui partagent des points communs explicitement énonçables et d’autre part, si ils ont une structure textuelle similaire (structuration en titre, paragraphes etc.). A chaque souscorpus nous avons attribué une étiquette qui rendait compte au mieux du genre. Ce choix comporte évidemment une part d’arbitraire. Par exemple, nous avons construit un corpus de « déclarations de brevets » constitué des textes disponibles sur l’unique site www.patentjp.com et structurés de la même manière. Ce corpus a été étiqueté « brevets ». Par ailleurs, le corpus représentatif du genre « journalistique » est constitué de textes émanant de plusieurs sources, mais qui toutes ont en commun d’être les sites web de journaux papier, et de présenter en première page les informations du moment. Seuls les textes comprenant un titre suivi d’un ou de plusieurs paragraphes ont été sélectionnés (il s’agit de facto des informations mises en ligne). Pour garantir une plus grande représentativité, les corpus sont constitués de textes complets et non pas de textes échantillonnés comme c’est le cas par exemple du corpus de référence BCCWJ (Maruyama, 2009). On dispose donc de collections complètes de textes. Le corpus est à peu près le même que celui utilisé pour le DFJC (cf. op. cit.), à deux différences près. La première est la présence d’un nouveau sous-corpus, constitué de déclaration de brevets. La seconde est, comme indiqué plus haut, que la taille de plusieurs des sous-corpus a sensiblement augmenté suite à l’ajout de textes produits en 2012. Voici une présentation synthétique de l’ensemble des sept sous-corpus. Y sont donnés la taille des sous-corpus (en nombre d’énoncés), la périodicité de renouvellement et quelques caractéristiques relatives au mode de production et au lectorat. Une description corpus par corpus est fournie dans Blin (2012a : Pages 22-25). dialogue monologue 176 809 dictionnaire Daijirin journaux 136 946 23 547 QR divers Tchats textes 34 688 juridiques déclarations 7 270 517 de brevets QR gouv. 54 901 167 819 105 520 livres blancs nb énoncés +/- +/- - - - +/- + + + - - - + + + + spécialisation thématique + - - + + + + + restriction de producteur - - + + + - - + restriction de lectorat (conventions : + oui ; - non ; +/- pas de généralisation possible pour ce corpus) annuel, complet quotidien, partiel quotidien, complet annuel, complet partiel, pluriannuel quotidien, complet annuel, complet (inconnu) périodicité du relecture renouvellement Tableau n° 1 ― Présentation synthétique de l’ensemble des sept sous-corpus 362 Raoul Blin Déterminer automatiquement le genre et le style d'expressions idiomatiques en japonais 363 4. OUTILS ET MÉTHODE D’ANALYSE Le comptage des occurrences des expressions dans les corpus est automatisé automatiquement. Nous présentons ici les avantages et inconvénients de l’outil, compte tenu de la nature des structures cherchées, et la façon dont ont été traitées les difficultés. 4.1 LOGICIEL Le dénombrement des occurrences des expressions dans les corpus a été effectué à l’aide du logiciel SAGACE version 4.2.0 (Blin, 2012c). SAGACE est un moteur de recherche de patrons. Il n’effectue pas d’analyse morphosyntaxique ou sémantique complète des énoncés. Ce logiciel a été retenu pour sa facilité de mise en œuvre. Contrairement aux analyseurs morphosyntaxiques symboliques, il ne nécessite pas de lexiques-grammaires dont la création et la maintenance sont lourdes. Parmi les ressources librement distribuées, il n’existe d’ailleurs pas aujourd’hui de lexique-grammaire complet pour le japonais. Les analyseurs morphosyntaxiques à vaste couverture sont en effet tous statistiques. Par rapport aux analyseurs statistiques de type Mecab1, etc., l’intérêt de SAGACE est de ne pas nécessiter d’apprentissage. Pour améliorer les performances des logiciels statistiques, un apprentissage serait nécessaire pour chaque sous-corpus. Pour effectuer cet apprentissage, il faudrait disposer d’autant de corpus d’apprentissage que de genres à étudier. Il existe bien des dispositifs entraînables sur des corpus partiellement annotés (Flannery, Miyao, Neubig & Mori 2011) mais même de tels corpus restent lourds à construire. Par ailleurs, SAGACE est autonome et ne fait pas appel à d’autres logiciels. Il assure à lui seul toutes les fonctions nécessaires pour une analyse : interface pour la requête, moteur de recherche de motifs, affichage des résultats. Enfin, comme SAGACE exploite du texte brut, il ne nécessite pas de traitement préalable des corpus. De surcroît, les ressources lexicales nécessaires pour le japonais sont déjà disponibles dans un format compatible avec cet outil. La contrepartie à cette souplesse est que le logiciel ne fait pas d’analyse des phrases complètes, ce qui accroît le risque d’erreurs d’analyse. Pour limiter les erreurs, nous n’avons compté que les occurrences des locutions présentes dans des patrons fiables (voir 1. http://code.google.com/p/mecab/ 364 Raoul Blin infra 4.2). Les occurrences dans des patrons exclus de la recherche ne sont pas dénombrées. Il en résulte que le nombre d’occurrences et les fréquences obtenus sont inférieurs à la réalité. Nous n’avons pas de moyen d’évaluer la différence entre valeurs réelles et valeurs obtenues. 4.2 REQUÊTE Pour décrire le patron à faire chercher par Sagace, nous avons tenu compte de l’insécabilité des expressions étudiées : le patron est finalement constitué de la concaténation du prédicat et de ses arguments, le tout précédé et suivi de délimiteurs. En effet, l’interprétation non compositionnelle des expressions n’est possible que si aucun syntagme, quel que soit son statut syntaxique, n’est introduit dans la chaîne. Par exemple l’interprétation figée « s’acheter une conduite » n’est plus possible si un adverbial de temps (ex : kinou, « hier ») est introduit dans la chaîne des arguments et du radical verbal : Ex. 3 : ashi wo kinou aratta pied p.O hier avoir_lavé [je me suis] lavé les pieds hier. L’autre particularité des expressions est que les arguments ne peuvent être élidés sans affecter l’interprétation non compositionnelle. Ainsi, l’interprétation non compositionnelle n’est plus possible si l’argument ashi (« pied ») est élidé : Ex. 4 : ore ga aratta moi p.S avoir_lavé C’est moi qui [l’]ai lavé De ce fait, la recherche des expressions peut être limitée à la chaîne des arguments et du radical verbal « complet » (sans élision) et en l’état (sans inversement d’arguments et sans ajout). Compte tenu du figement syntaxique et lexical des expressions, et de l’impossibilité pour le logiciel de procéder à une analyse morphosyntaxique pour décrire les expressions figées dans le lexique et dans la requête pour SAGACE, nous avons recouru à l’artifice suivant. Le radical verbal et sa chaîne d’arguments ont été considérés comme constituant un « radical verbal » insécable, auquel est adjointe la conjugaison. < ashi wo ara > + u <N particule radical_verbal> « rad.v » + conj La conjugaison de ce radical verbal ad hoc est la même que celle du verbe qui le compose. Ainsi <ashi wo ara> se conjugue comme arau (« laver »). Déterminer automatiquement le genre et le style d'expressions idiomatiques en japonais 365 Les expressions ont donc été lexicalisées dans le même format que les verbes : ashi wo ara [[ vRad & distrib:transmet:w ]] Il est inutile d’insister sur le fait que cette analyse n’a aucun fondement linguistique et qu’elle n’est motivée que par des aspects pratiques liés au logiciel utilisé. Cela n’a de toute façon aucune incidence sur le comptage. SAGACE n’est pas conçu pour analyser les flexions. Les conjugaisons sont donc enregistrées d’un seul tenant dans les dictionnaires. Par exemple, la conjugaison « désidératif, non poli, parfait, négatif » est enregistrée d’un seul tenant comme suit : cat:conj & conjDesideratif & conjNeutre & conjTa takunakatta takunakatta itakunakatta kitakunakatta kitakunakatta gitakunakatta sitakunakatta chitakunakatta nitakunakatta bitakunakatta mitakunakatta ritakunakatta sitakunakatta // itidan // kuru // 5 dan - a // 5 dan - ka // iku // 5 dan - ga // 5 dan - sa // 5 dan - ta // 5 dan - na // 5 dan - ba // 5 dan - ma // 5 dan - ra // suru Pour chaque classe morphologique de verbe (itidan, kagyôdan, gagyôdan etc.) il y a une entrée. Fondamentalement, le patron de la chaîne cherchée est de la forme : <vRad> + <conjugaison> Nous avons en plus imposé à gauche et à droite la présence de délimiteurs (particules et signes de ponctuation). Il en résulte que le patron complet est décrit comme suit : >0 cat : particule | ponctuation | marqeDebEnonce =0 cat:vRad =0 cat:conj =0 cat:ponctuation 366 Raoul Blin 4.3 LE TRAITEMENT DES CAS DIFFICILES Trois difficultés notoires ont été rencontrées, qui sont susceptibles d’affecter les résultats. La première difficulté tient à la polygraphie des composants des expressions. Les mots en japonais peuvent en effet apparaître sous plusieurs graphies dans les textes. Ils peuvent être transcrits en hiragana, katakana, en sinogrammes, ou dans un mélange relativement libre des trois. Il peut y avoir aussi plusieurs choix de sinogrammes. La plupart des dictionnaires destinés au traitement automatique choisissent de lexicaliser les variantes les plus probables. Mais cela ne recouvre pas toutes les variantes possibles. Pour les expressions, cela aboutirait à la production d’un lexique de taille démesurée. Nous n’avions pas de moyen de régler élégamment le problème. Nous nous en sommes donc tenu à une seule graphie, la plus standard. De ce fait, le nombre d’occurrences relevées sur les corpus pour chaque expression peut être inférieur au nombre d’occurrences réel puisque toutes les variantes graphiques n’ont pas été prises en compte. La deuxième difficulté rencontrée lors du comptage était de distinguer, pour une expression donnée, les occurrences s’interprétant compositionnellement et les occurrences ayant l’interprétation non compositionnelle. En principe, les occurrences avec interprétation compositionnelle ne devraient pas être comptées puisque nous nous intéressons au sens non compositionnel. Mais l’exclusion nécessiterait une analyse sémantique, ce que ne permet pas SAGACE, ni aucun autre analyseur disponible à ce jour. Il faudrait donc recourir à l’analyse par un expert humain. A ce stade du travail, cette expertise n’a pas été effectuée. En comptant aussi les occurrences interprétées compositionnellement, le nombre d’occurrences des expressions polysémiques (disposant d’une interprétation non compositionnelle et d’une interprétation compositionnelle) peut avoir été surestimé. La troisième difficulté est liée aux restrictions sur les environnements gauche et droit des expressions. Pour limiter les erreurs de segmentation, nous avons défini les contextes gauche et droit immédiats (voir supra 4.2). Cette contrainte peut entraîner une sous-estimation du nombre d’occurrences puisque les expressions ne sont pas comptées si elles apparaissent dans d’autres environnements (notamment si le verbe est à la forme en -te et non suivi d’une particule ou d’un signe de ponctuation). Déterminer automatiquement le genre et le style d'expressions idiomatiques en japonais 367 Les différents problèmes ainsi rencontrés entraînent tantôt une surestimation du nombre d’occurrences, tantôt à une sousestimation. Nous n’avons pas moyen de connaître la marge d’erreur globale et de pondérer les résultats en conséquence. 5. RÉSULTATS Voici les résultats pour quelques entrées, sur le modèle de présentation du DFJC (Blin, 2012a). Le tableau fait apparaître la fréquence des expressions dans chaque corpus ainsi que différents chiffres qui permettent de décrire la variété des genres couverts. Il s’agit, pour chaque expression, de la fréquence moyenne, de l’écart entre la fréquence minimale et la fréquence maximale, et enfin du nombre de corpus dans lequel l’expression apparaît au moins une fois. 0.4 0.1 0 0 3.0 0 0 3.0 ashi wo hakobu me ga sameru mi wo yoseru mimi ni suru 1.7 22.8 0.8 10.1 0 0 0 0 3.60 1.80 0 14.60 Livres Txt QR Brevets Journ. blancs jurid. gouv. 11.0 0 11.0 11.0 QR divers Fréquences 7.10 3.50 24.80 0 4.4 4.7 6.1 6.5 10.9 22.8 24.8 14.6 24 29 30 67 6 3 4 5 Nb Occ Corpus Tchats moyenne max-min total non nuls Tableau n° 2 ― Prrésultats pour quelques entrées, sur le modèle de présentation du DFJC 368 Raoul Blin Déterminer automatiquement le genre et le style d'expressions idiomatiques en japonais 369 Les résultats permettent d’élaborer un graphique montrant la couverture des genres. Le graphique prend en abscisse le nombre de corpus où les expressions apparaissent au moins une fois, et en ordonnée la fréquence moyenne sur une échelle logarithmique. Pour des questions de lisibilité, seule une partie des expressions a été reportée. Les expressions qui n’apparaissent qu’une seule fois sur la totalité du corpus (tous sous-corpus confondus) ne sont pas comptées. 370 Raoul Blin 6. CONCLUSION ET PERSPECTIVES Nous avons présenté la méthode et les outils pour décrire le genre et le style des expressions idiomatiques avec prédicat fléchi en japonais. Ce travail exploratoire a été limité aux expressions contenant au moins un mot faisant référence à une partie du corps. Il en ressort que les outils et la procédure utilisés dans un travail précédent sur les noms communs, qui ne comprennent pas de flexions, étaient aussi utilisables pour des constructions avec flexion. Les erreurs d’analyse provoquées par l’outil sont partiellement différentes de celles rencontrées pour les noms communs, mais ne sont pas le fait de la présence de la flexion. Les principales difficultés rencontrées, polygraphie et ambiguïté sémantique, ne sont pas non plus propres à l’outil utilisé puisque les autres dispositifs d’analyse existants ne les résoudraient pas non plus. Suivant la même procédure, nous menons actuellement une analyse de plus grande envergure sur la totalité des expressions japonaises. A la différence de la présente étude exploratoire, nous effectuerons en plus une distinction entre les expressions sémantiquement complètement figées (aucun sens compositionnel) et les autres expressions qui ont un sens compositionnel et un sens non compositionnel. BIBLIOGRAPHIE Blin, Raoul. Dictionnaire de fréquence du japonais contemporain - 16 000 noms. Paris, You Feng, 2012a. Blin, Raoul. « Automatic Addition of Genre Information in a Japanese Dictionary. ». Acta Linguistica Asiatica, 2-2, 2012b : 83–96. Blin, Raoul. SAGACE v4.2.0. Blin Raoul. 2012c. Flannery, Daniel. Miyao Yusuke. Neubig, Graham. Mori Shinsuke. Training Dependency Parsers from Partially Annotated Corpora. Presented at the 5th International Joint Conference on Natural Language Processing, Chiang Mai. Thailand, November 2011. Maruyama Takehiko. « Gendai nihongo kakikotoba keikin koopasu” monitaa kaihatu deeta (2009 nendoban) sanpuring houhou ni tuite [“Balanced Corpus of Contemporary Written Japanese” (v.2009)] about the method of sampling] ». Tôkyô, National Institute for Japanese Language and Linguistics, 2009. Autour de la forme verbale taberu-desu 371 Autour de la forme verbale taberu-desu : fonctions morpho-syntaxique, expressive et communicative TAKEUCHI-CLÉMENT RIE Université Charles-de-Gaulle – Lille 3, Villeneuve d’Ascq AUTOUR DE LA FORME VERBALE TABERU-DESU : FONCTIONS MORPHO-SYNTAXIQUE, EXPRESSIVE ET COMMUNICATIVE 1. INTRODUCTION Contrairement aux formes adjectivales omoshiroi-desu ou benri-desu, dont la notion de politesse est exprimée par la forme desu suffixée à la forme conclusive omoshiroi (« être intéressant ») ou au radical benri (« pratique »)1, la forme verbale affirmative non passée polie du japonais contemporain est réalisée sous la forme tabe-masu dans laquelle la politesse est exprimée par le suffixe masu. Aucune grammaire d’aujourd’hui ne reconnaît la forme verbale taberu-desu qui consiste à suffixer la marque de politesse desu à la forme verbale conclusive (VConc)2. Or, il suffit de lancer une recherche sur Internet pour se rendre compte que cette forme est bel et bien attestée : Exemple 1: Yatto gohan taberu desû Enfin repas manger DESU « Enfin, je vais manger ! » (Titre/légende. Photo d’une fillette attablée. Blog. http://ameblo. jp/funky-urara/) 1. La langue japonaise dispose de deux catégories adjectivales morphologiques : l’adjectif verbal ou adjectif en -i composé d’un radical et d’une flexion prédicative (omoshiro-i) et l’adjectif nominal ou adjectif en -na nonflexionnel (benri). 2. La liste des abréviations utilisées se trouve en fin d’article, avant la bibliographie. 372 Rie Takeuchi-Clément Qu’en est-il en littérature ? Là aussi, la forme taberu-desu est bel et bien présente : Exemple 2 : Mukashi no hito wa nakanaka umai koto wo iu desu na. dire DESU Ext « Les gens d’autrefois ont dit une chose bien perspicace ! » (Haruki Murakami, Sekai no owari to hâdoboirudo wandârando [La fin des temps], 1985, KSH) L’objectif de cette étude est double. D’une part, il s’agira d’observer et d’analyser les exemples attestés de la forme verbale taberu-desu recueillis dans divers textes et d’établir un inventaire des utilisations possibles de cette forme verbale ; d’autre part, il conviendra de faire ressortir les particularités sémanticopragmatiques de cette forme verbale, et d’en trouver une explication fonctionnelle au sein du système prédicatif japonais en perpétuelle évolution. 2. TABERU-DESU DANS LE SYSTÈME PRÉDICATIF DE POLITESSE 2.1. EVOLUTION D’UN SYSTÈME EN MASU VERS UN SYSTÈME EN DESU Dans le système prédicatif d’aujourd’hui, la politesse est représentée principalement par les deux suffixes masu et desu. Si le suffixe masu se répandit dès le xviie siècle, le suffixe desu est apparu dans le courant du xixe siècle, et se développa au début du xxe siècle avec l’« unification de la langue écrite et de la langue parlée » ou Genbun.itchi. La forme mase-n-deshi-ta3 entrant dans l’usage, arriva une période relativement longue de pseudo stabilisation du système verbal. Dès les années 1990, l’apparition de nouvelles formes de politesse basées sur la suffixation de desu, nai-desu (« Nég-DESU ») et ta-desu (« Pas-DESU »), a retenu l’attention de certains grammairiens (Noda 1990 notamment). Plusieurs études quantitatives sur corpus considérant les deux alternatives négatives mase-n (« MASU-Nég ») / nai-desu (« NégDESU ») se sont succédées (Tanomura 1994 ; Noda 2004 ; Kawaguchi 2006 ; Tanaka 2010). A la faveur de ces travaux, trois facteurs ont été mis en lumière : 3. « MASU-Nég-DESU-Pas » Autour de la forme verbale taberu-desu 373 a) Facteur discursif Il existe une forte disparité du rapport de force entre les deux formes mase-n / nai-desu selon la nature des données : l’utilisation de la forme nai-desu est nettement plus fréquente dans le langage oral spontané (Noda 2004) ; b) Facteur morpho-syntaxique L’origine de la réorganisation du système prédicatif semble être la forme adjectivale omoshiroi-desu : courante mais critiquée au début du xxe siècle, elle a remplacé la forme normative de la même période omoshirô-gozai-masu4 et s’est définitivement installée dans l’usage ; par le biais de la composition i-desu, la forme négative nai-desu ainsi que la forme négative passée nakatta-desu (« Nég-Pas-DESU »)5 se banalisent, remplaçant les formes traditionnelles mase-n et mase-n-deshi-ta (Kawaguchi 2006) ; c) Facteur sémantique Certains prédicats verbaux d’« état » tels que les verbes potentiels, le verbe wakaru (« comprendre ») ou encore, la forme verbale V-teiru6, s’emploient avec nai-desu plus fréquemment que les autres verbes (Noda 2004 ; Kawaguchi 2006 ; Tanaka 2010). Tous ces travaux confirment l’évolution importante des formes verbales non normatives tabe-nai-desu, tabe-nakat-ta-desu et tabe-ta-desu dans le langage oral spontané. Mais la forme verbale affirmative non passée n’a pas l’air de suivre cette évolution7 : son emploi constitue un phénomène périphérique. La cause en est certainement l’absence de continuité morpho-syntaxique, contrairement au mouvement qui s’est opéré depuis omoshiroidesu jusqu’aux trois formes nouvelles. En effet, ces dernières ne font que s’appuyer sur des enchaînements existants : « tabe+nai » et « nai+desu » pour tabe-nai-desu, « tabe+nakat-ta » et « nakatta+desu » pour tabe-nakat-ta-desu, ou encore « tabe+ta » et « (nakat-)ta+desu » pour tabe-ta-desu. La forme taberudesu quant à elle nécessite l’introduction d’une nouvelle combinaison : « VConc + desu », soit à travers la re-catégorisation de l’enchaînement tabe-ta-desu ou tabe-nai-desu comme « forme verbale neutre + desu », soit en s’appuyant sur la combinaison 4. (« intéressant-être.là (Poli)-MASU ») 5. La forme négative nai se conjugue de la même manière que les adjectifs verbaux (en -i). 6. La forme -teiru a cinq valeurs aspectuelles : imperfectif progressif, imperfectif résultatif, état, itératif et rétrospectif. 7. Sadanobu (2011 : 157-158) signale cependant des cas ou l’utilisation de la forme taberu-desu paraît naturelle. 374 Rie Takeuchi-Clément existante mais qui ne s’emploie qu’en langue non standard. Ce qui nous ramène à la question des registres et/ou des styles. 2.2. SHOSEI-KOTOBA ET « LANGAGE JOUÉ » Selon Haraguchi (1971), l’utilisation abondante de la forme taberu-desu a été observée durant la période de Genbun.itchi8, aux alentours des années 1890, notamment dans les transcriptions sténographiques. Le style de cette époque, qui se caractérise par la suffixation de desu et par l’utilisation notamment de la forme taberu-desu, est appelé « langage des étudiants » ou shoseikotoba. Finalement, ce style ne s’ancra pas dans l’usage, sans doute à cause de sa particularité ressentie comme trop frappante face à la forme tabe-masu, mais c’est également à cet époque que remonte l’utilisation typique dans la littérature de ce style attribué exclusivement à certains personnages tels que les gentlemans, les jeunes étudiants ou encore, les jeunes hommes rigoureux (Haraguchi 1971 : 68). Cette utilisation littéraire du shoseikotoba correspond à ce que Kinsui (2003) appelle un yakuwari-go ou « langage joué ». Il s’agit d’un style stéréotypé (dans le choix fait du vocabulaire, des expressions, de l’intonation, etc.) dont l’emploi évoque un certain type de personnage (âge, sexe, métier, rang social, époque, apparence, caractère, etc.). D’après l’auteur, le langage des étudiants est à l’origine du langage actuel des hommes d’importance (hommes politiques, professeurs, etc.), d’où certains traits caractéristiques du « langage joué » faisant allusion aux vieux scientifiques (hakase-kotoba). Il est important de souligner que le « langage joué » ne reflète pas la réalité. L’emploi de la forme taberu-desu attribuable au shosei-kotoba est en somme réservé aux personnages de fictions. 3. TABERU-DESU DE NOS JOURS Dans cette section, nous proposons un aperçu de divers emplois contemporains de la forme taberu-desu. Nos données sont constituées de textes écrits, extraits des corpus électroniques de langage écrit Aozorabunko (ABK) et Kotonoha Shônagon (KSH)9 ainsi que d’une recherche sur Google. 8. « Unification de la langue écrite et de la langue parlée ». Voir 2.1. supra. 9. ABK : Aozorabunko (http://www.aozora.gr.jp/) ; KSH : Kotonoha Shônagon, National Institute for Japanese Language and Linguistics (http://www. kotonoha.gr.jp/shonagon/) Autour de la forme verbale taberu-desu 375 3.1. DANS LA LITTÉRATURE Dans la littérature, qu’il s’agisse d’une œuvre datant de l’époque de Genbun.itchi (ex. 3) ou qu’il s’agisse d’une œuvre contemporaine (ex. 2 et 4), l’emploi de la forme taberu-desu peut être attribué à un certain type de personnage10 : un vieux scientifique (ex. 2 supra), un étudiant (ex. 3), la locutrice d’un dialecte de Kyûshû (ex. 4), un policier, un chinois, etc. Exemple 3 : (...) moshi taikô ni demo narô monnara, boku a komatchimau desu. être.fort.ennuyéDESU « (...) si jamais il m’arrive d’être renvoyé de l’école, je serais vraiment ennuyé. » (Wagahai wa neko de aru [Je suis un chat], Natsume Sôseki, 1905 (1987), ABK) Exemple 4 : Honna gotsu iu te, jisatsu demo shi te kure tara dogen seiseisuru ka to omou desu yo. penser DESU Insist « Pour être honnête, je me dis que, s’il se suicidait, je me sentirais revivre ! » (Fukushû suru wa ware ni ari [La vengeance est à moi], Saki Ryûzô, 1975, KSH) L’emploi de l’ex. 3 reflète d’évidence le shosei-kotoba ou le « langage des étudiants », tandis que l’ex. 2 est attribué à un vieux scientifique. Il représente un emploi dérivé du shoseikotoba et renvoie au « langage joué ». Quant à l’ex. 4, comme dans les ex. 2 et 3, l’utilisation d’omou-desu-yo évoque un certain type de personnage, à savoir la locutrice d’un dialecte de Kyûshû. Toutefois, contrairement au « langage joué » du vieux scientifique qui fait allusion à la représentation stéréotypée d’un profil professionnel11, il s’agit ici d’une image véhiculée par la communauté linguistique à laquelle appartient le locuteur12. Cet emploi relève donc du dialecte, ou plus précisément de ce que Tanaka (2011) appelle un « dialecte virtuel » (vâcharu hôgen), soit la représentation linguistique constituée d’aspects stéréotypés empruntés à plusieurs dialectes. La forme taberu-desu appartiendrait à ce format : elle peut ne pas refléter fidèlement la réalité d’un dialecte déterminé. 10.Voir Sadanobu (2011 : 156-158). 11.Voir supra 2.2. 12. Pour l’image qu’évoquent les divers dialectes, voir Tanaka (2011). 376 Rie Takeuchi-Clément 3.2. SUR INTERNET En ce qui concerne l’utilisation de la forme taberu-desu sur Internet, son emploi est relativement abondant13. De prime abord, cette utilisation montre deux tendances principales : un emploi dans un forum Q/R ou de discussion (ex. 5) et un emploi dans un blog, notamment dans le titre d’articles ou dans la légende d’une photo (ex. 1). Pour ce qui est de l’emploi sur des forums, nombreux sont les cas où la forme taberu-desu figure dans le titre en forme de question du message14 : Exemple 5 : Sumâtofon to aifon tte nani ga chigau desu ka quoi S être.différent DESU Int « Quelle est la différence entre un smartphone et un iPhone ? » (Titre/texte. Forum. http://detail.chiebukuro.yahoo.co.jp/qa/question_detail/q1481690724) On constate que dans un forum Q/R, le scripteur adopte un style tout à fait comparable à celui du langage oral spontané. Dans l’ex. 6, par exemple, on peut observer l’emploi de la forme négative polie nai-desu15, de la forme orale de la composition imperfective te-ru et de la particule finale yo, ainsi que l’omission des particules de thème et de sujet wa et ga : Exemple 6 : Shô-yon no okosama tabun okâsan nai teru sugata CM1 de enfant(Hon) sans-doute mère pleurer Imp silhouette wasure rare nai desu yo, uchi no ko mo sô deshi ta. oublier Pot Nég DESU Insist Jibun dake ja naku, kono ko mo kizutsui teru desu yo. être-blessé Imp DESU Insist « Votre enfant de CM1 ne pourra sans doute pas oublier qu’il vous a vu pleurer, le mien, c’était pareil. Il n’y a pas que moi qui ai souffert, il a souffert aussi. » (Réponse. loc. fem. 39 ans. Forum : http://onayamifree.com/ threadres/1120384/) Le forum est un lieu de communication asynchrone où l’identité du public est indéterminée et inconnue du scripteur. C’est également un lieu d’interaction où, contrairement aux 13. Une simple recherche sur Google affiche des centaines de milliers de résultats. 14. Sur 20 occurrences de iku-desu (« aller ») employées dans un forum Q/R, 18 figurent dans le titre en forme de question. 15. Facteur discursif. Voir supra 2.1. Autour de la forme verbale taberu-desu 377 blogs, le scripteur attend en retour la réaction du public : sans cette dernière, la communication reste incomplète. Or, dans le système traditionnel japonais, qui oppose plusieurs niveaux de politesse, lorsque l’on s’adresse à quelqu’un, on doit adopter une certaine forme de politesse en fonction de son interlocuteur. Dans un forum Q/R, faute de données statuaires relative au public, le scripteur a besoin de reconstruire une relation interpersonnelle, faisant abstraction de la différence d’âge, de sexe, de rang social, etc., à partir d’éléments qui n’engagent pas les formes de politesse existantes16. Comme nous l’avons évoqué en 2.1., la combinaison « VConc + desu » peut faire obstruction à l’évolution de la forme taberu-desu au sein du système prédicatif en japonais oral spontané. Mais cette combinaison ne serait-elle pas le nouvel élément dont on aurait besoin pour construire une nouvelle forme de relation interpersonnelle dans un forum ? Par ailleurs, dans un blog, la forme verbale taberu-desu est souvent attribuée à un animal ou à un enfant (ex. 1) (cf. Sadanobu 2011 : 155-158), qui est le personnage principal du blog ou de l’article. L’ex. 1 est extrait du journal d’une fillette et l’ex. 7 du journal attribué à un chien. Il est évident que l’auteur utilise un « langage joué » enfantin pour mettre en scène les paroles de son personnage principal. Il est intéressant de noter que ce langage a une syntaxe particulière : la forme taberu-desu ne correspond pas seulement à tabe-masu mais aussi à la forme impérative polie tabe-nasai : Exemple 7 : Chanto taberu desu yo♪ Bien manger DESU Insist « (Tu) manges bien, hein. » (Titre. Plusieurs photos de Bucci (un chien). Blog : http://buccidiary.blog109.fc2.com/blog-entry-34.html) Il n’est pas difficile d’imaginer qu’en raison de la simplicité syntaxique et de la maladresse 17 véhiculée par la simple suffixation de desu, la forme taberu-desu dans cet emploi fait allusion à un locuteur petit et maladroit. Le même phénomène est observé abondamment dans les « romans en ligne » (on rain shôsetsu) ou dans les « romans pour portable » (keitai shôsetsu). 16. Pour le conflit entre les deux styles poli (formel) / neutre (informel) chez les scripteurs des forums, voir Nishimura (2003), entre autres. Pour l’utilisation de kaomoji ou d’« émoticônes » pour concilier le style formel que le scripteur adopte et l’état d’esprit décontracté qu’il souhaite transmettre, voir Katsuno et Yano (2002), entre autres. 17. Car cette suffixation n’est pas entrée dans l’usage. 378 Rie Takeuchi-Clément Enfin, il arrive que l’utilisation de la forme taberu-desu dans un blog évoque d’autres types de personnage que les petits êtres vivants comme par exemple une femme de bonne famille (taberudesu-no), mais faute de place, nous ne développerons pas cette question. 4. CONCLUSION Les différentes observations effectuées nous amènent à conclure sur les points suivants : 1) Dans le langage écrit, cinq emplois typiques de taberudesu ont pu être dégagés : a) un emploi relevant du « langage joué » des étudiants : littérature b) un emploi relevant du « langage joué » de vieux scientifiques (dérivé du langage des étudiants) : littérature c) un emploi relevant du « dialecte virtuel » : littérature d) un emploi de politesse neutre : Internet e) un emploi relevant du « langage joué » enfantin (simplicité syntaxique et maladresse) : Internet Faisant allusion à un certain type de locuteur, les emplois a), b), c) et e) ont tous une fonction expressive ; seul l’emploi d) a une fonction communicative qui est la neutralisation des facteurs sociaux face à des interlocuteurs indéterminés dans les forums de discussion. 2) Au sein de la réorganisation du système prédicatif de politesse du japonais, nous pouvons constater le rôle de facteurs discursif, morpho-syntaxique et sémantique, ainsi que celui de facteurs expressif et communicatif. Pour ce qui est de l’évolution de la forme verbale taberu-desu, plusieurs scénarios sont possibles. Une voie possible est la stabilisation du système en desu et sa banalisation en japonais oral spontané (fonction morphosyntaxique). Une autre pourrait entraîner le renforcement de l’aspect créatif et expressif du langage joué (fonction expressive). Une autre encore pourrait contribuer à la construction d’une nouvelle relation interpersonnelle et finir par être spécifique de la communication médiée par ordinateur (fonction communicative). L’usage va-t-il franchir le pas et accepter la combinaison « VConc + desu » ? Une fonction de taberu-desu empêchera-t-elle une autre d’entrer dans l’usage ? L’avenir nous le dira. Autour de la forme verbale taberu-desu 379 LISTE DES ABRÉVIATIONS DESU : suffixe de politesse desu Ext : particule finale d’extériorisation Hon : honorifique Imp : imperfectif Insist : particule finale d’insistance Int : interrogatif MASU : suffixe de politesse masu Nég : négation Pas : passé Poli : politesse Pot : potentiel S : particule de sujet VConc : forme verbale conclusive BIBLIOGRAPHIE Haraguchi Yutaka. « “desu” no suii : katsuyôgo ni setsuzoku suru baai [Evolution de “desu” : cas de la suffixation des mots flexionnels]. » Shizuoka joshi daigaku kenkyû kiyô [Recueil de travaux de recherche de l’Université féminine de Shizuoka], no 55, 1971 : 59-71. Katsuno Hirofumi. Yano, Christine R. « Face to face: on-line subjectivity in contemporary Japan. » Asian Studies Review, no 26 (2), 2002 : 205-231. Kawaguchi Ryô. « Bogowasha no “kihan no yure” ga hibogowasha no nihongo nôryoku ni oyobosu eikyô : dôshi hitei teineikei “(kaki)masen” to “(kaka)naidesu” no sentakukeikô wo rei to shite [Influence de l’“hésitation sur la norme” des locuteurs natifs du japonais face à la compétence en japonais des locuteurs non natifs : cas du choix entre les deux formes verbales négatives de politesse “(kaki)masen” et “(kaka)naidesu”]. » Nihongo kyôiku [Enseignement du japonais], no 129, Nihongo kyôiku gakkai, 2006 : 11-20. Kinsui Satoshi. Vâcharu nihongo yakuwarigo no nazo [Le japonais virtuel : mystère du langage joué]. Tôkyô, Iwanami shoten, 2003. 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Tôkyô, Sanseidô, 2011. 380 Rie Takeuchi-Clément Tanaka Kayoko. « Dôshi no hitei teinei hyôgen “masen” to “naidesu” ni kansuru kôsatsu [Réflexion sur les formes verbales négatives polies “masen” et “naidesu”]. » In Dai 8 kai nihongo kyôiku kenkyû shûkai (2010 nen 8 gatsu 9 ka) Yokôshû [Résumés de la 8ème réunion de travail sur l’enseignement du japonais (le 9 août 2010)], sous la direction de Nihongo kyôiku kenkyû shûkai jikkôiinkai [Comité d’organisation de la réunion de travail sur l’enseignement du japonais], 2010 : 44-47. Tanaka Yukari. « Hôgen kosupure » no jidai [L’ère des « costplay [costumades] dialectaux »]. Tôkyô, Iwanami shoten, 2011. Tanomura Tadaharu. « Teineitai no jutsugohiteikei no sentaku ni kansuru keiryôteki chôsa : “-masen” to “-naidesu” [Etude quantitative sur le choix des formes négatives polies : “-masen” et “-naidesu”]. » In Ôsaka gaikokugo daigaku ronshû [Recueil de l’Université des langues étrangères d’Ôsaka], no 11, 1994 : 51-66. De l’utilisation de la particule conjonctive « shi » en fin d'énoncé De l’utilisation de la particule conjonctive « shi » en fin d’énoncé chez les jeunes locuteurs 381 TRESSEL-AKIHIRO HISAE Université Aix-Marseille DE L’UTILISATION DE LA PARTICULE CONJONCTIVE « SHI » EN FIN D’ÉNONCÉ CHEZ LES JEUNES LOCUTEURS 1. SUBORDONNÉE SANS PRINCIPALE En observant des corpus oraux, on constate que la subordonnée suivie de la particule conjonctive « shi » peut souvent1 apparaître sans être rattachée à une principale, comme l’illustre cet échange : Exemple 1 : L1: De, nanka mono kowasu toka nai desho Et, quelque chose-casser-par exemple-négative-conjecture [Et tu ne casserais jamais de choses.] L2: Nai shi. Négative-particule conjonctive shi [Non.] (Corpus Tufs) Ces exemples, observés principalement chez de jeunes locuteurs2, se rencontrent généralement dans des dialogues de style familier. Pour examiner cet usage particulier, on a eu recours à des données issues de deux corpus oraux : « Multilingual corpus of spoken language by Basic Transcription System (BTS) Japanese conversation » (Corpus Tufs – 92 occurrences) et des 1. Dans nos corpus, environ 44 % des exemples sont des subordonnées sans principales. 2. Les locuteurs sont, dans la plupart des cas, des personnes jeunes : du lycéen à l’adulte trentenaire. 382 Hisae Tressel-Akihiro échanges dans des films et des dramas récents3 (Corpus Film – 8 occurrences). 2. ÉTAT DE L’ART En linguistique japonaise, la subordonnée sans principale est classée dans la catégorie des phrases dites « îsashihyôgen [expression inachevée] ». Cette construction en apparence incomplète se rencontre non seulement avec la particule « shi », mais aussi avec d’autres, telles que « kedo [mais]», « kara [parce que] », « noni [même si] », « ga [mais] », « te [et] ». C’est donc un phénomène répandu. Le caractère « paradoxal »4 de la construction a toujours attiré l’attention des linguistes, des travaux importants lui ayant été consacrés depuis les années 50 (cf. Mikami (1953), Shirakawa (1991, 1994, 1995, 2001, 2009), Teramura (1984), Maeda (2009), Laury et Suzuki (2011). La lecture de ces recherches antérieures fait apparaître trois façons d’aborder le problème : 1° Recours à l’ellipse : explication du phénomène donnant lieu au recours à l’ellipse de la principale. 2° Distinction catégorielle : saisie de la subordonnée sans principale et avec principale comme deux catégories nettement distinctes. 3° Description intégrale : description de l’emploi de la subordonnée sans principale et de la subordonnée avec principale sans les dissocier, tout en dégageant une corrélation entre les deux. Le recours à l’ellipse est souvent adopté par les générativistes et en grammaire normative. Masuoka et Takubo notent qu’on peut omettre la phrase principale dans les cas où l’on peut anticiper la conclusion à l’aide de la subordonnée énoncée (Masuoka et Takubo 1992). Cependant nos exemples présentent des cas où une telle reconstruction linguistique n’est pas possible. Exemple 2 : L1:(proposant des fraises du jardin) Amai-zô! Sucré-particule finale [Elles doivent être sucrées !] 3. Entre 2006 et 2012 4. Le fait qu’une subordonnée ne dépende pas syntaxiquement d’une principale est considéré comme « paradoxal ». (Kokuritsu kokugo kenkyûsho 1960, Takahashi 1993, Shirakawa 2009). De l’utilisation de la particule conjonctive « shi » en fin d'énoncé L2:(après en avoir goûté une) Suppai shi ! Acide-particule conjonctive shi [C’est acide !] 383 (Corpus Film) Sémantiquement, ces subordonnées étant complètes, on ne perçoit aucun manque d’information. De plus, syntaxiquement, elles ne nécessitent l’ajout d’aucune principale. On n’a ici ni les conditions grammaticales ni les conditions anaphoriques pour restituer l’élément effacé5. Le recours à l’ellipse nous paraît donc judicieux pour analyser cet énoncé. La deuxième façon de traiter le problème a été adoptée notamment par le Kokuritsu kokugo kenkyûsho6 (1960). Pour les tenants de cette perspective, la subordonnée sans principale est considérée comme une phrase indépendante. La particule conjonctive est considérée comme une particule finale (syûjoshi). On peut aussi avancer qu’il y a une transition de catégories de la particule conjonctive vers celle de particule finale, puisqu’elle n’assure plus la connexion entre deux propositions mais qu’elle exprime seulement une valeur modale portant sur l’énoncé. Cependant, il ne nous semble pas pertinent de séparer complètement les deux constructions. Des traits communs entre les deux emplois s’observent (cf. infra 3), ce qui permet d’expliquer la valeur modale particulière de la particule finale « shi » par le glissement de sens. La troisième approche consiste à décrire les deux emplois sans les dissocier. Minami (1974), Shirakawa (2009) ou encore Kobayashi (1981) sont des auteurs soutenant cette idée. Minami appelle la principale « iikiritekinakatachi [forme pouvant terminer la phrase 7] et la subordonnée « setsuzokutekinakatachi [forme pouvant assurer la connexion 5. Nous réservons le recours à l’ellipse seulement pour expliquer un phénomène tel que le gapping [la construction trouée] où l’élément effacé se restitue facilement par la structure grammaticale et la relation anaphorique. Dans l’exemple : Tarô wa kôhî wo nomi, Jirô mo nonda [Taro a bu le café et Jiro en a bu aussi.], le complément d’objet manquant est : kôhî. 6. National Institute of Japanese Language and Linguistics [Institut National de linguistique japonaise] 7. Comme le montrent de nombreuses études, en japonais, des unités linguistiques de type « mot », « phrase », « proposition » sont extrêmement difficiles à définir. Certains chercheurs comme Mikami (1953), Garnier (1982) ont même abandonné l’idée de délimiter les unités de « phrase » et de « proposition ». Pour une synthèse à ce sujet, Nakamura-Delloy (2007 : ch. 7). Nous ne pouvons pas encore donner notre propre définition de la proposition. Nous nous contentons d’emprunter pour l’instant la définition répandue chez les grammairiens japonais (Maeda 2009 : 7). 384 Hisae Tressel-Akihiro entre propositions] » (1974). Considérant que les subordonnées appartiennent à des catégories de nature différente sur la base d’une continuité allant de la plus à la moins indépendante, l’auteur les décrit par l’analyse distributionnelle8 (Minami 1974 : 128129). Comparativement à d’autres comme les conditionnelles (« tara », « to », « ba ») et la concessive « noni »9, il note que la subordonnée « shi » possède un caractère relativement indépendant des contraintes grammaticales. En se basant sur cette idée, Shirakawa développe l’analyse de diverses subordonnées sans principales (1991, 1994, 1995, 2001, 2009). Comme l’auteur le conclut, en principe, la particule conjonctive « shi » est un marqueur permettant de mettre une proposition en relation avec d’autres propositions qui peuvent lui être liées sans qu’elles ne soient toujours explicitement ni complètement exprimées (Shirakawa 2009). Cette propriété explique aussi la fonction d’énumération incomplète de « shi ». Il existe deux types d’énumération : • Énumération des propositions sémantiquement comparables (soit de sens opposé, soit de sens analogue). • Énumération des prémisses déduisant une conclusion (« tôkatsumêdai [proposition intégrale]» 10) exprimée explicitement en principale ou interprétable à partir du contexte. Nous pensons également qu’il est tout à fait légitime de décrire les fonctions de « shi » de manière « intégrale ». Nous entendons par le terme « intégrale » la manière de traiter le problème mettant en avant la corrélation entre la microsyntaxe (règles grammaticales s’appliquant à la relation entre la subordonnée et la principale) et la macro-syntaxe (règles discursives organisant le discours)11. Ce point de vue est aussi adopté par Kobayashi selon qui les fonctions grammaticales 8. Minami (1974 : 128-129) a étudié la distribution des formes verbales et des (semi-) auxiliaires à l’intérieur de la proposition. 9. La subordonnée « shi » peut se terminer soit par une forme neutre, soit par une forme de politesse (forme desu/masu), soit encore par une forme d’auxiliaire de conjecture qui est une marque de valeur modale. Elle peut aussi comporter le thème « wa ». Elle est également libre des contraintes aspectuelle et temporelle. 10. Voir la note 14. 11. Du point de vue méthodologique, nous avons été inspirés par l’Approche Pronominale de Blanche-Benveniste pour décrire la corrélation entre les deux niveaux d’analyse : micro-syntaxe et macro-syntaxe. Pour la définition de ces deux termes ainsi que la méthode de description voir BlancheBenveniste (1997 : ch. 4-5). De l’utilisation de la particule conjonctive « shi » en fin d'énoncé 385 observées dans la phrase ‘subordonnée principale’ peuvent expliquer également les rôles discursifs de « shi » (1989 : 5-12). En adoptant l’approche « intégrale », nous dégageons, dans ce qui suit, les caractères syntaxique, sémantique et pragmatique de la particule conjonctive « shi » à travers une centaine d’exemples. 3. DESCRIPTION DES EMPLOIS DE « SHI » BASÉE SUR UN CORPUS ORAL Parmi différentes configurations syntaxiques impliquant « shi », on distingue les deux cas suivants : Y1 shi (Y2 shi…), Z X, Y1 shi (Y2 shi) (12 exemples) (88 exemples) X, Y, Z sont des propositions. Le nombre de propositions Y énumérées peut être théoriquement illimité. Dans nos exemples, la plupart comporte une seule proposition (92 %). Nous avons trouvé 7 exemples renfermant deux propositions de type Y et 1 exemple en comportant trois. La proposition qui précède (X) ou qui suit (Z) peut ne pas être explicitement exprimée. 3.1. TYPE « Y1 SHI, (Y2 SHI…), Z » Pour le type « Y1 shi, (Y2 shi…), Z », deux sous-catégories ont été distinguées comme on va le voir dans les sections qui suivent. 3.1.1. Juxtaposition de propositions relativement indépendantes Le caractère indépendant de la subordonnée « shi » est comparable à la principale. Il n’existe pas de relation subordonnante entre les deux propositions. La relation entre les deux propositions peut être aussi bien une simple juxtaposition d’événements (3) qu’une mise en contraste des deux événements de sens opposés (4). En ce cas, la particule de cumul « mo » ou le connecteur de cumul « shikamo » se trouvent souvent en co-occurrence (74% environ de ce type). Exemple 3 : Maguro don toka yasui shi, soba toka ramen toka mo ippai aru. Maguro don-par exemple-bon marché-particule conjontive shi, Soba-par exemple-Ramen beaucoup-exister [Le domburi de thon est un plat bon marché de même que beaucoup d’autres comme les sobas et les ramens] (Corpus Tufs) 386 Hisae Tressel-Akihiro Exemple 4 : Kaka naku te mo ii shi, kai temoii Ecrire-négative-suspensive-cumul-bon-particule conjonctive shi, écrire-suspensive-cumul-bon. [Ce n’est pas la peine d’écrire, mais tu peux le faire quand même] (Corpus Tufs) L’observation des exemples du corpus montre qu’il est important de connaître le contexte discursif pour interpréter la juxtaposition des deux propositions. Exemple 5 : Yasui shi, shikamo mâbôdôfu no are(waribiki ken), mada mot teru yo. Bon marché-particule conjonctive shi-(mâbâdôfu : plat à base de Tofu)-déterminant-ça (bon de réduction), encore-avoir-duratif-particule finale [Ce restaurant est bon marché, de plus, je garde toujours un bon de réduction pour le [plat] ‘mâbôdôfu’.] (Corpus tufs) Pour interpréter l’exemple 5, il faut prendre en compte le contexte discursif du locuteur qui parle d’un restaurant chinois très bon marché où il va souvent et où il voudrait proposer à l’interlocuteur de l’accompagner. Dans cet énoncé, nous pouvons considérer que la juxtaposition des deux événements, « yasui » et « mâbôdôfu no are, mada motteiru yo » constitue deux raisons justifiant l’acte de parole du locuteur consistant à proposer d’aller manger. 3.1.2. Énumération de prémisses permettant de déduire la conclusion de la principale La deuxième relation sémantique est une relation plus subordonnante12. Les prémisses liées par « shi » permettent de déduire la conclusion exprimée en principale. Exemple 6 : Shigoto wa baito da shi, koibito mo inai shi, zenzen dame desu. Travail-thème-petit job-assertion-particule conjonctive shi, petite amie-cumul-exister-négative-particule conjonctive shi, absolument-mauvais-assertion[Comme je ne fais qu’un petit boulot et que je n’ai pas de petite amie, ma vie ne va pas bien du tout.] (Corpus Film) 12. Teramura (1984) signale que les subordonnées avec « shi » sont toujours liées à la proposition intégrale (tôkatsumêdai) laquelle est sémantiquement définie comme une conclusion donnée au niveau du contexte discursif. La proposition intégrale ne peut pas être disponible en contexte immédiat ni être exprimée sous forme lexicale dans certains cas. De l’utilisation de la particule conjonctive « shi » en fin d'énoncé 387 En fait, dans cet emploi, on peut remplacer le dernier « shi » par « kara » ou « node » qui sont des indices de cause. Ainsi, on pourrait paraphraser de la façon suivante l’exemple 6 : shigoto wa baito da shi, koibito mo inai kara, zenzen dame desu. Curieusement, cette construction canonique, enseignée dès les premiers niveaux aux étudiants de japonais, ne s’observe que très peu dans nos corpus 13. 3.2. TYPE « X, Y1 SHI, (Y2 SHI…) » Dans la construction : « X, Y1 shi, (Y2 shi…) », c’est la subordonnée « shi » qui termine la phrase. Elle renferme deux cas comme on va le voir. 3.2.1. Juxtaposition de propositions relativement indépendantes La configuration de type « X, Y1 shi, (Y2 shi…) » est particulièrement importante à l’oral. Dans les grammaires normatives, il est souvent indiqué que cet emploi relève de l’interversion entre subordonnée et principale. Nakamata (2006) et Shirakawa (2009) réfutent ce point de vue. Pour eux, il s’agit plutôt d’un ajout en fin de la phrase et non d’une interversion que l’on obtient par une opération transformationnelle. En effet, la plupart de nos exemples (57 occurrences sur 88) présenteraient une anomalie grammaticale si on inversait les deux propositions. Par exemple, en inversant l’exemple 7, nous obtiendrons le 8 qui est agrammatical. Exemple 7 : (un chirurgien dit) Kodomo wa shônika ! Watashi kodomo kiraida shi. Enfants-thème-pédiatrie ! Moi-enfants-détester-particule conjonctive shi [Les enfants doivent aller à la pédiatrie ! Moi, je déteste les enfants.] (Corpus Film) Exemple 8 : ??? Watashi kodomo kirai da shi. Kodomo wa shônika ! Il existe certainement des exemples comportant deux propositions inversées sans qu’une anomalie grammaticale soit constatée. Mais il n’est pas sûr qu’une telle inversion entraîne une équivalence au niveau discursif14. De notre point de vue, il 13. Il serait intéressant de voir si les exemples proposés dans les manuels de langue japonaise reflètent vraiment l’usage actuel de la langue. 14. Nous pensons que les types d’actes de parole diffèrent selon les deux 388 Hisae Tressel-Akihiro vaut mieux considérer la subordonnée placée après la principale comme l’ajout d’une proposition plutôt qu’une inversion. Les corpus contiennent aussi des exemples dans lesquels le locuteur ajoute une remarque à ce que l’interlocuteur a dit en utilisant « shi », ce qui peut encore être plus difficilement considéré comme un cas d’inversion. Cet ajout peut avoir des sens variés, mais en principe, on classe les « shi » en deux groupes selon différents types de relation entre les propositions. Premièrement, on rencontre des cas où des propositions reliées par « shi » sont relativement indépendantes. Exemple 9 : (En parlant d’un entraînement de tennis) L1 : Sôshitara, mô ichiji sugi jyan. Kanpeki. Ainsi-conditionnel, déjà-une heure après-interrogative-négative. Absolument. [Si on fait comme ça, alors l’entraînement ne s’achèvera pas avant 1 heure.] L2 : Shitara mô harapeko mo sugoi yone. Faire conditionnel, déjà avoir faim cumul très finale [Si c’est ainsi, on va avoir très faim.] L1 : Harapekomo sugoi shi, jikan mo sematteiru shi. Avoir faim-cumul-très-particule conjonctive shi, temps-cumul-s’approcher-duratif- particule conjonctive shi [On aura très faim et on n’aura pas le temps.] (Corpus tufs) 3.2.2. Énumération de prémisses permettant de déduire la conclusion précédant Deuxièmement, on constate des cas où les propositions reliées par « shi » ajoutent une justification ou une raison permettant d’expliquer la conclusion qui les précèdent. Exemple 10 : L1 : (Kekkon) akirame ta no. (Mariage)-abandonner-perfectif-nominalisation [As-tu renoncé au mariage ?] L2 : Kekkon shitai kimochi dake de dekiru mono de mo nai desu shi. Mariage-vouloir-sentiment-seulement-avec-pouvoirchose-assertion-suspensive-cumul-négative-assertionparticule conjonctive shi [Comme on ne peut pas se marier seulement parce qu’on le souhaite.] (Corpus Film) cas. Il nous reste à définir quels sont ces types. De l’utilisation de la particule conjonctive « shi » en fin d'énoncé 389 En ce qui concerne la valeur modale de « shi », Paku signale que la subordonnée « shi » a une valeur « euphémique » (2005). Selon nous, cette qualité est contenue dans la valeur de « shi » qui implique une énumération incomplète. Celle-ci se manifeste par la présence d’autres propositions exprimant des raisons, des explications complémentaires, des conclusions, etc. Ce caractère implicite permet un emploi fréquent de la particule « shi » pour éviter de dire quelque chose de manière brutale et trop directe. Exemple 11 : L1 : De, chôsa ni iku no ? Et-enquête-but-aller-nominalisation ? [Alors, tu vas aller faire l’enquête ?] L2 : Iku kamoshire nai shi. Aller-conjecture-négative-particule conjonctive shi [Il se peut que j’y aille.] (Corpus Tufs) 3.2.3. Quelques exceptions Dans les études antérieures, la valeur « euphémique » de « shi » a été uniquement discutée du point de vue de la politesse. Or, l’observation d’énoncés de jeunes locuteurs montre que de nombreux exemples ne peuvent s’expliquer sous cet angle. En effet, les énoncés concernés semblent plutôt impolis et véhiculent un jugement négatif de la part du locuteur comme dans l’exemple ci-dessous déjà observé supra. Exemple 12 : (L1 propose des fraises du jardin, L2 en goûte une) L1 : Amai zô ! Sucré- particule finale zô [Elles doivent être sucrées !] L2 : Suppai shi ! Acide-particule conjonctive shi [C’est acide !] (Corpus film) Dans cette échange, l’impolitesse repose sur l’objection du locuteur qui désapprouve ouvertement l’interlocuteur en lui disant : ‘les fraises de ton jardin ne sont pas du tout sucrées comme tu le penses. Au contraire, elles sont très acides et elles ne sont pas bonnes !’ Par ailleurs, dans ce type de contexte, l’expression de reprise « tteiuka [ou plutôt] » peut apparaitre en co-occurrence. Cette expression indique que le locuteur reprend la parole en donnant un autre avis ou pour reformuler les choses avec d’autres expressions. 390 Hisae Tressel-Akihiro Exemple 13 : tabetete iiyo tteiuka, mô tabeteru shi Manger-et-bon-finale. Ou plutôt-déjà-manger-duratif-particule conjonctive shi [Tu pourras commencer à manger. Mais enfin, je vois que tu as déjà commencé.] (Exemple entendu) En fait, ici, la particule « shi » relie deux propositions ayant sémantiquement un sens opposé. Le locuteur dit le contraire de ce qu’il vient de dire. L’expression « tteiuka » montre qu’il s’agit d’une reformulation. L’exemple 14 est un peu différent en ce sens qu’il ne contient aucune proposition à laquelle le locuteur veut attacher la subordonnée. C’est plutôt par rapport à la situation extralinguistique que ce dernier veut la relier. Exemple 14 : (en voyant un collègue qui dort au bureau) Ne-teru shi… Dormir-duratif-particule conjonctive shi [Il dort…] (Corpus Film) La subordonnée « shi » est employée pour décrire et expliquer la situation extralinguistique. Cette utilisation semble se limiter à des cas de commentaires de situations désagréables pour le locuteur. Ces exemples semblent actuellement se répandre dans le langage familier des jeunes. Dans le corpus, sept exemples illustrent ce cas de figure. Par contre, aucun emploi ne peut être interprété comme renvoyant à une situation agréable. En élargissant le corpus, peut-être pourrait-on en rencontrer, mais nous pensons que même s’il en existait, ces exemples demeureraient marginaux et isolés. 4. CONCLUSION Le rôle de la particule conjonctive « shi » est d’introduire des propositions sémantiquement reliées (par le biais de l’analogie, par celui de l’opposition ou par d’autres moyens) et de signifier qu’il peut exister d’autres propositions qui ne sont pas explicitement exprimées. Ce qui n’est pas du tout le cas lorsqu’on utilise la particule conjonctive ‘te’ (cette dernière n’implique pas l’existence de propositions cachées). Syntaxiquement, « shi » n’entretient pas de rapport de dépendance fort avec la principale. Cette particule a un statut plus ou moins indépendant. Elle peut avoir De l’utilisation de la particule conjonctive « shi » en fin d'énoncé 391 une valeur modale « euphémique » dont l’utilisation se limiterait à l’expression de la « politesse ». Or, en observant certaines de ses utilisations familières chez les jeunes, nous avons relevé d’autres valeurs. En contexte conversationnel, la subordonnée « shi » s’emploie parfois pour répliquer ou reformuler ce que l’interlocuteur a dit. Elle peut également impliquer une relation avec un élément extralinguistique. Cependant, ce dernier emploi reste encore très marginal. Pour en vérifier la généralisation ou non, une étude sociolinguistique approfondie basée sur de grands corpus oraux serait nécessaire. L’occasion d’une future recherche. BIBLIOGRAPHIE Blanche-Benveniste, Claire. Approches de la langue parlée en français. Paris, Ophrys, 1997. Garnier, Catherine. La phrase japonaise : structures complexes en japonais moderne. Paris, Publication Orientalistes de France, 1982. 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UNE POÉSIE DANS UN LANGAGE « PEU HOMOGÈNE ET DISTENDU » En janvier 1918, six mois après la sortie de Tsuki ni hoeru [Aboyer à la lune], le premier recueil de Hagiwara Sakutarô (1886-1942), Saijô Yaso note, dans sa chronique littéraire, que le poète « mérite d’être reconnu comme celui qui a conduit à la perfection le "kôgo jiyû-shi [poésie libre en langue moderne]" » (Sasaki et al. : 206). Cette image de poète fondateur va être relayée et vulgarisée, surtout à travers les manuels scolaires. Aujourd’hui, d’aucuns nient la place mémorable qu’occupe Sakutarô dans l’histoire de la poésie moderne (Sasaki et al. : 26)1. Mais comment approcher sa « modernité » siècle plus tard ? Saijô avait dû percevoir dans Aboyer à la lune quelque chose qui mettait un terme à la première période de la poésie non versifiée née au contact de la poésie occidentale : une période embrassant la poésie du « corps nouveau » (shintai-shi) des années 1880, la poésie romantique (roman-ha) des années 1890, jusqu’à la poésie symboliste (shôchô-shugi) des années 1900. Cependant, cet éloge, placé à la fin d’un article plus que mitigé quant à l’originalité des motifs, fut réservé au plan stylistique, comme pour en atténuer le ton général. L’auteur y affirme que l’« hypersensibilité exprimant des sensations délicates et maladives » qui, « pour beaucoup, caractérise le recueil » serait relativement banale ; serait louable, en revanche, le fait d’avoir 1. Fukunaga Takehiko témoigne en 1976 que : « tout ceux qui ont eu une ambition poétique (dans le Japon moderne) ont au moins une fois suivi sa trace ». (Sasaki et al.: 26) 396 Makiko Andro-Ueda librement exprimé cette « sensibilité aigüe et maladive » et le « frémissement nerveux » dans cette « langue moderne (kôgo), peu homogène et distendue (futôitsu de daraketa) ». A la sortie du livre, beaucoup s’en sont détournés en raison de ladite « sensibilité maladive »2 - que Saijô situe dans la tradition du grotesque remontant au xive siècle - , et pour le caractère érotique de certains textes3. Le courant dominant du milieu poétique, représenté par Miki Rofû, l’aurait même violemment attaqué (Sasaki et al.: 86)4. A l’encontre de ce que pourrait suggérer l’idée de fondation ou de perfection, le style du recueil Aboyer à la lune n’est guère homogène, loin s’en faut : il évolue au long du recueil, comme si la transformation stylistique constituait elle-même un enjeu du livre. Pour appréhender l’évolution langagière qui conduit à la naissance du kôgo jiyû-shi, il convient de distinguer deux aspects, étroitement liés mais distincts : le passage du bungo au kôgo d’une part5, et l’abandon d’autre part du mètre fondé sur un rythme composé d’unités de sept et cinq mores. Des premières tentatives, isolées, de l’écriture poétique sans le recours systématique au rythme 7/5 sont attestées dans le bungo, vers la fin des années 18806. Mais c’est avec l’introduction du kôgo, dans les années 19107 que la poésie libérée du rythme 7/5 voit véritablement le jour. Au début, le 7/5 fonctionnait souvent comme une mesure de base à peine camouflée ; aujourd’hui, les 2. Voir par exemple le poème inaugural, Jimen no soko no byôki no kao [Visage malade au fond de la terre]. 3. Airen [Compassion] et de Koi o koisuru hito [Désireur du désir] ont été censurés à la première édition. Compassion commence ainsi : « Regarde / Ici des campanules balancent leurs têtes / Là-bas des gentianes minaudent avec leurs mains / Ah j’embrasserai fermement tes seins / Toi tu brideras mon corps de toute ta force / Ainsi dans ces champs déserts / Nous ferons un jeu comme des serpents ». 4. Témoignage en 1972 de Kaneko Mitsuharu (Sasaki et al.: 84). 5.Le bungo, le langage dit écrit, désigne le japonais écrit d’avant l’ère Meiji. Dans la poésie de cette période, en existaient deux veines : l’une provenant du langage du tanka, l’autre élaborée par la tradition du shi, la poésie en langue chinoise. Le kôgo désigne le japonais moderne, l’écrit forgé à l’ère Meiji sur le modèle du langage parlé. 6. Yuasa Hangetsu, Jûni no ishizuka [Douze tombeaux], 1885 ; Kitamura Tôkoku, Soshû no shi [Poèmes d’un prisonnier loin de son pays], 1889. 7.Le kôgo apparaît dans la poésie libre plus tard que dans le domaine romanesque, où il apparaît dans les années 1880. Son emploi dans la poésie versifiée est encore plus récent : dans le tanka, un style basé sur le kôgo comportant certain vocabulaire du bungo fut élaboré vers 1970. En ce qui concerne le haiku, malgré des tentatives d’introduction du kôgo dès la naissance du genre, on ignore encore s’il peut y prendre racine. Vers la poétique de Bambous 397 poètes semblent éviter ce rythme qui demeure vivace ailleurs, par exemple dans la publicité. Quant à l’emploi du kôgo, il demeurera longtemps partiel et/ ou passager, comme c’est le cas chez Sakutarô, tandis que dans le kôgo jiyû-shi actuel, le bungo n’est plus guère d’usage. Des émulations pour faire de la poésie en langue moderne, libre du rythme séculaire, existaient donc depuis une décennie au temps d’Aboyer à la lune. Arrêtons-nous sur les travaux de trois de ces prédécesseurs. 2. LE KÔGO ET LA PROSE Kawaji Ryûkô (1888-1959), cadet de Sakutarô de deux ans, publie en 1907 Hakidame [Décharge]. Cette étrange élégie à la souffrance des insectes grouillant dans une décharge est vraisemblablement le premier poème écrit en kôgo, de surcroît entièrement libéré du rythme 7/5. (Kawaji : 514)8. Il sera inséré dans Robô no hana [Fleurs au bord de la rue] en octobre 1910, l’un des premiers recueils historiques entièrement en kôgo, et sans versification9. On notera une bonne maîtrise du style, une envergure certaine quant au ton et une grande netteté des images. Mais ces vers libres étaient proches de la prose. On obtient presqu’un poème en prose en réécrivant Décharge sans découpage en lignes séparées (gyôwake). En règle générale, la présentation en lignes séparées sert, dans la poésie versifiée, à faire ressortir visuellement le découpage métrique, qui ne coïncide pas nécessairement avec les unités syntaxiques. Une fois la versification abandonnée, le changement de lignes peut s’opérer selon l’articulation syntaxique, pourtant perceptible sans celui-ci. Dans tel cas, les lignes ne feraient que doubler les découpages grammaticaux, et le texte se rapprocherait de la prose. Il en était ainsi pour Ryûkô, et c’est en ce sens que ces poèmes n’attestent pas encore de la maturité du genre10. L’intérêt de l’écriture en lignes séparées dans la poésie non versifiée est à trouver ailleurs : ce dispositif permet de rendre 8. « Derrière la grange de la maison attenante / L’odeur d’un dépotoir puant et pourrissant / Le dépotoir enfermant / La puanteur de déchets divers (..) ». 9. Habituellement, ce livre est cité comme le premier recueil de poésie libre en kôgo, mais comme on le verra plus loin, Yamamura Bochô publia aussi en 1910 deux plaquettes de kôgo jiyû-shi, quoique peu connues jusqu’à leur numérisation récente par la bibliothèque de la Diète. 10. La régie de la prose s’assouplit dans d’autres poèmes du recueil Fleurs au bord de la rue. 398 Makiko Andro-Ueda signifiantes des unités extra-syntaxiques (enchaînement de séquences syntaxiquement indépendantes, coupure de séquences syntaxiquement associées, mise en valeur de chaînes sonores, de séries d’images…). Le dispositif en lignes séparées devient facteur de poéticité lorsqu’il contribue à atténuer la linéarité du discours régie par la syntaxe, à complexifier le rythme, et à créer des images qui ne proviennent pas exclusivement du sens véhiculé par les phrases. 3. LE KÔGO DÉCLAMATOIRE Avec Sakutarô, Takamura Kôtarô (1883-1956) est parfois qualifié du fondateur du kôgo jiyû-shi. Dans Dôtei [Mon chemin], son premier recueil publié en 1914, cohabitent aussi kôgo et bungo. Mais à la différence d’Aboyer à la lune, ce recueil ne procure pas de sentiment de terrain mouvant. La répartition des deux styles de langage y est stable. Kôtarô écrit des textes à caractère sentimental en bungo de la veine du tanka, et en kôgo des textes qui relatent la vie, des réflexions sur l’art, etc. Le choix du kôgo pour ces thèmes provenait d’un besoin de ton vigoureux et de fluidité du discours, comme pour un texte de théâtre. Selon l’auteur, il s’agit également d’une stratégie pour éviter le piège du sentimentalisme codifié par la tradition du tanka. Dans ce poème éponyme, son kôgo est déclamatoire : « Il n’y a pas de chemin devant moi / Le chemin se fait derrière moi / Ô Nature / Ô Père / Vous qui m’avez mis debout / Protégez-moi, ne me quittez pas des yeux » (Takamura : 280-281). 4. UN ESPACE POÉTIQUE PROPRE AU KÔGO-JIYÛ-SHI Tout se passe autrement avec Yamamura Bochô (1884-1924). Comme Kitahara Hakushû (1885-1942) et Murô Saisei (18891962), Bochô fait partie des rares amis poètes que fréquente le jeune Sakutarô. En septembre 1910, il publie simultanément deux plaquettes de cinq poèmes, La Bonne chanson et Natsu no uta [Chansons d’été], totalement libérés du bungo et du rythme 7/511. Voici Senjô [la raie], le premier poème de La Bonne chanson, que je cite en respectant la présentation graphique (Yamamura 1910 : 1-2). 11. Le premier livret porte tel quel, en français, le titre d’un recueil de Verlaine. Vers la poétique de Bambous 399 Les flèches d’eau portent des fleurs blanches, et dans un vase en cristal languissant se penchent quand brille l’avenue dans le crépuscule. Le soleil couchant lèche la foule et s’éteint au carrefour l’ombre de la boîte aux lettres quand se répand une couleur telle une mémoire. Ô tout s’imbibe du poison de la nicotine. Le ciel de la plage, la chair d’une femme, puis - je veux la guetter caché derrière le saule cette silhouette de dos de l’été ! Le poème donne à voir un espace, au lieu d’exprimer une intériorité figée comme chez Kôtarô. Ne s’agissant pas d’un récit construit, contrairement aux poèmes de Ryûkô, cet espace est composé de plusieurs énoncés, relativement libres de la régie de la narration. La répartition en lignes tient compte, timidement, du déroulement des images, signe d’apparition d’une articulation libre entre la syntaxe et la présentation graphique. On note également l’usage de métaphores, figures encore peu pratiquées à l’époque dans les textes poétiques. Il s’agit là d’une véritable proposition de perception originelle du monde : un pas, modeste certes, vers la poétique de la vision qui caractérise une grande partie de la poésie moderne. Dans son troisième recueil Sannin no shojo [Trois vierges] de 1913, Bochô fait marche arrière. La plupart des poèmes sont écrits en bungo, parfois régulier avec un rythme 7/5. C’est avec son quatrième recueil Sei-purisumisuto [Saint Prismiste], publié en 1915, que Bochô se jette corps et âme dans les formes de la modernité. Ce volume de trente-six poèmes est un véritable laboratoire de kôgo jiyû-shi, et à nos yeux, c’est bien ce recueil qui mérite le nom, non pas de fondateur, mais de celui qui a sondé l’éventail des possibles de la poésie libre. Son ambition de parcourir les terrains nouvellement aperçus s’exprime par la diversité des textes réunis.La postérité retiendra de ce recueil le poème Fûkei [paysage], tableau printanier, pour son usage novateur des hiragana12. Les critiques, quant à eux, aiment à citer 12. « Fleurs de colza à perte de vue / Fleurs de colza à perte de vue / On entend à peine la flûte en tige de blé / Fleurs de colza à perte de vue (…) » (Yamamura 1915 : 88). 400 Makiko Andro-Ueda Geigo [Radotage] pour s’interroger sur son illisibilité apparente13. Bochô cite en préliminaire des versets de la Chândogya Upanishad qui propose une description de l’univers. Ce faisant, il a clairement l’intention de redéfinir le monde à travers le kôgo non versifié. Certaines pièces courtes rappellent les premiers poèmes d’Aboyer à la lune par sa dimension de redéfinition de l’espace – monde. Chez Sakutarô, d’autres images conçues dans une spatialité singulière révèlent une ambition poétique de même nature14. Sans parler de la source impossible, nous ne sommes pas loin du Rimbaud des Illuminations et des lettres du voyant. Si la poésie libre n’a pas l’apanage de cette pulsion de (re-)création propre à la jeunesse, sans la contrainte métrique ni le joug absolu de la syntaxe et d’une subjectivité figée, elle est du moins propice à la mise en pratique de ce type de projet15. Saint Prismiste sera accueilli par un quasi silence et l’auteur changera d’optique dès le recueil suivant pour composer des poèmes simples, limpides, qui ne sont pas sans évoquer l’humanisme de l’école de Shirakaba. 5. HAKUSHÛ LE PRÉCURSEUR ET L’ÉMULATION POÉTIQUE DE SES AMIS Kitagawa Tôru fait remarquer que le potentiel des lignes séparées et des propriétés non syntaxiques du langage avait été pressenti par un poète qui avait, à l’époque, conservé le rythme 7/5 : Kitahara Hakushû. Auteur prolifique, Hakushû était un fédérateur hors pair du milieu poétique. Bien qu’il appartînt presque à la même génération qu’eux, il avait la position d’un grand maître pour Bochô, Saisei et Sakutarô. Voici les textes cités par Kitagawa qui témoignent de la brèche entrouverte par Hakushû et explorée aussitôt par Bochô et Sakutarô (Kitagawa : 13-24) : 13. « Vol poisson rouge / Cambriolage trompette / Raquette vièle / Escroquerie coton/ Jeu chat (…) » (Yamamura 1915 : 1) 14. Voir par exemple Take [Bambou] ou Kame [Tortue] cités plus loin. 15. Bochô et Sakutarô de cette période partagent également une thématique du péché, totalement absente chez Rimbaud. « La terreur du crépuscule / Un oignon dans un coin de la cuisine / Imprégné d’un parfum sombre / Lève des germes bleus / Péché de tous les êtres / Passe par le fil de fer de la fenêtre de toit » (Kuregata [Le crépuscule]) (Yamamura 1915 : 67) ;« (…) Sur ce chemin aérien du matin où brillent des feuilles vertes / Versant larmes, / Versant des larmes, / Depuis les épaules ayant déjà confessé (…) » (Take [Bambous]) (Hagiwara : 40-41). Vers la poétique de Bambous 401 * Senju no koma [Toupies dans mille mains] (1914) de Hakushû (extrait)16 : « Une main mille mains, mille toupies / Le chagrin de mille mains est intarissable // Mais milles toupies dans milles mains / A force de leur vœu s’unissent en un // Un cœur une main limpide / Une toupie en platine une seule » * Te [La main] de Bochô17 : « Le tronc est en platine / Or des feuilles qui tombent / Tendant une main de tristesse / Ebranlant l’arbre / Un bras du ciel / Une main d’automne d’un parent. » * Migakaretaru kinzoku no te [Une main en métal limée] de Sakutarô (extrait)18 « La main : électrique, / La main : en platine, / La main : douleur du rhumatisme, / La main brille au cœur de l’arbre / Brille au poisson / Brille à la pierre tombale / La main brille en clarté » Toupies dans mille mains de Hakushû est cadencé d’un bout à l’autre par le rythme 7/5. La force de ce poème repose sur une structuration basée sur la répétition, comme des images en toupies. Les images évoluent selon un schéma simple constitué de nombres croissants, agencé autour des termes pivots (le cœur, la main). La main n’offre pas facilement de prise pour une interprétation, mais deux chaînes lexicales sont perceptibles : l’une composée d’éléments minéraux (platine, or), l’autre de végétaux (tronc, feuilles, arbre). Apparaît, au croisement des deux, une « main de tristesse », qui introduit à son tour une ouverture vers ce qui vient du haut (un bras du ciel). Une main en métal limée est un inédit de Sakutarô qui précède d’un an La main. L’influence de Hakushû est perceptible dans le vocabulaire et dans la répétition de la séquence [nom + particule + nom] qui permet de mettre en valeur les nouveaux champs lexicaux. L’association de l’image de la main avec celle d’un élément de l’espace extérieur (arbre, poisson, tombe) préfigure le « bras du ciel » de Bochô, mais évoque également certaines images du silence des premiers poèmes d’Aboyer à la lune, 16. Isshu wa senju, sen no koma, / Senju no nageki iya tsukizu. // Saare senju no sen no koma, / Omoi tsumureba ichi to naru. // Isshin isshu, sumiwataru, / Shirogane no koma, itsu no koma. 17. Miki wa shirogane / Chiru ha no kin / Kanashimi no te o nobe : Ki o yusuru / Ippon no ten no te / Nikushin no aki no te. 18. Te wa ereki, / Te wa purachina, / Te wa raumachizumu no itami, / Te wa jushin ni hikari, / Uo ni hikari, / Hakaishi ni hikari, / Te wa akiraka ni Hikaru, 402 Makiko Andro-Ueda celle par exemple de la tortue qui dort dans la main, et dans la profondeur du ciel (Hagiwara : 24)19. La main chez Sakutarô sera rapidement affectée d’un symbolisme bien singulier, comme dans le poème Kanshô no te [la main du sentimentalisme] (Hagiwara : 61-62)20. Chacun des trois poètes crée son propre univers tout en exploitant les mêmes méthodes et les mêmes mots. 6. CONCLUSION : UNE ÉCRITURE DE CRISE Nous voici à présent devant l’écriture des premières pages d’Aboyer à la lune. Les textes des deux premières sections (Take to sono aishô [Les bambous et leur affliction], Hibari ryôri [Plat alouettes]), d’une intensité surprenante, et probablement les plus connus de l’ensemble des textes de Sakutarô, sont écrits majoritairement en bungo. Quant à leur rythme, quoique certains y décèlent encore le 7/5 régulier comme rythme de base, ces mesures sont globalement bien enfouies21. Voici le poème Bambous pour lequel l’on noterait la dominance des unités de sept mores. Masugu narumono jimen ni hae, (3+4+4+2 = 7+5 avec une more surnuméraire ?) Surudoki aoki mono jimen ni hae, (4+3+2+4+2 = 7+2+4+2 ? 4+5+4+2 ?) Kôreru fuyu o tsuranukite, (4+3+5 = rythme 7/5 apparent) Sono midoriha hikaru asa no soraji ni, (2+4+3+3+4 = 2+7+7 dominance du 7 mais peu apparente) Namida tare, (5) Namida o tare, (4+2, cette ligne est rythmiquement associée à la précédente) 19. « Sur la main humaine une sensation de poids, / dort en silence une tortue en or pur. (…) La tortue coule en profondeur de l’azur du ciel ». 20. « Le sentimentalisme de mon sexe, / S’afflige de maintes mains, / Ces mains toujours dansaient par-dessus la tête, / Et une lueur s’attristait sur la poitrine, (…) Ô, oubliant la capitale, / Je ne joue plus de la cithare de Chine, / Mes mains à présent en acier, / Creusent la terre sinistrement, / Les mains attendrissantes du sentimentalisme creusent la terre ». 21. Sauf pour le poème Tenkei [Paysage céleste], régulier en 7/5. Vers la poétique de Bambous 403 Ima haya zange owareru kata no ue yori, (2+2+3+4+3+4 = 2+2+7+7 dominance du 7 peu apparente) Kebureru take no ne wa hirogori, (4+3+2+4 = 7+ 5 avec une more surnuméraire ?) Surudoki aoki mono jimen ni hae. (4+3+2+4+2 = 7+2+5 avec une more surnuméraire ? ) « Choses droites poussent sur terre Choses aigües, bleues, poussent sur terre A travers l’hiver figé, Sur ce chemin aérien du matin où brillent des feuilles vertes Versant larmes, Versant des larmes, Depuis les épaules ayant déjà confessé Racines brumeuses du bambou se répandent Choses aigües, bleues, poussent sur terre. » Les unités des sept mores de la ligne 4 ne ressortent guère, parce que la présence du premier mot (sono) qui occupe deux mores empêche de les percevoir. Les unités de 7/5 sont ainsi dissimulées ici et là et demeurent en état de latence. La source de la tension rythmique se trouve plutôt dans l’usage fréquent, à la fin des lignes, des verbes en fonction suspensive, assortis d’une virgule (six lignes sur dix, y compris la dernière). En plus de la répétition sonore en i et e, l’impression de suspension, propre à cette forme grammaticale, crée une sensation de débordement du réel par rapport à notre cadre de perception. Il s’agit là d’une écriture qui ne fige rien, ne juge rien, qui donne libre cours aux flots de sensations et d’images. La mise en place de cette rhétorique devait jouer un rôle décisif pour la réalisation de ce recueil. Instable, nerveuse et tendue, cette « poétique de Bambous », parfois rythmée en 7/5 et encore massivement écrite en bungo, est traversée par des logiques nouvelles. Même si aujourd’hui ces textes sont considérés par beaucoup comme le sommet de l’œuvre, ce n’est pas grâce à eux qu’Aboyer à la lune a connu un succès relatif à sa sortie. Malgré son influence sur certains poètes d’avant-guerre22, cette écriture ne semble pas avoir été comprise par la critique contemporaine. Ce sont plutôt les poètes d’après-guerre, ceux qui ont édifié l’arsenal rhétorique de la « poésie d’après-guerre », qui ont bénéficié de cet héritage. Mais il s’agit fondamentalement d’une écriture de crise, à un pas de l’arbitraire. Ni Sakutarô ni Bochô n’ont tenu longtemps cette tension. Il semble que l’essentiel de cette technique ne 22. Fukunaga Takehiko cite les noms de Itô Shizuo, Nakahara Chûya, Miyoshi Tatsuji et Tachihara Masaaki (Sasaki et al. : 26-27). 404 Makiko Andro-Ueda pouvait s’enseigner ni se transmettre. Au contraire, la technique de fragmentation et de multiplication d’images formellement reproduite pouvait être considérée comme un danger, vers la fin des années 1970 (Sasaki : 164-173). A la différence de Bochô, Sakutarô continuera, tout au long de sa carrière, à chercher des langages nouveaux, tenables dans la durée, au fil de l’évolution de ses exigences esthétiques. BIBLIOGRAPHIE Hagiwara Sakutarô. Hagiwara Sakutarô zenshû [Hagiwara Sakutarô : œuvres complètes], tome 1. Tôkyô, Chikuma-shobô, 1976. Kawaji Ryûkô. Kawaji Ryûkô shi-shû [Kawaji Ryûkô : poésies], Tôkyô, Shinchô-sha, 1921. Kitagawa Tôru. Hagiwara Sakutarô « Gengo kakumei »-ron, [Hagiwara Sakutarô : d’une « révolution langagière »]. Tôkyô, Chikuma-shobô, 1995. Sasaki Mikirô. « "Naibu ni iru hito" no kasunda me [Yeux flous de "la personne à l’intérieur"] », Yurîka, Seido-sha. Tôkyô, 1975. Sasaki Mikirô et al. (sous la dir. de). Hagiwara Sakutarô. Tôkyô, Shôgakkan, 1992. Takamura Kôtarô. Dôtei [Mon chemin]. Tôkyô, Jojôshi-sha, 1915. Yamamura Bochô. La Bonne chanson. Sendai, Shôeidô-shoten, 1910. Yamamura Bochô. Sei-purizumisuto [Saint Prismiste]. Tôkyô, Ningyo-shisha, 1915. Akutagawa Ryûnosuke et le « zuihitsu moderne » Akutagawa Ryûnosuke et le « zuihitsu moderne » : autour de Shuju no Kotoba 405 MARIE-NOËLLE BEAUVIEUX Université Jean Moulin Lyon III AKUTAGAWA RYÛNOSUKE ET LE « ZUIHITSU MODERNE » : AUTOUR DE SHUJU NO KOTOBA INTRODUCTION En janvier 1923 paraît le premier numéro d’une revue littéraire éditée par Kikuchi Kan sous le titre de Bungei shunjû [L’Âge littéraire]. Cette revue connaît un succès rapide grâce aux textes qui y sont proposés, caractérisés par leur grande liberté de contenu et de ton (DiNitto 2004 :253). Ce n’est que par la suite, avec la création d’autres colonnes, que ce qui reste la partie principale du journal sera intitulée zuihitsu – et malgré les nombreux petits changements éditoriaux qui auront lieu entre 1923 et 1927, cette période sera marquée par la présence constante d’Akutagawa en première page. Le premier numéro de la revue s’ouvre sur « Shuju no kotoba » [Paroles d’un nain], annoncé comme une publication régulière, et qui sera la plus longue – sa période de publication s’étend de janvier 1923 à novembre 1925. Ensuite suivront, entre autres, « Chôkôdô zakki », « Byôchû zakki », « Tsuioku » et « Bungeiteki na amari ni bungeiteki na », jusqu’à la mort de l’écrivain en juillet 1927. Tous ces textes seront ensuite regroupés dans un volume intitulé Shuju no Kotoba [Paroles d’un nain] en décembre 1927, qui constitue le cinquième recueil de zuihitsu après Tenshin (mai 1922), Hyakusô (septembre 1924), Shina yûki (novembre 1925), et Ume - Uma - Uguisu (décembre 1926). Le texte de Paroles d’un nain repris dans ce volume comprend non seulement les courts textes publiés sous ce titre dans Bungei Shunjû, parfois modifiés de la main d’Akutagawa depuis leur publication en revue, ainsi qu’une « suite », désignée couramment sous le nom de Paroles d’un nain (posthume) et publiée dans 406 Marie-Noëlle Beauvieux les numéros d’octobre et décembre 1927 de Bungei Shunjû. De ce fait, il occupe une place quelque peu à part dans l’œuvre d’Akutagawa, ainsi que dans les recherches sur Akutagawa. C’est un texte peu connu et peu étudié, qui entretient pourtant des relations complexes et fort intéressantes avec le champ littéraire de Taishô, en particulier avec le zuihitsu qui connaît à cette période une renaissance et des mutations – ce qui nous conduit à le qualifier, à la suite de Rachel DiNitto, de « zuihitsu moderne » (DiNitto 2004 :252) de manière à le différencier des zuihitsu antérieurs. Il va s’agir de voir, à travers quelques extraits de « Paroles d’un nain » (non posthume), quelle est la place de ce texte dans le contexte du zuihitsu moderne et en particulier de Bungei Shunjû, et comment la figure du « nain » présente dans le titre en cristallise la spécificité. I – UN ZUIHITSU MODERNE ? Bungei Shunjû serait le magazine ayant popularisé et rendu « rentable » le zuihitsu comme objet littéraire pendant l’ère Taishô. Mais il paraît difficile d’y voir un genre littéraire spécifique, du moins dans la façon dont le terme est utilisé dans les revues de l’époque, étant donné la grande variété de formes et de contenus qu’il recouvre. Yoshida Seiichi, dans Zuihitsu no sekai [Le monde du zuihitsu], écrit d’ailleurs qu’on regroupe sous le terme générique de zuihitsu tout ce qu’il est difficile de faire appartenir à un autre genre littéraire déjà établi (Yoshida 1980 : 7). Rachel DiNitto offre dans son article sur le zuihitsu moderne une analyse intéressante : celui-ci serait loin d’être gouverné uniquement par des intérêts littéraires, mais la demande des lecteurs, les intérêts financiers gouverneraient également ce qui a pu être assimilé à un « ramassis d’écrits idiots » (kudaranai zatsubun), par Hagiwara Sakutarô. Dans Aforizumu ni tsuite [À propos de l’aphorisme], Sakutarô définit le zuihitsu comme une des deux polarités de l’essai ; le zuihitsu a la forme de l’essai mais non l’esprit tandis que le traité en aurait l’esprit – critique, philosophique – mais non la forme, trop didactique. L’aphorisme, au milieu, serait une forme d’essai poétique – forme que seul Akutagawa, au Japon, serait parvenu à exploiter, notamment au travers de « Paroles d’un nain ». Akutagawa lui-même a écrit sur le zuihitsu par le biais de préfaces (pour Tenshin et Ume Uma Uguisu) et dans deux articles, « Seikan » et « Kaichô » republiés dans Hyakusô. En particulier, il fait une distinction entre le zuihitsu tel que le pratiquent ses contemporains, et le zuihitsu d’avant : « Qu’est-ce que le nouveau Akutagawa Ryûnosuke et le « zuihitsu moderne » 407 zuihitsu ? C’est tout simplement un texte écrit au fil du pinceau. Il s’agit d’écrire purement ce qui traverse l’esprit sans organisation particulière1. » Ses recueils sont d’ailleurs constitués de textes épars écrits pour des occasions différentes puis rassemblés et organisés en un seul volume. Or, « Paroles d’un nain » est issu d’une logique différente, puisque né d’une publication mensuelle dont l’ordre chronologique a été conservé (on peut étendre cette remarque au volume Paroles d’un nain dans son ensemble, mais l’implication auctoriale est moins nette à cause du caractère posthume de cette publication). Les textes théoriques touchant à la nature du zuihitsu « moderne » semblent d’ailleurs définir autre chose que ce que réalise « Paroles d’un nain ». « Seikan » insiste sur la spontanéité du zuihitsu, sur sa contingence, or les indices laissés par le tout premier paragraphe de « Paroles d’un nain » sont tout autres ; il est en effet truffé de citations et d’allusions cachées, non revendiquées, qui trahissent un travail littéraire bien différent : « Rien de nouveau sous le soleil », affirma catégoriquement un homme d’autrefois. Mais qu’il n’y ait pas de choses nouvelles n’est pas vrai uniquement sous un seul soleil. […] La vie et la mort, sur la base de la loi du mouvement, se relaient en un cycle incessant. Quand on y songe, on ne peut s’empêcher d’éprouver à l’endroit de ces innombrables étoiles disséminées dans le ciel quelque compassion. Du moins, on peut penser que la lumière de ces étoiles vacillantes exprime les mêmes sentiments que nous. De cela aussi, le poète nous a, avant quiconque, chanté au plus haut la vérité : Innombrables étoiles de sable ; parmi elles, il y en a aussi qui brillent pour moi Mais les étoiles aussi, ne connaissent-elles pas comme nous les transmigrations – du moins le fait de ne pas échapper au cycle des transmigrations 2 ? La première phrase est une citation de L’Ecclésiaste, mise dans la bouche d’un « homme d’autrefois », par l’intermédiaire d’une réécriture de l’ouverture du Jardin d’Epicure d’Anatole France : Nous avons peine à nous figurer l’état d’esprit d’un homme d’autrefois qui croyait fermement que la terre était le centre du monde et que tous les astres tournaient autour d’elle3. Le poème cité à la fin est un tanka de Masaoka Shiki extrait du recueil posthume Take no sato uta [Chansons d’un village de 1. 2. 3. Akutagawa 1924 : 184. Notre traduction. Akutagawa 2009 : 152. Notre traduction. France 2004 : 5. Nous soulignons. 408 Marie-Noëlle Beauvieux bambous]. On pourrait voir aussi dans cette loi du mouvement une évocation d’un fragment de Schlegel qui compare la poésie dans le système cosmique4, ou encore réalise le programme heuristique mis en place dans ce fragment de Nietzsche : 71 Le Sage et l’astronomie. – Tant que tu considères les étoiles comme quelque chose qui est « au-dessus de toi », il te manque le regard de celui qui cherche la connaissance.5 Par le biais d’Anatole France, de Nietzsche et d’Héraclite, Akutagawa s’inscrit dans un contexte littéraire riche très différent du zuihitsu « moderne » et bien que la nonchalance de l’écriture mime le « fil de la pensée », les nombreuses allusions, voire citations plus ou moins soigneusement dissimulées montrent qu’il ne s’agit que d’une apparence de simplicité savamment construite. Si donc « Paroles d’un nain » semble essayer d’échapper au zuihitsu moderne, il va s’agir de voir comment il s’insère dans l’espace littéraire particulier que constitue Bungei shunjû. II – BUNGEI SHUNJÛ ET « PAROLES D’UN NAIN » La parution périodique permet deux choses ; un retour sur l’actualité récente – en témoigne le numéro de novembre 1923 consacré au grand tremblement de terre du Kantô, où Akutagawa publie sous sa rubrique « Paroles d’un nain » un paragraphe intitulé « Aru jikeidan.in no kotoba » [Paroles d’un membre de groupe d’auto-défense] ; elle permet aussi un dialogue plus ou moins direct entre les écrivains. Si « Paroles d’un nain » ne donnera pas lieu à un véritable débat littéraire tel qu’a pu en connaître l’époque, il y a tout de même des traces de l’impact de cette publication sur d’autres zuihitsu publiés dans Bungei shunjû. Dans le registre de la parodie, on trouve « Sosharisuto no kotoba – Akutagawa Ryûnosuke sama mairu ! » [Paroles d’un socialiste – À Akutagawa Ryûnosuke] par Matsumura Zenjurô, publié en juin 1923, pastiche de « Kôo » et « Shuju no inori » publiés dans le numéro d’avril. Cette parodie est une forme d’éloge ironique de la médiocrité (dimension déjà présente dans le texte original d’Akutagawa) qui prend pour cible le cercle littéraire de Taishô, 4. « Mais dans l’univers de la poésie même rien n’est au repos, tout devient et se transforme et se meut harmonieusement : et les comètes elles aussi ont des lois de mouvements immuables. Mais avant qu’on ne puisse calculer le cours de ces astres ; déterminer d’avance leur retour, le véritable système universel de la poésie n’est pas encore découvert. » (Fragment 434 de l’Athenaeum) (Lacoue-Labarthe. Nancy 1978) 5. Nietzsche : 155-156. Akutagawa Ryûnosuke et le « zuihitsu moderne » 409 fasciné par les idées socialistes mais qui refuse l’engagement politique et la littérature prolétarienne. Cette parodie participe de la dimension ironique légère à l’œuvre dans le zuihitsu moderne, en particulier celui de Bungei shunjû qui, pour commercialiser le magazine, use du terme « zatsubun » (écrits divers) (DiNitto 2004 : 280). Cette légèreté se reflète dans le choix des titres des textes publiés dans le magazine – hormis « Paroles d’un nain » (« shuju », en plus du sens de « nain », peut se traduire par « idiot »), Sasaki Mosaku publie « Kudaranu kotoba » [Paroles stupides], « Umekusa »6, Saitô Ryûtarô « Bakabanashi » [Histoire bête], … Beaucoup insistent sur ce caractère léger, non sérieux, non organisé, non terminé (avec des mots comme danpen (fragment), zakki ou zatsuroku (notes diverses)) quand il ne s’agit pas d’articles humoristiques sur le cercle littéraire (des rumeurs aux mots croisés en passant par les jeux de mots sur les noms des écrivains). Cependant, Akutagawa semble dans une certaine mesure refuser de se prêter au jeu de ce zuihitsu léger, moderne, né de la diffusion rapide par la presse – ou du moins marquer consciemment une distance grâce aux potentialités même de ce zuihitsu. Le paragraphe « Critique – à Sasaki Mosaku », publié en décembre 1923, rapporte les propos et les analyses d’un critique littéraire peu scrupuleux, appelé « Méphistophélès », sur le dernier ouvrage de Sasaki Mosaku. Il est suivi en février 1924 d’une « annonce ». Akutagawa se sent obligé d’y préciser la cible de son ironie, comme si elle était peu claire dans le texte de départ. Or, si ce genre de pratique de réponse ou de rectification est assez courante, on ne trouve dans aucun des trois numéros de décembre 1923, janvier 1924 ou février 1924 de texte faisant référence à une quelconque polémique de cet ordre – que ce soit en réaction à la conférence du critique mis en cause ou aux propos d’Akutagawa dans « Paroles d’un nain ». Il est donc possible que cette polémique ait été simplement montée de toutes pièces, mimant ainsi le fonctionnement des revues littéraires - ou du moins il reste possible de la lire comme telle étant donné que ces textes ont été publiés, sortis de leur contexte, dans le volume. Et l’on peut ajouter que la part ironique, et donc potentiellement factice de cette annonce est redoublée par une deuxième, puis une troisième annonce publiées à la suite de la première dans le même numéro : Annonce Dans « À Sasaki Mosaku » paru dans le numéro de décembre de « Paroles d’un nain », je ne persiflais pas Sasaki. Je me moquais de 6. Désigne, dans un journal, un petit article destiné à combler un blanc. 410 Marie-Noëlle Beauvieux ce critique qui n’a pas su considérer Sasaki. Le fait de devoir faire une annonce, c’est peut-être mépriser l’intelligence des lecteurs de Bungei shunjû. Cependant j’étais absorbé par le fait que ce critique ait, en réalité, persiflé Sasaki. Et j’ai d’ailleurs cru comprendre qu’il n’était pas le seul. C’est pourquoi je fais une annonce. C’est en fait le résultat d’un conseil que j’ai reçu de Monsieur Satomi Ton. Que les lecteurs en colère rejettent la faute sur Satomi. L’auteur de « Paroles d’un nain ». Annonce (ajout) Dans l’annonce précédente, « Que les lecteurs rejettent la faute sur Satomi » est bien évidemment une plaisanterie de ma part. En réalité, il serait bien de ne pas le blâmer. Je respecte tellement les génies de ce groupe que représente ce fameux critique, qu’il semblerait que je me sois laissé emporter plus que de coutume. Idem Annonce (ajout supplémentaire) Dans l’annonce précédente « Je respecte tellement les génies de ce groupe que représente ce fameux critique » est bien évidemment une antiphrase.7 Idem Ces articles, signés par « l’auteur de « Paroles d’un nain » », signalent également la distance prise avec le propos par l’intermédiaire de la figure du « nain ». III – LA FIGURE DU NAIN Il semble qu’il y ait, derrière le « nain » du titre, quelque chose de plus que l’ironie légère propre au zuihitsu moderne. Le mot « shuju » peut désigner une personne de très petite taille, un acteur de théâtre ou une personne manquant d’intelligence. Shuju no inori [La prière d’un nain] joue avec ces trois sens : La prière d’un nain Si je puis porter des vêtements gais et colorés, offrir humblement quelque pirouette jouir de ma parole ainsi que je le fais, je suis un nain qui ne manque de rien. Je vous prie de bien vouloir exaucer mes souhaits. Faîtes que je ne sois pas si pauvre au point de ne plus posséder qu’un grain de riz. Faîtes aussi que je ne sois pas si riche que je ne sois comblé que par de la paume d’ours […]8. 7. 8. Akutagawa 2009 : 211-212. Notre traduction. Akutagawa 2009 : 159-160. Notre traduction. Akutagawa Ryûnosuke et le « zuihitsu moderne » 411 Le texte construit ici un ethos de la simplicité, de la médiocrité à l’aide du refus des extrêmes par des constructions parallèles, et par l’attitude de soumission à un dieu non nommé dans les formules répétées. Il s’agit, par l’intermédiaire de la figure du « nain »/ de l’ « idiot » en lieu et place de celle de l’écrivain de refuser l’ethos habituel d’autorité (d’autant plus dans le cas d’un écrivain reconnu depuis longtemps par le cercle littéraire comme Akutagawa). Cependant, « shuju » désigne un personnage simple, « bas », dont le signifié donc contraste avec le signifiant même, mot chinois d’emploi rare, ce contraste étant renforcé par les tournures archaïsantes du texte – le choix même de ce mot signe la distance de l’auteur réel avec le locuteur à l’intérieur du même « je ». Ce paragraphe peut ainsi être lu comme l’ « art poétique » de « Paroles d’un nain » : liberté de forme, de contenu, mise à distance et ironie généralisée. Le nain n’est qu’une autre forme de ce qui semble parcourir la plupart des dernières œuvres d’Akutagawa, à savoir une esthétique de la distance – distance par rapport à la figure de l’écrivain et par rapport au texte : Ce que l’écrivain de « Paroles d’un nain » construit, c’est une esthétique de la distance. Ce qui a d’abord été nécessaire, c’est la distance entre l’ennemi visé et le sujet qui critique, puis dans un deuxième temps, la distance avec le « je », sujet critique qui a du s’adapter à sa cible. (Miyoshi 1976 : 290-1) C’est la même distance qui se construit à travers la figure de l’idiot mise en place dans le titre La Vie d’un idiot (Aru ahô no isshô). Les deux enclenchent un discours auto-ironique qui permet, au-delà d’un ethos d’humilité, de dédoubler la parole de l’écrivain. Ce regard spéculaire opère à l’intérieur des textes, mais aussi à l’échelle de l’œuvre d’Akutagawa. « Paroles d’un nain » trouve une réalisation fictionnelle dans la nouvelle Les Kappa, où le philosophe Mag est l’auteur de courts textes très semblables à leur modèle, publiés sous le titre « Ahô no kotoba » [Paroles d’un idiot] – où l’idiot et le nain (« ahô » et « shuju ») se retrouvent donc bien équivalents, superposés à travers un jeu de réécriture. C’est par la réécriture, et par la figure macrostructurale de l’ironie qu’il partage avec d’autres textes que « Paroles d’un nain » échappe au champ du zuihitsu moderne et prend pleinement sa place dans la production littéraire d’Akutagawa. 412 Marie-Noëlle Beauvieux CONCLUSION « Paroles d’un nain » semble échapper à la fois au genre duquel il procède, le zuihitsu moderne, ainsi qu’au cadre communicationnel de Bungei shunjû – s’il provoque l’écriture d’autres textes, lui-même semble rester hermétique à toute intrusion – le seul exemple de réaction semble être factice et avoue sa dimension ironique. S’opère un double mouvement contradictoire. Le texte se construit conformément aux « normes génériques », au demeurant très lâches, du zuihitsu moderne : l’ethos d’humilité, la nonchalance apparente de l’écriture, la parution en magazine en sont quelques marques. Cependant, la spécificité de l’ethos d’humilité de Paroles d’un nain, qui est de mettre en péril l’autorité même de l’écrivain assimilé à un « nain » est contredite par la littérarité du mot choisi – cela crée dès lors une posture d’ironie généralisée qui mine de l’intérieur la forme du zuihitsu, et contamine d’autres textes. C’est ce qui pourrait être interprété par le biais du fragment, comme une forme qui « vaut davantage par son intention et le geste qui la sous-tend que par son contenu. La fragmentation comme démarche l’emporte, en effet, de très loin sur le fragment comme produit ou résultat » (SusiniAnastopoulos 2008 :43). Cette démarche permet d’intégrer la posture ambivalente que nous venons de décrire à l’égard du texte et des attentes génériques dans le contexte plus large des œuvres d’Akutagawa, Paroles d’un nain réalisant ce programme de manière spécifique – très différente, par exemple, de La Vie d’un idiot – grâce aux potentialités formelles offertes par le zuihitsu de Taishô. BIBLIOGRAPHIE Akutagawa Ryûnosuke, « Seikan ». Hyakusô. Tôkyô, Shinchôsha, 1924 (Réimpression par Kindai Bungakukan, 1977). Akutagawa Ryûnosuke. Shuju no Kotoba. Tôkyô, Kindai Bungakukan, 1977 [reproduction de la première édition]. Akutagawa Ryûnosuke. « Les Kappa ». In Rashômon et autres contes, traduction de Mori Arimasa. Paris, Gallimard, 1986. Akutagawa Ryûnosuke. La Vie d’un idiot et autres nouvelles, traduction d’Edwige de Chavanes. Paris, Gallimard, 1987. Akutagawa Ryûnosuke. « Shuju no Kotoba ». Akutagawa Ryûnosuke Zenshû vol. 7. Tôkyô, Chikuma Shobô, 2009. Akutagawa Ryûnosuke. Hyakusô. Shinchôsha, 1924. Tôkyô, Kindai Bungakukan, 1977 [reproduction de la première édition]. Akutagawa Ryûnosuke et le « zuihitsu moderne » 413 DiNitto, Rachel. « Return of the zuihitsu : Print Culture, Modern life, and Heterogeneous Narrative in Prewar Japan ». Harvard Journal of Asiatic Studies, vol.64, n°2, Décembre 2004. France, Anatole. Le Jardin d’Epicure. Vendôme (France), Coda, 2004. Hagiwara Sakutarô. Hagiwara Sakutarô Zenshû, vol.2, Aforizumu. Tôkyô, Shinchôsha, 1957. Kikuchi Kan (éditeur). Bungei Shunjû. Tokyo, 01-1923 – 07-1927. Lacoue-Labarthe, Philippe. Nancy, Jean-Luc. L’Absolu littéraire : théorie de la littérature du romantisme allemand. Paris, Seuil, 1978. Miyoshi Yukio. « Shuju no Kotoba ». Akutagawa Ryûnosuke ron. Tôkyô, Chikuma Shobô, 1976. Nietzsche, Friedrich. Par-delà le bien et le mal. Paris, Le Livre de Poche, 2000. Susini-Anastopoulos, Françoise. « Le fragment : histoire d’une exigence », in L’Art du Peu : Actes du colloque de Metz 2004 (sous la direction de Christine Dupouy). 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Un vieux professeur d’université, fou de désir pour son épouse, plus jeune que lui et, selon lui, maladivement insatiable, craint de ne plus pouvoir la satisfaire et favorise son rapprochement avec un homme beaucoup plus jeune, Kimura, qui est peut-être aussi le prétendant de leur fille Toshiko. L’épouse, Ikuko, et Kimura finissent par devenir amants, avec la complicité du mari excité par la jalousie, et celle de leur fille, dont les motivations paraissent plus troubles. Le mari va cependant tomber malade, puis mourir. La femme, qui continuera sa relation avec Kimura pendant la maladie de son mari, précise à la fin du roman qu’elle a sciemment entraîné celui-ci à sa perte et qu’un faux mariage sera conclu entre sa fille et Kimura pour leur permettre de vivre tous les trois sous le même toit. Toute l’affaire se déroule sur quelques mois, du 1er janvier, date de la première entrée du journal du mari, au 11 juin, mais le roman se divise en deux parties très nettes. Dans la première, qui va du 1er janvier au 17 avril, le mari et sa femme tiennent chacun leur journal donné alternativement à lire. À partir du 17 avril, seule la femme écrit car le mari a eu une attaque dans la nuit du 17 au 18. 416 Estelle Figon On ne connaît les « faits » que par ce qu’en dévoilent les deux protagonistes, le mari et son épouse, dans leurs journaux intimes respectifs. Or ces deux mêmes protagonistes sont littéralement obnubilés par le journal de l’autre, comme l’annoncent d’ailleurs d’emblée les deux premières entrées. Le fait que l’un lit peut-être en cachette le journal de l’autre, et qu’il faut donc tenter de le dérober ou de l’exposer à son regard, est une préoccupation constante. Cependant si le mari laisse à la femme des signes clairs l’encourageant à le lire, la femme met apparemment toute son énergie à dissimuler son journal, selon divers stratagèmes, et à faire croire qu’elle ne lit jamais celui de son époux. Ainsi, à la question qui vient hanter le texte des deux journaux, et qui est aussi un des premiers horizons de lecture de La Clef, (« couchera/couchera pas avec Kimura ? ») vient se superposer une autre double question encore plus obsédante que la première, présente dès le départ : qui lit quoi ? (« Suis-je ou non lu ? » / « Vais-je ou non lire ? »), et qu’est-ce qu’écrire un journal dans une telle situation ? Si la question de la lecture est véritablement au centre de ce récit, la sexualité, elle, fonctionne davantage comme un écran, d’autant plus opaque qu’il agit sur ce qu’il y a de plus trouble chez le lecteur, au point d’en faire oublier parfois la deuxième partie du roman. Or, pour en être plus courte, cette partie qui traite largement de la maladie du mari, n’en a pas moins d’importance. Qu’advient-il alors de l’équation sexe = lecture lors de cette maladie qui sera suivie de la mort de l’époux ? Quel va être le nouveau pacte de lecture mis en place par l’unique narratrice et pour quel lecteur ? S’agit-il d’ailleurs d’un pacte unique ? Et que devient le lecteur du roman lui-même ? L’obsession du journal dans sa matérialité, les descriptions incroyablement détaillées des stratagèmes adoptés pour voir si l’autre l’a lu, ou encore pour masquer qu’on l’a bien ouvert, interviennent précisément à des moments où le récit des rapports sexuels entre époux marque une pause, est le plus souvent omis, ou cantonné à un sommaire. La lecture du journal de l’autre vient en somme remplacer le rapport sexuel comme objet de la narration, d’où une sorte d’équivalence entre les deux termes : lire ou faire l’amour. Hormis le traitement très symétrique de la lecture et de l’acte sexuel tels qu’ils sont présentés dès le début du roman, c’est d’ailleurs le corps même du journal qui va fonctionner comme une métaphore du corps sexuel. Car non seulement les protagonistes font l’amour par le biais du journal, mais les journaux eux-mêmes miment l’acte sexuel : une alternance parfaitement symétrique des entrées est respectée et celles-ci La lecture ou l’amour : La Clef de Tanizaki Jun.ichirô 417 sont littéralement entrelacées ; les journaux sont scandés par une ponctuation haletante ; enfin, c’est l’objet lui-même du journal qui est présenté comme un corps à déshabiller, à effeuiller. Et ce corps du journal est lui-même pétri par les fantasmes familiers de l’œuvre de Tanizaki : obsession, rapport sado-masochiste ambivalent des partenaires, voyeurisme et exhibitionnisme, fétichisme… Mais le roman va plus loin. En établissant tacitement un pacte érotique entre les deux époux, il établit leur pacte de lecture. La feinte et la dissimulation en sont les ressorts. Comme le mari, qui tout en disant ne pas souhaiter que sa femme le trompe « complètement » avec Kimura, la pousse continûment dans ses bras, comme la femme, qui feint de dormir dans les bras de son mari et le laisse se livrer à tous les fantasmes qu’elle disait abhorrer jusque là, tous deux feignent de ne pas se lire mutuellement tout en s’encourageant constamment à le faire. Tout un système du discours est donc vicié (Yamada : 155) Pacte érotique et pacte de lecture se rejoignent puisque c’est par le biais du journal que les directives érotiques vont être données et leurs conditions de réalisation « discutées ». La femme le dit d’ailleurs très explicitement en parlant de son journal : Autrement dit, désormais, je m’adresserai indirectement à mon mari par ce moyen (Tanizaki : 1050) En d’autres termes, il ne s’agit plus de lire le journal intime selon la lecture « réflexive » qui est, par essence, la sienne mais de mettre en place une forme de communication particulière. Cet échange d’entrées se donne à lire comme une sorte de conversation, et cette impression est d’autant plus forte que les sujets sont souvent repris par l’un, puis par l’autre, de ces interlocuteurs. Cependant le plus curieux est que cet échange n’est guère productif. Constitué la plupart du temps d’injonctions, il tourne plutôt au dialogue de sourds, tant les récits qu’il développe ne favorisent pas un nouement de l’intrigue. En plaçant le désir de lecture au cœur de son récit sous cette forme particulière, Tanizaki expose aussi un désir d’écrire stimulé par la feinte, c’est-à-dire par un code de communication masqué. Que va-t-il se produire lorsque l’un des deux protagonistes ne feint plus, quand la maladie de l’époux, lui ôtant toute liberté de mouvement, ne va plus lui permettre d’écrire ? La femme va assurer seule la narration. Cette prise de possession du récit se déroule cependant en quatre temps nettement distincts, organisés autour de l’entrée charnière du 1er mai. Sur une douzaine d’entrées entre le 17 et le 418 Estelle Figon 30 avril, l’épouse continue son journal, a priori sans lecteur. Dans l’entrée du 1er mai, elle dit prendre conscience que sa fille l’a trompée et a lu son journal à son mari. S’ensuit un saut de plus d’un mois sans aucune entrée. On apprendra que le mari est mort dans la nuit du 1er au 2 mai. Enfin, sur les trois dernières longues entrées des 9, 10 et 11 juin qui suivent la mort du mari, il n’est plus fait allusion à un lecteur possible dans la famille (la question est en suspens, et on peut même penser que l’épouse a réussi à cacher son journal). Ikuko reprend son récit sous la forme d’une relecture commentée des deux journaux. De ce fait elle change de statut : de partenaire d’écriture, elle devient la narratrice du roman. Cette mutation induit un profond changement des pactes de lecture et une nette évolution de la narration. En effet, à ces quatre temps du « devenir-narratrice » de la femme, correspond une forme d’errance narrative. Si dans un premier temps en effet, alors qu’elle donne de ses ébats une description assez détaillée, on peut imaginer que le mari est encore une lecteur potentiel et qu’elle écrit encore pour lui, dès l’installation de la maladie et la consignation minutieuse des soins et examens pratiqués, au détriment des récits sexuels qui s’étiolent, il est évident qu’il ne pourra plus être un lecteur. On pourrait donc assister à l’émergence d’un journal intime à proprement parler, mais la narration se défait. Le journal intime est ainsi nié dans sa nature : sans lecteur, son écriture s’avère impossible. Elle ne se trouve ressourcée que quand la mère acquiert la certitude que leur fille a lu son journal au père. Un nouveau pacte de lecture devient possible par le biais de lecteurs « gigognes » et, s’il n’est pas érotique et ne se formule pas sous la forme d’injonctions, il reste une forme de communication. Cependant ce pacte est mort-né, puisque le père décède aussitôt : la lecture entraînerait-elle la mort ? Avec la mort du père et le long silence qui s’ensuit, le récit pourrait s’éteindre, mais il reprend sous une forme inattendue. La mère, réitérant la profession de « tout révéler sans rien dissimuler », va en effet reprendre sur trois longues entrées des morceaux choisis de leurs deux journaux dont elle va opérer une relecture « critique » Le destinataire de ce bilan est obscur. Serait-ce sa fille ? Dans ce cas, cette relecture serait destinée à lui ouvrir les yeux. Elle suppose un pacte de lecture différent de celui conclu par les époux (ce n’est plus un pacte érotique). Tout ce qui était de l’ordre de la prolepse bascule dans l’analepse (sauf l’annonce du mariage de la fille à la fin) et, du La lecture ou l’amour : La Clef de Tanizaki Jun.ichirô 419 point de vue narratif, c’est un changement radical. Dans la première partie du roman, une forme de dialogue empêchait l’intrigue de se nouer. A partir du moment où elle reprend des morceaux des entrées précédentes, la mère se livre à une manipulation des faits et des temporalités, en d’autres termes à une mise en intrigue dont le point culminant réside dans l’aveu de l’assassinat de son mari : le roman « érotique » devient roman à énigme. Par cette relecture commentée, la mère confond en sa seule personne les deux instances, la narratrice et la lectrice, et par la bouche de la narratrice vient expliquer à la fois ce qu’il aurait fallu qu’elle lise lorsqu’elle était la lectrice de son mari et ce qu’elle a effectivement lu. En d’autres termes, au moment même où elle expose les différents types de lectrice qu’elle a pu être, elle livre aussi les manipulations qu’elle a pu opérer en tant qu’auteur. Doit-on voir dans ce souci panique et maladif de relecture et de réécriture une mise en scène d’une volonté de contrôle maximum, d’une forme de délire mégalomane où narrateur, auteur et lecteur sont réunis dans une seule et même instance, tentant de verrouiller le récit de la manière la plus serrée possible, pour aboutir finalement à un ressassement stérile ? La mère devient une sorte de narratrice en chef, distribuant la parole et reprenant à son seul compte les narrations jusque là effectuées. Cependant en opérant cette relecture, elle manipule l’ensemble des éléments que le lecteur pouvait jusque là retirer des différents récits. Dès lors, elle ne s’adresse plus à sa fille comme un destinataire possible, comme dans le deuxième temps - les questions déguisées qu’elle lui posait ont disparu du récit - mais bien au lecteur du roman La Clef. Le labyrinthe des lectures à plusieurs niveaux à l’intérieur de la diégèse est toujours l’objet d’une autre lecture, celle du lecteur du roman. Les premières lignes du roman convient à découvrir dans tous ses détails la vie intime d’un couple. L’accroche au lecteur est donc celle d’une sorte de roman érotique. Or ces premières lignes sont justement celles que le mari note dans son journal le 1er janvier. Il propose donc à sa femme, en fin de compte, le même programme que celui que l’auteur propose au lecteur. Ces pactes de lecture imbriqués, qui sont tout à fait similaires, provoquent une sorte de confusion entre le lecteur du roman et la lectrice du journal du mari. Et ce lecteur sera lui aussi trompé dans son attente lorsque sera mise à mal la promesse de récit érotique, lorsque la provocation, devenue une incitation à braver l’interdit 420 Estelle Figon de la lecture du journal de l’autre, va l’emporter. En toute logique, le lecteur devrait alors être, lui aussi, associé aux défis que se lancent les protagonistes. Mais à quoi d’autre est-il convié depuis le début du roman par le biais de la différence des graphies ? L’homme écrit en katakana avec des sinogrammes, la femme écrit non pas avec le seul syllabaire hiragana complété par des sinogrammes, comme il est souvent dit, mais en langue standard (combinaison des trois systèmes graphiques, comme partout aujourd’hui.) La graphie utilisée par le mari se caractérise donc par une absence. Cette différence formelle est si puissante dans sa matérialité et sa dynamique qu’elle éblouit littéralement la lecture, sature le regard. Les journaux sont aisément identifiables. À chaque entrée qu’il découvre, le lecteur est informé au premier coup d’œil. Les divers éléments explicatifs justifiant l’usage des katakana par le mari (histoire du journal intime masculin, volonté de manifester son éducation ou un goût pour un certain démodé, désir d’affirmer sa virilité) n’épuiseraient pas pour autant le sujet. Il était inutile en effet d’utiliser les katakana, pour caractériser le mari, la langue japonaise disposant de bien d’autres moyens (emploi d’un mot différent pour marquer la première personne, tournures spécifiques, etc.). Cet usage des syllabaires, non motivé par la fiction, met à nu le corps du texte, le montre dans sa crudité, constitue un élément supplémentaire à apporter au mimétisme sexuel des journaux. Ce sont bien deux corps textuels sexués qui se répondent et se provoquent, et dont la lutte est ressentie par le lecteur du roman dans son corps même. Cependant, qui peut au fond être réellement concerné par cette distinction graphique ? Les deux protagonistes savent bien qu’ils lisent le journal de l’autre, et n’ont aucun besoin de signe distinctif. Celle-ci ne peut s’adresser qu’au seul lecteur du roman. C’est son regard, dans sa faculté littéralement discriminante, qu’elle met en scène, et par là sa corporéité. L’introduction du corps du lecteur dans la fiction réalimente les fantasmes érotiques : voyeurisme de la lecture, fétichisme de lire des morceaux choisis du journal… En outre, le sentiment d’une temporalité infiniment dilatée dans le présent, que procurent la disposition des journaux et leur contenu, fait écho à la temporalité de la lecture. Et, posé d’emblée par la forme même du texte, le lecteur peut donc jouer pleinement son rôle, comme un nouveau personnage, et La lecture ou l’amour : La Clef de Tanizaki Jun.ichirô 421 être tour à tour manipulé ou manipulant. Manipulé, on s’en doute, à commencer justement par ces graphies qui, en affirmant très haut une identité sexuelle ont l’air trop sexuées pour être honnêtes. Elles semblent clamer leur genre, comme pour faire oublier qu’elles pourraient être écrites par l’autre. Leur contenu et leur langue même sont si proches qu’un effacement des signes sexués distinctifs pourrait conduire à penser qu’il n’y a qu’un seul narrateur, s’essayant à des exercices de style. La relecture par la femme des deux journaux irait plutôt dans ce sens. On pourrait très bien imaginer une narratrice bicéphale qui, à partir d’un certain moment du récit, décide de tuer littéralement et métaphoriquement son alter ego masculin pour s’emparer seule de la narration. Et les séries de points, qui, comme le remarque très justement Anne Bayard-Sakai1, clôturent le texte en en supprimant peut-être tous les passages plus banals, enferment le lecteur dans leurs remparts2. De même, différentes thématiques comme celle de la maladie ou de l’ambigüité du comportement de la fille sont présentes depuis le tout début du roman, mais vont être traitées dans une sorte de crescendo. Le lecteur peut donc à juste titre penser qu’il a été de bout en bout abusé avec cette histoire de roman érotique (et la confession du « crime » de la femme le conduit aussi à cette conclusion) et qu’il devrait reprendre sa lecture pour voir de quelle manière on l’a manipulé. Pourtant, alors même que le lecteur semble happé par un processus vertigineux dont les tenants et les aboutissants lui échappent, rarement roman aura affirmé avec autant de conviction la puissance de la lecture. Après les trois entrées très longues où la femme reprend les événements qui viennent de se produire, le roman se termine sur une unique prolepse : Le plan de Kimura consiste à épouser Toshiko quand le moment paraîtra propice, de manière que, les formes étant ainsi respectées, nous puissions vivre tous trois dans cette maison. Toshiko, en somme, accepterait de se sacrifier pour sa mère, afin de sauver les apparences. […](Tanizaki : 1122) Si le lecteur fait le pari que ce discours de l’épouse est vrai, et s’il veut croire littéralement ce qui lui est dit, il comprendra que la fille, Toshiko, est la grande perdante de toute cette affaire. On pourrait ainsi lire La Clef La clef comme une œuvre mettant 1. Anne Bayard-Sakai, notice de La Clef, La Pléiade. 2. De ce point de vue aussi, les journaux de La Clef sont véritablement un univers sadien. (Roland Barthes). 422 Estelle Figon magistralement en scène le désir féminin dans toute sa force destructrice. Mais, comme il est possible que le lecteur ait été en quelque sorte éduqué par l’intégralité du roman qu’il est en train d’achever, il pourra aussi comprendre qu’il y a une autre logique du texte, que la mère a menti de bout en bout et que c’est elle au contraire qui va perdre la partie : les deux coquins, Kimura et sa fille, vont sans doute user du même stratagème pour la faire mourir à son tour, puisqu’elle est plus âgée, peut-être malade… Enfin, un lecteur féru de psychanalyse comprendra en revanche que, une fois le père tué, il ne reste plus qu’à faire mourir l’amant pour que le couple fusionnel mère-fille s’épanouisse en toute liberté, et que c’est donc Kimura qui va mourir, ce qu’une autre foule d’indices permet de conclure. Bien entendu, aucun de ces lecteurs n’aura tort. Autrement dit, au moment même où la narration qui ne peut plus que tourner en rond en reprenant uniquement ce qui a déjà été raconté, s’épuise et meurt3, la lecture, elle, extraordinairement vivace, s’épanouit dans une multitude de possibles. Bien que ce ne soit pas tout à fait le dernier roman de son auteur, grande est la tentation de faire de La Clef, à divers titres, un ouvrage testament. Il offre en effet une forme de bilan, ne serait-ce que dans le panel très complet des thématiques tanizakiennes qu’il présente, ou dans la reprise de diverses problématiques formelles maintes fois développées dans son œuvre, et notamment celle du quatuor du désir. Il est aussi frappant de constater combien la lente évolution de la narration dans cet ouvrage, de la joute des deux protagonistes à la folie possible de la dernière voix unique, révèle une sorte de découragement narratif, comme une aphasie. Le constat pourrait être accablant : en mettant en scène une lutte érotique sans merci entre ses deux protagonistes, Tanizaki met à nu l’importance du désir et la violence nécessaire au processus de l’écriture, jusqu’à la mort. Et l’épuisement érotique de l’homme vieillissant reflète l’épuisement du désir même d’écrire, qui se traduirait ici dans l’exposition un peu grotesque d’un bric-à-brac thématicoformel. Pourtant à l’instant même où l’auteur semble céder à cette incommensurable fatigue, s’en remettant doucement aux mains de ses lecteurs, il réaffirme la puissance créatrice de la lecture et la survie même de son œuvre. 3. L’économie textuelle est encore une fois significative. Le 1er mai, regain de l’écriture : 4 pages, qui va crescendo : 9 pages le 9 juin, puis decrescendo : 6 pages le 10 juin, et à nouveau 4 pages le 11 juin, pour la dernière entrée. La lecture ou l’amour : La Clef de Tanizaki Jun.ichirô 423 BIBLIOGRAPHIE Barthes, Roland. Sade, Fourier, Loyola. Paris, Éditions du Seuil, 1971. Bayard-Sakai, Anne. « Notice de La clef ». In Tanizaki Jun.ichirô, Œuvres, op. cit. pp. 1508-1513 Figon, Estelle. « Yomukoto mata wa seiai ». In Monogatari no gengo. Jidai o koete (« La Lecture ou l’amour », in La Parole romanesque à travers les siècles), sous la direction de Terada Sumie, Kojima Naoko, Hijikata Yôichi, . Tôkyô, Seikansha, 2013. Tanizaki Jun.ichirô. La Clef, Fûten rôjin nikki. Tôkyô, Shinchô bunko, 1986 (tr. fr. par Anne Bayard-Sakai, in Tanizaki Jun.ichirô, Œuvres, Tome II, Gallimard, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1998). Yamada Hiroaki. « Tanizaki, ou les effets d’un quatrième terme », in Lire avec Freud, Pour Jean Bellememin-Noël. Sous la direction de Pierre Bayard. Paris, PUF, 1998 : 149-164. Scènes de ménage de l’ère Taishô Scènes de ménage de l’ère Taishô 425 EMMANUEL LOZERAND Inalco-CEJ SCÈNES DE MÉNAGE DE L’ÈRE TAISHÔ1 La scène, « au sens ménager du terme », semble étroitement liée à la conception occidentale de l’amour (Barthes 1977 : 243248). Ses représentations oscillent entre deux pôles : un plus léger, qui en fait un ingrédient haut en couleur de la comédie conjugale ; un autre plus sombre, à partir de la fin du xixe siècle, depuis qu’« une immense scène de ménage traverse […] la vie privée des Européens » (Agacinski : 7). Mais qu’en est-il du Japon ? Pris au pied de la lettre, un certain nombre de discours devraient y rendre ce type d’épisodes difficilement imaginables. En effet, si la langue japonaise implique une « dilution du sujet », si l’archipel offre une individualité « pure de toute hystérie » (Barthes 2007 : 16, 137), si le sujet japonais est infiniment « adaptable » (Berque : 29-60), si les femmes, là-bas, sont sagement soumises à une autorité patriarcale d’origine confucéenne, ou s’« il n’y a pas d’amour au Japon » (Butel : 4), en toute logique il ne devrait pas non plus y avoir de scènes de ménage. Or il y en a. Dans la vie, comme dans les représentations. Pour inaugurer l’enquête2, on se concentrera ici sur un microcorpus emprunté à de grands auteurs modernes : • Je suis un chat (Wagahai wa neko de aru, 1905), de Natsume Sôseki ; • Une demi-journée (Hannichi, 1909), de Mori Ôgai ; • Un couple de braves gens (Kôjinbutsu no fûfu, 1917), de Shiga Naoya ; • Svastika (Manji, 1928-1929), de Tanizaki Jun.ichirô. 1. Une version longue de ce texte est disponible sur le site du Centre d’études japonaises de l’Inalco (http://www.cej.fr/). 2. Je remercie vivement mes étudiants de master de l’Inalco et de l’Université de Genève, ainsi que les collègues et amis, qui m’ont déjà beaucoup aidé dans ce travail. 426 Emmanuel Lozerand L’échelonnement chronologique de ces textes permet de baliser une ère Taishô (1912-1926) un peu élargie, avec l’hypothèse, toute provisoire, qu’en ce premier tiers du xxe siècle la « scène de ménage » s’est cristallisée au Japon comme un objet littéraire caractéristique, au croisement de deux évolutions : celle des couples, dans la vie réelle, celle de la littérature. I. POUR UNE HISTOIRE DES SCÈNES DE MÉNAGE Même si son usage est délicat, la littérature constitue une « source tentante » (Lyon-Caen et Ribard : 15) pour esquisser une histoire des scènes de ménage. Un ancrage dans la réalité vécue caractérise d’ailleurs certains des textes ici retenus. Une demi-journée par exemple est un texte singulier dans la production d’Ôgai puisqu’il ne fut pas repris en volume avant 1953, au motif qu’il mettait en cause des membres de sa famille. De manière générale, le début du xxe siècle constitue une époque essentielle pour les couples japonais (Galan et Lozerand : passim). Sur le plan légal, le Code civil a été promulgué en 1898, ainsi qu’un nouveau Code pénal en 1907 : ils ont institué un modèle juridique patriarcal de la famille, confirmé la monogamie, ainsi que le traitement inégalitaire des époux face à l’adultère. D’autre part, les idéologies de la « maison » (ie), mais aussi du katei, « foyer » restreint harmonieux, structuré autour du couple et de l’enfant, se répandent. Dans les classes moyennes et supérieures, en milieu urbain, de nombreuses femmes ont accédé à une éducation de qualité. Beaucoup sont de grandes lectrices3. Quels échos de ces transformations, propices à l’explosion des scènes de ménage, entend-on dans nos récits ? Je suis un chat met en scène un « couple au dessus des contingences » (chôzenteki fûfu), « qui a abandonné le terrain fastidieux des bonnes manières avant sa première année de mariage » (Natsume : 130). Est-ce le modèle tout récent du « foyer » qui est ici visé ? Ou un idéal plus ancien de « fidélité jusqu’à la mort et au-delà » (kairô dôketsu), selon l’expression issue du Classique des vers qui traverse la tête de Kushami ? Dans Une demi-journée, la scène a pour moteur la détestation d’une femme à l’égard de la mère de son époux. Or il semblerait que « les conflits belles-filles/belles-mères ne [soient] rien d’autre qu’un phénomène moderne » (Ueno : 114-116), qui vient 3. Voir aussi Christine Lévy (sous la direction de), « Dossier : Naissance d’une revue féministe au Japon : Seitô (1911-1916) », Ebisu, no 48, automnehiver 2012. Scènes de ménage de l’ère Taishô 427 ici décevoir les attentes d’un mari « progressiste » : « Lui qui avait souhaité, en prenant femme, jouir des plaisirs d’un foyer harmonieux (ikka danran), avait totalement échoué. » (Mori : 465) Chez Shiga, c’est la jalousie de l’épouse à l’égard des aventures possibles du mari, en voyage, avec des prostituées, qui déclenche la querelle. On reconnaît là l’irruption de ce « Sexual Double Standard » (Ueno : 112), qui, d’après le droit moderne, interdit aux femmes mariées toute liaison extraconjugale, alors qu’il autorise à leurs conjoints des relations avec des femmes non mariées. Cette norme entre ici en conflit avec un idéal du couple plus égalitaire, auquel les deux protagonistes paraissent sensibles, comme l’indique le titre d’un récit qui les qualifie de « braves gens » (kôjinbutsu). Dans Svastika la jalousie est également centrale, mais c’est à présent celle du mari à l’égard des relations homosexuelles de son épouse, or c’est précisément à l’ère Taishô que, dans une certaine mesure, l’homosexualité féminine a commencé à s’affirmer au grand jour. Ces scènes de ménage ne prennent donc pas leur essor hors de toute détermination historique. Bien qu’il soit difficile de déterminer si elles se font l’écho de conflits réels, si elles les annoncent ou si elles tentent de les conjurer, elles ne semblent pas pouvoir être isolées des évolutions d’une société en proie à des tensions entre idéaux, normes, sentiments et pratiques, dont les contradictions passent souvent à l’intérieur même des individus. Si le couple y a une dimension désormais centrale, il devient également l’objet de soupçons, qui fournissent de nouveaux sujets de disputes4. II. LA DYNAMIQUE DES SCÈNES DE MÉNAGE C’est la scène qui fait le couple : « Lorsque deux sujets se disputent selon un échange réglé de répliques et en vue d’avoir le dernier mot, ces deux sujets sont déjà mariés » (Barthes 1977 : 243). Cette « schismogenèse complémentaire », comme 4. Une forme de conjugalité moderne est sans doute apparue plus tôt au Japon. L’expression moderne fûfu genka elle-même, « querelle entre époux », daterait du xviiie siècle, et d’autres types de conflits dans d’autres types de couple, apparaissent dans la littérature de l’époque de Heian, voire dans le Kojiki. Certains critiques voient néanmoins apparaître une « lutte entre les sexes » (ryôsei no sôkoku) vers 1906 (d’après Claire Dodane, De Higuchi Ichiyô à Tamura Toshiko, mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches, Lyon 3, 2007, p. 163). 428 Emmanuel Lozerand disait Gregory Bateson, possède sa logique discursive propre (Watzlawick et al. : 149-185), psychologique, linguistique, voire ontologique (Flahault : 154-155). La scène démarre sur une situation de tension, qui crée un différentiel entre les protagonistes. Il faut ensuite un « leurre », pour que tous deux entrent dans la partie. La logique de la surenchère entraîne alors une escalade que de fausses solutions (silence, raison, métascène, fuite) ne peuvent que provisoirement ralentir. On atteint une acmé. La violence verbale ne peut plus déboucher que sur le défi, la menace, voire l’affrontement physique. Seuls la fatigue des deux protagonistes, une intrusion extérieure ou le basculement dans la relation charnelle sont susceptibles d’y mettre fin. Dans Je suis un chat, la scène survient sur fond de l’indifférence qui semble s’être installée entre les deux époux. Un hasard permet le déclenchement du conflit : le mari découvre la calvitie naissante de son épouse. Il la prend alors à partie, considérant cette alopécie comme le signe d’une sorte de tromperie, et, malgré son peu de réaction initiale, il finit par l’amener à réagir. Contraint de battre en retraite, face à la violente contre-attaque qu’il a déclenchée, il est sauvé par un coup de sonnette annonçant un visiteur. Occupant la totalité d’Une demi-journée, la scène s’y déroule sur quelques heures. Réveillée par la voix désagréable de sa bellemère, l’héroïne, mécontente de l’absence de réaction de son mari, vient prendre place face à lui après une muette escarmouche de regards. Elle l’interpelle à cinq reprises, menaçant de quitter le domicile conjugal avec leur fillette, mettant en cause la voix de sa belle-mère, réclamant la gestion des comptes familiaux, s’inquiétant de ce qui pourrait advenir d’elle si son époux disparaissait, accusant de folie la mère de son époux. À chaque fois, ou presque, le mari contre ses arguments et un silence morne s’installe. La scène est comme sans cesse avortée. La dispute occupe la séquence d’ouverture d’Un couple de braves gens. Naissant de la tension créée par le silence pesant du mari, elle se noue très rapidement, quand ce dernier annonce son intention de partir pour un long voyage. Comme l’épouse s’y oppose, au motif des « choses » auxquelles ce dernier pourrait se livrer en chemin, on débouche presque instantanément sur un face-à-face tendu. L’habileté de l’épouse consiste alors à déplacer l’objet du conflit, en demandant une promesse de fidélité. Toutefois, au moment où son mari, lassé, semble céder, elle commet l’erreur d’aller trop loin et de réitérer sa demande, ce qui provoque un retournement inattendu : le mari renonce à son voyage ; et une conversation à front renversé s’engage : c’est Scènes de ménage de l’ère Taishô 429 maintenant son épouse qui le pousse à partir. L’apaisement des époux sera difficile et tout provisoire. La scène extraite de Svastika est précédée de la découverte fortuite par le mari, rentré plus tôt qu’à l’accoutumée à la maison, du caractère trouble des liens de son épouse avec la jeune Mitsuko. Le lendemain soir, l’époux la presse de questions insistantes : que se passe-t-il exactement entre vous ? ne crains-tu pas de prêter le flanc à la rumeur et aux malentendus ? Elle tente d’éluder, mais le mari s’entête, surmonte ses défenses et finit par obtenir des détails sur les heures qu’elle a passées à contempler la nudité de son amie. À ce moment, le mari met en cause la moralité de Mitsuko, déclenchant lui aussi une très violente contre-attaque de son épouse, qui met en cause sa virilité et l’accuse de l’avoir épousée pour de l’argent. Une explosion de violence physique clôt provisoirement l’affrontement, laissant les deux protagonistes hébétés. Le schéma-type, mis en évidence par Barthes par exemple à partir de l’analyse d’une scène du Werther de Goethe, se retrouve ainsi quasiment tel quel chez Sôseki et Tanizaki. Il présente de légères variantes chez Shiga et est comme latent, mais entravé dans son épanouissement, dans la nouvelle d’Ôgai. III. UNE ORGIE LANGAGIÈRE Les passages dialogués occupent une place centrale dans ces scènes de roman. Je suis un chat et Une demi-journée sont d’ailleurs les tout premiers récits composés en « langue parlée » par Sôseki et Ôgai. De cette jubilation, on ne peut donner ici que quelques aperçus. Ainsi, au fil de la quinzaine de répliques, brèves, qui constituent la scène de Je suis un chat, la volonté d’assener le sens pousse le mari à une mauvaise foi caricaturale : « Aucune loi n’interdit de grandir après vingt ans. Je croyais qu’en te donnant des choses nourrissantes à manger après le mariage tu pourrais grandir encore un peu. » (Natsume : 133) Si Une demi-journée traduit une moindre sensibilité à la langue parlée, et glisse souvent à la « discussion » sérieuse (mondô) (Mori : 470) ou au silence, la nouvelle de Shiga accorde en revanche une grande importance aux tours de langage. Ainsi, après avoir annoncé sobrement son voyage, le mari est-il contraint de sortir de son mutisme. Sa femme, à l’inverse, perd de sa volubilité et de son contrôle : 430 Emmanuel Lozerand « Que dites-vous ? Voilà donc à quoi vous songiez depuis tout à l’heure ? – En effet. – Et combien de temps comptez-vous être absent ? – Trois semaines environ. – Si longtemps ? – Oui, de Kyôto je compte gagner Kyûshû, puis la Corée, Je pousserai sans doute jusqu’à la Montagne de Diamant. » (Shiga : 35) Ce croisement se manifeste concrètement dans l’allongement des répliques de l’homme comme dans le raccourcissement des répliques de l’épouse, dont la langue devient également moins soutenue. Un autre passage permet à l’épouse d’évoquer sa souffrance par le recours à une double hypotypose contrastée qui constitue une arme rhétorique efficace : « Mais que moi je reste là toute seule, toute triste à vous attendre, pendant que vous, à la même heure, vous serez je ne sais où, en train de faire dieu sait quoi… » (Shiga : 35) Le mari est contraint de louvoyer, entamant une variation grammaticale sur l’expression de la modalité conjecturale en japonais : « (a) Je ne dis pas que je n’en ferai pas à coup sûr. (b) Il se peut que je n’en fasse pas. (c) Il est probable même puisque tu prends la chose comme ça que je n’en ferai point. (d) Je ferai tout mon possible pour n’en pas faire.… (e) Mais ça ne veut pas dire non plus que je n’en ferai pas. » (a) Shiyô to iu n ja nai (b) Shinai ka mo shirenai (c) Tabun shinai (d) Narubeku sô suru (e) Kanarazushimo shinakunai kamo shirenai (Shiga : 35-36) La dépense langagière est également manifeste chez Tanizaki, sous la forme d’une pléthore d’insultes par exemple, comme « fossile humain » (ningen no kaseki). Mais retenons seulement l’habileté dont fait preuve le héros pour « encaisser » les tentatives d’évitement de sa femme et poursuivre avec acharnement son enquête : « Si c’est moi qui suis vulgaire, je te présenterai toutes mes excuses, je souhaite de tout cœur que ce ne soit que le fruit de ton imagination, mais avant de me taxer de vulgarité, ne vaudrait-il pas mieux que tu interroges ta conscience. Es-tu sûre de n’avoir rien à te reprocher ? » (Tanizaki : 52) Scènes de ménage de l’ère Taishô 431 À l’exception significative d’Ôgai, nos auteurs sont donc sensibles à cette « jouissance perverse » de la scène de ménage qui consiste à « se donner du plaisir sans le risque de faire des enfants » (Barthes 1977 : 243), c’est-à-dire à faire de la littérature. IV. LA MISE EN REGARD ROMANESQUE Insérées dans des fictions narratives, qui accordent une place parfois essentielle au point de vue d’un tiers, ces scènes de ménage ne sont pourtant pas de simple scènes de théâtre. L’étrange narrateur de Je suis un chat observe, mi-étonné, mi-ironique, la dispute du couple Kushami. Son regard se superpose avec cocasserie à celui du mari, couché à plat ventre sur les tatamis, le visage au ras du… postérieur de son épouse occupée à repriser un vêtement d’enfant. Ce dispositif incite d’emblée à une lecture amusée d’une dispute en quelque sorte archétypale et grotesque. En mentionnant régulièrement la fillette du couple d’Une demi-journée, le narrateur fait exister en filigrane le point de vue d’une enfant sur un conflit qui commence à son réveil et s’arrête quand elle quitte la pièce. Son regard, tel que le père l’imagine posé sur ses parents, est le signe même du tragique de la situation : « Et dire que Tama n’a jamais entendu ses parents rire ! » (Mori : 474). Au début d’Un couple de braves gens, le narrateur donne toute la place aux répliques des deux protagonistes, caractérisées par une extrême vraisemblance et la dimension très sexuée de leurs langages respectifs. Proches, mais maintenus dans un certain flou, cette « épouse » (saikun) et ce « mari » (otto) anonymes n’en constituent pas moins des supports disponibles pour un mouvement d’identification empathique de lecteurs ou de lectrices conviés à adopter tour à tour le point de vue de chacun des deux époux. Svastika enfin propose un dispositif sophistiqué. Le récit est censé être raconté en direct, en dialecte d’Ôsaka, à un écrivain par une femme, « la veuve Kakiuchi »…, qui précise avoir tenté préalablement de coucher ses souvenirs sur le papier, « comme si elle écrivait un roman » (Tanizaki : 5), mais sans y parvenir complètement… Retranscrit on ne sait comment, ce récit est accompagné de « notes de l’écrivain », en langue écrite standard de la capitale, mais aussi de documents « authentiques », comme des lettres : la scène de ménage entre Sonoko et son mari a ainsi 432 Emmanuel Lozerand été relatée préalablement à son amie, lui révélant la curiosité de son mari pour leurs exhibitions. Les relations « sexuelles », placées sous le sceau de l’impuissance ou de la non consommation, existent donc ici surtout sur le mode de la vue, de l’exhibition ou de l’imagination. Désir mimétique et jalousie jouent un rôle essentiel. La « roue bouddhique » peut se lire comme un tourniquet des récits intriqués : la scène (de ménage) a lieu parce que le mari a soupçonné (imaginé) une autre scène (érotique) entre son épouse et Mitsuko sur la base de maigres indices. Alors qu’il désire en (sa)voir plus, son épouse commence par lui refuser ce récit espéré, puis, acculée, par lui raconter ce que finalement il n’aurait peutêtre pas souhaité entendre, c’est-à-dire la manière dont Mitsuko se dévoile… Devenue veuve, Sonoko donne à son tour à entendre à « l’écrivain » l’entrelacs de ces différents désirs de voir, d’être vu ou de donner à voir. Et l’écrivain à son tour le redonne à lire aux lecteurs, qui pourront à leur tour le redonner à d’autres, suscitant la complicité (ou le rejet) de nouveaux auditeurs ou lecteurs entraînés dans la spirale de la curiosité voyeuriste. DE LA CIVILISATION DES SCÈNES ? Au vu des quatre exemples analysés, la scène de ménage semble bien avoir constitué dans le Japon du premier tiers du xxe siècle un objet littéraire bien peu dépaysant. N’y témoignet-elle pas d’une forte capacité d’affirmation personnelle, jusque dans l’hystérie ? d’une excellente capacité au conflit ? de l’intrépide résistance des épouses à la soumission conjugale ? d’une forme de passion au cœur des vies domestiques ? Mais cette cristallisation n’est-elle pas le résultat, ou la prise de conscience, d’un double processus de civilisation et de privatisation des conflits conjugaux ? Dans un « récit au creux de la main » de 1932, La Querelle (Kenka), Kawabata Yasunari campe ainsi un jeune couple en voyage de noces. À son épouse qui croit que les scènes de ménage n’existent pas à la capitale, le mari laisse entendre qu’elle se trompe, et que ce qui fait défaut dans la grande ville, c’est seulement un certain type de disputes : « Tu ne peux imaginer combien les gens de la campagne sont plus heureux de pouvoir s’empoigner à bras le corps, avec leurs cris qui traversent les murs et qui ameutent le voisinage. » (Kawabata : 379) Scènes de ménage de l’ère Taishô 433 Les gens des villes, à l’inverse, « intelligents et réservés », semblent donc se disputer en privé, sans (trop) élever la voix, et en mettant à distance (le plus souvent) la violence physique. On peut juger « étouffantes » (semakurushii), comme le mari, ces mœurs urbaines, mais elles peuvent aussi être lues comme le signe d’une domestication des conflits, typique d’un « processus de civilisation » (Elias), et de ses ambivalences. N’appartenait-il pas désormais logiquement à la littérature de redonner une dimension publique à ces nouveaux drames de l’intimité ? BIBLIOGRAPHIE Kawabata Yasunari. « Kenka » (1932), Tenohira shôsetsu. Tôkyô, Shinchô bunko, 1989 : 378-379 (tr. fr. par Cécile Sakai, sous le titre « La dispute », La Nouvelle Revue Française, « Du Japon », Paris, Gallimard, mars 2012 : 254255). Mori Ôgai. « Hannichi » (1909). In Ôgai zenshû, vol. 4. Tôkyô, Iwanami shoten, 1972 : 459-482 (tr. angl. par Darcy Murray, sous le titre « Half a day ». In Youth & other Stories, University of Hawaii, 1994 : 72-87). Natsume Sôseki. Wagahai wa neko de aru (1905). Tôkyô, Shinchô bunko, 1961 (tr. fr. par Jean Cholley, sous le titre Je suis un chat, Paris, Gallimard, 1986 (1978)). Shiga Naoya. « Kôjinbutsu no fûfu » (1917). In Kozô no kami-sama, Kinosaki nite. Tôkyô, Shinchô bunko, 1968 (tr. fr. par Marc Mécréant, sous le titre « Mari et femme ». In A Kinosaki, Arles, Picquier, 1989 : 85-102). Tanizaki Jun.ichirô. 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Watzlawick, Paul. et al.. Une logique de la communication. Paris, Seuil, 1979 (1967). Les Meriken jappu mono de Tani Jôji Les Meriken jappu mono de Tani Jôjiun premier cas de littérature globale au Japon ? 435 GÉRALD PELOUX CRCAO LES MERIKEN JAPPU MONO DE TANI JÔJI : UN PREMIER CAS DE LITTÉRATURE GLOBALE AU JAPON ? Au début de l’année 1931 paraît à San Francisco un ouvrage singulier. Imprimé à Tôkyô, il répond au titre de Manga yonin shosei [Le manga des quatre immigrants] et a été écrit par Henry Kiyama Yoshitaka (1885-1951). Vendu aux USA, cet ouvrage ne s’adresse visiblement pas aux Américains anglophones mais à la communauté japonaise du pays. Le plus étonnant reste cependant son format : une bande dessinée en 52 planches composées chacune de 12 vignettes et de dialogues qui mélangent allègrement l’anglais et le japonais. Kiyama y raconte sa vie d’immigrant à San Francisco depuis le début du siècle, ses difficultés d’intégration, ses rencontres avec les autres membres de sa communauté. S’il s’agit d’un ouvrage à la valeur historique incontestable, la thématique de l’immigration et ce format linguistique particulier se retrouvent cependant dès 1925 dans les premiers textes d’un jeune écrivain, Hasegawa Kaitarô (1900-1935). Il relate sous le pseudonyme de Tani Jôji son expérience d’immigrant aux USA de 1920 à 1924, sous la forme de ce qu’il est convenu d’appeler Meriken jappu mono (les récits des Jap’ américains). Né en 1900 sur l’île de Sado, Hasegawa Kaitarô suit sa famille dès 1902 à Hakodate. Il baigne durant toute son enfance et son adolescence dans une ambiance internationale et politisée. En 1917, il gagne Tôkyô pour suivre des études de droit à l’Université Meiji. En 1924, quand il rentre des USA, il pense déjà y retourner mais les lois anti-immigration, votées la même année, l’en empêchent. Sa carrière littéraire est lancée en 1925 dans la revue Shinseinen [Le jeune homme moderne] avec ses récits américains. Le choix de ce support est parfaitement approprié : son premier objectif lors de son lancement en 1920 consistait à présenter les 436 Gérald Peloux possibilités d’expatriation aux jeunes hommes ruraux. Si, sous la houlette de Morishita Uson (1890-1965), la revue devient le fer de lance du roman de détective japonais, elle a longtemps gardé cette image de « pionnier ». Hasegawa est rapidement repéré par les éditeurs et s’engage dans une production très intense, caractérisée par une partition de son œuvre entre trois pseudonymes : Tani Jôji pour les Meriken jappu mono (plus généralement des textes de type moderniste), Maki Itsuma pour les traductions, les faits divers novellisés et les mélodrames, et Hayashi Fubô pour les récits de l’époque d’Edo. Lors de sa mort brutale en 1935, il était un des écrivains de littérature populaire les plus en vue et l’un des plus fortunés. L’AVENTURE AMÉRICAINE ET LES MERIKEN JAPPU MONO DE TANI JÔJI Durant ces presque quatre années de vie sur les routes américaines, Hasegawa n’intègre pas les communautés japonaises très structurées de l’Ouest américain. Son expérience le mène dans les états du Midwest et s’achève à New York. Il rencontre d’autres Japonais, d’autres communautés migrantes (mais aussi des Américains installés depuis plusieurs générations) au cours de ses longues pérégrinations et de ses multiples emplois. Dans un essai, publié en août 1925 dans Shinseinen, il revient sur sa période de « vagabondage ». Son titre est un de ces habiles jeux de mot dont il se fera la spécialité : Hôbôki [Récit de mes pérégrinations]. Il joue sur l’homophonie avec « hobo », terme américain désignant la main d’œuvre saisonnière migrante. Il sera, entre autres, assistant-dentiste, plongeur dans divers restaurants, aide dans une fabrique clandestine d’alcool, vendeur, peintre en bâtiment, domestique, marin (Tani 2003 : 2-8). Comment s’organisent les Meriken jappu mono ? Publiés pour leur majorité entre 1925 et 1927, ils sont réunis dès 1929 dans deux recueils : - Tekisasu mushuku [Sans domicile au Texas] : 32 récits, publiés dans Shinseinen (janvier 1925 à décembre 1927) sauf Men only paru en août 1927 dans la revue Bungei Shunjû [Le temps des lettres]. Ils sont réunis en un volume chez Kaizôsha, en mars 1929. - Modan dekameron [Le décaméron moderne] : 10 récits publiés dans Chûô kôron [Revue centrale] de mai à décembre 1927, puis réunis en un volume chez Kaizôsha, en mars 19291. 1. L’édition la plus facilement accessible de ces récits à l’heure actuelle est celle de la Shakai shisôsha, sortie en 1975. Les récits de Tekisasu mushuku y Les Meriken jappu mono de Tani Jôji 437 Ces nouvelles de quelques pages possèdent une structure commune : un narrateur s’adresse au lecteur et raconte l’histoire d’un immigrant japonais appelé meriken jappu (parfois plus simplement MJ). Ce sont souvent des histoires rocambolesques où l’humour est lié à la nature souvent dramatique du statut des migrants japonais décrits par Tani Jôji : activités parfois illégales, difficultés financières, tensions raciales. On ressent aussi à la lecture de ces récits, paradoxalement, la quête d’une certaine respectabilité (fût-elle limitée au monde des migrants), une volonté de s’intégrer à la société américaine mais sans jamais rejeter entièrement ses origines. Un des exemples les plus caractéristiques de ce paradoxe se retrouve dans le premier récit du Modan dekameron, « Dyu deboa fujin no yûrei » [Le fantôme de Madame Du Debois] : deux meriken jappu, versés dans les paris illégaux, s’achètent une maison, désireux de vivre comme un banal couple d’une banlieue américaine. Apparaît alors un fantôme qui renforce paradoxalement l’aspect ordinaire du quotidien de la vie des deux hommes : il range, nettoie, etc. Nos deux compères décidèrent donc d’acheter une maison pour se laisser bercer quelque temps par l’impression d’une vie de famille. […] Tous deux commencèrent alors leur vie commune, totalement absurde et sans queue ni tête, sans faire appel à une bonne ou à une domestique. Ils confièrent le magasin d’art oriental du quartier chinois à un groupe de parieurs chinois, vécurent des plus tranquillement dans la maison aux saules pleureurs et jouèrent jusqu’au bout les deux membres d’un « foyer » : jour après jour, ils ne sortaient pas de chez eux, ne portaient pas de cravate et pliaient le col de leur chemise vers l’intérieur. Lorsque l’un des deux prenait des airs d’épouse, le second, aussitôt, devenait par réflexe et de manière inconsciente le mari. S’était engagé un étrange jeu entre adultes d’autant plus désagréable qu’ils étaient sérieux. (Tani 1975 D : 20-22) Cette ambigüité de la situation sociale (sans parler de celle de genre ici) constitue une composante essentielle des héros de ces récits : souvent déclassés, ils veulent cependant absolument garder une certaine fierté même si celle-ci doit passer par des actes illégaux. De plus, ses personnages se trouvent constamment sont désormais publiés dans deux volumes (Tekisasu mushuku et Meriken shôbai ôrai [Guide de commerce du Jap’ américain]). De plus, d’autres récits ont été ajoutés à chacun des trois recueils. Il existe enfin d’autres Meriken jappu mono qui n’ont pas été intégrés à ces volumes (par exemple Hôbôki). Nous utilisons ici l’édition de 1975. Pour le système de référence, la lettre après la date de parution (1975) correspond au volume utilisé : T pour Tekisasu mushuku, M pour Meriken shôbai ôrai et D pour Modan dekameron. 438 Gérald Peloux confrontés à la restructuration de leur propre identité2. Ce conflit entre japonité et américanité, le statut précaire de migrant, sont exprimés de manière très poussée par la mise en avant des questions linguistiques et des jeux de langage, symptomatiques d’une identité intangible qui s’estompe. Alors que dans la bande dessinée Yonin manga shosei le mélange d’anglais et de japonais forme une composante importante de l’identité des personnages, ce phénomène est acté, mais n’est pas expliqué. L’absence de narrateur omniscient qui prendrait la parole empêche la mise en place d’un discours sur l’interaction des deux langues, motif en revanche absolument majeur des Meriken jappu mono. LA LANGUE ANGLAISE AU CŒUR DU JAPONAIS Lire les Meriken jappu mono, c’est avant tout faire l’expérience d’une écriture particulièrement libre où la langue entière est régie par la vie intérieure du texte, par les nécessités ponctuelles du récit, plutôt que par la grammaire. Le texte est clairement défini comme une entité indomptable qu’il faut parfois remettre dans son droit chemin. Parallèlement, de très nombreux récits sont parsemés de réflexions linguistiques axées sur la relation entre le japonais et l’anglais : on pourrait presque parler d’une obnubilation de la question linguistique. Cette dernière part d’une double constatation, la première étant thématique : Le trois juillet, veille de la Fête de l’Indépendance. L’angle de l’avenue Jean du Bois et du boulevard Saint Francis, midi au Bar Cadillac, de nombreux ouvriers et employés des environs voulaient prendre un rapide déjeuner. A travers l’air vicié tel un incube par la fumée du tabac fort et par l’odeur des vieux alcools, un anglais sale, imprégné des accents de différents pays, coulait bruyamment et de manière insistante, grassement, doucement, vivement, tel le bourdonnement des abeilles, tel un train de nuit qu’on entend au loin ou tel la chambre basse du parlement où l’on débat de la réforme des impôts. (Bonsâ Jimî [Le portier Jimmy], Tani 1975 T : 30) Ce mélange de langues et la « corruption » de l’anglais présentés ici permettent de prendre la mesure du choc linguistique de l’auteur à son arrivée aux USA. Mais aspect autrement plus intéressant, la seconde constatation est formelle. Tani Jôji propose un contrat de lecture tout à fait 2. Ômori Kyôko évoque l’ « identité ethnique fluide » de Tani Jôji qui se fait aussi souvent appeler dans ses récits George Tani (Ômori 2003, 184). Les Meriken jappu mono de Tani Jôji 439 particulier, intrinsèquement lié à l’inclusion de l’anglais dans le texte japonais3 : « Hello, you a acheté des shoes aujourd’hui, non ? Ouais, je t’ai vu les acheter. Même si tu les caches, won’t do it ! Montre-les-moi ! […] - May be so ! dit-il en tendant la main vers mes cigarettes de luxe, ---- But look at mine and have a heart… C’est ainsi que j’essaie de respecter au plus près la langue utilisée par ces hommes de couleur jaune, si vivants et culottés, les Japonais ou ceux qu’il conviendrait plutôt sans doute d’appeler Jap’. Mais comme cela sera sans doute difficile à lire, je préfère m’arrêter ici sans coup férir, […]. (Kanshô no kutsu [Chaussures émouvantes], Tani 1975 T : 40-41) Un premier aspect linguistique est en rapport avec l’appropriation de l’anglais. Si l’intérêt artistique de cette question n’échappe pas à l’auteur, un autre objectif fondamental propre aux statuts fondateurs de Shinseinen reste constamment présent : le didactisme des récits. Le fait d’intégrer des termes, voire des phrases entières, de cette langue œuvre à la présentation du pays. L’anglais forme une composante inaliénable de la langue de Tani Jôji. Non seulement les dialogues sont marqués par les anglicismes, les termes anglais repris tels quels, mais aussi par des dialogues entièrement écrits en anglais. L’effet produit est avant tout un effet de réel et la langue très libre de l’auteur ne peut que conforter le lecteur dans son impression de faire l’expérience d’un véritable échange. En parallèle, le japonais est « anglicisé » dans le sens où de nombreux termes sont doublés en furigana par leur correspondant américain. Rien de fondamentalement particulier à Tani Jôji – il s’agit d’une technique courante dans la littérature moderniste (Freedman 2009 : 26) – mais la très haute récurrence chez cet auteur le distingue de ses compatriotes. Dans Shiroi eri o shita wataridori [Les oiseaux migrateurs au col blanc], on assiste ainsi à la discussion entre un meriken jappu (MJ) et un oyabun (membre de la communauté japonaise qui joue le rôle d’entremetteur entre les migrants et les employeurs). La transcription est particulièrement complexe et fait intervenir toutes les possibilités de l’écriture japonaise. Nous ne gardons que la partie dialoguée : 3. Dans les traductions proposées ici, les différents jeux typographiques sont rendus de la manière suivante en français : le texte anglais est transcrit en caractères romains tandis que les furigana, indiquant la prononciation anglaise de termes écrits en hiragana ou kanji, sont retranscrits en italiques. Enfin certains mots (anglais) transcrits tels quels en hiragana dans le texte d’origine sont présentés dans une orthographe phonétique propre au français. 440 Gérald Peloux « Be cheated, young feller –. - Where you from ? - Me ? Denver. - Denver, Colorado – you know. - Sure. I been here too. - Ouais ? - Ouais. Il y sept ans. - Long ago – c’était them good old days ? - You said it, et tu as l’intention d’aller ensuite à New York ? - Iesse ! Mais pour le moment, c’est ici… - Mais pour le moment il n’y a rien d’important ! Même pour les paris. Le nouveau maire est tatillon. - Non, pas de problème. Pliize. - Ouais ? - Ouais ! - Tu peux faire quoi ? Ouéta ? - J’ai travaillé dans un Country Club de Saint Louis. Ouais ! » (Tani 1975 M : 91-92) Tani Jôji explique certains traits de la culture américaine, ou, comme ici, celle des migrants japonais. Plus loin, il explique à ses lecteurs plusieurs particularités de la prononciation américaine (Tani 1975 M : 93, 97). D’autres développements de ce type émaillent les Meriken jappu mono : la différence entre le oui/non japonais et américain dans Gî hoizu [Gee-whiz] (Tani 1975 M : 74), des explications grammaticales dans Dassô [La fuite] (Tani 1975 T : 131). Dans d’autres récits, ce sont les différents accents de l’anglais-américain, par exemple dans Gî hoizu (Tani 1975 M : 71), et l’argot qui sont explicités. Tani Jôji ne cesse de corriger, de faire des commentaires, parfois comiques, sur cette langue américaine qui semble l’avoir fortement marqué. Dans la nouvelle Tekisaku mushuku, cela donne naissance à un dialogue surréaliste entre un vieux japonais installé depuis longtemps aux USA et le narrateur : on assiste à un cours d’étymologie absurde entre « certainly » qui viendrait de « setsu ni » (Tani 1975 T : 81-82). Cette remarque sur l’étymologie imaginaire conduit à faire une autre constatation à propos de l’écriture de Tani Jôji. Ce ne sont pas seulement ses personnages qui « jouent » avec les mots. Lui-même se permet de nombreux écarts comico-linguistiques, surtout à propos de la sémantique des mots : « burabura suru » devient pour Broadway « burobura suru » (Kon geimu [Le plaisir de l’arnaque], Tani 1975 T : 267) ; dans Shiroi eri o shita wataridori, la quasi homophonie de « nansensu » et « insensu » déclenche une nouvelle réflexion sur les différentes prononciations de l’anglais-américain et du pidgin anglais né à Shanghai (Tani 1975 M : 102). Les Meriken jappu mono de Tani Jôji 441 Cette imbrication de l’anglais dans la langue des JaponaisAméricains, mais aussi de Tani Jôji, débouche sur plusieurs phénomènes : d’une part, le japonais disparaît totalement chez certains personnages (Henpô [Revanche], Tani 1975 T : 51-52) et, d’autre part, les deux langues finissent par s’unir de manière très intime en « attaquant » le cœur même de chacune d’entre elles : les expressions idiomatiques (par exemple dans Meriken ichidai otoko [La vie d’un Jap’ américain]4). Ainsi, l’expression japonaise « mushi no shirase » (« pressentiment ») devient « mushi no nyûsu » (Tani 1975 M : 208), « nyûsu » correspondant au furigana sur le caractère chinois « hô ». Plus loin, la transformation s’intensifie : l’expression « hito o kuu » (prendre par surprise ») devient « MAN o kuu » (Tani 1975 M : 213). LA PLASTICITÉ DE LA LANGUE JAPONAISE L’écrivain de roman policier Ôshita Udaru (1896-1966) évoque la chanson jazz pour définir le style de Tani Jôji (Ozaki 1975 : 313). Difficile de dire précisément ce qu’est une écriture jazzy tant cette expression est protéiforme. De plus, ce qualificatif a été durant les années vingt et trente très largement utilisé pour définir tout ce qui avait une ressemblance – même lointaine – avec la littérature moderniste. Les textes de Tani Jôji, fortement influencés par les USA et par leur langue, constitueraient, d’un certain point de vue, des types parfaits de ce que pourrait être ce genre d’écriture. L’aspect syncopé des phrases dans ses œuvres, l’utilisation et la répétition de certains motifs et l’improvisation semblent aller dans ce sens. Certaines parties de son texte, particulièrement celles prises en main par le narrateur, sont composées de phrases longues, voire très longues, semblables à un flux de parole ininterrompu marqué par des soubresauts, des changements de cap. La langue de Tani Jôji précipite ainsi le lecteur dans les méandres de la réflexion du narrateur et le tiret est abondamment utilisé à cet effet. Pour saisir toute l’étonnante vivacité de cette technique, il faut envisager le texte dans sa durée : nous donnerons quelques exemples situés dans un même paragraphe d’un texte déjà cité, Jî hoizu. Cette nouvelle commence simplement, mais, très rapidement, le texte s’emballe : 4. Meriken jappu mono, plus tardif, publié en 1931 dans la revue Modan nihon [Le Japon moderne]. Son titre est une référence claire aux deux grandes œuvres de Ihara Saikaku (1642-1693) : Koshoku ichidai otoko (L’homme qui ne vécut que pour aimer) et Koshoku ichidai onna (Vie d’une amie de la volupté). 442 Gérald Peloux Alors, le gentil professeur Chapman m’acheta un gentil billet de train, et accompagné par le gentil Chapman, un gentil – bref, je pris le train. Il s’agissait d’un train de banlieue. (Tani 1975 M : 60). Suit une série de commentaires sur l’aménagement des wagons, sur les activités des passagers qui s’interrogent sur la nationalité du narrateur. Cette question provoque une longue digression – avec une phrase qui commence à s’étirer – sur la manière dont les Américains perçoivent les Japonais. Il n’y avait rien d’étonnant [à ce qu’on le prenne pour un Chinois]. Lorsqu’on demande à un Américain de dessiner un Japonais, le résultat est un personnage aussi petit qu’un lit pour enfant avec des épaules rentrées telles une cible de tir, des mains – seulement les mains – mignonnes comme un crocodile, des jambes en forme d’arche, faisant pousser sous son nez une petite moustache noire telle une brosse à chaussures, avec des yeux tirés vers le haut comme une épingle, avec deux lèvres reposant comme des coussins, le tout arborant une couleur comme s’il était passé dans une cheminée, tenant dans sa main un drapeau japonais et portant croisé par la gauche un kumona – kimona – ressemblant à la veste épaisse des pirates ; rien que par ce kimono, je ne ressemblais pas à un Japonais et pour ma part, je n’ai jamais vu de Japonais ressemblant à ceux des bandes dessinées américaines. (Tani 1975 M : 61) Finalement, après cette critique à peine voilée du racisme américain, le texte, quelques lignes plus loin, « enfle » davantage encore, en faisant intervenir les tirets, au point d’atteindre la limite de la compréhension : Alors, comme je ne portais pas de sabre à la hanche, comme je n’avais ni chignon ni moustache, comme ma lèvre inférieure dépassait bien de deux pouces – c’est pour cela que je donne toujours l’impression d’avoir subi une injustice – comme mes yeux, qui, s’ils ressemblent à une épingle, sont plutôt tombants – votre serviteur est marié, soyez tranquille – mes jambes – mon dos aussi – etc., etc., et puisque mon visage et mon corps semblent être passés 17 fois dans une cheminée, rien de plus normal que l’on pense que je sois un étudiant boursier du ministère de l’Education du côté de l’Indochine – il doit bien y avoir un tel ministère en Indochine. Sinon, peu importe – et comme nous sommes dans un train, je laissais à l’appréciation de tous les voyageurs la couleur de mon visage, mais je ne pensais pas qu’ils puissent deviner la couleur de mon corps ; or question préoccupante s’il en est, je l’avoue maintenant : j’ai la peau sombre. (Tani 1975 M : 61-62) Ce type de phrase, courant dans l’œuvre de Tani Jôji, caractérise une langue qui se veut libre. Comme avec l’intégration de la langue anglaise, le texte semble filer seul, telle une Les Meriken jappu mono de Tani Jôji 443 improvisation. Le lecteur ne peut qu’être entraîné dans ce qui s’apparente à la mise à jour de la psyché du narrateur. Cette écriture qui donne libre court à l’esprit n’est cependant pas totalement anarchique. On constate des tentatives de reprises en main par le narrateur dans le cours du texte (par exemple, Tani 1975 M : 68, 72). On remarque aussi parfois la répétition de mêmes motifs comme dans la musique jazz où l’improvisation est cadrée par un thème musical répété. Dans Meriken ichidai otoko, les remarques quasiment identiques des deux héroïnes du début du récit, Evelyn et Gladys, s’apparentent à cette technique. « Dis Dabes ! On n’est pas bien ici ? C’est calme […] Rien que parce qu’on est loin du vacarme de la ville, je me sens reposée. Ne rien faire, juste tous les deux, voilà les moments que je préfère ! » (Tani 1975 M : 205). « Dis Suzuki ! On n’est pas bien ici ? C’est calme […] Rien que parce qu’on est loin du vacarme de la ville, je me sens reposée. Se promener en voiture, juste tous les deux, voilà les moments que je préfère ! (Tani 1975 M : 211). L’effet d’écho que produit ce type de répétitions peut s’expliquer par la volonté de l’auteur de donner une certaine unité à son texte. Malgré cette liberté textuelle, ces répétitions permettent de donner un fil conducteur au récit. Cependant, elles participent tout autant de cette volonté de flouter davantage le texte. En effet, dans cet exemple précisément, les mêmes paroles sont prononcées par deux femmes que tout oppose. Comment cela peut-il être possible ? Telle semble être la question que veut soulever Tani Jôji. Le texte (ou la langue) émerge tel un continent totalement instable, aux contours indéfinis. D’ailleurs, plus généralement, Meriken ichidai otoko est un récit de l’inversion des statuts : les femmes de la haute société sont vendues telles de la marchandise, Suzuki, l’escroc japonais, tient dans ses mains les grands hommes de la société américaine. Cette inversion des statuts sociaux est à rapprocher de l’anarchisme d’Ôsugi Sakae (1885-1923) dont Hasegawa Kaitarô s’était rapproché durant ses trois années d’études à Tôkyô (Muro 1985 : 63-67). De même, le nihilisme de son célèbre héros Tange Sazen dans ses récits de l’époque d’Edo répond aux mêmes critères. Suzuki, qui cherche à se venger de l’humiliation subie, trouve aussi du plaisir dans son comportement antisocial. La conclusion de Meriken ichidai otoko ne laisse aucun doute : Frisco Suzuki n’est pas du genre à se laisser attraper. […] Un jour, un soleil brûlant brille. Le lendemain survient un ouragan. Nous 444 Gérald Peloux sommes dans le Kentucky, dans cette ville de Louisville – et nous voilà en train de commencer une nouvelle aventure amoureuse de Suzuki de San Francisco – well that’s that. (Tani 1975 M : 282) L’objectif de Hasegawa Kaitarô, alias Tani Jôji, semble a priori clair : donner à voir à ses lecteurs une image de l’Amérique du début des années vingt en s’appuyant sur sa propre expérience. Ses Meriken jappu mono ne sont ni autobiographiques ni fictionnels : ils se situent dans un entre-deux flous et mettent en place une Amérique très personnelle, où les problèmes économiques, sociaux et raciaux ne sont pas évités. S’appuyant sur un des fonds de commerce de Shinseinen (la littérature d’expatriation), il ouvre déjà la voie à un type d’écriture qui annonce les grandes heures de cette revue : la littérature moderniste légère, volontiers humoristique, symbolisée par l’américanisation de ses thématiques qui va s’affirmer au début de l’ère Shôwa. Ainsi les descriptions des USA, et particulièrement de la ville américaine « à la Tani », vont s’épanouir durant cette période. Hybridation de la langue, indépendance formelle du texte par rapport à l’auteur, imbrication des identités des personnages, l’œuvre américaine de Hasegawa Kaitarô annonce en cela – au-delà de la littérature de voyage moderniste des années 30 – une littérature qui va s’épanouir au Japon à partir des années 80 et continue à y faire sa place de nos jours. Quand Murakami Haruki écrit ses textes de voyages en Grèce ou aux USA, quand Mizumura Minae publie son Shishôsetsu From Left to Right où l’anglais et le japonais se côtoient, voire quand Tawada Yôko mène de front une double carrière en japonais et en allemand, on voit poindre derrières ces figures de la littérature contemporaine des techniques, des questionnements, des attitudes d’une littérature globale que Hasegawa Kaitarô avait déjà pressentis, voire appliqués. Ne se limitant pas simplement à une écriture jazzy/moderniste, Tani Jôji, dans ses récits, exprime un rapport critique, désabusé envers la création littéraire : il n’hésite pas, dans ses textes, à intervenir, à accélérer son rythme, à justifier son style, etc. Il met en place un discours sur la création littéraire à l’intérieur même de son récit, et en cela, il est très proche des écrivains de la fin du xxe siècle et début du xxie siècle. Les Meriken jappu mono de Tani Jôji 445 BIBLIOGRAPHIE Freedman, Alisa. « Street Nonsense : Ryutanji Yu and the Fascination With Interwar Tokyo Absurdity ». Japan Forum, 21-1, 2009 : 11-33. Kiyama, Henry Yoshitaka. Manga yonin shosei [Le manga des quatre immigrants]. Ôsaka, Shinpû shobô, 2012. Muro Kenji. Odoru chiheisen – Meriken jappu Hasegawa Kaitarô den [L’horizon dansant – biographie du Jap’ américain Hasegawa Kaitarô]. Tôkyô, Shôbunsha, 1985. Ômori Kyôko. Detecting Japanese Vernacular Modernism : Shinseinen Magazine and the Development of the Tantei Shosetsu Genre, 1920-1931. Thèse de doctorat de l’Université d’Etat d’Ohio, 2003. Tani Jôji. Meriken jappu shôbai ôrai [Guide de commerce du Jap’ américain]. Tôkyô, Shakai shisôsha, 1975. Tani Jôji. Modan dekameron [Le Décaméron moderne]. Tôkyô, Shakai shisôsha, 1975. Tani Jôji. Tekisasu mushuku [Sans domicile au Texas]. Tôkyô, Shakai shisôsha, 1975. Tani Jôji. Hôbôki [Récit de mes pérégrinations]. In Tekisasu mushuku/Kiki [Sans domicile au Texas/Kiki]. Tôkyô, Misuzu shobô, 2003 : 2-8.
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