La reconstruction des langues et la linguistique historique
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La reconstruction des langues et la linguistique historique
Cours n°4: La reconstruction des langues et la linguistique historique Licence de Sciences Cognitives 3ème année Plan du cours 1. Des points de vue et des approches différents 2. Introduction aux méthodes de classification et de reconstruction 3. Les grandes familles de langues et les protolangues : limites et débats actuels 4. A la recherche de la langue originelle Plan du cours 1. Des points de vue et des approches différents Deux approches en linguistique z Etude d’une langue à un instant donné : ¾ linguistique z synchronique Etude de l’évolution d’une langue au cours du temps : ¾ linguistique diachronique Classification z Principe : regrouper les langues du monde actuelles en familles à plus ou moins grande échelle z z z Pas d’hypothèse sur l’histoire des langues Une approche en synchronie Linguistique aréale : distinguer des aires géographiques correspondant à une caractéristique linguistique particulière Reconstruction (1) z Principe fondamental : les proximités entre langues peuvent traduire une histoire commune z Un problème : distinguer les emprunts des véritables relations génétiques z Une fois les emprunts mis à part, deux langues présentant des caractéristiques voisines descendent d’une langue ancestrale commune z plus les deux langues sont proches, plus leur ancêtre commun est récent Reconstruction (2) z A partir de langues actuelles voisines, tenter de reconstruire la langue ancestrale (ou protolangue ou langue-mère) z Un prolongement naturel et classique de la classification (mais pas obligatoire) z Différents niveaux à aborder : z z phonologie, lexique, syntaxe etc. Un processus récursif : à partir d’un ensemble de protolangues apparentées, reconstruction d’une protolangue plus ancienne etc. Classification et Reconstruction z Des approches complémentaires et croisées z Le travail de reconstruction travaille sur un ensemble de langues supposées apparentées Æ travail de classification au préalable z Inversement, la reconstruction des langues-mères permet de confirmer l'existence des familles de langues z Des familles de langues à + ou – grande échelle z des langues ancestrales à + ou – grande profondeur Æ Reconstruction d’arbres des langues (présentes et passées) Transition Quelles méthodes employer pour rendre plus concrets les points précédents ? Plan du cours 1. Des points de vue et des approches différents 2. Introduction aux méthodes de classification et de reconstruction La naissance de la linguistique historique z Sir William Jones (1746-1794) z « The Sanskrit language, whatever be its antiquity, is of a wonderful structure ; more perfect than the Greek, more copious than the Latin, and more exquisitely refined than either, yet bearing to both of them a stronger affinity, both in the roots of verbs and in the forms of grammar, than could possibly have been produced by accident ; so strong, indeed, that no philologer could examine them all three, without believing them to have sprung from some common source, which, perhaps, no longer exists. » (In Stockdale, J. (1807). Troisième discours anniversaire: On the Hindus, 1786, Asiatic Society of Calcutta. The Collected Works of Sir William Jones III) La linguistique historique z Autres appellations : linguistique comparée, grammaire comparée z Une discipline de la linguistique qui étudie l'histoire et l'évolution des langues (prises individuellement) ou des familles de langues z z Principale méthode de travail : z z z comparaison entre les différents états d'une même langue ou entre des langues différentes mais issues d'un même ancêtre recherche de concordances phonétiques syntaxiques ou sémantiques régulières Æ parenté entre langues = relation génétique Comparaisons et reconstruction : des démarches complémentaires z z z initialement surtout basée sur la comparaison de textes ; cf. philologie (comparée) retrouver la langue mère à partir des langues filles nature des évolutions, innovations et rétentions entre l’état initial et les états finaux (phonétique, phonologie, lexique, syntaxe etc.) Une branche importante : la phonétique historique Les comparaisons en phonétique historique z Travail sur le lexique des langues z Deux éléments à prendre à compte pour le lexique : z z z le sens des mots la forme des mots = les sons qui les composent Les mots de deux langues peuvent être plus ou moins proches ; 4 explications possibles : z z hasard (meli : miel en hawaïen et en grec ancien) emprunt z algorithme, girafe, orange : emprunts du français à l’arabe développement (universel) du langage chez le jeune enfant (« Why papa and maman ») histoire commune (main / mano) z z z Gulemedo (japonais) / Gourmet d’Or (français) ; karibu (« bienvenue » en swahili, emprunté à l’arabe) Une notion clé : les correspondances régulières z Une correspondance régulière est une transformation phonologique qui change sans exception un phonème A de la langue 1 en phonème B de la langue B z Les correspondances régulières indiquent une relation génétique entre deux langues z Liées à l’hypothèse néo-grammairienne d’évolution des sons : z les changements des sons qui composent les mots se produisent : z z z z graduellement au niveau phonétique abruptement au niveau lexical un changement peut ne se produire que dans certains contextes une alternative : la diffusion lexicale (Wang, 1969) La méthode de comparaison z Considérer un ensemble de mots z z z z z apparier les mots selon leur sens (en prenant en compte d’éventuels glissements sémantiques) tenter de détecter les emprunts ou les ressemblances liées au hasard (pas facile) rechercher des correspondances régulières entre les mots tenter d’expliquer les différentes évolutions qui ont pu conduire au cas étudié Notion de cognat : z z deux mots sont cognats s’ils dérivent d’un même mot d’une langue ancestrale détection des cognats : mots qui vont présenter une proximité sémantique et une correspondance régulière La méthode de comparaison Exemples (1) Sardinian Italian Romansh French Spanish ‘100’ kεntu t∫εnto tsjεnt sà† θjen ‘sky’ t∫elo tsil sjεl θjelo ‘stag’ kεrbu t∫εrvo tsεrf s εR θjerbo ‘wax’ kεra t∫era tsaira siR θera kεlu D’après Trask, « Historical Linguistics », 1996 (p. 203) La méthode de comparaison Exemples (2) (d’après Philippson (2002) : la méthode comparative, communication orale au colloque CNRS/ Fondation des Treilles : Origines de l'homme, du langage et des langues, Tourtour) sens mâcher couper un arbre arbre feu envoyer Swahili -tafuna -tema m-ti m-oto -tuma Dawida -dafuna -dema m-di m-odo -duma →Correspondance régulière entre le /t/ du swahili et le /d/ du dawida La méthode de comparaison Exemples (3) (d’après Philippson (2002) : la méthode comparative, communication orale au colloque CNRS/ Fondation des Treilles : Origines de l'homme, du langage et des langues, Tourtour) vomir -tapika -daika nu -tupu -duu passer -pita -ida →Correspondance régulière entre le /p/ du swahili et le /Ø/ du dawida La méthode de comparaison Exemples (4) z Les correspondances régulières peuvent n’apparaître que dans certaines conditions : coussinet de tête pintade singe -kata -kanga -kima -ngada -nganga -ngima coup de poing poulet -konde -kuku -ngonde -nguku Æ La correspondance n’est régulière qu’à l’initiale Des évolutions + ou - transparentes z Évolutions sémantiques : z z blanc en français et black en anglais sont cognat: ils ont la même racine : bhel- « briller,brûler » Évolutions phonétiques / phonologiques : z sugu en yao et eto en makua (langues bantoues du Mozambique) désignent tous les deux la même plante et sont cognats z des correspondances régulières plus ou moins faciles à mettre au jour Le travail de reconstruction z Objectif : remonter aux mots de la protolangue z z z au niveau de la forme : reconstruire la proto-forme à partir des correspondances régulières et de la connaissance des changements phonétiques au niveau sémantique : remonter au sens de la proto-forme Exemple de la langue-mère du swahili et du dawida z z correspondance régulière : swahili /t/ ↔ dawida /d/ trois possibilité pour la langue mère : z z z z /t/ /d/ autre chose Un grand nombre de langues comparées permet de déterminer la forme ancestrale à partir de la connaissance des évolutions possibles et de l’ensemble des formes dérivées… z e.g. si certains sons ou mots ont disparus dans certaines langues-filles Limitations des méthodes de comparaison et de reconstruction (1) z Les méthodes marchent d’autant mieux que les langues ont divergées récemment. z exemple : comparaison de l’allemand et du français : Fisch Vater Fell Ferkel Voll z Poisson Père Peau Porc Plein possible correspondance entre /f/ et /p/ à l’initial mais le reste des mots ne soutient guère cette proposition (trop de changements et d’emprunts)… Limitations des méthodes de comparaison et de reconstruction (2) z z Comparaison du latin et du vieux-haut-allemand : Fisc Pisc-is Fater Pater Vëll Pell-is Farh Porc-us Voln Plen-us La structure des mots correspond bien mieux Les listes de Swadesh z Un problème de base : les emprunts et les changements multiples dans le lexique brouillent les relations génétiques z e.g. les emprunts non détectés conduisent à sous-estimer la profondeur d’un ancêtre commun à plusieurs langues z Une intuition : choisir des mots du lexique plus résistant aux changements et aux emprunts Æ Les listes de Swadesh (1957) (Morris Swadesh, 1909-1967) z z des listes de mots (100 ou 200) du lexique de base : éléments de l’environnement, parties du corps etc. des concepts supposés universels et très stables Un exemple de collecte de données http://en.wiktionary.org/wiki/Swadesh_lists_for_Slavic_languages La lexicostatistique (1) z Le plus souvent basée sur les listes de Swadesh z Une approche pour reconstruire l’arbre des filiations ancestrales pour une famille de langues apparentées z Méthode : z z établir le % de cognats dans la liste de mots étudiés pour chaque paire de langues à partir de la matrice de % entre N langues, reconstruire un arbre des langues selon le principe suivant : z z plus le % de cognat est important, plus les langues sont proches différents algorithmes possibles : nearest-neighbour joining etc. La glottochronologie z Une approche complémentaire à la lexicostatistique z Basée sur une analogie avec le carbone 14 qui se transforme au cours du temps en carbone 13 z z z z loi d’évolution : dC/dt = - α.C demi-vie du C14 : 5730 ans la dégradation du C14 se produit à un taux constant au cours du temps Hypothèse : les mots se transforment comme le C14 au cours du temps z z z changements dans le vocabulaire de base à un rythme relativement constant au cours du temps % de cognat relié au temps de divergence entre 2 langues estimation du taux de changement (ou de la demi-vie d’un mot) à partir de cas connus : pour la liste de 200 mots de Swadesh, 81% du lexique est préservé au bout de 1000 ans c : % de cognats r : constante glottochronologique Critiques de l’approche de Swadesh z Les concepts des listes de Swadesh sont-ils réellement indépendants des cadres culturels ? z Les changements se produisent-ils vraiment à un rythme constant au cours du temps : z z z z un rythme constant ? un même rythme pour différentes paires de langues ? Influence des facteurs sociaux impact de l’écriture Æ Les listes de Swadesh sont toujours utilisées aujourd’hui Æ La glottochronologie est un peu tombée en désuétude Les comparaisons multi-latérales z Une approche due à Joseph Greenberg (1915-2001) z Comparaison de larges listes de mots Æ facilite la détection de proximités entre langues z Une approche dédiée à la classification et non à la reconstruction Très critiqué pour certaines aires géographiques (Amériques), mais base de classifications aujourd’hui acceptées (Afrique) z D’autres approches possibles z L’utilisation de vocabulaire spécifique à une région / une population du monde : z z z z vocabulaire de la chasse ou de la pêche vocabulaire agraire noms de poissons (Mouguiama-Daouda, 1995), d’oiseaux etc. Comparer non les mots mais les structures phonologiques, morphologiques, syntaxiques etc. des langues z z ex. : peut-on étudier les filiations entre langues à partir de l’ordre des mots (M. Gell-mann) ? dépend de la fréquence et de la nature des changements Plan du cours 1. Des points de vue et des approches différents 2. Introduction aux méthodes de classification et de reconstruction 3. Les grandes familles de langues et les protolangues : limites et débats actuels En remontant dans le passé… z Application récursive de la méthode de reconstruction : z reconstruction de protolangues à partir de langues actuelles z utilisation de ces protolangues pour remonter dans le passé et remonter à une protolangue plus ancienne z Validité d’une telle approche récursive ? L’impact du renouvellement lexical Les mots du lexique se renouvellent constamment… Mais à quelle vitesse ? z z Le renouvellement efface les traces des mots du passé. Swadesh et la glottochronologie Critiques : influence des facteurs sociaux… Limite des reconstructions ? Et avant ? Les grandes familles linguistiques z La notion de stock linguistique z z z J. Nichols ensemble de langues dérivables d’une même langue ancestrale avec un bon degré de confiance aujourd’hui : quelques centaines de stocks z A une profondeur de 2000 ans : environ 50 familles de langues z A une profondeur de 5000 ans : environ 10-15 macro-familles de langues Les 12 macro-familles linguistiques de Merritt Ruhlen Des débats houleux z Grands débats actuels sur les macro-familles z + on remonte dans le temps ↔ + les familles sont importantes, + les débats sont houleux z exemple de désaccords : z z z réalité de la famille Amerind hypothèse Nostratique versus hypothèse Eurasiatique hypothèse Austrique Limites de l’approche z Les hypothèses précédentes signifient-elles que seules une quinzaine de langues étaient parlées sur Terre il y a 5,000 ans ??? z + on remonte dans le temps, + les imprécisions sont nombreuses z Imprécisions des macro-classifications proposées entre autres par Joseph Greenberg (ex. la famille Amerind) : trop de langues considérées, approximations et erreurs inévitables z Le processus de reconstruction pointe méthodologiquement vers une réduction du nombre de langues z z pas de prise en compte de la variabilité dialectale pas de prise en compte d’éventuels phylums éteints sans avoir laissé de traces z Vitesse d’évolution des langues du passé identique à celle des langues actuelles ? z Un consensus aujourd’hui : il n’est pas possible de reconstruire sérieusement au-delà d’une profondeur de 8,000 ans BP Quelques pistes pour l’étude des langues de la préhistoire z Étudier plus précisément les liens entre structures sociales et diversité des langues z relations méconnues pour les périodes actuelles et pour les périodes plus anciennes z exemples de questions : z z z une population structurée en petits groupes d’individus isolés présente-t-elle + de diversité linguistique qu’une population composée de groupes plus importants ? ses langues évoluent-elles plus vite ? nécessité de mieux connaître les populations de la préhistoire (taille, organisation, répartition etc.) Plan du cours 1. Des points de vue et des approches différents 2. Introduction aux méthodes de classification et de reconstruction 3. Les grandes familles de langues et les protolangues : limites et débats actuels 4. A la recherche de la langue originelle Une quête ancienne z A la recherche de la langue adamique / de la langue parfaite z Une approche plus scientifique de la question avec le développement de la linguistique historique z z Trombetti, début du 20ème siècle : hypothèse d’une unique langue originelle, que l’on pourrait reconstruire grâce à la linguistique historique Les travaux de Merrit Ruhlen (Ruhlen, 1994) Le proto-world z Une application à l’extrême des comparaisons entre langues et du processus de reconstruction z identification de mots de la langue dont dériveraient toutes les langues modernes : le proto-world z relations entre les grandes familles de langues et les migrations d’Homo sapiens z relation entre le proto-world et les premières populations de sapiens en Afrique de l’est il y a environ 100,000 ans Une citation “Another striking resemblance among the world's language families is a word whose original meaning was probably 'finger‘ (though it has evolved to 'one' and 'hand'[='fingers'] in many languages), and whose original form was something like tik. I first became aware of the widespread nature of this root at a public lecture that Greenberg gave at Stanford in 1977, in which he mentioned three roots that were widely distributed around the world: tik 'finger,' pal 'two' (which we will look at in the following section), and par 'to fly.' As you no doubt noticed in your examination of Table 10, no less than eight of the twelve families show traces of tik 'finger,one,' namely, Nilo-Saharan (B), Niger-Kordofanian (C), Afro-Asiatic (D), Eurasiatic (G), Dene-Caucasian (H), Austric (I), Indo-Pacific (J) and Amerind (L).” (Ruhlen, 1994) Critiques de l’approche de M. Ruhlen Des attaques de type « statistique » : • comment prouver que les ressemblances mises en avant sont statistiquement significatives • trop de laxisme sur les correspondances sonores et sémantiques Conclusions z Une connaissance de plus en plus fine des relations entre les langues actuelles z z z z meilleure compréhension de la diversité linguistique langues et gènes reconstruction des langues ancestrales Une approche toutefois limitée Æ Nécessité d’approches innovantes pour étudier la préhistoire des langues : z z z influence des structures sociales de la population mise à profit des données archéologiques simulations informatiques