Chapitre 10

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Chapitre 10
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Chapitre X – Où l’on découvre la véritable activité des voisins de Nicolas
Roman. Un couple hétéroclite qui n’est là que pour lui. Pour l’espionner.
Profitant de l’inexpérience du lieutenant de police Jean Magnol, mais avec
sang-froid, l’homme réussit à s’enfuir. Quant à la jeune femme, elle paraît
bien ingénue...
L
uisant de sueur, blanc de plâtre, l’homme, torse nu, son short bas
sur la taille à la frontière des poils pubiens sur une bedaine
conséquente, dégageait une impression malsaine, à la limite de
l’obscénité. Il exhalait de sa personne des effluves de pissotière. Devant
ce spectacle, d’ordinaire, les mères
rentrent leurs enfants et les jeunes
filles en fleur pouffent nerveusement
en se voilant les yeux derrière leurs
doigts entrebâillés.
Le lieutenant de police Jean Magnol,
planté dans l’encoignure de l’entrée,
répétait à tire-larigot des « Ben, ça
alors !... Ben, ça alors !... ». On
sentait combien il manquait de
métier. Vous savez, l’expérience ! ce
truc qui vous vient avec les rides. Le
gros homme, sans doute alerté de
notre arrivée par les impairs de
mon… compère, était en train de
déchirer à la va-vite des documents
au-dessus de la cuvette des W-C.
À notre entrée, il accéléra encore le mouvement, puis il tira la chasse
d’eau. Ensuite, sans nous accorder la moindre attention, il baissa son
short, montrant ostensiblement ses fesses, et il se posa sur le trône.
Nous dévisageant enfin, de son regard narquois il semblait nous
dire : « Venez donc me détrôner… » Il se contenta d’une question plus
basique :
- C’est pourquoi ?
- Qu’est-ce que… Vous êtes… Police ! ânonna Magnol.
Avec sa manie de ne jamais finir ses phrases, il commençait à agacer le
poulaga.
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À cause du plafond mansardé, l’appartement était plus petit que le mien,
et les fenêtres, grandes ouvertes, plus étroites. C’est ce que je me dis en
inspectant les lieux d’un regard circulaire. Mais, si mon cerveau
enregistrait ces détails, c’était sans doute pour masquer son incapacité à
situer la scène. La pièce était un véritable chantier. Le plancher avait été
arraché en plusieurs endroits, laissant à nu, comme un squelette, les
lattes contiguës sous lesquelles apparaissait le plâtre du plafond – de
mon plafond. On aurait dit un champ de forages. Des gerbes de fils
s’épanouissaient au-dessus de chacune de ces cavités, comme autant de
fleurs multicolores. De minces vers blancs (que je devais identifier par la
suite comme autant de fibres optiques) se lovaient sur le sol en direction
de la chambre, dont la porte avait été dégondée et transformée en établi.
Elle reposait sur deux tréteaux. Une autre avait subi le même sort. De
mystérieux appareils s’entassaient dessus. Une véritable foire à la
brocante. Je m’interrogeais sur la fonction ou l’utilité de ces instruments,
mais leur face avant, orientée vers le mur, empêchait d’en deviner
l’usage.
J’étais abasourdi. Soudain, un
visage s’est encadré entre ce qui
devait être un moniteur et la tour
d’un P.C. Celui d’une femme. Elle
semblait toute jeune. Elle portait
de petites lunettes sur le bout du
nez et les cheveux très courts,
parcourus
de
mèches
de
différentes couleurs. Un peu de
vert, un peu de rouge, un peu de
jaune… On aurait dit la palette d’un peintre. Elle nous considérait ébaubie,
découvrant notre présence.
Elle se redresse et décollant de ses oreilles les écouteurs du baladeur qui
la confinait dans un monde virtuel, elle bredouille :
- Qu’est-ce… ? Je… Qui vous… ?
Elle n’allait pas s’y mettre à son tour. À croire que Magnol et elle
fréquentaient le même orthophoniste.
Le gros bonhomme profita de l’effet de surprise. D’un coup, il rafle son
blouson de toile qui traînait sur une chaise, et, en un rien de temps, il
réussit à ouvrir la porte et à disparaître, non sans avoir au passage
violemment bousculé Magnol qui avait eu la mauvaise idée de se placer
sur son chemin. Le policier se retrouve cul par terre. Il me fixe d’un oeil
vachard. On entendait le fuyard qui dévalait les marches.
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- Qu’est-ce que t’attends ?
Devant la mimique que je lui retournais, séquelle incontrôlée de mon
incompréhension, il ajoute :
- Pour lui courir après…
Très calme, un peu au deuxième degré dans cette situation qui me
dépasse, je lui fais remarquer que le flic, c’est lui.
Touché par la justesse de mes propos, il se redresse et sort son arme
ainsi que sa paire de menottes. Il me tend ces dernières.
- Tu la laisses pas filer, celle-là !
Il désignait la jeune femme.
Au moment où il allait foncer à son tour vers la cage d’escalier, je le
bloque, une main sur son avant-bras, lui faisant remarquer que tous ces
ustensiles étaient peut-être inutiles.
Il hésite, hoche la tête de haut en bas, rengaine son pistolet, et disparaît
à son tour. Me laissant avec les menottes.
Vu le retard accumulé, il partait avec un sacré handicap, le représentant
de l’ordre, mais je m’abstins de tout commentaire.
Je pivote vers le fond de la pièce. La demoiselle
n’a pas bougé. Elle est cimentée sur place. Je
m’approche en agitant les menottes. Je ne sais
même pas comment on s’en sert de ces trucs-là !
La donzelle est tendue. Elle se mordille les lèvres
avec tant de conviction que deux gouttes de sang
éclosent entre ses dents, comme les ailes d’un
papillon rouge. Sur un reniflement énergique, elle
balance la tête en arrière : le lépidoptère en
profite et lentement glisse au creux du menton.
J’étais à sa hauteur, tout près d’elle. Elle transpirait. Je percevais l'effluve
qui montait de ses aisselles et qui s’entremêlait à la senteur mouillée de
son parfum. Résignée, soumise, les yeux verrouillés, elle me tendait les
poignets et serrait si fort les paupières que le haut de son visage était
enlaidi par une multitude de ridules horizontales. Rigide, elle gardait les
bras tendus devant elle, les poings fermés sur rien, comme on s’accroche
au bastingage d’un bateau par gros temps. J’en profitais pour la détailler.
Vingt ans, peut-être. Pas très grande, elle était vêtue de peu de choses :
un short trop court et une sorte de débardeur qui découvrait son nombril
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et ne cachait pas grand-chose de ses seins. Autant le type bedonnant
avait l’air abject dans son accoutrement minimaliste, autant cela lui allait
bien. Elle paraissait fraîche, naturelle. Comme quoi l’objectivité, cela
n’existe pas.
Je pose la paire de menottes sur la table. Au bruit métallique, elle rouvre
les yeux.
- Vous… vous ne m’arrêtez pas ? s’étonne-t-elle.
Puis, elle me dévisage avec plus d’attention.
- Mais… vous… vous êtes le…
Du doigt, elle désignait l’étage inférieur.
- Le quoi ?
- Le lièvre.
- Le lièvre ?…
- Oui, enfin… C’est comme ça qu’ils disent.
- Mais qui ça, « ils » ?
- Ben, les… Oh, mon Dieu !
Alors, elle eut cette réaction typiquement féminine : elle éclata en
sanglots. Dans une situation inextricable, les pleurs sont sans doute le
meilleur moyen de faire baisser la pression, à défaut d’apporter une
solution, mais chez moi, ils font naître deux réactions contradictoires : la
commisération, avec le désir de prendre la pleurnicheuse dans mes bras,
et de la consoler ; et l’agacement, avec la fiévreuse envie de lui coller des
baffes pour la calmer. Je dois avouer que dans les deux cas, on ne peut
nier une certaine connotation sexuelle dont indubitablement je ressentais
pour l’heure les sournois effets. Pris entre ces deux possibilités, dans des
situations de ce genre, en général je préfère m’en aller - sauf à pouvoir
conclure. Mais cette fois, la curiosité prit le pas sur mes principes et sur
mon appétence. Je lui pose une main sur l’épaule et à voix basse,
doucement, comme on parle à un enfant, je tente de la calmer. Sur son
visage crayeux, la sueur se mêlait aux larmes. De temps à autre, ses
yeux congestionnés cherchaient les miens, puis elle baissait le front,
reniflant bruyamment et frottant nerveusement la paume de sa main sur
le bout de son nez. Sa poitrine se soulevait à cadence rapide, et, sous le
tissu léger de son polo, la pointe de ses seins, comme aurait dit Prévert,
s’inscrivait avec la précision d’un dessin à la mine de plomb.
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Elle s’abandonna encore un moment, allant jusqu’à passer un bras autour
de mon cou. Puis, brutalement, elle réagit à l'opposé. Elle me repousse,
s’éloigne d’un bon mètre et pointe un index accusateur dans ma direction.
- Vous êtes Nicolas Roman ! m’assène-t-elle d’un trait.
Ce n’était pas une question. Une simple prise de conscience. Mais la
réplique tombait à plat : j’étais déjà au courant.
Je la scrutais, mi-sérieux, mi-amusé, lui demandant pour la forme, car je
commençais à entrevoir la réalité, comment se faisait-il qu’elle connût
mon nom ? Je n’attendais pas de réponse. Mes neurones s’étaient
reconnectés. J’avais pigé. Sans aucun mérite d’ailleurs, car les quatre
moniteurs plantés sur les tables me renvoyaient l’image de mon
appartement, sous différents angles, même les recoins les plus intimes.
Sur le divan, la petite Margarita ne brandissait plus le poing. Elle était
réveillée. On aurait dit qu’elle me regardait, ou plus exactement qu’elle
fixait l’objectif de la caméra. Mais je savais qu’elle ne pouvait le voir.
Dans son champ de vision devait se trouver un petit mobile en carton que
j’avais fabriqué un jour où l’inspiration me fuyait. Elle se mit à émettre de
brefs sons amusés, tendant les bras pour s’emparer du petit trapéziste
supposé se balancer au moindre souffle d’air.
Qu’on m’espionnât, je pouvais le
comprendre - mais j’avais du mal à
l'accepter. Qui pouvait s’intéresser à moi
au point de mettre tout ce cirque en
place ? Je n’étais rien ni personne. Je ne
faisais pas de politique, je ne pratiquais
pas le vol à l’étalage, je n’avais pas de
voiture, pas de moto, je ne m’intéressais
pas aux petits garçons, et mes seules
récentes infractions consistaient sans
doute à avoir confondu la couleur des
différentes poubelles qui encombraient
l’entrée de l’immeuble. Mais malgré tout,
je me sentais gêné, ou plutôt désorienté.
Même lorsqu’on n’a rien à cacher, ni rien
à montrer d’ailleurs, une fois la surprise
passée, on trouve pour le moins désagréable de savoir qu’à son insu ses
moindres gestes ont été observés. Je tentais de me remémorer mes
derniers comportements, ceux de tous les jours, dont j’aurais pu avoir à
rougir. Ma vie était un tel vide, que je ne trouvais rien. Aucune femme
depuis des mois, et même pas le désir stérile d’un plaisir solitaire, comme
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si, depuis le départ de Pascale, mon sexe avait été en berne. Ni acide ni
cocaïne, pas le moindre morceau de shit, et aucune plante exotique sur
les quelques centimètres carrés qui me servaient de balcon. Je n’arrivais
même pas à me souvenir de l’odeur d’un pétard. Bon, je me shootais au
ti-punch, ce n’était guère mieux, mais à ce jour, même si on a gommé la
clope des lèvres de Lucky Lucke ou assaini les dialogues de Tintin, la
prohibition n’a pas encore fait sa réapparition dans notre belle civilisation
moralisatrice.
À moins que le juge van Beaumeke m’ait relâché pour mieux me
surveiller ! Mais, non ! Cette gamine n’était pas flic. Tout cela n’avait
aucun sens.
Ma jolie espionne semblait retrouver son calme. La preuve : elle tirait –
inutilement - sur son short pour tenter de cacher un peu de peau.
Lorsque les femmes font semblant d’être pudiques, tout redevient
normal. Pourtant, comme un enfant en faute qui craint la réaction de ses
parents, elle me regardait par en dessous, attentive à mes moindres
gestes.
Elle s’appelait Lorraine Ferrand.
Cette fois, je la bombardais de questions.
Elle laissa passer l’orage et, lorsqu’elle ouvrit la bouche, ce fut pour
s’exclamer : « Le bébé ! »
Elle désignait l’un des écrans.
Lassée de ne pouvoir atteindre l’objet de
sa convoitise, Margarita avait décidé de
partir à sa conquête. Elle avait entrepris
un mouvement reptilien vers le bout du
canapé.
Et
elle
s’approchait
dangereusement du bord. Je bondis.
Je dévale l’escalier et débarque chez moi
juste à temps pour cueillir au vol le petit
diable. Elle se met à couiner. Je la prends
dans mes bras, maladroitement, ne sachant trop quelle contenance
adopter.
- Donnez ! Je vais m’en occuper.
Lorraine m’avait suivi. Elle saisit le bébé avec délicatesse et lui murmure
à l’oreille des paroles apaisantes. Mais Margarita doit être sexiste, car elle
braille de plus belle. Je fais sournoisement la remarque. Lorraine glisse
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une main sous sa couche et décrète que c’est normal, qu’il faut la
changer.
Elle s’installe sur un coin de table.
- Regardez dans le sac ! me commande-t-elle.
Le sac ? Je n’avais même pas remarqué que Magnol avait laissé un sac,
une sorte de cabas, contre le pied du divan.
Il contenait l’attirail nécessaire pour faire face à toute éventualité.
Il est des situations qui rapprochent. Tout en langeant Margarita, Lorraine
se confie. Elle a vingt et un ans et doit démarrer en octobre une
formation informatique à Sophia-Antipolis. En fait, c’est une surdouée.
Elle ne me l’a pas dit, mais lorsqu’on passe son bac à seize ans et que le
parcours du combattant qui mène à l’École des Mines est accompli
comme un jogging au bois de Boulogne, on est en droit de le penser. Elle
avait réussi, ce qui d’après elle n’était pas une mince affaire, à décrocher
un stage en entreprise. C’est ainsi qu’elle s’était retrouvée à m’espionner
avec Ferdinand, pour le compte de l’agence d’investigations Méridor.
Ferdinand comment ? « Je ne sais pas. Je crois que c’est un détective
privé. En tout cas, c’est un bidouilleur de premier ordre, sauf en
informatique, où il percute que dalle – et ce n’est pas du tout un vieux
cochon. »
Les gazouillis, feulements et autres chambards que j’avais pris pour jeux
de l’amour n’étaient que simulations destinées à me tromper et à
masquer le bruit des outils. Cette partie du programme avait été une
réussite. Malgré l’opinion de Lorraine, je soupçonnais le Ferdinand d’y
avoir trouvé un divertissement pervers. En tout cas, pervers ou pas, c’est
lui qui avait tout manigancé. Il avait grassement soudoyé le locataire du
dessus pour qu’il abandonne son appartement pendant un certain temps.
Ils étaient là depuis quatre cinq jours, mais ils contrôlaient mes
agissements depuis bien plus longtemps. Comme je ne sortais jamais,
Ferdinand avait décrété que tout devait se passer chez moi et qu’il était
indispensable de me surveiller de… l’intérieur.
Mais tout quoi ? Elle ne savait pas. Je devais être un gros gibier, c’est du
moins ce que pensait Ferdinand, car les clients de l’agence Méridor
n’avaient pas lésiné sur les moyens.
Durant ce monologue haché de points de suspension, Magnol était
revenu. Bredouille. Il reprenait son souffle, appuyé contre le chambranle
de la porte. Sous ses bras, de larges taches brunes marbraient sa
chemise. Il en avait défait les boutons, et les pans battaient sur sa
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ceinture. De temps à autre, pour s’essuyer, il les remontait jusqu’à son
visage, découvrant la peau rose de son ventre replet et son arme, glissée
dans un étui de cuir noir. Sur lui, on aurait dit un jouet. Il écoutait
Lorraine avec attention, intéressé par son discours, mais suivant surtout
ses moindres gestes, alors qu’elle s’occupait de sa fille.
Finalement, il rompit le silence :
- Mais alors, ces bruits, c’étaient des… enfin, ce n’était pas…
- Ce n’était pas le fait d’obsédés de la braguette mais plutôt le résultat de
plombiers maladroits, convins-je.
Magnol décolle son dos de la porte et dépose un sac en plastique sur la
table.
- J’en ai profité pour faire quelques courses. Vous n’avez pas une petite
faim, vous ?… On ne te dérange pas, au moins ? me demande-t-il pour la
forme.
Je lui affirme qu’ils sont tous les bienvenus. Au point où j’en suis…
Lorraine fait chauffer le biberon de Margarita. Je mets la table. Magnol
demande la permission de prendre une douche.
Une fois la diablesse repue, nous nous installons,
le flic, la « plombière » et moi.
En maître de maison averti, je débouche une
bouteille de bordeaux. Magnol déclare qu’il
préfère la bière ; Lorraine affirme qu’elle ne boit
que de l’eau ; et moi, je ne dis rien, mais
d’habitude je marche au rhum…
Ce qui ne nous empêchera pas de trinquer et de liquider la boutanche.
*
Magnol était formel : cette intrusion dans ma vie privée tombait sous le
coup de la loi. Il me suffisait de déposer une plainte, plainte qu’il se
proposait d’enregistrer, et ensuite il reviendrait avec des techniciens pour
saisir le matériel. Et la machine judiciaire serait lancée. Finalement,
malgré son échec marathonien, il n’était pas mécontent, le petit poulet.
Pour une première enquête effectuée à son initiative, c’était une belle
affaire.
- Tu comprends, me dit-il, prendre des espions en flagrant délit, ça
n’arrive pas tous les jours. La presse va se pourlécher… Toi et moi, on va
devenir des héros.
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Il faisait les cent pas, rêvant tout haut, imaginant déjà les sunlights, la
bobine grise de jalousie de ses collègues, ou la poignée de main du
ministre. J’hésitais à le réveiller, mais l’idée de devenir un héros
cathodique ne m’emballait pas outre mesure.
Lorraine fredonnait des comptines à Margarita tout en la faisant
tressauter sur ses genoux. La fille Magnol riait de bon cœur et en
redemandait à coups de areu ! areu ! joyeux et un rien assourdissants.
- Et moi dans tout ça ? questionna-t-elle soudain.
Le super-flic arrêta net sa progression circulaire pour mieux la dévisager.
La question semblait le surprendre. La jeune femme attendait sa réponse,
scrutant sa réaction, les yeux encore ourlés par l’instant d’enchantement
qu’elle venait de partager avec Margarita. Puis, peu à peu, son expression
se modifia et sur ses tempes les petits plis rieurs s’abaissèrent, jusqu’à
s’incliner vers le bas. Son anxiété devint palpable.
- Et moi ? répéta-t-elle un ton plus bas.
Magnol, perplexe, la fixait intensément. Soudain, leurs prunelles
s’accrochèrent, à ne plus vouloir se séparer. Ils étaient là, tous les deux,
comme des gamins, avec leurs vingt et quelques printemps, avec leurs
projets, leurs ambitions, leur vie
quoi ! le représentant de l’ordre et
l’espionne, aussi peu professionnels
l’un
que
l’autre,
terriblement
touchants et sympathiques.
La scène se prolongeait. J’en
restais baba. Pas de doute, il s’était
pointé le vieil archer. Je devinais sa
présence. Même Margarita semblait
sa complice. Sa petite tête bouclée
oscillait joyeusement de son père à
la jeune femme. Cette enfant
rayonnait de bonheur ! À défaut de
le voir, je jurerais avoir entendu la
flèche qu’il décocha. Sacré Éros !
- Ben… ! finit par faire Magnol,
avec son sens inné du dialogue.
C’est tout ce qu’il trouvait à dire le poulet de grain. Pourtant, à la
réflexion, dans cette simple onomatopée, il y avait déjà toute la suite de
leur histoire.
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C’est quand même un peu fort ! On transforme mon plafond en
termitière, on m’espionne, on m’épie, on pille ma vie, et non seulement
ce charlot laisse s’enfuir le principal instigateur de ce forfait criminel, mais
en plus il tombe amoureux de sa complice. C’est pas beau ça !
- J’ai bien peur, finit-il par lâcher, que tu sois bonne pour la prison.
- La prison ! s’exclame-t-elle.
- Que veux-tu ? Je suis officier de police judiciaire… Je ne peux pas…
- Fermer les yeux ?…
Pour gagner du temps, je m’étais permis de terminer sa phrase.
- Ben oui ! Il y a délit…
- Hé ! C’est… déli-cat.
- Te moque pas, merde ! Qu’est-ce que tu dirais, hein ? si je refusais de
prendre ta plainte ? Tu dirais, la police…
- Je dirais la police… s’humanise.
Et après l’avoir fait marcher un moment, je lui avoue que je ne n’ai
nullement l’intention de porter plainte, que c’est lui qui me bassine avec
cette idée, et que moi, perso, j’en ai rien à battre.
- Pas de plainte, pas d’enquête.
- C’est pas aussi simple, marmonne Magnol. L’action publique ne peut pas
s’éteindre en soufflant dessus. Mon devoir… Je… je dois en référer au… au
procureur de la République.
Bon, il était temps de mettre les pieds dans le plat. Je lui rappelle que lui,
Magnol, de son prénom Jean, officier de police judiciaire en résidence à
Paris, s’était introduit par une fenêtre dans un domicile privé, ce qui était
sans doute suffisant pour entacher d’illégalité la suite de ses
investigations. Et que, pour couronner le tout, préoccupé qu’il était par
son bébé, qu’il traînait avec lui durant sa permanence, il avait laissé
s’enfuir un individu probablement dangereux.
- C’est dégueulasse, dit-il en s’étranglant.
Ben oui, je suis un salaud ! Mais, outre que je n’ai aucune envie de voir
ma vie, ma nouvelle petite vie peinarde et inutile, perturbée par une
meute de flics, de journalistes, procureurs ou autres boutefeux empesés
de la loi ou de l’opinion publique, j’avais pour une fois l’impression de
faire ce qu’il fallait.
Et puis, la police, j’avais déjà donné.
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Singeant pour la circonstance l’allure mafieuse d’un cabotin de bas
niveau, je repris ma démonstration, affirmant :
- Je vous tiens - vous pardonnerez Mademoiselle cette métaphore -, je
vous tiens tous les deux par les couilles… Toi, le lieutenant de police
stagiaire Jean Magnol, en raison des négligences graves constatées dans
l’exercice de ta profession ; toi, Lorraine Ferrand, pour m’avoir espionné à
l’aide de micros, de caméras et autres matériels sophistiqués et de moi
inconnus. Vous êtes à mes pieds, à ma botte, et… silence dans les rangs !
Toi (je désignais Magnol), je peux te faire révoquer, pfutt ! du jour au
lendemain ; quant à toi (ce fut le tour de Lorraine) sur un seul
claquement de doigts, je te fais jeter sur la paille humide des cachots.
Voilà la vérité ! Tout cela est à ma discrétion, à ma volonté. Je n’ai qu’à
prendre ce téléphone…
J’attrape le combiné, me gardant bien de composer le moindre numéro.
Ils sont scotchés. Ils se doutent bien que je leur joue la comédie, que je
les bluffe, mais ils n’en sont pas tout à fait sûrs. Avant qu’ils n’aient
ouvert la bouche, je reprends ma caricature :
- Je vais vous faire chanter. Honteusement chanter ! Car, je suis prêt à
fermer les yeux. À condition que…
En deux mots, pour acheter mon silence, ils devront s’efforcer de
découvrir qui est à l’origine de cette mascarade de film à la James Bond,
et pourquoi.
- T’es qu’un vulgaire maître chanteur…, souffla Magnol.
À ces mots, je réagis. Je me souviens de l’autre tordu, mon maître
chanteur à moi, le hacker qui m’a piraté mon ordi. C’est quoi déjà,
l’épreuve qu’il m’a imposée pour me restituer mon scénar ? Ah oui ! Deux
actions du CAC, à la hausse et à la baisse. Il est quelle heure ? Un œil à
ma montre, puis un deuxième, tant je me casse les yeux sur les chiffres
numériques à peine lisibles sur cette breloque à dix euros. Il est 15
heures 17. J’ai un souvenir attendri pour ma Breitling. Elle, elle m’aurait
dit trois heures et quart. Elle me manque. J’appréciais son gros cadran et
ses aiguilles bien visibles. Une montre numérique donne l’heure qu’il est,
tandis qu’une montre à cadran donne toutes les heures : l’heure qu’il est,
l’heure qu’il a été et l’heure qu’il sera. Presto, je raccompagne les deux
loustics vers la sortie. Sans leur laisser le temps de respirer, je les pousse
sur le palier et je claque la porte sur eux. Enfin seul ! Enfin presque… Je
rappelle Magnol du haut de la cage d’escalier pour lui suggérer de
récupérer sa fille. Il est déjà à mi-descente. Je crie : « Tu veux que je te
l’envoie ? »
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Il remonte quatre à quatre. Il bafouille des excuses. Malgré tout ce
tintouin, Margarita dort. Je lui colle dans les bras, je lui referme les doigts
sur l’anse de son cabas (dans lequel subrepticement j’ai glissé les
couches usagées), et je reclaque la porte avant même qu’il n’ait eu le
temps d’envisager de construire un semblant de phrase. Vraiment seul,
cette fois. Je ne peux m’empêcher de sourire. Les occasions ne sont pas
si fréquentes ces derniers temps…
15 heures 21. Le cloche de Wall Street va bientôt sonner. Je fonce vers
mon PC.
La semaine prochaine, le chapitre XI : Pourquoi les deux détectives privés
de l’agence Méridor surveillaient-ils Nicolas Roman ? Existe-t-il un rapport
avec la disparition de Pascale ?
Photos et images :
- Couverture : photo Sylvie Dellus
- Berrurier : dans Ménage tes méninges, par San-Antonio, éditions Fleuve Noir
- Bric-à-brac : compagnie du caméléon, Tahiti
- Papillon rouge : www.lacartonnerie.com
- Le miroir : www.villiard.com/blog
- Bébé : www.forum.doctissimo.fr
- Tchin-tchin : www.tchintchin.ch
- Peinture : La plume d’Eros d’Hugues Gillet (fantastic art)
- Cadran solaire de Saint-Rémy-de-Provence : commons.wikimedia.org
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