Chapitre 10
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Chapitre 10
1 Chapitre X – Où l’on découvre la véritable activité des voisins de Nicolas Roman. Un couple hétéroclite qui n’est là que pour lui. Pour l’espionner. Profitant de l’inexpérience du lieutenant de police Jean Magnol, mais avec sang-froid, l’homme réussit à s’enfuir. Quant à la jeune femme, elle paraît bien ingénue... L uisant de sueur, blanc de plâtre, l’homme, torse nu, son short bas sur la taille à la frontière des poils pubiens sur une bedaine conséquente, dégageait une impression malsaine, à la limite de l’obscénité. Il exhalait de sa personne des effluves de pissotière. Devant ce spectacle, d’ordinaire, les mères rentrent leurs enfants et les jeunes filles en fleur pouffent nerveusement en se voilant les yeux derrière leurs doigts entrebâillés. Le lieutenant de police Jean Magnol, planté dans l’encoignure de l’entrée, répétait à tire-larigot des « Ben, ça alors !... Ben, ça alors !... ». On sentait combien il manquait de métier. Vous savez, l’expérience ! ce truc qui vous vient avec les rides. Le gros homme, sans doute alerté de notre arrivée par les impairs de mon… compère, était en train de déchirer à la va-vite des documents au-dessus de la cuvette des W-C. À notre entrée, il accéléra encore le mouvement, puis il tira la chasse d’eau. Ensuite, sans nous accorder la moindre attention, il baissa son short, montrant ostensiblement ses fesses, et il se posa sur le trône. Nous dévisageant enfin, de son regard narquois il semblait nous dire : « Venez donc me détrôner… » Il se contenta d’une question plus basique : - C’est pourquoi ? - Qu’est-ce que… Vous êtes… Police ! ânonna Magnol. Avec sa manie de ne jamais finir ses phrases, il commençait à agacer le poulaga. 2 À cause du plafond mansardé, l’appartement était plus petit que le mien, et les fenêtres, grandes ouvertes, plus étroites. C’est ce que je me dis en inspectant les lieux d’un regard circulaire. Mais, si mon cerveau enregistrait ces détails, c’était sans doute pour masquer son incapacité à situer la scène. La pièce était un véritable chantier. Le plancher avait été arraché en plusieurs endroits, laissant à nu, comme un squelette, les lattes contiguës sous lesquelles apparaissait le plâtre du plafond – de mon plafond. On aurait dit un champ de forages. Des gerbes de fils s’épanouissaient au-dessus de chacune de ces cavités, comme autant de fleurs multicolores. De minces vers blancs (que je devais identifier par la suite comme autant de fibres optiques) se lovaient sur le sol en direction de la chambre, dont la porte avait été dégondée et transformée en établi. Elle reposait sur deux tréteaux. Une autre avait subi le même sort. De mystérieux appareils s’entassaient dessus. Une véritable foire à la brocante. Je m’interrogeais sur la fonction ou l’utilité de ces instruments, mais leur face avant, orientée vers le mur, empêchait d’en deviner l’usage. J’étais abasourdi. Soudain, un visage s’est encadré entre ce qui devait être un moniteur et la tour d’un P.C. Celui d’une femme. Elle semblait toute jeune. Elle portait de petites lunettes sur le bout du nez et les cheveux très courts, parcourus de mèches de différentes couleurs. Un peu de vert, un peu de rouge, un peu de jaune… On aurait dit la palette d’un peintre. Elle nous considérait ébaubie, découvrant notre présence. Elle se redresse et décollant de ses oreilles les écouteurs du baladeur qui la confinait dans un monde virtuel, elle bredouille : - Qu’est-ce… ? Je… Qui vous… ? Elle n’allait pas s’y mettre à son tour. À croire que Magnol et elle fréquentaient le même orthophoniste. Le gros bonhomme profita de l’effet de surprise. D’un coup, il rafle son blouson de toile qui traînait sur une chaise, et, en un rien de temps, il réussit à ouvrir la porte et à disparaître, non sans avoir au passage violemment bousculé Magnol qui avait eu la mauvaise idée de se placer sur son chemin. Le policier se retrouve cul par terre. Il me fixe d’un oeil vachard. On entendait le fuyard qui dévalait les marches. 3 - Qu’est-ce que t’attends ? Devant la mimique que je lui retournais, séquelle incontrôlée de mon incompréhension, il ajoute : - Pour lui courir après… Très calme, un peu au deuxième degré dans cette situation qui me dépasse, je lui fais remarquer que le flic, c’est lui. Touché par la justesse de mes propos, il se redresse et sort son arme ainsi que sa paire de menottes. Il me tend ces dernières. - Tu la laisses pas filer, celle-là ! Il désignait la jeune femme. Au moment où il allait foncer à son tour vers la cage d’escalier, je le bloque, une main sur son avant-bras, lui faisant remarquer que tous ces ustensiles étaient peut-être inutiles. Il hésite, hoche la tête de haut en bas, rengaine son pistolet, et disparaît à son tour. Me laissant avec les menottes. Vu le retard accumulé, il partait avec un sacré handicap, le représentant de l’ordre, mais je m’abstins de tout commentaire. Je pivote vers le fond de la pièce. La demoiselle n’a pas bougé. Elle est cimentée sur place. Je m’approche en agitant les menottes. Je ne sais même pas comment on s’en sert de ces trucs-là ! La donzelle est tendue. Elle se mordille les lèvres avec tant de conviction que deux gouttes de sang éclosent entre ses dents, comme les ailes d’un papillon rouge. Sur un reniflement énergique, elle balance la tête en arrière : le lépidoptère en profite et lentement glisse au creux du menton. J’étais à sa hauteur, tout près d’elle. Elle transpirait. Je percevais l'effluve qui montait de ses aisselles et qui s’entremêlait à la senteur mouillée de son parfum. Résignée, soumise, les yeux verrouillés, elle me tendait les poignets et serrait si fort les paupières que le haut de son visage était enlaidi par une multitude de ridules horizontales. Rigide, elle gardait les bras tendus devant elle, les poings fermés sur rien, comme on s’accroche au bastingage d’un bateau par gros temps. J’en profitais pour la détailler. Vingt ans, peut-être. Pas très grande, elle était vêtue de peu de choses : un short trop court et une sorte de débardeur qui découvrait son nombril 4 et ne cachait pas grand-chose de ses seins. Autant le type bedonnant avait l’air abject dans son accoutrement minimaliste, autant cela lui allait bien. Elle paraissait fraîche, naturelle. Comme quoi l’objectivité, cela n’existe pas. Je pose la paire de menottes sur la table. Au bruit métallique, elle rouvre les yeux. - Vous… vous ne m’arrêtez pas ? s’étonne-t-elle. Puis, elle me dévisage avec plus d’attention. - Mais… vous… vous êtes le… Du doigt, elle désignait l’étage inférieur. - Le quoi ? - Le lièvre. - Le lièvre ?… - Oui, enfin… C’est comme ça qu’ils disent. - Mais qui ça, « ils » ? - Ben, les… Oh, mon Dieu ! Alors, elle eut cette réaction typiquement féminine : elle éclata en sanglots. Dans une situation inextricable, les pleurs sont sans doute le meilleur moyen de faire baisser la pression, à défaut d’apporter une solution, mais chez moi, ils font naître deux réactions contradictoires : la commisération, avec le désir de prendre la pleurnicheuse dans mes bras, et de la consoler ; et l’agacement, avec la fiévreuse envie de lui coller des baffes pour la calmer. Je dois avouer que dans les deux cas, on ne peut nier une certaine connotation sexuelle dont indubitablement je ressentais pour l’heure les sournois effets. Pris entre ces deux possibilités, dans des situations de ce genre, en général je préfère m’en aller - sauf à pouvoir conclure. Mais cette fois, la curiosité prit le pas sur mes principes et sur mon appétence. Je lui pose une main sur l’épaule et à voix basse, doucement, comme on parle à un enfant, je tente de la calmer. Sur son visage crayeux, la sueur se mêlait aux larmes. De temps à autre, ses yeux congestionnés cherchaient les miens, puis elle baissait le front, reniflant bruyamment et frottant nerveusement la paume de sa main sur le bout de son nez. Sa poitrine se soulevait à cadence rapide, et, sous le tissu léger de son polo, la pointe de ses seins, comme aurait dit Prévert, s’inscrivait avec la précision d’un dessin à la mine de plomb. 5 Elle s’abandonna encore un moment, allant jusqu’à passer un bras autour de mon cou. Puis, brutalement, elle réagit à l'opposé. Elle me repousse, s’éloigne d’un bon mètre et pointe un index accusateur dans ma direction. - Vous êtes Nicolas Roman ! m’assène-t-elle d’un trait. Ce n’était pas une question. Une simple prise de conscience. Mais la réplique tombait à plat : j’étais déjà au courant. Je la scrutais, mi-sérieux, mi-amusé, lui demandant pour la forme, car je commençais à entrevoir la réalité, comment se faisait-il qu’elle connût mon nom ? Je n’attendais pas de réponse. Mes neurones s’étaient reconnectés. J’avais pigé. Sans aucun mérite d’ailleurs, car les quatre moniteurs plantés sur les tables me renvoyaient l’image de mon appartement, sous différents angles, même les recoins les plus intimes. Sur le divan, la petite Margarita ne brandissait plus le poing. Elle était réveillée. On aurait dit qu’elle me regardait, ou plus exactement qu’elle fixait l’objectif de la caméra. Mais je savais qu’elle ne pouvait le voir. Dans son champ de vision devait se trouver un petit mobile en carton que j’avais fabriqué un jour où l’inspiration me fuyait. Elle se mit à émettre de brefs sons amusés, tendant les bras pour s’emparer du petit trapéziste supposé se balancer au moindre souffle d’air. Qu’on m’espionnât, je pouvais le comprendre - mais j’avais du mal à l'accepter. Qui pouvait s’intéresser à moi au point de mettre tout ce cirque en place ? Je n’étais rien ni personne. Je ne faisais pas de politique, je ne pratiquais pas le vol à l’étalage, je n’avais pas de voiture, pas de moto, je ne m’intéressais pas aux petits garçons, et mes seules récentes infractions consistaient sans doute à avoir confondu la couleur des différentes poubelles qui encombraient l’entrée de l’immeuble. Mais malgré tout, je me sentais gêné, ou plutôt désorienté. Même lorsqu’on n’a rien à cacher, ni rien à montrer d’ailleurs, une fois la surprise passée, on trouve pour le moins désagréable de savoir qu’à son insu ses moindres gestes ont été observés. Je tentais de me remémorer mes derniers comportements, ceux de tous les jours, dont j’aurais pu avoir à rougir. Ma vie était un tel vide, que je ne trouvais rien. Aucune femme depuis des mois, et même pas le désir stérile d’un plaisir solitaire, comme 6 si, depuis le départ de Pascale, mon sexe avait été en berne. Ni acide ni cocaïne, pas le moindre morceau de shit, et aucune plante exotique sur les quelques centimètres carrés qui me servaient de balcon. Je n’arrivais même pas à me souvenir de l’odeur d’un pétard. Bon, je me shootais au ti-punch, ce n’était guère mieux, mais à ce jour, même si on a gommé la clope des lèvres de Lucky Lucke ou assaini les dialogues de Tintin, la prohibition n’a pas encore fait sa réapparition dans notre belle civilisation moralisatrice. À moins que le juge van Beaumeke m’ait relâché pour mieux me surveiller ! Mais, non ! Cette gamine n’était pas flic. Tout cela n’avait aucun sens. Ma jolie espionne semblait retrouver son calme. La preuve : elle tirait – inutilement - sur son short pour tenter de cacher un peu de peau. Lorsque les femmes font semblant d’être pudiques, tout redevient normal. Pourtant, comme un enfant en faute qui craint la réaction de ses parents, elle me regardait par en dessous, attentive à mes moindres gestes. Elle s’appelait Lorraine Ferrand. Cette fois, je la bombardais de questions. Elle laissa passer l’orage et, lorsqu’elle ouvrit la bouche, ce fut pour s’exclamer : « Le bébé ! » Elle désignait l’un des écrans. Lassée de ne pouvoir atteindre l’objet de sa convoitise, Margarita avait décidé de partir à sa conquête. Elle avait entrepris un mouvement reptilien vers le bout du canapé. Et elle s’approchait dangereusement du bord. Je bondis. Je dévale l’escalier et débarque chez moi juste à temps pour cueillir au vol le petit diable. Elle se met à couiner. Je la prends dans mes bras, maladroitement, ne sachant trop quelle contenance adopter. - Donnez ! Je vais m’en occuper. Lorraine m’avait suivi. Elle saisit le bébé avec délicatesse et lui murmure à l’oreille des paroles apaisantes. Mais Margarita doit être sexiste, car elle braille de plus belle. Je fais sournoisement la remarque. Lorraine glisse 7 une main sous sa couche et décrète que c’est normal, qu’il faut la changer. Elle s’installe sur un coin de table. - Regardez dans le sac ! me commande-t-elle. Le sac ? Je n’avais même pas remarqué que Magnol avait laissé un sac, une sorte de cabas, contre le pied du divan. Il contenait l’attirail nécessaire pour faire face à toute éventualité. Il est des situations qui rapprochent. Tout en langeant Margarita, Lorraine se confie. Elle a vingt et un ans et doit démarrer en octobre une formation informatique à Sophia-Antipolis. En fait, c’est une surdouée. Elle ne me l’a pas dit, mais lorsqu’on passe son bac à seize ans et que le parcours du combattant qui mène à l’École des Mines est accompli comme un jogging au bois de Boulogne, on est en droit de le penser. Elle avait réussi, ce qui d’après elle n’était pas une mince affaire, à décrocher un stage en entreprise. C’est ainsi qu’elle s’était retrouvée à m’espionner avec Ferdinand, pour le compte de l’agence d’investigations Méridor. Ferdinand comment ? « Je ne sais pas. Je crois que c’est un détective privé. En tout cas, c’est un bidouilleur de premier ordre, sauf en informatique, où il percute que dalle – et ce n’est pas du tout un vieux cochon. » Les gazouillis, feulements et autres chambards que j’avais pris pour jeux de l’amour n’étaient que simulations destinées à me tromper et à masquer le bruit des outils. Cette partie du programme avait été une réussite. Malgré l’opinion de Lorraine, je soupçonnais le Ferdinand d’y avoir trouvé un divertissement pervers. En tout cas, pervers ou pas, c’est lui qui avait tout manigancé. Il avait grassement soudoyé le locataire du dessus pour qu’il abandonne son appartement pendant un certain temps. Ils étaient là depuis quatre cinq jours, mais ils contrôlaient mes agissements depuis bien plus longtemps. Comme je ne sortais jamais, Ferdinand avait décrété que tout devait se passer chez moi et qu’il était indispensable de me surveiller de… l’intérieur. Mais tout quoi ? Elle ne savait pas. Je devais être un gros gibier, c’est du moins ce que pensait Ferdinand, car les clients de l’agence Méridor n’avaient pas lésiné sur les moyens. Durant ce monologue haché de points de suspension, Magnol était revenu. Bredouille. Il reprenait son souffle, appuyé contre le chambranle de la porte. Sous ses bras, de larges taches brunes marbraient sa chemise. Il en avait défait les boutons, et les pans battaient sur sa 8 ceinture. De temps à autre, pour s’essuyer, il les remontait jusqu’à son visage, découvrant la peau rose de son ventre replet et son arme, glissée dans un étui de cuir noir. Sur lui, on aurait dit un jouet. Il écoutait Lorraine avec attention, intéressé par son discours, mais suivant surtout ses moindres gestes, alors qu’elle s’occupait de sa fille. Finalement, il rompit le silence : - Mais alors, ces bruits, c’étaient des… enfin, ce n’était pas… - Ce n’était pas le fait d’obsédés de la braguette mais plutôt le résultat de plombiers maladroits, convins-je. Magnol décolle son dos de la porte et dépose un sac en plastique sur la table. - J’en ai profité pour faire quelques courses. Vous n’avez pas une petite faim, vous ?… On ne te dérange pas, au moins ? me demande-t-il pour la forme. Je lui affirme qu’ils sont tous les bienvenus. Au point où j’en suis… Lorraine fait chauffer le biberon de Margarita. Je mets la table. Magnol demande la permission de prendre une douche. Une fois la diablesse repue, nous nous installons, le flic, la « plombière » et moi. En maître de maison averti, je débouche une bouteille de bordeaux. Magnol déclare qu’il préfère la bière ; Lorraine affirme qu’elle ne boit que de l’eau ; et moi, je ne dis rien, mais d’habitude je marche au rhum… Ce qui ne nous empêchera pas de trinquer et de liquider la boutanche. * Magnol était formel : cette intrusion dans ma vie privée tombait sous le coup de la loi. Il me suffisait de déposer une plainte, plainte qu’il se proposait d’enregistrer, et ensuite il reviendrait avec des techniciens pour saisir le matériel. Et la machine judiciaire serait lancée. Finalement, malgré son échec marathonien, il n’était pas mécontent, le petit poulet. Pour une première enquête effectuée à son initiative, c’était une belle affaire. - Tu comprends, me dit-il, prendre des espions en flagrant délit, ça n’arrive pas tous les jours. La presse va se pourlécher… Toi et moi, on va devenir des héros. 9 Il faisait les cent pas, rêvant tout haut, imaginant déjà les sunlights, la bobine grise de jalousie de ses collègues, ou la poignée de main du ministre. J’hésitais à le réveiller, mais l’idée de devenir un héros cathodique ne m’emballait pas outre mesure. Lorraine fredonnait des comptines à Margarita tout en la faisant tressauter sur ses genoux. La fille Magnol riait de bon cœur et en redemandait à coups de areu ! areu ! joyeux et un rien assourdissants. - Et moi dans tout ça ? questionna-t-elle soudain. Le super-flic arrêta net sa progression circulaire pour mieux la dévisager. La question semblait le surprendre. La jeune femme attendait sa réponse, scrutant sa réaction, les yeux encore ourlés par l’instant d’enchantement qu’elle venait de partager avec Margarita. Puis, peu à peu, son expression se modifia et sur ses tempes les petits plis rieurs s’abaissèrent, jusqu’à s’incliner vers le bas. Son anxiété devint palpable. - Et moi ? répéta-t-elle un ton plus bas. Magnol, perplexe, la fixait intensément. Soudain, leurs prunelles s’accrochèrent, à ne plus vouloir se séparer. Ils étaient là, tous les deux, comme des gamins, avec leurs vingt et quelques printemps, avec leurs projets, leurs ambitions, leur vie quoi ! le représentant de l’ordre et l’espionne, aussi peu professionnels l’un que l’autre, terriblement touchants et sympathiques. La scène se prolongeait. J’en restais baba. Pas de doute, il s’était pointé le vieil archer. Je devinais sa présence. Même Margarita semblait sa complice. Sa petite tête bouclée oscillait joyeusement de son père à la jeune femme. Cette enfant rayonnait de bonheur ! À défaut de le voir, je jurerais avoir entendu la flèche qu’il décocha. Sacré Éros ! - Ben… ! finit par faire Magnol, avec son sens inné du dialogue. C’est tout ce qu’il trouvait à dire le poulet de grain. Pourtant, à la réflexion, dans cette simple onomatopée, il y avait déjà toute la suite de leur histoire. 10 C’est quand même un peu fort ! On transforme mon plafond en termitière, on m’espionne, on m’épie, on pille ma vie, et non seulement ce charlot laisse s’enfuir le principal instigateur de ce forfait criminel, mais en plus il tombe amoureux de sa complice. C’est pas beau ça ! - J’ai bien peur, finit-il par lâcher, que tu sois bonne pour la prison. - La prison ! s’exclame-t-elle. - Que veux-tu ? Je suis officier de police judiciaire… Je ne peux pas… - Fermer les yeux ?… Pour gagner du temps, je m’étais permis de terminer sa phrase. - Ben oui ! Il y a délit… - Hé ! C’est… déli-cat. - Te moque pas, merde ! Qu’est-ce que tu dirais, hein ? si je refusais de prendre ta plainte ? Tu dirais, la police… - Je dirais la police… s’humanise. Et après l’avoir fait marcher un moment, je lui avoue que je ne n’ai nullement l’intention de porter plainte, que c’est lui qui me bassine avec cette idée, et que moi, perso, j’en ai rien à battre. - Pas de plainte, pas d’enquête. - C’est pas aussi simple, marmonne Magnol. L’action publique ne peut pas s’éteindre en soufflant dessus. Mon devoir… Je… je dois en référer au… au procureur de la République. Bon, il était temps de mettre les pieds dans le plat. Je lui rappelle que lui, Magnol, de son prénom Jean, officier de police judiciaire en résidence à Paris, s’était introduit par une fenêtre dans un domicile privé, ce qui était sans doute suffisant pour entacher d’illégalité la suite de ses investigations. Et que, pour couronner le tout, préoccupé qu’il était par son bébé, qu’il traînait avec lui durant sa permanence, il avait laissé s’enfuir un individu probablement dangereux. - C’est dégueulasse, dit-il en s’étranglant. Ben oui, je suis un salaud ! Mais, outre que je n’ai aucune envie de voir ma vie, ma nouvelle petite vie peinarde et inutile, perturbée par une meute de flics, de journalistes, procureurs ou autres boutefeux empesés de la loi ou de l’opinion publique, j’avais pour une fois l’impression de faire ce qu’il fallait. Et puis, la police, j’avais déjà donné. 11 Singeant pour la circonstance l’allure mafieuse d’un cabotin de bas niveau, je repris ma démonstration, affirmant : - Je vous tiens - vous pardonnerez Mademoiselle cette métaphore -, je vous tiens tous les deux par les couilles… Toi, le lieutenant de police stagiaire Jean Magnol, en raison des négligences graves constatées dans l’exercice de ta profession ; toi, Lorraine Ferrand, pour m’avoir espionné à l’aide de micros, de caméras et autres matériels sophistiqués et de moi inconnus. Vous êtes à mes pieds, à ma botte, et… silence dans les rangs ! Toi (je désignais Magnol), je peux te faire révoquer, pfutt ! du jour au lendemain ; quant à toi (ce fut le tour de Lorraine) sur un seul claquement de doigts, je te fais jeter sur la paille humide des cachots. Voilà la vérité ! Tout cela est à ma discrétion, à ma volonté. Je n’ai qu’à prendre ce téléphone… J’attrape le combiné, me gardant bien de composer le moindre numéro. Ils sont scotchés. Ils se doutent bien que je leur joue la comédie, que je les bluffe, mais ils n’en sont pas tout à fait sûrs. Avant qu’ils n’aient ouvert la bouche, je reprends ma caricature : - Je vais vous faire chanter. Honteusement chanter ! Car, je suis prêt à fermer les yeux. À condition que… En deux mots, pour acheter mon silence, ils devront s’efforcer de découvrir qui est à l’origine de cette mascarade de film à la James Bond, et pourquoi. - T’es qu’un vulgaire maître chanteur…, souffla Magnol. À ces mots, je réagis. Je me souviens de l’autre tordu, mon maître chanteur à moi, le hacker qui m’a piraté mon ordi. C’est quoi déjà, l’épreuve qu’il m’a imposée pour me restituer mon scénar ? Ah oui ! Deux actions du CAC, à la hausse et à la baisse. Il est quelle heure ? Un œil à ma montre, puis un deuxième, tant je me casse les yeux sur les chiffres numériques à peine lisibles sur cette breloque à dix euros. Il est 15 heures 17. J’ai un souvenir attendri pour ma Breitling. Elle, elle m’aurait dit trois heures et quart. Elle me manque. J’appréciais son gros cadran et ses aiguilles bien visibles. Une montre numérique donne l’heure qu’il est, tandis qu’une montre à cadran donne toutes les heures : l’heure qu’il est, l’heure qu’il a été et l’heure qu’il sera. Presto, je raccompagne les deux loustics vers la sortie. Sans leur laisser le temps de respirer, je les pousse sur le palier et je claque la porte sur eux. Enfin seul ! Enfin presque… Je rappelle Magnol du haut de la cage d’escalier pour lui suggérer de récupérer sa fille. Il est déjà à mi-descente. Je crie : « Tu veux que je te l’envoie ? » 12 Il remonte quatre à quatre. Il bafouille des excuses. Malgré tout ce tintouin, Margarita dort. Je lui colle dans les bras, je lui referme les doigts sur l’anse de son cabas (dans lequel subrepticement j’ai glissé les couches usagées), et je reclaque la porte avant même qu’il n’ait eu le temps d’envisager de construire un semblant de phrase. Vraiment seul, cette fois. Je ne peux m’empêcher de sourire. Les occasions ne sont pas si fréquentes ces derniers temps… 15 heures 21. Le cloche de Wall Street va bientôt sonner. Je fonce vers mon PC. La semaine prochaine, le chapitre XI : Pourquoi les deux détectives privés de l’agence Méridor surveillaient-ils Nicolas Roman ? Existe-t-il un rapport avec la disparition de Pascale ? Photos et images : - Couverture : photo Sylvie Dellus - Berrurier : dans Ménage tes méninges, par San-Antonio, éditions Fleuve Noir - Bric-à-brac : compagnie du caméléon, Tahiti - Papillon rouge : www.lacartonnerie.com - Le miroir : www.villiard.com/blog - Bébé : www.forum.doctissimo.fr - Tchin-tchin : www.tchintchin.ch - Peinture : La plume d’Eros d’Hugues Gillet (fantastic art) - Cadran solaire de Saint-Rémy-de-Provence : commons.wikimedia.org 13