Jean Chalon Une jeune femme de soixante ans

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Jean Chalon Une jeune femme de soixante ans
Jean Chalon
Une jeune femme
de soixante ans
roman
Minos
La Différence
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JANVIER
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« C’est bon de retrouver une femme ? » demanda
Nora Delmin à Ourson qui était bisexuel et brocanteur.
La perfection de sa bisexualité et les exigences de son
métier laissaient sans repos ce monsieur de trente ans.
Ourson allait de foire à la ferraille en grenier à déménager, de fille en garçon, accomplissant son chemin de commerçant voluptueux avec un beau naturel, une conscience
exemplaire.
Rien ne destinait Ourson à rencontrer la légendaire
Nora Delmin, cette jeune femme de soixante ans que
l’amour commençait à fatiguer et qui, pourtant, prétendait
ne pas pouvoir s’en passer. Nora avait enduré des privations, des guerres, le manque d’argent, mais jamais l’amour
n’avait été absent de sa vie. Elle était fière d’avoir toujours été aimée. Elle croyait puiser dans ces exercices du
cœur et du corps une éternelle adolescence. Car une femme
de soixante ans, si elle sait en prendre la peine, donne l’illusion d’une incertaine jeunesse et plaît encore. Quand elle
eut atteint cet âge-là, Nora Delmin prit la précaution de
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supprimer les diverses cérémonies qui entouraient rituellement son anniversaire afin d’avoir soixante ans le plus
longtemps possible. Et, comme ils sont nombreux les garçons de trente ans trop vite grandis qui rêvent de retomber en enfance et d’oublier momentanément leurs précoces
responsabilités, la séduction de Nora Delmin ignora le
chômage, s’offrant même le luxe de choisir, d’avouer net
son goût pour les Velus au détriment des Imberbes.
Dès sa quinzième année, Nora s’aperçut qu’elle préférait les toisons diverses de l’homme aux pelages de ces
animaux qui peuplaient sa chambre transformée en arche
de Noé. Elle renonça au genre animal pour se consacrer
exclusivement au genre masculin. En compensation,
Mlle Delmin eut droit à beaucoup de garçons-chats,
d’hommes-lévriers ou d’ours trop léchés.
C’est une passionnée de fourrures, Nora. Notre rencontre a tenu à un poil, celui qui franchit obstinément le
col de ma chemise comme un ambassadeur de ces territoires herbus où cette gourmande vient brouter ses plus
secrètes nourritures. Nora la Chasseresse pour les uns ;
Nora la Tendresse pour les autres, oui, c’est bon de retrouver une femme !
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Nora Delmin clama son amour pour Ourson aux quatre points cardinaux et à ses trois meilleures amies qui,
secrètement, envièrent son bonheur et essayèrent, ouvertement, de le gâcher avec des restrictions du genre :
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« Cela ne te gêne pas que ton amant ait des amants ?
– Non, pourquoi ? Avec une autre femme, avec l’une
d’entre vous, cela me rendrait malheureuse ou pire : ridicule. Avec des amants de passage, des Anonymes soucieux de garder leur Anonymat, je ne cours pas ce risque.
Non, franchement non, les amants de mon amant ne me
gênent pas. »
Nora Delmin ne tarissait pas d’éloges sur Ourson.
Dans une dernière tentative pour jeter bas cette nouvelle idole, les trois meilleures amies posèrent la seule
question qui risquait de désarçonner leur Intrépide :
« Mais qui est Ourson ? » De sa vie, Nora Delmin n’avait
eu à répondre à une pareille interrogation. Son cœur
constituait un répertoire des hommes illustres de son
temps, un vrai catalogue de célébrités. Poètes, sculpteurs, musiciens, cinéastes avaient, dans leurs œuvres,
réussi à immortaliser Nora. En échange du privilège
d’avoir été aimé un jour, un mois, un an, peu importe le
temps, chacun sut rendre, à sa façon, Nora Delmin légendaire. Son inconstance, ses caprices provoquaient
ces souffrances qui portent les artistes vers la création.
Ces malheureux, ces Noramanes comme on les appelait
alors, soupiraient :
« Quelle charmante vieille dame elle fera !... »
Nora n’en prenait pas le chemin. Elle affrontait les
pires tempêtes sans perdre un instant de sommeil. Elle
se réveillait, sereine, déjà oublieuse des malheurs de la
veille. « C’est l’insomnie qui vieillit, je me tue à le répéter. Il faut dormir », disait-elle, forte de ses huit heu-
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res d’intangible repos quotidien, prête à recommencer.
Encore une fois, mon Dieu, encore une fois, la dernière,
je vous le promets. Nora Delmin ne tient pas sa promesse. Et comme Dieu est sans rancune pour les créatures qu’Il choisit personnellement deux ou trois fois par
siècle pour montrer de quoi Il est encore capable, Nora
connaît plusieurs dernières fois qui augmentent sa réputation d’infatigable amoureuse. « Un demi-siècle de
séduction », précisent ses trois meilleures amies, sans
aucun souci de vraisemblance. Et elles renchérissent :
« Nora, c’est une femme pédéraste.
– Non, je suis une médéraste », réplique Nora qui,
ayant créé ce mot, croit devoir le justifier dans sa
conduite par un rigorisme excluant de sa vie sensuelle
les hommes de plus de quarante ans. C’est une grande
privation pour Nora qui proclame son admiration pour
« la splendeur des quadragénaires ». Avec l’ardeur d’une
médéraste néophyte, Nora Delmin choisit ses amants
de plus en plus jeunes. Elle prend goût à ses aventures
forcément sans lendemain, et c’est le commencement
de sa perte. Elle s’élance à la conquête d’un nouvel
amour avec l’émoi, les maladresses d’une trapéziste qui
débute. Elle se livre sans vergogne à des acrobaties
physiques ou mentales qui laisseront à ses jeunes amants
le souvenir d’une femme capable de toutes les caresses
et de tous les raffinements. Ce n’est pas comme ces
petites niaises de vingt ans qui se prétendent affranchies
parce qu’elles se laissent peloter dans le métro, debout,
devant les gens – le comble de l’horreur pour Nora qui
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sait combien les hommes aiment garder le secret de ce
qui se passe entre deux draps. Les draps n’ont pas de
mémoire. À une époque où l’habitude, la paresse, la
pratique abusive des manuels d’érotisme transforment
les lits en de mornes reposoirs, Nora Delmin apporte le
génie de ses inventions personnelles et les trouvailles
de son expérience internationale. Elle a parcouru la
moitié du monde en compagnie de son premier mari, un
Sud-Américain, et l’autre moitié en compagnie de son
second mari, un Suédois. Elle a beaucoup voyagé, donc
beaucoup aimé. Elle se sent parfaitement capable de
séduire encore une fois, la dernière, mon Dieu, je vous
le promets. Pour une jeune femme de soixante ans, c’est
toujours la dernière fois. Combien de temps peut durer
une dernière fois entre une Lolita de soixante ans et un
vieux garçon de trente ans ? Autant qu’un mariage en
Amérique du Sud, autant qu’un mariage en Suède ?
Devant ces interrogations, Nora Delmin hausse sourcils
et épaules. Elle ignore encore la notion de déchéance,
elle fait confiance à ses yeux. De beaux yeux durent
longtemps, c’est connu...
Entre ses deux mariages, Nora Delmin régna sur les
années trente. Si sa mère, par la protection qu’elle apporta aux amours de Marcel Proust et de Reynaldo Hahn,
avait mérité de figurer dans À la recherche du temps
perdu, Nora Delmin, par sa beauté, son esprit, ses aventures, inspira, dit-on, à Pierre Benoit l’une de ses héroïnes. Laquelle ? « Son nom commence comme le mien
finit », disait moqueusement Nora. Jalouses, les mau-
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vaises langues prétendaient que la seule ressemblance
entre Antinéa, Arabelle, Aino, leurs autres sœurs et Nora,
c’était justement cette voyelle commune, ce A. Les mauvaises langues, hélas ! ne pouvaient nier l’existence d’une
liaison entre l’écrivain et sa muse très passagère, la chronique d’alors défrayée, la fureur des rivales, la morale
publique outragée et, pour couronner le tout, ce livre dont
Nora refusait de dire le titre au plus curieux des oursons :
« Il faut garder son mystère. Sans mystère, pas de
légende. Tu comprends, Ourson ? »
Ourson comprenait, examinait, soupesait la légende
delmienne.
Aujourd’hui, quand elle monte en avion, cette ancienne madone de l’Orient-Express contemple, à la place
du plastique des sièges, le velours et l’acajou de ce compartiment qui l’emportait autrefois vers Bucarest ou vers
Constantinople. Le cœur de Nora Delmin continue à
battre comme il battait autrefois, sensible aux mêmes
mots, aux mêmes situations. Figée dans son apothéose
sentimentale, Nora reste inexorablement fidèle à un
monde disparu. Personne ne s’en doute, personne n’en
sait rien puisque, pour le reste, Nora appartient à son
temps et, parfois, le devance. Par exemple, elle aida le
jeune cinéma en prêtant sa demeure où fut tourné l’un
des films qui firent date. Comme les journalistes l’interrogeaient sur cette Nouvelle Vague, Nora répondit :
« Moi, je suis de toutes les vagues. »
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Cette sirène avait gagné, mais elle connaissait le prix
exact de sa victoire : boire sans soif, feindre l’appétit
quand on a la nausée, rire quand on a de la peine, servir
de bouffon à la société, se poser en reine des inconstantes ou en héroïne de Pierre Benoit quand on aime seulement la tendresse, la fidélité, les habitudes. Et tout cela
pour aboutir à l’horreur finale, à la peine capitale, à
porter un masque qui ne correspond plus à votre visage.
« Moi, je suis de toutes les vagues. »
En rapportant cette réponse, Nora pensait éblouir Ourson, adepte fervent de la cinémathèque du palais de Chaillot.
Singeant le langage de son amie, Ourson plaisanta :
« Je ne suis qu’une petite vague perdue dans ton
vaste océan.
– Tu te trompes, Ourson, répliqua gravement Nora
la Tendresse, c’est moi qui me perdrais corps et biens
dans ton océan. »
Dans cet océan-Ourson ignoré des géographes, ils
situèrent leur île, cette île que les amoureux inventent
pour se donner rendez-vous plus tard, quand l’amour
ne sera plus là et que l’île continuera à exister comme
tout ce qui échappe aux lois de la pesanteur et du temps.
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Mes trois amies m’accusent d’aveuglement. Je suis
incapable, prétendent ces trois Parques, de voir autre
chose que les qualités d’Ourson. Je crois aussi connaî-
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tre ses deux principaux défauts : son goût des collections et sa passion pour l’Histoire Auguste, sa bible, ce
ramassis de racontars sur les empereurs romains et leurs
favoris venus de Grèce.
Je déteste les collectionneurs. Rien ne me paraît plus
hideux qu’une collection, fût-elle d’impressionnistes,
de médailles anciennes ou de simples timbres-poste. Je
vois dans cette monomanie la preuve évidente d’un dérangement de l’esprit, d’un inavouable prurit ou de quelques tares soigneusement entretenues. La seule phrase :
« Venez chez moi voir ma collection », déclenche en
moi le plus ostentatoire des bâillements et, aussi, le plus
salutaire : combien d’embûches sentimentalo-sensuelles
ai-je ainsi évitées ! Or, mon Ourson collectionne les
marionnettes anciennes. N’en déplaise à mes trois
meilleures amies, je ne peux l’en empêcher puisque
c’est son métier. Dans le quartier des Batignolles, Ourson est propriétaire d’une boutique, Au Paradis du
Passé, où s’amoncellent des moissons de cannes, des
armées de soldats en plâtre, de tribus de gitanes en
bronze, des cartes postales 1900 et une inestimable
collection de marionnettes anciennes. Ourson en possède une cinquantaine qu’il refuse obstinément de vendre, vivant heureux comme un pacha parmi les houris
de cet étrange sérail suspendu aux murs et au plafond
de sa chambre. J’ai cru pénétrer, la première fois, dans
l’antre d’un Barbe-Bleue. Hélas ! je me trompais. Ce
n’était que le boudoir de l’empereur Hadrien et d’Antinoüs.
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DU MÊME AUTEUR
BIOGRAPHIES, JOURNAUX ET CORRESPONDANCE
Le Lumineux Destin d’Alexandra David-Néel, Perrin, 1985 ; Presses Pocket 1988 ( Prix Femina-Vacaresco ; prix Kleber-HaedensMumm et l’un des grands prix de l’Académie française en 1985).
Narcisse, avec des illustrations de Martine Delerm, Ipomée, 1985 (épuisé).
Florence et Louise les Magnifiques (Florence Jay-Gould et Louise
de Vilmorin), Le Rocher, 1987 ; édition revue et augmentée,
Le Rocher, 1999.
Chère Marie-Antoinette, Perrin, 1988 ; Presses Pocket, 1989 (prix
Gabrielle d’Estrées 1988).
Chère George Sand, Flammarion, 1991 ; Livre de Poche, 1992 (Prix
Chateaubriand et prix d’Histoire de Vallée aux loups, 1991).
Chère Natalie Barney, Flammarion, 1992, édition définitive de Portrait d’une séductrice, avec une lettre-préface de Marguerite
Yourcenar, Livre de Poche, 1995.
Liane de Pougy, courtisane, princesse et sainte, Flammarion, 1994 ;
Livre de Poche, 1998.
Thérèse de Lisieux : une vie d’amour, Flammarion-Le Cerf, 1996 ;
Livre de Poche, 1997.
Colette l’éternelle apprentie, Flammarion, 1998 ; Livre de Poche, 1999.
L’Ami des arbres, Journal d’Espagne 1973-1998, Plon, 1999.
Journal de Paris (1963-1983), Plon, 2000.
Journal d’un biographe (1984-1997), Plon, 2001.
Natalie Barney, Toujours vôtre d’amitié tendre (Lettres à Jean Chalon,
1963-1969), Fayard, 2002.
François Augiéras, Le Diable ermite (Lettres à Jean Chalon, 1968-1971),
La Différence, 2002.
Cet ouvrage, publié pour la première fois chez Fayard en 1973, a été
repris en 1993 au Livre de Poche.
© SNELA La Différence, 47, rue de la Villette, 75019 Paris, 2003.
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