RSA/HARTZ IV : Genèse et configuration des dispositifs français et

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RSA/HARTZ IV : Genèse et configuration des dispositifs français et
CICC – EA 2529
PROJET DE FORMATION-RECHERCHE
Les politiques d’aide au retour à l’emploi des chômeurs en
situation d’exclusion. Comparaison France-Allemagne
COMPTE RENDU DE LA JOURNEE D’ETUDE
RSA/HARTZ IV :
Genèse et configuration des dispositifs
français et allemand d’aide au retour à l’emploi
Maison Heinrich Heine (Paris), le 7 février 2011
Cette journée d’étude représentait le premier volet du projet de formation-recherche « Les
politiques d’aide au retour à l’emploi des chômeurs en situation d’exclusion. Comparaison
France-Allemagne » mené par le CIRAC et l’Institut Franco-Allemand de Ludwigsburg sur la
période 2010-2012, avec le soutien du CIERA (Centre Interdisciplinaire d’Etudes et de
Recherches sur l’Allemagne, Paris) et de l’Université de Cergy-Pontoise (Civilisations et
identités culturelles comparées des sociétés européennes et occidentales, CICC).
Accueillie sous l’égide de la Maison Heinrich Heine, cette rencontre réunissait des experts
français et allemands en matière d’emploi et de minima sociaux. Après un rappel historique
de l’évolution de l’emploi en France et en Allemagne, et du système allemand de protection
sociale, l’attention s’est portée sur l’articulation des minima sociaux et les logiques
d’activation qui ont préfiguré les politiques actuelles d’insertion sur le marché de l’emploi.
Par la suite, le débat s’est orienté vers le contenu de la réforme Hartz IV dont le principe
directeur fordern und fördern (« exiger et soutenir ») a été mis en regard avec les dispositifs
incitatifs du RSA sous ses différentes formes (RSA socle seul, RSA socle et activité, et RSA
activité seul).
Les évolutions du marché de l’emploi en France et en Allemagne
Le premier exposé de la journée était consacré à l’évolution du marché de l’emploi en France.
Eric Heyer, Directeur adjoint au Département Analyse et Prévision de l’OFCE (Centre
de recherche en économie de Sciences Po), en a souligné les grandes tendances dans le
contexte de la désindustrialisation. Le net recul de l’emploi industriel (-2,3 millions entre
1978 et 2008) s’explique par trois facteurs : le recours à l’externalisation des activités
industrielles vers les services (près de 25% des pertes d’emplois industriels), l’impact des
gains de productivité et de l’évolution de la demande au profit des services (30% des pertes
d’emplois industriels) et l’impact de la concurrence étrangère (dont la portée reste difficile à
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évaluer). Le chômage de masse apparu dans les années 1980 touche pour sa part davantage les
femmes (bien que l’écart se réduise) et les jeunes de moins de 25 ans. Le chômage des jeunes
reste toutefois à relativiser en raison du faible nombre d’actifs dans cette classe d’âge. La
population active, dont les rangs grossissent actuellement de 50 000 personnes par an, devrait
reculer à partir de 2015 ce qui, sans création d’emploi, entraînera une baisse du chômage.
A partir de cet état des lieux, Eric Heyer a ensuite identifié les dysfonctionnements potentiels
du marché de l’emploi. Selon les lauréats du prix Nobel d’économie 2010, si l’indemnisation
chômage n’incite pas à la reprise d’un emploi, en augmenter la durée peut se révéler
bénéfique en favorisant la stabilité de l’activité. En comparaison internationale, la durée de
l’indemnisation est généreuse en France (24 mois) et le taux de remplacement plutôt élevé
(57%), mais avec 1,5 point de PIB, l’effort d’indemnisation est comparable à celui de la zone
euro (1,13 point). En France, la moitié des chômeurs sont indemnisés, contre plus de 80% en
Allemagne. En outre, le marché de l’emploi est très protecteur, en particulier envers les CDD.
Il présente un taux de rotation important, qui correspond cependant à un nombre restreint de
personnes. Néanmoins, deux tiers des contrats d’embauche signés sont des CDD de moins
d’un mois. Quant au salaire minimum, situé dans la moyenne européenne, il stimule la
demande intérieure, son impact sur le marché de l’emploi n’étant pas clairement établi par les
économistes. Par ailleurs en France, le niveau de productivité demeure élevé, ce qui présente
un avantage en termes de coûts, mais entraîne des destructions d’emplois. La durée
hebdomadaire du travail à temps plein est relativement faible, mais les Français ont peu
recours au temps partiel : ils se situent ainsi dans la moyenne quant à la durée annuelle
globale de travail. En revanche, ils ont tendance à travailler moins tout au long de la vie (le
taux d’emploi est faible chez les moins de 25 ans et les 55-64 ans).
La dernière partie de cet exposé a traité des conséquences de la crise sur le marché du travail.
Quand la conjoncture ralentit, les entreprises se séparent d’abord des intérimaires et des
salariés en CDD, pour procéder ensuite à des licenciements économiques. Le marché français
du travail étant relativement réactif, on s’attendait à des destructions d’emplois plus massives
en raison de la forte productivité et de la chute d’activité. Au regard de l’ampleur de la crise,
la France a par ailleurs peu réduit la durée du travail.
Dans une perspective comparative franco-allemande, Eugen Spitznagel, Directeur du
groupe de recherche « Temps de travail et marché de l’emploi » (Institut für
Arbeitsmarkt und Berufsforschung, Nuremberg), a présenté les caractéristiques du marché
de l’emploi outre-Rhin. En Allemagne, la crise semble déjà oubliée, les responsables
politiques évoquant le plein emploi. Mais même si certains Länder font montre de
performances particulières en la matière, l’Allemagne conserve près de 3 millions de
chômeurs, pour un taux de chômage légèrement supérieur à 7%.
Cette contribution a permis de constater la mutation des formes d’emploi, qui se traduit par un
recul des temps pleins et une augmentation du travail indépendant. Le recours au temps partiel
s’accroît, atteignant un taux de 35%. En revanche, le travail intérimaire, qui permet aux
entreprises de réagir aux fluctuations conjoncturelles, est peu utilisé en Allemagne par rapport
à d’autres pays (2%). Si actuellement près de la moitié des contrats à l’embauche sont des
CDD, nombre d’entre eux débouchent ensuite sur un CDI. Les embauches en CDD suivent les
cycles conjoncturels, même si elles présentent une tendance générale à l’augmentation. En
termes de temps de travail, les femmes travaillent moins longtemps que les hommes, occupant
davantage d’emplois à temps partiel et de « petits boulots ». Le potentiel des actifs recule pour
sa part depuis 2006. Si, à l’avenir, cette évolution décongestionnera le marché de l’emploi, les
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débats actuels portent sur la nécessité éventuelle de faire appel à des travailleurs étrangers.
Après l’adoption de la loi Hartz IV en 2005, le chômage a fortement diminué, de même que la
part du chômage de longue durée. Cette évolution est également le résultat d’une situation
conjoncturelle favorable.
Pour conclure, Eugen Spitznagel s’est penché sur les éléments du « miracle » allemand dans
la gestion de la crise. L’abaissement du temps de travail, le recours accru au chômage partiel,
la progression de l’emploi à temps partiel et une baisse de la productivité ont permis de
préserver l’emploi en 2009. Ces amortisseurs sociaux ont favorisé la reprise économique,
avec une croissance du PIB de 3,6% en 2010.
Politiques sociales : solidarité, assistance et « logiques d’activation »
René Lasserre, Professeur à l’Université de Cergy-Pontoise et Directeur du CIRAC, a
retracé les grandes étapes de la protection sociale outre-Rhin, ceci en vue de montrer
l’importance que représente le tournant des réformes de l’Agenda 2010 par rapport aux
traditions et aux inflexions successives de l’Etat social d’inspiration bismarckienne. Il a
rappelé le rôle précurseur de l’Allemagne dans la mise en place précoce, au bénéfice des
couches sociales les plus vulnérables, d’un système de protection sociale fondé sur
l’assurance obligatoire. Le système bismarckien a été mis en place dans les années 1880 afin
d’intégrer au sein du Reich récemment unifié et en plein essor industriel une population
ouvrière venue s’entasser dans les villes et travaillant dans des conditions exécrables. Dans ce
contexte d’expansion industrielle et de forte croissance démographique, l’instauration d’un
système par répartition se révéla économiquement et politiquement judicieuse : financé par les
cotisations obligatoires assises sur le revenu du travail, supportées pour moitié par les
employeurs et les salariés et dont le montant était régulé par l’Etat, ce système voyait sa
légitimité garantie par le principe de l’auto-administration qui confiait la gestion des caisses
aux partenaires sociaux. Ce système, éminemment moderne, procédait ainsi d’une philosophie
de prévention d’ordre public fondée sur l’assurance solidaire, c'est-à-dire s’appuyant sur la
responsabilité conjointe des acteurs sociaux. Par la suite, et par-delà la rupture des années
1930-1945, l’Allemagne n’a cessé d’en étendre les garanties, puis de les compléter par des
mécanismes d’assistance, assurant ainsi, par étapes successives, la mise en place d’un système
complet et cohérent de couverture sociale, dont le parachèvement ultime intervint avec la
réunification en 1990.
Conçu à l’origine « pour quelques-uns », le système d’assurances sociales bismarckien ne
concernait à l’origine que les ouvriers de l’industrie, soit 20 % de la population salariée, et
n’offrait que des prestations limitées et à taux modeste. Il n’a cependant cessé de s’améliorer
au fil des années et surtout de s’étendre à d’autres catégories, et notamment aux employés en
1911, pour couvrir environ 70% des actifs en 1914. Les Allemands disposaient alors du
système d’assurances sociales le plus développé du monde. Malgré les lourdes conséquences
financières de la Première Guerre mondiale, le système de protection a été encore renforcé
dans les années 1920 sous la République de Weimar, avec deux avancées majeures en
direction de l’Etat social : celle de l’instauration en 1924 d’un droit à l’assistance sociale
garanti par l’Etat pour les personnes en situation de nécessité, précurseur de la Sozialhilfe, et
celle de la création du premier système d’assurance chômage en 1927, lequel pour la première
fois instaurait une garantie individuelle non plus seulement contre le risque d’ordre physique,
mais bien contre le risque économique et social de la perte d’emploi. Ces deux avancées sont
cependant restées sans lendemain du fait de la grande crise des années 1930, du nazisme et de
la guerre. Ce n’est qu’à partir de la réforme monétaire de 1948, avec le redémarrage
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économique, que le système fut progressivement restauré dans son architecture d’avant 1933 :
une première revalorisation symbolique des retraites intervint dès 1949, l’assurance maladie
puis l’assurance chômage furent réinstaurées en 1951. Dans l’immédiat cependant, l’effort
social du début des années 1950 fut consacré prioritairement à l’indemnisation des quelque 4
millions de victimes de guerre.
La première pierre décisive de la reconstruction de l’Etat social allemand, dont le principe
figurait au même rang que celui de l’Etat de droit au fronton de la Loi fondamentale de 1949
(art. 20), fut la réforme des retraites de 1957 qui, au terme d’une période de 40 ans
d’épreuves, a permis aux Allemands de l’Ouest de recouvrer la sécurité au soir de leur vie. La
réforme des retraites de 1957 instaure les bases d’un niveau de protection vieillesse
jusqu’alors jamais atteint : elle ne fait pas que garantir le maintien du pouvoir d’achat des
pensions en les indexant sur le coût de la vie, mais instaure une « retraite dynamique » dont la
parité d’évolution avec les autres revenus est assurée par une indexation sur la progression
moyenne des salaires bruts. Dans la foulée de cette avancée considérable et généreuse,
symbole du capitalisme social et de la « prospérité pour tous » (Ludwig Erhard), l’Etat social
ne pouvait demeurer en reste vis-à-vis des exclus et des laissés-pour-compte du progrès
social, ce qui conduisit à la promulgation en 1961 d’une loi fédérale d’aide sociale, qui
renouait avec les principes du dispositif inauguré en 1924 et instaurait un droit à l’assistance.
La Sozialhilfe est un système d’assistance polyvalent qui assure aux personnes reconnues en
incapacité de travailler un revenu minimum garanti, modulé selon leurs charges familiales et
leurs besoins. Le système d’aide sociale, financé à la fois sur les fonds publics des
collectivités territoriales et des contributions caritatives défiscalisées, apparut ainsi, dans le
contexte de plein emploi des années 1960, comme un complément nécessaire de l’Etat social
pour assurer, à côté d’un système d’assurance qui avait retrouvé sa vitesse de croisière, un
filet social de sécurité permettant de protéger les personnes les plus vulnérables de la pauvreté
et de la marginalisation. Avec environ 1 million de bénéficiaires en 1970, son importance
n’était certes pas négligeable mais restait d’ampleur modérée et constituait le gage de la
dignité et de la cohésion sociales.
La récession économique de 1966-67 qui sonna la fin du miracle économique et se traduisit
par un retour inattendu du chômage, marqua un tournant politique important, suivi de
nouvelles avancées. La protection contre le risque de perte d’emploi et de revenu revint
brutalement au centre des préoccupations et du débat public. Le changement de majorité
politique intervenu avec l’arrivée des sociaux démocrates au pouvoir, tout d’abord aux côtés
de la CDU en 1966, puis à la tête du gouvernement fédéral en 1969 avec Willy Brandt,
impulsa un nouveau bond en avant de l’Etat social, marqué par une série de réformes clés,
aussi bien dans l’assurance chômage, avec une revalorisation conséquente des allocations et
un allongement des durées d’indemnisation, que dans l’assurance maladie, avec le maintien
de l’intégralité du salaire en cas de maladie pendant six semaines (Lohnfortzahlung). Une
nouvelle réforme des retraites fut promulguée en 1972, prévoyant une retraite flexible à partir
de 63 ans et des bases de calcul des pensions plus avantageuses, une retraite minimale
garantie, l’extension du régime de retraite aux travailleurs indépendants et différents groupes
sociaux et toute une série de réformes catégorielles (congés maternité, revalorisation des
prestations familiales et d’aide sociale…).
Cette seconde vague de réformes sociales du tournant social-libéral 1969-1972 marqua
l’apogée de l’Etat-Providence dans l’Allemagne d’après-guerre, dont l’extension se fondait
sur l’hypothèse d’une croissance durable et indéfiniment garantie par un pilotage concerté de
l’économie d’inspiration keynésienne. L’illusion fut de courte durée et la gestion de l’Etat
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social se trouva bientôt confrontée au double choc pétrolier de 1973-74 et 1981-82. La montée
brutale et durable du chômage ébranla l’équilibre financier des régimes d’assurance, lequel ne
fut maintenu qu’au prix d’une montée des cotisations et des coûts du travail, tandis qu’avec
son afflux de bénéficiaires (2,3 millions en 1982), l’aide sociale pesait lourdement sur les
comptes publics. Au cours de la période sociale-libérale, de 1969 à 1982, les cotisations
sociales grimpèrent de 27,8 à 34 % du salaire brut et la part des prestations sociales dans le
PIB de 24,6 à 31,7 %. Le Chancelier Kohl ne réussit au cours des années 1980 qu’à stabiliser
une dérive financière qui ne s’alimentait plus seulement d’un socle structurel de 2 millions de
chômeurs, mais aussi des effets désormais nettement perceptibles du vieillissement
démographique sur l’équilibre des retraites et du système de santé. De cette époque datent les
premiers réajustements dans le système des retraites avec la réforme Blüm de 1987, mais aussi
l’émergence d’un débat public virulent sur la nécessité d’introduire, à côté du mode de
financement par répartition, un mode de financement complémentaire par capitalisation fondé
sur l’épargne retraite individuelle.
Mais alors que s’amorçait à la fin des années 1980 un changement de cap doctrinal en faveur
d’une réforme en profondeur des régimes sociaux, fondée non plus exclusivement sur le
principe de solidarité collective mais sur celui de responsabilité individuelle, celle-ci fut
repoussée de plus d’une décennie par le choc historique de l’unification. L’extension à parité
et le financement quasi ex nihilo de l’Etat social dans les Länder de l’Est, et plus encore
l’impact des mesures de traitement social du chômage qu’il fallut consentir à la suite des
restructurations, imposèrent un effort de solidarité considérable et prolongé, lequel fut encore
alourdi en 1995 par la mise en place coûteuse, mais incontournable du fait du vieillissement,
d’un régime d’assurance dépendance fondé sur la répartition, avec un taux de cotisation de
1,7%. La montée des prélèvements sociaux (progression de près de 7 points du taux de
cotisations de 1989 à 1998) pesa lourdement à la fois sur la croissance intérieure et sur la
compétitivité des entreprises et plongea le pays au début des années 2000 dans un cycle de
croissance ralentie et de chômage durable aggravé, dont la coalition SPD-Verts s’obstina
pendant une législature à vouloir sortir par l’impôt et la croissance écologiques. La première
avancée notable et importante au plan des principes que tenta le gouvernement Schröder fut
une réforme des retraites intervenue en 2001 qui, par le biais de la « retraite Riester »,
introduisit par la voie légale le principe d’un financement partiel de l’assurance vieillesse par
l’épargne salariale, mais dont la portée est restée volontairement limitée.
La dérive des comptes sociaux continua toutefois de s’aggraver avec le recul de la
conjoncture mondiale dans les années 2002-2003, principalement sous l’effet de la montée et
de l’enkystement du chômage qui franchit alors la barre des 4,3 millions, dont la moitié
étaient des chômeurs de longue durée. Le chancelier Schröder, à peine réélu, dut opérer en
mars 2003 un changement de cap en annonçant, avec l’Agenda 2010, un programme de
réformes en profondeur des différents régimes de protection sociale.
Dans le cas de l’assurance vieillesse et de l’assurance maladie, le principe d’une
responsabilité et d’une participation accrues des individus dans le financement des régimes et
dans la prise en charge des dépenses constitua désormais la pierre angulaire des réformes
annoncées et mises en œuvre par la suite par les gouvernements Merkel (avec le SPD jusqu’en
2009, puis avec les libéraux), notamment avec le recul progressif de l’âge de la retraite à 67
ans, la réduction du niveau puis le strict maintien du pouvoir d’achat des retraites. En cela le
changement de paradigme n’est pas uniquement financier : les réformes intègrent une
redéfinition du droit à prestation qui n’est plus uniquement fonction des droits acquis, mais
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prend en compte la soutenabilité d’ensemble des systèmes de protection sous l’effet de
l’allongement de l’espérance de vie.
Mais c’est dans la politique du marché du travail et de l’aide aux chômeurs que le changement
de paradigme sera le plus marqué. La détérioration et la précarisation de l’emploi n’avaient
pas pour seul effet de gonfler démesurément les dépenses liées à la lutte contre le chômage,
mais de rétrécir le nombre des actifs cotisants et la base de financement de l’ensemble des
régimes sociaux. La réforme introduite par les Lois Hartz de 2003 à 2005 poursuit un double
objectif : elle consiste d’abord à dynamiser les dispositifs de placement et de réinsertion des
chômeurs par une réorganisation des services de l’emploi (Hartz I à III) et procède ensuite à
une refonte du système d’assistance chômage (Hartz IV) incitant les chômeurs ayant épuisé
leurs droits à l’assurance chômage à continuer à rechercher activement un emploi. L’incitation
est double : elle est à la fois monétaire, sous la forme du versement d’une allocation minimale
de réinsertion (qui n’est plus fonction de l’ancien salaire, mais dont le montant forfaitaire est
généralement inférieur et fixé par référence à l’allocation de base de l’aide sociale, pondéré
par les charges familiales du bénéficiaire) ; elle est en même temps contractuelle puisque
l’allocation est versée sous condition de recherche effective d’un travail, assistée et contrôlée
par les services de l’emploi. Dans ce dispositif reconfiguré, la couverture du risque social de
perte d’emploi ne confine plus à l’assistance, mais se voit conditionnée désormais par la
disponibilité de l’individu à participer activement à sa réinsertion.
En cela, la réforme Hartz et celle des régimes d’assurance inaugurées par l’Agenda 2010
marquent une évolution importante dans la redéfinition des principes, sinon dans la
reconfiguration de l’Etat-Providence auxquelles on assiste en Allemagne depuis le milieu de
la décennie. Certains observateurs y voient une nouvelle étape du développement de l’Etat
social né il y a plus d’un siècle et demi dans l’Allemagne bismarckienne. Etape par laquelle ce
dernier, sous l’effet du changement économique, démographique et culturel des sociétés postindustrielles, serait entré dans un processus de modernisation en profondeur. Loin de procéder
à un démontage de son système social, l’Allemagne passerait ainsi d’une logique de solidarité
collective organisée d’en haut, mais de moins en moins clairvoyante, à une logique de
responsabilité individuelle fondée sur une citoyenneté économique et sociale mieux partagée
entre les acteurs et plus consciente des enjeux d’avenir. Comme les contributions de nos
journées auront l’occasion de le montrer, cette réforme reste très controversée à la fois dans
ses principes, dans sa mise en œuvre et dans ses résultats. Il n’en demeure pas moins que la
réforme de l’Etat social actuellement en cours en Allemagne semble déjà porter quelques
gages de performance, et qu’en cela elle constitue une expérience riche d’enseignements.
Dans l’approche du dispositif français d’insertion, Julie Labarthe, Chef du bureau de la
lutte contre l’exclusion, Sous-direction de l’observation de la solidarité, Direction de la
recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) au ministère du
Travail, de l’Emploi et de la Santé, a choisi de se concentrer sur l’importance que tiennent,
dans la logique française de protection et d’intégration des groupes sociaux les plus
vulnérables, les mécanismes d’assistance ou d’aide sociale qui se concrétisent par un
ensemble de minima sociaux garantis par l’Etat. Elle a relevé ainsi l’existence juxtaposée de
huit minima sociaux, qui couvraient 3,5 millions de foyers à la fin de l’année 2009. Ces
allocations non contributives (contrairement à la protection sociale) divergent quant aux
conditions d’éligibilité, au niveau de leur montant et à leur rapport à l’insertion
professionnelle.
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Les premiers minima concernent les personnes en incapacité de travailler : il s’agit du
minimum vieillesse (1956), du minimum invalidité (ASI, 1957) et de l’Aide aux Adultes
Handicapés (AAH, 1975). Les aides sociales s’adresseront ensuite aux personnes fragilisées
par les ruptures familiales avec l’Allocation de Parent Isolé (API, 1976) et l’assurance
veuvage (1980). Puis, avec l’apparition du chômage de masse et de longue durée, l’assistance
s’étendra aux chômeurs en fin de droits à travers l’Aide au Secours Exceptionnel (ASE,
1979), qui sera ensuite remplacée par l’Allocation Spécifique de Solidarité (ASS). Le régime
d’indemnisation chômage se scinde en deux en 1984 avec un régime assurantiel financé par
les cotisations d’un côté et, de l’autre, un régime de solidarité financé par l’Etat. Excluant les
hommes seuls d’âge actif ayant peu de ressources, l’approche catégorielle montre ses limites,
ce qui aboutira en 1988 à la mise en place du RMI pour les plus de 25 ans. Par ailleurs au
début des années 2000, le Revenu de SOlidarité (RSO) est instauré dans les DOM, ainsi que
l’Allocation Equivalent Retraite (AER) pour les seniors. D’autres aides améliorent la situation
des plus modestes, telles l’allocation logement (cumulable avec les minima sociaux) et la
couverture maladie universelle (CMU).
A la fin des années 1990, le système d’aide sociale se heurte à de vives critiques. Le nombre
de bénéficiaires du RMI, beaucoup plus élevé que prévu, ne se réduit pas en cas
d’amélioration conjoncturelle. Le débat porte également sur la complexité du système et
l’existence possible de trappes à inactivité (bien que les motivations à la reprise d’un emploi
puissent être autres que financières). Les réformes adoptées par la suite viseront à améliorer le
retour à l’emploi des bénéficiaires de minima sociaux d’âge actif, notamment via
l’instauration de la prime pour l’emploi en 2001. L’année 2005 voit la mise en place des
contrats d’avenir dans le secteur non marchand et des Contrats d’Insertion–Revenu Minimum
d’Activité (CI-RMA) dans le secteur marchand. En 2006, la notion de « droits et devoirs »
apparaît. En parallèle, les minima pour les personnes en incapacité de travailler sont
revalorisés. Le second objectif des réformes est de simplifier le système global des minima
sociaux. La création du RSA se place dans la lignée de ces évolutions tout en introduisant une
rupture. Les dispositifs d’intéressement, qui permettent de cumuler partiellement et
temporairement revenu d’assistance et revenu d’activité, sont ainsi remplacés par un
mécanisme pérenne qui garantit que le revenu augmente quand les revenus d’activité
s’améliorent. Le RSA privilégie l’accompagnement professionnel par le service public de
l’emploi et, contrairement au RMI, concerne aussi les jeunes de moins de 25 ans.
Selon Julie Labarthe, la complexité du système résulte d’une construction historique.
Néanmoins, celle-ci tend à se réduire. Il subsiste aujourd’hui deux catégories de minima
sociaux : ceux qui s’adressent aux personnes en incapacité de travailler (avec des montants plus
élevés) et ceux dont les bénéficiaires sont appelés ou astreints à s’insérer. A la lumière de ces
éléments, une question reste en suspens : les minima sociaux permettent-il de mener une vie
digne ?
Configuration des systèmes Hartz IV / RSA
Yoann Boget, Doctorant en sociologie à l’EHESS/Centre Maurice Halbwachs (ERIS), a
procédé à une comparaison introductive France/Allemagne des dispositifs d’aide au retour à
l’emploi afin de les resituer dans leur contexte historique et institutionnel. Dans les années
1990, la France et l’Allemagne disposaient à la fois d’un système d’assurance chômage, d’une
assistance aux personnes pauvres et d’un système hybride (allocation de solidarité
spécifique/Arbeitslosenhilfe). Puis, dans la seconde moitié de la décennie, ont émergé de
nouveaux concepts tels que « workfare », « contrepartie » et « activation », annonçant un
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retournement de la question sociale. Ces dispositifs sont désormais appréhendés par rapport à
leur influence sur le marché de l’emploi, les responsables politiques craignant que les
montants alloués ne jouent un rôle dissuasif quant à la réinsertion sur le marché du travail.
Les dispositifs créés comportent des points communs aux deux pays : les allocataires sont
considérés comme des demandeurs d’emploi. On assiste à une superposition de la politique de
l’emploi et de la lutte contre la pauvreté. Le RSA distingue les personnes qui travaillent des
personnes directement aptes à l’emploi et de celles en incapacité de travailler, la grande
majorité des allocataires étant considérée comme apte à l’emploi. Hartz IV fait également
référence à l’emploi avec l’allocation chômage II (Arbeitslosengeld II). Ainsi, les allocataires
sont supervisés par Pôle emploi et par son équivalent allemand, l’Agentur für Arbeit.
L’intervention de l’Etat envers les sans emploi est à la fois assurantielle (financée par les
cotisations) et « assistancielle ».
Néanmoins, certaines différences sont à noter : la durée d’indemnisation chômage est deux
fois plus longue en France qu’en Allemagne et il n’existe pas de salaire minimum outre-Rhin.
Par ailleurs, le poids de chaque programme n’a pas la même portée, le RSA comptant 1,8
million de bénéficiaires contre 3,5 millions pour Hartz IV. En outre, la France recense 2,1
millions d’allocataires du chômage, pour 950 000 en Allemagne. Les techniques
d’intervention divergent également : la technique d’incitation financière est plus prégnante en
France tandis que les techniques disciplinaires (de contrôle et de sanction) sont plus efficaces
en Allemagne.
Dans sa contribution dédiée à Hartz IV, Karl Brenke, Sociologue et Conseiller scientifique
du Président de l’Institut allemand DIW Berlin, a expliqué dans un premier temps le
contenu de la réforme. Entre 2003 et 2005, l’Allemagne a procédé à une refonte en
profondeur du marché de l’emploi (lois Hartz), avec pour objectif global la réduction du
chômage. Le volet Hartz IV en constitue l’élément principal : il comprend la fusion des
systèmes de prestations sociales, l’amélioration du placement des chômeurs grâce à la
collaboration entre les communes et le service de l’emploi ainsi que l’introduction des jobs à
1 €. Le nouveau système de prestations sociales, l’Arbeitslosengeld II, s’adresse aux
personnes en situation de nécessité (au chômage ou non). Son montant pour une personne
adulte sans enfant est de 359 €. Après la mise en place de Hartz IV, plus de la moitié des
ménages a subi des pertes de revenus, un tiers ayant en revanche bénéficié de gains de
revenus. Karl Brenke a indiqué que ce dispositif récent suscite encore de vives discussions sur
le montant du forfait de base. Si le nombre d’allocataires a augmenté juste après la réforme, il
connaît une baisse depuis, notamment parmi les allocataires au chômage. Les bénéficiaires de
Hartz IV sont surreprésentés dans la catégorie des parents isolés, notamment ceux de moins
de 25 ans. Ils se concentrent dans les anciennes régions industrielles et dans les Länder de
l’Est.
Depuis la réforme, on constate une diminution assez lente du nombre de chômeurs bénéficiant
de Hartz IV. Les chômeurs allocataires sont la plupart du temps dépourvus de qualification
professionnelle, ce qui n’est pas le cas pour les autres chômeurs. La réforme n’a pas eu d’effet
visible sur les prétentions salariales des bénéficiaires de Hartz IV souhaitant travailler à temps
plein. Elle n’a pas eu d’impact non plus sur la recherche effective d’emploi, ni sur le degré
d’intention de travailler. Parmi les allocataires de Hartz IV, les plus disposés à reprendre
immédiatement une activité sont les 25-34 ans. En revanche, 30% des moins de 25 ans
n’accepteraient pas dans l’immédiat un travail proposé, ce qui constitue un réel problème. Le
système allemand fait en sorte qu’une personne qui travaille gagne plus qu’un bénéficiaire de
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Hartz IV. Mais pour certaines configurations de ménages, l’écart est faible entre le montant
des prestations sociales et les salaires pratiqués sur le marché de l’emploi. Par ailleurs,
250 000 personnes travaillant à temps plein reçoivent des compléments de revenus au titre de
Hartz IV.
En définitive, Hartz IV constitue une réforme en profondeur du marché de l’emploi, encore à
ce jour controversée. Les indicateurs ne permettent pas de savoir si elle a contribué à faire
baisser le chômage ou non. Les chômeurs concernés souhaitent le plus souvent retrouver un
emploi, et font montre de modestes prétentions salariales. Selon Karl Brenke, le principal
problème sur le marché de l’emploi réside dans la pénurie de postes disponibles.
Pour clore cette journée introductive sur les dispositifs français et allemand d’aide au retour à
l’emploi, Céline Emond, Chargée d’étude au Centre d’études de l’emploi (CEE) et
« Travail, emploi et politiques publiques » (TEPP CNRS), a exposé les caractéristiques du
RSA. Le système précédent, le RMI, disposait d’une couverture large pour un coût limité. Il
présentait un taux marginal de prélèvement (TMP) de 100% : pour un euro de revenu issu du
travail, l’allocataire percevait un euro de moins, ce qui n’encourageait pas à la reprise d’une
activité. Ainsi même lors des périodes de croissance (1997-2001), le nombre d’allocataires est
resté stable. Ce constat a perduré à l’issue d’une décennie de réformes, comprenant
notamment l’extension de l’intéressement du RMI après 1998. Dans ce contexte, la mise en
place du RSA a eu pour double objectif de réduire la pauvreté et de ne pas pénaliser
financièrement le retour à l’emploi. Ce dispositif a été expérimenté en 2007-2008 dans 34
départements, puis généralisé en 2009. Le TMP est désormais de 38%, c’est-à-dire que pour
un euro travaillé, l’allocation perçue est de 0,62 €. La réforme a engendré la fusion du RMI et
de l’API et la modification des circuits de suivi et d’accompagnement. Pour les ménages sans
revenu d’activité, le montant d’entrée équivaut à celui du RMI. La réforme est par conséquent
onéreuse, le surcoût étant estimé à 1,5 voire 2 milliards €. Si ses effets sont positifs sur le
retour à l’emploi, ils sont plus discutables en ce qui concerne la pauvreté.
Le déploiement du RSA s’est révélé moins rapide que prévu, le non recours pouvant résulter
d’un déficit d’information sur les droits nouveaux, de la complexité des démarches en
comparaison avec les montants parfois faibles du RSA activité seul ou d’une volonté de ne
pas recevoir ces allocations. Ces motivations seront précisées dans le rapport final du comité
national d’évaluation du RSA, à paraître fin 2011. Si les allocataires du volet socle
ressemblent aux anciens bénéficiaires du RMI et de l’API, on recense davantage de couples
chez les allocataires du RSA activité seul. A la fin de l’année 2009, plus de la moitié de ces
derniers n’avaient auparavant jamais bénéficié de minima sociaux. On observe par ailleurs des
mouvements importants au sein et en dehors du RSA, notamment pour les bénéficiaires du
RSA activité.
Pour finir, Céline Emond a mentionné les enjeux actuels du RSA, qui comprennent le suivi de
nouveaux publics, la réforme de la gouvernance destinée à améliorer la coordination entre les
acteurs (Conseil Général, CAF, Pôle emploi, villes, CCAS…), l’ajustement des politiques
sociales locales dans ce nouveau contexte ainsi que les questions centrales de financement et
d’évaluation.
En guise de conclusion, Isabelle Bourgeois, Chargée de Recherches au CIRAC, a précisé
que l’approche du RSA laisse présager des réformes de fond à venir. La question des droits et
devoirs permet de repenser la place de l’individu dans la société, tandis que celle du revenu
minimum souhaitable est actuellement au cœur du débat en Allemagne. René Lasserre,
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Directeur du CIRAC, s’est interrogé en dernier lieu sur les résultats possibles d’efforts
accrus en termes de formation. Afin d’approfondir la réflexion sur ce thème, cette
manifestation sera complétée par une évaluation des dispositifs Hartz IV et RSA, prévue en
janvier 2012. Au printemps 2012, un colloque final permettra de comparer la logique sociale
d’ensemble des systèmes français et allemand, entre autres sous l’angle de la précarité et du
maintien de l’employabilité, en les confrontant à d’autres expériences européennes,
notamment scandinaves.
Les actes de cette journée d’étude seront intégrés à un ouvrage collectif à paraître en 2013.
Solène Hazouard, René Lasserre
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