034 Gille Mirielle - Riviste Edizioni ETS

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034 Gille Mirielle - Riviste Edizioni ETS
MIREILLE GILLE
(Pisa)
NON-DIT ET NOMS DITS DANS LES
«LETTRES SUR L’ITALIE» DU PRESIDENT DUPATY1
Abstract. President Dupaty’s Lettres sur l’Italie, which, by reason of their typology, occupy a special place among accounts of travels in Italy in the eighteenth
century, reveal straightaway an intriguing and subtle play on the absence and the
presence of names, both of places and of people. This raises a certain number of
question which this paper will attempt to answer. The first question that arises is
whether the shortened journey through the peninsula and the route taken by the
traveller to visit various sites within Italian cities came about purely by chance.
The paper will then consider certain female figures to whom the author makes a
veiled allusion, as well as the unnamed addressee, to whom he makes passing reference in some of the letters. Consideration will also be given to their potential
narrative function. This will be followed by an attempt to identity the people
whose initials are literally scattered throughout the text and also those figures
whom the magistrate was able to meet during his travels, but who are either barely
mentioned or whom he deliberately avoids mentioning. Finally, consideration will
be given to those names which, by contrast, seem to have been singled out by Dupaty, and why their appearance might be significant.
Les quelques réflexions qui vont suivre émanent d’un travail d’annotation actuellement en cours de réalisation en vue de l’édition critique des
Lettres sur l’Italie du Président Dupaty2. Comme chacun le sait l’une des
tâches que tout exégète doit affronter à propos de la nomenclature d’une
oeuvre est celle de l’identification des noms propres. Or, dans ce voyage
en Italie publié en 1788, on remarque d’emblée un jeu subtile et intrigant
d’absence et de présence du nom, aussi bien au niveau toponymique
qu’anthroponymique. De nombreux noms propres relatifs à des person1
Je désire exprimer ici toute ma gratitude à la Présidente de l’International Council of
Onomastic Sciences (ICOS), Madame le Professeur Maria Giovanna Arcamone, qui m’a fait découvrir le domaine de la recherche sur l’onomastique, si riche et stimulant. Mes remerciements
vont également aux Professeurs Bruno Porcelli, Davide De Camilli et Donatella Bremer, ainsi
qu’à Alessio Bologna et à Serena Pellicci, pour leur compétente et généreuse disponibilité.
Un grand merci enfin à Madame le Professeur Margaret Rogister, qui a bien voulu se charger de
traduire le résumé de ma communication en anglais.
2 C.M. DUPATY, Lettres sur l’Italie en 1785, Paris, De Senne, 1788, 2 vol. in 8°. C’est à cette
première édition, qui est actuellement la meilleure, que se référeront toutes nos citations.
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nages réels sont en particulier dissimulés derrière des astérisques ou des
points de suspension (le Comte ***, M. de …). Parfois on n’a que l’indication d’un prénom ou d’un titre suivi d’une initiale pointée (Thereza M…,
le comte de R..., l’abbé G…). Quoiqu’il s’agisse là d’un usage assez courant à l’époque, cela ne manque pas de surprendre, car habituellement les
relations de voyage du XVIIIe siècle n’adoptent pas cette pratique, le
propre des récits étant au contraire de fournir le maximum de données et
de renseignements sur les lieux visités et sur les personnes rencontrées.
On est ainsi amené à se poser un certain nombre de questions auxquelles
on tentera d’apporter une réponse.
On se demandera tout d’abord si l’itinéraire écourté dans la péninsule
et si le parcours suivi par le voyageur pour visiter les divers sites à l’intérieur des villes italiennes correspondent à un choix purement fortuit.
On s’intéressera ensuite à quelques présences féminines auxquelles
l’auteur fait furtivement allusion, ainsi qu’au destinataire anonyme auquel
il se réfère de façon évanescente dans quelques-unes de ses lettres et l’on
s’interrogera sur leur éventuelle fonction narrative.
On essayera également d’identifier à qui correspondent les initiales des
noms qui abondent dans le texte, ainsi que les personnages que le magistrat a pu rencontrer dans son voyage, mais qui sont à peine mentionnés ou
dont il s’abstient volontairement de parler.
On prendra enfin en considération les noms qui, au contraire, semblent
être privilégiés par Dupaty et l’on essaiera de déterminer combien leur
présence peut être significative.
Si Charles Marguerite Jean-Baptiste Mercier Dupaty est un écrivain
quelque peu méconnu de nos jours, ce magistrat, né à La Rochelle en
1746, jouissait à son époque d’une réelle célébrité. Son nom reste surtout
lié à l’Affaire des Trois Roués, un procès qui eut un grand retentissement à
la fin du XVIIIe siècle, en France comme à l’étranger3. Voyageur parlementaire au même titre que Montesquieu ou que le Président de Brosses,
3 Il s’illustrera dans ce procès, qui ira jusqu’à émouvoir la reine Marie-Antoinette, en faisant
réhabiliter trois accusés qui avaient été injustement condamnés à la roue. C’est en 1786, au retour
de son voyage en Italie, qu’il démontrera leur innocence dans son Mémoire justificatif pour trois
hommes condamnés à la roue, Paris, Impr. Philippe-Denys, 1786. Pour plus de détails sur ce sujet
et sur la personnalité de Dupaty voir l’excellent article de R. MORTIER, Un magistrat «âme
sensible»: le président Dupaty (1746-1788) in Le cœur et la raison: recueil d’études sur le dix-huitième siècle, Oxford, Voltaire Foundation, Bruxelles, Ed. de l’Université de Bruxelles, Paris, Universitas, 1990, pp. 295-311, ainsi que la magistrale étude de W. DOYLE, Dupaty (1746-17878): a
career in the late Enlightenment, in Studies on Voltaire and the eighteenth century, n° 230, 1985,
pp. 1-125.
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il se rend en Italie en 1785 au terme de fâcheux démêlés avec quelquesuns de ses confrères du Parlement de Bordeaux qui blâmaient ses idées
progressistes et libérales et lui reprochaient son anoblissement trop récent.
En butte à mille vexations il se trouve en effet contraint d’abandonner sa
charge de Président à mortier pendant quelque temps et, sur le conseil du
Garde des Sceaux Miromesnil, il prend la résolution de se consacrer à un
projet qu’il caresse depuis longtemps, à savoir la réforme du code criminel
de la France. C’est la raison pour laquelle il décide d’aller observer la législation pénale de l’Italie, où il ne se rend pas seulement en tant qu’homme de lettres et juriste, mais également comme membre de la célèbre loge
maçonnique des Neuf Sœurs, dont il est devenu le vénérable en 1784, soit
un an avant son voyage.
C’est avant tout un écrivain politique, un légiste éclairé et un adepte
des philosophes. Il se veut le défenseur de l’innocence opprimée et l’ennemi du fanatisme. Voltaire, qui l’estime, l’appelle l’«idolâtre de la
tolérance»4. Mais c’est aussi un homme de lettres sensible, enthousiaste et
passionné, émule de Diderot et de Rousseau, ainsi qu’un amateur d’art, un
mécène et un philanthrope5.
A son retour d’Italie il rédige les quelques 115 lettres de son voyage et
travaille à ses Lettres sur la Procédure Criminelle de la France. Ces deux
ouvrages seront publiés l’année même de sa mort, en 1788. Pendant toute
la première moitié du XIXe siècle d’innombrables réimpressions et de
multiples traductions des Lettres sur l’Italie verront le jour, l’engouement
pour cette oeuvre s’expliquant en partie par son contenu novateur, qui fait
qu’elle occupe une place à part dans la production des voyages en Italie au
XVIIIe siècle.
Le premier élément d’innovation concerne les toponymes. Signalons
avant toute chose qu’au siècle des lumières, le voyage en l’Italie répond en
général à des critères constants qui en font une œuvre plus ou moins ritualisée. La description suit un parcours bien précis permettant de faire le
tour complet de toutes les curiosités de la péninsule: Gênes, Lucques, Pise, Florence, Rome, Naples, la Sicile, Lorette, Bologne, Ferrare, Venise,
Milan et Turin, telles sont, dans un ordre variable, les étapes obligées de
tout voyageur. Or le périple du Président Dupaty s’interrompt à Naples, la
visite de la Sicile n’étant qu’ébauchée. Le circuit reste en quelque sorte
4 VOLTAIRE, Correspondance, éd. Besterman, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard,
1985, vol. 10, lettre 11704, 20 avril 1770, p. 222.
5 Il fut entre autres le protecteur du poète Roucher, de Nicolas François de Neufchâteau, de
Garat et du futur conventionnel, l’avocat Vergniaud.
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ouvert, dans l’attente d’une destination à venir: «Après-demain nous
retournerons à Rome», annonce-t-il pour conclure sa relation, laissant au
lecteur le soin d’imaginer la suite de l’itinéraire6. Ce retour ‘en devenir’ est
tout à fait inédit et l’on peut même se demander s’il ne s’agit pas d’une
volonté de non retour, la ville éternelle symbolisant l’éternité de l’étape
finale.
Nous n’avons guère d’éléments pour découvrir les raisons de cet itinéraire tronqué. On peut supposer plus rationnellement qu’il a décidé de
rentrer plus tôt que prévu pour s’occuper de la célèbre Affaire des Trois
Roués. Il est toutefois étonnant qu’il ne se soit rendu ni à Venise, où il aurait certainement déploré la décadence de la république, ni à Milan, où il
aurait pu rencontrer Cesare Beccaria, dont il avait traduit et commenté le
Traité des délits et des peines. Mais peut-être n’avait-il pas l’intention de
rester plus de six mois en Italie et c’est pour cette raison qu’il sélectionne,
selon nous délibérément, un nombre restreint de villes et d’états qui, tout
en offrant un échantillonnage des divers types de gouvernement, lui permettent d’y effectuer un plus long séjour, non seulement pour mieux les
visiter, mais surtout pour sonder plus à fond l’âme de leurs habitants.
C’est ce qu’il laisse sous-entendre dès les premières pages du recueil: «J’ai
encore peu de choses à vous dire sur Avignon. Je n’y suis que depuis trois
jours»7.
Il se refuse par ailleurs à imiter les anglais qui ne s’instruisent que dans
le livre de la poste et pour lesquels le voyage veut seulement dire «faire
des lieues par terre ou par eau»8. Il s’écarte donc aussi bien des normes du
voyage érudit, en usage dans la première moitié du XVIIIe siècle9, que de
celles du voyage encyclopédique, plus proche de lui, dont l’exemple le
plus parfait est celui que l’astronome Jérôme de Lalande publiera en
176910. Le texte inachevé de ce voyage sans retour ouvre, selon nous, la
6 Voilà les étapes du voyage de Dupaty: Avignon, Toulon, Nice, Monaco, Gênes, Lucques, Pise, Florence, Rome, Tivoli et Frascati, Rome, Naples, Portici, Salerne, Paestum, Naples, Pompéi,
Naples et Rome. Il ne semble pas avoir visité la Sicile: il ne parle d’ailleurs que de son gouvernement et de l’opinion qu’en ont les napolitains. Quant à son voyage de retour, voilà comment il se
trouve résumé dans les toutes dernières phrases qui concluent sa relation, après la visite des
Champs-Elysées près de Naples: «Quittons ces dangereux rivages, et rembarquons-nous pour
Naples. Après-demain nous retournerons à Rome», C.M. DUPATY, Lettre CXV, op. cit., t. II, p. 309.
7 C.M. DUPATY, Lettre II, op. cit., t. I, p. 6.
8 C.M. DUPATY, Lettre XXVI, op. cit., t. I, p. 121.
9 L’un des voyages érudits le plus en vogue au XVIIIe siècle est certainement celui de Maximilien Misson, dont tous les voyageurs emporteront les trois volumes dans leurs bagages, au
moins jusqu’en 1769: M. MISSON, Nouveau voyage d’Italie, fait en 1688, 5ème éd., La Haye, 1717, 3
vol. in 8°.
10 Les 7 volumes du voyage de Lalande, dont la première édition date de 1769, représentent
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voie aux relations du XIXe siècle, où maints voyages en Italie s’effectueront loin des sentiers battus, se limitant à une ou deux villes plus particulièrement privilégiées. N’est-il pas significatif que Stendhal choisisse pour
titre de ses pérégrinations italiennes: Rome, Naples et Florence en 1817,
même s’il ne se limite pas uniquement à parler de ces trois villes ?
Continuant notre enquête sur les toponymes, il faut à présent considérer le parcours suivi par notre voyageur dans sa visite des villes où, là aussi, se refusant à l’exhaustivité et misant sur l’originalité, il va privilégier
certains endroits qui lui sont propres. Il est le premier, par exemple, à se
rendre dans l’église du couvent de Saint-Onuphre à Rome pour rendre
hommage au Tasse qui y a sa sépulture11, tandis qu’à son arrivée à Naples
c’est surtout le Vésuve qui captive son attention: il fera l’excursion de nuit
pour mieux apprécier le spectacle pyrotechnique. Par ailleurs il évoque
sans le nommer le Castel dell’Ovo, sur lequel abondent habituellement les
descriptions et les anecdotes des voyageurs, et il lui préfère au contraire le
spectacle de la mer qui devient le point de mire de sa description, comme
le souligne le procédé référentiel pronominal de l’énoncé: «Ce château qui
s’avance au milieu de la mer, ces palais qui la bordent, ces coteaux qui la
dominent, ce Vésuve dont la réverbération l’enflamme, ces barques qui la
sillonnent, ces vents qui la tourmentent, cette île de Caprée qui la termine
et enfin ce brillant soleil, qui tous les jours, pour aller d’un rivage à l’autre,
passe... Tout cela forme un tableau, une situation, un enchantement qu’il
est impossible de rendre» 12.
Le thème de l’eau occupe une place primordiale dans l’imaginaire de
notre magistrat. Dès le début de sa première lettre, avant même de parler
d’Avignon, il s’empresse d’aller voir la fontaine de Vaucluse, dont il décrit
l’impétuosité en vérifiant les vers que Delille venait de publier dans le troisième chant des Jardins13. De même, contrairement à ses prédécesseurs, il
séjourne longuement à Tivoli où il exalte les Cascatelles et de retour à Rome il se complaît devant la fontaine Egérie, car selon lui toutes ces ondes
sont «destinées par la nature à inspirer le génie du poète, la rêverie de
l’homme sensible, à rafraîchir le sommeil du voluptueux»14. Il glorifie éga-
la somme de tout ce qu’on pouvait écrire et apprendre sur l’Italie dans la seconde moitié du
XVIIIe siècle: J.-J. de LALANDE, Voyage en Italie, 3ème éd., Genève, 1790, 7 vol. in 8°.
11 C.M. DUPATY, Lettre LXXXIX, op. cit., t. II, p. 147.
12 C.M. DUPATY, Lettre XCIII, op. cit., t. I, p. 164.
13 J. DELILLE, Les jardins, ou l’art d’embellir les paysages, Paris, Rheims, Valade et Cazin,
1782.
14 C.M. DUPATY, Lettre LVIII, op. cit., t. I, p. 268.
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lement les vertus classiques du locus amœnus, lors de sa visite dans le parc
de la villa Borghèse, où il est sensible au «concert enchanteur […] de
toutes les eaux qui, dans ce jardin immense, ou ruissellent, ou jaillissent, ou
tombent sur les gazons et les marbres»15. Adepte du sensualisme et devançant les souvenirs d’égotisme des voyageurs romantiques, il pose les principes d’une nouvelle façon de voir l’Italie: «D’autres rapporteront de Rome
des tableaux, des marbres, des médailles, des productions d’histoire naturelle ; moi j’en rapporterai des sensations, des sentiments et des idées: et
surtout les idées, les sentiments et les sensations qui naissent au pied des
colonnes antiques, sur le haut des arcs de triomphe, dans le fond des tombeaux en ruines, sur les bords moussus des fontaines»16.
Il n’est certes pas insensible à la poésie des ruines, ni à celle des tombeaux, qui sont les topiques par excellence de cette fin de siècle: il ira voir
entre autres les catacombes de Saint-Sébastien sur la voie Appia, où il fera
éprouver quelque frisson au lecteur en évoquant la détresse d’un couple
de visiteurs qui, quelques années auparavant, étaient restés ensevelis à la
suite d’un éboulement ; plus loin il s’assiéra dans le tombeau en ruine de
Cecilia Metella, en proie à une «rêverie délicieuse»17.
A son arrivée à Rome il se montre dérouté: «Allons. Mais où aller ?
[…] Comment choisir à Rome ? […] Il faut que je commence par errer de
côté et d’autre pour user cette première impatience de voir, qui m’empêcherait toujours de regarder»18. Cette errance se traduit par des visites
sans suivi temporel ou spatial, des retours en arrière, selon un itinéraire totalement désordonné, qui semble ne suivre que l’humeur vagabonde du
touriste et dont la finalité est en fait de sauvegarder l’authenticité du récit
en respectant la spontanéité du vécu. Alors que tous les voyageurs s’empressent d’aller voir l’église de Saint-Pierre et qu’ils la décrivent dès les
premières pages de leur relation, Dupaty n’en parle qu’après avoir fait languir son lecteur pendant quarante et une lettres où il traite des sujets les
plus divers sur Rome et ses environs, et il allègue pour toute excuse: «Si je
ne vous ai pas encore parlé de l’Eglise de Saint-Pierre, c’est qu’il est impossible de trouver, dans aucune langue, des expressions pour en parler
dignement»19. La position de retard de ce toponyme est tout à fait signifi-
15
C.M. DUPATY, Lettre LXXXV, op. cit., t. II, p. 136.
C.M. DUPATY, Lettre LXIV, op. cit., t. I, p. 303.
17 C.M. DUPATY, Lettre L, op. cit., t. I, p. 236.
18 C.M. DUPATY, Lettre XLV, op. cit., t. I, p. 207 et 209.
19 C.M. DUPATY, Lettre LXXXVI, op. cit., t. II, p. 133. Voir à ce propos notre communication au Colloque International «Il gruppo di Coppet e l’Italia», Pescia, 24-27 settembre 1986:
M. GILLE, Un antécédent littéraire de ‘Corinne’: les’ Lettres sur l’Italie’ de Dupaty, Pisa, Pacini editore, 1988, pp. 163-189.
16
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cative. Certes le Président aime faire sensation, il a le goût de l’éclat et de
la mystification, mais en plaçant la lettre sur Saint-Pierre si tardivement
parmi les quarante-huit lettres qu’il écrit de Rome, avait-il uniquement
l’intention de préparer de grands effets ou bien se posait-il le problème de
l’organisation scénique du récit.
Il est évident que Dupaty a certainement dû réfléchir à la structure narrative de son voyage. En effet, si le choix de la forme épistolaire n’est pas
très nouveau en lui-même, l’usage qu’il en fait est assez inhabituel, car il la
rend des plus versatiles. C’est tout d’abord une correspondance unilatérale et fictive, qui se rapproche souvent du journal intime et où le «je» du locuteur s’adresse à un «vous» sans identité et même totalement effacé dans
certaines lettres. La nature habituellement polyphonique de l’échange
épistolaire fait place à «la monodie dialogique», selon l’expression de Jan
Herman20. Le nom d’un destinataire véritable n’est indiqué sans ambiguïté que dans une seule lettre. Il s’agit de l’avant dernière lettre du recueil,
dans laquelle la fonction pédagogique du voyage est manifeste: elle
est écrite de Naples et s’adresse à Charles, l’aîné des fils de Dupaty, alors
âgé de 14 ans, pour lequel le magistrat se transforme en maître d’école et
raconte, en le traduisant, le récit de Pline sur la première éruption du Vésuve21. Dans toutes les autres lettres le narrateur laisse planer le doute. On
trouve un «vous» dans les trois premières lettres, mais il disparaît ensuite,
avant de réapparaître plus loin de façon épisodique22. Sans doute ce
«vous» s’adresse-t-il à la famille du voyageur restée en France, ou à
quelque ami, comme Dupaty l’indique en note à la première lettre sur Florence23. Mais on peut aussi penser que ce «vous» se réfère à un potentiel
lecteur que le Président implique de ce fait dans sa narration et qui lui sert
d’expédient.
20 J. HERMAN, Le mensonge romanesque, Amsterdam, Rodopi ; Louvain, Leuven University
Press, 1989, p. 86. Cité par Lucia Omacini dans son étude sur Le roman épistolaire français au
tournant des Lumières, Paris, Champion, 2003, p. 65, où elle précise que J. Herman rebaptise le
célèbre «duo dont on n’entend qu’une voix» de Jean Rousset dans une perspective bakhtinienne
(cf. J. ROUSSET, «Une forme littéraire: le roman par lettres», Forme et signification, Paris, Corti,
1962, p. 78.)
Sur la forme épistolaire dans la littérature de voyage au XVIIIe siècle cf. M. GILLE, La ‘Lettre
d’Italie’ au XVIIIe siècle: forme et signification, Studies on Voltaire, n° 219, 1983, pp. 257-272.
21 C.M. DUPATY, Lettre CXIV, op. cit., t. I, p. 288.
22 Nous le retrouvons à la lettre XI (C.M. DUPATY, op.cit., t. I, p. 48), puis à la lettre XXVII
(C.M. DUPATY, op.cit., t. I, p. 131), enfin de la lettre XXX à la lettre XXXII (C.M. DUPATY,
op.cit., t. I, pp. 146-154).
23 C.M. DUPATY, Lettre XXV, op. cit., t. I, note p. 111. Cette lettre est adressée au Marquis
de Marnésia.
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Dupaty stimule l’imagination de ce même lecteur en éparpillant habilement dans son recueil quelques présences féminines qui semblent bien
réelles, et auxquelles il fait furtivement allusion. Il insère en effet trois épisodes remplis de sous-entendus, dans lesquels il ne dissimule pas son enthousiasme à la suite de la rencontre de deux jeunes anglaises charmantes,
dont il fait la connaissance à Nice et à Lucques, ainsi que de trois jeunes
romaines qui semblent avoir tous les talents. Il cache soigneusement leur
identité en ne citant que l’initiale de leur nom de famille, comme s’il voulait ne pas les compromettre. Il indique toutefois leur prénom, sur lequel il
laisse fantasmer le lecteur: Thereza M…, Thereza, Palmira et Rosalinda
P…. Nous avons vainement tenté d’identifier la jeune et jolie Thereza
M…, «qui pense en anglais et parle français» au comte de R …24: elle
semble très instruite et discute savamment littérature avec notre voyageur,
préférant Racine à Métastase. Ces quelques éléments et la graphie du prénom laisse supposer qu’il s’agit d’une jeune femme de nationalité anglaise,
mais sa présence à Lucques n’est attestée ni dans les relations de voyage
de la fin du XVIIIe siècle, ni même dans les mémoires manuscrits de
l’époque25. Et pourtant Dupaty, qui la cite cinq fois dans sa lettre, nous la
présente comme une personne bien réelle et l’on n’a pas l’impression qu’il
s’agisse d’une fiction littéraire. Les trois jeunes romaines sembleraient
échapper elles aussi à l’identification et l’on serait tenté de penser que le
magistrat mystifie le lecteur. Certes il ne ferait là que suivre la tradition,
car avant lui déjà, un autre voyageur, l’abbé Coyer, avait fait allusion à une
dame, une certaine Aspasie, à laquelle il semblait envoyer ses lettres d’Italie26. Mais c’est surtout le Président de Brosses, qui semble l’entraîner
dans son sillage, lui qui excelle en la matière27; et, comme le parlementaire
bourguignon, Dupaty se plaît à ajouter du piquant au récit: «mais aussi
mistris B…, ce sont toutes les roses de la France, et tous les lis de l’Angleterre; tout l’intérêt des femmes de son pays, et tous les charmes des
femmes du nôtre: elle fait oublier presque tout son sexe ; elle m’a fait oublier Nice»28. Le jeu savant du dit et du non-dit et l’érotisme voilé qui se
dégage de ces phrases ne laissent d’intriguer le lecteur.
Le magistrat innove tout à fait lorsque, dans l’une de ses lettres sur Flo24
C.M. DUPATY, Lettre XXIII, op. cit., t. I, p. 94.
Nous avons en vain consulté à l’Archivio di Stato de Lucques les Mémoires et notices à
l’usage de Louise Palma Mansi et le Zibaldone lucchese de J. Chelini, ainsi que diverses correspondances manuscrites qui sont conservées à la Biblioteca Statale.
26 Abbé COYER, Voyage d’Italie en 1763 et 1764, Paris, Duchesne, 1776, 2 vol. in 8°.
27 C. de BROSSES, Lettres Familières, éd. Letizia Norci Cagiano de Azevedo, Naples, Centre
Jean Bérard, 1991, 3 vol. in 8°.
28 C.M. DUPATY, Lettre IV, op. cit., t. I, p. 19 .
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rence, il introduit un dialogue avec un personnage dont il cache l’identité
et dont nous savons seulement qu’il s’agit d’«une personne très instruite»29. La conversation aborde divers sujets d’économie politique fort sérieux et ce n’est qu’après quelques pages qu’il dévoile, à la fin, le nom de
son interlocuteur, qui n’est autre que le grand duc de Toscane, Pierre Léopold. Grâce à cette originale mise en scène, tout son exposé acquiert
d’emblée plus de force et de vivacité, et tout en ménageant des effets de
surprise, il réussit à maintenir le lecteur en ‘suspense’.
La dissimulation du nom propre semble être une habitude chez le voyageur, car tous les personnages masculins avec lesquels il fait connaissance
sont, comme les dames, sans identité. C’est comme s’il voulait effacer toute trace de leur rencontre. Là encore il ne fait peut-être que suivre la mode
du temps puisque, dans de nombreux romans du XVIIIe siècle, les noms
propres sont remplacés par une initiale suivie d’astérisques, mais il se
pourrait que son appartenance à la franc-maçonnerie ait contribué elle
aussi à renforcer cette aura confidentielle. Certes, dans une relation de
voyage, on ne comprend pas très bien la finalité de tant de mystères qui
enlèvent, ou tout au moins entravent, une bonne part de la valeur documentaire du texte. A moins qu’il ne s’agisse d’un jeu: le lecteur est convié
à une grande partie de rébus et il est prié de s’ingénier pour déchiffrer les
noms cachés. Et la difficulté augmente même au fil du temps. Sur la quarantaine de noms ainsi voilés, seuls ceux de quelques personnages célèbres
peuvent être identifiés avec facilité à partir de leurs initiales, comme par
exemple celui de l’ex-doge de Gênes Agostino Lomellini, ou du cardinal
de Bernis à Rome, ou encore de l’abbé Galiani à Naples. Pour les autres,
qui étaient peut-être suffisamment connus des contemporains du Président, mais que le décalage temporel a rendus obscurs, l’identification n’est
guère immédiate. Comment savoir par exemple qui était «un certain M.
de R…. qui passe tous ses hivers à Nice et le reste de l’année dans le reste
de l’Europe»30, ou le comte *** qui lit une idylle nouvellement imprimée
dans une séance de l’Académie florentine à laquelle assiste Dupaty31? A
Lucques Dupaty rencontre le comte de B. et le comte de R. qui, tous
deux, possèdent une collection de tableaux32. C’est grâce à la description
de l’un de ces tableaux, dont nous avons trouvé trace dans un catalogue
manuscrit de l’époque, que nous avons pu identifier le premier, comme
29
30
31
32
C.M. DUPATY, Lettre XXVI, op. cit., t. I, p. 120.
C.M. DUPATY, Lettre V, op. cit., t. I, p. 22.
C.M. DUPATY, Lettre XLI, op. cit., t. I, p. 190.
C.M. DUPATY, Lettre XXIII, op. cit., t. I, pp. 101-102.
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étant le comte de Buonvisi. Quant au second, qui était en 1785 l’un «des
principaux tyrans» de la ville33, on peut penser qu’il s’agit de Vincenzo Rinaldi, ou bien de Domenico Rustici, car d’après les documents d’archives,
tous deux firent partie, l’un après l’autre, du Sénat de Lucques à cette date. Le lecteur moderne doit donc jouer les détectives et, comme dans un
roman policier, il est amené à rechercher les indices.
Parfois le nom est absent et le personnage ne doit son existence qu’à
l’indication d’une profession ou d’un état. C’est le cas d’un petit jeune
homme juif qui psalmodie un sonnet sur l’âme dans la réunion académique florentine déjà citée34, ou celui d’un cordonnier, qui est également
le commandant du port de Monaco, et auquel, par ironie du sort, le voyageur doit au contraire, non sans une certaine réticence, donner son nom35.
Signalons qu’il se refusera à le donner à Rome, lorsqu’un jeune artiste en
train de copier la statue de Laocoon le lui demande en le remerciant, plein
de respect et d’admiration, à la suite des nombreux conseils que le magistrat lui a donnés pour améliorer son dessin36. Ce jeu de cache-cache du
nom ne laisse pas de faire sourire. Ajoutons que les Lettres sur l’Italie ont
elles-mêmes été publiées sans nom d’auteur, tout au moins dans la première édition de 1788, mais il s’agissait certainement là d’une mesure pour
prévenir une éventuelle censure de l’ouvrage.
A côté de ces noms plus ou moins camouflés et que l’on peut qualifier
avec Bruno Porcelli de réticents37, il y a ceux qui sont totalement absents,
tel que celui de Filangieri à Naples qui, à la même époque, travaillait comme Dupaty à la réforme du droit pénal, puisqu’il publiera la Scienza della
legislazione de 1780 à 1788. Or nous savons, grâce à Franco Venturi, que
le magistrat lui avait été présenté et qu’il l’avait donc rencontré38. De la
même façon, et quoique nous n’ayons pas pu trouver d’éléments pour le
prouver, on peut supposer qu’il avait dû entrer aussi en contact avec le
duc de Pignatelli, qui était alors le grand-maître des loges du Royaume de
Naples.
Parmi les autres personnages totalement absents, Giovanni Pelli Bencivenni, qui était le directeur de la Galerie des Offices de Florence et Gio33
Ibid. p. 94.
C.M. DUPATY, Lettre XLI, op. cit., t. I, p. 190
35 C.M. DUPATY, Lettre VI, op. cit., t. I, p. 26.
36 C.M. DUPATY, Lettre LXXII, op. cit., t. II, p. 56.
37 B. PORCELLI, Introduzione alla sottosezione 3b: Onomastica letteraria, I nomi nei generi letterari, publiée dans le présent volume, p. 144.
38 F. VENTURI, Europa e Italia nel meriggio dei lumi in Storia d’Italia, Torino, Einaudi, 1973,
vol. III, p. 1099. Filangieri semblerait avoir appris l’arrivée de Dupaty à Naples le 8 juillet 1785.
34
NON-DIT ET NOMS DITS DANS LES "LETTRES SUR L’ITALIE" DU PRESIDENT DUPATY
431
vanni Fabbroni qui, lui aussi à Florence, travaillait au Musée d’Histoire
Naturelle, aux côtés de Felice Fontana. Pour ce qui est du premier nous
avons trouvé une page manuscrite de ses Efemeridi, datée du 2 mai 1785,
où le fonctionnaire du Grand Duc parle de l’acquisition problématique
d’un tableau du Corrège représentant l’Amour39; or le président consacre
une lettre entière à la description de ce même tableau, alors qu’aucun autre
voyageur ne le cite40. Comme cette œuvre n’était pas exposée, on peut supposer que le magistrat l’a découverte grâce à Giovanni Pelli. Pour ce qui est
du second, il est bizarre que le voyageur oublie de citer l’éminent physicien
et naturaliste florentin, alors qu’il décrit longuement le cabinet d’Histoire
Naturelle et fait l’éloge de Felice Fontana41. Cela est d’autant plus troublant que Giovanni Fabbroni, qui avait vécu à Paris en 1779, était alors affilié à la Loge des Neuf Sœurs, tout comme, par ailleurs, le Duc de Pignatelli qui est inscrit au tableau de cette même loge en 178342. Dupaty, qui en
sera le vénérable en 1784, ne pouvait donc pas ne pas les connaître et il est
certain qu’il avait dû les revoir, l’un comme l’autre, à Florence et à Naples.
Le silence sur le nom de tous ces personnages est emblématique et l’on
peut se demander si la raison n’est pas justement due à leur appartenance
à la franc-maçonnerie. Cela laisserait supposer que le voyage du Président
Dupaty avait également une finalité maçonnique, sans doute pour établir
ou renouer des contacts avec des loges italiennes et il serait intéressant
d’approfondir en quoi consistait ces relations.
Si les noms de ces francs-maçons italiens sont soigneusement tenus secrets, il n’en n’est pas de même pour les affiliés français de la Loge des
Neuf Sœurs. Dès la première de ses lettres, Dupaty fait l’éloge du poète
Delille, ainsi que de «l’auteur du poème des Mois», à savoir Roucher, dont
le vénérable laisse tout d’abord deviner le nom: on sait qu’il était non seulement premier secrétaire de la célèbre loge parisienne, mais qu’une profonde amitié le liait au magistrat, qui l’avait pris sous sa protection ; il le
nommera d’ailleurs sans réserve dans quatre autres lettres43. Plus avant on
trouvera en dédicace, dans une note relative à la première lettre qu’il écrit
sur Florence, le nom du Marquis de Marnésia, auteur du poème sur La Nature Champêtre, qui était inscrit à la loge en 1783, avec la qualification de
2ème inspecteur. Dans les lettres sur Rome, il rendra également hommage,
39
G. PELLI BENCIVENNI, Efemeridi, MS. NA 1050, Biblioteca Nazionale, Firenze, f. 2401 r.
C.M. DUPATY, Lettre XXXIX, op. cit., t. I, p. 181.
41 C.M. DUPATY, Lettre XXXIII, op. cit., t. I, p. 160.
42 L. AMIABLE, Une loge maçonnique d’avant 1789, la R:. L:. les Neuf Sœurs, Paris, Félix
Alcan, 1897, p. 253.
43 Roucher est nommé en particulier dans les lettres LXVI, LXXXVIII, XCVI et CXIII.
40
432
MIREILLE GILLE
toujours en note, aux artistes Greuze, Vernet et Houdon44, ainsi qu’au poète Lemierre45, tandis qu’à Naples il fera l’éloge de Vivant Denon46. On
pourrait ainsi faire une liste de tous les autres francs-maçons qui abondent
dans le récit et que Dupaty se complaît à nommer: Winckelmann, Algarotti, le roi de Prusse, ainsi que le doge Lomellini et le cardinal de Bernis dont
nous avons déjà identifié les noms auparavant, pour n’en citer que
quelques-uns.
Toutefois Dupaty s’abstient étrangement de citer le nom de l’un d’entre
eux, ne lui accordant qu’une allusion voilée. Lors de sa visite au cabinet
d’histoire naturelle de Florence, il déclare: «La philosophie a tort de ne
pas descendre plus avant dans l’homme physique ; c’est là que l’homme
moral est caché»47, se référant bien sûr ici aux débats des idéologues et en
particulier à Cabanis. Ce dernier consacrera en effet à ce sujet, quelques
années plus tard, un ouvrage qu’il intitulera Rapports du physique et du
moral de l’homme, où il traitera de la part des organes dans la formation
des idées, ainsi que de la réaction du moral sur le physique48. Il est vrai
que le futur médecin de Mirabeau, qui était très lié avec Dupaty dont il
épousera la nièce, ainsi qu’avec Roucher qui l’initiera à la poésie, n’avait
pas encore atteint la célébrité, et c’est peut-être la raison pour laquelle son
nom reste ici dans l’ombre. A moins qu’il s’agisse là d’une réflexion que
Dupaty faisait sienne, car nous savons qu’il fréquentait lui aussi le salon de
Mme Helvétius où il prenait activement part aux discussions des futurs
idéologues.
Il ne faudrait pas croire que le voyage de Dupaty ne s’intéresse qu’à la
sociabilité maçonnique. Au fil des lettres on peut trouver les noms d’une
multitude d’autres personnages français, que le magistrat estimait tout
particulièrement et qu’il cite à plusieurs reprises, tels que Montesquieu et
Necker, Buffon, Thomas, et Condillac, mais aussi Condorcet, Bernardin
de Saint-Pierre et le Président Bouhier, sans oublier les rois de France
Louis XIV et Louis XI, les artistes Legros et Puget, ou encore les auteurs
du XVIIe siècle, tels que Racine, Corneille, Bossuet, Molière, Boileau, La
Fontaine, Fénelon et Mme de Sévigné. Tous ces noms sont particulière44
C.M. DUPATY, Lettre LXXII, op. cit., t. II, note p. 53.
C.M. DUPATY, Lettre XCII, op. cit., t. II, note p. 160.
46 C.M. DUPATY, Lettre XCVI, op. cit., t. II, note pp. 183-184.
47 C.M. DUPATY, Lettre XXXIII, op. cit., t. I, pp. 162-163.
48 Pierre-Jean-Georges Cabanis (1757-1808) était affilié à la loge des Neuf Sœurs depuis
1778. Il fréquentait la société d’Auteuil où il côtoyait Dupaty. Défenseur farouche du matérialisme au sein des idéologues son ouvrage sur les Rapports du physique et du moral de l’homme, Paris,
Crapart, Caille et Ravier, 1802, connaîtra un énorme succès au XIXe siècle.
45
NON-DIT ET NOMS DITS DANS LES "LETTRES SUR L’ITALIE" DU PRESIDENT DUPATY
433
ment significatifs, car ils témoignent non seulement de la culture de
l’époque, largement tributaire des auteurs classiques, mais aussi des intérêts particuliers de Dupaty, pour qui certains représentent des modèles,
tels que Condorcet et Montesquieu, ou encore Necker, dont il loue
maintes fois, dans ses lettres, le livre sur l’Administration des finances, récemment paru en 1784; d’autres sont ses maîtres à penser, tels que le philosophe Condillac auquel il joint le nom de Locke, indiquant bien l’attrait
alors dominant pour la philosophie classique et le sensualisme. On peut
s’étonner de ne trouver ni les noms de Voltaire, de Diderot, de d’Alembert
avec lesquels il avait entretenu des rapports épistolaires, mais le texte des
Lettres sur l’Italie est empreint de leur doctrine et à Frascati, même s’il ne
cite pas explicitement Rousseau, il ne peut s’empêcher de faire allusion au
philosophe de Genève, en évoquant le «pays d’Ermenonville»49.
Si l’on adjoint à tous ces anthroponymes les quelques 30 références toponymiques françaises que nous avons réussi à dénombrer dans le texte,
en ne sélectionnant que les occurrences explicites relatives à la France, on
pourrait se rendre compte de l’importance de la place que Dupaty accorde à son pays d’origine, alors qu’il rédige une relation consacrée à l’Italie.
On pourrait ainsi lire en filigrane l’intention cachée de ce recueil, où s’exprime sans doute l’écho de la nostalgie ressentie par notre voyageur pour
sa patrie, mais aussi sa volonté d’offrir une lecture en négatif de la France
de 1785, pour laquelle il semble proposer discrètement des suggestions de
réforme et des modèles d’action sociale.
Cela est d’autant plus vrai que paradoxalement la liste des personnages
italiens cités par le voyageur n’est pas aussi longue qu’on pourrait le croire. On y trouve en ordre décroissant le Tasse (7 occurrences), le pape Pie
VI (6), le grand-duc Pierre Léopold (4), le marquis de Caraccioli (3),
l’Arioste (2), Léon X (2), Machiavel (2) et un certain nombre de noms,
entre autres d’auteurs classiques, qui ne sont cités qu’une fois: Boccace,
Bembo, Galilée, Machiavel, Pétrarque, auxquels il faut adjoindre pour le
XVIIIe siècle le roi et la reine de Naples, Benoît XIV, le comte Manfredini, Corilla, Nardini, Pergolèse et Métastase, ainsi que deux francs-maçons,
Algarotti et Alfieri. Pour ce qui est des artistes, le plus cité de tous est Michel-Ange (10 occurrences), suivi du Corrège, de Raphaël et de Véronèse
(4), puis de l’Albane, du Titien, du Guide et du Bernin (3), enfin de Borromini, du Caravage, des Carrache, du Guerchin et de Luca Giordano.
49 C.M. DUPATY, Lettre LVIII, op. cit., t. I, p. 267. C’est dans le domaine d’Ermenonville
que, six semaines après s’y être installé, Rousseau mourut, en 1778. Il fut inhumé dans l’île des
Peupliers, avant que ses cendres ne soient transportées au Panthéon, en 1794.
434
MIREILLE GILLE
Là encore, les nombreuses références aux auteurs de l’humanisme et
de la renaissance italienne témoignent non seulement du prestige de la
culture classique, mais aussi des tendances esthétiques de la fin du XVIIIe
siècle, dont Dupaty se fait le porte-parole. En littérature il s’intéresse surtout à la poésie et c’est par un hommage à Pétrarque qu’il commence sa
relation en décrivant la fontaine de Vaucluse, où le «souvenir de Pétrarque
et de Laure anime tout le paysage»50. Par ailleurs, bien avant les romantiques, il est l’un des premiers à exalter les vers du Tasse et de l’Arioste. Il
ne fait cependant aucune allusion à Dante, ce qui ne laisse pas de surprendre.
En matière de politique et de religion, si les références au pape Pie VI
ne manquent évidemment pas, quoique ce nom ne soit indiqué qu’une
fois, les cinq autres occurrences étant seulement des hyperonymes, le magistrat ne tarit pas d’éloges pour le grand duc de Toscane Pierre Léopold:
il l’admire surtout pour le nouveau code pénal qu’il a été le premier à
mettre en œuvre dans ses états, et il le propose comme modèle pour les réformes judiciaires à effectuer en France.
L’attention que Dupaty voue à l’art est particulièrement évidente et il
consacre une large part de son voyage à la description et à l’analyse d’un
certain nombre de peintures et de sculptures. Il n’inclue cependant pas
dans sa relation les longs catalogues de tableaux que l’on trouve chez la
plupart de ses prédécesseurs: il se limite même à un petit nombre d’artistes pour lesquels il fait preuve d’un véritable engouement, privilégiant
entre autres Raphaël, le Corrège et l’Albane, ainsi que les coloristes. En revanche, il ne fait pas la moindre référence à Giotto, ni aux primitif, qui ne
seront redécouverts qu’au siècle suivant. Il semble en outre ne pas beaucoup s’intéresser à l’art du XVIIIe siècle, et assez peu aux personnages de
son époque.
La liste des anthroponymes italiens que nous venons de citer est en effet suffisamment éloquente, surtout si l’on considère le nombre des absents, en particulier en ce qui concerne des personnalités telles que Giambattista Vico, Paolo Maria Doria, Pietro Giannone, Scipione Maffei, Ludovico Muratori, Carlo Goldoni, Giuseppe Parini, les frères Verri, Antonio
Genovesi, Cesare Beccaria ou Lazzaro Spallanzani pour ne mentionner
que quelques-uns d’entre eux. Toutefois, si l’on s’en tenait à ces énumérations et à ces données numériques, on serait tenté de croire qu’il ne s’intéresse pas à la vie culturelle du pays où il est en train de séjourner, et qu’il
reste tourné vers la France, puisque, comme on l’a remarqué auparavant,
50
C.M. DUPATY, Lettre I, op. cit., t. I, p. 4.
NON-DIT ET NOMS DITS DANS LES "LETTRES SUR L’ITALIE" DU PRESIDENT DUPATY
435
les références aux noms français sont beaucoup plus abondantes que l’on
ne s’y attendrait dans un ouvrage consacré à l’Italie. En réalité, bien que
cet ethnocentrisme ne soit pas totalement absent de sa relation, ses observations sur la vie politique et économique des différents états italiens, ainsi
que sur les mœurs de l’Italie moderne, occupent plus de la moitié de ses
lettres et ses remarques sont d’une grande finesse et d’une rare acuité.
Mais si Dupaty, comme d’ailleurs les autres voyageurs du XVIIIe siècle,
passe sous silence la plupart des italiens célèbres à son époque, il ne réserve pas le même sort aux personnages de l’antiquité gréco-latine qui eux
abondent dans son texte. Les innombrables réminiscences classiques sont
le témoignage d’une concession à la mode en cette fin de siècle où l’antique
est à l’honneur dans les arts, comme dans la littérature, et l’univers recréé à
travers tous les noms de la mythologie qui se trouvent cités dans le recueil
du parlementaire fournirait matière à une autre étude d’onomastique.
Au terme de l’enquête que nous avons menée à travers les toponymes et
les anthroponymes présents dans les Lettres sur l’Italie du Président Dupaty, et dans laquelle nous nous sommes surtout efforcés de privilégier les
noms qui ont été omis, volontairement ou non, nous pouvons dire que cette absence de la nominatio apporte une dimension nouvelle à l’interprétation de l’œuvre. Constatant à la suite de Pierre Macherey que «ce qu’il y a
d’important à toute parole, c’est son silence: ce qu’elle amène à taire»51,
nous avons voulu nous interroger sur le non-dit pour faire en sorte que «le
silence donne sa forme au visible»52. Cela nous a permis de relire autrement cette relation, qui se démarque des autres voyages en Italie au
XVIIIe siècle, non seulement par les différents niveaux de lecture qu’elle
offre, en particulier à cause de la place importante qu’y occupe le discours
maçonnique, mais aussi parce qu’elle est particulièrement représentative
d’une certaine poétique au tournant des lumières. Elle anticipe en outre
bien souvent la rhétorique du siècle suivant, ne serait-ce que par la manifestation de cette «crise de la complétude de l’œuvre qui, comme le précise Lucia Omacini, trouve son expression dans l’esthétique de la ruine et
de la rupture, inaugurée au XVIIIe siècle par Sterne et Diderot, puis théorisée par Friedrich Schlegel et l’école de Iéna»53. Et si à côté du dit et du
51
P. MACHEREY, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1966, p. 105.
Ibid.
53 L. OMACINI, «Introduction» in Théorie et pratique du fragment, Actes du colloque international de la Società Universitaria per gli Studi di Lingua e Letteratura Francese (Venise 28-30 novembre 2002), Genève, Slatkine, 2004, pp. 10-11.
52
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non-dit, nous n’avons pas pu prendre en considération pour cette étude la
catégorie de l’autrement dit, qui pourrait naturellement ajouter à la signification du texte, il nous semble cependant avoir suffisamment mis en évidence l’intérêt de cette œuvre, qui mérite certainement d’être mieux
connue de nos jours.