Analyse économique de la notion de fidélité du consommateur. Le

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Analyse économique de la notion de fidélité du consommateur. Le
Analyse économique de la notion de fidélité du consommateur.
Le cas de la demande de produits culturels
Document de travail - Projet de poster
Olivia Guillon
MATISSE, Université Paris 1 et
ENS Cachan, Département Eco-Gestion
61 avenue du Président Wilson
94235 CACHAN CEDEX
06 18 06 45 63
[email protected]
Résumé
Cet article présente la démarche d’une recherche sur la notion de fidélité du
consommateur. Malgré l’enjeu fort que représente la fidélisation de la clientèle pour
les firmes, le problème est assez peu abordé d’un point de vue théorique dans la
littérature économique. La nature et les fondements des comportements fidèles sont
méconnus. Nous proposons d’appréhender la fidélité comme un comportement du
consommateur face à l’incertitude. Nous illustrons cette idée par une analyse de la
demande de produits culturels. Les biens culturels étant uniques ou prototypiques, la
demande s’exprime dans un contexte d’information imparfaite. Le consommateur a
alors intérêt à se fidéliser pour minimiser les risques de déception et les coûts
d’information. Ceci nous amène à définir la fidélité comme une stratégie de réduction
du champ d’investigation. Nos résultats économétriques sur données individuelles
confirment que la fidélité s’apparente à une stratégie de minimisation des coûts de la
décision.
Mots-clefs : fidélité, habitude, consommateur, biens culturels
JEL : D12, D83, Z11
1
1.
Introduction
Comprendre les comportements fidèles est un enjeu fort pour tous les
marchés différenciés, puisque la fidélité de la clientèle distingue un producteur de ses
concurrents. Pourtant, bien qu’exploitée dans les recherches en marketing, la notion
de fidélité est peu utilisée en économie. Les modèles dynamiques de demande
[Becker et Stigler, 1977 ; Becker, 1996 ; Lévy-Garboua et Montmarquette, 1996]
permettent d’expliquer la formation d’une habitude de consommation ou d’une
addiction1 pour des catégories générales de produits (les cigarettes, la musique, les
voitures…), mais pas l’attachement du consommateur à un (ou plusieurs)
producteur(s) particulier(s). La notion de fidélité recouvre pourtant l’idée d’une
relation privilégiée entre un consommateur et un offreur. La question a fait l’objet de
peu d’investigations en économie. Certains auteurs expliquent la répétition du
comportement d’achat auprès d’un vendeur en fonction d’imperfections de marché,
comme le font Kirman et Vriend [2001] pour le marché aux poissons. Mais seuls
Shapiro et Varian [1999] évoquent directement la fidélité ; ils l’assimilent au
« verrouillage des pratiques » : la fidélité vient au consommateur lorsque les efforts
pour changer de marque, de produit ou de fournisseur sont trop importants pour
pouvoir espérer un gain significatif du changement.
Etant différenciés à l’extrême, les biens culturels constituent un domaine
d’étude particulièrement pertinent pour analyser la notion de fidélité. Mais les travaux
économiques sur la fidélité du consommateur de produits culturels restent rares. Le
rôle de l’expérience dans la quantité de biens culturels consommés est pris en compte
par Adler [1985] qui met en évidence les coûts d’information incitant les
consommateurs à se spécialiser sur un nombre réduit d’artistes et par AbbéDecarroux [1995] qui modélise la détermination endogène des préférences via la
formation et l’éducation. Quelques études (Felton [1989], Corning et Lévy [2002])
prennent en compte les spécificités des publics abonnés. Toutefois, aucun de ces
travaux ne systématise l’analyse en termes de fidélité.
Il nous semble donc intéressant de proposer un cadre théorique pour
définir et expliquer les comportements fidèles dans une perspective économique en
prenant pour exemple la consommation culturelle. Cet article présente notre
démarche pour caractériser la fidélité des consommateurs. La section 2 précise les
2
mécanismes conduisant le consommateur à se fidéliser. Nous décrivons quelques
résultats empiriques en section 3. La section 4 conclut.
2. Coût de la décision et incitation à la fidélisation
Les biens culturels présentent une caractéristique « d’infinie diversité »
potentielle [Caves, 2000] : leur caractère intrinsèque de « créations » implique que la
différenciation des biens n’a pas de limite. C’est justement le caractère unique ou
prototypique de chaque bien culturel qui, rendant chaque décision de consommation
coûteuse, incite le consommateur à se fidéliser. En effet, l’unicité induit un certain
nombre d’incertitudes : pour chaque consommation culturelle, le consommateur doit
s’informer et prendre des risques.
En premier lieu, l’offre culturelle étant potentiellement infinie, le
consommateur est incertain quant à la variété des œuvres. Il prend en charge un coût
d’investigation pour s’informer sur l’existence des produits. Par exemple, d’une
période à l’autre, les mêmes spectacles ne sont pas à l’affiche. En second lieu, chaque
nouvelle consommation culturelle induit une recherche d’information sur la qualité
des produits. En effet, le consommateur est incertain sur la qualité des biens tant qu’il
ne les a pas consommés : d’une part parce que toutes les caractéristiques des biens ne
sont pas observables ex ante ; d’autre part parce que, si l’on se place dans une
perspective de learning by consuming [Lévy-Garboua et Montmarquette, 1996], il
n’anticipe qu’imparfaitement le plaisir que peuvent lui procurer les créations
artistiques. A cause de l’incertitude sur la qualité, le consommateur est confronté à un
risque de déception [Karpik, 2007].
La consommation culturelle implique donc un coût de décision, composé
du coût d’investigation et de la recherche d’information : afin de faire son choix au
sein de l’offre différenciée, le consommateur doit investir des ressources cognitives
pour repérer les produits disponibles et évaluer leurs qualités à partir de
caractéristiques observables. C’est pourquoi, au moment où il s’apprête à choisir un
produit, et bien que celui-ci soit unique, il peut chercher à le comparer à ce qu’il
connaît déjà : le coût marginal de sa décision diminue lorsqu’il s’inspire de ses choix
passés, puisqu’une partie des coûts d’investigation et d’information ont déjà été
consentis. En réutilisant les critères de choix passés pour sa consommation actuelle, il
se comporte de manière fidèle : il ne choisit pas au hasard.
3
En ce sens, la fidélité est un mode de traitement sélectif de l’information :
pour limiter les coûts liés à l’incertitude (complexité, qualité, variété des produits), le
consommateur renonce à une partie de l’offre disponible
-
soit en limitant la variété de ses pratiques et en se spécialisant sur quelques
artistes, créateurs ou « genres » de production ;
-
soit en limitant la variété de ses sources d’information, c’est-à-dire en
accordant sa confiance à quelques prescripteurs ou conseillers.
Se fidéliser, c’est réduire son champ d’investigation en adoptant l’une de ces deux
stratégies – ou une combinaison des deux. Dans ces conditions, la fidélité ne repose
pas que sur la formation d’une habitude ou d’une addiction mais correspond aussi à
une stratégie de réduction du risque.
3. Application empirique
Pour tester la validité de l’hypothèse selon laquelle la fidélité correspond à
un traitement sélectif de l’information, on peut utiliser les données d’enquêtes sur les
publics de la culture. Nous présentons ici quelques résultats issus d’une enquête de
public réalisée au Parc de la Villette en 1996 (statistiques descriptives en annexe).
Pour mettre en évidence la spécificité du comportement fidèle, nous comparons le
comportement de fidélité avec celui d’habitude ou d’addiction.
On prend pour indicateur du degré d’habitude culturelle du consommateur
la fréquence avec laquelle il pratique des sorties culturelles. Quant à sa fidélité au
Parc de La Villette, on la mesure par sa propension à s’abonner, c’est-à-dire à adhérer
à la carte Villette. L’abonnement est un signe de fidélité parce que c’est une manière
de verrouiller ses pratiques culturelles : pour l’abonné, le choix de pratique culturelle
porte d’emblée sur une longue période (une saison, un mois, un semestre… selon les
formules) alors que le non-abonné se réserve la possibilité de réviser son choix à
chaque sous-période.
Les résultats (tableau 1) suggèrent qu’il y a bien une spécificité du
comportement de fidélité en termes de traitement de l’information.
4
Tableau 1
Fidélité
Probit
Habitude
Variable expliquée :
« Fréquence des sorties
culturelles »
OLS
Ref
0,43 (0,18)
0,56* (0,19)
0,44 (0,23)
0,61 (0,34)
0,45 (0,31)
0,62 (0,53)
Ref
-0,08 (0,10)
-0,40* (0,11)
-0,20 (0,14)
0,21 (0,22)
-0,17 (0,19)
-0,24 (0,32)
Ref
0,43 (0,18)
0,17 (0,20)
0,0 (0,19)
0,26 (0,23)
-0,03 (0,13)
0,0978* (0,02)
Ref
0,06 (0,12)
0,19 (0,12)
0,30 (0,12)
0,65* (0,14)
-0,01 (0,08)
0,51* (0,01)
-0,13* (0,04)
-0,07 (0,03)
-1,60 (2,75)
494
0,08
LR Chi² (13) : 50,08
Prob > Chi² : 0,000
Significativité : *1%
-1,48 (0,16)
494
0,83
F (13, 480) : 186,10
Prob > F : 0,000
Variable expliquée :
« Abonnement »
Coeff (std dev)
Âge
< 24 ans
24-33 ans
34-43 ans
44-53 ans
54-63 ans
64-73 ans
> 73 ans
Niveau d’études
< Bac
Bac
Bac +2
Bac +3, Bac +4
Bac + 5 et plus
Sexe
Variété des pratiques
culturelles
Variété des sources
d’information
Constante
N
R² - Pseudo R²
On remarque d’abord que les variables « sociologiques » traditionnellement
retenues pour expliquer la pratique culturelle (âge, études, sexe) n’ont globalement
pas d’effet sur l’habitude ni sur la fidélité (mis à part la tranche d’âge 34-43 ans qui
influence positivement le comportement fidèle aussi bien qu’addictif).
Il ressort par ailleurs qu’habitude et fidélité sont des comportements proches.
En particulier, ils sont tous deux associés au cumul des pratiques culturelles : la
fréquence des sorties culturelles ainsi que la propension à l’abonnement sont
positivement corrélées à la variété des sorties culturelles. Mais, contrairement aux
habitués, les adhérents/fidèles limitent la variété de leurs sources d’information, ce
5
qu’on peut interpréter comme une stratégie de minimisation des coûts de traitement
de l’information.
4. Conclusion et perspectives
Cette recherche propose un cadre théorique dans lequel la fidélité s’explique
par la différenciation des biens. Le consommateur se fidélise parce l’hétérogénéité et
la complexité des produits rendent le choix coûteux. Ainsi les biens culturels, qui sont
différenciés à l’extrême, constituent-ils un cadre d’étude intéressant pour expliquer
les comportements fidèles.
Les perspectives de recherche sont nombreuses. Ce travail se prolonge
d’abord par une analyse plus approfondie des liens entre habitude et fidélité. En
particulier, il convient de se demander quel rôle joue l’expertise du consommateur
dans son attachement à un(des) producteur(s). Par ailleurs, il paraît important de
mieux comprendre la rationalité du comportement fidèle : dans quelle mesure le
processus de réduction du champ d’investigation est-il conscient, voulu (s’approchant
alors d’une addiction rationnelle) ou au contraire passif (addiction « myope ») ?
Enfin, il faut analyser plus en détail le rôle du tarif et plus spécifiquement de
l’abonnement dans la fidélisation du consommateur. Aussi prolongeons-nous notre
recherche par une étude sur les cartes d’accès illimité au cinéma qui tend à montrer
que les comportements d’abonnement peuvent être à l’origine de la formation d’une
habitude de consommation et d’une fidélisation.
Bibliographie
ABBE-DECARROUX F. [1995], « Demande artistique et Préférences endogènes »,
Revue Economique, vol 46, n° 3, pp. 983-992
ADLER M. [1985], « Stardom and talent », American Economic Review, vol 75, n°1,
208-212
BECKER G. [1996], Accounting for Tastes, Harvard University Press, pp. 3-23
6
BECKER G. and STIGLER G.J. [1977], "De Gustibus Non Est Disputandum", The
American Economic Review vol 67, 76-90
CAVES R.E. [2000], Creative Industries, Contracts between Art and Commerce,
Harvard University Press, Cambridge, Mass.
CORNING J. et LEVY A. [2002],”Demand for Live Theatre with market
Segmentation and Seasonality”, Journal of Cultural Economics, vol 26, 217-235
FELTON M.V. [1989], “Major Influences on the Demand for Opera Tickets”, Journal
of Cultural Economics, vol 13, n°1, pp. 53–64
KARPIK L. [2007], L’économie des singularités, Gallimard
KIRMAN A.P. et VRIEND N.J. [2001], « Evolving market structure: An ACE model
of price dispersion and loyalty”, Journal of Economic Dynamics and Control, vol 25,
459-502
LEVY-GARBOUA L. et MONTMARQUETTE C. [1996], « A Microeconometric
Study of Theatre Demand », Journal of Cultural Economics, 20, 25-50
POLLAK R.A [1970], “Habit Formation and dynamic Demand Function”, Journal of
political Economy, 78:745-763
SHAPIRO C. et VARIAN H.R. [1999], Economie de l’information, Guide
stratégique de l’économie des réseaux, Trad Mazerolle F., De Boeck Université
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Annexe
Statistiques descriptives
Variable
Moyenne
Abonnement
31%
Fréquence de la
pratique
culturelle
4,26
Âge
24-33 ans
Etudes
Bac
Sexe
Hommes :
63%
11,75
2,43
Variété des
sorties
Variété des
sources
d’information
Sdt
dev
2,09
Min
Max
0
9,5
< 24
ans
<
Bac
> 74
ans
>
Bac
+5
3,72
0
21
1,33
0
7
Commentaire
Dummy prenant la valeur 1 si
l’individu est abonné à la
Carte Villette ou envisage de
le faire très prochainement, 0
sinon
Indice de la fréquence avec
laquelle l’individu pratique
21 types d’activités
culturelles
Nombre d’activités que
l’enquêté déclare pratiquer
parmi une liste de 21
Nombre de sources
d’information que l’enquêté
déclare consulter pour ses
sorties culturelles parmi une
liste de 7
1
Les notions de « formation d’habitude » et d’ « addiction » font l’objet de définitions variées dans la
littérature. Pour certains auteurs [Pollak, 1970], la formation d’habitude est incompatible avec le fait
que le consommateur anticipe l’effet de sa consommation présente sur sa consommation future, donc
avec l’addiction rationnelle. Au contraire, selon d’autres définitions (celle de Becker et Stigler [1977]
par exemple), formation d’habitude et addiction ne sont que deux types de phénomènes par lesquels
l’expérience passée du consommateur influence ses choix présents, sans que l’une soit forcément
opposée à l’autre. C’est cette acception-là que nous retenons ici puisque nous voulons insister sur la
différence entre habitude/addiction et fidélité plutôt qu’entre les différentes formes d’habitude et
d’addiction.
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