Faire disparaître les camps de concentration et les détenus
Transcription
Faire disparaître les camps de concentration et les détenus
10 70e anniversaire LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 895 - mars 2015 Un problème insoluble pour les nazis Faire disparaître les camps de concentration et les détenus Fin mars 1945, alors qu’on entre dans l’ultime phase de la liquidation du système concentrationnaire, des dissensions au sein de l’appareil SS sur le sort à réserver aux détenus aggravent encore les conditions d’évacuation des camps. Ponctuées d’innombrables massacres, ces évacuations auront fait au total, en moins de six mois, entre 240 000 et 360 000 victimes parmi les détenus (sur environ 714 000 détenus début 1945). Jean-Luc Bellanger retrace ici les conséquences catastrophiques de ces déplacements chaotiques. I l existait dans l’ensemble de l’Alle magne nazie et des pays qu’elle occupait un réseau de camps de concentration, et de camps « annexes » au moins aussi terribles, dont l’existence ne pouvait être ignorée par personne. Les camps spécialisés dans la mise à mort de populations entières étaient, quant à eux, situés pour des raisons de « discrétion » dans les zones orientales de l’Europe, moins accessibles à la curiosité éventuelle d’ennemis du nazisme. Lorsque les revers militaires en Union Soviétique ont commencé à leur faire envisager un repli, les plus hauts responsables prirent conscience du fait que ces centres industriels d’assassinats allaient être découverts, et que le monde entier allait découvrir des crimes jusque-là proprement inimaginables. Une véritable inquiétude saisit alors Himmler et son entourage, et une immense opération de « nettoyage » (« déterrage », Enterdung) se mit en route dès fin 1942 afin de faire disparaître les quelque 1 750 000 cadavres que les crématoires des camps de l’Aktion Reinhardt (Belzec, Sobibor, Treblinka) ne parvenaient plus à éliminer. On sait que, des mois durant, des installations primitives, entassant sur une grille faite de rails de chemin de fer, des piles de cadavres, avec du bois et d’autres combustibles, tentèrent de résoudre le dilemme. Que faire des quelque 714 000 détenus ? Bientôt, les détenus encore vivants constituèrent eux-mêmes un problème. On évacua, à l’Est, camp après camp dès 1944 : Majdanek en avril, Vaivara en juin, Kaunas et Riga en juillet, finalement, conséquence du débarquement en Normandie, Herzogenbosch aux PaysBas et Natzweiler-Struthof en Alsace en septembre. Les détenus des camps annexes, en principe, se voyaient diriger vers les camps principaux dont ils dépendaient. Mais en 1945, les SS étaient à la tête d’une masse de quelque 714 000 détenus de KZ [Konzentrationslager, camp de concentration], à déplacer souvent d’une extrémité du Reich à l’autre, alors que les routes et voies de chemin de fer étaient constamment sous le feu de l’aviation alliée, totalement maîtresse de l’espace aérien. Hitler avait décidé qu’aucun des détenus de KZ ne devait tomber vivant aux mains de l’ennemi. Autour de Himmler, par contre, quelques « réalistes » pensaient avec lui à ruser avec le sort, par exemple en négociant avec les Alliés la libération par exemple de détenus juifs (dont quelque 3 000 furent en effet « échangés ») contre des aménagements divers, sous forme de livraisons de matériels, camions ou autres. Parmi les nazis, comme au sein de la « résistance » politico-m ilitaire, d’autres encore rêvaient d’un retour nement d’alliances, les Occidentaux choisissant de poursuivre la guerre aux côtés des Allemands contre l’URSS… Si irréalistes que soient les hypothèses brassées parmi les nazis, les problèmes quotid iens devaient être résolus. L’avance des Anglo-américains débarqués en Europe occidentale, stoppée avec l ’hiver, menacée par le succès initial de l’offen sive nazie de décembre 1944 dans les Ardennes, avait repris. A l’Est enfin, l’Armée Rouge avançait inexorablement, elle allait bientôt atteindre les principaux des camps où l’assassinat collect if était encore quotidien et massif. L’évacuation devait maintenant abso lument les concerner, dans une seconde phase. À tout hasard, un responsable de KZ chevronné, Johann Aumeier, fut envoyé fin janvier en Norvège avec le commandant de Neuengamme, Pauly, pour y préparer la création éventuelle d’un nouveau KZ « de repli » pour 2 000 à 3 000 détenus, qui n’existera jamais. Au même moment, c’est le complexe d’Auschwitz, avec ses trois camps, où se trouvent encore plus de 50 000 détenus, qui doit être évacué. Il sera suivi en février par le camp de Gross-Rosen (44 000 détenus) puis celui de Stutthof, près de Dantzig, où sont encore internés environ 22 000 détenus, dont de nombreuses femmes juives. Le nombre de morts ne cesse de grandir, en général impossible à chiffrer de façon précise, mais souvent situé entre le tiers et la moitié du nombre des « évacués ». Himmler en contradiction avec Hitler Durant toute cette période, il devient évident que les autorités supérieures de l’Etat nazi, Hitler comme Himmler ou les hauts responsables qui les entourent encore, n’ont plus aucune prise réelle sur les évènements qui ne sont pas à leur portée immédiate. C’est finalement souvent sur l’initiative locale que repose la tournure prise par les évènements. En très grande partie, l’obéissance aveugle imposée à l’intér ieur du système nazi donnera aux derniers mois et semaines d’une guerre perdue depuis longtemps son caractère irrationnel, avec la coexistence d’actes contradictoires, trop souvent inhumains, et parfois en totale opposition aux ordres reçus. Fin mars-début avril 1945, on entre dans la troisième et dernière phase de la liquidation de fait du système concentrationnaire. Des réflexions « techniques » sont développées sur les façons les plus pratiques et efficaces pour éliminer les détenus de KZ encore vivants, en fonction des instruct ions du Führer. Tout y passe, le gaz, bien entendu, mais aussi les tirs d’artillerie ou de mitrailleuses, le chargement sur des navires, coulés ensuite, l’entassement dans des tunnels souterrains, scellés pour asphyxier les victimes, ou détruits par des explosifs, le bombardement des camps, les idées les plus sinistres et les plus improbables sont évoquées. Certaines seront mises en pratique. Dans le même temps, des réflexions i nverses se font jour. Himmler bavarde beaucoup avec son médecin personnel, Felix Karsten, avec lequel il n’hésite pas à évoquer une politique secrète en contradiction avec le Führer. Le 12 mars 1945, un extraordinaire « a ccord » (Märzvereinbarung) entre eux décide que l’ordre d’Hitler « de faire sauter les camps de concentration à l’approche des Alliés ne sera pas transmis », et interdit « de telles destructions, ou de tuer tout détenu […] Les camps de concentration ne seront pas évacués, les détenus resteront là où ils sont en ce moment et auront droit à recevoir des colis de nourriture ». Les KZ doivent être remis aux Alliés, l’assassinat de juifs doit cesser et les détenus juifs doivent être placés sous le même régime que les autres prisonniers. Ces dernières indications visaient surtout les juifs internés dans le camp de Terezin près de Prague, et ceux qui avaient été rassemblés dans le camp de Bergen-Belsen en tant que « juifs d’échange » (Austauschjuden) en vue de tractations éventuelles. Deux grands « trajets » d’évacuation des camps, par le nord et par le sud Deux grands « trajets » se dessinèrent début avril 1945, la « route du nord », vers le Schleswig-Holstein et le Danemark sur laquelle furent lancées les colonnes provenant de Sachsenhausen, Ravensbrück et Neuengamme, auxquelles se joignirent parfois les restes de groupes venant de camps principaux ou annexes de KZ de Buchenwald, Dora, Stutthof, Auschwitz et Gross-Rosen. C’est également en direction du Schleswig-Holstein que s’enfuit l’ensemble des SS de l’Amtsgruppe D (tout ce qui concernait le fonctionnement des KZ) et de leurs familles. L’avance rapide des Alliés occidentaux ne permit pas aux caravanes venant de la région de Berlin, de Sachsenhausen et de Ravensbrück, de rejoindre cette destination. Par contre, venant de Hambourg, les détenus de Neuengamme atteignirent le rivage de la Baltique à Lübeck. Ils furent embarqués sur trois navires qui se trouvaient là à l’ancre. Deux barges chargées de « cadavres ambulants », détenus venant de Stutthof par la mer, les rejoignirent (voir page suivante). La « route du sud », quant à elle, avec pour destination un mythique « réduit alpin », regroupait essentiellement des détenus des KZ Flossenbürg et Dachau, augmentés des « évacués » de nombreux autres KZ, le tout dans un désordre et souvent une improvisation considérables. Les dirigeants des organismes SS responsables de l’administration, le WVHA, et à leur tête Oswald Pohl, prirent aussi la route de Dachau et des Alpes avec leurs familles. Cette notion de « forteresse des Alpes » (Alpenfestung) a joué un rôle certain durant la dernière période de la guerre. Les autorités nazies de la région avaient envisagé en effet une sorte de gigantesque zone fortifiée, où Hitler et ses collaborateurs pourraient se replier et attendre une évolution éventuellement positive de la situation. Deux jours avant son suicide, Hitler avait donné son feu vert à la construction de ce « réduit » fortifié. Il n’y fut jamais donné suite. 70e anniversaire LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 895 - mars 2015 Quelques jours plus tard, Himmler adressa une circulaire aux commandants des KZ encore existants, leur ordonnant de « veiller à ce qu’aucun juif ne soit plus tué, et à limiter de façon générale la mortalité des détenus par tous les moyens. » Cet ordre d evait être remis en mains propres à c hacun des commandants (Neuengamme, Buchenwald, Mauthausen, BergenBelsen, Ravensbrück, Sachsenhausen), mais ne fut suivi d’effet nulle part. Il semble bien qu’au contraire les messagers d’Himmler aient choisi de lancer dans les KZ les préparatifs à une évacuation globale des détenus. L’appareil SS était ainsi profondément d ivisé, un des éléments les plus connus étant le célèbre accord avec le vice-président de la Croix-Rouge suédoise, comte Bernadotte, sur l’opération « Bus blancs » qui permit la libération de plus de 20 000 détenus de KZ (1). La reddition aux forces britanniques du camp de Bergen-Belsen le 15 avril fut un autre élément d’importance considérable. Les images montrant des enchevêtrements de cadavres squelettiques, des monceaux de corps poussés par des bulldozers vers des fosses communes dans le cadre de l’épidémie de typhus qui faisait rage, les silhouettes décharnées qui avaient tout juste la force de faire un geste vers les libérateurs, autant de témoignages d’une horreur dont on ignorait en réalité encore le pire, et qui firent le tour du monde en quelques jours. Hécatombes à Celle et dans la baie de Lübeck Instructions et initiatives contradictoires se succédèrent durant cette période. Les détenus du KZ MittelbauDora furent envoyés début avril vers Sachsenhausen et Ravensbrück (près de Berlin) et Mauthausen en Autriche, ceux de Buchenwald surtout vers Dachau et Flossenbürg, en Bavière. Vers la mi-avril, un ordre d’évacuation signé Himmler atteignit ces deux derniers camps, et il est possible que cette attitude nouvelle soit la conséquence des réactions internationales aux découvertes à Bergen-Belsen. Cette période, mi-avril, marque une double évolution dirigés ou effectués par suite de mauvaise interprétation de l’objectif, ont coûté la vie à d’innombrables déportés, au moment où ils pouvaient espérer recouvrer la liberté. Voici, trop brièvement, l’histoire de Parmi les tragédies qui ont marqué la fin du système quelques-uns de ces concentrationnaire et les évacuations des camps cas malheureux. de concentration : le 13 avril 1945 dans la région de Un des premiers Magdebourg, 1 036 déportés évacués de kommandos eut lieu à Lüneburg, de Dora, furent enfermés dans une grange qui fut où un train conteincendiée par les SS. Il n’y eut qu’une douzaine de nant 400 déportés rescapés. invalides fut touDans la rade de Lübeck, sur la mer Baltique, l’un ché le 7 avril 1945 des bateaux remplis de déportés évacués de par un bombardeNeuengamme coule après le bombardement de ment allié, qui tua l’aviation britannique qui croyait à des transports de troupes. Il coûta la vie à des milliers d’hommes. 200 d’entre eux. Les survivants, d’abord parqués dans un champ, furent en grande partie (entre 50 et 80) assassinés dans les jours suivants, entre autres par des marins-soldats allemands. Un autre cas semblable eut lieu le lendemain à la gare de marchandises de Celle, quelque dans les KZ. Les mesures prises depuis 80 km plus au sud. Là c’était un convoi la fin janvier 1945 consistant en l’assasde wagons de marchandises, chargé de sinat des détenus malades ou invalides, 3 420 détenus de KZ venant de la région et la liquidation des détenus considérés de Hanovre et des KZ des usines métalcomme dangereux, par leur inf luence lurgiques Hermann-Goering de Salzgitter qui stationnait depuis la veille, qui fut dans les camps ou leur notoriété politique, étaient pratiquement terminées, sévèrement bombardé et gravement de même que la destruction systémaendommagé. Entre 400 et 500 détenus tique des dossiers des camps, et la tenfurent tués lors de l’attaque a érienne. tative d’y effacer les traces matérielles Les survivants ayant en partie tenté de des crimes. L’évacuation des détenus s’enfuir, une poursuite s’engagea, avec encore considérés comme capables de policiers, militaires et civils. Au moins soutenir de longues marches devenait 170 et peut-être 200 détenus furent enalors possible. Un ordre d’évacuation core tués dans ce qui fut appelé dans la signifiait le début de ce qui devint aussi région « la chasse au lièvre » de Celle. tôt les « marches de la mort », dont la Le 9 avril, 2 000 à 2 500 détenus encore capables de marcher furent mis en route trace sanglante s’inscrivit du nord au sud de l’Allemagne (voir encadré p.10). à pied vers Bergen-Belsen. Le sort d’enDes hécatombes dues aux évènements viron 300 blessés intransportables est de guerre, par des bombardements mal inconnu (2)… 11 Une des pires « méprises » de l’aviat ion alliée eut lieu presque un mois plus tard dans la baie de Lübeck. Il s’agit du bombardement par l’aviation anglaise de plusieurs navires. Dans le cadre de l’évacuation du KZ de Neuengamme, à Hambourg, quelque 9 000 détenus furent précipitamment transportés par des trains, entre le 20 et le 26 avril, jusqu’au port de Lübeck. Le Gauleiter avait réquisitionné des bateaux en tant que « KZ flottants ». C’étaient trois cargos (Athen, Elmenhorst et Thielbeck) a insi qu’un vaste navire de croisières de luxe, le Cap Arcona. Les concentrationnaires furent entassés dans les cales de différents navires. La CroixRouge suédoise obtint que deux de ses bateaux, qui avaient participé à l’opération « Bus blancs », puissent embarquer en rentrant en Suède des détenus français, belges et hollandais. Plusieurs centaines de personnes furent ainsi sauvées. Les jours suivants, le Cap Arcona c hargea, malgré la résistance initiale de son capitaine, plus de 5 000, et jusqu’à 7 000 détenus, dont finalement e nviron 4 200 étaient encore à bord lors du bombardement. Un autre navire, le Thielbeck, était chargé d’environ 2 800 détenus. Le troisième « KZ f lottant », avec 2 000 détenus à son bord était éloigné du groupe lors de l’attaque aérienne, et souffrit peu de dégâts et de pertes. Quoi qu’il en soit, le matin du 3 mai 1945, un puissant raid de la RAF mené par quelque 200 avions lança une attaque destinée à bloquer la fuite des troupes nazies à travers la Baltique. Dans ce cadre, les deux navires chargés de détenus et pris pour des transports de troupes furent gravement touchés et s’embrasèrent. Environ 6 600 déportés périrent dans des conditions horribles, ne laissant qu’environ 400 survivants. Pour l’aviation anglaise, il était difficile de savoir le rôle des navires qu’ils apercevaient. On discute encore la réalité d’informations qui auraient pu éviter ce massacre, mais rien de définitif n’a jamais pu être démontré. lll Les détenus malades assassinés en masse Durant l'hiver 1944-45, les assassinats de masse, touchant souvent les détenus trop faibles pour être envoyés dans les « marches de la mort », ont été extrêmement nombreux et il est impossible d’en faire le compte. Dans la plupart des cas, les victimes étaient soit brûlées dans le crématoire le plus proche, soit ensevelies au plus près dans la nature et le plus souvent sans qu’un signe extérieur le signale. On ne peut guère faire plus que mentionner quelques-uns des cas les plus marquants parmi les centaines de faits qui n’ont pas été totalement effacés de la mémoire et surtout imaginer le grand nombre qui n’ont jamais été révélés. Un camp annexe de Flossenbürg, en Bavière, était Hersbruck, qui vit passer en quelques mois plus de 10 000 détenus. Les détenus devaient creuser des galeries souterraines dans le cadre de la mise sous terre d’usines d’aviation et de V1 et V2. Les 3,5 km de galeries creusées ne servirent jamais, mais les épidémies, la sous-alimentation et les mauvais traitements tuèrent quelque 4 000 hommes, auxquels s’ajoutèrent encore plus de 600 qui ne purent survivre à l’évacuation en avril 1945. De même un camp annexe de Sachsenhausen, Lieberose, au sud de Berlin, vit mourir un millier de malades, auxquels s’ajoutèrent plus de 600 jeunes détenus, assassinés à la « Station Z » du camp principal. Dans un autre ordre d’idées, on doit citer des bâtiments militaires, casernes situées près de la « capitale » du KZ de Dora, Nordhausen. Cette « caserne Boelcke » était en réalité un vrai mouroir où succombèrent peu à peu 5 000 à 6 000 détenus, abandonnés à leur sort. Dans le nord, on peut signaler un camp improvisé pour recevoir des détenus de Neuengamme, Wöbbelin, un centre qui ne fut jamais terminé, où on trouvait une seule pompe pour fournir de l’eau à plus de 5 000 détenus, et dont les baraques n’étaient pas encore prêtes à la mi-avril. On estime au minimum à 1 000 morts les victimes dans ce camp. On doit citer aussi Sandbostel, abandonné par les SS à la garde de la Wehrmacht, dont les détenus furent un peu aidés les derniers jours par des prisonniers de guerre. Ici, on compta quelque 3 000 morts, le tiers de l’effectif. 12 70e anniversaire Tuées dans la chambre à gaz de Ravensbrück Avec le recul, il semble toujours aussi extraordinaire qu’un nombre aussi énorme de vies humaines ait été sacrifié en aussi peu de temps. Sur quelque 750 000 détenus des KZ au début de 1945 (chiffre « officiel » 714 000), on estime entre 240 000 et 360 000 le nombre des victimes tuées au cours ou à l’occasion des déplacements forcés en moins de six mois. Les marcheurs forcés, épuisés par des mois de travail trop dur et par la sous-alimentation, abattus et abandonnés au bord des routes, sont une image qui a marqué les mémoires. Mais des assassinats groupés ont eu lieu dans de nombreux cas, et dans des circonstances diverses. Certains faits sont bien connus, d’autres le sont moins (voir encadré p. 11). Des massacres, nombreux, ont eu lieu non pas à la suite de circonstances malen contreuses, mais bien sur des décisions et des choix de responsables nazis. Un cas, dont le rapprochement avec le massacre d’Oradour touche parti culièrement en France, est celui de Gardelegen. Un convoi ferroviaire transportant des d étenus évacués d’annexes du KZ Mittelbau-Dora et des détenus malades venant de Neuengamme se trouva bloqué par la destruction des voies à proximité d’une zone déjà occupée par les Américains dans la région de LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 895 - mars 2015 Magdebourg. Les SS se mirent d’accord avec le chef local du parti nazi. Au total, 1 016 détenus furent enfermés le 13 avril dans une vaste grange préalablement garnie de bottes de paille imbibées d’essence et brûlés vifs. Les troupes américaines, atteignant peu après la région, furent en mesure de faire connaître ce massacre. Moins connu, longtemps mis en doute, le Des survivants du camp-mouroir de Sandbostel. Le génocide des juifs et ses millions cas du KZ de femmes de morts restera certainement un des de Ravensbrück (qui comportait aussi un camp pour hommes avec près de 7 900 « signes » principaux de la Seconde Guerre mondiale. Mais les pertes midétenus en 1945) a été typique pour les mesures des SS dans bien des lieux d’inter litaires et surtout civiles dans l’ennement. Prévoyant la nécessité probable semble des pays touchés par ce conf lit d’évacuer le camp dans un avenir proche, demeurent difficilement imaginables. Et les SS éliminèrent systématiquement les l’acharnement inhumain qui a caractédétenues qui poseraient des problèmes en risé la dernière période d’un conf lit en cas de départ général, les âgées et les maEurope, dont l’issue apparaissait pourlades en premier lieu, les « indésirables », tant évidente depuis longtemps, dépasse qui risquaient de gêner les opérations, par l’imagination. La haine, le sentiment de surcroît. Ce sont entre 5 000 et 6 000 déte supériorité, la peur devant l’inconnu, nues de Ravensbrück qui y furent a insi l’intolérance autant que l’obéissance assassinées dans la chambre à gaz, et aveugle, tout dans le nazisme conduidans le petit camp a nnexe voisin (« pour sait à l’outrance et à l’application de jeunes ») Uckermark. règles inhumaines. N’oublions surtout pas que ce type d’attitudes, même s’il récuse parfois le rapprochement avec Hitler, est loin d’avoir disparu, que nous pouvons tous les jours le rencontrer et que, loin de ne menacer que des personnages publics, il peut toucher c hacun d’entre nous. J ean -Luc B ellanger (1) S ur l’opération « Bus blancs » de la Croix-Rouge suédoise en 1945, voir le PR de décembre 2012. (2) L e bombardement et le massacre de Celle ont fait l’objet d’une étude de l’historien allemand Bernhard Strebel, publiée par la Ville de Celle en 2008 aux Editions pour l’Histoire régionale de Bielefeld. Bernhard Strebel est aussi l’auteur d’une monographie sur le camp de Ravensbrück traduite en français (Fayard). Detlef Garbe, Carmen Lange (Ed.), Häftlinge zwischen Vernichtung und Bef reiung , Die Auf lösung des K Z Neuengamme und seiner Aussenlager durch die SS im Frühjahr 1 945 (Détenus entre anéantissement et libération, La liquidation du KZ Neuengamme et de ses camps extérieurs par les SS au printemps 1945), éditions Temmen, Brême, 2005 (non traduit). n Karin Orth, Das System der nationalsozialistischen Konzentrationslager, Hamburger Edition, 1999 (non traduit). n témoignage Un cortège de forçats dans Munich bombardé À peine sorti du Revier d’Allach (kommando de Dachau) où il a subi une opération, Yves Eyot est envoyé début mars 1945 à Munich pour remettre en état des voies ferrées détruites par les bombardements alliés. Tout annonce que la fin du cauchemar concentrationnaire approche, mais quand surviendra-t-elle vraiment ? L e lundi 5 mars, je retournais t ravailler au Halle 1 avec les camarades, pour la première fois depuis plus d’un mois. Tiendrais-je le coup ? J’ai tenu le coup. Il ne faisait pas encore bien chaud, mais ce n’était plus le froid mortel. Des oiseaux chantaient dans les arbres autour de l’usine ! Mais le soir même, on me faisait déménager au Block 23. Une fois de plus, j’étais séparé de mes camarades… Et voilà que, le mardi 6, au lieu de p artir avec eux vers l’usine, j’étais dans un autre convoi qui s’acheminait vers la gare. On nous faisait monter dans des wagons. Le wagon était si haut et j’étais si faible que je n’y arrivais absolument pas. Heureusement, avant qu’un kapo s’en aperçoive, une solide poigne m’étreignait et me poussait dans le wagon. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de mon camarade Saï Valdemir Georgevitch, citoyen soviétique de Krasnodar. Il était instituteur, avait appris le français et s’exprimait assez bien pour que nous puissions converser ensemble. Encerclé par l’avance allemande, il avait longtemps combattu comme partisan dans un maquis. Puis il s’était fait prendre. J’ai su par lui qu’il y avait ainsi des Soviétiques à Dachau. Jusque-là, nous n’avions vu que quelques pauvres diables d’Ukrainiens, disait-on, qui étaient vraiment lamentables, un peu des parias dans notre société de parias. L’un d’eux avait travaillé avec moi dans la période du kommando Kugel. Je ne sais qui m’avait dit : « Ce ne sont pas des communistes. Les communistes sont exterminés ou dans des camps spéciaux ». Mon camarade Saï était communiste. Je ne me rappelle plus s’il m’a raconté comment il avait abouti à Dachau. Le train nous déposait dans les faubourgs de Munich. Nous allions travailler à réparer les voies détruites par un bombardement. D’abord, nous avons continué à pied vers la gare. Cela me faisait tout drôle de me trouver en ville parmi des hommes ordinaires, des femmes et des enfants surtout qui allaient à leurs occupations. Il avait neigé, et nous marchions parmi les bouleaux argentés couverts de neige. C’était magnifique. Nous apercevions au-dessus des maisons les monuments, notamment la cathédrale de Munich qui dominait tout. Je m’étais promis d’aller la visiter, mais je n’en ai jamais eu l’occasion. Je me souviens que les femmes, et les vieillards, traînaient souvent leurs provisions dans des luges, et aussi leurs enfants. La ville avait souffert des bombardements, et sans doute les gens des privations de cette guerre qui s’acheminait vers la défaite. Pourtant, ce qui m’a surtout frappé, c’était un air de fête : de vraies maisons (peintes), des églises à bulbes en oignons, des gens habillés correctement, vivant d’une vie « normale » (tout est relatif…), toutes choses dont mon corps et mes sens (sinon mon esprit) avaient o ublié l’existence, et avaient même perdu la croyance en la possibilité… Évidemment, les souvenirs que j’ai gardés de ce travail à Munich ne sont pas rangés bien en ordre dans mon esprit, et par exemple je ne peux garantir que c’est dès le premier jour que j’ai trouvé Saï, comme je le crois… Ainsi, je ne me souviens pas des réactions des Munichois en voyant passer notre cortège de forçats en costumes rayés bleu et blanc délavés et salis. Dans mon souvenir, je ne les vois pas même détourner les yeux, mais plutôt faire comme si nous étions invisibles pour eux… Quand nous sommes arrivés sur l’emplacement du travail, nous avons admiré l’étendue des bombardements. Il s’agissait pour nous de boucher les trous des bombes à la pelle et à la pioche, de reconstituer le ballast à la fourche, de poser les traverses, puis les rails. Habituellement le travail n’était guère dur. Je me souviens d’avoir passé des heures à remuer vaguement une pelle ou une fourche. Mais aussi d’avoir été réveillé, alors que je dormais sur mon outil, par un magistral coup de poing du kapo qui pourtant semblait assez conciliant. Le plus dur – mais ça ne revenait pas trop souvent – c’était lll