Prix aux producteurs : une période difficile
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Prix aux producteurs : une période difficile
POLITIQUE LAITIÈRE Par RICHARD LAMOUREUX, économiste principal, Recherche économique, PLQ Prix aux producteurs : une période difficile Les derniers mois ont été particulièrement difficiles en ce qui concerne le prix aux producteurs. Qu’est-ce qui explique cette situation? NOVEMBRE 2015 LE PRODUCTEUR DE LAIT QUÉBÉCOIS 7 POLITIQUE LAITIÈRE Depuis avril dernier, le prix intraquota a fluctué entre 71 $/hl et 67,32 $/hl à la composition standard (voir graphique 1). Le prix pour les mois précédents, c’est-à-dire d’aout 2015 à mars 2016, avait été en moyenne de 74,61 $/hl. Ces niveaux de prix ont suscité la grogne et l’inquiétude des producteurs de la base. Pour expliquer les causes de cette détérioration de prix, les Producteurs de lait du Québec (PLQ) ont fait une tournée d’information en septembre et octobre dernier dans toutes les régions du Québec. Voici les questions auxquelles on a tenté de répondre : • Pourquoi le prix du lait fluctue-t-il? • Quels sont le rôle et l’importance des importations de concentrés protéiques dans ces fluctuations? • Ces fluctuations et ces niveaux de bas prix vont-ils durer? LA CONSTRUCTION DU PRIX AUX PRODUCTEURS Le prix intraquota du Québec est la résultante de plusieurs composantes : Ventes de lait du Québec + transferts de péréquation provenant de P10 et de P5 - financement des programmes de promotion pour le lait aromatisé et la crème glacée - financement de la prime qualité + hors quota individuel L’un des plus importants parmi ces éléments, hormis les ventes du Québec : les transferts provenant des ventes de lait à l’échelle de P10 et de P5. En 2014-2015, cet élément a représenté 92,2 $ millions, soit 4 % de la valeur des revenus totaux du Québec ou 3,4 % du prix payé. C’est ce montant qui permet aux ventes du Québec d’être ajustées à la moyenne des ventes à l’échelle de P5 et de P10. Pour bien comprendre pourquoi le prix aux producteurs a été influencé à la baisse ces derniers mois, il faut donc utiliser les ventes de lait de P10, car elles donnent un aperçu global en 8 NOVEMBRE2015 LE PRODUCTEUR DE LAIT QUÉBÉCOIS GRAPHIQUE 1 : PRIX INTRAQUOTA EN 2013-14 ET 2014-15 2013-2014 2014-2015 80,00 $ 78,00 $ 76,00 $ 74,00 $ 72,00 $ 70,00 $ 68,00 $ 66,00 $ AOU SEP OCT NOV DÉC JAN ce qui a trait au niveau de revenu de tous les producteurs laitiers canadiens. Le tableau 1 montre que le prix durant l’année 2013-2014 a été largement supérieur au prix des années précédentes et au prix de 2014-2015. Le prix pour cette dernière a baissé de 2,88 $/hl ou 3,6 %. Cet écart à la baisse devient beaucoup plus important lorsqu’on considère le deuxième semestre de 2014-2015 (tableau 2). FÉV MAR AVR MAI JUN JUL En effet, si on compare le prix qui a prévalu pour la période de février à juillet en 2014 et 2015, la baisse de prix devient 4,40 $/hl, ou 5,6 % Le tableau 1 montre par ailleurs que les classes ayant causé les plus fortes baisses de revenu entre les deux dernières années laitières sont la classe 1 (lait et crème de consommation) avec -1,14 $/hl, ou 40 %, de la baisse de prix des classes totales ainsi TABLEAU 1 : PRIX DES VENTES À L’ÉCHELLE DE P10 EN TERMES D’ANNÉE LAITIÈRE $/HL Classe 1 Classes 2 à 4 Classes 5abc Classes 4m et 5d Classes totales Variation de prix classes totales 2011-2012 2012-2013 2013-2014 2014-2015 ÉCART ENTRE 2014-2015 ET 2013-2014 35,36 36,45 2,83 1,24 75,88 32,79 39,27 2,75 1,75 75,56 33,43 39,51 3,71 2,59 79,24 32,29 39,32 3,39 1,36 76,36 -1,14 -0,19 -0,32 -1,23 -2,88 -0,32 $ +3,68 -2,88 TABLEAU 2 : PRIX SEMESTRIEL DES VENTES À L’ÉCHELLE DE P10 $/HL FÉVRIER À JUILLET 2014 Classe 1 Classes 2 à 4 Classes 5abc Classes 4m et 5d Classes totales 33,43 39,51 3,71 2,59 79,24 FÉVRIER À JUILLET 2015 ÉCART 31,31 38,99 3,05 1,49 74,84 -2,12 -0,52 -0,66 -1,10 -4,40 POLITIQUE LAITIÈRE que les classes 4m et 5d (alimentation animale et exportation) qui ont réduit le prix des classes totales de 1,23 $/ hl, ou 43 %. Le tableau 2 indique que la baisse de prix de la classe 1 est plus accentuée durant la deuxième moitié de 2014-15 (-2,12 $ /hl, ou 48 % , de la baisse de prix des classes totales). Cela s’explique, en partie, par la diminution du prix de la classe 1 de 0,50 $/hl en février dernier suite au résultat de la formule d’indexation du prix de la classe 1. Pour le deuxième semestre de 2014-15, la baisse de prix des classes 4m et 5d (-1,10 $/hl, ou 25 %, de la baisse de prix des classes totales) est comparable à celle observée pour l’année laitière complète. La baisse de prix de la classe 1 s’explique surtout par la diminution des quantités vendues dans cette classe. En effet, depuis 2011-12, par exemple, le volume vendu en classe 1 10 NOVEMBRE 2015 LE PRODUCTEUR DE LAIT QUÉBÉCOIS a diminué de 3,8 % à l’échelle de P10. Cette tendance est cohérente avec ce qui est observé depuis quelques années à l’échelle de l’Amérique du Nord où la consommation par personne de lait de consommation est également en baisse. LES CLASSES SPÉCIALES Ces classes sont celles où les prix sont généralement les plus bas. En effet, la classe 4m est celle où les surplus de SNG sont écoulés aux fins de l’alimentation animale à des prix aussi bas que 4,50 $/hl. Cette classe a été créée voilà quelques années afin de pouvoir écouler la partie des surplus structurels restée invendue sur le marché de l’exportation, ce dernier étant limité par les subventions à l’exportation telle qu’encadrées par les règles de l’OMC. Les SNG pouvant être exportés dans les limites édictées le sont grâce à la classe 5d. Selon les années, ces classes peuvent représenter au-delà de 15 % des quantités de SNG vendues, mais seulement 2 % des revenus. Il s’ensuit alors une dilution importante du prix moyen des ventes. Les prix des classes 4m et 5d ainsi que les prix des classes 5a, 5b et 5c, soit les classes destinées à la transformation secondaire, sont directement influencés par les prix mondiaux. Pour ce qui est des prix, la poudre de lait écrémé (PLÉ) est passée de 3 700 $ à 1 900 $ la tonne en raison d’une baisse dans la demande mondiale (Chine et Russie). Le tableau 3 montre l’évolution des prix mondiaux pour la PLÉ et le beurre depuis juin 2014. Le tableau 4 illustre quelle a été la baisse de prix pour les classes spéciales 5a, 5b et 5c ainsi que 4m. On peut donc constater qu’en 2015, à ce jour, il y a eu des baisses de prix considérables dans ces classes. TABLEAU 3 : ÉVOLUTION DES PRIX MONDIAUX DE LA PLÉ ET DU BEURRE PRODUIT JUIN 2014 JUIN 2015 PLÉ Beurre 3 700 $ US/t 4 200 $ US/t 1 900 $ US/t 3 200 $ US/t TABLEAU 4 : ÉVOLUTION DU PRIX DES CLASSES SPÉCIALES $/HL 5A5B 5C4M Moyenne 2014 54,4455,9744,1922,15 Moyenne 2015 46,2139,8130,7013,35 Écart % -15 % -29 % -31 % -40 % TABLEAU 5 : STRUCTURE DES VENTES P5 % IMPORTATION DES CONCENTRÉS DE PROTÉINES LAITIÈRES Depuis quelques années, les producteurs de fromage canadien ont modifié leur méthode de fabrication en remplaçant le lait entier canadien par l’utilisation des concentrés de protéines importées. Ces produits sont très appréciés par les fromagers, car ils augmentent de façon notable les rendements et éliminent les coûts Classes 1 à 4 87,6 80,4 88,3 75,8 Classes 5abc 11,4 7,6 11,0 7,4 Classe 5d 0,96,20,46,0 Classe 4m et 4a1 0,1 5,8 0,3 10,8 100100100100 GRAPHIQUE 2 : IMPORTATION DES CONCENTRÉS DE PROTÉINES LAITIÈRES EN TERMES DE PLÉ SUR LE MARCHÉ CANADIEN 50 40 Millions de kg Les classes les moins payantes ont occupé une place plus importante dans la proportion des ventes totales à l’échelle de P5 (voir tableau 4), ce qui a été défavorable au prix moyen payé aux producteurs. Par exemple, les ventes de SNG, pour ce qui des classes 5 et 4m, sont passées d’une proportion de 19,6 % pour la période de février à juillet 2014, alors que l’année suivante, cette proportion est passée à 24,2 %. FÉVRIER À JUILLET 2014 FÉVRIER À JUILLET 2015 GSNGGSNG 30 20 10 0 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015* Jan à jun-jul 2015 NOVEMBRE 2015 LE PRODUCTEUR DE LAIT QUÉBÉCOIS 11 POLITIQUE LAITIÈRE d’écoulement du lactosérum qui est un sous-produit de la fabrication fromagère. Par contre, l’effet pervers de cette pratique est que les concentrés de protéines laitières déplacent des SNG canadiens dont le coût d’écoulement est à la charge des producteurs laitiers. Le graphique 2 montre que les importations de concentrés de protéines laitières ont maintenant un impact considérable sur le marché canadien. En effet, en 2014, ces importations ont déplacé l’équivalant de pratiquement 45 000 tonnes de PLÉ. En 2015, la tendance à la hausse des importations ne se dément pas et elle pourrait dépasser le niveau de 2014 d’ici la fin de 2015. L’effet sur le prix moyen est important, car l’importation de protéines déplace des SNG qui se retrouvent dans les surplus structurels et qui sont vendus au prix de l’alimentation animale (4m). Le manque à gagner causé par cette perte de marché est estimé à environ 195 M$ en 2014, soit environ 2,40 $/hl à l’échelle du pays (0,40 $ de plus qu’en 2013). L’impact des concentrés protéiques n’est pas banal, mais ce n’est pas le seul phénomène qui explique les baisses des derniers mois. Ce phénomène est en croissance depuis 2006. Cependant, depuis le début de 2015, les prix mondiaux à la baisse et les quantités plus élevées de SNG en surplus pour répondre à la demande de beurre jouent un rôle plus important dans la situation actuelle que celui des concentrés protéiques. Depuis deux ans, la demande pour le beurre et la crème est sans précédent à l’échelle canadienne. Cela a fait en sorte que, pour la même période, le besoin canadien est en hausse de 9 %. Une telle hausse du besoin canadien est également sans précédent. Le beurre, qui ne requiert que la partie matière grasse du lait, est un produit qui rapporte environ 40 $/hl selon le prix mondial de la PLÉ. Cette dernière, qui n’est pas requise pour la fabrication du beurre, est soit exportée à bas prix ou vendue à un prix encore plus bas pour l’alimentation animale. En plus de satisfaire à la demande courante du beurre, il faut également reconstruire les stocks de beurre qui ont descendu à un niveau pratiquement sans précé- 12 NOVEMBRE 2015 LE PRODUCTEUR DE LAIT QUÉBÉCOIS dent en décembre 2014. C’est principalement ce contexte qui a justifié les fortes hausses du droit de produire survenues au printemps 2015. Donc, faire du beurre à partir du lait entier rapporte moins que les autres produits laitiers, tels que le lait de consommation. Pourquoi doit-on combler cette demande même si elle est moins payante? Les pouvoirs que nous donne la loi pour notre mise en marché collective créent aussi des obligations. Répondre à la croissance d’un produit comme le beurre est essentiel. PERSPECTIVE DE PRIX POUR CET AUTOMNE Les principaux facteurs qui déterminent le prix intraquota vont continuer à maintenir des prix plus bas qu’en 2014. Essentiellement, ce sont : 1) La baisse du prix des classes régulières à la suite de l’indexation du prix de la classe 1 de février 2015 (-0,50 $/hl, ou 0,13 $/hl, en termes de prix moyen) 2) La baisse du prix des classes régulières à la suite de la baisse du prix cible en février 2015 (-1,47 $/hl, ou 0,72 $/hl, en termes de prix moyen) 3)La baisse du prix des classes spéciales 4)Les surplus de SNG ou surplus structurels vendus en classes 4m et 5d En juillet 2015, les stocks de beurre se situaient à 17 700 tonnes. Selon le niveau de production laitière de l’automne 2015 et la vigueur du marché du beurre, les stocks de décembre pourraient se situer entre 14 000 tonnes et 20 000 tonnes. L’atteinte d’un niveau de stocks de 20 000 tonnes aurait un effet baissier plus important sur le prix intraquota. En tenant compte de tous ces facteurs, on estime que le prix intraquota moyen pour cet automne pourrait se situer entre 71 $/hl et 73 $/hl, soit au même niveau que la période de février à juillet 2015, pour lequel il a été de 71,11 $/hl (composition standard). QUELLES SONT LES ACTIONS EN COURS POUR FAIRE FACE À CES ENJEUX? Rappelons les facteurs responsables de ces baisses : 1. Prix mondiaux bas 2. Surplus structurels en forte hausse 3.Importation de concentrés protéiques en croissance Pour ce qui est du prix mondial, nous n’avons aucun contrôle ou moyen d’agir sur ce facteur. Il engendre à lui seul une grande part des effets baissiers de notre prix. Concernant les surplus structurels, on observe une tendance lourde. La baisse des surplus de SNG en 20132014 a été complètement annulée en 2014-2015 par l’augmentation des surplus de SNG, celle-ci étant due à la reconstruction des stocks de beurre. Une fois les stocks rebâtis, on aura une baisse d’environ 18 000 tonnes de PLÉ. L’accroissement de la teneur en matière grasse du lait à la ferme atténue aussi ce problème. La Commission canadienne du lait est très au fait des impacts négatifs de la situation actuelle et une demande d’ajustement du prix cible a été faite. On évalue la possibilité de revoir la pondération des prix des composants pour refléter davantage les besoins du marché. Quant aux importations de concentrés de protéines, il s’agit d’un problème grave qui mobilise notre organisation depuis 20 ans. Clairement, les importations de concentrés de protéines contournent l’esprit et la lettre des contingents tarifaires qui visent à assurer une certaine étanchéité de nos frontières quant à l’importation des produits laitiers commercialisés à l’échelle mondiale. De nombreuses démarches judiciaires et politiques ont été entreprises par les PLQ et les Producteurs laitiers du Canada (PLC) pour mettre fin à ces importations. Sur une note plus positive, des démarches sont en cours pour résoudre ce problème. En effet, des négociations ont commencé cet été entre les représentants des producteurs et des transformateurs pour trouver une solution mutuellement avantageuse. On évalue les bases légales qui permettraient un reclassement par l’Agence des services frontaliers du Canada et un contrôle de l’ajout des concentrés liquides en vertu de la réglementation sur la composition des fromages. n