Lire le chapitre 1 des Amants de la mer rouge
Transcription
Lire le chapitre 1 des Amants de la mer rouge
Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 5 Sulaiman ADDONIA LES AMANTS DE LA MER ROUGE Traduit de l’anglais par Anne Guitton Flammarion Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 6 Titre original : The Consequences of Love Éditeur original : Chatto & Windus © Sulaiman S.M.Y. Addonia Pour la traduction française : © Flammarion, 2009 ISBN : 978-2-0812-1707-2 Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 7 Ce livre est dédié, avec tout mon amour, à ma mère, à mes grands-parents maternels et à la mémoire de mon père. Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 9 Ma mère avait toujours occupé la première place dans mes rêves d’avenir. Mais voilà que tous ces rêves s’écroulaient. Elle m’envoyait loin d’elle avec mon petit frère de trois ans, alors que j’en avais à peine dix. Nous nous trouvions dans un café de fortune près du coude de la rivière. Le brousse recouvrait les pentes de la colline, et à travers le brousse, une route invisible reliait notre village d’Érythrée à l’est du Soudan ; une route si étroite et si aride qu’on ne pouvait l’emprunter qu’à dos de chameau. Une partie des passeurs était déjà arrivée. Je voyais les reflets de leurs lampes à huile danser sur les flancs de leurs chameaux. Parmi les nombreuses personnes qui les entouraient, toutes n’étaient pas là pour fuir la guerre. Certaines, dont ma mère et les autres femmes de la Colline aux Amants, étaient venues faire leurs adieux. Comme mon frère et moi, pourtant, la plupart voulaient partir. Moi qui n’avais que ma mère au monde, je redoutais le moment où l’on soufflerait les lampes à huile et où les chameaux entameraient leur voyage à travers le brousse. Car alors, le monde que je connaissais et que j’aimais tant disparaîtrait. Je me tenais près de Semira, la meilleure amie de ma mère. À quelques mètres de là, cette dernière achetait du lait chaud pour Ibrahim. La vendeuse de thé en a prélevé une tasse dans sa jarre et l’a tendue à mon petit frère. De nouveaux chameaux sont arrivés. Les hommes marchaient à côté d’eux, les fouettant de temps à autre à l’aide d’un long bâton. C’était des contrebandiers très célèbres, des Beja de la 9 Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 10 tribu Beni Amir. Les cheveux tressés, ils portaient des jalabiyas blanches retenues par une ceinture bleue ; leurs épées pendaient dans leur dos. Ma mère est revenue près de nous. Étrangement, il n’y avait plus beaucoup de larmes. Semira, ma mère et moi, nous avions pleuré toute la journée – tout ce qu’il restait à faire maintenant, c’était se dire au revoir. Tandis que ma mère approchait, j’ai observé son visage. Elle portait une longue robe noire et ses chaussures italiennes en cuir rouge, ses préférées, cadeau de Semira. Elle qui était déjà grande, devenait immense lorsqu’elle les mettait. Quand elle nous a rejoints, elle a confié Ibrahim à Semira puis m’a pris la main. Semira est allée retrouver les autres femmes qui attendaient le moment des adieux près des chameaux, dans la lumière des lampes à huile. Soudain, j’ai entendu comme un bruit de tonnerre. Levant les yeux vers le ciel, j’ai vu un avion de chasse éthiopien survoler notre village. J’ai serré la main de ma mère et appuyé ma tête contre elle. Les yeux fermés, j’ai prié : « S’il te plaît, ya Allah, fais partir ces avions pour toujours. S’il te plaît, ya Allah. » Quand le calme est revenu, un des passeurs s’est approché de ma mère : « Les chameaux sont prêts, Raheema. Ne t’inquiète pas. Il n’arrivera rien à tes enfants. » Ma mère a ramassé notre lampe. Sans me lâcher la main, elle a commencé à se diriger vers la caravane. Mais je l’ai retenue, les pieds fermement plantés dans le sable. « Je ne bougerai pas, Mère. » Elle s’est penchée sur moi. Ses boucles d’oreille dansaient dans la brise. Un parfum merveilleux montait de son cou comme la fumée s’échappe d’un encensoir. Les yeux fixés sur ses longs cheveux noirs, j’ai posé la tête contre sa poitrine. Elle m’a entouré de ses bras. J’aurais voulu pouvoir rester ainsi pour toujours. Elle a chuchoté : « Mon chéri, si je fais ça, c’est parce que je vous aime. » 10 Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 11 J’ai supplié une nouvelle fois : « S’il te plaît, Mère, ne nous envoie pas loin d’ici. Je veux rester avec toi. S’il te plaît, Mère. » Lentement, elle s’est écartée. « Laisse-moi te regarder, mon chéri. » Elle a pris mon visage entre ses mains. « Promettons-nous quelque chose, a-t-elle continué d’une voix douce et rauque, tandis que ses larmes recommençaient à couler en silence. Promettons-nous que nous resterons toujours ainsi, où que nous soyons. » Elle a noué ses doigts aux miens et baissé la tête pour m’embrasser la main. Les contrebandiers ont lancé le dernier appel avant le départ. Quand j’ai serré ma mère dans mes bras, sa lampe est tombée sur le sol, illuminant ses chaussures rouges dans la nuit sombre. Alors que les chameaux se mettaient en marche, j’ai levé les yeux vers son visage. Je voulais le voir une dernière fois. Mais la lumière à ses pieds mourait peu à peu, et ma mère a disparu. Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 13 PREMIERE PARTIE Un film en noir et blanc Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 15 Le deuxième vendredi de juillet marquait le début des départs en vacances. Nous étions en 1989, et tous ceux qui en avaient les moyens s’apprêtaient à quitter Djeddah. J’avais ouvert ma fenêtre pour laisser entrer la brise humide dans ma chambre. J’ai respiré l’odeur épicée de la viande du kabsa mêlée à l’eau de Cologne des hommes ; l’odeur de la fin de journée, l’odeur du soir qui approche. Le téléphone sonnait. J’ai attendu six sonneries avant de décrocher. C’était Jassim. Il voulait que je passe au café pour lui dire au revoir. Il partait pour Paris le lendemain. Régulièrement, il voyageait ainsi à l’étranger et rentrait toujours chargé de cadeaux : selon lui, ils encourageaient la sensualité de ceux qu’il aimait. Il m’a dit que je devais aussi récupérer les dernières lettres envoyées à ma mère. À de nombreuses reprises, j’avais essayé de lui écrire, mais le courrier me revenait toujours. Depuis que je connaissais Jassim, j’utilisais son café comme adresse de retour. J’occupais alors un minuscule appartement dans un immeuble de deux étages. C’était tout ce que je pouvais me payer, car je gagnais à peine quatre cents riyals par mois en lavant des voitures. Mon appartement se trouvait du côté pauvre d’une rue interminable, qui s’élargissait un peu plus loin, tel un homme au gros ventre et aux longues jambes maigres. Puis, après un rondpoint entouré de magasins et de restaurants, la rue rétrécissait à nouveau et s’étirait jusqu’à Kharentina. 15 Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 16 Dans la journée, devant les murs blancs des immeubles qui reflétaient le soleil, les hommes en thobes immaculés étaient plus nombreux que les femmes en abayas noires. La scène vous donnait l’impression de vivre dans un vieux film en noir et blanc. J’ai dépassé les villas et les jardins où, sous l’effet de la brise, les arbres devenaient des ballerines évoluant au ralenti. Un peu plus loin dans Al-Nuzla Street se dressait le plus grand immeuble du quartier. Avec ses neufs étages, il ne passait pas inaperçu, et tout le monde savait que de riches familles y habitaient. Devant moi, sur le trottoir, deux jeunes hommes se promenaient main dans la main. Ils sont entrés dans la boutique yéménite. Quelques instants plus tard, j’ai dû m’arrêter pour laisser passer un homme vêtu d’une jalabiya et d’une chachiya, qui portait une caisse de bouteilles de Pepsi en plastique. Après avoir rentré mon T-shirt dans mon pantalon de survêtement, j’ai repris ma route. Les effluves de musc ont envahi mes narines. Cela signifiait que j’approchais de la plus grande mosquée du quartier. À une époque, j’avais vécu chez mon oncle, juste à côté. Bien que ma nouvelle demeure se situe un peu plus loin dans la même rue, cette mosquée restait la plus proche. Juste devant se tenait un groupe de six hommes barbus. Ils étaient si près les uns des autres qu’ils semblaient reliés par les hanches et les épaules. Ils se sont écartés d’un pas pour laisser sortir l’imam aveugle. C’était à cause de lui que je n’assistais plus à la prière. Un homme très grand lui donnait le bras, une grande sacoche de cuir noir dans l’autre main. Leurs longues barbes frémissaient au vent. J’ai vite traversé la rue et, tête baissée, je suis parti dans la direction opposée. Soudain, une Jeep aux vitres teintées que je connaissais bien est venue se garer à côté de moi. Je me suis figé. La police religieuse. J’aurais voulu courir, mais mes jambes me paraissaient trop lourdes. Trois hommes barbus ont sauté hors de la voiture et se sont approchés de moi. J’étais toujours incapable 16 Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 17 du moindre mouvement. Mais ils m’ont dépassé et sont entrés dans l’immeuble, derrière moi. Quelques secondes plus tard, ils sont ressortis en compagnie de Mouhssine. Même si je ne lui avais jamais adressé la parole, nous étions allés à l’école ensemble. Mouhssine était très reconnaissable : il avait adopté le style romantique d’Omar Sharif, l’acteur égyptien des années soixante. Je me suis plaqué contre le mur. La mère de Mouhssine les suivait, en larmes, et les suppliait d’épargner son fils au nom d’Allah. « Je vous en prie, c’est mon seul fils, mon seul gagne-pain. Allah est miséricordieux. Allah est amour. » Les policiers religieux ont jeté Mouhssine dans la Jeep avant de se tourner vers sa mère. L’un d’entre eux a brandi une matraque et s’est précipité vers elle en hurlant : « Rentre chez toi couvrir le visage, et qu’Allah te maudisse. » Il l’a repoussée à l’intérieur du bâtiment à coups de bâton sur le dos et les fesses. Peu après, la Jeep est repartie à toute vitesse vers Mecca Street. Aussitôt, je suis entré dans l’immeuble à la recherche d’Oum Mouhssine. À travers la petite fenêtre, j’ai vu qu’elle était assise dans l’escalier et pleurait. Sa main tremblait quand elle a essayé de se lever. J’ai frappé à la porte, mais elle ne m’a pas adressé un regard. Arrivé au carrefour d’Al-Nuzla et de Mecca Street, je me suis arrêté pour réfléchir à mon itinéraire. Je ne voulais pas passer devant la maison d’Abou Faiçal et risquer de croiser le plus célèbre bourreau de Djeddah, le père de Faiçal, mon ami d’école. Aussi, lorsque j’ai aperçu la Cadillac blanche garée devant chez lui, j’ai fait demi-tour. Jassim m’a accueilli avec un grand sourire. Sa barbe soigneusement taillée rebiquait vers le haut, accentuant sa mimique. Vêtu de la tenue traditionnelle saoudienne, les manches retroussées, il s’appuyait sur le comptoir de ses bras velus. 17 Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 18 Certains clients ont tourné la tête pour me dévisager. L’odeur sucrée de la fumée de chicha cédait peu à peu la place à celle du café, préparé avec beaucoup de cardamome. Comme Jassim était occupé, je me suis assis pour l’attendre. En regardant autour de moi, j’ai aperçu le nouveau serveur. Jeune et agile, il se faufilait entre les tables comme si le bas de son corps n’avait aucune consistance. Quand il est passé près de moi, j’ai vu les autres clients tenter de le toucher. Il écartait leurs mains aussi doucement que des rideaux soyeux. Les tables étaient volontairement placées très près les unes des autres : Jassim voulait que les hommes se frôlent pour que des étincelles se créent. « Il n’y a rien de plus doux que de voir deux hommes se caresser de leur corps, m’avait-il dit un jour. Il me semble alors que les flammes de l’amour pourraient s’allumer. » À l’époque, je n’avais pas compris. « Mais s’ils pensaient ne serait-ce qu’une seconde qu’ils se touchent pour une autre raison que le manque d’espace, ils feraient sûrement brûler le café, non ? » Jassim avait haussé les épaules et ri. Le café de Jassim était très coloré. Une obsession de la couleur qui allait des murs aux nappes, en passant par ce que portait son serveur. Les murs étaient peints en deux parties : un rose doux en haut, et en bas, un gris chaud égayé ça et là de fleurs sauvages dessinées par Jassim. À la table toujours réservée pour Fawwaz et ses amis, qui marmonnaient sous leurs épaisses moustaches, le garçon s’est penché en avant pour débarrasser les petites tasses à café. Après les avoir posées sur un plateau, il s’est dirigé d’un pas vif vers le fond de la pièce, en quête d’un peu de fraîcheur sous le climatiseur. Face au mur, il s’est étiré la nuque et a soulevé le bord de son thobe pour s’essuyer le visage. J’ai aperçu son pantalon beige moulant, parfaitement assorti aux nappes bleues qui l’entouraient. 18 Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 19 Les hommes s’apprêtaient à jouer aux dominos. Fawwaz, le menton dans la main, ne quittait pas le serveur des yeux. Son expression sévère ne parvenait pas à masquer le désir qui luisait dans ses yeux. Se levant d’un bond, il s’est avancé vers le jeune homme. Arrivé près de lui, il lui a pris la main. Je les regardais sans vraiment les voir. Des souvenirs de l’époque où j’étais moi-même serveur me revenaient à l’esprit. Jassim était assis à la table d’Omar, un de ses meilleurs amis. J’aimais beaucoup ces premières heures de la journée, avant que la fumée n’envahisse le café, quand tout était encore calme et que les chaudes couleurs des murs vous enveloppaient comme une tunique de soie. J’essuyais le comptoir tout en écoutant une interview que mon kafil – le Bienheureux Bader Ben Abdallah – donnait à la radio. En tant que chef de police de la région de Djeddah, il parlait des jeunes gens et de la moralité. Soudain, interrompant sa paisible conversation avec le journaliste, il s’est lancé dans un sermon et s’est mis à citer le Coran et les paroles du prophète pour mettre les jeunes en garde contre les mauvais comportements. « Mais nous travaillons avec la police religieuse pour lutter contre l’immoralité. Inch’Allah, Allah bénira cette importante tâche. » J’ai éteint la radio avant d’aller dans la cuisine allumer un morceau de charbon. À l’aide de pinces, j’ai ensuite apporté la braise à la table de Jassim, où je l’ai déposée au bord du récipient en terre. Puis je me suis assis. Jassim m’a tendu le narguilé. L’embout entre les lèvres, j’ai commencé à inhaler la fumée tout en remuant le charbon avec mes pinces. Omar était en train d’évoquer une récente controverse : la police religieuse venait d’arrêter un adolescent parce qu’un matin, alors qu’il se rendait à l’école, une jeune fille lui avait donné un petit mot. « À ma connaissance, a commenté Omar en se pinçant la joue gauche, ce sont surtout les princesses et les filles riches qui laissent tomber des messages aux pieds des garçons. Elles le font pour s’amuser et se distraire. Puis, quand elles en ont eu assez, 19 Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 20 ces filles disparaissent à nouveau dans leur monde secret, aussi vite qu’elles étaient venues ; et elles abandonnent derrière elles des garçons au cœur brisé. — Mais dans ce cas, pourquoi n’a-t-on jamais fait tomber de message à mes pieds ? a demandé Jassim. — Voyons, je te dis qu’il s’agit de jeunes filles riches et de princesses : elles ont bon goût ! » Jassim s’est levé dans un nuage de fumée, l’air faussement offusqué : « Tu veux dire que je ne suis pas bel homme ? » Omar a éclaté de rire et l’a tiré par la manche. « Assied-toi donc. Tu sais très bien que tu n’es pas beau. En plus, tu es malin, et les gens malins ne prennent jamais de risques. » La voix de Jassim m’a tiré de ma rêverie. J’ai levé les yeux. Il me faisait signe de le rejoindre près du comptoir. « Tu vas me manquer, mais je te rapporterai un beau cadeau de Paris », m’a-t-il annoncé avant de m’embrasser sur les deux joues. Il avait les yeux injectés de sang, la partie blanche striée de fines lignes rouges. « Tu n’en as jamais assez de voyager ? » Il a réfléchi un instant puis a secoué la tête en gloussant. « Tu pars pour combien de temps ? — Chut, a-t-il murmuré, tu souffles sur les braises. Tes paroles me brûlent. » Chacun de ses mots semblait chargé d’une senteur luxueuse. J’ai approché mon visage du sien et inspiré profondément. « Tu as encore bu du parfum ? — Rapporté de France en exclusivité. » Il a plongé ses yeux dans les miens. La sueur a commencé à couler sur son front, comme si mon souffle le brûlait réellement. Pourtant, je me contentais de l’observer en silence. Il s’est détourné pour glisser une cassette dans la petite chaîne stéréo derrière lui avant de régler le volume. Oum Kalthoum a entamé une de ses chansons mélancoliques. Un client a crié à Jassim de monter le son. Certains hommes, debout, les yeux fermés, hochaient la tête en rythme. 20 Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 21 Surpris, j’ai regardé Jassim. Plus petit que moi, il était aussi plus large d’épaules. Comme sa tête et son cou ondulaient lentement pour suivre la musique, son igal a légèrement glissé et s’est retrouvé de travers. « Depuis quand écoutes-tu Oum Kalthoum ? » Il n’a pas répondu. Au lieu de cela, il a fixé le miroir qui se trouvait derrière le bar. Nos regards s’y sont croisés. Sa voix grave a semblé jaillir de la glace : « Comme tu es beau, mon cher Nasser. Je t’ai regardé grandir, j’ai vu tes yeux devenir aussi grands que des océans, tes pommettes se dessiner, et... ah ! ton cou s’élever aussi haut que le ciel. » J’ai suivi Jassim dans la cuisine et le couloir bondé, jusqu’à sa chambre. Tout dans cette pièce évoquait les fantasmes et les rêves de Jassim. Peinte en rouge, elle était assez spacieuse pour contenir un lit simple, une chaise, une télévision, un magnétoscope et une pile de cassettes vidéo. Des posters, des photos et des poèmes manuscrits recouvraient les murs. Après avoir fermé la porte, il m’a pris la main et a posé la tête contre mon torse. « Pas un seul battement, a-t-il murmuré. Un jour, peut-être. Peut-être ? » Je n’ai pas répondu. Pendant quelque temps, nous sommes restés silencieux. Puis, doucement, il a tiré ma main vers lui et l’a posée au niveau de son cœur. « Tu sens ? », m’a-t-il demandé. Sa voix tremblait. « Si je pouvais placer le monde entier sur ma poitrine, Nasser, je provoquerais le plus grand des tremblements de terre. » Il s’est jeté sur le lit, face au mur. Puis il s’est allongé sur le dos et, le menton en l’air, il s’est regardé dans le miroir fissuré qui couvrait le plafond. Après un long et profond soupir, il a déclaré : « Oh, Nasser, tu étais si beau quand tu vivais dans ce 21 Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 22 miroir. Tu étais libre, sexy et sensuel. C’était ton univers. Et quel univers. » Il a fermé les yeux. « L’enveloppe de ta mère se trouve sur la télé. Va-t-en, s’il te plaît, et éteins la lumière. » Devant la cuisine, je me suis cogné contre le nouveau serveur. « Pourrais-tu m’apporter du thé à la menthe ? » lui ai-je demandé. Baissant les yeux, j’ai aperçu les cartons pleins de bouteilles de parfum. J’en ai pris quelques-unes avant d’aller m’installer à l’extérieur. Les voitures glissaient le long de la colline avant d’emprunter Al-Nuzla Street à toute vitesse. Une cigarette à la main, j’ai contemplé ce spectacle. Le serveur m’a rejoint. « Voilà ton thé. » Il a posé une petite tasse en forme de tulipe sur la table à côté de moi, puis l’a remplie à l’aide d’une grande théière. « Nasser ? — Oui ? — J’ai quelque chose à te dire. » Je me suis penché vers lui. Rapidement, il a murmuré : « J’ai passé la nuit dernière chez Fawwaz. Ses parents sont absents. Il m’a donné l’explication habituelle : “Ce que nous faisons est haram. Mais ce pays est comme une immense prison, la plus grande du monde, et en prison, les gens font des choses qu’ils ne feraient pas ailleurs.” Il m’a demandé d’être son petit ami jusqu’à son mariage. Et comme le café va bientôt fermer pour la prière, il va m’emmener au centre commercial. » Sans attendre ma réponse, le garçon a regagné le café. Peu après, Fawwaz et lui sont ressortis et ont descendu la rue, main dans la main. Quand j’avais seize ans, alors que je travaillais au café depuis un an environ, je suis moi aussi allé au centre commercial en compagnie d’un homme, Abou Imad, que je surnommais M. Discret. Il avait une quarantaine d’années. Lorsque nous sommes 22 Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 23 arrivés, j’ai vu beaucoup d’autres hommes déambuler, discuter et rire, en se tenant par le bras ou par la main. L’endroit, climatisé, était construit à l’occidentale. Sur cinq étages, les boutiques vendaient des produits étrangers. « Ce centre commercial, m’avait dit Jassim un jour, ressemble aux plus modernes des galeries que l’on trouve à Paris ou à Londres. On peut y acheter toutes les marques européennes et américaines d’appareils électriques, de chaussures et de vêtements de grands couturiers. On y trouve même de l’Armani ou du Calvin Klein. » Juste devant le centre s’étendait la Place des Châtiments. C’est là que l’on coupait les têtes ou les mains et que les amants étaient fouettés, décapités ou lapidés. C’est là que le père de Faiçal accomplissait sa tâche. À l’intérieur, mon compagnon nous a acheté des boissons et nous nous sommes assis près de la fontaine. Deux policiers religieux sont passés devant nous. Leur matraque à la main, ils regardaient à droite et à gauche avec une lenteur délibérée. « Tu vois, m’a dit M. Discret, ils guettent les rendez-vous secrets entre hommes et femmes. » Il s’est rapproché pour ajouter, dans un murmure : « Il y a seulement quelques jours de cela, j’ai vu un jeune couple se faire arrêter par la police. Grâce à Allah, tu es un garçon. Sinon, on nous pousserait vers cette Jeep en ce moment même, pour nous emmener Allah sait où. » Le serveur et Fawwaz ont disparu de mon champ de vision. Mes yeux se sont arrêtés sur une femme en burqa qui sortait d’un magasin de chaussures, juste en face du café. À ce moment précis, la Jeep de la police religieuse s’est approchée lentement et s’est garée devant elle. Je me suis alors rendu compte que depuis mon arrivée dans ce pays dix ans plus tôt, je n’avais jamais parlé à une jeune fille ou tenu la main d’une femme. La silhouette est sortie de l’ombre de la Jeep, a traversé la rue et a poursuivi son chemin. La Jeep est restée garée là, les policiers toujours à l’intérieur, sans nul doute occupés à surveiller les alentours derrière les vitres fumées pour s’assurer que Djeddah restait un monde en noir et blanc. 23