Lire le chapitre 1 des Amants de la mer rouge

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Lire le chapitre 1 des Amants de la mer rouge
Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 5
Sulaiman ADDONIA
LES AMANTS
DE LA MER ROUGE
Traduit de l’anglais
par Anne Guitton
Flammarion
Flammarion - Les amants de la mer Rouge - Littérature générale - 152 x 240 - 13/1/2009 - 15 : 8 - page 6
Titre original : The Consequences of Love
Éditeur original : Chatto & Windus
© Sulaiman S.M.Y. Addonia
Pour la traduction française :
© Flammarion, 2009
ISBN : 978-2-0812-1707-2
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Ce livre est dédié, avec tout mon amour, à ma mère,
à mes grands-parents maternels
et à la mémoire de mon père.
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Ma mère avait toujours occupé la première place dans mes
rêves d’avenir. Mais voilà que tous ces rêves s’écroulaient. Elle
m’envoyait loin d’elle avec mon petit frère de trois ans, alors
que j’en avais à peine dix.
Nous nous trouvions dans un café de fortune près du coude
de la rivière. Le brousse recouvrait les pentes de la colline, et à
travers le brousse, une route invisible reliait notre village d’Érythrée à l’est du Soudan ; une route si étroite et si aride qu’on ne
pouvait l’emprunter qu’à dos de chameau.
Une partie des passeurs était déjà arrivée. Je voyais les reflets
de leurs lampes à huile danser sur les flancs de leurs chameaux.
Parmi les nombreuses personnes qui les entouraient, toutes
n’étaient pas là pour fuir la guerre. Certaines, dont ma mère et
les autres femmes de la Colline aux Amants, étaient venues faire
leurs adieux. Comme mon frère et moi, pourtant, la plupart voulaient partir. Moi qui n’avais que ma mère au monde, je redoutais
le moment où l’on soufflerait les lampes à huile et où les chameaux entameraient leur voyage à travers le brousse. Car alors,
le monde que je connaissais et que j’aimais tant disparaîtrait.
Je me tenais près de Semira, la meilleure amie de ma mère.
À quelques mètres de là, cette dernière achetait du lait chaud
pour Ibrahim. La vendeuse de thé en a prélevé une tasse dans sa
jarre et l’a tendue à mon petit frère.
De nouveaux chameaux sont arrivés. Les hommes marchaient
à côté d’eux, les fouettant de temps à autre à l’aide d’un long
bâton. C’était des contrebandiers très célèbres, des Beja de la
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tribu Beni Amir. Les cheveux tressés, ils portaient des jalabiyas
blanches retenues par une ceinture bleue ; leurs épées pendaient
dans leur dos.
Ma mère est revenue près de nous. Étrangement, il n’y avait
plus beaucoup de larmes. Semira, ma mère et moi, nous avions
pleuré toute la journée – tout ce qu’il restait à faire maintenant,
c’était se dire au revoir.
Tandis que ma mère approchait, j’ai observé son visage. Elle
portait une longue robe noire et ses chaussures italiennes en cuir
rouge, ses préférées, cadeau de Semira. Elle qui était déjà grande,
devenait immense lorsqu’elle les mettait.
Quand elle nous a rejoints, elle a confié Ibrahim à Semira puis
m’a pris la main. Semira est allée retrouver les autres femmes
qui attendaient le moment des adieux près des chameaux, dans
la lumière des lampes à huile.
Soudain, j’ai entendu comme un bruit de tonnerre. Levant les
yeux vers le ciel, j’ai vu un avion de chasse éthiopien survoler
notre village. J’ai serré la main de ma mère et appuyé ma tête
contre elle. Les yeux fermés, j’ai prié : « S’il te plaît, ya Allah,
fais partir ces avions pour toujours. S’il te plaît, ya Allah. »
Quand le calme est revenu, un des passeurs s’est approché de
ma mère : « Les chameaux sont prêts, Raheema. Ne t’inquiète
pas. Il n’arrivera rien à tes enfants. »
Ma mère a ramassé notre lampe. Sans me lâcher la main, elle
a commencé à se diriger vers la caravane. Mais je l’ai retenue,
les pieds fermement plantés dans le sable. « Je ne bougerai pas,
Mère. »
Elle s’est penchée sur moi. Ses boucles d’oreille dansaient
dans la brise. Un parfum merveilleux montait de son cou comme
la fumée s’échappe d’un encensoir. Les yeux fixés sur ses longs
cheveux noirs, j’ai posé la tête contre sa poitrine. Elle m’a entouré
de ses bras. J’aurais voulu pouvoir rester ainsi pour toujours.
Elle a chuchoté : « Mon chéri, si je fais ça, c’est parce que je
vous aime. »
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J’ai supplié une nouvelle fois : « S’il te plaît, Mère, ne nous
envoie pas loin d’ici. Je veux rester avec toi. S’il te plaît, Mère. »
Lentement, elle s’est écartée. « Laisse-moi te regarder, mon
chéri. »
Elle a pris mon visage entre ses mains.
« Promettons-nous quelque chose, a-t-elle continué d’une voix
douce et rauque, tandis que ses larmes recommençaient à couler
en silence. Promettons-nous que nous resterons toujours ainsi,
où que nous soyons. » Elle a noué ses doigts aux miens et baissé
la tête pour m’embrasser la main.
Les contrebandiers ont lancé le dernier appel avant le départ.
Quand j’ai serré ma mère dans mes bras, sa lampe est tombée
sur le sol, illuminant ses chaussures rouges dans la nuit sombre.
Alors que les chameaux se mettaient en marche, j’ai levé les
yeux vers son visage. Je voulais le voir une dernière fois. Mais
la lumière à ses pieds mourait peu à peu, et ma mère a disparu.
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PREMIERE PARTIE
Un film en noir et blanc
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Le deuxième vendredi de juillet marquait le début des départs
en vacances. Nous étions en 1989, et tous ceux qui en avaient
les moyens s’apprêtaient à quitter Djeddah. J’avais ouvert ma
fenêtre pour laisser entrer la brise humide dans ma chambre. J’ai
respiré l’odeur épicée de la viande du kabsa mêlée à l’eau de
Cologne des hommes ; l’odeur de la fin de journée, l’odeur du
soir qui approche.
Le téléphone sonnait. J’ai attendu six sonneries avant de décrocher. C’était Jassim. Il voulait que je passe au café pour lui dire
au revoir. Il partait pour Paris le lendemain. Régulièrement, il
voyageait ainsi à l’étranger et rentrait toujours chargé de
cadeaux : selon lui, ils encourageaient la sensualité de ceux qu’il
aimait.
Il m’a dit que je devais aussi récupérer les dernières lettres
envoyées à ma mère. À de nombreuses reprises, j’avais essayé
de lui écrire, mais le courrier me revenait toujours. Depuis que
je connaissais Jassim, j’utilisais son café comme adresse de
retour.
J’occupais alors un minuscule appartement dans un immeuble
de deux étages. C’était tout ce que je pouvais me payer, car je
gagnais à peine quatre cents riyals par mois en lavant des
voitures. Mon appartement se trouvait du côté pauvre d’une rue
interminable, qui s’élargissait un peu plus loin, tel un homme au
gros ventre et aux longues jambes maigres. Puis, après un rondpoint entouré de magasins et de restaurants, la rue rétrécissait à
nouveau et s’étirait jusqu’à Kharentina.
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Dans la journée, devant les murs blancs des immeubles qui
reflétaient le soleil, les hommes en thobes immaculés étaient plus
nombreux que les femmes en abayas noires. La scène vous donnait l’impression de vivre dans un vieux film en noir et blanc.
J’ai dépassé les villas et les jardins où, sous l’effet de la brise,
les arbres devenaient des ballerines évoluant au ralenti. Un peu
plus loin dans Al-Nuzla Street se dressait le plus grand immeuble
du quartier. Avec ses neufs étages, il ne passait pas inaperçu, et
tout le monde savait que de riches familles y habitaient.
Devant moi, sur le trottoir, deux jeunes hommes se promenaient main dans la main. Ils sont entrés dans la boutique yéménite. Quelques instants plus tard, j’ai dû m’arrêter pour laisser
passer un homme vêtu d’une jalabiya et d’une chachiya, qui
portait une caisse de bouteilles de Pepsi en plastique. Après avoir
rentré mon T-shirt dans mon pantalon de survêtement, j’ai repris
ma route.
Les effluves de musc ont envahi mes narines. Cela signifiait
que j’approchais de la plus grande mosquée du quartier. À une
époque, j’avais vécu chez mon oncle, juste à côté. Bien que ma
nouvelle demeure se situe un peu plus loin dans la même rue,
cette mosquée restait la plus proche.
Juste devant se tenait un groupe de six hommes barbus. Ils
étaient si près les uns des autres qu’ils semblaient reliés par les
hanches et les épaules.
Ils se sont écartés d’un pas pour laisser sortir l’imam aveugle.
C’était à cause de lui que je n’assistais plus à la prière. Un homme
très grand lui donnait le bras, une grande sacoche de cuir noir
dans l’autre main. Leurs longues barbes frémissaient au vent.
J’ai vite traversé la rue et, tête baissée, je suis parti dans la
direction opposée.
Soudain, une Jeep aux vitres teintées que je connaissais bien
est venue se garer à côté de moi. Je me suis figé. La police
religieuse. J’aurais voulu courir, mais mes jambes me paraissaient trop lourdes. Trois hommes barbus ont sauté hors de la
voiture et se sont approchés de moi. J’étais toujours incapable
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du moindre mouvement. Mais ils m’ont dépassé et sont entrés
dans l’immeuble, derrière moi.
Quelques secondes plus tard, ils sont ressortis en compagnie
de Mouhssine. Même si je ne lui avais jamais adressé la parole,
nous étions allés à l’école ensemble. Mouhssine était très reconnaissable : il avait adopté le style romantique d’Omar Sharif,
l’acteur égyptien des années soixante. Je me suis plaqué contre
le mur. La mère de Mouhssine les suivait, en larmes, et les
suppliait d’épargner son fils au nom d’Allah.
« Je vous en prie, c’est mon seul fils, mon seul gagne-pain.
Allah est miséricordieux. Allah est amour. » Les policiers religieux ont jeté Mouhssine dans la Jeep avant de se tourner vers
sa mère.
L’un d’entre eux a brandi une matraque et s’est précipité vers
elle en hurlant : « Rentre chez toi couvrir le visage, et qu’Allah
te maudisse. » Il l’a repoussée à l’intérieur du bâtiment à coups
de bâton sur le dos et les fesses.
Peu après, la Jeep est repartie à toute vitesse vers Mecca Street.
Aussitôt, je suis entré dans l’immeuble à la recherche d’Oum
Mouhssine. À travers la petite fenêtre, j’ai vu qu’elle était assise
dans l’escalier et pleurait. Sa main tremblait quand elle a essayé
de se lever. J’ai frappé à la porte, mais elle ne m’a pas adressé
un regard.
Arrivé au carrefour d’Al-Nuzla et de Mecca Street, je me suis
arrêté pour réfléchir à mon itinéraire. Je ne voulais pas passer
devant la maison d’Abou Faiçal et risquer de croiser le plus
célèbre bourreau de Djeddah, le père de Faiçal, mon ami d’école.
Aussi, lorsque j’ai aperçu la Cadillac blanche garée devant chez
lui, j’ai fait demi-tour.
Jassim m’a accueilli avec un grand sourire. Sa barbe soigneusement taillée rebiquait vers le haut, accentuant sa mimique. Vêtu
de la tenue traditionnelle saoudienne, les manches retroussées, il
s’appuyait sur le comptoir de ses bras velus.
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Certains clients ont tourné la tête pour me dévisager. L’odeur
sucrée de la fumée de chicha cédait peu à peu la place à celle
du café, préparé avec beaucoup de cardamome. Comme Jassim
était occupé, je me suis assis pour l’attendre.
En regardant autour de moi, j’ai aperçu le nouveau serveur.
Jeune et agile, il se faufilait entre les tables comme si le bas de
son corps n’avait aucune consistance. Quand il est passé près de
moi, j’ai vu les autres clients tenter de le toucher. Il écartait leurs
mains aussi doucement que des rideaux soyeux.
Les tables étaient volontairement placées très près les unes des
autres : Jassim voulait que les hommes se frôlent pour que des
étincelles se créent. « Il n’y a rien de plus doux que de voir deux
hommes se caresser de leur corps, m’avait-il dit un jour. Il me
semble alors que les flammes de l’amour pourraient s’allumer. »
À l’époque, je n’avais pas compris. « Mais s’ils pensaient ne
serait-ce qu’une seconde qu’ils se touchent pour une autre raison
que le manque d’espace, ils feraient sûrement brûler le café,
non ? »
Jassim avait haussé les épaules et ri.
Le café de Jassim était très coloré. Une obsession de la couleur
qui allait des murs aux nappes, en passant par ce que portait son
serveur.
Les murs étaient peints en deux parties : un rose doux en haut,
et en bas, un gris chaud égayé ça et là de fleurs sauvages dessinées par Jassim.
À la table toujours réservée pour Fawwaz et ses amis, qui
marmonnaient sous leurs épaisses moustaches, le garçon s’est
penché en avant pour débarrasser les petites tasses à café. Après
les avoir posées sur un plateau, il s’est dirigé d’un pas vif vers
le fond de la pièce, en quête d’un peu de fraîcheur sous le
climatiseur. Face au mur, il s’est étiré la nuque et a soulevé le
bord de son thobe pour s’essuyer le visage. J’ai aperçu son pantalon beige moulant, parfaitement assorti aux nappes bleues qui
l’entouraient.
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Les hommes s’apprêtaient à jouer aux dominos. Fawwaz, le
menton dans la main, ne quittait pas le serveur des yeux. Son
expression sévère ne parvenait pas à masquer le désir qui luisait
dans ses yeux. Se levant d’un bond, il s’est avancé vers le jeune
homme.
Arrivé près de lui, il lui a pris la main. Je les regardais sans
vraiment les voir. Des souvenirs de l’époque où j’étais moi-même
serveur me revenaient à l’esprit.
Jassim était assis à la table d’Omar, un de ses meilleurs amis.
J’aimais beaucoup ces premières heures de la journée, avant que
la fumée n’envahisse le café, quand tout était encore calme et
que les chaudes couleurs des murs vous enveloppaient comme
une tunique de soie.
J’essuyais le comptoir tout en écoutant une interview que mon
kafil – le Bienheureux Bader Ben Abdallah – donnait à la radio.
En tant que chef de police de la région de Djeddah, il parlait des
jeunes gens et de la moralité. Soudain, interrompant sa paisible
conversation avec le journaliste, il s’est lancé dans un sermon et
s’est mis à citer le Coran et les paroles du prophète pour mettre
les jeunes en garde contre les mauvais comportements. « Mais
nous travaillons avec la police religieuse pour lutter contre l’immoralité. Inch’Allah, Allah bénira cette importante tâche. »
J’ai éteint la radio avant d’aller dans la cuisine allumer un
morceau de charbon. À l’aide de pinces, j’ai ensuite apporté la
braise à la table de Jassim, où je l’ai déposée au bord du récipient
en terre. Puis je me suis assis. Jassim m’a tendu le narguilé.
L’embout entre les lèvres, j’ai commencé à inhaler la fumée tout
en remuant le charbon avec mes pinces. Omar était en train
d’évoquer une récente controverse : la police religieuse venait
d’arrêter un adolescent parce qu’un matin, alors qu’il se rendait
à l’école, une jeune fille lui avait donné un petit mot.
« À ma connaissance, a commenté Omar en se pinçant la joue
gauche, ce sont surtout les princesses et les filles riches qui
laissent tomber des messages aux pieds des garçons. Elles le font
pour s’amuser et se distraire. Puis, quand elles en ont eu assez,
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ces filles disparaissent à nouveau dans leur monde secret, aussi
vite qu’elles étaient venues ; et elles abandonnent derrière elles
des garçons au cœur brisé.
— Mais dans ce cas, pourquoi n’a-t-on jamais fait tomber de
message à mes pieds ? a demandé Jassim.
— Voyons, je te dis qu’il s’agit de jeunes filles riches et de
princesses : elles ont bon goût ! »
Jassim s’est levé dans un nuage de fumée, l’air faussement
offusqué : « Tu veux dire que je ne suis pas bel homme ? »
Omar a éclaté de rire et l’a tiré par la manche. « Assied-toi
donc. Tu sais très bien que tu n’es pas beau. En plus, tu es malin,
et les gens malins ne prennent jamais de risques. »
La voix de Jassim m’a tiré de ma rêverie. J’ai levé les yeux.
Il me faisait signe de le rejoindre près du comptoir.
« Tu vas me manquer, mais je te rapporterai un beau cadeau
de Paris », m’a-t-il annoncé avant de m’embrasser sur les deux
joues. Il avait les yeux injectés de sang, la partie blanche striée
de fines lignes rouges.
« Tu n’en as jamais assez de voyager ? »
Il a réfléchi un instant puis a secoué la tête en gloussant.
« Tu pars pour combien de temps ?
— Chut, a-t-il murmuré, tu souffles sur les braises. Tes
paroles me brûlent. »
Chacun de ses mots semblait chargé d’une senteur luxueuse.
J’ai approché mon visage du sien et inspiré profondément.
« Tu as encore bu du parfum ?
— Rapporté de France en exclusivité. »
Il a plongé ses yeux dans les miens. La sueur a commencé à
couler sur son front, comme si mon souffle le brûlait réellement.
Pourtant, je me contentais de l’observer en silence.
Il s’est détourné pour glisser une cassette dans la petite chaîne
stéréo derrière lui avant de régler le volume. Oum Kalthoum a
entamé une de ses chansons mélancoliques. Un client a crié à
Jassim de monter le son. Certains hommes, debout, les yeux
fermés, hochaient la tête en rythme.
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Surpris, j’ai regardé Jassim. Plus petit que moi, il était aussi
plus large d’épaules. Comme sa tête et son cou ondulaient lentement pour suivre la musique, son igal a légèrement glissé et
s’est retrouvé de travers.
« Depuis quand écoutes-tu Oum Kalthoum ? »
Il n’a pas répondu.
Au lieu de cela, il a fixé le miroir qui se trouvait derrière le
bar. Nos regards s’y sont croisés. Sa voix grave a semblé jaillir
de la glace : « Comme tu es beau, mon cher Nasser. Je t’ai
regardé grandir, j’ai vu tes yeux devenir aussi grands que des
océans, tes pommettes se dessiner, et... ah ! ton cou s’élever aussi
haut que le ciel. »
J’ai suivi Jassim dans la cuisine et le couloir bondé, jusqu’à
sa chambre.
Tout dans cette pièce évoquait les fantasmes et les rêves de
Jassim. Peinte en rouge, elle était assez spacieuse pour contenir
un lit simple, une chaise, une télévision, un magnétoscope et une
pile de cassettes vidéo. Des posters, des photos et des poèmes
manuscrits recouvraient les murs.
Après avoir fermé la porte, il m’a pris la main et a posé la
tête contre mon torse.
« Pas un seul battement, a-t-il murmuré. Un jour, peut-être.
Peut-être ? »
Je n’ai pas répondu.
Pendant quelque temps, nous sommes restés silencieux. Puis,
doucement, il a tiré ma main vers lui et l’a posée au niveau de
son cœur. « Tu sens ? », m’a-t-il demandé.
Sa voix tremblait. « Si je pouvais placer le monde entier sur
ma poitrine, Nasser, je provoquerais le plus grand des tremblements de terre. »
Il s’est jeté sur le lit, face au mur. Puis il s’est allongé sur le
dos et, le menton en l’air, il s’est regardé dans le miroir fissuré
qui couvrait le plafond. Après un long et profond soupir, il a
déclaré : « Oh, Nasser, tu étais si beau quand tu vivais dans ce
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miroir. Tu étais libre, sexy et sensuel. C’était ton univers. Et quel
univers. »
Il a fermé les yeux. « L’enveloppe de ta mère se trouve sur la
télé. Va-t-en, s’il te plaît, et éteins la lumière. »
Devant la cuisine, je me suis cogné contre le nouveau serveur.
« Pourrais-tu m’apporter du thé à la menthe ? » lui ai-je
demandé. Baissant les yeux, j’ai aperçu les cartons pleins de
bouteilles de parfum. J’en ai pris quelques-unes avant d’aller
m’installer à l’extérieur.
Les voitures glissaient le long de la colline avant d’emprunter
Al-Nuzla Street à toute vitesse. Une cigarette à la main, j’ai
contemplé ce spectacle.
Le serveur m’a rejoint.
« Voilà ton thé. » Il a posé une petite tasse en forme de tulipe
sur la table à côté de moi, puis l’a remplie à l’aide d’une grande
théière.
« Nasser ?
— Oui ?
— J’ai quelque chose à te dire. »
Je me suis penché vers lui. Rapidement, il a murmuré : « J’ai
passé la nuit dernière chez Fawwaz. Ses parents sont absents. Il
m’a donné l’explication habituelle : “Ce que nous faisons est
haram. Mais ce pays est comme une immense prison, la plus
grande du monde, et en prison, les gens font des choses qu’ils
ne feraient pas ailleurs.” Il m’a demandé d’être son petit ami
jusqu’à son mariage. Et comme le café va bientôt fermer pour
la prière, il va m’emmener au centre commercial. »
Sans attendre ma réponse, le garçon a regagné le café. Peu
après, Fawwaz et lui sont ressortis et ont descendu la rue, main
dans la main.
Quand j’avais seize ans, alors que je travaillais au café depuis
un an environ, je suis moi aussi allé au centre commercial en
compagnie d’un homme, Abou Imad, que je surnommais M. Discret. Il avait une quarantaine d’années. Lorsque nous sommes
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arrivés, j’ai vu beaucoup d’autres hommes déambuler, discuter
et rire, en se tenant par le bras ou par la main.
L’endroit, climatisé, était construit à l’occidentale. Sur cinq
étages, les boutiques vendaient des produits étrangers. « Ce
centre commercial, m’avait dit Jassim un jour, ressemble aux
plus modernes des galeries que l’on trouve à Paris ou à Londres.
On peut y acheter toutes les marques européennes et américaines
d’appareils électriques, de chaussures et de vêtements de grands
couturiers. On y trouve même de l’Armani ou du Calvin Klein. »
Juste devant le centre s’étendait la Place des Châtiments. C’est
là que l’on coupait les têtes ou les mains et que les amants étaient
fouettés, décapités ou lapidés. C’est là que le père de Faiçal
accomplissait sa tâche.
À l’intérieur, mon compagnon nous a acheté des boissons et
nous nous sommes assis près de la fontaine. Deux policiers religieux sont passés devant nous. Leur matraque à la main, ils
regardaient à droite et à gauche avec une lenteur délibérée.
« Tu vois, m’a dit M. Discret, ils guettent les rendez-vous
secrets entre hommes et femmes. » Il s’est rapproché pour
ajouter, dans un murmure : « Il y a seulement quelques jours de
cela, j’ai vu un jeune couple se faire arrêter par la police. Grâce
à Allah, tu es un garçon. Sinon, on nous pousserait vers cette
Jeep en ce moment même, pour nous emmener Allah sait où. »
Le serveur et Fawwaz ont disparu de mon champ de vision.
Mes yeux se sont arrêtés sur une femme en burqa qui sortait d’un
magasin de chaussures, juste en face du café. À ce moment
précis, la Jeep de la police religieuse s’est approchée lentement
et s’est garée devant elle. Je me suis alors rendu compte que
depuis mon arrivée dans ce pays dix ans plus tôt, je n’avais
jamais parlé à une jeune fille ou tenu la main d’une femme.
La silhouette est sortie de l’ombre de la Jeep, a traversé la rue
et a poursuivi son chemin. La Jeep est restée garée là, les policiers
toujours à l’intérieur, sans nul doute occupés à surveiller les
alentours derrière les vitres fumées pour s’assurer que Djeddah
restait un monde en noir et blanc.
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