Sexe et contrat de lecture Une somme d`érudition sur l`Arabie saoudite

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Sexe et contrat de lecture Une somme d`érudition sur l`Arabie saoudite
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débats & analyses | 25
MERCREDI 29 JUIN 2016
Médiateur | PA R FRA NCK NOUC HI
Sexe et contrat de lecture
C
omme on pouvait s’y attendre, le
numéro « spécial sexe » de M Le
magazine du Monde , vous a fait
réagir. Outrés, choqués, furieux,
vous avez été plusieurs dizaines à nous
écrire, allant même parfois jusqu’à menacer
de vous désabonner dans l’heure.
Rappelons que la couverture de M faisait
apparaître la « star » du porno Rocco Siffredi,
flanquée de ce titre : « Une si longue his­
toire ». Comme elle le fait chaque semaine
dans son billet « Au programme », la rédac­
trice en chef de M , Marie­Pierre Lannelon­
gue, expliquait en page 8 comment lui était
venue l’idée de ce numéro. A propos des
photos illustrant l’article de notre corres­
pondant à Rome, Philippe Ridet, elle ajoutait
ceci : « Pour les images, nous avions de­
mandé au photographe Matteo Montanari
de montrer tout Rocco. Tout ? Oui, tout.
Etant entendu que M. Siffredi se prévaut d’un
“outil de travail” de dimension titanesque et
qu’il en a fait un objet, presque un person­
nage. Il fallait voir ça ! »
Pour avoir vu, on a vu. Et cela ne fut pas, on
l’a dit, du goût de tous nos lecteurs. De par
leur ton extrêmement agressif, nombre de
lettres ne valent pas, ici, d’être citées. En re­
vanche, celle d’Andrée Silveira da Cunha (Pa­
ris) mérite d’être reproduite dans sa quasi­in­
tégralité : « Lectrice du Monde et abonnée à
votre journal depuis longtemps, j’avoue avoir
été surprise, pour ne pas dire choquée, par
l’importance de l’article consacré à Rocco Sif­
fredi, et surtout par les photos illustrant cet ar­
ticle. La photo de couverture est encore “visi­
ble” par tout un chacun, mais celles des pa­
ges 37 et 38 sont pour le moins choquantes,
étant donné que votre hebdomadaire est en
principe à lire par toute la famille.
Je sais bien qu’aujourd’hui le sexe n’a de se­
cret pour personne, que les enfants font très
tôt leur éducation sexuelle avec Internet et
autres supports, que les tabous et l’hypocrisie
n’ont plus lieu d’être. Mais porter intérêt à cet
exhibitionnisme pose problème, à mon avis.
Je trouve ces photos violentes, notamment
celle de la page 37 : l’acteur, dans cette position
quasiment “christique”, est offert au “bour­
reau de l’amour”, si l’on peut dire ! Et que
veut­on montrer là, si ce n’est que son “outil”
est vraiment extraordinaire, et donc digne
d’intérêt ?
Il est vrai que le corps de la femme est exposé
depuis bien longtemps, et que l’on peut penser
que le féminin et le masculin sont traités à éga­
lité, et cela, à juste titre. Mais, à mon sens, Le
Monde ne devrait pas céder à ce voyeurisme,
qu’il s’agisse de femmes ou d’hommes,
d’ailleurs. Et les états d’âme de cet acteur ne
sont pas non plus d’un intérêt majeur quant à
la pratique de son métier. »
« Voilà ce que je tenais à vous dire », conclut
Mme Silveira da Cunha, avant d’ajouter :
« Veuillez croire, madame, monsieur, à l’assu­
rance de mon attachement à votre journal. »
En publiant ce numéro, avons­nous respecté
le contrat de lecture qui nous lie à nos lec­
teurs ? En d’autres termes, de tels articles, de
tels titres, de telles photos, qui n’ont évidem­
ment, en soi, rien de répréhensible, ont­ils
leur place dans les colonnes du Monde ?
Avant de répondre, j’ai souhaité en parler
avec Marie­Pierre Lannelongue. « De la même
manière que nous avons déjà fait des numé­
ros spéciaux consacrés aux faits divers, au
football, à la gastronomie, au design, nous
avons eu envie, dit­elle, de nous confronter à la
question du sexe. Comment explorer, com­
ment traiter ce qui est en train de devenir un
élément de la culture populaire ? Cela nous
intéressait d’y réfléchir. »
Une fois le sommaire décidé, les articles
commandés, restait à donner une identité vi­
suelle à ce numéro. Montrer ou ne pas mon­
trer, puisque c’est ce point, pour l’essentiel, qui
vous a fait réagir ? Marie­Pierre Lannelongue :
« Nous ne voulions en aucun cas choquer pour
choquer. Pas davantage faire du buzz pour
faire du buzz. En outre, comme l’écrit Stépha­
nie Chayet dans son article consacré aux sé­
ries américaines, nous savions, en choisissant
de montrer le phallus de Siffredi, que nous
nous attaquions au “dernier tabou”. Il est très
rare qu’un journal montre ainsi un homme
entièrement nu. »
UNE AFFAIRE DE GOÛT
Mais alors, pourquoi l’avoir fait ? Etait­ce au
Monde de lever un tel tabou ? « A partir du mo­
ment où nous avions décidé de consacrer un
portfolio au travail de la photographe britanni­
que Harley Weir sur le corps féminin, pour­
suit Marie­Pierre Lannelongue, nous nous
sommes dit que, de la même manière, nous
pouvions publier des photos d’hommes eux
aussi entièrement nus. »
Un partout, balle au centre ? Pas tout à fait,
en réalité, tant il me semble que le traitement
photographique diffère dans ce numéro, se­
lon qu’il s’agit d’un homme ou d’une femme.
Frontal pour les uns, sophistiqué pour les
autres. Mais, après tout, cela est affaire de
goût, et il n’appartient pas au médiateur d’en
Mesdames et Messieurs les politiques,
il nous faut un projet européen fort !
Droite et gauche, partis
et société civile doivent
lutter concrètement
contre l’euroscepticisme
et revigorer l’idéal européen
Par CHRISTIAN LEQUESNE
et THIERRY CHOPIN
L
es Britanniques – on pourrait
même dire les Anglais – n’ont pas le
monopole de l’euroscepticisme. De­
puis dix ans au moins, l’opposition à l’Eu­
rope est devenue un phénomène politi­
que visible dans tous les pays de l’Union
européenne. L’euroscepticisme peut être
de droite comme de gauche. S’il a renforcé
ou donné naissance à des partis politiques
qui se situent aux extrêmes gauche et
droite de la vie politique, il est loin d’avoir
épargné les partis traditionnels.
En France, l’euroscepticisme progresse à
droite comme à gauche depuis le référen­
dum négatif sur la Constitution euro­
péenne de mai 2005. Ceux qui, en France,
critiquent l’Europe de façon virulente le
font, soit pour contester son libéralisme
économique – c’est l’euroscepticisme de
gauche –, soit pour s’opposer à l’ouverture
des frontières qui créerait de l’insécurité –,
c’est l’euroscepticisme de droite.
Si critiquer l’Europe est devenu une pos­
ture banale en France, une question se
pose : que font, depuis 2005, ceux qui ont à
cœur de défendre le projet politique euro­
péen au sein des partis traditionnels ? La
réponse est, hélas : pas grand­chose ! Les
gouvernements de gauche comme de
droite ont, bien sûr, géré les crises euro­
péennes, mais ils ont renoncé à réfléchir
en parallèle à un projet d’avenir et à le ren­
dre crédible auprès des citoyens.
Le « Brexit » est un moment de vérité
pour tous ceux qui restent convaincus que
L’AVERSION AU RISQUE EUROPÉEN N’A FAIT QUE TROP RENFORCER L’EUROSCEPTICISME
l’avenir de la France est lié à celui de
l’Union européenne. Il permet un nouvel
engagement explicite et fort. L’attitude
consistant à enfouir sous le tapis le sujet
européen, au motif qu’il clive les familles
politiques de l’intérieur, n’est plus tenable.
Pour le gouvernement français, il con­
vient de réaffirmer vite un projet politique
de noyau dur avec l’Allemagne, en y asso­
ciant étroitement les partenaires du
Benelux, de l’Europe méridionale comme
l’Espagne et l’Italie, mais aussi la Finlande.
La solution franco­allemande semble clas­
sique, mais il n’y a pas d’autre choix.
Paris et Berlin ne doivent pas être seu­
lement deux grands pays capables de
trouver des compromis sur les crises
européennes ; ils doivent aussi proposer
un nouveau projet de moteur européen.
Leur agenda doit se structurer autour de
la réforme de la zone euro, et notam­
ment d’une véritable communautarisa­
tion de leurs politiques économiques.
Une zone euro plus intégrée doit se doter
d’une dimension politique et réga­
lienne, par exemple en matière de lutte
antiterroriste et de défense.
UN THÈME FORT POUR 2017
Cela nécessite de penser à des institutions
spécifiques au noyau dur dont les règles se
différencieraient de la grande Europe du
marché. Le nouveau projet européen ne
peut pas attendre qu’aient eu lieu, en
France, l’élection présidentielle et, en Alle­
magne, les élections législatives pour être
amorcé. Il doit être un thème fort des cam­
pagnes électorales de 2017, ce qui impli­
que, comme toujours en démocratie, d’as­
sumer du dissensus parmi les citoyens
pour créer du consensus.
Au sein des partis traditionnels – que ce
soit le Parti socialiste à gauche ou Les Ré­
publicains à droite –, ceux qui croient à
une Europe réformée doivent descendre
dans l’arène. Etre un homme ou une
femme politique ne consiste surtout pas à
renoncer aux sujets impopulaires. Il est
frappant qu’il n’y ait plus, en France,
d’équivalent contemporain de Jacques De­
lors ou de Valéry Giscard d’Estaing, prêts à
expliquer avec conviction, et dans des ter­
mes simples, les enjeux positifs de la cons­
truction européenne. Il faut cependant
rendre hommage à quelques – rares – élus
qui ont le courage de défendre l’avenir de
l’Europe dans l’arène publique.
Trois conditions sont nécessaires pour
que le travail visant à convaincre sur un
nouveau projet européen soit efficace.
Tout d’abord, les élus doivent investir in­
tellectuellement la matière européenne. Il
est impossible de générer des idées neu­
ves si on ne maîtrise pas la complexité
d’un sujet. Ensuite, il faut construire un
discours. La plupart des hommes et des
femmes politiques qui voient un avenir à
l’Europe ne savent pas comment en parler
en des termes simples. Cela se travaille.
Il faut, enfin, cesser de considérer que
les citoyens français envisagent l’Europe
comme une cause perdue et préfèrent
tous la solution d’un repli national. Ceux
qui, comme nous, débattent régulière­
ment avec les citoyens de l’avenir de
l’Union européenne rencontrent beau­
coup de personnes inquiètes, mais aussi
très demandeuses d’être convaincues.
La majorité des Français ne veut pas
vivre coupée du monde derrière des
frontières fermées. Elle a parfaitement
conscience que la mondialisation est un
fait et est prête à réfléchir à la poursuite
d’un projet européen, à condition d’être
associée à sa définition.
Ce n’est pas uniquement aux universi­
taires et aux représentants de la société ci­
vile d’affronter le travail de conviction
européen, bien que toutes les associations
françaises qui travaillent avec des homo­
logues européens à créer du débat – y com­
pris, naturellement, de la controverse –
doivent être plus que jamais actives. Mais
les hommes et femmes politiques de
France ont aussi été élus pour cela. Il faut
donc que les partis politiques tradition­
nels sortent de leur léthargie pour faire
une offre européenne aux citoyens.
L’aversion au risque européen n’a fait que
trop renforcer l’euroscepticisme.
Le potentiel de soutien à l’idée euro­
péenne est fort, en particulier dans la
jeune génération, si l’invitation leur est
faite de participer à un projet politique
renouvelé. Toutes les études d’opinion
montrent en particulier que les jeunes
Français, comme les jeunes Britanniques,
se sentent européens. Il ne s’agit donc nul­
lement d’incantation. 
¶
Christian Lequesne est professeur
à Sciences Po (CERI) et membre du conseil
scientifique de la Fondation Robert Schuman
Thierry Chopin est directeur des études
de la Fondation Robert Schuman
et chercheur associé à Sciences Po (CERI)
décider. Reste, en revanche, et cela me con­
cerne, la question du contrat de lecture. Vous
avez fait le choix de lire Le Monde, et de cela,
chers lecteurs, nous vous remercions. Vous
auriez pu tout aussi bien lire un autre journal,
érotique ou pornographique, pourquoi pas.
Mais non, c’est Le Monde que vous avez choisi,
pour des raisons bien précises qui, admet­
tons­le, n’ont en général qu’un rapport très
lointain avec le sexe. Et du même coup, vous
êtes en droit d’attendre, de notre part, des con­
tenus, des traitements journalistiques qui cor­
respondent, plus ou moins, à l’idée que vous
vous faites d’un journal comme Le Monde.
La question est d’autant plus complexe que,
comme le disait notre fondateur, Hubert Beu­
ve­Méry, Le Monde se doit d’être du parti du
mouvement. Etre à l’écoute de ce qui change,
de ce qui s’invente. Et à l’évidence, le sexe, do­
rénavant omniprésent dans nos sociétés, fait
partie de ces champs journalistiques qu’il
nous faut explorer.
Photographiquement parlant, aurait­il fallu
pour autant, paraphrasant Tartuffe, « cacher
ce sexe que l’on ne saurait voir » ? Là encore, ce
n’est pas à moi d’en décider. Votre médiateur
ne saurait être ni un arbitre des élégances ni
un père la morale. En revanche, qu’il me soit
permis de noter une légère discordance édito­
riale entre la couverture de ce numéro de M
– drôle, au second degré – et les photos de ce
même M. Siffredi que l’on découvre à l’inté­
rieur. Etait­ce indispensable de le montrer, qui
plus est deux fois, dans son plus simple appa­
reil ? Je comprends que plusieurs d’entre vous
se posent, et nous posent, la question. 
ÉTAIT­CE INDISPENSABLE DE MONTRER ROCCO SIFFREDI, QUI PLUS EST DEUX FOIS,
DANS SON PLUS SIMPLE APPAREIL ?
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Une somme d’érudition
sur l’Arabie saoudite
Le livre
C
ARABIE SAOUDITE, L’INCONTOURNABLE de Jacques-Jocelyn
Paul,
Riveneuve éditions,
544 pages, 38 euros
hute des prix du pétrole, embrasement de l’Irak et
de la Syrie, tensions avec l’Iran, résurgence de la
menace djihadiste, désintégration du Yémen : l’Ara­
bie saoudite a partie liée avec la plupart des crises
du Proche­Orient. Aucune paix durable ne pourra advenir
dans cette région du monde sans la participation de ce pays,
grand comme quatre fois la France, et pourtant très mal
connu. C’est pourquoi le livre de Jacques­Jocelyn Paul tombe
à point. Touffu, pointu, mais jamais rébarbatif, l’ouvrage met
à la disposition du lecteur une somme de faits et d’analyses
indispensables pour qui veut dépasser les clichés.
L’auteur, qui écrit sous pseudonyme, est un économiste
français qui réside à Riyad depuis plus de quinze ans. Son in­
térêt pour le pays remonte à l’époque des attentats d’Al­
Qaida, au milieu des années 2000, durant laquelle les expa­
triés, leur journée de travail terminée, étaient consignés,
pour des questions de sécurité, dans leur compound (quar­
tier résidentiel sécurisé) fortifié. Pour meubler ses longues
soirées à demeure, il s’est immergé dans les ouvrages sa­
vants, s’est mis à interroger ses collègues locaux et à s’impré­
gner des codes de ce royaume très opaque.
Ce travail a été enrichi, une fois les risques levés, par des ob­
servations de terrain, la découverte des cercles dirigeants et
une collecte d’anecdotes savoureuses – la descente de la po­
lice religieuse dans la cour du lycée français pour confisquer
des cartes Pokémon, double symbole d’impiété car icônes
païennes et jeu de hasard ! Il en ressort un ouvrage inclassa­
ble, auquel ses 544 pages et son grand format donnent l’al­
lure d’une encyclopédie, mais qui se parcourt facilement,
grâce à de multiples encadrés et une plume efficace.
Les férus d’histoire religieuse se plongeront dans les longs
développements sur les colonies juives et chrétiennes de la
période antéislamique et sur la genèse du wahhabisme, le
courant de l’islam, ultra­puritain, qui a rang de religion
d’Etat. Les fanas de « saoudologie » se pencheront sur les
nombreux tableaux généalogiques et sur le décryptage des
mécanismes de succession dynastique. Les amateurs de per­
sonnages historiques apprécieront – nonobstant quelques
coquilles chronologiques – les portraits d’Abdelaziz, le roi
fondateur, et des six souverains qui l’ont suivi, ainsi que les
multiples notices consacrées aux pionniers de l’orienta­
lisme, tel l’Italien Ludovico di Varthema, premier Occidental
à visiter La Mecque, au début du XVIe siècle.
Le plus intéressant est l’analyse des ressorts de la longévité
de la famille royale. Au­delà de la rente pétrolière et du pacte
de 1744, qui les lie au clergé wahhabite, les Séoud, rappelle
l’auteur, s’appuient sur une science très fine de la donne tri­
bale, « système de rééquilibrage des tensions sociales ». Dans
une société agitée par de profonds débats, ils jouent les arbi­
tres et les « courtiers de pouvoir », s’assurant « que le volcan
saoudien n’entre jamais en éruption ». 
benjamin barthe