Louise Chaput

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Louise Chaput
UNE ÉTUDE DES COMPTES RENDUS DE PERCEPTION
DIRECTE DU VERBE SENTIR*
Louise Chaput
Université Western Ontario
Les comptes rendus de perception directe (CRPD) sont les compléments des
verbes exprimant la perception par les sens. Ces verbes sont classifiés selon leur
modalité (l’un des cinq sens) et leur caractère volontaire (regarder, écouter,
sentir, goûter), ou involontaire (voir, entendre, sentir) de la perception. Miller et
Lowrey (2003), qui ont concentré leur attention principalement sur les CRPD
des verbes à caractère involontaire voir et entendre, ont tiré de leur analyse la
conclusion que c’est l’ensemble du procès qui est perçu directement, et non
l’entité indépendamment du procès. Les constructions à verbe non fini
constituent la forme la plus courante des CRPD de procès :
(1)
Elle voit le vieillard tomber.
Cet article consiste à démontrer que le verbe à caractère involontaire
sentir, lorsqu’il est de modalité olfactive, peut recevoir, comme les verbes de
perception des modalités visuelle et auditive, des CRPD exprimant des procès.
Cependant, dans beaucoup de cas, il est difficile de trancher. Malgré la capacité
de tous les verbes de perception directe de recevoir une proposition infinitive, il
existe des différences en ce qui concerne la perception du stimulus.
1.
Méthodologie
À partir d’exemples tirés de dictionnaires, de la Toile et d’articles figurant dans
la bibliographie, nous comparons le comportement du verbe de perception
directe de caractère olfactif, sentir, avec celui des verbes de perception directe
des modalités visuelle et auditive. Le verbe sentir, comportant un verbe non fini,
se construit-il selon la formule [SN2 - V], qui correspond à la perception d’un
procès, ou [SN2] - [V], qui présente une entité perçue distinctement du procès
exprimé par l’infinitif? Le but de cette étude étant de déterminer s’il y a ou non
perception du procès dans les CRPD du verbe sentir, nous nous interrogeons,
pour y parvenir, sur différents aspects sémantiques et syntaxiques de ce verbe.
2.
Les verbes de perception
Plusieurs linguistes ont traité de la sémantique des verbes de perception sous
différents angles.
Rogers a avancé « l’hypothèse que tous les verbes de perception
impliquent la même chose à un certain niveau d’abstraction » (cité dans Grezka
2006:46). C’est-à-dire qu’ils présentent tous le même traitement en structure
profonde.
*
Je tiens à remercier Jacques Lamarche de son aide.
Actes du congrès annuel de l’Association canadienne de linguistique 2009.
Proceedings of the 2009 annual conference of the Canadian Linguistic Association.
© 2009 Louise Chaput
2
Selon Viberg (1983:147), il existe une hiérarchie dans le processus global
de la perception qui serait à l’origine de certaines différences de comportement
entre les verbes de perception. La vue serait le sens auquel on ferait le plus
généralement appel, suivie de l’ouïe et du toucher. Le goût et l’odorat,
étroitement liés, partageraient la dernière place.
On doit reconnaître que, de tous les sens, la vue est certainement celui qui
est de loin le plus utilisé pour décrire objectivement ce que l’on perçoit.
On peut également constater que, lorsqu’il sert à traduire les propriétés
perceptives du toucher, telles que la température, la forme, la texture, etc., le
verbe sentir ne se comporte pas différemment des verbes voir et entendre : il
reçoit comme eux des CRPD qui peuvent exprimer autant des entités que des
procès :
(2)
a.
Elle sent la chaleur du sable.
b.
Il sent le sable sous ses pieds.
c.
Elle sent l’air se réchauffer.
d.
J’ai senti Marie serrer mon bras.
e.
Il sentit une goutte de sueur rouler sur sa tempe.
Cependant, l’odorat, qui s’avère le sens le moins développé chez
l’humain, ne permet pas une interprétation aussi complète du stimulus que la vue
ou l’ouïe. Quand il a le sens de « percevoir une odeur », le verbe sentir reçoit
très souvent comme complément des mots tels que « parfum », « odeur »,
« effluves », etc., ou des infinitives décrivant des changements internes du sujet
(« une odeur lui chatouiller les narines »), mais lui est-il possible, comme dans le
cas des verbes correspondant aux trois premiers sens de la hiérarchie, d’accepter
des compléments n’ayant pas de lien sémantique avec son contenu verbal ou
exprimant un procès externe?
3.
Caractéristiques sémantiques
3.1
La compatibilité sémantique des arguments
Avant tout, il faut être conscient que le verbe sentir diffère des autres verbes de
perception par sa polysémie plus accentuée. Il peut comme les autres verbes
présenter une valeur cognitive (« deviner ») :
(3)
Je sens venir le pire.
Il peut signifier aussi bien « percevoir par le toucher » que « percevoir par
l’odeur ». Il arrive aussi qu’il prenne le sens d’« éprouver » ou de « ressentir » :
(4)
Elle sent sa colère monter. / Elle sent monter sa colère.
3
Bien sûr, on remarque une grande similitude entre les arguments que
reçoivent voir et entendre. Dans de nombreux contextes où ils figurent, ils sont
même sémantiquement et syntaxiquement permutables.
(5)
a.
Elle voit les enfants jouer.
b.
Elle entend les enfants jouer.
La même observation vaut, dans une certaine mesure, pour le verbe sentir
de modalité tactile, qui peut dans certains contextes se substituer à entendre1.
(6)
a.
Il sentit le sable grincer sous ses pieds.
b.
Il entendit le sable grincer sous ses pieds.
En fait, voir, entendre et sentir (de modalité tactile ou proprioceptive),
peuvent dans certains cas recevoir tous les trois les mêmes arguments, et ce, que
le procès soit exprimé par une infinitive ou nominalisé.
(7)
a.
Bernard vit la terre trembler. [voir (b, la terre trembler)]
b.
Bernard entendit le tremblement de terre. [entendre (b, le
tremblement de terre)]
c.
Bernard sentit la terre trembler. [sentir (b, la terre trembler)]
Cependant, le verbe sentir, lorsqu’il est de modalité olfactive, a tendance
à accepter plus fréquemment que voir et entendre un argument ayant avec lui un
lien sémantique étroit, bien que cette possibilité existe pour tous les verbes de
perception :
(8)
a.
Au fond de la grotte, elle vit une lueur vaciller.
b.
À mesure qu’il avançait dans le noir, Luc entendait le grondement
s’amplifier.
c.
En entrant, elle a senti une mauvaise odeur flotter dans l’air.
Évidemment, sous sa modalité olfactive, sentir peut aussi à l’occasion
recevoir pour argument un complément désignant une entité sans aucun rapport
avec son contenu notionnel et, dans ce cas, son comportement paraît beaucoup
plus proche de celui de voir ou d’entendre :
(9)
1
a.
Elle a senti la pluie.
D’ailleurs dans plusieurs langues, le toucher et l’ouïe sont deux modalités
rendues par les mêmes verbes. En italien, le verbe sentire signifie aussi bien « entendre »
que « percevoir par le toucher, l’odorat ou le goût ».
4
b.
Elle a vu la pluie.
c.
Elle a entendu la pluie.
Mais le verbe sentir de modalité olfactive peut-il exprimer la perception
directe d’un procès? Ici, il faut considérer non seulement la distinction entre une
entité exprimant une notion étroitement liée à la signification du verbe sentir
(odeur, senteur, parfum…) et une entité qui y est complètement étrangère (pluie,
soupe…), mais également la distinction entre un infinitif exprimant un
changement interne du sujet (un procès subjectif) et un infinitif impliquant un
procès n’affectant pas directement celui-ci (un procès objectif) :
(10)
a.
Marie sent une mauvaise odeur se répandre (se dissiper). (entité
liée sémantiquement et procès objectif)
b.
Pierre sent une odeur lui monter à la tête. (entité liée et procès
subjectif)
c.
Pierre sent la pluie venir. (entité indépendante et procès objectif)
Dans le cas de l’exemple (10a), qu’est-ce que Marie perçoit directement?
Simplement (une mauvaise odeur [SN2]) ou un procès (une mauvaise odeur se
répandre ou se dissiper [SN2 + V])? En faveur de la première interprétation, soit
la perception de l’entité mauvaise odeur, on peut invoquer le fait que le sujet
perçoit la mauvaise odeur parce qu’elle se répand, mais qu’il ne la sent pas se
répandre. Cependant, on peut aussi penser que la phrase exprime globalement la
perception d’une intensification de l’odeur. Évidemment, il y a dans ces phrases
une composante cognitive. On sait que l’odeur se répand ou qu’elle se dissipe
parce qu’elle devient plus ou moins intense, et que la pluie vient parce qu’elle
est précédée d’une odeur caractéristique. Mais, comme le soulignent Miller et
Lowrey, il n’est pas toujours facile de séparer la composante perceptive de la
composante cognitive2.
Bref, lorsque le prédicat formé du verbe sentir et d’un CRPD exprime un
jugement subjectif sur le monde extérieur et/ou sur l’état interne de la personne
qui reçoit le stimulus, il est généralement plus difficile de déterminer si c’est
l’entité ou le procès qui est perçu. Le jugement est beaucoup facile avec des
phrases comme :
2
« La qualification « non médiée par une activité cognitive » [par laquelle on
définit la distinction entre la perception directe de la perception indirecte] est à prendre
de façon nuancée, car comme l’ont bien montré les psychologues cognitivistes, toute
perception est dépendante de notre connaissance du monde. Celle-ci influe
considérablement sur ce que l’on perçoit ‘directement’. Il nous semble cependant
possible de distinguer les effets ‘top-down’ quasi automatiques liés à la perception
directe des processus inférentiels impliqués dans ce que nous appelons ici la perception
indirecte. Malgré tout, il se peut qu’il soit impossible de tracer une ligne qualitative nette
entre les deux et que ceci explique en partie les difficultés qu’on peut rencontrer dans
certains cas lorqu’on essaie d’établir des corrélations entre structure syntaxique du
complément et perception directe et indirecte. » (p. 140, note 8)
5
11)
Maman a couru à la cuisine quand elle a senti le gâteau brûler. (objet
externe et procès objectif)
À la question Qu’est-ce que maman a senti?, la réponse adéquate sera le
gâteau brûler. La question porte donc sur le procès exprimé par l’infinitive et
non exclusivement sur l’entité exprimée par le [SN2].
De façon générale, on peut observer que plus on descend dans la
hiérarchie des sens établie par Viberg (vue – ouïe – toucher – odorat – goût),
plus grande est la possibilité de trouver des CRPD comportant un [SN] désignant
une entité liée sémantiquement au verbe de perception en cause et décrivant une
sensation éprouvée par celui qui perçoit.
3.2
La perception de l’entité
Miller et Lowrey mentionnent que la perception de l’entité [SN2], qui est le sujet
du verbe à l’infinitif, n’est pas systématique, et qu’elle dépend de la situation
(inférence pragmatique) et de la modalité.
(12)
Jean voit Marie ouvrir la porte. (Miller et Lowrey, 2003)
Dans ce cas, il est évident que si l’on voit faire quelque chose, on voit
aussi le sujet qui fait l’action. Toutefois, il est possible que le verbe voir soit
suivi d’une infinitive dont le sujet n’est pas exprimé :
(13)
C’est dans ce village que j’ai vu pour la première fois réquisitionner le
bois, le pain, la viande, etc. (Erckmann-Chatrian, Histoire d’un paysan,
t.2, 1870) (cité dans Miller et Lowrey, 2003)
Dans l’exemple (13), c’est donc la perception du procès qui est mise en
relief, bien que le verbe à l’infinitif possède obligatoirement un sujet, du point de
vue sémantico-logique.
Le verbe entendre peut lui aussi accepter de telles constructions :
(14)
Il entend le fermier abattre le cochon. (Miller et Lowrey, 2003)
Ce n’est pas le fermier que l’on entend, mais plutôt la victime. C’est donc
l’ensemble du procès qui est perçu. De plus, à l’instar de ce qui se produit avec
les infinitives compléments de voir, les infinitives compléments du verbe
entendre peuvent ne pas avoir de sujet exprimé :
(15)
On a entendu pleurer.
En ce qui concerne le verbe sentir de modalité olfactive, l’entité est
toujours exprimée. En effet, le verbe sentir est toujours suivi d’un [SN]. En
outre, ce [SN] possède le plus souvent un contenu notionnel lié au sens du verbe
qui le régit (odeur, puanteur, effluves, parfum, etc.). Dans ce cas, la perception
globale du procès s’avère peu saillante :
(16)
Il sent une puanteur monter de la mine.
6
Il faut cependant souligner que l’ambiguïté quant à la perception du
procès ou de l’entité pèse également sur les verbes de perception de modalités
visuelle et auditive dans les phrases où le [SN2] possède des traits sémantiques
communs avec ceux du verbe :
(17)
a.
Elle voit le paysage s’estomper dans la nuit.
b.
Il entend le grondement se répercuter au loin.
La perception du procès est plus évidente lorsque le [SN2] n’a pas de
contenu notionnel lié à la modalité olfactive, mais il est difficile de trouver pour
le verbe sentir des phrases qui répondent à cette condition et qui soient
grammaticalement acceptables et non déviantes du point de vue sémantique :
(18)
a. * Je sens fumer du cannabis.
b. ? Je sens quelqu’un fumer du cannabis. / Je sens quelqu’un en
train de fumer du cannabis.
La phrase (18b) semble grammaticalement et sémantiquement correcte,
mais dans une conversation spontanée on privilégierait plutôt l’emploi d’une
complétive :
(19)
Je sens à l’odeur que quelqu’un fume du cannabis. (perception directe ou
indirecte?)
Comment interpréter cette dernière phrase du point de vue de la
perception? Miller et Lowrey soutiennent que la complétive ne peut traduire la
perception directe. Toutefois, il semble bien que lorsque le verbe est renforcé
par le syntagme à l’odeur, il soit possible de traduire à la fois la perception
directe et la perception indirecte.
Bref, avec l’emploi du verbe sentir de modalité olfactive, il est très
difficile de trouver des exemples où la perception globale du procès est exprimée
clairement lorsque le [SN2] ne possède pas le trait sémantique [+ odorant], et,
lorsque le [SN] comporte cette caractéristique, l’interprétation de la phrase
demeure trop ambiguë pour qu’il soit possible de trancher la question, du moins,
pas simplement en se basant sur nos intuitions de locuteur ou locutrice.
3.3
Les emplois métaphoriques
Les modalités
idiomatiques :
(20)
visuelle
et
auditive
permettent
l’emploi
d’expressions
a.
Le professeur voit l’étudiant venir avec ses gros sabots.
(perception directe ou indirecte?)
b.
On entendait une mouche voler.
7
Dans l’exemple (20a), la proposition infinitive a un sens métaphorique :
l’étudiant est tellement maladroit que le professeur devine ses intentions. Ce
n’est donc pas l’étudiant qui est perçu directement. Bien sûr, le professeur peut
rencontrer l’étudiant et deviner ses intentions, mais il n’est pas obligatoire que le
professeur le rencontre pour que cette phrase soit vraie. Par exemple, celle-ci
pourrait être formulée dans un contexte où l’étudiant enverrait au professeur un
courriel plus ou moins clair dans lequel il l’informerait qu’il ne peut se rendre au
prochain cours, où il devait faire une présentation. Comme il a l’habitude de
demander des délais pour la remise de ses travaux, le professeur devine que
l’exposé n’est pas prêt. Quant à la seconde phrase, elle signifie
simplement : « Le silence était complet. »
Le verbe sentir de modalité olfactive accepte lui aussi l’interprétation
métaphorique :
(21)
Il sent la moutarde lui monter au nez.
Dans ces exemples d’emplois métaphoriques, c’est tantôt la phrase au
complet (20b), tantôt l’entité et/ou le procès (20a et 21) qui perdent leur sens
dénotatif. La première phrase exprime la cognition, la seconde, une perception
directe (bien que l’on ne puisse parler de CRPD), et la dernière un sentiment. Et
chacune conserve la construction normalement utilisée pour l’expression de la
perception directe.
D’autres emplois métaphoriques ont une incidence moins marquée sur le
plan dénotatif. Cela semble être le cas notamment lorsque le [SN] et le verbe de
perception sont liés sémantiquement :
(22)
Elle sent un parfum lui chatouiller les narines.
Dans ce dernier exemple, le verbe sentir conserve son sens de « percevoir
par l’odorat » et l’infinitive est toujours un CRPD, contrairement à ce qui se
passe pour les trois exemples précédents. Mais la difficulté de déterminer avec
certitude si c’est l’entité ou le procès qui est perçu demeure.
4.
Caractéristiques syntaxiques
4.1
La nominalisation
On remarque rapidement, lorsque l’on soumet les infinitives régies par le verbe
sentir de modalité olfactive au processus de nominalisation, que cette
transformation ne va pas de soi :
(23)
Bernard sent une odeur lui chatouiller les narines. / ? Bernard sent le
chatouillement de ses narines par une odeur.
On pourrait croire que cette difficulté constitue un argument en faveur de
la perception de l’entité plutôt que du procès. Mais la nominalisation n’est pas
toujours facile non plus avec les autres verbes de perception, et ce, même si l’on
sent clairement que c’est la perception du procès qui est exprimée :
8
(24)
Marie entend les enfants chanter Au clair de la lune. / ? Marie entend le
chant Au clair de la lune par les enfants.
Elle se révèle beaucoup plus facile en revanche quand l’entité perçue
présente un contenu notionnel complètement différent de celui du verbe de
perception :
(25)
a.
Pierre sent la pluie arriver / l’arrivée (imminente) de la pluie.
b.
Pierre sent la soupe mijoter / ? le mijotage (ou mijotement) de la
soupe.
Il faut être conscient que la nominalisation n’est possible que s’il existe un
nom d’action correspondant au verbe de l’infinitive. Dans le cas de mijoter, ce
nom, bien qu’attesté, est très peu usité, d’où le malaise que crée la
nominalisation de la phrase (25b).
De plus, si le verbe de l’infinitive comporte un complément d’objet direct
ou indirect, comme dans l’exemple (23), cela entraîne, notamment, la présence
de deux compléments du nom lors de la nominalisation, ce qui alourdit la phrase
et lui fait perdre de la clarté. Sans compter que l’expression chatouiller les
narines est plutôt figée et métaphorique. Le syntagme chatouillement des
narines n’est pas très répandu et le mot chatouillement n’a pas habituellement un
sens actif (action de chatouiller) mais plutôt un sens passif (résultat de l’action
de chatouiller).
Enfin, pour qu’une infinitive comportant deux arguments (un agent et un
patient) soit « nominalisable », il faut que le sens du lexème soit assez fort pour
permettre au nom de recevoir un complément d’agent :
(26)
Il a vu les ouvriers démolir l’édifice. / Il a vu la démolition de l’édifice
par les ouvriers.
En outre, de telles constructions infinitives à deux arguments, si elles sont
courantes avec les verbes de perception visuelle ou auditive, semblent se prêter
moins bien à l’expression d’un procès sous la modalité olfactive, qui présentera
plutôt des infinitifs intransitifs (arriver, approcher, etc.).
Bref, bien que la nominalisation des infinitives régies par le verbe sentir
soit le plus souvent impossible à réaliser, on ne peut en conclure que l’entité est
perçue séparément du procès. Cette impossibilité n’est pas d’ordre syntaxique,
mais est plutôt attribuable au contenu sémantique du verbe sentir et, partant, à la
variété plus limitée de contextes dont il peut rendre compte. De plus, dans les
cas (très rares) où l’entité exprimée par le [SN] a un contenu notionnel
complètement étranger à celui de sentir, il faut reconnaître qu’il est tout à fait
possible de nominaliser le CRPD.
4.2
La construction impersonnelle
Dans le cas des verbes de perception directe suivis d’une proposition
infinitive à construction impersonnelle, la perception de l’ensemble du procès
paraît évidente. Cependant, cette construction impersonnelle, possible dans le
9
cas des verbes de perception voir et entendre, s’avère impossible dans le cas du
verbe sentir. Aucun verbe impersonnel par nature3 ne peut entrer dans la
composition d’un CRPD régi par le verbe sentir. Ici encore, c’est la portée
limitée du sens de l’odorat qui limite les emplois de ce verbe :
(27)
a.
Je n’avais jamais vu pleuvoir autant.
b.
Je n’avais jamais entendu tonner autant.
c. * Je n’avais jamais senti pleuvoir / tonner / venter, etc.
Rappelons que le verbe sentir de modalité olfactive exige la présence
d’un sujet, contrairement aux verbes de perception visuelle et auditive voir et
entendre. Il rejette donc la construction impersonnelle.
4.3
La pronominalisation
Dans le cas des CRPD à verbe non fini, on découvre vite qu’il est impossible de
pronominaliser le procès dans son entier, alors qu’on se serait attendu au
contraire. Prenons l’exemple :
(28)
J’ai vu Pierre monter l’escalier.
Deux types de questions sont possibles; l’une portant sur le [SN2] et
l’autre sur toute la proposition.
(29)
a.
Qui est-ce que tu as vu? J’ai vu Pierre. / Je l’ai vu.
b.
Qu’est-ce que tu as vu? J’ai vu Pierre monter l’escalier /
* Je l’ai vu.
Dans la réponse de (29b), c’est bien la perception du procès qui est
exprimée, car on ne peut effacer le verbe sans altérer profondément le sens de la
phrase. Pourtant, ce procès ne peut être pronominalisé.
L’exemple suivant présente des possibilités de pronominalisation encore
plus nombreuses :
(30)
3
a.
J’ai entendu Marie faire du bruit.
b.
Qui est-ce que tu as entendu? J’ai entendu Marie. / Je l’ai
entendue.
c.
Qu’est-ce que tu as entendu? J’ai entendu du bruit. / J’en ai
entendu.
On place dans cette catégorie les verbes exprimant les conditions
météorologiques, le verbe falloir et les expressions impersonnelles formées avec le verbe
faire (faire chaud / froid / doux, etc.).
10
d.
Qu’est-ce que tu as entendu? J’ai entendu Marie faire du bruit. /
* Je l’ai entendu.
La pronominalisation du procès se révèle également impossible avec les
CRPD du verbe sentir de modalité olfactive :
(31)
a.
Dès que je suis entrée, j’ai senti la lavande embaumer la pièce.
b.
Qu’est-ce que tu as senti? J’ai senti la lavande. / Je l’ai sentie.
c.
Qu’est-ce que tu as senti? J’ai senti la lavande embaumer la pièce. /
* Je l’ai senti.
Cette difficulté de pronominaliser le CRPD à verbe non fini est due
principalement au fait qu’une telle pronominalisation est utilisée pour les
complétives exprimant la perception indirecte :
(32)
Je sens que les choses vont s’aggraver. / Je le sens. (cognition, intuition)
De ces observations, on peut conclure que la pronominalisation ne fournit
pas d’argument concluant en faveur de la perception directe de l’ensemble du
procès exprimé par un CRPD à verbe non fini. Si elle n’est pas utilisée avec les
CRPD, c’est qu’une telle transformation est réservée en français aux complétives
exprimant la perception indirecte du procès et qu’elle est utilisée principalement
lorsque le verbe de perception exprime la cognition.
4.4
L’impossibilité d’intercaler un complément de temps ou de lieu entre
le [SN2] et le verbe à l’infinitif
Le fait que le [SN2] est toujours adjacent au verbe non fini dans les CRPD
montre à quel point l’infinitif et son sujet présentent un rapport sémanticologique et syntaxique étroit en français. L’impossibilité d’intercaler entre eux un
complément de temps ou de lieu constituerait-il une preuve que les CRPD ainsi
constitués servent à exprimer la perception par le [SN1] de l’ensemble du
procès?
(33)
a. * Il a vu ta sœur hier faire ses devoirs.
b. * J’ai entendu des enfants dans la salle de musique chanter « Ô
Canada ».
c. * Ils ont senti l’odeur du fumier dans la porcherie les assaillir.
Ces phrases sont syntaxiquement boiteuses, y compris la phrase (33c).
Cependant, dans cette dernière, où le verbe sentir est construit avec un [SN2]
reprenant la notion exprimée par le verbe de perception, l’impossibilité de faire
abstraction du verbe assaillir sans altérer profondément le sens de la phrase
permet de croire que c’est bien le procès qui est perçu globalement. Il faut
11
toutefois reconnaître que, dans ce contexte, le verbe sentir semble exprimer, en
plus de la perception directe, un certain état affectif (un malaise ou un inconfort).
4.5
La passivation
Si le CRPD exprime un procès perçu globalement, on peut s’attendre à ce que sa
passivation soit facile à réaliser. Cependant, cette transformation ne va pas de
soi.
Rappelons d’abord que le français privilégie le recours à la construction
passive principalement dans deux cas : lorsque l’agent n’est pas exprimé et
lorsque l’on veut insister sur le patient. Dans le premier cas, diverses tournures
sont possibles :
(34)
a.
J’ai vu renverser un piéton.
b.
J’ai vu un piéton être renversé.
c.
J’ai vu un piéton se faire renverser.
Dans le second cas, on peut observer que la tournure passive fait souvent
l’économie de l’auxiliaire être :
(35)
a.
J’ai vu une voiture renverser un piéton.
b.
J’ai vu un piéton (être) renversé par une voiture.
Dans la phrase (35b), l’accent est mis sur le patient (un piéton).
Cependant, surtout lorsque l’auxiliaire est omis, il est difficile de savoir si le
procès est en cours au moment où il est perçu ou si ce n’est que son résultat qui
est rapporté. Pour clarifier le contexte, il est possible parfois de recourir à
l’auxiliaire se faire :
(36)
J’ai vu un piéton se faire renverser par une voiture.
Mais ces options ne sont pas toujours disponibles :
(37)
a.
J’ai vu Pierre monter l'escalier.
b.
? J’ai vu l’escalier (être) monté par Pierre.
c.
* J’ai vu l’escalier se faire monter par Pierre.
On peut se demander, dans le cas de l’exemple (37b), dans quel contexte
il serait utile d’insister sur le rôle de patient joué par le [SN] l’escalier. C’est ce
qui fait que l’on doute de la grammaticalité de cette phrase. Quant à la
construction avec l’auxiliaire se faire, il est évident qu’elle ne convient pas dans
cette phrase. Une telle construction ne semble pas possible quand le patient ne
désigne pas un être animé.
12
Les mêmes remarques valent pour le verbe entendre :
(38)
a.
J’ai entendu chahuter le prof. (Marsac, 2006)
b.
J’ai entendu le prof être chahuté.
c.
J’ai entendu le prof se faire chahuter.
d.
J’ai entendu les étudiants chahuter le prof.
e.
J’ai entendu le prof (être) chahuté par les étudiants.
f.
J’ai entendu le prof se faire chahuter par les étudiants.4
Mais peu importe à quelle fin on l’utilise, la construction passive, par
définition, n’engendre pas de sens différent de la construction active
correspondante. La valeur de vérité des phrases demeure et les rôles des
constituants sémantiques restent les mêmes. Si la perception portait sur l’entité,
il ne serait pas possible d’inverser l’ordre de présentation de ces constituants.
Pour cette raison, on peut affirmer que la passivation constitue un bon
argument en faveur de la thèse voulant que le CRPD constitué d’une infinitive
exprime la perception du procès dans son ensemble.
En ce qui a trait à la modalité olfactive, il semblerait que la passivation du
CRPD soit beaucoup plus rare, voire quasi impossible. Comment expliquer cette
différence de comportement?
D’une part, il faut souligner que les infinitives compléments du verbe
sentir comportent très rarement des verbes transitifs, à la différence des
infinitives régies par entendre et voir. La plupart du temps, elles présentent des
verbes intransitifs ou pronominaux.
D’autre part, dans les rares cas où l’infinitive apparaît de construction
transitive, l’entité perçue, qu’elle soit exprimée par le sujet ou le COD de
l’infinitive, est généralement liée sémantiquement à la modalité en cause (odeur,
parfum, senteur...) :
(39) a.
b.
c.
d.
4
J’ai senti une odeur envahir la maison.
* J’ai senti la maison être envahie par une odeur.
Elle sentait le lilas répandre son parfum au vent.
* Elle sentait son parfum être répandu par le lilas au vent.
On peut affirmer que les phrases construites avec l’auxiliaire se faire
n’engendrent pas de sens différent de celles de forme active correspondantes. En effet, la
valeur de vérité des phrases est la même, qu’elles soient à la voix active ou passive. Bien
que la passivation mette en relief un autre constituant sémantique de la phrase, les rôles
sont les mêmes : le prof est la victime et les étudiants sont les coupables.
13
e.
? Je sens Jean griller des marrons.
f.
? Je sens des marrons être grillés par Jean.
De telles phrases sont réfractaires à la passivation. Des exemples
analogues sont possibles avec le verbe entendre, mais il a été impossible d’en
trouver avec voir :
(40)
a.
b.
J’ai entendu la musique envahir la salle.
? J’ai entendu la salle être envahie par la musique.
De ces observations on peut déduire que, dans le cas des CRPD du verbe
sentir comportant un verbe à l’infinitif, la difficulté de passer d’une construction
active à une construction passive ne permet pas de déterminer si c’est la
perception de l’entité ou celle du procès dans son ensemble qui est exprimée.
Les différences observées semblent plutôt dues au contenu notionnel du verbe
sentir, qui limite la possibilité de lui attribuer un CRPD comportant un infinitif
transitif et un [SN] désignant une entité sans lien avec le contenu notionnel du
verbe de perception.
5.
Conclusion
À la lumière de l’étude de quelques aspects sémantiques et syntaxiques du verbe
sentir, après avoir établi des parallèles entre celui-ci et les verbes des modalités
visuelle et auditive, on est amené à admettre qu’il peut, lui aussi, recevoir des
CRPD exprimant des procès. Toutefois, dans beaucoup de cas, il est quasi
impossible de trancher, et il faut ajouter que, lorsque c’est le cas, ces procès
présentent des caractéristiques sémantiques et syntaxiques particulières.
La différence réside d’abord dans le fait que le verbe sentir sélectionne
majoritairement des [SN2] qui reprennent la notion de senteur qu’il dénote
(odeur, puanteur, effluves, etc.). Déterminer si le syntagme une odeur flotter
dans l’air relève de la formule [SN2 - V], qui correspond à la perception d’un
procès, ou de la formule [SN2] - [V], qui décrit la perception de l’entité
séparément du procès, n’est pas évident lorsque la notion de senteur est présente
à la fois dans le verbe que dans le CRPD. Le fait que, dans ce cas, on ne puisse
omettre le sujet de l’infinitive ni transformer celle-ci en phrase passive est de
nature à semer le doute quant à la perception globale du procès.
En revanche, si le [SN2] ne possède pas de trait de signification commun
avec le verbe sentir, par exemple le mot gâteau, la perception de l’ensemble du
procès est plus saillante.
De plus, il n’est pas toujours facile de distinguer la perception directe de
la perception cognitive, surtout dans le cas du verbe sentir. Le CRPD de
modalité olfactive peut notamment décrire un jugement, une sensation ou un état
affectif du sujet du verbe de perception (procès subjectif).
Par ailleurs, le verbe sentir s’apparente aux verbes voir et entendre par sa
capacité d’accepter les emplois métaphoriques. Il faut aussi mentionner que
l’impossibilité d’intercaler un complément locatif entre [SN2] et [V] appuie la
thèse de la perception du procès pour les trois modalités. Cependant, aucune des
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trois ne permet la pronominalisation du procès, transformation qui semble n’être
possible que dans le cas des constructions à verbe fini utilisées pour exprimer la
perception indirecte.
En ce qui concerne la passivation, pas toujours réalisable avec les verbes
voir et entendre, elle est virtuellement impossible avec les infinitives
compléments du verbe sentir de modalité olfactive pour la simple raison que ce
verbe n’a pratiquement jamais pour complément un CRPD comportant un
infinitif transitif.
Cependant, le verbe sentir n’admet pas de CRPD à construction
impersonnelle, ni l’absence du sujet de l’infinitif, contrairement aux verbes des
deux autres modalités. Cette dernière caractéristique permet de penser que la
perception de l’entité exprimée par le [SN2] peut être indépendante de celle du
procès.
On en arrive donc à conclure qu’il y a, sans aucun doute, perception du
procès dans les CRPD du verbe sentir de modalité olfactive lorsque l’entité
exprimée par le [SN2] a un contenu notionnel entièrement distinct de celui du
verbe et que le procès a un caractère objectif (qu’il n’exprime pas une altération
du sujet qui perçoit). Dans les cas où il y a redondance de sens entre le verbe et
le [SN2], cas qui s’avèrent les plus fréquents, la perception du procès est
beaucoup moins évidente.
Références
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sémantiques. Rennes: Presses universitaires de Rennes.
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universitaires de Vincennes.
Viberg, Ake. 1983. The Verbs of perception : A Typological study. Linguistics
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