Fiscalité internationale Régime des ETNC et clause de sauvegarde

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Fiscalité internationale Régime des ETNC et clause de sauvegarde
Fiscalité internationale
Régime des ETNC et clause de sauvegarde de l’article 145, 6, d du
CGI
Des commentaires administratifs discutables, mais une possible
clause de « grand-père » ?
Par Antoine Morterol
avocat au barreau de Paris
1 – L’Administration a publié pour consultation un projet de commentaires
relatifs au régime mère-fille début juin 2016 (Dr. fisc. 2016, n° 24,
act. 377). Ce projet contient sa doctrine sur les nouvelles clauses antiabus de l'article 145, 6, k du CGI et du 3 de l’article 119 ter du CGI, qui
transposent dans la législation française la directive n° 2015/121/UE du
27 janvier 2015 (Dr. fisc. 2015, n° 6, act. 77).
À cette occasion, l’Administration a commenté l’article 145, 6, d du CGI
qui codifiait l’article 29 de la loi de finances rectificative pour 2015, et
faisait suite à la décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 2015
(Cons. const., 20 janv. 2015, n° 2014-437 QPC, Assoc. français des
entreprises privées (AFEP) et a. : Dr. fisc. 2015, n° 12, comm. 223, note
P. Kouraleva-Cazals). Dans cette décision, le Conseil constitutionnel avait
émis une réserve d’interprétation relative au régime des plus-values à
long terme et au régime mère-fille applicable aux sociétés implantées
dans les États ou territoires non coopératifs (« ETNC »), lesquels ne
prévoyait aucune clause de sauvegarde, et avait imposé par cette réserve
qu’une clause de sauvegarde soit incluse dans le dispositif. Cette clause de
sauvegarde est codifiée dorénavant à l’article 145, 6, d du CGI, s’agissant
du régime mère-fille.
C’est uniquement cette dernière partie des commentaires qui nous
retiendra ici, car elle conduit à se poser au moins deux questions :
– d’une part, l’Administration propose une interprétation très restrictive de
la clause de sauvegarde, et l’on peut s’interroger légitimement sur la
validité de cette lecture, en particulier s’agissant des sociétés holdings ;
– d'autre part, dès lors que le dispositif contient une clause de
sauvegarde, on peut aussi s’interroger sur sa portée effective, dans les
situations où l’État ou le territoire dans lequel est établie l’entité devient
un ETNC par l’effet de son inscription sur la liste après l’acquisition ou la
souscription d’une participation par l’actionnaire français.
Le régime des ETNC a en effet ceci de spécifique qu’il a un périmètre
mouvant et imprévisible, et il peut arriver que tel ou tel État qui n’était
pas un ETNC le devienne (et inversement). De fait, il y a là un facteur
d’insécurité ou d’instabilité, que la clause de sauvegarde pourrait
utilement tempérer. En outre, la nature de « quasi-embargo fiscal » du
régime des ETNC inciterait aussi à retenir une interprétation de la clause
de sauvegarde qui écarterait l’application de ce régime aux situations
existantes avant que « l’embargo » ne soit décrété pour tel ou tel État ou
territoire.
1. Une interprétation restrictive et discutable de la clause de
sauvegarde
2 – Décision du Conseil constitutionnel et article 145, 6, d du
CGI. – Le texte de l’article 145, 6, d du CGI reprend à l’identique le
considérant de la décision du Conseil constitutionnel portant réserve
d’interprétation : « Toutefois, ces dispositions ne sauraient sans porter
atteinte au principe d’égalité devant les charges publiques faire obstacle à
ce que (…) le contribuable puisse être admis à apporter la preuve de ce
que la prise de participation dans une société établie dans un tel Etat ou
territoire correspond à des opérations réelles qui n’ont ni pour objet ni
pour effet de permettre, dans un but de fraude fiscale, la localisation de
bénéfices dans un tel État ou territoire ».
3 – Interprétation de l’Administration. – L’Administration semble
s’appuyer surtout sur la notion « d’opérations réelles ». Selon elle, cette
réalité des opérations suppose l’existence d’une activité effective de la
société établie dans l’État ou le territoire concerné, en précisant qu’est
considérée comme exerçant une activité réelle « une société qui dispose
d’une implantation réelle (bureaux, personnels) et qui y réalise des
opérations formant un cycle commercial complet ».
L’Administration précise aussi qu’en revanche, « les entreprises ou entités
qui n’auraient qu’une existence nominale (« boites aux lettres ») dans une
société de domiciliation ou chez un conseil (…) et dont les opérations
retracées par leur comptabilité sont effectivement réalisées par la société
mère (société de gestion de brevets, société auxiliaires de services,
société de facturations, etc.) ne sont pas considérées comme poursuivant
des opérations réelles dans l’État ou le territoire considéré ».
On voit ici une exigence de substance qui ne parait pas souffrir
d’exception, et manifeste une indifférence à la réalité de l’objet social de
l’entité. Quelle que soit l’activité, et qu’elle exige ou pas des moyens, il
semble que les postulats de la nécessité de substance et d’activité formant
un cycle commercial complet s’imposeraient.
4 – Quid des sociétés holdings ?. – La question est d’autant plus
symptomatique qu’à l’inverse, s’agissant de la nouvelle clause anti-abus
de l’article 145, 6, k du CGI, l’Administration semble retenir une approche
beaucoup plus pragmatique s’agissant les holdings. Or dans les groupes
multinationaux, pour diverses raisons, des holdings « intermédiaires »
peuvent être constituées. Il peut en être ainsi notamment à l’occasion de
l’acquisition d’un groupe tiers qui lui-même détenait de telles entités dont
l’acquéreur français « hérite », ou bien parce que de telles entités
intermédiaires ont pu être mises en place dans le passé, pour répondre à
des contraintes ou des pratiques d’investissements dans tel ou tel pays,
pour lesquels le passage par une société intermédiaire établie dans tel
État présentait une sécurité ou des facilités juridiques avec le pays
d’implantation considéré, ou aussi dans le cadre de partenariats, de jointventures, parce que le partenaire, l’autre actionnaire, a exigé que le
véhicule d’investissement commun ne soit pas localisé en France, mais
dans tel ou tel État. Ces holdings ne détiennent souvent qu’une ou
quelques participations dans des sociétés opérationnelles établies dans tel
pays ou une région. Leur objet est alors essentiellement la prise de
participation dans des filiales opérationnelles à l’étranger.
Ces holdings intermédiaires n’ont pas besoin de moyens humains et de
ressources spécifiques. Il n’est pas non plus anormal qu’elles soient
domiciliées dans un centre d’affaires, externalisent leur comptabilité, etc.
Ce qui ne les empêche en rien d’exercer leur activité, conforme à leur
objet social, qui se matérialise par les décisions des organes dirigeants
(conseil d’administration ou équivalent notamment) qui ont de fait à
traiter des décisions relatives à l’investissement dans leurs filiales
(acquisitions, investissements, cessions, suivi de l’activité des filiales
opérationnelles).
Dans la réalité des groupes multinationaux il serait étrange, et artificiel
pour le coup, que ces holdings se dotent de moyens disproportionnés à
leurs besoins réels, ou dupliquent des expertises qui existent dans le
groupe auquel elles appartiennent uniquement pour justifier d’une
apparence de substance.
Cependant, il semblerait que l’Administration ne considère pas cette
réalité, et entende bien donner une interprétation très stricte de la clause
de sauvegarde, en s’appuyant sur la volonté du législateur qui avait
institué ce régime des ETNC non pas comme un simple dispositif propre à
réprimer l’évasion fiscale, mais comme un régime dissuasif propre à
amener les États en cause à faire évoluer leur législation. Cette forme
d’« embargo fiscal » justifierait ainsi cette interprétation très restrictive.
5 – Une position discutable. – Il est vrai que la décision du Conseil
constitutionnel mentionne explicitement l’exigence d’opérations réelles.
Mais la décision ne définit pas ce qu’il faut entendre par opérations réelles.
Il nous semble que la réalité d’une opération ne peut être appréciée, pour
reprendre la terminologie du Conseil constitutionnel s’agissant de la
constitutionnalité des dispositifs anti-abus, que sur la base de critères
objectifs et rationnels (V. notamment Cons. const., 26 nov. 2010,
n° 2010-70 QPC, M. Moreau : Dr. fisc. 2011, n° 6, comm. 209, note F.
Dieu).
Or, comment mesurer la réalité d’opérations d’une société autrement
qu’en se référant en premier lieu à son objet social ? Sauf à remettre en
cause la liberté des associés de décider librement de l’objet social de
l’entité qu’ils constituent, l’analyse doit nécessairement partir du but
poursuivi par la société tel que défini par son objet social. S’en écarter
conduirait à une analyse subjective qui nous semble devoir être écartée.
Et partant, on ne voit pas quelle autre démarche rationnelle pourrait être
retenue que de s’attacher ensuite à apprécier la proportionnalité des
moyens et ressources de la société au regard de l’exercice de son objet
social pour en déduire la réalité, ou non, de ses opérations.
6 – En outre, le Conseil d’État parait bien s’assurer de ce que la preuve
devant être apportée par le contribuable qui entend bénéficier d’une
clause de sauvegarde ne soit pas exagérément difficile à apporter
(V. N. Labrune, « Article 209 B du CGI : sauvegarde, preuve et
pragmatisme », RJF 3/16 à propos de la clause de sauvegarde de l’article
209 B et des arrêts BNP Paribas du 30 décembre 2015, qui propose une
analyse éclairante de ce « choix de la souplesse » (sic) retenue par le
Conseil). Ainsi, il nous semble que dans la ligne de ces jurisprudences,
l’exigence de moyens et ressources que ne requiert pas l’objet même des
sociétés holdings pourrait être considérée comme interdisant de fait au
contribuable de pouvoir se prévaloir de la clause de sauvegarde.
Il a été indiqué récemment par un représentant de la DLF, à l’occasion
d’un récent séminaire IACF sur le thème des nouvelles clauses anti-abus,
que la doctrine de l’Administration s’agissant des holdings était encore en
réflexion. On peut donc espérer qu’elle retiendra in fine une approche
réaliste, pragmatique et conforme aux exigences constitutionnelles
relatives aux clauses anti-abus. Et en tout état de cause, les arguments
évoqués ci-dessus pourraient être avancés dans le cadre de discussions
avec l’administration fiscale ou devant le juge de l’impôt.
2. Quelle est la portée de la clause de sauvegarde quand la
participation dans l’entité établie dans un ETNC a été acquise
avant que cet État ou territoire ne devienne un ETNC ?
7 – La question n’est pas seulement théorique. D’une part parce que les
implantations des groupes multinationaux sont amenées à s’inscrire dans
la durée, et d’autre part parce qu’on a vu la liste des ETNC évoluer
sensiblement depuis 2009. En outre, l’affaire des « Panama papers » a
entrainé des réactions notamment dans l’Union européenne (Comm. UE,
communiqué n° IP/16/2354, 5 juill. 2016).
La question qui se pose donc au regard de cette clause de sauvegarde est
la suivante : peut-on considérer que la participation dans une société
établie dans un État, intervenue avant que l’État ou le territoire en cause
ne soit inscrit sur la liste des ETNC, avait pour objet ou effet, dans un but
de fraude fiscale, de localiser des profits dans une entité établie dans un
ETNC ?
À notre avis, il y a de sérieux arguments pour soutenir que non.
8 – Il convient en premier lieu de revenir à l’interprétation des termes
« objet » et « effet ». Le débat s’est posé de l’interprétation du terme
« effet » s’agissant de l’article 209 B du CGI dans sa rédaction en vigueur
avant la loi de finances rectificative pour 2012, et une réponse claire a été
apportée par le Conseil d’État (CE, 9e et 10e ss-sect., 2 févr. 2012,
n° 351600, Sté Sonepar : Dr. fisc. 2012, n° 10, comm. 180 ; RJF 5/2012,
n° 505 ; RJF 4/2012, chron. C. Raquin, p. 299 ; BDCF 5/2012, n° 63,
concl. P. Collin). En substance, le Conseil d’État a précisé que le terme
« effet » devait se comprendre comme « objet ». Les conclusions du
rapporteur Pierre Colin sous l’arrêt Sonepar sont très claires, et les
rapporteurs publics comme les commentateurs les plus autorisés ont
confirmé que l’interprétation constructive adoptée par le Conseil d’État
dans cette affaire était bien de censurer une lecture « mécaniste » du
terme « effet » pour lui adjoindre la notion d’objet, qui suppose une
intentionnalité (F. Aladjidi, concl. sous CE, 9e et 10e ss-sect., 28 nov.
2012, n° 338682, Sté BNP Paribas et n° 341128, min. c/ Sté BNP
Paribas : JurisData n° 2012-027795 ; Dr. fisc. 2013, n° 7-8, comm. 158,
concl. F. Aladjidi, note S. Austry. – É. Bokdam-Tognetti, « Article 209 B,
causeries autour de la clause de sauvegarde », RJF 2/13 p. 107. – É.
Bokdam-Tognetti, concl. sous CE, 9e et 10e ss-sect., 13 déc. 2015,
n° 372522, min. c/ Sté BNP Paribas International (1re esp.) : JurisData n°
2015-029384 ; Dr. fisc. 2016, n° 21, comm. 342, concl. É. BokdamTognetti, note S. Austry). Et cette interprétation est bien relevée comme
découlant d’une exigence de constitutionalité du dispositif.
Nous ne revenons pas plus avant ici sur ces arrêts et ces commentaires, la
réponse paraissant maintenant assez claire. On notera seulement qu’ils
sont tout à fait transposables à l’article 145, 6, d du CGI qui reprend la
même terminologie, « pour objet et effet de permettre » que celle de la
clause de sauvegarde de l’article 209 B, à propos de laquelle le Conseil
d’État s’est prononcé.
9 – La prise de participation dans une entité établie dans un État
ou territoire qui n’était pas un ETNC à cette date devrait bénéficier
de la clause de sauvegarde. – La question est de savoir si, dès lors que
la participation a été acquise ou souscrite avant l’inscription du pays ou
territoire sur la liste des ETNC, l’actionnaire français peut avoir eu
l’intention de s’implanter dans cet ETNC, qui par hypothèse n’en était
pas un à cette date.
Ce qui oblige semble-t-il à rechercher « l’intention de l’intention », ou la
cause, le but de l’intention.
Or, à supposer même que l’actionnaire ait eu un but de fraude fiscale,
autre critère exigé par le texte de l’article 145, 6, d du CGI, il semble
difficile que le critère de l’établissement de l’entité dans lequel la
participation est prise dans un ETNC, puisse exister.
La cause même de l’intention, le but, sans laquelle celle-ci ne peut exister
fait bien défaut. Dit autrement, l’intention de rien – rien étant
nécessairement entendu ici comme l’absence de « localisation de
bénéfices dans un tel État ou territoire [non coopératif] », qui précisément
n’en est pas un à la date de la prise de participation – ne peut être une
intention. En conséquence, il nous semble que la clause de sauvegarde
devrait s’appliquer « mécaniquement » dans cette situation.
Si on retient cette analyse, on aurait alors une sorte de « clause de grand
père », au regard de ce régime des ETNC, qui contribuerait fortement à la
sécurité juridique des entreprises.
10 – On pourrait objecter qu’à suivre cette analyse, il y aurait un risque
de vider de leur substance tous les régimes « anti-abus » qui ne
pourraient s’appliquer que si la structure considérée n’était pas déjà en
place à la date d’entrée en vigueur du régime.
Mais il nous semble que cette objection devrait être écartée.
Il en est ainsi des articles 145, 6, k et 119 ter du CGI qui ont introduit
récemment dans le CGI une nouvelle disposition anti-abus au régime des
sociétés mères (L. n° 2015-1786, 29 déc. 2015, art. 29 : Dr. fisc. 2016,
n° 1, comm. 26, note M.-P. Hôo, reconnu conforme à la Constitution par
Cons. const., n° 2015-726 DC, 29 déc. 2015).
En substance, cette disposition écarte du régime mère-fille les dividendes
distribués dans le cadre d'un montage ou d'une série de montages qui,
« ayant été mis en place pour obtenir, à titre d'objectif principal ou au
titre d'un des objectifs principaux, un avantage fiscal allant à l'encontre de
l'objet ou de la finalité de ce même 1, n'est pas authentique compte tenu
de l'ensemble des faits et circonstances pertinents. Un montage peut
comprendre plusieurs étapes ou parties. Pour l'application du présent 3,
un montage ou une série de montages est considéré comme non
authentique dans la mesure où ce montage ou cette série de montages
n'est pas mis en place pour des motifs commerciaux valables qui reflètent
la réalité économique ».
On voit ici, nous semble-t-il, que s’il y a bien un élément d’intentionnalité,
rien ne permet de soutenir que le dispositif ne s’appliquerait pas aux
structures existantes avant l’introduction de ce dispositif anti-abus.
Ce que vise le 3 de l’article 119 ter auquel renvoie l’article 145, 6, k du
CGI, c’est la structure mise en place, sans condition tenant au pays
d’implantation, ni référence à une qualification spécifique du pays. L’objet,
l’intention n’est pas à rechercher dans la participation dans une entité
établie dans tel ou tel pays, marqué par une qualification spécifique
matérialisée par son inscription par décret sur la liste des ETNC, mais
dans la nature même de la structure, au regard des critères énoncés par
ce dispositif. En conséquence, il nous semble que le jeu de la clause de
sauvegarde ne permettrait pas aux structures mises en place qui
répondraient aux critères de son application, d’éviter l’application du
dispositif anti-abus, alors même qu’elles existaient avant l’adoption de la
loi de finances rectificative pour 2015.
En ce sens, l’analyse proposée ci-dessus relative au régime des ETNC ne
risque pas de contaminer tous les dispositifs anti-abus. Et en tout état de
cause, face à une structure implantée dans un État ou territoire qui
deviendrait ensuite ETNC, resterait entière la question de l’application de
cet autre dispositif anti-abus, de même que celle de l’abus ou de la fraude
à la loi. Certes, ces autres dispositifs n’ont pas les mêmes conséquences,
mais ils permettent cependant la fiscalisation en France des revenus des
structures étrangères qui seraient alors considérées comme abusives.
Si l’analyse que nous proposons était retenue par le juge, on y gagnerait
un peu de sécurité juridique. Ce qui ne paraitrait en rien choquant,
s’agissant d’un régime de quasi embargo fiscal, et en présence d’autres
dispositifs qui ne laissent pas sans moyen l’Administration, pour
appréhender les « optimisations fiscales agressives ».